PARTIE VI - LA FIN DU BAL MASQUÉ

« L'obstruction faite par les libéraux à toute idée de réforme comportant planification, réglementation et dirigisme a rendu pratiquement inévitable la victoire du fascisme »

Karl Polanyi

Les systèmes politiques dont accoucha, après l'effondrement des valeurs morales occidentales, la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, par-delà les variantes et les nuances tenant à l'histoire et au génie propre des pays, procèdent d'une matrice commune.

Ce sont tous des régimes démocratiques, sociaux et soucieux d'égalités, économiquement libéraux mais d'un libéralisme tempéré par un interventionnisme d'État plus ou moins marqué selon les cas.

Sans révolution institutionnelle ni changement apparent des objectifs ou du lexique politique, par une suite d'inflexions difficilement discernables, la conquête néolibérale des élites et des décideurs politiques allait transformer, de l'intérieur, ce modèle politique qui avait présidé aux Trente glorieuses.

Ainsi naquit, selon Fukuyama, la « démocratie libérale occidentale », ultime progrès de l'Humanité et fin de l'Histoire.

Mais l'Histoire se chargea de montrer qu'elle n'était pas terminée et que la « démocratie libérale occidentale » est aujourd'hui en échec, un échec inévitable qui tient d'abord à ses contradictions internes.

I. LA DÉMOCRATIE LIBÉRALE N'EXISTE PAS

A. LA DÉMOCRATIE LIBÉRALE EST UNE CONTRADICTION DANS LES TERMES

1. Elle n'existe pas parce qu'elle ne peut pas être démocratique

Pour la bonne raison que l'objectif du libéralisme moderne étant d'instituer le marché et la concurrence libre en unique régulateur de la société - à l'exclusion de tout autre, particulièrement politique - sauf à croire à la dissolution des intérêts privés, des catégories sociales et des classes dans le ruissellement naturel de la richesse des possédants vers les pauvres, du capital vers le travail, en un mot à croire à l'harmonie préétablie, l'expression démocratique ne peut avoir de place.

Conséquence : si le marché a toujours raison, à quoi bon voter ?

La notion même de « démocratie libérale » dont Fukuyama annonçait, il y a trente ans, la parousie (voir Prolégomènes), est un oxymore, une contradiction dans les termes ou, si l'on préfère, une chimère, un assemblage de parties contre nature.

Fort improbable, en effet, que Bernard Arnault - première fortune française et troisième mondiale - qui attend la prochaine crise « avec sérénité » parce qu'on « fait souvent de bonnes affaires pendant les crises » 257 ( * ) ait les mêmes préoccupations et la même conception de l'intérêt général que ceux qui craignent de perdre leur emploi avec la prochaine crise.

Peu probable qu'ils aient figuré dans le même comité de soutien à la présidence de la République en 2017.

Plus que probable, par-contre, que le système libéral, aggravant chômage, sous-emploi et inégalités au point de laminer les classes moyennes, enrichissant toujours plus l'oligarchie de la fortune, rende la paix sociale de plus en plus fragile.

La démonstration n'est plus à faire qu'il y a des gagnants et des perdants de la Grande Transformation libérale et que les systèmes démocratiques imparfaits en place après la Seconde Guerre mondiale se sont progressivement transformés, sous des formes variant selon les pays, en oligarchies de plus en plus étroites, plus exactement, en oligarchie libérale tempérée par la démagogie et la lapidation médiatique (Pour la France, voir parties III et IV).

En France, l'effectif de l'oligarchie qui a droit au chapitre représente plutôt un dix millième de la population que le millième évoqué par Castoriadis (partie III), soit au grand maximum 5 000 personnes : oligarchie politique, de l'argent, de l'économie et des groupes de pression, oligarchie du savoir-faire techno-bureaucratique et du faire-savoir médiatique, pensante et bien-pensante.

Les mêmes hommes et femmes circulent de la tête des partis de gouvernement aux sommets de la bureaucratie nationale ou européenne avec pour préoccupation première de s'y maintenir.

Participant du jeu de chaises musicales du pouvoir auquel se réduit la démocratie libérale, ils passent, en un mouvement perpétuel, des cabinets ministériels aux organismes de régulation - prétendument indépendants parce que non élus - aux sommets des entreprises privées ou publiques, des institutions financières ou des médias.

Ils se marient entre eux, habitent les mêmes quartiers sans problèmes, pratiquent les mêmes moyens de transport, lisent les mêmes journaux de référence et les mêmes livres, voient les mêmes spectacles et plébiscitent le nouvel art pompier coté en bourse, fréquentent les mêmes lieux de vacances aux mêmes époques.

L'anglais est devenu leur langue naturelle.

Leurs enfants suivent les mêmes filières d'élite au sein des mêmes écoles publiques ou privées, même si le collège unique - surtout pour ceux qui font carrière à « gauche » - figure toujours à leur crédo.

Vivant de la même façon, visant les mêmes buts par des moyens comparables, ils se posent les mêmes problèmes, dans les mêmes termes.

Seule la concurrence, le temps d'accéder à la place convoitée, leur impose de se trouver des raisons non triviales de s'opposer.

Ainsi colonisées par le haut, les structures partisanes, déjà structurellement peu démocratiques, ne peuvent plus jouer leur rôle de médiateur, de traducteur en actions des volontés populaires.

2. Elle n'existe pas non plus parce qu'elle n'est qu'accessoirement libérale

Un tel libéralisme, en effet ne peut fonctionner sans ses tuteurs bureaucratiques - le plus parfait exemple étant l'ordolibéralisme européen - en quelque sorte un « libéralisme bureaucratique » et monopolistique. Ainsi, comme on l'a vu, l'économie et le système de pouvoir néolibéral de l'État prédateur étasunien et de l'État collusif français, ne sauraient fonctionner sans soutien et sans régulation étatique. Comme le montre son discours devant l'OIT du 11 juin 2019, Emmanuel Macron est parfaitement conscient de cette mutation d'un libéralisme devenu prédateur et qui n'a plus de libéral que le nom :

« