IV. ATELIER DE PROSPECTIVE : L'AVENIR DES RELATIONS ENTRE LES GÉNÉRATIONS : DÉMOCRATIE, PATRIMOINE, EMPLOI

Jeudi 7 juin 2018

M. Roger Karoutchi, président . - Je remercie celles et ceux qui sont présents ce matin. Existe-t-il un pacte intergénérationnel, ou une guerre des générations ? Nous constatons que le thème des générations englobe un certain nombre de sujets : la démocratie, les retraites, la santé, la transmission, l'emploi. J'ai mené une longue discussion avec l'ancien président du Conseil économique, social et environnemental sur sa vision de la réforme des retraites. Nous aurons l'occasion de reparler du lien entre les générations lorsqu'elle sera étudiée par le Parlement. Nous nous dirigeons vers une véritable révolution, la société française ne restera pas en l'état.

Je regrette que la délégation à la prospective aborde également d'autres sujets actuellement. Nous avons mené plusieurs auditions au sujet des relations entre les générations : ainsi, l'audition de M. Hakim El Karoui a été particulièrement intéressante. Nous ferons des propositions à l'automne qui seront inscrites dans un débat sénatorial d'ici la fin de l'année. Il existe ainsi un atelier sur la mobilité, qui se pose la question de savoir si les changements géographiques, territoriaux, économiques, sociaux provoquent des modifications de mobilité. Nous sommes en retard par rapport à un certain nombre de pays qui ont beaucoup plus agi à ce sujet.

A. PREMIÈRE TABLE RONDE : VIE POLITIQUE, TERRAIN D'AFFRONTEMENT ENTRE LES GÉNÉRATIONS ?

Mme Fabienne Keller . - Merci à Roger Karoutchi qui préside la délégation à la prospective. Celle-ci existe depuis plusieurs années et souhaite mener des réflexions sur le temps long, afin de nourrir le travail législatif et le travail de contrôle du Sénat. Avec Nadia Sollogoub et Julien Bargeton, nous sommes très heureux de vous accueillir sur le sujet important du lien entre les générations. Quel est l'avenir des relations entre les générations ?

Nous avons choisi trois ce matin trois thématiques : la vie politique (est-ce un terrain d'affrontement entre les générations ?), le patrimoine (sa transmission et sa répartition entre les générations) et l'emploi (est-ce une coopération ou une concurrence sur le marché du travail ?).

Il me revient d'introduire la première table ronde : la vie politique est-elle un terrain d'affrontement entre les générations ? Après chaque élection, nous constatons que les seniors ont une participation électorale plus élevée que les autres classes d'âge. Ils sont donc surreprésentés parmi les votants : 30 % des moins de 35 ans ne se sont pas déplacés au moment du premier tour de l'élection présidentielle en 2017 contre 16 % des 60-69 ans. Nous pourrions utiliser ce constat pour alerter sur un risque de confiscation de la démocratie par les citoyens les plus expérimentés. Ainsi, la surreprésentation des seniors favoriserait la prise en compte de leurs intérêts dans les choix collectifs, notamment ceux relatifs au financement de la protection sociale, à la politique macroéconomique ou à la fiscalité. L'objectif de cette table ronde est donc de s'interroger sur la pertinence de cette représentation qui pourrait assimiler la vie politique à un terrain d'affrontement entre les générations. Un « pouvoir gris » serait de plus en plus influent.

Une première série de questions que nous pouvons poser concerne la mesure même du poids électoral des différentes classes d'âge : la surreprésentation des seniors est-elle plus marquée que par le passé ? Sera-t-elle nécessairement plus forte demain ? Les tendances démographiques devraient accentuer le poids des seniors. De plus, l'intégration sociale et l'insertion professionnelle sont des déterminants de l'envie d'aller voter. Les représentations politiques jouent également un rôle important : considérons-nous que le vote est un droit ou un devoir ? Le vote blanc et sa prise en compte font également partie de ce débat. Il n'est pas certain que les seniors du futur seront autant attachés à l'exercice du droit de vote. Nous constatons une montée de l'indifférence ou de la prise de distance vis-à-vis du personnel de la vie politique, chez une partie des jeunes, mais aussi chez des individus d'âge intermédiaire. Les PRAF (« Plus rien à faire »), selon le terme employé par Brice Teinturier, pourraient devenir les seniors abstentionnistes de demain. Inversement, nous pouvons espérer que les générations montantes aient envie de prendre en main leur vie politique et d'être plus actives, parfois dans des formes différentes, mais complémentaires du vote.

