B. UN INDICATEUR TECHNIQUEMENT IMPARFAIT

Au plan technique, deux séries de limites sont inhérentes au référentiel introduit par l'OTAN des 2 % du PIB consacrés au budget de la défense.

1. Des défauts tenant à l'articulation entre dépenses de défense et PIB
a) La faible corrélation entre richesse nationale et besoins militaires

Conçue dans la perspective de rehausser l'effort budgétaire de défense des pays membres de l'Alliance atlantique, la directive des « 2 % » repose sur une relation de proportionnalité établie entre dépenses militaires et richesse nationale . À cet égard, la recommandation peut paraître procéder d'une logique similaire à celle qui fonde l'objectif - généralement partagé par la communauté internationale, aujourd'hui, sous la forme du Consensus de Monterrey 6 ( * ) , et auquel la France, en particulier, s'est régulièrement engagée 7 ( * ) - de porter le niveau d'aide publique au développement (APD) à hauteur de 0,7 % du revenu national brut (RNB).

Pourtant, le lien qu'il est possible d'établir entre PIB et dépenses de défense s'avère sensiblement différent de celui qu'on admet entre RNB et dépenses d'APD. Certes, du point de vue de l'OTAN, c'est un effort de solidarité comparable : il s'agit en l'occurrence que chaque Allié contribue à proportion de ses moyens, par son budget militaire, aux capacités de l'Alliance, comme il peut contribuer par ailleurs, par son budget d'APD, au développement humain. Néanmoins, un budget de défense est avant tout fonction des besoins militaires de chaque État, déterminés par les menaces auxquelles il doit répondre et ses ambitions stratégiques ; c'est au regard de ces objectifs stratégiques et des capacités militaires qui en découlent que devrait être apprécié le juste niveau de financement d'une politique de défense .

De fait, rapporter l'effort de défense à la valeur du PIB méconnaît la dynamique intrinsèque des dépenses militaires, en volume et en prix, laquelle, en pratique, n'est pas indexée sur la croissance économique. La corrélation promue par l'OTAN en la matière ne se comprend donc que comme une incitation contributive, au sein de l'Alliance ; c'est la limite principale du concept des « 2 % ». La logique proportionnelle s'applique bien mieux à la directive qu'au moins 20 % des budgets nationaux de défense bénéficient aux équipements majeurs, R&D comprise, cette contribution tournée vers la préparation de l'avenir pouvant être directement reliée à l'effort militaire global.

b) Une variabilité de l'indicateur tenant à l'évolution de la croissance économique et au délai requis pour établir la valeur définitive du PIB

En jaugeant le budget de la défense en fonction du PIB, alors que cette corrélation, comme on vient de le voir, n'offre de pertinence que relative, dans le cadre de l'OTAN, le référentiel des « 2 % » constitue ipso facto un indicateur des efforts militaires nationaux variant selon la conjoncture économique . C'est un défaut consubstantiel au dénominateur du ratio « dépenses militaires/PIB ». En effet, à budget de défense constant, la croissance ou la décroissance du PIB modifiera la mesure de l'effort que représente ce budget, lequel pourtant ne sera ni plus ni moins important dans les faits.

L'exemple de la Grèce , à cet égard, est éclairant 8 ( * ) . Ainsi, entre 2008 et 2009, alors que la part des dépenses militaires dans le budget général de l'État grec est restée quasi-constante (6,25 % en 2008 et 6,24 % en 2009), le budget de la défense du pays rapporté au PIB est passé de 2,98 % à 3,22 %, soit une hausse de 8 %, la Grèce connaissant en effet en 2009, dans le contexte de la crise financière, une récession de 4,3 %. De même, tandis que la part des dépenses militaires dans le budget de l'État grec a reculé de 27 % entre 2008 et 2011 inclus, en passant de 6,25 % à 4,56 %, le budget de la défense du pays rapporté au PIB a enregistré une baisse contenue à 17 %, moindre d'un tiers, en passant de 2,98 % à 2,48 % : cette évolution distincte des indicateurs s'explique par l'évolution du PIB lui-même qui, dans la période en cause, avec une décroissance de 9,13 % en 2011 contre seulement 0,34 % en 2008, a plus fortement reculé que la proportion des dépenses militaires dans le budget de l'État.

