B. L'ARTICLE FONDATEUR DE SATOSHI NAKAMOTO

1. Une construction théorique qui vise à relever le défi de la double dépense et celui de la tolérance aux pannes

Dans les années 1980 et 1990, l'obstacle consistait, dans un cadre décentralisé, à résoudre le problème de la double dépense , c'est-à-dire le risque qu'une même somme soit dépensée deux fois et, plus généralement, dans celui de la tolérance aux pannes 8 ( * ) , qu'elles soient accidentelles ou malveillantes 9 ( * ) .

Le problème de la double dépense

Source : présentation d'Emmanuelle Anceaume devant l'OPECST

La réponse informatique à ces pannes revient à résoudre le « problème des généraux byzantins » dans le contexte des algorithmes distribués. La tolérance à ces pannes repose donc sur des techniques dites PBFT (pour Practical Byzantine Fault Tolerance ) 10 ( * ) .

Le problème des généraux byzantins en informatique

Le problème des généraux byzantins est une métaphore qui traite de la remise en cause de la fiabilité des transmissions et de l'intégrité des interlocuteurs. Elle s'applique en particulier au domaine informatique. Un ensemble de composants informatiques fonctionnant de concert doit, en effet, gérer d'éventuelles défaillances parmi ceux-ci. Ces défaillances consisteront alors en la présentation d'informations erronées ou incohérentes. On s'intéresse ici à des problèmes de défaillances, aussi bien matérielles que logicielles, d'origines accidentelle ou malveillante, intervenant pendant l'établissement des informations ou pendant leurs transports d'un composant à l'autre. La gestion de ces composants défectueux est aussi appelée tolérance aux pannes. Ce problème de composants défectueux dans un système informatique peut s'exprimer en termes de généraux byzantins.

Cette notion renvoie à une situation théorique dans laquelle des généraux de l'armée byzantine campent autour d'une cité ennemie. Ils ne peuvent communiquer qu'à l'aide de messagers et doivent établir un plan de bataille commun, faute de quoi la défaite sera inévitable. Cependant un certain nombre de ces messagers peuvent s'avérer être des traîtres, qui essayeront de semer la confusion parmi les autres. Le problème est donc de trouver un algorithme pour s'assurer que les généraux loyaux arrivent tout de même à se mettre d'accord sur un plan de bataille. Il a été démontré que ce problème des généraux byzantins peut être résolu, si et seulement si plus des deux tiers des généraux (messagers) sont loyaux. Ainsi, un seul traître peut tromper deux généraux loyaux.

Source : OPECST d'après Wikipedia

Une des réponses à ces difficultés (double dépense et tolérance aux pannes) est apportée en 2008 dans un article de Satoshi Nakamoto .

Derrière ce pseudonyme se cache probablement le collectif des fondateurs du bitcoin et de la première blockchain .

Selon plusieurs experts rencontrés par vos rapporteurs, il s'agit d'une équipe pluridisciplinaire, composée notamment de cryptographes de haut niveau, dont plusieurs membres seraient américains 11 ( * ) .

Cet article décrit le fonctionnement d'un protocole permettant la production d'un registre infalsifiable, utilisant un réseau informatique pair à pair - la blockchain 12 ( * ) - comme couche technologique d'une nouvelle cryptomonnaie - le bitcoin.

2. La blockchain du bitcoin, un mécanisme de confiance fondé sur des consensus

Il s'agissait donc, à l'origine, de mettre en place un outil de paiement électronique , sous la forme de jetons (ou tokens ), à l'aide d'un réseau décentralisé, autrement dit de créer une monnaie de l'internet (le bitcoin) sur le fondement, en quelque sorte et ce n'est qu'une image, d'un « internet de la monnaie » (la blockchain ), créé ad hoc et s'appuyant sur les protocoles d'internet sans pouvoir y être assimilés.

Vos rapporteurs relèvent que dans le tout premier bloc créé, appelé genesis block , Satoshi Nakamoto a inscrit une suite de chiffres et de lettres qui correspond à la traduction cryptographique d'une courte phrase : « Times 03/Jan/2009 Chancellor on brink of second bailout for banks », qui est la une du quotidien britannique « The Times » daté du 3 janvier 2009 et signifie : « Le ministre des finances britannique au bord d'un second plan de sauvetage pour les banques ». Pour Pierre Noizat, fondateur de la start-up Paymium qui fait office de banque de bitcoins, « mettre un titre de journal dans un genesis block, ça permet de dater précisément le lancement. Mais ce titre du Times n'a peut-être pas été choisi au hasard en effet. Il y a cette volonté d'être un contre-pouvoir vis-à-vis des banques ».

Le calendrier de création du bitcoin a donc également probablement partie liée avec la crise financière de 2008 , dans le contexte de la crise des subprimes et de ses conséquences. En effet, les questions de confiance dans les banques et les monnaies étaient alors au centre des préoccupations.

Par ailleurs, selon l'entrepreneur Pierre Porthaux, le bitcoin repose sur trois consensus interconnectés , chacun étant nécessaire au fonctionnement général de ce système : un consensus sur les règles, un consensus sur l'histoire et, enfin, un consensus sur le fait que le bitcoin a de la valeur. Pour lui et comme pour toute monnaie, le bitcoin n'a d'ailleurs de la valeur que parce qu'il existe un consensus sur le fait qu'il en a (phénomène de « consensus sur la valeur »). Ces trois consensus ne doivent pas être confondus avec les « méthodes de consensus », qui sont des protocoles au coeur du mode de fonctionnement des blockchains et qui feront l'objet de développements spécifiques dans le présent rapport.

Les trois consensus du bitcoin

Source : présentation de Pierre Porthaux devant l'OPECST

Selon Claire Balva, présidente de Blockchain France, le bitcoin s'insère dans un système - la blockchain - qui lui garantit certaines qualités précieuses : la résilience, la traçabilité, la désintermédiation et l'intégrité.

Les qualités de la blockchain du bitcoin

Source : Blockchain France

La blockchain du bitcoin, comme la plupart des blockchains qui s'en inspireront ensuite , peut donc être assimilée, au total, à une sorte de grand livre comptable infalsifiable qui rend inutile l'existence d'un « tiers de confiance » , traditionnellement obligatoire dans les opérations numériques de cessions de titres ou de valeurs. Selon le professeur et chercheur en informatique Jean-Paul Delahaye, il faut, en effet, s'imaginer « un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible ». Cette gratuité n'est devenue que relative, du fait des frais de transactions perçus aujourd'hui.

C'est pour cette raison que l'on parle à son sujet d'un mécanisme de confiance , trust machine comme le titrait The Economist en octobre 2015. Grâce à la réputation de cette revue, ce numéro spécial blockchain permit alors à cette technologie de sortir du milieu des spécialistes et de se voir conférer une crédibilité dans le grand public, notamment auprès des acteurs économiques.

Un mécanisme de confiance selon The Economist

Source : The Economist

Le sous-titre du même numéro de cette revue, « comment la technologie derrière le Bitcoin pourrait changer le monde », évoque quant à lui la révolution potentielle induite par la blockchain . Il s'agirait, selon Salim Ismail, directeur de l'Université de la singularité, de « la technologie la plus disruptive jamais connue ».

Un regard plus distancié paraît toutefois nécessaire, en raison des effets de mode propres aux écosystèmes entrepreneuriaux . Pour comprendre les impacts des blockchains , il faut en effet analyser leur fonctionnement et leurs caractéristiques et savoir tout d'abord les situer par rapports aux réseaux de communication existants tels qu'internet.


* 8 Ces problèmes étaient déjà résolus dans un cadre centralisé : en effet, les expériences de e-cash ou de digicash reposent sur des architectures « clients-serveurs » classiques.

* 9 Cf. Leslie Lamport, Robert Shostak et Marshall Pease « The Byzantine Generals Problem », ACM transactions on programming languages and systems, vol. 4, n° 3,? juillet 1982.

* 10 Cf. une liste de publications sur le sujet au lien suivant : http://www.pmg.lcs.mit.edu/bft/

* 11 Satoshi Nakamoto a désigné Gavin Andresen, directeur technique (CTO) de la Fondation Bitcoin, comme étant son successeur. Le fonctionnement de cette cryptomonnaie et de la blockchain est décrit dans un article fondateur publié sur internet en 2008 : « Bitcoin: A Peer to Peer Electronic Cash System », cf. le lien suivant : https://bitcoin.org/bitcoin.pdf et sa traduction en langue française sur le présent lien .

* 12 Le terme lui-même n'est pas employé dans l'article.

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