C. L'ÉCOLE FACE À DES INJONCTIONS CONTRADICTOIRES

Le scénario prospectif qui vient d'être esquissé concernant les mutations des modalités de transmission des savoirs n'est pas inéluctable. D'un côté en effet, le système éducatif est poussé à « bouger » par les demandes de personnalisation de l'éducation et les transformations liées à la révolution digitale. De l'autre, il est bloqué dans ses évolutions par une forme d'indécision collective : la nation dans son ensemble n'est pas encore très au clair sur l'école qu'elle souhaite mettre en place. L'école poursuit en effet de multiples finalités qui possèdent chacune une part de légitimité, mais qui ne forment plus aujourd'hui un ensemble cohérent. Le système éducatif est donc tiraillé entre des injonctions contraires qui le paralysent.

1. « Sois toi-même », mais « Passe ton Bac d'abord »
a) Une fonction de sélection devenue hégémonique

La première et la plus fondamentale des contradictions auxquelles fait face l'école découle du caractère hyper dominant pris aujourd'hui par la finalité de sélection des élèves et de tri dans l'accès aux diplômes. Cette finalité de l'école écrase désormais toutes les autres. Extrêmement tôt dans le parcours scolaire, la compétition scolaire devient intense et place le travail d'apprentissage sous le diktat de la performance et du benchmark . Les élèves, les professeurs, les méthodes, les établissements sont en permanence comparés entre eux sous l'angle de la performance. Il ne suffit plus aux enfants d'apprendre et de progresser. Il faut faire mieux que les autres, être en tête. La pression ainsi placée sur les enfants, les parents et les professionnels du système éducatif crée un climat extrêmement anxiogène, très dévalorisant pour les élèves les moins « performants » au regard des critères de l'excellence scolaire, mais aussi psychologiquement épuisant pour les élèves qui réussissent le mieux 58 ( * ) .

Ce fonctionnement de l'école sur le mode de la compétition dès le plus jeune âge est en grande partie lié à un contexte global caractérisé non seulement par la crise de l'emploi au sens strict (chômage, précarité), mais aussi plus largement à un processus de fragmentation sociale, qui fait que des personnes ayant des situations sociales, culturelles et scolaires très proches à l'origine peuvent malgré tout suivre des trajectoires sociales très divergentes à l'âge adulte 59 ( * ) . Cette fragmentation alimente une peur du déclassement qui a désormais gagné l'ensemble des catégories sociales moyennes et moyennes supérieures. Pourtant relativement aisées sur le plan financier et bien dotées en capital culturel et scolaire, ces familles sont conscientes qu'il ne suffit plus de bien travailler à l'école et d'être diplômé : pour bien s'en sortir, il faut encore avoir le bon diplôme, celui qui est délivré par la bonne formation, celle qu'on intègre en ayant suivi le bon parcours, avec les bonnes options et en ayant eu les bonnes fréquentations. Ainsi, dans une société française où, par opposition à la période des Trente glorieuses, les destinées socio-économiques deviennent divergentes, la compétition scolaire s'exacerbe et confine presque à l'hystérie collective.

L'emprise de la norme de la réussite scolaire s'étend même désormais largement en-dehors de l'école : elle structure tous les aspects de l'existence et devient une discipline de vie. « Les familles (...) imposent la plupart des règles au nom de la réussite scolaire : dormir parce qu'il y a école le lendemain, ne pas passer trop de temps devant les écrans parce que ce n'est pas bon pour l'école, prendre des cours privés, être coachés... Les loisirs, les fréquentations, les goûts divers sont étalonnés en fonction de leur efficacité sur la réussite scolaire. » 60 ( * )

