II. UN CHANGEMENT DE VISION EUROPÉENNE

Les dissensions au sein de la coalition ne semblent pas voir d'incidence sur les positions européennes du gouvernement, critique à l'égard des institutions et appelant à un renouvellement profond de l'Union européenne, jugée déconnectée des peuples. Mais si la posture, comme les alliances au Parlement européen des deux formations de la majorité, reflètent une forme d'euroscepticisme, rien n'indique aujourd'hui une volonté italienne de quitter l'Union européenne en général et la zone euro en particulier. Le M5S a ainsi récemment rejeté catégoriquement ces options. La Lega oscille, quant à elle, entre provocation - rapprochement avec l'administration Trump aux États-Unis - et acceptation des règles communes.

De fait, en dépit d'un soutien relatif de Matteo Salvini à la Première ministre Theresa May, l'Italie appuie cependant la position du Conseil européen et du négociateur Michel Barnier. Le gouvernement italien est en revanche plus véhément sur la question migratoire et sur la gouvernance de l'Union économique et monétaire.

Les relations extérieures de l'Union européenne sont également au coeur des préoccupations européennes de la coalition. L'Italie souhaite ainsi une évolution du lien avec la Russie en insistant sur la question des sanctions, considérées comme « un instrument et pas un objectif ». Le mois d'octobre a été marqué par de nombreux échanges entre les gouvernements russe et italien alors que les liens commerciaux entre les deux pays ont représenté plus de 15 milliards d'euros au premier semestre 2018. Les autorités italiennes sont, à ce titre, favorables à la mise en place de mesures incitatives européennes en faveur des PME russes.

Le nouveau gouvernement italien est par ailleurs assez allant sur un développement des relations économiques avec la Chine. Une coopération industrielle et financière est déjà à l'oeuvre entre les deux pays et de nouvelles avancées sont attendues en ce qui concerne les nouvelles routes de la soie, les ports de Gênes et Trieste étant ciblés. Les autorités italiennes souhaitent, dans cette optique, que l'Union européenne soit plus perméable aux investissements chinois dans les infrastructures et les secteurs technologiques. Cette volonté d'ouverture contraste avec le blocage, au parlement italien, de la ratification de l'accord commercial avec le Canada (CETA). Si la Lega semble plus encline à son adoption, le M5S y apparaît opposé.

La position eurosceptique du nouveau gouvernement ne constitue pas, à l'échelle nationale, une véritable nouveauté. Le gouvernement Renzi (2014-2016), tout en réaffirmant régulièrement son attachement à la construction européenne, s'en prenait de façon récurrente à la Commission européenne, à l'action de la Banque centrale européenne, au poids de l'Allemagne, au manque de flexibilité du Pacte de stabilité et de croissance ou à la gestion de la question migratoire. Outre la Lega et le M5S, Forza Italia , parti de l'ancien président du Conseil Silvio Berlusconi, s'est également montré très critique à l'égard de l'Union européenne depuis 2011. Ces postures ont trouvé un écho au sein de la population, confrontée à la crise économique et financière depuis 2008, à ses conséquences en matière budgétaire ainsi qu'à l'afflux de migrants sur les côtes italiennes.

A. LA QUESTION BUDGÉTAIRE

L'Italie n'est plus visée depuis le 21 juin 2013 par la procédure pour déficit excessif ouverte à son encontre fin 2009 par la Commission européenne. Le déficit public italien atteignait à l'époque 5,5 % de son PIB.