M. Brice Teinturier, directeur général délégué France, Ipsos . - Je répondrai rapidement à la question centrale de cette table ronde : la vie politique n'est pas un terrain d'affrontement entre les générations, pour deux raisons principales. En effet, pour qu'un affrontement ait lieu, il est nécessaire d'avoir deux parties prenantes sur le même terrain qui cherchent à se confronter avec un objet de dispute. Ensuite, pour que la vie politique devienne le terrain d'affrontement des générations, des acteurs politiques doivent poser cette question au cours d'une campagne électorale et en faire une controverse politique. Or, jusqu'à maintenant, nous constatons un effet d'éviction plutôt qu'un effet d'imposition d'une problématique. En effet, chaque candidat à la présidentielle a soigneusement évité de construire cet affrontement.

Cependant, il existe un problème, même s'il n'est pas possible de parler d'affrontement entre les générations sur la scène politique. La citation d'André Gide « Famille, je vous hais » n'est plus d'actualité. En effet, nous constatons dans les enquêtes sur le rapport à la famille des Français, qu'ils soient jeunes ou moins jeunes, que ce rapport est décrit comme confiant, de complicité, de protection, d'échanges mutuels. La famille est survalorisée comme lieu d'affection et de protection, qui permet d'éviter la brutalité du monde. Ainsi, nous ne sommes pas dans un terrain d'affrontement, même si des inégalités sont perçues. Certains jeunes considèrent que la génération précédente est avantagée et qu'ils ne bénéficieront pas de la même retraite, mais cela n'entraîne pas de ressentiment à leur égard. Il n'existe donc pas d'agressivité entre les générations et le sujet n'est pas abordé sous cet angle par les responsables politiques.

Cependant, plusieurs raisons expliquent la problématique choisie pour cette table ronde. Tout d'abord, le niveau de mobilisation à l'occasion des élections pose des questions sur l'avenir de la démocratie représentative, car la participation est extrêmement différente entre les seniors et les jeunes. Nous constatons un désintérêt croissant des plus jeunes à l'égard non pas de la politique, mais de la vie politique telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui et telles que les élections leur apparaissent, c'est-à-dire des moments ritualisés, mais vides de contenu, où un individu est choisi, mais sans espoir que la politique qu'il conduira puisse apporter des solutions. Ainsi, nous constatons autant de défiance que d'indifférence chez les plus jeunes. La question de l'âge est extrêmement déterminante pour la sociologie des électorats. Par exemple, à l'occasion de l'élection présidentielle de 2017, l'électorat de François Fillon était composé très majoritairement de personnes âgées, et les jeunes ne faisaient plus partie de cet électorat. La défiance n'est pas nouvelle et concerne l'ensemble des Français, mais surtout les jeunes, tout comme le désintérêt. Ainsi, ce sont les seniors, qui fabriquent la représentation nationale la plus adaptée à leurs problématiques et leurs préoccupations.

Malgré tout, nous ne sommes pas dans un affrontement entre les générations, il est donc nécessaire de ne pas en déduire que le vote des seniors est seulement déterminé par leurs intérêts, que les jeunes seraient délaissés par la politique et que les plus âgés seraient les grands gagnants parce qu'ils votent. En effet, les seniors s'inquiètent de l'avenir du pays et des générations plus jeunes. De plus, ils ne constituent pas un groupe homogène, tout comme les jeunes. Il est nécessaire de distinguer au moins deux jeunesses : celle incluse dans la société, confiante, disposant du capital économique, financier et culturel pour affronter la mondialisation et les enjeux d'intégration, et une autre jeunesse peu diplômée et précarisée. Ces deux jeunesses votent pour des candidats très différents : la première vote plutôt pour les candidats d'inclusion (Emmanuel Macron ou les candidats de gauche), et la deuxième nourrit les rangs de l'abstention ou du Front national. Ainsi, la mobilisation différentielle justifie la question posée.

