B. UNE MOBILISATION DONT LA FAIBLESSE S'EXPLIQUE NOTAMMENT PAR LA COMPLEXITÉ DES ENJEUX D'ADAPTATION

Si les collectivités territoriales se sont jusqu'à présent peu saisies des enjeux d'adaptation au changement climatique, c'est que ce thème est perçu par les collectivités comme particulièrement complexe à traiter . Comme l'a souligné l'AdCF dans sa contribution aux travaux préparatoires au présent rapport, il s'agit d'une thématique « qui demande un changement de paradigme profond, complexe à mettre en place (changer sa manière d'aménager ; penser les politiques de façon transversale) et à expliquer, y compris aux habitants du territoire ; qui nécessite de s'appuyer sur des diagnostics et des informations fines pour comprendre et anticiper les effets du changement climatique sur un territoire donné ; qui impose de se projeter dans des temporalités longues qui ne sont pas celles d'un mandat politique . » Compte tenu de ces freins objectifs, un discours de stigmatisation sur le thème « vous devriez faire mieux » ou un discours purement volontariste sur le thème « mobilisez-vous ! » ont peu de chances d'être opérants. Il faut aussi donner à tous les acteurs des outils concrets d'accompagnement et de soutien financier leur permettant de relever les défis que posent les politiques d'adaptation.

1. Le défi de la transversalité

En matière d'adaptation aux changements climatiques, on ne peut généralement pas compartimenter les problèmes et les traiter séparément.

Par exemple, il est inefficace de concevoir séparément les politiques d'adaptation de l'agriculture, les politiques de prévention des inondations, les politiques en matière de continuités écologiques et la politique de gestion du potentiel hydroélectrique, et ce pour une raison évidente : toutes ces politiques supposent des arbitrages cohérents autour d'une même ressource, l'eau.

De même, on ne peut pas penser la politique d'adaptation agricole stricto sensu (notamment sur la question du choix des assolements) sans s'interroger plus globalement sur les évolutions des débouchés commerciaux pour les nouvelles cultures, ce qui renvoie in fine à une réflexion large sur l'organisation de la filière agroindustrielle toute entière et sur la transformation des goûts et des attentes des consommateurs.

Si on essaie de penser les enjeux d'adaptation au changement climatique dans ces différents domaines sans tenir compte de la forte corrélation des impacts du réchauffement et de l'interdépendance des réponses à apporter, on crée un risque fort de transfert incontrôlé des contraintes d'un secteur à l'autre .

Ainsi, si l'on souhaite développer des solutions fondées sur la nature pour lutter contre les îlots de chaleur urbains (avec un rafraîchissement des villes par végétalisation et présence de points d'eau), il faut intégrer le fait que ces solutions peuvent simultanément aggraver le problème de la propagation des maladies vectorielles en offrant un habitat favorable aux moustiques. Si on n'adopte pas une démarche globale, on peut résoudre un problème en en créant un autre.

De même, si on répond aux problèmes de sècheresse agricole par une irrigation accrue qui vient ponctionner des cours d'eau et des nappes phréatiques sous tension, on risque d'affecter la vie biologique des cours d'eau. Là encore, une approche segmentée conduit simplement à déplacer la contrainte.

La conception des politiques d'adaptation implique par conséquent une approche « systémique » , c'est-à-dire un diagnostic prenant en compte simultanément l'ensemble des problèmes et envisageant des solutions dans leur globalité. C'est un défi pour nos institutions, qui sont organisées sur un modèle industriel de spécialisation fonctionnelle et de travail en silos.

2. Le défi de la pédagogie

Les politiques d'adaptation, parce qu'elles supposent une approche systémique qui traite transversalement plusieurs problèmes interdépendants, ne sont pas toujours faciles à expliquer et à faire accepter aux décideurs et à la population. Cette approche systémique vient en effet heurter une certaine conception du « bon sens », qui veut que ce qui est efficace est nécessairement simple. De fait, les acteurs - collectivités, entreprises, simples citoyens - qui souhaitent s'engager dans une démarche d'adaptation au réchauffement climatique commencent généralement par demander - et c'est bien compréhensible - des solutions d'adaptation opérationnelles, « prêtes à l'emploi », conçues en quelque sorte comme des recettes, sur le modèle linéaire : « un problème/une solution ». Les progrès des politiques d'adaptation supposent donc une forme d'acculturation à la complexité et un gros travail de sensibilisation et d'explication.

3. Le défi de l'incertain

Pour s'adapter, il faut avoir une idée claire de ce à quoi on doit s'adapter et avoir une vision claire des moyens disponibles pour s'adapter.