1. Le projet de budget pour 2019

Le gouvernement italien a présenté, le 27 septembre dernier, un projet de budget tendant à concrétiser l'ensemble des promesses de campagne de la Lega et du M5S. Il rompt avec les objectifs de réduction de la dépense publique affichés par le précédent gouvernement, en prévoyant une augmentation du déficit public qui devrait atteindre 2,4 % du PIB, soit le triple du taux mentionné dans le programme de stabilité transmis à la Commission européenne par les autorités italiennes en avril dernier. Le déficit public serait ensuite ramené à 2,1 % en 2020, puis 1,8 % en 2021. Il témoigne, au sein de l'actuel cabinet, de l'absence de poids politique du ministre de l'économie et des finances, pourtant choisi pour tenter de concilier les objectifs budgétaires des deux principaux partis et les engagements européens de l'Italie. Le ministre tablait ainsi sur un déficit public ne dépassant pas 1,6 % du PIB en 2019.

Cette dégradation du solde budgétaire permettrait au gouvernement de dégager 21 milliards d'euros de marge de manoeuvre - qualifiée par la coalition de « manovra del Popolo » (manoeuvre du peuple) - et de financer ainsi les principaux engagements électoraux de la coalition. Le contrat de gouvernement signé par la Lega et le M5S prévoyant de mettre fin à la politique d'austérité au profit d'une politique au service de la croissance, qui ne cèderait pas aux « diktats de Bruxelles ».

Le projet de budget prévoit en premier lieu la mise en place d'un revenu de citoyenneté d'un montant de 780 euros mensuels, destinés à favoriser l'insertion de 6,5 millions de personnes sur le marché du travail. Le coût de cette mesure, défendue par le M5S, est estimé à 6,8 milliards d'euros par an. Le revenu de citoyenneté ne serait plus accordé dès lors que le bénéficiaire refuserait trois offres d'emploi jugées « équitables ». La mise en place du dispositif implique, par ailleurs, une restructuration des réseaux des centres pour l'emploi évaluée à 2 milliards d'euros.

L'augmentation de la taxe sur la valeur ajoutée prévue par la précédente loi de finances est, quant à elle, annulée, privant ainsi le budget d'une recette supplémentaire de 12,4 milliards d'euros par an. Cette abrogation s'inscrit dans une réforme plus large de la fiscalité réduisant le nombre de tranches de 5 à 2 d'ici 2021. Les revenus annuels supérieurs à 75 000 euros seront ainsi imposés à 33 %, les montants inférieurs à 23 %. La Lega a, par ailleurs, obtenu un taux fixe de 15 % ( flat tax ) pour les auto-entrepreneurs dont le chiffre d'affaires est inférieur à 65 000 euros. Un million de personnes seraient concernées. La baisse de recettes concomitante est estimée à 0,6 milliard d'euros en 2019 et devrait atteindre 2 milliards d'euros en 2021.

La loi sur les retraites adoptée par le gouvernement Monti fin 2011 (loi Fornero) est, quant à elle, modifiée afin de faire baisser l'âge de départ en retraite fixé à 66 ans et 7 mois en 2018 1 ( * ) . Le nouveau dispositif prévoit l'introduction d'un « quota 100 ». Ce quota autorise un départ anticipé dès lors que le cumul de l'âge du cotisant et de la durée de cotisation atteint 100. Ainsi, un salarié âgé de 61 ans ayant cotisé 39 annuités sera autorisé à prendre sa retraite. La Lega estime que cette disposition devrait concerner 400 000 personnes et ainsi créer un appel d'air pour les jeunes sur le marché du travail. Le M5S a, en outre, obtenu la revalorisation du minimum vieillesse avec la création d'une « pension de citoyenneté » dont le montant atteindrait 780 euros, contre 507,46 euros aujourd'hui. 3,4 millions de personnes sont concernées. Afin de financer ces deux mesures - estimées à 6,8 milliards d'euros annuels -, le gouvernement prévoit un plafonnement des pensions supérieures à 4 500 euros mensuels.