Mme Fabienne Keller . - Mme Muxel, vous avez publié il y a quelques années « Avoir 20 ans en politique ». Plus récemment, vous avez réalisé une vaste enquête sur la jeunesse et la radicalisation. Que signifie avoir 20 ans en politique aujourd'hui ? Quels sont les marqueurs du vote des jeunes ? En quoi se distingue-t-il du vote des autres classes d'âge, et du vote des jeunes du passé ?

Mme Anne Muxel, directrice de recherches au CEVIPOF . - J'inscrirai mon propos dans la continuité de la présentation effectuée par Brice Teinturier. Plutôt que l'affrontement, il est nécessaire d'évoquer la question de la reconfiguration du rapport à la politique dans les jeunes générations afin de comprendre les liens entre les générations et la politique. La construction du lien à la politique et les formes d'expression citoyennes changent. Cette reconfiguration concerne le vote et la participation électorale. Quel que soit le scrutin, nous observons un taux d'abstention des jeunes supérieur de 10 points au taux d'abstention moyen. Cependant, ce mouvement d'augmentation de l'abstention concerne l'ensemble de l'électorat. Ainsi l'abstention ne cesse d'augmenter depuis une trentaine d'années et pose la question de la légitimité de l'élection.

L'augmentation de l'abstention peut s'expliquer par plusieurs raisons. Tout d'abord, la hausse du niveau de formation des jeunes aurait dû entraîner une participation électorale plus importante. Or ce n'est pas le cas, nous ne pouvons plus expliquer l'abstention par des grilles d'analyse sociologique classiques qui opèrent un lien entre les conditions d'insertion socio-économiques, professionnelles et la participation électorale. L'abstention est devenue un comportement électoral qui peut être utilisé pour envoyer des messages politiques et qui s'apparente à un acte d'expression démocratique. Nous constatons un net affaiblissement du devoir du vote au profit d'une revendication du vote comme un droit, et donc du droit de ne pas voter. C'est un phénomène que nous observons en France, mais également dans d'autres pays, qui interroge le fonctionnement de nos démocraties. La démobilisation des jeunes s'insère dans le mouvement d'ensemble d'augmentation de l'abstention.

Cependant, l'abstention n'a pas les mêmes conséquences sur le renouvellement générationnel. En effet, les travaux de la sociologie politique ont démontré que la façon dont les citoyens participent aux premières élections influence la trajectoire de la participation électorale au cours de leur vie. Ainsi, si un individu débute sa vie électorale avec un lien distant vis-à-vis de la participation politique, il existe de fortes chances de rester un électeur inconstant tout au long de sa vie. Ce rapport intermittent est une donnée fondamentale qui reconfigure les conditions de l'expression démocratique. L'abstention doit être comprise au travers de cette transformation. Sauf en cas d'instauration du vote obligatoire, il est peu probable que ce mouvement s'inverse à l'avenir. La proportion des électeurs systématiques, c'est-à-dire de ceux qui votent par devoir même s'ils ne s'intéressent pas à l'élection, se limite désormais aux électeurs appartenant à des classes d'âges supérieures à 65 ans.

Par ailleurs, même si nous observons la diffusion d'une posture protestataire dans l'ensemble de la population de nos sociétés démocratiques (dans le baromètre de confiance politique du CEVIPOF, entre 5 et 6 Français sur 10 déclarent qu'ils sont prêts à descendre dans la rue pour défendre leurs idées), la légitimité de la protestation est encore plus élevée chez les jeunes générations. Ainsi, 39 % des 18-24 ans de notre pays ont déjà participé à une manifestation. Une culture protestataire se diffuse, la citoyenneté devient plus contractuelle et plus critique, donc potentiellement plus protestataire.

