II. LA CULTURE DE « L'ENTRE-SOI »

La montée des inégalités, le malaise de la classe moyenne et l'éclosion d'une oligarchie néolibérale des très riches n'a pas eu seulement des effets sur la vie matérielle des gens mais aussi des effets comportementaux et culturels que nous allons tenter d'analyser à partir des exemples étasuniens, là où le phénomène est apparu d'abord, puis en France.

A. USA : « LA RÉVOLTE DES ÉLITES »

Le premier à réaliser les conséquences sociales et politique de ce qui était en train de se passer - le rétrécissement de la classe moyenne et le repli sur soi d'une petite minorité se transformant en caste - c'est Christopher Lasch dans un essai appelé à la célébrité, La révolte des élites et la trahison de la démocratie 197 ( * ) .

Pour l'heure, nous nous limiterons à analyser ce qu'il entend par « révolte des élites » avant de revenir, plus loin (partie VI), sur la seconde partie du titre, un peu gênante il est vrai et pour cela généralement passée sous silence.

« C'est sur la crise des classes moyennes, et non pas simplement l'abîme croissant entre richesse et pauvreté, qu'il nous faut mettre l'accent si nous voulons analyser avec sang-froid ce qui nous attend. »

Et encore Lasch raisonne-t-il à partir des 20 % les plus fortunés qui captaient alors (milieu des années 1990), 50 % des revenus du pays.

A la veille de la crise, c'est au top 10 % qu'ira la moitié des revenus.

Pour lui, une telle captation de richesse est à la fois une menace pour la société et pour le projet de civilisation porté par la culture occidentale 198 ( * ) .

« Naguère, c'était la "révolte des masses" qui était considérée comme la menace contre l'ordre social et la tradition civilisatrice de la culture occidentale. De nos jours, cependant, la menace principale semble provenir de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie sociale et non pas des masses.

L'évolution générale de l'histoire récente ne va plus dans le sens d'un nivellement des distinctions sociales, mais de plus en plus vers une société en deux classes où un petit nombre de privilégiés monopolisent les avantages de l'argent, de l'éducation et du pouvoir... De nos jours, la démocratisation de l'abondance -l'attente de chaque génération de se voir bénéficier d'un niveau de vie qui était hors de portée de ses prédécesseurs - a cédé la place à un retournement où des inégalités séculaires commencent à se réinstaurer, quelques fois à une vitesse terrifiante, et parfois si progressivement que nous ne nous en rendons pas compte. »

Et Lasch de préciser que : « le problème de notre société n'est pas seulement que les riches ont trop d'argent mais que leur argent les isole, beaucoup plus que par le passé, de la vie commune. »

Ils « se sont effectivement sortis de la vie commune » en quittant les grandes villes industrielles en pleine déconfiture, en s'affranchissant de tout ce qui pourrait ressembler aux services publics 199 ( * ) , en scolarisant leurs enfants dans des établissements privés et par leur mode de vie hygiéniste et sans aspérité.

« Ils ont entrepris une croisade pour aseptiser la société américaine : il s'agit de de créer un "environnement sans fumeur", de tout censurer, depuis la pornographie jusqu'aux "discours de haine", et en même temps de manière incongrue, d'élargir le champ du choix personnel dans des questions où la plupart des gens éprouvent le besoin de disposer de solides orientations morales ; lorsqu'ils se trouvent confrontés à de la résistance devant ces initiatives, ils révèlent la haine venimeuse qui se cache pas loin sous le masque souriant de la bienveillance bourgeoise... Dans le feu de la controverse politique ils jugent impossible de dissimuler leur mépris pour ceux qui refusent avec obstination de voir la lumière- ceux qui "ne sont pas dans le coup", dans le langage auto-satisfait du prêt-à-penser politique. »

À la lecture de ces lignes, on entend comme en écho la sortie d'Hillary Clinton, sous les rires des participants au gala LGBT pour la candidate, à New York, le 16 septembre 2016 : « Pour généraliser, en gros, vous pouvez placer la moitié des partisans de Trump dans ce que j'appelle le panier des pitoyables : les racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes. Vous n'avez qu'à choisir » .

La réponse des partisans de Trump a été de transformer « les pitoyables » en badge ostensiblement porté et de donner la victoire à leur champion.

De la même veine, l'entretien de Bernard-Henri Levy à la Stampa après l'élection de Donald Trump, dont il avait annoncé l'inévitable défaite !