Le président du Conseil a enfin annoncé un vaste plan d'investissements publics de 15 milliards d'euros sur trois ans. Cette somme vient s'ajouter aux 38 milliards d'euros déjà dégagés pour les quinze prochaines années. Le plan concernerait les écoles, les routes et les communes. Les grands projets, à l'instar de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin, seront réétudiés à la lumière d'une analyse coûts-bénéfices. La relance des investissements aurait une incidence sur le taux de chômage, le gouvernement tablant sur un taux compris entre 7 et 8 % de la population active en 2021 (le renforcement des effectifs de police porté par Matteo Salvini y contribuerait également puisqu'il doit conduire au recrutement de 10 000 agents, soit 1 milliard d'euros de dépenses supplémentaires). Certains observateurs relèvent que l'investissement cible essentiellement les infrastructures et ne favorise pas la modernisation du tissu industriel italien. Le gouvernement semble ainsi avoir abandonné le plan Industrie 4.0 mis en place par la précédente majorité et censé permettre aux entreprises italiennes de s'inscrire pleinement dans la numérisation de l'économie. Cette absence de continuité n'est pas sans faire peser un risque sur des entreprises qui, jusqu'alors, avaient su s'accommoder de la mondialisation et rester compétitives. La politique industrielle est, plus largement, absente du contrat de gouvernement signé par la Lega et le M5S.

Le gouvernement a également annoncé la création d'un fonds de 1,5 milliard d'euros destiné à aider les petits épargnants touchés par la crise bancaire. Ce fonds était déjà envisagé par le précédent gouvernement. La loi de finances pour 2018 prévoyait cependant une dotation limitée à 25 millions d'euros. Seraient éligibles les particuliers victimes de pertes financières consécutives à des investissements dans des instruments financiers mis en résolution à la fin de l'année 2015 et/ou en liquidation administrative forcée en juin 2017. Un recours devra avoir été favorablement instruit par l'Arbitrage pour les différends financiers (ACF), mis en place au sein de l'autorité des marchés financiers italienne, la Consob. Ces recours devront être présentés avant le 30 novembre 2018. L'indemnisation devrait correspondre à 30 % du montant liquidé, dans la limite de 100 000 euros par plaignant.

L'ensemble de ces dispositions, auxquelles il convient d'ajouter le lancement de la numérisation des services administratifs ou la révision du code de la justice civile et des procès civils, représenterait une augmentation des dépenses publiques de 36 milliards d'euros, partiellement compensées par les 21 milliards d'euros liés à la manovra del Popolo . Le solde serait obtenu au moyen de recettes supplémentaires et de réductions de dépenses, pour l'heure non détaillées par le gouvernement.

Les sondages favorables aux deux formations gouvernementales ne sauraient occulter les inquiétudes des milieux économiques à l'égard du projet de budget 2019, ses incidences sur la position de l'Italie sur les marchés et ses conséquences sur la compétitivité du pays. La Lega tente, dans ce cadre, de justifier ces mesures au nom de la lutte contre la baisse de la natalité auprès d'un électorat en large partie composé de petits entrepreneurs.

2. La réaction de la Commission européenne

La Commission européenne a, dans le cadre du semestre européen, émis un avis sur le projet de budget 2019 de l'Italie le 23 octobre dernier. Elle a demandé au gouvernement de lui présenter un projet révisé de plan budgétaire sous trois semaines, conformément aux dispositions du règlement (UE) n° 473/2013 du 21 mai 2013 établissant des dispositions communes pour le suivi et l'évaluation des projets de plans budgétaires et pour la correction des déficits excessifs dans les États membres de la zone euro ( two pack ). Cette intervention, à ce stade du semestre européen, constitue une première. La Commission a consulté au préalable les autorités italiennes en leur envoyant une lettre, le 18 octobre, dans laquelle elle leur a demandé de plus amples informations. Les observations ont été présentées par l'Italie le 22 octobre 2018. Elles ont été prises en compte dans l'avis de la Commission.