Avec Olivier Galland, nous avons réalisé une grande enquête auprès de 7 000 lycéens répartis dans quatre académies sur le territoire national. Nous avons constaté l'importance de la pénétration des idées radicales en matière de politique, de religion, de rapport à l'information dans la population lycéenne, notamment chez les 14-16 ans qui considèrent qu'un blocage de lycée est un moyen acceptable d'expression pour bloquer une réforme de gouvernement. La disposition protestataire reconfigure le rapport à la politique des jeunes générations et semble plus marquée.

Mme Fabienne Keller . - Mme Guimon, vous êtes en contact avec des jeunes aux parcours divers. Quelle perception les jeunes ont-ils de la politique ? Les sentez-vous désabusés, cyniques ? Le service civique change-t-il le rapport à la politique ?

Mme Sandrine Guimon, ambassadrice nationale d'Unis-Cité . - Unis-Cité est l'association pionnière du service civique en France qui permet aux jeunes de 16 à 25 ans de s'engager pour des causes d'intérêt général. Unis-Cité représentait 5 000 jeunes en 2017, et pourrait en représenter 8 000 en 2018. Dans mon cas personnel, après mes études, j'ai décidé de m'engager pour la cause des seniors. J'ai passé huit mois en Seine-Saint-Denis pour rendre visite à des personnes âgées et me rendre utile.

J'ai pu constater que les jeunes ne se sentent pas à leur place. Peu importe le niveau de diplôme, ils ne trouvent pas de sens à leur vie, et ils souhaitent trouver leur place dans la société. Nous permettons aux jeunes de réaliser des missions d'intérêt général dans leur diversité. Quel que soit leur milieu social d'origine, nous leur offrons la possibilité d'échanger ensemble, et la confrontation de leurs visions du monde leur permet de grandir et de trouver leur place dans la société.

Une étude indique que 67 % des jeunes seraient prêts à s'engager si un service civique leur était proposé. Ils ont envie de s'engager, par d'autres moyens d'action que le vote. Le bénévolat ou le service civique sont des actions directes privilégiées, car on constate directement leur impact sur le terrain. Au début de leur service, les jeunes n'ont pas conscience d'être citoyens et de participer à la vie de la société, ce n'est pas leur motivation première. Cependant, à la fin de leur service civique, ils se sentent davantage citoyens. Je ne crois pas qu'il y ait une confrontation avec les générations qui les précèdent, mais plutôt qu'ils recherchent une place avec elles. La société est très différente aujourd'hui. Le besoin de sens se retrouve de plus en plus tôt chez les jeunes.

En 2017, 150 000 jeunes réalisaient un service civique, et nous espérons qu'ils soient encore plus nombreux en 2018. La motivation existe, mais beaucoup ne savent pas comment s'engager. Un certain nombre d'entre eux estiment que le vote est inutile, ils se sentent davantage concernés par l'action citoyenne. Cependant, les jeunes doivent se sentir concernés par le vote afin que l'impact de leur action soit plus global.

Mme Christine Lavarde . - Qu'entendez-vous par « la jeune génération » ?

Il semble que la tranche des 18-24 ans, qui vivent encore en partie chez leurs parents, ait tendance à voter davantage que les 24-30 ans. Cette pensée commune est-elle confirmée par les données statistiques ? Dans ce cas, ces jeunes ne sont-ils pas influencés par leurs parents dans leur stratégie de vote, ce qui donnerait un poids supplémentaire à la génération des parents ? En effet, nous observons que ces jeunes viennent souvent voter avec leurs parents.