Or, notre connaissance des impacts du changement climatique est encore très imparfaite. Les prévisions scientifiques en la matière sont toujours inscrites dans des fourchettes de valeurs qui peuvent être assez larges. Par ailleurs, ce qui adviendra à long terme dépend en grande partie de nos choix et de nos actions pour réduire les émissions futures de gaz à effet de serre - de sorte que l'avenir n'est pas inscrit de façon déterministe dans le présent. Cela crée beaucoup d'incertitude. Doit-on se préparer à une hausse des températures de 2°, 3° ou plus à l'horizon 2100 ? Doit-on définir la politique de retrait du trait de côte et la politique de lutte contre les submersions marines en prenant pour hypothèse une hausse du niveau de la mer de 60 cm, de 1 m ou davantage ? Il n'est pas possible de répondre à ces questions fondamentales avec une complète assurance.

Le troisième facteur d'incertitude trouve son origine dans la dynamique du progrès technique : celui-ci peut faire émerger des solutions adaptatives nouvelles et ainsi modifier profondément les paramètres technico-économiques des politiques d'adaptation. Prescrire dès aujourd'hui des solutions adaptatives définitives peut conduire à mettre en oeuvre des solutions que le progrès technique à venir risque de rendre obsolètes, avec pour conséquence soit de devoir « déclasser » certains investissements dépassés, soit d'enfermer la collectivité dans un sentier d'adaptation sous-optimal.

Intégrer l'incertitude dans les politiques d'adaptation : comment faire ?

• Privilégier les solutions sans regret

Quelques principes simples peuvent guider l'action pour permettre d'arrêter des décisions pertinentes malgré l'incertitude. En premier lieu, il est généralement possible de mettre en oeuvre des solutions dites « sans regret » . Il s'agit de solutions qui restent pertinentes quel que soit le scénario climatique envisagé parce qu'elles permettent de répondre à d'autres objectifs que les seuls objectifs d'adaptation.

C'est le cas des mesures qui participent à la fois des politiques d'adaptation au changement climatique et des politiques d'atténuation des émissions de gaz à effet de serre - par exemple les mesures d'isolation des bâtiments améliorent le confort thermique et permettent de mieux résister aux pics de chaleur et, simultanément, contribuent à réduire les émissions liées au chauffage ou à la climatisation.

C'est le cas également des solutions adaptatives fondées sur la nature . Celles-ci, en même temps qu'elles augmentent la résilience face au réchauffement climatique, contribuent à la protection de la biodiversité ou à l'amélioration du cadre de vie. Tel est le cas de l'agroécologie, qui augmente la résilience du secteur agricole face au changement climatique en préservant la qualité des sols, et qui, en même temps, accroît la capacité de stockage du carbone de ce secteur. Tel est le cas également de la lutte contre les îlots de chaleur urbains fondée sur la végétalisation des villes : il s'agit d'une mesure qui répond à un objectif d'adaptation au changement climatique mais également à une finalité d'amélioration du cadre de vie et des paysages urbains. De même enfin, la désartificialisation des sols ou la reconstitution des zones humides sont à la fois des mesures d'adaptation mais également de protection de la nature et de la biodiversité. La lutte contre les dérèglements climatiques donne donc un motif supplémentaire d'adopter de telles mesures, mais ces dernières se justifient par d'autres motifs légitimes - de sorte qu'on ne court pas de risque de se tromper en les adoptant.

On peut signaler que des outils d'aide à la décision ont été mis au point pour permettre de mieux identifier ces solutions sans regret. On peut citer Objectif'Climat, un outil d'analyse multicritère proposé par l'Ademe, qui permet de prendre en compte les co-bénéfices dans le choix des actions d'adaptation (biodiversité, eau, environnement, réduction de GES...). On peut citer aussi QuantiGES, qui permet de quantifier le co-bénéfice (ou le coût) GES d'une action d'adaptation.

• Privilégier les démarches d'expérimentation

Devant le caractère complexe et systémique des solutions d'adaptation, en raison aussi de l'environnement incertain dans lequel elles s'inscrivent, les politiques d'adaptation peuvent avoir intérêt à privilégier des démarches d'expérimentation, qui permettront de tester ces solutions avant, le cas échéant, de les généraliser. Le soutien à des projets de démonstrateurs territoriaux s'inscrit dans cette démarche expérimentale. De tels projets peuvent être pertinents sur des problématiques transversales et complexes telles que la transformation des filières agricoles par diversification des assolements, l'aménagement des zones littorales pour intégrer les questions de recul du trait de côte ou encore la refonte des politiques de l'eau.

• Développer des solutions ouvertes

Enfin, à chaque fois que c'est techniquement possible, il faut concevoir et mettre en oeuvre les politiques d'adaptation aux dérèglements climatiques comme un processus d'amélioration continue, où le niveau de risque et les vulnérabilités sont régulièrement réévalués et corrigés à mesure que les connaissances scientifiques se développent et que les conditions climatiques et socio-économiques se précisent - conformément au concept de gestion adaptative .