b) Des acteurs prisonniers des logiques sélectives

Dans ce contexte anxiogène, la transformation de l'offre scolaire est en même temps désirée et redoutée, encouragée et empêchée. On voit bien que les élèves ne sont globalement pas heureux à l'école et qu'ils perdent très tôt le plaisir d'apprendre pour développer seulement un rapport utilitariste à l'école. On voit bien que les performances globales du système éducatif sont médiocres au regard de pays comparables. On voit bien que la compétition scolaire, en alimentant chez les classes moyennes et supérieures des stratégies de recherche de l'environnement « optimum », nuit à la mixité sociale et sape la capacité de l'école à créer du lien et à « faire nation ». Dans le même temps, paradoxalement, personne n'ose bouger. Les parents qui demandent une prise en compte personnalisée des besoins de leurs enfants par l'école sont aussi les premiers à s'inquiéter devant des expérimentations pédagogiques qui s'écartent du modèle canonique de transmission de l'école et qui pourraient placer leur enfant sur une trajectoire sous-optimale. Ou bien alors, constatant que d'autres enfants que les leurs bénéficient d'un dispositif pédagogique innovant, ils réclameront au nom de l'égalité qu'on fasse bénéficier aussi leur enfant des moyens et des actions attribués à d'autres enfants moins favorisés. En somme, le benchmark permanent nourri par l'hyper compétition scolaire alimente et en même temps annihile les efforts de différenciation du travail éducatif.

De la même façon, du côté cette fois des professionnels de l'éducation, la différenciation de l'offre est espérée tout en suscitant beaucoup de méfiance. D'un côté en effet, les professionnels sont assez largement convaincus que, les élèves arrivant inégaux à l'École, différencier l'action éducative est nécessaire pour assurer une réelle égalité des chances. De l'autre, ils craignent, en menant des actions pédagogiques différenciées, de se voir reprocher de créer des inégalités nouvelles : « en voulant compenser par la différenciation les inégalités de départ, le système prend alors la responsabilité de réussir avec certains et pas avec d'autres. (...) Le problème relève de l'acceptabilité au niveau individuel. Échouer à l'École sans avoir reçu le même traitement qu'un autre élève est nécessairement vécu comme une injustice, une rupture d'égalité causée par l'institution. Un élève qui se retrouverait en échec alors qu'un avantage aurait été procuré à d'autres élèves pourrait difficilement entendre que l'institution scolaire n'est pas responsable de son échec, que cet avantage n'aura fait que corriger des inégalités de départ (...). Face à l'impossibilité de différencier l'action éducative sans être tenu responsable des résultats de la compétition, l'institution scolaire semble réagir en rejetant toute disparité dans son fonctionnement, comme si elle préférait au final ne pas essayer de résorber des inégalités plutôt que de prendre le risque d'être accusée d'en produire. » 61 ( * )

Faire en sorte que l'école cesse d'être une machine à trier les enfants dès le plus jeune âge constitue un enjeu et un défi immenses pour notre système éducatif. Comme le Japon ou la Corée, la France fait partie des pays où le diplôme initial conditionne très largement les chances sociales ultérieures. Ces modèles obligent donc à un choix précoce et créent une crispation immense autour de l'« orientation », surtout par temps de crise. À l'inverse, dans les pays où le message dominant est que les jeunes ont le temps de choisir et de se tromper, l'optimisme et la confiance sont plus forts.

Il est donc urgent de trouver les moyens :

- D'immuniser beaucoup plus longtemps qu'aujourd'hui les parcours éducatifs et le travail de formation des esprits contre les angoisses liées aux choix de l'orientation. Il faut reconnaître aux jeunes le temps du choix ;

- De reconnaître aussi un droit à l'échec et au rebond. Il faut que les enfants, les familles et tous les acteurs du système éducatif échappent à la peur de l'échec initial. Développer les écoles de la seconde chance, instituer des possibilités de rebondir peuvent aider les acteurs à retrouver cette confiance ;

- De valoriser d'autres voies de réussite et d'autres modes de transmission, en particulier l'apprentissage et les métiers manuels.

2. Personnaliser l'enseignement et sélectionner les élèves tout en continuant à forger la nation

Poussées à l'extrême, la finalité d'épanouissement de la personnalité des élèves et la finalité de sélection scolaire entrent en contradiction avec une autre finalité historique de l'école : celle de transmission d'une culture commune à tous les jeunes et à toutes les générations. Car, c'est une évidence, l'école n'est pas seulement un prestataire de services éducatifs. Elle construit du collectif : elle joue un rôle central dans l'institution de la nation et dans la construction de l'appartenance citoyenne. C'est peut-être même la dernière institution à le faire.