En outre, bien que la définition et les méthodes de calcul du PIB, établies par les Nations Unies et, pour l'Union européenne, dans un règlement dont l'application est contrôlée par Eurostat, soient les mêmes pour tous les pays, la valeur du PIB n'est certaine qu'après un certain délai, requis pour la collecte et le traitement statistique des informations entrant dans le calcul de cet indicateur . Ainsi, dans la pratique de l'INSEE, trois ans après une année n considérée sont nécessaires pour connaître avec exactitude le PIB de cette année ; de cette façon, par exemple, le calcul de la croissance française en 2016 ne sera stabilisé qu'en 2019 9 ( * ) . Pendant ce délai, le ratio « dépenses militaires/PIB » est donc susceptible de varier, au moins à la marge, selon les corrections apportées au calcul du PIB.

c) Des défauts aggravés par le calcul ex ante des dépenses militaires

Les défauts du référentiel « 2 % » tenant à l'articulation entre dépenses de défense et PIB - faible corrélation entre richesse nationale et besoins militaires d'une part, variabilité de l'indicateur tenant à l'évolution de la croissance économique et du calcul même du PIB d'autre part - se trouvent aggravés par le calcul ex ante des dépenses militaires, qui prend en compte la seule prévision budgétaire (celle d'une loi de finances initiale), sur la base duquel sont produites les statistiques de l'OTAN dont on a fait état ci-dessus. Une juste appréciation de l'effort de défense rapporté au PIB doit se fonder sur un calcul ex post , prenant en compte les dépenses militaires effectivement exécutées (celles que retrace une loi de règlement des comptes).

De la sorte, alors que les données notifiées à l'OTAN sur la base de crédits prévisionnels conduisent à calculer l'effort français de défense en 2016 à hauteur de 1,79 % du PIB, notre budget de défense exécuté l'année dernière 10 ( * ) correspond à environ 1,85 % du PIB, compte tenu notamment des surcoûts d'opérations extérieures et intérieures effectivement financés mais non prévus en loi de finances initiale (831 millions d'euros au total).

2. Des défauts tenant à la comparabilité des situations nationales
a) Des périmètres de dépenses hétérogènes

Les dépenses à prendre en compte au titre du référentiel des « 2 % » retenu par l'OTAN - soient les composantes du numérateur du ratio « dépenses militaires/PIB » - font l'objet d'une définition par l'OTAN elle-même, reprise dans l'encadré ci-dessous. En synthèse, elles correspondent à toutes les dépenses gouvernementales qui répondent aux besoins des forces armées du pays considéré ou de celles de pays membres de l'OTAN et incluent, notamment, les pensions, les opérations de maintien de la paix, la R&D concernant l'équipement des armées et les dépenses de gendarmerie rattachées aux interventions militaires...

La définition des dépenses de défense par l'OTAN

« Par dépense de défense, l'OTAN entend un paiement effectué par un gouvernement national dans le but exprès de répondre aux besoins des forces armées du pays ou de celles de pays de l'Alliance.

« Une composante majeure des dépenses de défense est constituée des dépenses des forces armées qui sont inscrites au budget du ministère de la défense. Les forces armées comprennent les forces terrestres, les forces maritimes et les forces aériennes, ainsi que les formations interarmées, telles que administration et commandement, les forces d'opérations spéciales, le service médical, le commandement logistique, etc., qui sont financées sur le budget du ministère de la défense.

« Elles peuvent également comprendre des éléments d'« autres forces » - notamment les forces du ministère de l'intérieur, les gardes-frontières, les forces de la police nationale, le personnel des douanes, les gendarmes, les carabiniers, les garde-côtes - qui reçoivent une formation tactique, qui sont équipés comme des forces militaires, qui peuvent opérer sous commandement militaire direct au cours d'opérations et qui sont aptes à être déployés en dehors du territoire national à l'appui d'une force militaire. Bien qu'elles soient à la charge d'autres ministères, les dépenses engagées par les autres forces entrent également dans les dépenses de défense.

« Les pensions versées directement par les États aux militaires retraités et au personnel civil retraité des services militaires entrent dans les dépenses de défense même si ces versements proviennent du budget d'autres ministères.

« Les dépenses relatives aux opérations de maintien de la paix et aux opérations humanitaires (qui peuvent être prises en charge par des ministères autres que le ministère de la Défense), à la destruction d'armes, d'équipements et de munitions ainsi qu'à l'inspection et au contrôle de la destruction d'équipements entrent dans les dépenses de défense.

