N° 38

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2018-2019

Enregistré à la Présidence du Sénat le 11 octobre 2018

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation sénatoriale à la prospective (1) sur l' avenir du pacte entre les générations ,

Par M. Julien BARGETON, Mmes Fabienne KELLER et Nadia SOLLOGOUB,

Sénateurs

(1) Cette délégation est composée de : M. Roger Karoutchi, président , MM. Julien Bargeton, Pierre-Yves Collombat, Ronan Dantec, Alain Fouché, Mme Fabienne Keller, M. Jean-Jacques Lozach, Mme Marie Mercier, MM. René-Paul Savary, Yannick Vaugrenard, Mme Michèle Vullien, vice-présidents ; MM. Olivier Henno, Jean-François Mayet, Jean-Yves Roux, secrétaires ; MM. Philippe Adnot, Serge Babary, Arnaud Bazin, Mmes Maryse Carrère, Françoise Cartron, Marie-Christine Chauvin, M. Édouard Courtial, Mme Cécile Cukierman, MM. Rémi Féraud, Jean-Luc Fichet, Mme Colette Giudicelli, MM. Alain Houpert, Jean-Raymond Hugonet, Olivier Jacquin, Mme Christine Lavarde, MM. Jean-Pierre Moga, Philippe Pemezec, Didier Rambaud, Hugues Saury, Mme Nadia Sollogoub, M. Jean-Pierre Sueur, Mme Sylvie Vermeillet.

AVANT-PROPOS

Mesdames, messieurs,

S'il existe un thème de réflexion transversal, c'est bien celui des relations intergénérationnelles. Cela fait à la fois tout son intérêt mais aussi sa grande difficulté.

On ne trouve en effet pas un seul domaine de l'activité humaine qu'on ne puisse aborder sous l'angle des considérations d'âge ou de génération. Il n'y a pas non plus un seul domaine où une telle approche ne produise des résultats éclairants pour comprendre ce qu'est notre monde et comment il se transforme. Qu'on parle de culture, d'économie, de travail, de famille ou encore de politique, on trouvera à l'oeuvre, de façon manifeste ou plus souterraine, des logiques de solidarité, de concurrence ou de conflit entre classes d'âges ou générations.

Devant la complexité de l'objet et le caractère presque infini de ses incidences, il a bien fallu faire des choix et retenir , sans doute de manière arbitraire, quelques angles d'attaque pour aborder le thème de l'avenir des relations entre les générations .

Les investigations initiales de vos rapporteurs ont ainsi été centrées sur le sujet incontournable des transferts économiques entre les générations et sur l'opposition entre une génération parfois qualifiée de « dorée », celle des baby-boomers, et des générations postérieures qui seraient « maltraitées ». Faisant le point sur un débat qui court depuis au moins deux décennies, nous voulions savoir si on allait vers un conflit des générations autour du partage des richesses et vers une révision profonde, voire une crise, des mécanismes de la solidarité qui se trouvent au coeur du Pacte intergénérationnel - ainsi que le suggèrent certains sociologues et essayistes, comme Hakim El Karoui ou Louis Chauvel, tous deux entendus par la délégation au cours de ses travaux.

Toutefois, vos rapporteurs ont eu le souci de ne pas se focaliser uniquement sur cet aspect des relations entre générations. Il leur a semblé en effet que la clé de lecture générationnelle pouvait être également décisive pour comprendre le fonctionnement de la vie démocratique, les modes de transmission de la culture et du savoir ou encore l'avenir du travail . Les travaux préparatoires ont donc cherché à appréhender les rapports qu'entretiennent les différentes générations, et notamment les générations montantes, avec la politique, le travail ou l'éducation : à quoi ces générations aspirent-elles ? Comment s'organisent et se transforment leurs relations dans ces différents champs ? Voilà quelques-unes des questions abordées.

Outre la difficulté d'embrasser un thème extrêmement vaste, le présent rapport a dû faire face à plusieurs questions méthodologiques délicates.