Il est donc essentiel, même si l'on se dirige vers une offre d'enseignement plus différenciée, de maintenir la capacité de l'école à forger une culture commune et à « faire lien ». Cette conciliation ne paraît pas hors de portée. On peut par exemple imaginer un premier cycle davantage consacré à la transmission d'une culture commune, que suivrait un deuxième cycle plus dédié à l'accomplissement de la personnalité et un troisième cycle orienté vers l'objectif de la préparation au monde professionnel.

3. Éduquer mieux en éduquant moins cher

Les enjeux économiques et budgétaires de la transformation en cours des processus de transmission scolaire sont également considérables. S'orienter vers du « sur mesure » éducatif est plus coûteux que dispenser une éducation uniforme de masse, comme on l'a fait jusqu'à présent. Cela nécessite des enseignants mieux formés, plus disponibles et plus présents dans les établissements 62 ( * ) . Cela implique aussi des classes avec des effectifs réduits. Autant de choses qui ont un prix. Si le modèle d'une offre scolaire très uniforme, où un professeur enseigne la même chose à trente enfants, perdure malgré ses défauts manifestes, c'est aussi parce que c'est le moyen le moins cher d'offrir une éducation de masse !

La collectivité a donc un arbitrage difficile à réalise r :

- soit assumer collectivement le coût budgétaire d'une mutation vers une offre scolaire personnalisée accessible à tous les jeunes ;

- soit maintenir une offre scolaire relativement uniforme au prix d'un échec scolaire élevé, en continuant à confier aux familles qui le peuvent le soin de mettre en place et de financer un « coaching » scolaire personnalisé de leurs enfants 63 ( * ) .

Cet arbitrage s'inscrit d'ailleurs lui-même dans un ensemble d'arbitrages qui font figure de dilemmes en matière de solidarité intergénérationnelle. Si l'on admet en effet que le niveau de dépenses publiques relativement au PIB peut difficilement être augmenté dans notre pays, accroître l'investissement éducatif implique de réduire d'autres dépenses publiques. Or, les principaux leviers qu'on peut actionner concernent les masses financières affectées aux transferts sociaux intergénérationnels.


* 58 Ce phénomène est sans doute d'intensité variable selon les territoires et les milieux sociaux. Il atteint son paroxysme dans les grands centres urbains (singulièrement l'agglomération parisienne au sens large) et les classes moyennes et moyennes supérieures.

* 59 Louis Chauvel : « Aujourd'hui, nous sommes de nouveau entrés dans une période de fragmentation sociale croissante. (...) Maintenant, la polarisation entre les centres urbains, les banlieues riches et les périphéries est devenue une évidence, et aucune étude à dimension prospective ne peut l'ignorer. (...) les tensions sont croissantes entre les diplômés et les non diplômés, entre les diplômés issus des grandes écoles et les autres, entre ceux qui sont détenteurs de savoirs directement transférables sur le marché international du travail et ceux qui sont enfermés dans les limites du marché du travail national. La fragmentation est également croissante entre Français de souche, Français issus de l'immigration de première ou seconde génération, et Français immigrants ». (Audition par le Délégation à la prospective, 18 janvier 2018).

* 60 F. Dubet, Op. Cit., p. 99

* 61 France Stratégie, Quelles finalités pour quelle école ?, Septembre 2016, p. 41

* 62 On ne pourra pas avoir des enseignants plus qualifiés et travaillant plus sans mieux les rémunérer. Déjà, la fonction peine à recruter...

* 63 C'est bien ce terme de coaching qu'emploie le sociologue François Dubet pour désigner le travail d'accompagnement personnalisé. « Nous sommes là dans un modèle de contrôle et de socialisation (...) proche du coaching sportif : il faut agir avec compétence et contrôler la vie du champion pour obtenir les meilleurs résultats. On comprend pourquoi ce sont les couples diplômés où la mère, elle-même diplômée, se consacre entièrement à la réussite scolaire des enfants, que les champions scolaires sont les plus nombreux ». François Dubet, Op. Cit., p.100

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