C. DES VECTEURS DE CRISE TOUJOURS AUSSI NOMBREUX ET ACTIFS

Comme l'incendie de forêts, une crise financière, d'abord localisée, ne devient systémique qu'en se propageant à l'ensemble du système financier puis à l'économie. Or, les relations interbancaires sont de multiples sortes : marché interbancaire, prêts de titres, produits dérivés, existence d'établissements systémiques, absence de séparation entre banques de dépôts et d'affaire, entre banques et shadow banking...

1. Des liens interbancaires complexes et nombreux

Selon une étude de la Banque de France 50 ( * ) portant sur un échantillon de grandes banques européennes, ces échanges interbancaires (refinancement par des prêts interbancaires, portefeuilles commun de titres, contrats sur produits dérivés...) se seraient réduits.

Ceci dit, si cette baisse est forte, mesurée par rapport à l'encours des dépôts, elle l'est beaucoup moins, mesurée par rapport au total des actifs et surtout, comme le souligne la conclusion de l'étude, les données dont on dispose sont loin d'être exhaustives : « il reste encore des progrès à accomplir pour parvenir à une compréhension exhaustive des interdépendances dans l'ensemble du système financier et, au-delà, des banques. La première étape serait de garantir un partage efficace des données entre les régulateurs de différents secteurs au niveau national, ainsi qu'au niveau mondial. Comme constaté en 2008, les crises financières ne se limitent pas aux crises bancaires et ne s'arrêtent pas aux frontières. »

Parmi les interactions interbancaires difficiles à évaluer et donc à contrôler : les prêts de titres entre établissements. Le volume d'échanges est très important : 17 000 Md$ (2017), en comptant les prêts banques centrales, contre 4 000 Md$ en 2008, générant 8 à 9 Md$ de bénéfice.

Selon BNP-Paribas : « Le prêt de titres et la vente à découvert sont reconnus comme des éléments clés du développement de marchés financiers solides, liquides et efficaces . » 51 ( * )

Sauf qu'en cas de crise, cette pratique augmente la confusion, un même titre pouvant être revendiqué par plusieurs acteurs. Selon Jean-Michel Naulot : « À un instant donné, le FMI considère qu'un même titre peut être revendiqué par deux acteurs et demi » 52 ( * ) .

2. Un niveau de produits dérivés toujours astronomique

« La preuve la plus évidente des bienfaits visibles apportés par les produits dérivés est la constance de leur croissance spectaculaire. »

Alan Greenspan (2005) 53 ( * )

Warrren Buffett, lui, considérait « les produits dérivés comme des armes de destruction massive, véhiculant le risque, qui, même s'il reste latent actuellement [on était en 2003], est potentiellement mortel. »

Avec la crise des subprimes , la suite lui donna raison, et tort à « Magic Greenspan ».

C'est pourquoi la question de leur volume, certes en réduction mais toujours très élevé, demeure très préoccupante, particulièrement en France et en Europe où la valeur du sous-jacent oscille entre 19 et 33 fois le PIB des zones concernées.

Valeur du sous-jacent des produits dérivés (estimations)

France

75 000 Md€ (2016)

Europe

660 800 Md€ (2018)

USA

247 000 Md$ (2016)

Monde

1 500 000 Md$ (2018)

La prise de conscience de la dangerosité de ces sortes d'assurances, utiles s'il s'agit de garantir des échanges de produits réels (de l'ordre de 7 % des transactions), est à l'origine de la décision du G20 de 2009, de faire transiter ces échanges par des « plateformes d'échanges » garantissant leur transparence et la qualité de la compensation.

À noter que l'obligation concerne seulement les contrats de gré à gré standardisés et pas l'ensemble des produits dérivés, notamment les produits complexes dont il semble fait un usage important 54 ( * ) .

Le problème, c'est qu'en matière financière, rares sont les réglementations qui n'aient pas leur revers.

En l'espèce, l'existence de ces « compensations centrales » (CCPs) - interface entre les acquéreurs et les vendeurs de produits dérivés qui garantit la bonne fin de l'opération - crée un écheveau de liens mondial entre ces plateformes et entre les établissements bancaires.

Le problème c'est surtout que ces plateformes deviennent, par leur importance, des établissements systémiques d'un nouveau genre dont on n'est pas assuré qu'ils pourront faire face à leurs obligations en cas de crise sérieuse.

Ainsi « en devenant des acteurs, concentrant sur elles les risques des opérateurs, les chambres de compensation deviennent potentiellement des acteurs systémiques et sont encore pour le moment peu capitalisées et peu surveillées. » (Jezabel Couppey-Soubeyran)

Ce que confirme Laurent Clerc : il s'agit bien d'un nouvel acteur systémique et « c'est pour cela qu'elles sont particulièrement surveillées, non seulement sur leur mode de gouvernance, mais aussi sur leur mode de résolution en cas de difficultés. »

À noter aussi, qu'internationales, en cas de problème on voit mal quel État ou quelle banque centrale pourraient venir à leur rescousse.

Les dérivés deviendraient alors une « arme de destruction massive à retardement. »

À se demander pourquoi mettre en place des usines à gaz financières dangereuses, dont l'intérêt pour l'économie réelle est d'autant plus limité que la baisse des taux a grandement limité le risque dans ce secteur où la demande de garanties était la plus importante.

3. Des banques systémiques, toujours aussi nombreuses, toujours aussi « systémiques » et toujours aussi dangereuses !
a) Le système bancaire systémique mondial

Il s'agit d'un système financier dominé par des oligopoles interconnectés à un tel degré que la faillite de l'un entraînerait l'effondrement des autres, au niveau mondial mais avec l'Amérique du Nord et l'Europe pour épicentre, avec la City de Londres et Wall Street comme capitales interconnectées, avec le dollar et l'eurodollar - dépôts en dollars déposés dans des banques hors de la juridiction étasunienne - pour monnaie, et donc la Fed pour principale source de monnaie centrale, comme on l'a bien vu lors de la crise de 2008.

Selon Jezabel Couppey-Soubeyran, le nombre de ces banques systémiques est passé de 29 à 30 entre 2011 et 2018.

Surtout, elles n'ont pas diminué d'importance, seule la répartition mondiale s'étant modifiée : baisse des bilans agrégés en Europe (baisse de 35 à 56 %) et hausse très importante en Chine (69 à 80 %).

Si dans la zone euro le nombre de banques systémiques a diminué (10 en 2011, 8 en 2016, 7 en 2017), leur part de marché a peu varié (37 % en 2016 contre 39 % en 2011) 55 ( * ) .

À noter que parmi les banques systémiques mondiales, quatre sont françaises à des niveaux par rapport au PIB français, sans commune mesure avec ceux des autres pays.

Ainsi, le bilan de BNP-Paribas représente-t-il 87 % du PIB français contre 13 % du PIB des USA pour la plus grande banque américaine, JP Morgan Chase & Co.

À noter cependant que le mode de comptabilisation des produits dérivés aux USA minore leurs bilans par rapport à ceux des banques européennes et que la hausse des bilans de la totalité du système américain ayant été plus forte que celle des banques systémiques, la place de ces dernières en pourcentage baisse (47 % en 2016 contre 54 % en 2011).

Au final, le bilan agrégé de ces banques systémiques mondiales, qui était de 46 859 Md$ en 2011, atteint 51 676 Md$ en 2017. « Le grand désendettement » 56 ( * ) attendu est ainsi loin d'avoir eu lieu !

b) Un système bancaire systémique toujours « trop gros pour faire faillite »

Malgré les réformes donc, ces établissements « trop gros pour faire faillite » ne sont toujours pas en capacité de faire face à leurs obligations en cas de problème majeur. États et banques centrales devront donc, contraints et forcés, continuer à les tirer d'affaire.

En effet, si le niveau de fonds propres obligatoires prévus par Bâle III a amélioré leur solvabilité, on est encore loin du compte.

Quant au « mécanisme de résolution unique » (MRU) et au fonds de garantie des dépôts européen, censés libérer les pouvoirs publics de leur obligation d'intervenir en cas de krach, ils ne pourront remplir leur mission que par temps calme et pour des sinistres de faible magnitude, ce qui n'est ni le problème, ni juste vis-à-vis des déposants dont les dépôts ne sont plus garantis qu'à hauteur de 100 000 €.

Une garantie en principe assurée par les banques, aux frais des déposants donc !

Le « Fonds de résolution unique » censé couvrir, à terme, 1 % des dépôts au niveau européen (55 Md€) est alimenté par une contribution des établissements bancaires 57 ( * ) .

Selon Laurent Clerc, cependant, la résilience du système bancaire européen, notamment celle des établissements systémiques, après Bâle III a considérablement augmenté : « Concrètement, depuis le début de l'année 2019, les banques ont l'obligation de détenir, en plus du capital réglementaire minimum pour éponger les pertes, des titres, à reconvertir en capital en cas de pertes. Ce sont donc des titres hybrides qui ressemblent à des obligations, mais convertissables. Ces titres sont détenus par des organismes, des investisseurs étrangers, notamment. Il s'agit donc en pratique d'un quasi doublement des exigences réglementaires pour les banques systémiques. On arrive à des niveaux de 25 % de passif, qui peuvent être convertis en capital en cas de crise. »

Sauf qu'en cas d'une crise du type de celle de 2008, il n'est pas prouvé que les garants, par ailleurs en difficulté, soient en capacité d'intervenir.

C'est d'ailleurs l'un des reproches essentiels fait aux stress tests de la BCE, évaluer la résilience comme si les établissements ne faisaient pas partie d'un système dont les unités interfèrent entre elles.

Pour plus de détails sur le système et son fonctionnement, on se reportera à l'Annexe 1 de cette première partie mais, il suffit de regarder les chiffres pour comprendre qu'il ne peut régler que de petits sinistres locaux - ce qui n'est pas le problème - non une crise systémique européenne. Donc beaucoup de complication pour bien peu.

4. Toujours pas de réelle séparation entre les activités de banques de dépôts et de banques d'affaires

La confusion entre le rôle des banques de dépôts - transformer des dépôts en prêts dont a besoin l'économie réelle - et celui des banques d'affaires, qui mêlent inextricablement investissement d'une faible partie de l'épargne existant dans l'économie réelle et une autre de plus en plus grande de celle-ci en spéculation, est certainement l'une des formes les plus dangereuses d'interpénétration entre activités financières.

Parce que c'est fournir à la spéculation des ressources potentiellement infinies en en privant d'autant l'économie réelle, favoriser la formation de bulles spéculatives et multiplier les risques d'insolvabilité pour le créancier bancaire.

Comme le dit crûment Maurice Allais : « Il faut empêcher les banques de spéculer avec l'argent qu'elles créent comme il faut empêcher les filiales des banques ou les fonds d'investissement de spéculer avec de l'argent prêté par les banques. On n'empêchera jamais la spéculation mais il faut que les spéculateurs spéculent avec leur argent, pas avec celui des autres. »

Autrement dit, il faut supprimer la garantie publique au casino bancaire, garantie qui lui permet par ailleurs de s'endetter à un coût inférieur à celui des établissements non systémiques.

Un problème d'autant plus urgent que la gestion d'actifs est devenue, si on en croît Patrick Artus, l'une des activités essentielles des banques : « Quand vous regardez l'origine du revenu des banques, en 10 ans il y a eu un changement incroyable : les activités de marché qui faisaient 50 % des revenus sont passées actuellement à 10 %. Ce qui monte énormément ce sont les activités de gestion d'actifs - assurance, etc. Dans ma banque plus de 60 % du revenu représente de la gestion d'actifs et de l'assurance »

Ce qui apparente l'activité bancaire à celle des hedges funds .

Pas vraiment rassurant.

Il est significatif que le Banking Act ou Glass-Steagall Act , du nom du sénateur Carter Glass et du représentant Henry Steagall qui défendirent la loi au Congrès, fut la toute première mesure importante de Roosevelt après son arrivée à la Maison-Blanche en mars 1933.

Signée dès le 16 juin 1933 par le Président Roosevelt, elle instituait une incompatibilité rigoureuse entre les activités de banque de dépôts ( commercial banking ) et celles de banque d'affaires ( investment banking ). Une banque de dépôts ne pouvait posséder une banque d'affaires ni, inversement, une banque d'affaires posséder une banque de dépôts.

