B. UN ACCOMPAGNEMENT SANITAIRE À RENFORCER SUR LA DURÉE

1. Un suivi « post-traumatique » complexe

Comme différents acteurs de terrain, la Croix-Rouge a fait état de situations post-traumatiques dans les îles de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin à la suite de l'ouragan Irma. Stéphanie Defossez confirmait elle aussi ce constat à l'appui des entretiens qu'elle avait pu mener dans les deux îles, que ces traumatismes relèvent de l'événement lui-même, qui s'est étalé sur plusieurs jours, ou de la situation de l'île à la suite de la catastrophe, dévastée et en proie à de graves troubles sécuritaires.

Si le diagnostic est, selon elle, délicat à établir, Valérie Denux considérait concernant les psychotraumatismes que « certains en sont probablement atteints, mais ne les ont pas exprimés, les dissimulent, ou n'ont pas été identifiés » , soulignant la nécessité de prendre des mesures différentes afin d'améliorer le dépistage.

Le professeur Jehel indiquait que la question des traumatismes se posait « du point de vue des blessures de cette population. 70 % des maisons ont été touchées par ce cyclone Irma, d'une violence exceptionnelle . Les habitants ont connu une véritable peur de mourir et un sentiment d'insécurité , notamment en tant que parents. Ce sentiment violent génère des cicatrices importantes , à la fois pour les individus et au sein des familles. Ce problème pèse encore dans l'interaction au sein des familles, nombre de parents peinant à aborder ce sujet dans leur foyer ». Certains traumatismes ont pu selon lui conduire des personnes à quitter le territoire.

Louis Jehel précisait notamment que la longueur de l'impact émotionnel est un facteur de risque sur la durée des symptômes : « 15 à 30 % des populations exposées à de tels aléas naturels ont des cicatrices durables, appelées aujourd'hui "troubles de stress post-traumatique", qui se caractérisent par des flashbacks , un état de réaction d'hypervigilance et des troubles de la concentration, ainsi qu'une atteinte de l'humeur ».

Un appui des réserves sanitaires avait initié une prise en charge psychologique et psychiatrique à l'issue du cyclone jusqu'en décembre 2017. À l'issue de ce soutien hexagonal, un renfort de Santé publique France est resté dans les Îles du Nord. Le ministère de la santé avait également désigné un chargé de mission afin de travailler sur le sujet du psychotraumatisme et la mise en place du dispositif. La directrice générale de l'ARS a cependant fait état d'une sollicitation relativement faible de ces appuis.

Un bilan réalisé par Santé publique France en 2018

L'agence nationale Santé publique France a réalisé via son antenne antillaise (Cire Antilles) une surveillance des consultations médico-psychologiques post-ouragan à Saint-Martin et Saint-Barthélemy entre septembre 2017 et novembre 2018.

Ce dispositif de suivi avait pour objet « d'évaluer, depuis le passage d'Irma jusqu'à la fin de la saison cyclonique 2018, le recours aux soins des populations résidentes des deux îles impactées par l'événement » .

Ont notamment été observés le nombre de consultations pour des troubles médico-psychologiques en médecine de ville ainsi que les passages aux urgences pour des troubles psychologiques. L'agence estimait alors « un impact post-ouragan important avec près de 700 consultations individuelles réalisées » de septembre à décembre 2017. Les cas relevés étaient notamment ceux de personnes ayant été présentes physiquement dans les îles durant le passage d'Irma (95 % à Saint-Martin, 98 % à Saint-Barthélemy) et ayant subi des dommages matériels (82 % et 83 % respectivement). Pour la majorité, il s'agissait d'une primo-consultation. Les principaux troubles rencontrés étaient des troubles anxieux, du stress et des troubles du sommeil isolés. Le bilan indique que le risque de développer un état de stress post-traumatique a été identifié dans 13 % des consultations sur les deux îles.

Sur la deuxième période analysée, l'agence relève qu'« une proportion importante des consultations individuelles ont abouti à un suivi par psychologue » et qu'« une consultation sur dix a abouti à la délivrance de psychotrope, ce qui est supérieur aux orientations de prise en charge observées en 2017 ».