La Commission estime dans son avis que le projet de plan budgétaire n'est pas conforme à la recommandation adoptée à l'unanimité par le Conseil et adressée à l'Italie en juillet 2018, après approbation préalable du Conseil européen le 28 juin dernier. Ce texte appelait à une amélioration du solde structurel de 0,6 % du PIB. Le projet de budget italien table, à l'inverse, sur une détérioration du solde structurel de 0,8 % du PIB en 2019. Cette position constitue une rupture avec les efforts menés jusque-là par les autorités italiennes en matière de réduction des dépenses publiques. L'Italie est sortie depuis 2013 de la procédure pour déficit excessif et présente depuis 2015 un déficit public inférieur à 3 %, en amélioration constante : 2,3 % en 2017, soit 1,9 % hors mesures temporaires de soutien au secteur bancaire). L'excédent primaire (hors charges d'intérêts) a cessé de s'améliorer depuis 2013 mais reste élevé à 1,4 % en 2017 (1,8 % sans les mesures exceptionnelles de soutien au secteur bancaire).

La recommandation du Conseil visait en premier lieu à permettre une réduction de l'encours de la dette publique. Celle-ci représentait plus de 2 300 milliards d'euros, soit 131,2 % du PIB en 2017, représentant une charge moyenne de 37 000 euros par habitant. Le coût annuel de la dette pour l'Italie était estimé en 2017 à environ 65,5 milliards d'euros, soit 3,8 % du PIB. Selon les autorités italiennes, le ratio dette/PIB devrait cependant diminuer pour atteindre 126,7 % en 2021. Reste que la trajectoire de déficit inscrite dans le projet de loi de finances pour 2019 conduit à une dégradation de l'excédent primaire (hors charges d'intérêts) à 1,1 %.

La Commission relève par ailleurs que les prévisions macro-économiques sur lesquelles se fonde le gouvernement italien n'ont pas été approuvées, comme le prévoit le semestre européen, par l'autorité indépendante chargée d'apprécier la sincérité du budget, l' Ufficio Parlamentare di Bilancio . Celui-ci a en effet jugé que les projections retenues se situaient « en dehors de la plage de valeurs acceptables, selon les informations actuellement disponibles », et sont donc exposées à des « r isques considérables ». La Banque d'Italie, la Cour des comptes et l'Institut national des statistiques (ISTAT) ont également émis des réserves sur le cadrage macro-économique du projet de budget. Les hypothèses de croissance - 1,5 % en 2019 puis 1,6 % en 2020 et 1,4 % en 2021 - sont, en effet, jugées trop ambitieuses, la croissance devant plutôt tourner autour de 1 % l'an prochain d'après la plupart des observateurs économiques. La Banque d'Italie prévoit, dans ces conditions, un déficit public atteignant 3 %. Les prévisions macro-économiques d'automne rendues publiques par la Commission européenne le 8 novembre confirment cette tendance. Le déficit public est estimé à 2,9 % du PIB en 2019 et à 3,1 % l'année suivante. Ce scénario repose sur une croissance du PIB limitée à 1,2 % en 2019 puis 1,3 % en 2020. Le gouvernement italien considère que ces estimations relèvent de la « défaillance technique ».

L'appréciation de la Commission européenne sur le projet de loi de finances 2019 ne vise pas spécifiquement les priorités budgétaires du gouvernement italien : investissements dans les infrastructures, mise en place d'un revenu universel ou éradication de la pauvreté. Elle relève simplement que les nouvelles dépenses engagées ne sont pas compensées et contribuent à accroître le déficit public de façon substantielle. Elle note qu'il est déjà arrivé que des États membres opèrent un ajustement budgétaire inférieur à celui recommandé par le Conseil mais constate, dans le cas italien, un écart entre la détérioration budgétaire prévue et l'ajustement recommandé inédit depuis l'entrée en vigueur du règlement (UE) n° 473/2013 en 2013.

La Commission relève par ailleurs la persistance des maux italiens
- faible croissance et atonie de la productivité - et constate que les réformes destinées à corriger ces difficultés lancées ces dernières années et saluées par l'Union européenne apparaissent remises en cause par le projet de budget pour 2019.

