C. LA MENACE DU DÉCLASSEMENT

Mais, comme on le sait, le niveau de revenu en soi ne suffit pas à caractériser ce que recouvre la notion de « classes moyennes », encore plus aujourd'hui que dans la période où la notion est apparue.

Interviennent aussi le mode de vie et plus encore le « statut social », la position sociale relative, les efforts faits pour la conserver ou l'améliorer.

Au final, ce qui caractérise le plus la classe moyenne c'est l'aspiration à la promotion sociale, pour soi et pour ses enfants, grâce au progrès, par le travail et l'éducation.

Or le progrès bat de l'aile, les deux leviers de promotion que sont le travail et l'éducation étant remis en cause.

Si, entre 1962 et 2011, les taux de chômage des catégories socio-professionnelles généralement classées parmi les classes moyennes - à l'exception notable des employés - ont progressé moins vite que celui des ouvriers, ils n'en ont pas moins augmenté de manière significative, suffisamment en tous cas pour installer une crainte du déclassement, d'autant plus importante que leur endettement à des fins immobilières est grand.

« La dérive des classes moyennes intermédiaires est bien plus qu'un sentiment : en 2006, à l'étiage d'avant la nouvelle récession, un taux de chômage déclaré (supérieur au taux du BIT) de l'ordre de 7 % les frappait et justifiait dans les faits une peur du déclassement plus rationnelle que subjective. Même parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS), le chômage (un taux de près de 4 %, soit deux fois le taux des ouvriers de 1970) s'est installé à des niveaux tels que le risque est signifiant. » (Louis Chauvel op cit )

Avec le travail qualifié, le second levier de promotion pour cette classe méritocratique, à la différence des rentiers du patrimoine de la classe supérieure, c'est l'éducation.

Or, force est de constater que la multiplication des diplômés, faute d'une croissance comparable des emplois auxquels leurs diplômes étaient censés ouvrir la porte, a surtout débouché sur une dévalorisation de ces diplômes et le sentiment de frustration qui va avec.

Selon Louis Chauvel : « l'intensité de cette dynamique de dévalorisation sociale d'un diplôme n'a pas d'équivalent dans les pays voisins, exception faite des pays méditerranéens. Que l'on distingue ou non les baccalauréats généraux, techniques et professionnels, le résultat est le même. »

Ce que l'on constate au fil du temps, c'est la baisse de la part des diplômés en emplois cadres ou professions intermédiaires (phénomène de substitution dû à l'évolution d'une partie de ces professions).

Et la baisse de prestige des diplômes

Ce déclassement des classes moyennes n'est pas qu'un constat sociologique, c'est aussi un évènement politique dans la mesure où il signifie le délitement de la couche intermédiaire qui - en Europe en tous cas, en France particulièrement - jouait le rôle de ciment social et permettait le fonctionnement régulier de la démocratie parlementaire 179 ( * ) .

On commence à se douter que ce retour à l'avant-guerre ne peut être sans conséquences.

Si, depuis Aristote 180 ( * ) , la supériorité des régimes assis sur une classe moyenne forte était devenue un lieu commun, il était fortement soupçonné de servir à masquer les affrontements de classes, l'exploitation exercée par une minorité de possédants sur ceux qui disposent seulement de leur force de travail, et à rassembler les majorités politiques nécessaires à la conservation du système.

Ainsi pour Christian Guilluy 181 ( * ) dans La France périphérique 182 ( * ) , la « classe moyenne » n'existe pas, elle est un abus de langage qui permet au pouvoir de prendre des décisions au nom d'une majorité qui n'existe pas.

Qu'elle existe ou non, la classe moyenne n'en avait pas moins permis à la France de résister aux diverses crises sociales de l'après-guerre, au traumatisme de la guerre d'Algérie et d'absorber sans problème la révolte de mai 1968.

Elle avait aussi applaudi la néolibéralisation du pays, le projet européen et permis par ses votes - au centre droit ou gauche - la poursuite de la même politique en ces domaines.

Encore aux dernières élections présidentielles, elle a très majoritairement voté pour le candidat de l'Europe libérale.

Une attitude paradoxale dans la mesure où, comme on l'a vu, une bonne partie des classes moyennes a pâti de cette Grande Transformation néolibérale. Apparemment paradoxale faudrait-il dire, l'appartenance aux classes moyennes étant autant un projet de mode de vie qu'une réalité.

Sauf qu'on approche du moment où l'espoir de voir les choses s'arranger d'elles-mêmes ne suffisant plus à contenir les désillusions, s'ouvre un champ d'incertitudes inédit.


* 179 INSEE : Les très hauts revenus en 2015 (édition 2018) - Marie-Cécile Cazenave-Lacrouts.

* 180 « La communauté politique la meilleure est celle où le pouvoir est aux mains de la classe moyenne, (et) la possibilité d'être bien gouverné appartient à ces sortes d'États dans lesquels la classe moyenne est nombreuse, et plus forte, de préférence que les deux autres réunies ou tout au moins que l'une d'entre-elles car, par l'addition de son propre poids, elle fait pencher la balance et empêcher les extrêmes opposés d'arriver au pouvoir. » Politique (IV 11 1296a).

* 181 Christophe Gilluy est l'auteur de nombreux ouvrages pour la plupart édités chez Flammarion : Fractures françaises (2013), La France périphérique (2014), Le crépuscule de la France d'en Haut (2016), No society : la fin de la classe moyenne (2018).

* 182 Il évoluera avec son ouvrage No society : la fin de la classe moyenne (2018), qui présupposait au moins qu'elle avait existé !

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