Une banque de dépôts ne pouvait pas non plus acheter, vendre ou négocier des titres financiers, ni une banque d'affaires accepter des dépôts.

Le but était clairement de protéger les dépôts, d'empêcher la spéculation à partir de dépôts.

Une telle législation ne pouvant que susciter l'opposition farouche de ceux qui vivent de cette spéculation, dès le retour aux commandes politiques du néolibéralisme aux USA vont se multiplier les entorses aux obligations initiales, avant la suppression définitive du Glass-Steagall Act sous la présidence Clinton en 1999.

Les banquiers d'affaires pourront de nouveau utiliser les dépôts de leurs clients pour investir et spéculer sur les marchés et faire gonfler les bulles spéculatives.

Sur ce chapitre, plus moderne que les États-Unis, la France reviendra dès 1984 sur la séparation entre banques de dépôts et d'affaires via la loi bancaire.

Il lui faudra cependant une dizaine d'années pour voir le triomphe du modèle de « banque universelle » qui en sera l'aboutissement.

La crise de 2007-2008 révélant au grand jour les conséquences du privilège accordé aux banquiers de pouvoir spéculer avec l'argent des déposants, la séparation bancaire ressurgit au G20 de 2009.

Au grand dam du lobby bancaire qui multiplia les manoeuvres de retardement, espérant bien que la montagne des bons sentiments accoucherait d'une souris réglementaire.

Trois solutions étaient possibles :

- la seule vraiment efficace, la séparation totale. Personne n'en voudra ;

- la holding coiffant deux entités distinctes mais maintenant quand même un lien entre-elles, ce à quoi revient la solution britannique ;

- la solution européenne du transfert à une filiale des activités jugées spéculatives ou, selon la loi française, de séparation bancaire des activités qui « ne sont pas utiles à l'économie », autant dire quasiment aucune vu le sens pris par la notion d'« investisseur ». Dans ce cas, non seulement les liens sont maintenus mais la définition de « l'utilité pour l'économie » étant extensive, il y avait toutes les chances que la séparation se limite à pas grand-chose, ce que la suite montra.

En fait dans les deux derniers cas il ne s'agit pas d'une séparation des établissements selon leurs activités mais, à l'intérieur d'un même établissement, de la séparation des activités. Les mastodontes restaient donc debout.

À l'heure actuelle seuls les Britanniques sont allés au bout de leur propre démarche.

Quant à la solution européenne, après un départ brillant avec le rapport Liikanen et le projet de réforme de Michel Barnier, alors commissaire européen, on l'attend toujours.

Entre autres mesures, le projet Barnier interdisait aux banques de dépôts de spéculer pour leur propre compte sur les produits financiers s'échangeant sur les marchés (actions, obligations, produits financiers complexes...), ainsi que sur les matières premières.

Il donnait le pouvoir aux autorités de contrôle d'imposer le cantonnement, dans une filiale séparée, des activités de marché jugées à hauts risques pour le compte de tiers : négoce de produits dérivés complexes, l'essentiel des opérations de titrisation, « tenue de marché » (nécessaire à garantir la liquidité des produits achetés, autrement dit la garantie de pouvoir les revendre). La réforme est toujours bloquée au Parlement européen.

Défendant bec et ongles son modèle de « banque universelle », la France ne sera pas pour rien dans cet enlisement du projet européen.

Prenant les devants, elle adoptera un placebo sous le nom de loi de « séparation et de régulation des activités bancaires », un projet qui pourtant ne visait rien moins qu'à « remettre la finance au service de l'économie réelle ». Présentée à la fin de 2012 au Parlement par Pierre Moscovici, la loi sera publiée le 27 juillet 2013.

Comme prévu, au final, les activités devant être filialisées ne représentent pas grand-chose : 1 % des revenus de la Société Générale, reconnaîtra Frédéric Oudéa, son P-DG, lors de son audition par la commission des finances de l'Assemblée nationale, à la surprise des députés présents et de la rapporteure du projet, Karine Berger, persuadés de son caractère avant-gardiste.