4. Le défi de la territorialisation

Une politique d'adaptation efficace se construit sur la base d'un diagnostic des vulnérabilités d'un territoire. Elle met également en oeuvre des réponses territorialement « sur mesure ». Par exemple, face à l'érosion côtière, il n'y a pas une bonne réponse ou une bonne stratégie, car la montée de la mer n'aura pas le même impact « physique » sur un littoral sableux, sur une côte rocheuse pentue ou sur une falaise littorale. Elle n'aura pas non plus le même impact économique et social selon que la zone littorale abrite une population et des richesses économiques importantes ou seulement des terres agricoles ou naturelles, ou encore selon que le patrimoine menacé peut être physiquement déplacé ou pas. Le premier défi de la territorialisation , c'est donc d'abord celui de la cohérence de la démarche adaptative par rapport aux vulnérabilités et aux enjeux spécifiques à chaque territoire.

Cette construction territorialement sur mesure des politiques d'adaptation implique un portage politique et un pilotage administratif locaux, car il est illusoire de penser qu'une élaboration centralisée puisse prendre en charge efficacement l'extrême diversité locale des situations et des besoins. Le deuxième défi de la territorialisation , c'est donc la reconnaissance de la compétence et de la pertinence de l'échelon local pour élaborer et mettre en oeuvre les politiques d'adaptation.

Cependant, une fois que l'on a affirmé ces principes, il reste encore à identifier précisément le(s) bon(s) échelon(s) et le(s) bon(s) périmètre(s) d'intervention. Or, cette identification est complexe. Quel est par exemple le bon niveau pour traiter des politiques de l'eau ? Pour certains aspects, le niveau intercommunal ou communal est pertinent. Pour d'autres, il faut adopter une approche au niveau des bassins hydrographiques ou des bassins versants - dont les périmètres ne recoupent le découpage d'aucune collectivité. Le troisième défi de la territorialisation , c'est donc aussi celui de la coopération de multiples échelons locaux. De même que les politiques d'adaptation supposent une transversalité qui rompt avec le découpage sectoriel des politiques publiques, elles impliquent également de rompre avec le « millefeuille territorial ». Elles supposent d'identifier les champs d'intervention pertinents pour chaque échelon administratif et d'organiser pragmatiquement l'articulation ou la coopération de ces échelons en partant des besoins du terrain. Les enjeux de gouvernance sont ici déterminants, nous y reviendrons.

5. Le défi de la solidarité

Le dernier grand défi à relever pour les politiques d'adaptation est celui de l'égalité des citoyens et des territoires devant les dérèglements climatiques . Les territoires et les populations les plus exposées sont en effet parfois les plus fragiles - c'est le cas notamment, on y reviendra plus loin, des territoires ultramarins et des territoires de montagne.

Relever le défi de la justice climatique, c'est d'abord intégrer la préoccupation de la réduction des inégalités dans les objectifs des politiques d'adaptation. L'enjeu de la juste répartition de l'effort doit être omniprésent dans l'élaboration, dans la mise en oeuvre et dans l'évaluation de ces politiques. C'est une question de justice mais aussi d'efficacité.

Relever le défi de la solidarité, c'est, plus concrètement, mettre en place des outils de mutualisation des coûts et de solidarité financière pour soutenir les populations, les secteurs d'activité ou les territoires les plus exposés aux impacts du changement climatique ou les moins bien armés pour y faire face.

Il existe déjà de tels outils de mutualisation dans le domaine des risques climatiques. On peut citer par exemple :

- le régime d'indemnisation des catastrophes naturelles. Créé par la loi du 13 juillet 1982 relative à l'indemnisation des victimes de catastrophes naturelles, le régime « Cat Nat » met en place une garantie obligatoire contre les dommages des catastrophes naturelles adossée aux contrats d'assurance « dommages » au moyen d'une prime additionnelle dont le tarif est indépendant de l'exposition aux risques. Ce mécanisme de mutualisation du risque est complété par un mécanisme de réassurance bénéficiant de la garantie de l'État ;

- le fonds de prévention des risques naturels majeurs, dit fonds Barnier . Créé par la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement, il était destiné à l'origine à financer les indemnités d'expropriation de biens exposés à un risque naturel majeur, avant d'être étendu à d'autres missions comme le financement de l'élaboration des plans de prévention des risques naturels (PPRN) ou les travaux de réduction de la vulnérabilité aux inondations des biens à usage d'habitation.

Ces outils de solidarité face aux risques climatiques devront sans doute être renforcés et complétés pour garantir une égale protection face aux effets du réchauffement climatique. Mais il faut également construire la solidarité climatique nationale au-delà du seul champ de la protection contre les risques naturels . Cette question sera abordée plus précisément dans le chapitre consacré au financement des politiques d'adaptation.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page