M. Roger Karoutchi, président . - En 1987, j'étais chargé de mission auprès de Philippe Séguin et nous avions lancé le plan d'urgence pour l'emploi des jeunes. En amont, nous avions réalisé une étude complète sur l'attitude politique des jeunes. Le constat réalisé aujourd'hui a peu changé depuis. En effet, nous constations déjà en 1987 que les jeunes votaient moins que les seniors. Une des raisons de la victoire de François Mitterrand en 1981 était la mobilisation plus importante des jeunes lors de cette élection, contrairement à l'élection de 1974 où Valéry Giscard d'Estaing avait gagné grâce à la mobilisation plus importante des seniors. La période de mutation géographique, sociale, familiale entre 20 et 30 ans détermine-t-elle le comportement politique des jeunes ? Constatons-nous un réel changement de paradigme ? Dans les années 70-80, les jeunes votaient déjà peu et s'engageaient surtout dans l'associatif. Cette situation pourrait également être expliquée par l'affaiblissement des idéologies (avant, les jeunes pouvaient être maoïstes, trotskistes, gaullistes, en faveur de l'Algérie française, etc.). Les individus les plus âgés votent davantage sur la gestion, alors que les plus jeunes votent sur des « emballements ».

Mme Nadia Sollogoub . - Comment pouvons-nous mettre en avant la nouvelle forme de citoyenneté des jeunes qui s'engagent de différentes façons ? J'étais auparavant maire d'une commune rurale de 1 500 habitants, où les habitants se plaignaient régulièrement des jeunes. Une année, j'ai souhaité que trois jeunes viennent lors des voeux : un venait de recevoir une médaille d'or au concours d'apprentissage et un venait d'être élu président du club de tennis. Il serait peut-être nécessaire de mettre en avant l'engagement citoyen qui peut être multiforme.

M. Julien Bargeton . - Le numérique a-t-il un impact sur la citoyenneté, le vote, les formes d'engagement ? Le numérique a-t-il un impact générationnel sur la politique ?

Mme Fabienne Keller . - Comment reconnaître les nouvelles formes d'engagement politique (manifestations, blocages d'établissements scolaires) ? Comment la société reconnaît-elle cet engagement ? Par exemple, aux États-Unis, l'engagement associatif permet de bénéficier d'unités à l'université.

Mme Anne Muxel . - La question de la définition des âges a souvent été évoquée. De plus, les jeunes ont une expérience différente, traversée par tous les clivages sociaux, culturels, politiques de la société. En tant que chercheur, il est indispensable de définir des catégories d'âge. Les catégories conventionnelles (18-24 ans, 25-34 ans, etc.) sont utilisées dans les enquêtes et les sondages d'opinion. Les chercheurs peuvent travailler sur des tranches d'âge qu'ils considèrent plus significatives par rapport à leur cadre d'analyse. Par exemple, lorsque je travaille sur le rapport des jeunes à la politique, j'utilise régulièrement la tranche des 18-30 ans, car l'accès à la majorité correspond à la reconnaissance du droit de vote, et l'installation dans la vie adulte intervient de plus en plus tard. Néanmoins, si le rapport entre générations est étudié, il semble plus pertinent d'utiliser la catégorie des moins de 35 ans. Il n'existe donc pas une seule réponse à la définition des catégories d'âge. Ce temps de la vie est d'abord marqué par la transition entre la situation de dépendance et d'hétéronomie que connaissent les jeunes par rapport à leur famille et les cadres de socialisation vers l'accès à l'autonomie. Nous constatons de plus en plus de situations hybrides : certaines jeunes commencent à travailler, mais n'atteignent pas l'autonomie résidentielle ou économique. Ainsi, le temps d'accès à l'autonomie s'est rallongé et ses différentes étapes se sont complexifiées. J'ai beaucoup travaillé sur la catégorie des 18-20 ans, notamment sur leur rapport au vote, car ce temps correspond à un moratoire électoral. En effet, cette tranche d'âge se mobilise davantage, et le décrochage électoral s'observe plutôt à partir de 20 ans, jusqu'à 40 ans. Ainsi, au sujet de la participation électorale, un individu peut être considéré comme jeune jusqu'à 40 ans. Cependant, nous assistons à une mobilisation électorale plus faible de la part des 20-30 ans que des 18-20 ans.

