C. LA GRATUITÉ TOTALE DES TRANSPORTS COLLECTIFS, FACTEUR DE COHÉSION SOCIALE ET ÉCOLOGIQUE

1. Les enjeux sociaux

La gratuité des transports collectifs permet évidemment d'alléger le budget de ceux qui les utilisent, mais également de rendre mobiles des personnes qui, sans la gratuité, ne prenaient pas les transports collectifs ou en limitaient fortement l'utilisation.

a) Donner du pouvoir d'achat aux personnes défavorisées

La gratuité des transports a pour conséquence directe de donner du pouvoir d'achat à ceux qui les utilisent. Pour les personnes n'ayant pas de problème de revenus, ce gain de pouvoir d'achat peut, notamment, être redistribué dans le commerce local.

Bien évidemment, cette hausse du pouvoir d'achat a une portée beaucoup plus importante pour les usagers dont les revenus sont modestes . D'autant que le coût des transports peut pénaliser le budget de ces derniers à double titre .

En premier lieu, les personnes défavorisées, souvent, ne paient pas l'abonnement mensuel aux transports collectifs parce qu'il constitue une dépense trop importante en début de mois . Mais lorsqu'elles sont contraintes d'utiliser les transports, elles achètent leurs titres à l'unité, ce qui leur revient, proportionnellement, plus cher. Comme a pu l'écrire Martin Hirsch : « Cela devient cher d'être pauvre » 58 ( * ) .

Ensuite, de nombreuses personnes qui pourraient bénéficier d'un tarif réduit pour l'utilisation des transports collectifs ne demandent pas à en bénéficier. En effet, le domaine des transports n'échappe pas au phénomène de non-recours . Pour rappel, ce phénomène renvoie à la situation de toute personne qui ne reçoit pas, quelle qu'en soit la raison, une prestation ou un service auquel elle pourrait prétendre 59 ( * ) . Ce non-recours au tarif réduit dans les transports peut s'expliquer par la complexité des démarches : demander un tarif réduit nécessite en effet de se renseigner sur les conditions de réduction de tarifs, de remplir un dossier, de fournir des pièces justificatives. Ces différentes démarches imposent en outre de se déplacer plusieurs fois, ce qui est d'autant plus difficile pour les personnes qui limitent leurs déplacements pour des raisons financières. Par ailleurs, pour les personnes disposant de faibles revenus ou sans emploi, le non-recours peut également s'expliquer par le refus de s'exposer à des situations embarrassantes, lorsqu'il est demandé au bénéficiaire de justifier du tarif réduit à l'occasion des contrôles de titres de transport. Patrick Vergriete, président de la Communauté urbaine de Dunkerque, rappelle ainsi que la tarification solidaire, qui existait avant le passage à la gratuité totale, avait été un échec, le taux d'utilisation des transports collectifs baissant même.

Si le phénomène de non-recours n'est pas propre aux transports, il crée un effet d'éviction en termes de mobilité. Pour les personnes défavorisées, la gratuité représente donc une économie bienvenue mais les libère surtout des préoccupations que le coût des transports peut générer chez elles . Plus besoin de calculer si l'abonnement ou les titres de transports peuvent rentrer dans le budget mensuel, plus besoin d'effectuer les démarches pour obtenir un tarif réduit, plus besoin de regrouper ou limiter les déplacements : la gratuité fait disparaître une partie de la « charge mentale » liée à la gestion du budget.

b) Faciliter l'accès à la mobilité

Les partisans de la gratuité des transports collectifs soulignent le fait que la possibilité de se déplacer ne doit pas dépendre de l'âge, de l'activité professionnelle ou du niveau de revenus : la gratuité permet de donner à tous une solution de mobilité.

Elle donne aussi une facilité d'accès pratique aux transports collectifs. La gratuité permet en effet de ne plus se soucier des moyens de paiement que l'on a sur soi, de ne plus penser à avoir sur soi son titre de transport, de ne pas perdre de temps à faire l'appoint ou à rendre la monnaie. Tout est plus simple : il suffit de monter dans le bus .

Encore une fois, cette facilité d'accès prend un sens plus profond pour les personnes défavorisées. Pour celles qui ne disposent pas de voiture ou qui en limitent l'usage pour des raisons de coût, l'utilisation des transports collectifs est essentielle et les rendre gratuits a des conséquences très directes sur leurs possibilités de déplacements. Cela peut changer leur vie sociale, en leur permettant de sortir de chez elles plus souvent et voir plus de monde. L'accès facilité à la mobilité peut surtout avoir des effets sur l'accès à l'emploi, ou à un meilleur emploi , et contribuer alors à améliorer, aussi, la situation financière et sociale des personnes concernées.

Comme cela a été dit, lors de son audition, l'ancien député Michel Pouzol, soutenant l'idée du revenu universel, a d'ailleurs relevé que, si la mobilité ne faisait pas partie des cinq besoins fondamentaux 60 ( * ) que ce revenu devrait assurer, elle était néanmoins un besoin essentiel, notamment pour l'inclusion sociale.

La gratuité des transports n'est toutefois pas suffisante pour assurer un accès universel à la mobilité car les transports collectifs ne desservent pas tous les territoires et ne peuvent assurer une desserte équitable de tous les territoires. Les réseaux de transports collectifs sont, dans la grande majorité des cas, organisés autour de grandes villes, et desservent de manière régulière, si ce n'est satisfaisante, les banlieues de ces dernières ainsi que, dans une moindre mesure, les territoires ruraux situés à proximité. Pour des raisons de coût, de temps de trajet et de nombre d'usagers potentiels, il est difficile de mettre en place des lignes de bus allant au-delà de ce périmètre et avec une fréquence pleinement adaptée. Dans ces territoires, la voiture individuelle restant un mode difficilement remplaçable dans sa totalité, la priorité doit se porter sur l'offre de transport avec des solutions multiples et innovantes : co-voiturage, auto-partage, vélo. Le changement de pratique, d'habitudes est un élément fort, et dans ce cas la gratuité peut être un outil intéressant : prêt de vélo à assistance électrique, auto-partage financé par la collectivité, etc. Cela peut enclencher un changement de comportement. Les attentes en matière de mobilité dans ces territoires, comme l'a montré le mouvement des « gilets jaunes », sont très importantes.

La gratuité des transports collectifs n'est donc pas naturellement une réponse au besoin de mobilité dans les territoires où ils sont absents, ou très peu présents. Mais dans une métropole, elle bénéficie également aux péri-urbains et ruraux.

2. Un enjeu écologique de plus en plus prégnant : réduire la part modale de la voiture pour améliorer la qualité de l'air et lutter contre le changement climatique

Historiquement, la limitation de la part modale de la voiture n'était pas nécessairement voire rarement évoquée comme motivation de la mise en place de la gratuité. Comme l'exprimait Yves Duhamel en 2007, « au contraire, certains élus s'en défendent bien ; des restrictions à l'égard de l'automobile risquant de ne pas être populaires dans des villes qui attirent vers le centre les populations d'alentour et qui ne connaissent que des embouteillages somme toute relatifs ».

Cependant, en quinze ans, la lutte contre la pollution de l'air s'est imposée dans le débat public et des mesures de restriction de la circulation se sont développées pour remédier aux pics de pollution les plus problématiques, comme en témoigne l'annonce par le ministre de la Transition écologique, le 25 juin 2019, du déclenchement désormais « beaucoup plus rapide » de la circulation différenciée en Île-de-France en cas d'épisode de pollution, même si le déclenchement automatique est d'ores et déjà possible.

De fait, il y a urgence à agir puisqu'on estime aujourd'hui que 48 000 à 67 000 61 ( * ) décès prématurés en France sont liés à la pollution atmosphérique générée par le trafic routier. L'exposition aux particules fines constitue ainsi la deuxième cause de mortalité évitable dans notre pays et peut réduire l'espérance de vie de deux ans dans les villes les plus polluées.

Une étude de l'Insee publiée en mai dernier soulignait ainsi que la pollution de l'air due au trafic automobile augmentait les admissions aux urgences pour maladies respiratoires : « le jour de la perturbation [des transports en commun] , la concentration en monoxyde de carbone est plus élevée. En conséquence, les admissions aux urgences pour affections aiguës des voies respiratoires supérieures sont significativement plus nombreuses. Les jours suivants, la concentration en particules fines dans l'air augmente, ainsi que les admissions aux urgences pour anomalies de la respiration » 62 ( * ) .

Réduire la part modale de la voiture en incitant davantage les automobilistes à abandonner leur véhicule pour prendre les transports collectifs constitue un enjeu majeur de santé publique et financier.

De fait, il est indéniable que les transports collectifs sont, après les modes doux, les moins nocifs, comme l'illustre le schéma ci-dessous, s'agissant des émissions de CO 2 par kilomètre parcouru.

Pour le dire autrement, selon les chiffres de l'Agence Internationale de l'Énergie, le secteur des transports représente près du quart des émissions de CO 2 (24,4 %) mondiales et la circulation routière représente près des trois-quarts de ces émissions (74 %). La circulation routière contribue donc pour près de 20 % du réchauffement climatique mondial. Concernant les émissions françaises de CO 2 , le transport est de loin le secteur le plus émetteur avec 38 % du total 63 ( * ) . Pour respecter nos engagements de l'Accord de Paris, un changement profond de notre mobilité s'impose.

Mettre en place la gratuité totale des transports collectifs peut donc sembler, a priori , une façon pertinente d'augmenter leur part dans les déplacements des habitants des territoires qui bénéficient d'une offre de transport adaptée et de limiter le recours à la voiture. Une telle évolution des comportements apparaît d'ailleurs souhaitée par un grand nombre des automobilistes eux-mêmes. Un sondage 64 ( * ) publié en septembre 2019 a mis en lumière le fait que 53 % des Français seraient prêts à ne plus utiliser de véhicule individuel.

C'est en tout cas un moyen de mettre en avant le transport collectif, de sensibiliser aux problèmes de pollution et de pouvoir mener en contrepartie une politique plus restrictive sur les déplacements polluants comme la voiture individuelle.


* 58 Martin Hirsch , Cela devient cher d'être pauvre , Stock, 2013.

* 59 Par exemple, plus de cinq milliards d'euros de revenu de solidarité active (RSA) ne seraient pas versés chaque année à ceux qui pourraient en bénéficier, selon l'Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore).

* 60 Besoins vitaux ou physiologiques, besoins de sécurité et protection, besoin d'amour et d'appartenance, besoin d'estime de soi et besoin de se réaliser.

* 61 https://www.europe1.fr/sante/pollution-de-lair-une-nouvelle-etude-revoit-le-nombre-de-morts-a-la-hausse-3872477

* 62 https://www.insee.fr/fr/statistiques/4160040

* 63 https://www.futura-sciences.com/planete/questions-reponses/pollution-transport-co2-part-emissions-1017/

* 64 Sondage Harris Interactive pour RTL et M6 ( https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/ecologie-3-francais-sur-4-s-interessent-plus-a-l-environnement-7798263218 ).

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