Elle rappelle enfin que l'Italie a été le principal bénéficiaire des clauses de flexibilité du pacte de stabilité et de croissance mises en avant par la Commission depuis 2015. Les autorités italiennes ont ainsi pu déroger aux trajectoires d'ajustement budgétaire pour un montant cumulé de l'ordre de 30 milliards d'euros (ou 1,8 % du PIB) entre 2015 et 2018, en raison de toute une série de facteurs : conditions économiques défavorables, soutien aux réformes structurelles et à l'investissement, circonstances « inhabituelles » liées à des menaces pesant sur la sécurité, à la crise des réfugiés et à des tremblements de terre.

L'Italie est, par ailleurs, le deuxième bénéficiaire du Fonds européen d'investissements stratégiques lancé par l'Union européenne fin 2014. Les financements accordés en Italie dans ce cadre ont atteint 8,9 milliards d'euros et devraient à leur tour générer plus de 50 milliards d'euros d'investissements nouveaux. En outre, l'Italie est le deuxième bénéficiaire des Fonds européens structurels et d'investissement, avec une enveloppe de 44,7 milliards d'euros d'aide de l'Union pour la période 2014-2020, soit en moyenne 735 euros par habitant provenant du budget de l'Union.

Reste que le gouvernement italien semble, dans le domaine financier comme sur d'autres sujets, privilégier le rapport de force avec les institutions européennes. La question budgétaire s'inscrit, en effet, dans la lignée d'un précédent projet du nouveau gouvernement italien consistant à demander l'annulation de la dette italienne détenue par la Banque centrale européenne. L'idée a cependant été abandonnée. La Commission européenne est aujourd'hui considérée comme dépassée par les deux vice-présidents du Conseil, contestant sa légitimité politique à la veille des prochaines élections européennes et critiquant sa lecture trop rigide des textes budgétaires. Il convient, à cet égard, de relever que le gouvernement souhaite obtenir le poste de commissaire aux affaires économiques et financières au sein de la prochaine Commission européenne. La Banque centrale européenne et son président Mario Draghi, pourtant italien, sont également critiqués, principalement par le M5S. Le mouvement n'admet pas les réserves exprimées par le banquier central sur le projet de budget. Il juge par ailleurs que l'action de la BCE demeure insuffisante par rapport à celle de la Federal reserve américaine.

L'absence de correction d'envergure du projet de budget, annoncée par le gouvernement italien le 13 novembre, a conduit la Commission européenne à confirmer, le 21 novembre dernier, l'existence d'« un manquement particulièrement grave » à la recommandation du Conseil du 13 juillet 2018. Elle devrait proposer d'ici au début du mois de décembre aux États membres l'ouverture d'une procédure pour déficit excessif visant spécifiquement le critère de la dette. Si celle-ci devait être lancée et que les autorités italiennes ne modifiaient pas leurs orientations budgétaires, des sanctions financières sont prévues par le two pack . Elles peuvent atteindre 0,2 % du PIB du pays concerné, soit, en l'espèce, 3,4 milliards d'euros. Cette somme viendrait grever la dette italienne.

Dans ces conditions, la communication de la Commission européenne et du Conseil à l'endroit des autorités italiennes devra être ciblée et combiner la nécessité de faire respecter le droit européen et le devoir de rassurer les investisseurs. Il convient de rappeler que, tout en rappelant l'importance d'une réduction de la dette, l'Eurogroupe, réuni le 5 novembre, avait invité la Commission européenne à engager un dialogue « ouvert et constructif » avec les autorités italiennes. Le gouvernement italien a indiqué, de son côté, être ouvert, le 26 novembre dernier, à une forme de négociation.