« Les dépenses de recherche et développement (R&D) sont incluses dans les dépenses de défense. Elles comprennent également les dépenses relatives à des projets qui ne débouchent pas sur la production d'équipements.

« Les dépenses relatives à l'élément militaire d'activités mixtes, c'est-à-dire comprenant un élément civil et un élément militaire, n'entrent dans les dépenses de défense que si l'on peut rendre compte isolément de l'élément militaire ou l'évaluer de manière distincte.

« L'assistance financière fournie par un pays de l'Alliance à un autre, tout particulièrement pour appuyer l'effort de défense du bénéficiaire, entre dans les dépenses de défense du pays donateur et non dans celles du pays bénéficiaire.

« Les dépenses effectuées au titre de l'infrastructure commune de l'OTAN n'entrent dans le total des dépenses de défense de chacun des pays qu'à hauteur de la contribution nette de ces pays.

« La réparation des dommages causés en temps de guerre et les dépenses de défense civile n'entrent pas dans la définition OTAN des dépenses de défense. »

Source : OTAN, communiqué PR/CP (2016) 116 du 4 juillet 2016

Toutefois, dans la mesure où l'OTAN utilise les éléments déclarés auprès d'elle par les États eux-mêmes, et eu égard tant à la disparité des organisations militaires et budgétaires qu'à la marge d'appréciation laissée à chaque pays dans ses opérations de comptabilisation, des différences de périmètres de dépenses existent , de l'un à l'autre. Faute d'homogénéité statistique, la pertinence des comparaisons entre efforts nationaux de défense se trouve, de fait, altérée 11 ( * ) .

Par exemple, alors que l'action « Exercice des missions militaires » du programme 152 « Gendarmerie » (mission « Sécurité ») a été dotée, en loi de finances initiale pour 2016, à hauteur de 135 millions d'euros, la France, d'après les informations recueillies par vos rapporteurs, n'a notifié à l'OTAN pour l'année dernière, au titre des interventions militaires de la gendarmerie, que 12 millions d'euros, soit 9 % des crédits prévus pour l'action susmentionnée ; ce montant correspond à la couverture des besoins des forces de gendarmerie projetées en OPEX, et exclut les besoins liés à la défense du territoire national. Or, à l'inverse de cette approche restrictive, l'Italie fait entrer dans son calcul une grande part des dépenses requises pour l'Arme des Carabiniers ( Arma dei Carabinieri ).

De même, la comptabilisation de la R&D paraît aléatoire. En effet, les directives précitées de l'OTAN permettent de prendre en compte les activités mixtes de recherche à hauteur de leur apport militaire, pour autant que celui-ci puisse être évalué, mais la France cale sa notification, pour l'essentiel, sur un périmètre « LPM » qui exclut l'intégralité des crédits inscrits dans le programme 191 « Recherche duale (civile et militaire ») » (mission « Recherche et enseignement supérieur ») - soit 180 millions d'euros prévus pour 2016. La même approche conduit à ne pas intégrer dans la notification française les dépenses de retraite du combattant et de pensions militaires d'invalidité retracées dans l'action « Administration de la dette viagère » du programme 169 « Reconnaissance et réparation en faveur du monde combattant » (mission « Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation ») - soit au total 1,9 milliard d'euros prévus pour 2016 -, alors qu'une partie de ces prestations constituent des dépenses militaires dans l'acception définie par l'OTAN.

b) Des ambitions de défense différentes

Une autre difficulté dans le maniement de l'indicateur « 2 % » en vue de comparer les situations nationales réside dans les profondes différences d'ambitions stratégiques et de politique de défense qui existent entre États. Par nature, ce référentiel de type quantitatif, limité à la mesure des moyens financiers affectés à la défense, ne peut permettre d'évaluer les dépenses militaires du point de vue qualitatif : celui de leur emploi concret et de leurs effets réels ; pris en lui-même, il occulte toute recherche d'efficacité de la dépense. Or, dans la pratique, d'un pays à l'autre, l'affectation d'une part identique ou comparable de la richesse nationale au budget de la défense n'aura ni la même portée, ni la même efficience .