Le dernier bilan réalisé en 2018 à l'issue de la saison cyclonique faisait état d'une baisse des consultations de ville comme de passages aux urgences. La typologie des manifestations psychologiques est jugée « sensiblement équivalente sans montrer de différence notables sur les diagnostics codés aux urgences avant et après Irma ».

Source : Délégation sénatoriale aux outre-mer d'après les données de Santé publique France

Des alternatives à distance ont également été mobilisées à travers le dispositif « SOS Kriz » existant ou « Karib Trauma » mis en place et financé par la Fondation de France. Cependant, Valérie Denux soulignait qu'« assez peu de personnes sont en effet rentrées dans la file active , qu'il s'agisse du dispositif téléphonique SOS Kriz ou du dispositif de télémédecine Karib Trauma ». Selon le professeur Jehel, « le dispositif Karib Trauma n'a pas apporté tous les éléments de réponse et de satisfaction souhaités, notamment du point de vue de la téléconsultation, le lieu ne s'est pas avéré être adéquat , en raison de sa position centrale dans l'hôpital »

L'appui en prise en charge psychologique ou psychiatrique apparaît plus délicat dans des petits territoires insulaires où la sollicitation de tels dispositifs peut soulever des craintes, notamment en matière de discrétion et de confidentialité . Sur ce point, Louis Jehel indiquait qu'« aux Antilles particulièrement, une très forte attention est portée à l'image de soi et au regard de l'autre. Plus le niveau de responsabilité est important, plus les personnes sont identifiables, plus celles-ci craignent d'être reconnues ». Le professeur Jehel envisageait des solutions mobiles ou à distance afin de pallier les contraintes des spécificités insulaires.

Aussi, a pu être ainsi signalé dans la population un sentiment de décalage entre l'appui conséquent apporté dans l'immédiat après-crise mais finalement insuffisant dans les mois suivants, alors que la pression de la gestion de l'événement redescend et que l'accompagnement peut être d'autant plus nécessaire . Le professeur Jehel soulignait la complexité de cette prise en charge, rappelant que « de nombreux habitants, notamment de Saint-Martin, ont pour priorité de retrouver un toit pour leur maison ou une organisation sociale, et ne parlent pas de la trace de cet événement traumatique , qui ne constitue pas pour eux une priorité. Ils sont par ailleurs en contact avec des professionnels de santé qui ont vécu ces événements, et ont par conséquent le sentiment que ce partage doit être implicite. Ces stigmates de traumatisme font aujourd'hui obstacle à un travail thérapeutique. Ce dernier peut en effet commencer une fois la personne concernée en sécurité » .

2. Une vigilance sanitaire à conserver sur les années à venir
a) Un accompagnement psychologique et psychiatrique à poursuivre

Si les dispositifs mis en oeuvre directement après le passage de l'ouragan Irma ou dans les mois qui ont suivi n'ont pas été concluants, il convient de maintenir un suivi dans l'accompagnement des éventuels traumatismes psychologiques et psychiatriques post-Irma , éventuellement sous des formes nouvelles.

La directrice générale de l'Agence de santé de Guadeloupe évoquait par exemple la possibilité « d'envisager une télécabine pour la téléconsultation ». Celle-ci pourrait trouver place à l'hôpital mais aussi, pour des raisons de plus grande confidentialité, dans les locaux de la Croix-Rouge avec un personnel paramédical sur place.

Le professeur Jehel invitait également à être vigilant à l'égard des personnes très impliquées ou sous tension durant la gestion des catastrophes, comme les professionnels de santé ou certains décideurs publics. En effet, la pression et la nécessité pour certains d'assurer leur mission peut les amener à ne pas faire état d'éventuels maux à prendre en charge.