3. La position des marchés

L'agence de notation Moody's a décidé, le 19 octobre dernier, d'abaisser la note de l'Italie d'un cran pour la faire passer de Baa2 à Baa3, assortie d'une « perspective stable ». Trois des quatre principales agences ( Standard & Poor's , Moody's , Fitch et DBRS ) notaient déjà l'Italie à deux crans du niveau spéculatif. Standard & Poor's a, de son côté, maintenu la note italienne au cran BBB, l'assortissant néanmoins d'une perspective négative.

Cette dégradation de la notation va de pair avec la remontée des taux observée depuis le début des négociations pour la formation du gouvernement. L'écart entre les taux d'emprunt italien et allemand (le spread ) est, quant à lui, passé de 150 points de base (1,5 point de pourcentage) à 316 le 26 octobre. L'Italie emprunte aujourd'hui à 3,523 % à dix ans, contre 0,363 % pour l'Allemagne. La Bourse de Milan a, de son côté, perdu 22 % depuis mai dernier. Le secteur bancaire, qui détient 372 milliards d'euros de dette souveraine italienne, a été le plus touché par cette baisse des valeurs boursières : les cours de l'ensemble des établissements côtés ont ainsi chuté de 37 %.

De l'avis de nombreux analystes financiers, la dette italienne ne devrait cependant pas être immédiatement affectée par une remontée rapide des taux. La maturité moyenne des obligations est assez élevée puisqu'elle atteignait 6,9 ans fin 2017. La mesure du délai au terme duquel le taux de marché affecte la dette ( average reflexing period ) était, quant à lui, estimé à 6,18 ans en juin dernier. Avant de connaître une remontée depuis le début de l'exercice 2018, le coût moyen de financement a par ailleurs sensiblement baissé au cours de ces dernières années. Les deux tiers de la dette ont ainsi été émis après 2013, bénéficiant directement de la baisse des taux. Le coût moyen demeure encore aujourd'hui inférieur au coupon des obligations venant à échéance en 2021. Le programme d'émission pour 2018 demeure par ailleurs très avancé et les disponibilités liquides du Trésor italien - 80 milliards d'euros - lui permettent de couvrir 25 % des besoins de financement d'ici à fin 2019.

Les tensions observées sur les marchés après les annonces budgétaires du gouvernement italien ne doivent pas non plus occulter le fait que la dette demeure principalement détenue par les banques italiennes et la Banque centrale européenne. Les investisseurs étrangers ne possédaient en juillet dernier que 30,8 % de la dette, ce qui atténue les risques de spéculation et d'augmentation concomitante des taux. Dans le cadre de sa politique d'assouplissement quantitatif, la Banque centrale européenne reste par ailleurs sur un rythme de rachats de titres quasi identique à celui de l'an passé : 16,8 % des acquisitions en 2018 contre 17,8 % en 2017. La Banque centrale européenne a acheté en septembre dernier plus de 3,6 milliards d'euros de titres obligataires italiens. Le montant de la dette acquise par la Banque centrale européenne depuis le lancement de son programme s'élevait, au 30 septembre, à plus de 360 milliards d'euros.

Dans ces conditions, le risque de crise majeure et de contagion à l'ensemble de la zone euro peut apparaître, pour l'heure, tempéré. L'arrêt, annoncé en janvier 2019, du programme d'assouplissement quantitatif de la Banque centrale européenne pourrait cependant contribuer à faire augmenter les taux italiens. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que le gouvernement tente un rapprochement avec les fonds souverains russe et chinois en vue d'un rachat de dette. La notation des titres italiens peut toutefois apparaître trop basse pour ces fonds. Une poursuite de la dégradation des positions italiennes sur les marchés ne serait pas sans susciter une certaine inquiétude, le PIB italien représentant un peu plus de 15 % de celui de la zone euro et alors même que le Mécanisme européen de stabilité ne dispose pas des liquidités suffisantes pour faire face, dans le cas italien, à un choc de type grec.