Un premier problème est que le rapport à l'objet « âge » ou « génération » n'est pas politiquement neutre . Les différents âges sont en effet porteurs de stéréotypes ; ils sont, comme l'écrit joliment François Dubet, une toile blanche sur laquelle se projettent nos angoisses, nos craintes et nos rêves. Prenons l'exemple des « jeunes » (mais une analyse semblable pourrait être faite sur les « vieux »). Les jeunes sont libres, imaginatifs, créatifs, généreux, solidaires : ils sont la promesse d'un monde meilleur. Ou alors, stéréotype, inverse : ils sont consuméristes, paresseux, capricieux, tyranniques, méprisent l'autorité, n'ont plus aucun respect pour l'âge et ne s'intéressent à rien d'autre qu'à leurs écrans. Ils sont en quelque sorte les annonciateurs de la décadence. Évidemment, ces discours purement normatifs ne disent rien sur leur objet, mais ils structurent insidieusement les représentations collectives et peuvent conduire le prospectiviste, surtout s'il exerce des fonctions politiques, à ne retenir dans l'avenir en germe qu'il souhaite anticiper que les tendances qu'il a envie d'y voir.

Une deuxième difficulté de méthode tient à la pluralité de sens du mot « génération » . On peut en distinguer au moins trois. Le premier renvoie aux générations familiales : les enfants, les parents, les grands-parents. Le deuxième renvoie à un ensemble de personnes nées à une même époque - ce qui correspond à la notion statistique de cohorte - et qui, du fait, de cette coïncidence, seraient porteuses de valeurs et d'attentes plus ou moins semblables - ce qui correspond à la notion de génération telle que l'a définie le sociologue allemand Karl Mannheim. On parle par exemple de la génération 68. Enfin, un troisième sens, impropre mais très courant, consiste à parler de génération là où il faudrait plutôt parler de classe d'âge, de période dans le cycle de vie. On parle par exemple de la génération des « séniors » ou des « jeunes ». Ce qui complique beaucoup l'analyse, c'est qu'on glisse souvent, sans s'en rendre compte, d'un sens à l'autre au cours d'un même raisonnement. D'où une certaine confusion.

Enfin, une troisième difficulté tient aux fortes différences qui existent entre les personnes ou les ménages qu'on rassemble au sein d'une même classe d'âge ou d'une même génération . La relative hétérogénéité des catégories d'âge n'implique pas qu'elles sont de pures fictions, mais qu'il faut sans arrêt contrôler que les oppositions qu'on croît mettre en évidence entre âges ou générations ne masquent pas d'autres oppositions plus pertinentes. Le risque de substantialiser les catégories d'analyse est d'autant plus fort que l'objectif poursuivi ici n'est pas simplement théorique. À partir du moment où l'analyse se transforme en diagnostic et débouche sur des préconisations de politique publique, il y a un risque que la sous-estimation des inégalités intragénérationnelles conduisent à appliquer des traitements inadaptés ou injustes.

Afin d'éviter autant que possible ces chausse-trapes méthodologiques, vos rapporteurs se sont appuyés sur de nombreux experts et universitaires spécialistes des questions d'âges et de générations, ainsi que sur une abondante littérature sociologique et économique répondant à tous les critères de sérieux et de reconnaissance académiques. Ont été organisées en particulier trois auditions plénières devant la délégation, quatorze auditions devant les seuls rapporteurs, trois tables rondes comprenant neuf invités, ainsi que deux visites de site.

Au terme de ces travaux, le présent rapport offrira, on l'espère, des ressources nouvelles pour enrichir le débat public sur l'avenir des relations intergénérationnelles. Outre l'apport pédagogique lié au fait qu'on rassemble et met à la disposition du public une documentation abondante et accessible sur ces questions, on trouvera aussi des analyses et des scénarios qui permettront, sur plusieurs enjeux-clé, de renouveler le regard et de faire bouger la manière dont se structure le débat public, ainsi que de nombreuses options d'évolutions des politiques publiques.

On terminera cet avant-propos en mettant en avant deux observations générales .