La directrice de l'ARS, Valérie Denux, insistait cependant sur la nécessité d'une réponse globale à apporter au problème, notamment sociale . Valérie Denux soutenait à ce titre le travail de maraudes réalisées par la Croix-Rouge à Saint-Martin dans le cadre des équipes mobiles d'intervention sociale. Une mission a été confiée, en lien avec la direction de la cohésion sociale (DJSCS) de Guadeloupe à l'ONG sur la notion de Samu social dans les Îles du Nord. Valérie Denux considère ces actions très importantes dans le cadre d'une prise en charge psychologique ou psychiatrique de la population.

Valérie Denux mettait également en avant le bus santé de la Croix-Rouge , qui fait le tour de l'île, dans une démarche de prévention, et pourrait être associé pour des démarches de dépistage , dans le cadre du psychotraumatisme ou des troubles psychosociaux, mais aussi la mise en place de groupes de parole .

La directrice générale indiquait enfin travailler plus globalement à la rédaction du projet territorial de santé mentale , en lien avec les acteurs de santé, qui « devrait probablement être lié à la dimension de prise en charge psychologique voire psychotraumatique ».

b) Un suivi des pathologies organiques à assurer

Les rapporteurs ont également souhaité s'intéresse aux conséquences somatiques qu'a pu avoir le passage de l'ouragan Irma.

Le professeur Jehel expliquait ainsi à la délégation 133 ( * ) que, si des problèmes vasculaires avaient pu être recensés dans les suites des attaques terroristes de Paris, cela n'a pas été retrouvé dans le cas d'Irma : « la cellule d'épidémiologie n'a pas identifié de surmortalité dans les mois suivants les événements » . Le professeur insistait cependant sur l'importance de la surveillance de l'évolution de ces risques et l'appui aux professionnels de santé dans leur repérage . Valérie Denux indiquait, elle, que l'Agence de santé de Guadeloupe avait eu recours à l'observatoire régional de santé de Guadeloupe et avait également sollicité Santé publique France afin de suivre les pathologies dans les Îles du Nord : selon la directrice générale, « aucune différence significative n'a été relevée par rapport à la situation habituelle, en termes de comorbidité ou de conséquences liées à l'ouragan » .

Interrogée sur la prise en charge somatique, la directrice générale de l'Agence de santé de Guadeloupe a indiqué 134 ( * ) travailler à la « mise en place de filières de prise en charge et de parcours, en particulier dans le cadre du groupement hospitalier de territoire des Îles du Nord, en association avec le groupement hospitalier de territoire de la Guadeloupe » et vouloir associer santé mentale et enjeux somatiques.

Les rapporteurs encouragent à maintenir un haut niveau de vigilance et de suivi des pathologies dans les Îles du Nord . Cela vaut en termes de santé mentale et de psychotraumatismes : il convient d'intégrer au projet territorial de santé mentale un volet relatif au suivi des conséquences psychologiques et psychiatriques d'Irma. Au-delà, les rapporteurs appellent à assurer dans les années à venir un suivi de l'évolution des pathologies organiques chroniques - maladies vasculaires, diabètes, dysfonctionnements thyroïdiens notamment.

Aussi, la délégation invite l'Agence de santé de Guadeloupe à conduire, avec Santé publique France et l'observatoire régional, à produire annuellement un rapport public sur l'évolution d'un certain nombre de pathologies, sorte d'« observatoire des pathologies post-Irma ».

Recommandation n° 15 : Renforcer l'accompagnement et la prise en charge des conséquences de l'ouragan Irma en termes de santé mentale. Assurer dans les années à venir, par le biais de santé publique France et de l'observatoire régional de santé, un suivi de l'évolution des pathologies dans les Îles du Nord faisant l'objet d'un rapport annuel rendu public.


* 133 Audition de Mme Valérie Denux, directrice générale de l'Agence de santé (ARS) de Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy, et du Pr Louis Jehel, chef de pôle adjoint du CHU de Martinique et vice-président de l'Université des Antilles, pôle Martinique , le 11 avril 2019.

* 134 Audition de Mme Valérie Denux, directrice générale de l'Agence de santé (ARS) de Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy, et du Pr Louis Jehel, chef de pôle adjoint du CHU de Martinique et vice-président de l'Université des Antilles, pôle Martinique , le 11 avril 2019.

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