Au sujet de la question du vote influencé par les parents, il est vrai que le premier vote est souvent identique à celui des parents. Cependant, les jeunes sont plus volatiles et moins attachés à des loyautés partisanes durables. De plus, les parents sont des électeurs plus incertains et plus mobiles que les générations précédentes, où les loyautés partisanes et idéologiques étaient beaucoup plus arrimées à des identités sociales et familiales. L'abstention crée beaucoup de mobilités, car le passage de l'abstention, entre un tour et l'autre ou une élection et une autre, offre des occasions de recompositions et de réalignements électoraux. Ainsi, les premiers votes sont souvent identiques à ceux des parents, mais cette situation n'est pas pérenne en raison de la volatilité des électeurs.

Par ailleurs, nous retrouvons des caractéristiques déjà observées il y a 40 ans, mais qui se sont aggravées. Les jeunes ont toujours été plus abstentionnistes pour des raisons structurelles, mais nous constatons un grand changement. En effet, la défiance à l'égard de la politique et du personnel politique n'était pas aussi marquée auparavant. Ainsi, les comportements observés n'ont pas la même signification en raison de la crise de la représentation politique qui touche la France.

M. Brice Teinturier . - Je ne pense pas qu'il soit possible de relativiser les changements observés en comparant à la situation d'il y a 30 ans. Le rapport à la politique et à la démocratie a évolué. La crise de la représentation a également modifié la donne. Dans les années 80, les Français n'avaient pas le sentiment de ne pas être correctement représentés. Aujourd'hui, 75 % des Français (et davantage chez les jeunes) estiment que leurs idées ne sont pas représentées. À partir des années 90, la croyance en la capacité du politique à agir sur le réel diminue, suite aux alternances et à la diffusion de la mondialisation. La crise de l'exemplarité concerne l'ensemble de la société française, mais surtout les jeunes, qui expriment un sentiment de déficit d'exemplarité majeur, dans la sphère politique, sportive et entrepreneuriale. En effet, des figures d'identification s'effondrent et un certain cynisme ambiant se répand dans la société, qui se construit davantage autour de valeurs liées à l'argent ou à la réussite immédiate. Ainsi, le rapport à la politique, à la société et à la démocratie a changé. Je suis inquiet pour l'avenir de la démocratie et sa reconfiguration. L'agora électorale possède de moins en moins de sens pour les Français et notamment les jeunes.

Le rapport au temps et à l'information est également modifié et doit être pris en compte dans la question de la reconfiguration de la démocratie. Des ruptures majeures se sont opérées au cours des vingt dernières années. Ainsi, la demande d'immédiateté est beaucoup plus forte. La conception de la politique comme un temps long qui nécessite une durée pour que des résultats soient constatés n'est plus acceptée. L'articulation ne s'opère plus entre les décisions prises par les assemblées parlementaires qui mettront plusieurs années à produire des effets et les aspirations des Français. Cela peut expliquer pourquoi ils ressentent le besoin de se sentir utile rapidement. Le rapport à l'information est également fondamental. Les audiences se sont fragmentées ces dernières années, il n'existe donc plus de moments collectifs, de partage de valeurs communes véhiculées par les médias de masse. Aujourd'hui, le premier canal d'information des jeunes est YouTube, ils ne fréquentent plus les médias classiques. Ainsi, la fracture en termes d'information est importante et explique un certain nombre de différences entre les plus âgés et les plus jeunes qui n'existaient pas à la fin des années 80.

Mme Fabienne Keller . - Vos propos sur la corrélation entre la fracture politique et le numérique sont très intéressants.