Ne sont concernés ni les prêts aux hedges funds , ni le trading haute fréquence, ni les opérations sur produits dérivés.

Selon Christophe Nijdam (Audition dans le cadre du rapport « Une crise en quête de fin ») : « Sur une banque spécifique comme la BNP, Liikanen aurait séparé 13 % des activités en termes de produit net bancaire (chiffre d'affaires d'une banque). La proposition, qui est entrée en vigueur, de M. Moscovici, prévoyait 0,5 % du chiffre d'affaires, par rapport à l'activité totale. Le projet français était beaucoup moins ambitieux que le projet européen, vingt-six fois moins ambitieux dans le cas d'espèce. »

Comme le dit Jézabel Couppey-Soubeyran : « Il ne faut pas seulement se contenter d'isoler les activités spéculatives utiles au financement de l'économie, il faut les décourager » . (Audition du 18 février 2016)

Encore une fois, rien d'étonnant à cet échec des réformateurs, puisque l'essentiel était de préserver le modèle de « banque universelle », patiemment et opiniâtrement construit depuis la loi de 1984, et qui devait assurer à la France une place de premier plan en Europe, faute d'un appareil industriel aussi puissant que celui de l'Allemagne. « Ce qui m'a encore plus marqué, nous dira Gunther Capelle-Blancard lors de son audition, c'est l'argument selon lequel le secteur financier allait devenir une spécialité de la France, non pas juste parce qu'il s'agit d'activités à forte valeur ajoutée, donc que c'est très rémunérateur, mais parce que c'est non polluant, c'est formidable, c'est "très créatif". » (Audition du 28 janvier 2016)

Dominé par les « grands corps », pratiquant intensément le « revolving doors » entre les sommets de l'État et ceux de la haute finance, un aussi bel outil de pouvoir et de carrière devait forcément être à tout prix conservé.

Ce choix politique essentiel ne pouvait être remis en cause, quels qu'en soient les risques et les interrogations - de plus en plus nombreuses - sur l'efficacité réelle de ce modèle bancaire « made in France ».

D'où l'engagement des serviteurs du système dans une lutte totale contre le projet « irresponsable », pour reprendre l'expression du gouverneur de la Banque de France d'alors, contre le projet Barnier. « Je suis absolument convaincu, certain, que la séparation est une fausse bonne idée. C'est une idée qui ne résout rien et qui crée des risques considérables pour le financement de l'économie, donc pour la croissance » dira encore Christian Noyer ( Nouvel économiste du 11 janvier 2016).

Apparemment, la doctrine de la Banque de France est toujours la même.

Ainsi, pour Laurent Clerc (Banque de France - Autorité de contrôle prudentiel et de résolution - ACPR), l'idée de séparer les banques procède de « l'hypothèse qu'en coupant les banques en deux, chaque partie sera plus résistante. Or, rien ne le prouve ! [...] Les banques ont été séparées aux États-Unis. Cela n'a pas empêché le krach. »

À ce jour cependant, que le Glass-Steagall act avait encore force de loi aux USA avant 2008 est une information connue seulement de quelques initiés. Comme on va voir, il est même fort probable que ce qui l'a remplacé et qui n'est pas une séparation bancaire, résiste longtemps aux coups de boutoirs de Donald Trump.

La solution étasunienne ou Dodd-Frank Act , résultat d'innombrables marchandages, de multiples réécritures du texte, de rajouts, d'amendements parlementaires de précision, ne sépare pas les types d'établissements bancaires mais interdit ou limite certaines opérations bancaires :

Interdiction pour les banques commerciales et aux établissements financiers supervisés par la Fed de spéculer pour leur propre compte... à moins d'investir aux côtés d'un client. Elles peuvent, aussi, prendre des participations dans des fonds de capital-investissement ou des « hedge funds » à hauteur de 3 % de leurs fonds propres.

Les banques doivent conserver 5 % des crédits titrisés à leur bilan (ce qui signifie que 95 % peuvent donc être revendus).

Outre la question de la séparation bancaire, la loi embrasse tout un ensemble de dispositions (supervision, produits dérivés, protection des consommateurs, etc.) sur lesquelles on ne peut revenir ici.

Une réglementation évidemment combattue par le lobby bancaire, soutenu désormais par Donald Trump qui, la tenant pour « désastreuse », en avait fait un argument de campagne.

Ainsi, dès son entrée en fonction, en février 2017, signera-t-il deux décrets qui lancent le processus de démolition, les accompagnant de ce commentaire :

« Nous projetons de supprimer une grande partie de la loi Dodd-Frank, parce que je connais beaucoup de personnes, des amis, qui ont de belles affaires mais ne peuvent pas emprunter de l'argent. Les banques ne veulent pas leur prêter à cause des règles et des régulations inscrites dans la loi ».

5. Une interpénétration toujours aussi forte entre la finance officielle et une finance « parallèle » en expansion

« Finance parallèle », « intermédiation non bancaire du crédit », telles sont les dénominations officielles du FSB (Conseil de stabilité financière) et de la Banque de France, pour l'inquiétant « shadow banking », ensemble non défini d'activités financières dont le point commun est d'échapper, en tout ou partie, à la réglementation bancaire et à l'obligation de transparence.

Le problème c'est que le FSB lui-même ne sait pas très bien ce qu'il faut entendre par « finance parallèle ».

Selon la définition la plus large, toute activité financière non soumise à la réglementation bancaire (l'assurance, les fonds de pension, les assurances vie, les OPCVM régulées, les fonds de capital-risque, les entreprises de micro-crédit...) en relève, ce qui enlève tout intérêt à la notion. Et qui explique la variation des évaluations selon les sources, qui ne prennent pas toutes en compte les mêmes opérateurs.

S'agissant même des activités financières hors normes, sources de risques pour la stabilité du système, le shadow banking au sens traditionnel, les évaluations de ce qu'elles représentent varient entre 52 000 Md$ et 160 000 Md$ !

Les activités exposées à une liquidation « en panique » pourraient correspondre à l'estimation basse et représenter entre 30 et 44 % des actifs mondiaux 58 ( * ) .

Le « narrow shadow banking » représenterait 160 000 Md$, « soit près de la moitié des actifs financiers détenus par les institutions financières à l'échelle mondiale » selon François Villeroy de Galhau 59 ( * ) .

Plus de 45 000 milliards de ces actifs, toujours selon lui, présenteraient des risques pour la stabilité financière

Une chose est certaine en tous cas : depuis 2002, le shadow banking n'a cessé d'augmenter d'année en année (+ 8,5 % en 2018), et les risques pour la stabilité du système avec. Son volume a été multiplié par 6 depuis 2002 !

Comme si le développement de la finance parallèle était la parade de la finance au progrès de la réglementation.

Mais, contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, « le shadow banking n'est pas parallèle au secteur bancaire traditionnel, il lui est au contraire étroitement relié car les entités du shadow banking n'existent qu'au moyen des garanties et des liquidités bancaires comme les lignes de crédit, que les véhicules de titrisation ont auprès des banques, ou les participations, que les banques prennent dans les hedge funds... »

De l'ordre de 8 % de l'énorme bilan du shadow banking européen est détenu par des banques, via des filiales.

Si on compare ce chiffre à celui des fonds propres, on a quelques inquiétudes à se faire, même si une bonne part de ces actifs est fiable.

La spécificité du système, c'est d'associer des fonds d'épargne et des crédits dans des opérations qui permettront de rembourser le crédit. Il y a bien une symbiose entre système bancaire et shadow banking qui permet au premier de faire des affaires sans risque pense-t-il, ce qui n'est pas le cas en réalité. Le bénéfice pour le second, c'est de pouvoir exercer des fonctions de banquier sans en avoir la licence et sans devoir respecter les contraintes réglementaires.

« Le shadow banking est un espace de prise de risque, constitué d'acteurs prêts à les porter. En cela, la plupart des entités qui le composent sont utiles au fonctionnement du système financier, en complément d'acteurs tels que les banques réglementées à qui sont confiés les dépôts et la gestion des moyens de paiement qui vont avec. » Jézabel Couppey-Soubeyran 60 ( * )

Le shadow banking est dangereux parce que si les banques lui transfèrent leurs risques, en même temps, les garanties, les lignes de crédits sans contrainte, les participations qu'elles lui accordent deviennent un risque pour elles.