La première concerne le thème des transferts économiques entre générations. Longtemps, le débat public s'est structuré autour de la question du conflit ou des tensions entre générations en matière de redistribution des richesses. Ces tensions, réelles, annoncent-elles un scénario catastrophe de la « guerre des âges » ? À vrai dire, ce questionnement passe sans doute à côté du vrai enjeu qui est en train de se jouer. Quand on analyse précisément les tensions et les évolutions qui affectent le Pacte intergénérationnel issu de la Libération, on voit en effet que le vrai risque n'est pas dans l'explosion des inégalités entre les générations et dans le sacrifice des intérêts de l'une au profit des intérêts de l'autre. Le danger est plutôt dans la fragmentation interne aux générations, dans l'explosion des inégalités et la divergence des intérêts au sein de chaque classe âge .

Historiquement, le Pacte intergénérationnel instauré à la Libération a accompagné la « moyennisation » de la société française. Il n'a pas empêché la persistance de fortes inégalités socio-économiques pendant les Trente glorieuses, mais il a permis à tous les membres de chaque génération de s'inscrire objectivement et subjectivement dans une même perspective de progrès économique et social. Le médecin ou l'ingénieur étaient beaucoup mieux payés que l'ouvrier, mais tous voyaient leur revenu croitre d'année en année, de sorte que l'ouvrier en fin de carrière avait rattrapé le niveau de vie de l'ingénieur en début de carrière. Par ailleurs, dans une période de mobilité sociale relativement forte, caractérisée notamment par le développement de la catégorie sociale des cadres et par la progression du niveau d'études de la population, non seulement chacun pouvait espérer améliorer sa propre situation sociale au cours de son existence, mais pouvait espérer également pour ses propres enfants un avenir meilleur que le sien. Désormais les destins divergent , certains prennent leur place dans une mondialisation heureuse, tandis que d'autres craignent ou vivent le drame du déclassement.

L'enjeu des réformes du Pacte intergénérationnel n'est donc plus seulement de lier les différentes générations entre elles, mais de permettre aux membres des nouvelles générations de continuer à penser qu'ils sont bien ensemble dans le même bateau. Le traitement de la question du patrimoine, qui figure en bonne place dans la première partie de ce rapport, répond pour partie à cet enjeu, dans la mesure où les inégalités de patrimoine constituent aujourd'hui un facteur majeur de fragmentation sociale.

La seconde observation importante pour bien saisir les transformations structurelles qui affectent les relations entre générations concerne les similitudes qui apparaissent lorsqu'on met bout à bout les études de champs pourtant aussi éloignés en apparence que la vie politique, l'éducation ou le travail . On observe à chaque fois une jeunesse mue par un même projet de quête de sens , voire de causes . Dans le rapport à la famille, à la politique, à l'école et au travail, les générations montantes développent des attentes immenses en termes d'épanouissement personnel , de recherche du bonheur, ainsi que de désir de participation directe aux décisions et au fonctionnement des institutions - attentes qui conduisent à un rejet des formes traditionnelles d'engagement par devoir et à une délégitimation des formes verticales d'autorité.

Or, ces générations élevées dans l'encouragement à « choisir sa voie », à « être soi-même » et à « participer » ont de plus en plus le sentiment de devoir prendre leur place dans un monde qui ne correspond pas à leurs attentes. Les mondes scolaire et professionnel, hyper compétitifs, les pressent de choisir et ne pardonnent ni l'erreur ni le tâtonnement. Le monde du travail ou celui de la politique leur offrent des institutions très verticales, qui fonctionnent encore sur l'obéissance ou la délégation, sans autoriser leur véritable participation ou leur association.

Cette contradiction entre la promesse du choix, qu'on leur a faite dans leur éducation, et un monde qui n'autorise en réalité que fort peu de choix crée beaucoup de frustrations. Les générations montantes, qui sont, globalement, les plus éduquées de l'Histoire, se montrent donc très critiques contre ce qu'elles appellent le « système » ou la « société ». Cette distance critique peut s'exprimer par une résignation désabusée (« je joue le jeu sans y croire »), par de nouvelles formes de radicalité politiques ou religieuses, ou encore par une forme silencieuse de révolution consistant, selon la belle formule de Cécile Van de Velde, à se mouler dans l'ancien monde pour en casser les murs par de petites brèches.

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