Mme Sandrine Guimon . - J'estime que de grandes mutations sont intervenues dans la raison de l'engagement. Aujourd'hui, les motivations sont individuelles, mais participent à un ensemble de causes partagées. J'aimerais vous lire une citation : « Les jeunes d'aujourd'hui aiment le luxe, méprisent l'autorité et bavardent au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus lorsqu'un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent, ils contredisent leurs parents, plastronnent en société, se hâtent à table d'engloutir des desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres. Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l'autorité et n'ont aucun respect pour l'âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans. » Il s'agit d'une citation de Socrate. Ainsi, les préjugés sur les jeunes existent depuis longtemps, mais les jeunes ont également un certain nombre de préjugés sur les générations précédentes. Néanmoins, ils ne sont pas seulement des abstentionnistes, il est important de valoriser leurs actions afin que la société change de regard sur eux. Des réflexions sont en cours autour du service national et pourraient permettre la reconnaissance de l'engagement. Plus les jeunes apprennent tôt à s'investir dans des actions citoyennes, plus celles-ci feront partie de leur mode de développement. L'Institut de l'engagement permet aux jeunes qui ont réalisé un service civique ou une action de bénévolat de s'ouvrir des portes pour l'avenir. La reconnaissance officielle de l'engagement de la jeunesse est très importante pour favoriser et multiplier ces parcours.

M. Yannick Vaugrenard . - J'aime cette citation de Socrate, car elle nous ramène à la réalité des générations depuis des milliers d'années. Si vous aviez posé la question de la légitimité du blocage d'établissements scolaires aux lycéens de 1968, ils auraient donné la même réponse que les jeunes de 2018. Cependant, l'évolution par rapport au lien familial est différente. Aujourd'hui, nous constatons un changement important des solidarités familiales du fait des conditions sociales d'existence qui ont évolué. Nous assistons à une forme de « dégagisme » généralisé, en France, mais aussi à l'international. Avez-vous des informations qui vous permettent de faire le même constat dans les autres pays européens, ou est-ce un phénomène seulement français ?

M. Brice Teinturier . - Effectivement il ne s'agit pas d'un phénomène spécifiquement français. Le constat effectué ce matin sur le rapport à la politique, à la représentation, sur la crise du résultat, est valable pour l'ensemble des démocraties européennes et les États-Unis.

Le numérique pose un certain nombre de problèmes, mais peut également constituer une partie de la solution. Dans cette demande d'immédiateté, ces nouveaux canaux d'information et ces communautés qui se forment ponctuellement peuvent aider à trouver des solutions afin de compléter la démocratie représentative traditionnelle. La difficulté est d'articuler l'ensemble, l'interpénétration des deux est nécessaire afin de donner aux citoyens le sentiment d'être davantage pris en compte. De plus, le numérique permet de connecter rapidement des individus et donc de renforcer l'efficacité des solutions qu'ils souhaitent mettre en oeuvre.

Mme Anne Muxel . - Si vous êtes intéressés par la comparaison internationale, vous pouvez vous reporter à une étude menée en 2017 par la Fondation pour l'innovation politique, intitulée « Où va la démocratie ? », dans laquelle j'ai contribué à une analyse de la déconsolidation démocratique dans le renouvellement intergénérationnel. La plupart des démocraties sont concernées, mais à des niveaux différents.

M. Jean-François Mayet . - Il n'existe pas une dichotomie totale entre les jeunes qui votent et les jeunes qui s'engagent. Parfois, il s'agit des mêmes individus.

Mme Fabienne Keller . - Il s'agit d'une forme d'engagement politique, de prise de conscience. Il est apparu d'autres formes d'action politique que le vote : des expressions énergiques comme le blocage, mais aussi des expressions à travers le numérique comme les pétitions ou la création de communautés autour d'un sujet, grâce aux réseaux sociaux. J'ai été intéressée par les propos de Mme Muxel sur la manière dont les individus participent aux premières élections, qui détermine la poursuite de l'engagement citoyen. La relation entre générations sur cette question politique est riche et croise d'autres thématiques. Nous déplorons la faible participation électorale des jeunes, mais nous pouvons nous réjouir des engagements et des recherches de sens, qui apparaissent comme une refondation de l'engagement politique par la jeunesse.

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