L'autre résultat de ces pratiques nouvelles est de renforcer l'opacité du système financier et d'ôter aux superviseurs officiels du système financier (voir plus bas) les moyens d'apprécier avec exactitude l'émergence de nouveaux problèmes et donc de les prévenir.

« Le fait que les sociétés de gestion d'actifs et les sociétés de capital-investissement aient progressivement remplacé les banques soumises à des contraintes réglementaires en tant que prêteurs a rendu de plus en plus difficile la tâche de savoir ce qui se passe réellement et d'anticiper les conséquences futures des restrictions financières, en particulier pour les pays émergents. » William White (op cit).

Conclusion de Jézabel Couppey-Soubeyran : « Ce sont les liens entre banques et shadow banques qu'il faut défaire et non la réglementation bancaire, car ces liens dénaturent à la fois les banques en les financiarisant (leur prise de risque s'oriente vers les marchés financiers plutôt que vers l'économie réelle) et les entités du shadow banking en les bancarisant (les garanties obtenues réduisent leur responsabilité en matière de risque) ».

Seuls les USA sont allés dans ce sens, pour les seuls hedge funds , disposition qui comme toutes celles du Dodd-Frank Act a du plomb dans l'aile.

Mais les hedge funds - qui peuvent être énormes comme Black Rock (plus de 6 000 Md$ d'actifs sous gestion pour un bilan de 220 Md$) - il n'est pas question de les réguler !

Les Américains s'en tiennent au Dodd-Frank Act avant de le supprimer et pour le Gouverneur de la Banque de France, il n'est pas question non plus « d'imposer la réglementation bancaire au shadow banking : puisque les risques n'y sont pas les mêmes. »

Patrick Artus est encore plus serein : « Si un hedge fund perd de l'argent, ses clients perdent de l'argent mais ce n'est pas systémique. »

Sauf que, comme on l'a vu leurs risques sont devenus, par ricochet, ceux des banques.

Un peu l'histoire de la titrisation censée empêcher les crises systémiques en divisant et dispersant les risques et responsabilités.


* 50 Bulletin de la Banque de France n° 2018 - juillet 2018.

* 51 BNP-Paribas Securities services - 22 décembre 2017

* 52 Blog - 18 octobre 2018

* 53 Cité par Adair Turner op cit.

* 54 Selon Jean-Michel Naulot, seuls seront concernés 40 % des produits dérivés : toutes les opérations de change vont rester en dehors de ce système, tout comme les dérivés de matières premières, les produits « non liquides ». Au lieu de généraliser cette obligation, on a choisi une solution entre deux alors que 92 % des produits dérivés aujourd'hui sont traités entre acteurs financiers, ce qui permet de relativiser leur intérêt pour l'économie ! C'est-à-dire entre des « asset managers », des banques et des hedge funds .

* 55 La tentation de création de nouveaux mastodontes bancaires est cependant toujours là, comme la tentative de fusion, soutenue par le ministre des Finances allemand Olaf Scholz, de Deutsche Bank avec Commerzbank, au début de l'année 2019. Finalement, devant le tollé soulevé par le projet, l'affaire échouera.

* 56 Le grand « Develeraging » qui fut un moment l'objectif prioritaire de la Fed.

* 57 Déjà les recours des banques contestant le calcul de leurs contributions, devant la cour de Luxembourg, se multiplient.

* 58 Même des activités de fonds d'investissements parfaitement transparentes, mais non réglementées ou trop peu, fragilisent le système par la grande liberté de retrait des fonds investis. En cas de panique les effets en chaîne pourraient être catastrophiques. La grande majorité des placements européens sont, en effet, de ces « fonds ouverts », c'est-à-dire sans limitation temporelle des retraits.

* 59 Conférence sur les finances parallèles (La Tribune du 26 avril 2018)

* 60 L'économie mondiale 2017 : Les réformes bancaires ont-elles été poussées trop loin ?

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