Ainsi, la France, nonobstant le ratio susmentionné de 1,79 % en 2016, n'en représente pas moins actuellement, en termes de capacités opérationnelles déployées, le deuxième pays de l'OTAN après les États-Unis et le premier d'Europe - l'outil militaire est probablement devenu le premier instrument de son rayonnement international ; elle assume le poids budgétaire de sa dissuasion nucléaire et, comme on l'a indiqué, près du quart de son budget de défense était consacré, en 2016, à l'investissement dans des équipements majeurs, R&D comprise. Par comparaison, le Royaume-Uni , bien qu'il soutienne un effort de défense estimé pour l'année dernière à 2,17 % du PIB, ne dispose d'une dissuasion que « semi-autonome » - compte tenu de sa dépendance en matière d'armes nucléaires, réglée par voie d'accord, aux technologies fournies par les États-Unis ; il reste engagé dans relativement peu d'interventions extérieures ; son armée de l'air et sa marine s'avèrent réduites par rapport aux armées françaises.

L'Allemagne , pour sa part, n'a affecté aux équipements, l'année dernière, qu'un peu plus de 12 % de ses dépenses militaires - proportion moindre de moitié à celle qu'a enregistré la France ; elle ne détient pas l'arme atomique et, traditionnellement réticente aux opérations de combat, elle n'entend pas, a priori, s'engager de la même façon sur des théâtres extérieurs, malgré l'évolution sensible, récemment, de sa politique de défense 12 ( * ) . Cependant, l'Allemagne disposait en 2016 d'un PIB supérieur d'environ 30 % à celui de la France 13 ( * ) - et d'un budget public excédentaire 14 ( * ) : si elle augmente à l'avenir son budget de défense à hauteur de 2 % du PIB, comme son Gouvernement a exprimé l'intention d'y parvenir 15 ( * ) , contre 1,2 % l'année dernière, comment emploiera-t-elle ce considérable surcroît de ressources (+ 25 à + 30 milliards d'euros) ?


* 6 Accord issu de la conférence des Nations Unies sur le financement du développement tenue à Monterrey (Mexique) en mars 2002.

* 7 Le rapport annexé à la loi n° 2014-773 du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale rappelle qu'« en matière de financement du développement, la France s'appuie sur le consensus de Monterrey [...] ».

* 8 Les données statistiques citées ci-après sont celles de la Banque mondiale.

* 9 Le PIB français d'une année n fait l'objet de trois comptes publiés par l'INSEE : un compte provisoire au premier semestre de l'année n+1 , un compte semi-définitif au premier semestre de l'année n+2 et un compte définitif au premier semestre de l'année n+3 . Cependant, pour chaque trimestre d'une année en cours, de premières estimations du PIB sont calculées à partir d'enquêtes auprès d'entreprises et de données administratives ; le chiffre est publié un mois et demi après la fin du trimestre concerné. En cumul, le PIB calculé pour les quatre trimestres de 2016 représente près de 2 224 milliards d'euros (source : INSEE, Informations rapides n° 53 du 28 février 2017, tableaux complémentaires) ; l'hypothèse de PIB associée au projet de loi de finances initiale pour 2016 était de 2 230 milliards d'euros.

* 10 Les données complètes de l'exécution budgétaire 2016 n'étaient pas disponibles au moment de la rédaction du présent rapport.

* 11 Cette situation a été exposée par Mme Amélie Verdier, directrice du budget, lors de son audition par la commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale, le 25 janvier 2017.

* 12 Cf. en particulier la décision prise par l'Allemagne, en 2015, de déployer plus de 500 soldats dans le cadre de la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) et de participer, par des moyens de renseignement, de protection et de logistique principalement, à la coalition internationale contre l'État islamique en Irak et au Levant. Sur ce point, voir la communication de notre ancien collègue Jacques Gautier et de nos collègues Daniel Reiner, Xavier Pintat et Jean-Marie Bockel sur leur déplacement au Bundestag les 2 et 3 décembre 2015 faite, à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, le 9 décembre 2015.

* 13 Selon les données provisoires publiées par l'Office fédéral des statistiques Destatis le 12 janvier 2017, le PIB allemand atteignait 3 134 milliards d'euros en 2016.

* 14 À hauteur de 0,8 % du PIB, contre un déficit de 3,4 % du PIB pour la France, selon les données publiées par Eurostat le 24 avril 2017.

* 15 Cf. la déclaration de Mme Angela Merkel, Chancelière fédérale, à l'occasion d'une conférence de presse donnée conjointement avec M. Justin Trudeau, Premier ministre du Canada, le 17 février 2017, à Berlin.

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