L'évolution du spread devrait, en tout état de cause, conditionner l'action du gouvernement italien. Une différence de 400 points - elle atteignait 550 points en octobre 2011 lors de la démission de Silvio Berlusconi - est considérée, par la plupart des observateurs, comme le seuil au-delà duquel les autorités italiennes modifieraient le projet de loi de finances. Au sein de la coalition, la Lega semble très vigilante sur ce point, à la différence du M5S. Un tel écart pourrait en effet induire une recapitalisation des établissements bancaires qui détiennent une part importante de la dette italienne. L'assouplissement de la position italienne, annoncé par le gouvernement le 26 novembre dernier, a contribué à une baisse du spread (290 points).

4. L'inconnue bancaire

La question budgétaire n'est pas sans incidence sur la situation des banques italiennes. En septembre dernier, l'agence Fitch a ainsi placé sous perspective négative les notes à long terme d' Intesa San Paolo , UniCredit , Credem , Mediobanca , ajoutant qu'il était probable qu'elles soient abaissées en cas de dégradation de la notation de la dette souveraine italienne.

La dégradation récente de leur cotation sur les marchés (-34 milliards d'euros depuis mai 2018, le montant de la capitalisation de l'ensemble du secteur s'établissant désormais à 72 milliards d'euros) ne doit pas faire oublier les premiers effets positifs de la restructuration du secteur opérée par les précédents gouvernements. La part des prêts non performants est ainsi en diminution, atteignant fin 2017 14,5 % (260 milliards d'euros) de l'encours total contre 18 % en 2015. Le taux de formation de nouvelles créances douteuses a atteint son niveau d'avant la crise de 2007. La question des créances douteuses reste cependant un sujet d'inquiétude pour les banques de second rang, les grands groupes ayant pu davantage diversifier leurs portefeuilles. Les autorités italiennes ont néanmoins su, depuis 2015, adopter les mesures nécessaires pour consolider les banques en difficulté, stabiliser le secteur et donner plus de visibilité sur la gestion du risque bancaire.

Symbole de la crise bancaire, la banque Monte dei Paschi di Sienna a été recapitalisée en 2017, l'État prenant alors une participation majoritaire (68 %). L'objectif affiché était une cession de titres à l'horizon 2021. L'établissement suit désormais un plan de réorganisation ambitieux - fermeture de 600 agences sur près de 2 000, réduction des effectifs de 20 %, cession de plus de 28 milliards d'euros de créances douteuses d'ici 2021 - et a renoué avec les bénéfices au premier trimestre 2018. La première banque d'Italie, Intesa San Paolo a, quant à elle, enregistré une progression de son bénéfice trimestriel de 39 % début 2018, affichant ainsi un gain de 1,25 milliard d'euros. L'autre symbole de la crise bancaire, Unicredit , a également gagné sur la même période 1,1 milliard d'euros.

La plupart des grands établissements ont, dans le même temps, réduit leur exposition au risque italien : Intesa San Paolo a ainsi cédé 11 % de son stock, Banco BPM 27 %, Ubi 17 %, et Mediobanca 19,5 %.

Les positions des deux principales formations de la coalition peuvent cependant apparaître contraires à ces vastes mouvements de restructuration, appuyés par l'Union européenne. Les deux partis contestent en effet la mise en oeuvre de la directive établissant un cadre pour le redressement et la résolution des établissements de crédit et des entreprises d'investissement adoptée en 2014. Celle-ci concrétise le principe d'un renflouement interne (« bail-in ») qui s'impose aux actionnaires de l'établissement et à ses créanciers obligataires. Il apparaît que de nombreux Italiens ont acheté de la dette de leur banque, estimant qu'il s'agissait d'un produit d'épargne sans risque, et se sont vus appliquer les mesures de « bail-in ». Ces épargnants constituent aujourd'hui une partie de l'électorat de la Lega et du M5S. L'Italie a par ailleurs été marquée par le suicide d'un retraité ruiné par les opérations de « bail-in » réalisées lors de la faillite de quatre petites banques toscanes. C'est dans ce contexte que s'inscrit la création, dans la loi de finances 2019, du Fonds d'aide (cf infra ) qui devrait être financé par un renforcement de l'imposition des établissements bancaires. La Lega et le M5S souhaitent, parallèlement, que soient revus « radicalement » les principes du « bail-in » afin d'assurer une plus grande protection des épargnants. Il s'agit, dans le même temps, de responsabiliser les directions et les autorités de contrôle des banques.