Pour lui, il ne s'agit nullement d'un quelconque échec des néolibéraux, d'une revanche contre les « élites » de la mondialisation. Non, c'est l'expression du « mépris de la démocratie », « les lois de la téléréalité étendue à la politique (...) C'est un vote contre l'égalité et le respect des minorités. »

Autrement dit, c'est une faute morale, nullement un choix politique, fut-il erroné.

Tout à sa fureur sacrée, BHL craint d'assister à « une auto-liquidation, par les moyens de la démocratie, de la démocratie elle-même. Vous aviez la servitude volontaire façon La Boétie. Eh bien nous avons aujourd'hui la volonté de démocratie qui accouche de ce maître ultime, de ce despote sans réplique, qu'est le Peuple trumpisé. »

Un peuple capable de voter contre ses propres intérêts est-il digne de la démocratie ? Telle est la question qui affleure derrière la multiplication des dénonciations de l'inconséquence populaire venant de moralisateurs libéraux dignes des apparatchiks auxquels Brecht donnait ce conseil lors de l'invasion de la RDA par les chars soviétiques : « Le peuple ayant perdu la confiance du Gouvernement, il serait plus simple pour lui de dissoudre le peuple et d'en élire un autre » 200 ( * ) .

La tendance est aussi, note Lasch, à l'endogamie : « Autrefois, les médecins épousaient des infirmières, les avocats et les cadres supérieurs leur secrétaire. Aujourd'hui, les hommes appartenant à la bourgeoisie aisée tendent à épouser des femmes de leur classe, partenaires d'entreprise ou de cabinet, poursuivant de leur côté une carrière lucrative. »

Plus significatif encore pour lui, le fait que l'horizon de ces « nouvelles élites » n'est plus national, encore moins local, mais le marché international : « Leur sort est lié à des entreprises dont les activités franchissent les frontières nationales. »

C'est davantage le fonctionnement harmonieux de l'ensemble du système qui les préoccupe que celui d'une de ses parties.

Leurs allégeances - si le terme n'est pas lui-même anachronique dans un tel contexte - sont internationales plutôt que nationales, régionales ou locales.

Ils ont plus de choses en commun avec leurs homologues de Bruxelles ou de Hong Kong qu'avec les masses d'Américains qui ne sont pas encore branchés sur le réseau de communication mondiale.

« Une grande partie de ces privilégiés ont cessé de se penser américains dans tous les sens importants du terme, ou impliqués dans le destin de l'Amérique pour le meilleur et pour le pire.

Leur lien avec une culture internationale de travail et de loisirs - d'affaires, de distractions, d'informations et de « récupération de l'information » - rendent beaucoup d'entre eux profondément indifférents à la perspective du déclin national de l'Amérique. »


* 197 Christopher Lasch La révolte des élites . Commencé dès 1981, l'essai restera inachevé jusqu'en 1995. Édité à titre posthume, il sera publié en 1996 en France aux éditions Climats.

* 198 Là encore, il s'agit d'un phénomène essentiel généralement passé sous silence, mis en évidence par Karl Polanyi et Norbert Elias dans leurs analyses de la situation de l'Allemagne pré-nazie de l'entre-deux-guerres. (voir partie V).

* 199 Le titre de la récente « loi d'orientation des mobilités » est sur ce point significatif. Ce texte déclamatoire et réglementaire, sans portée pratique réelle a essentiellement pour objet de remplacer la notion de transport dans le code du même nom - qui rappelle trop celles d'infrastructure, d'investissement et de service publics - par celle de « mobilités » renvoyant aux initiatives et choix individuels ou des collectivités, éventuellement soutenus par l'État. Il n'y est notamment pas question d'un plan public pour régler les trois problèmes les plus urgents : le désenclavement des zones rurales, le financement d'un réseau de transport en région Île de France digne de ce nom et celui des liaisons entre les villes moyennes et la capitale. Par contre, on se préoccupe de faciliter le « covoiturage » et les « mobilités solidaires », de l'optimisation du système d'information numérique, des « cycles à pédalage assisté », d'améliorer le « contrôle du marché des véhicules et des engins mobiles non-routiers à moteur », préoccupations certes légitimes mais moins prioritaires que celles évoquées plus haut. Significatif aussi que les prévisions budgétaires précises des investissements publics - d'ailleurs jamais réalisées selon le calendrier prévu - soient renvoyées à un rapport annexe.

* 200 Il s'agit d'un projet de tract qui finalement ne sera pas distribué. Un acte manqué en quelque sorte.

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