Cette appréciation, conjuguée aux effets des annonces budgétaires sur les marchés, est incontestablement porteuse de risque pour un secteur très exposé à la dette italienne (364 milliards d'euros, soit 10 % des actifs de l'ensemble des banques italiennes). Une récente étude du Crédit suisse met ainsi en avant les effets directs de l'augmentation du spread sur les ratios de solvabilité des établissements italiens. Une telle évolution conduirait inévitablement à la recapitalisation des principales banques italiennes. L'augmentation constatée des taux d'intérêts induit déjà un renchérissement des coûts de financement, tant en matière de crédits pour les ménages et les PME que d'obligations d'entreprises. L'augmentation du spread fragilise également les opérations de cession des créances douteuses.

Une nouvelle dégradation de la situation des banques italiennes ne serait pas sans incidence pour les établissements des autres États membres. Des banques françaises sont notamment exposées au risque italien : BNP Paribas contrôle ainsi la Banca Nazionale del Lavoro , et le Crédit agricole a acquis Pioneer en 2016.

Les négociations sur le budget de l'Union européenne pour 2017 et la révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel avaient montré une certaine tension entre les autorités italiennes et l'Union européenne, dans la lignée de celle observée sur l'application du Pacte de stabilité et de croissance. Matteo Renzi avait ainsi dénoncé, au cours de la campagne référendaire, les « diktats » budgétaires de la Commission et « l'aveuglement des technocrates bruxellois ». Le drapeau européen avait également disparu lors des allocutions télévisées du président du Conseil italien. Ce raidissement traduisait plus la volonté d'affirmer un projet plus ambitieux pour l'Union européenne, à la veille du 60 e anniversaire du traité de Rome dans un contexte marqué par le Brexit, qu'un repli national ou une première marche vers une sortie de l'Italie de la zone euro, voire de l'Union européenne (« Italeave »).

Analysée rapidement comme une réaction à l'ancrage européen de l'Italie, la victoire du « non » a ainsi été présentée comme une première étape de la sortie du pays de l'Union européenne. Le mécontentement d'une partie de la population italienne à l'égard de l'Union européenne est en tout état de cause une réalité. Eurobaromètre indique ainsi que 25 % des Italiens ont une image négative de l'Union européenne, soit un des taux les plus élevés parmi les États membres (21 % en France et 17 % en Allemagne).

L'idée d'un retrait de la zone euro tient cependant, pour l'heure, plus de l'hypothèse que de la réalité politique, voire économique. Au-delà des effets d'annonces de certains mouvements politiques (M5S, Lega ) à l'occasion des élections, elle a surtout été avancée par le prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz, qui juge que l'euro, couplé à la politique d'austérité allemande, contribue à affaiblir l'économie italienne. Aux yeux de l'économiste, la compétitivité de l'Italie gagnerait indéniablement à une dévaluation qu'impliquerait une sortie de la zone euro, le commerce extérieur italien concourant largement pour l'heure à l'augmentation de la richesse nationale. Reste que l'augmentation concomitante du coût des importations devrait fragiliser un peu plus la demande intérieure et annuler les effets attendus du retour à la lire. A l'heure où son système bancaire est fragilisé, une sortie de l'Italie de la zone euro présenterait des risques évidents. Il convient enfin de rappeler que la sortie de l'euro n'est pas mentionnée dans les traités. Seule une sortie de l'Union européenne est en effet prévue.


* 1 La loi Fornero prévoit également un relèvement progressif étant prévu jusqu'en 2021 pour atteindre 67 ans.

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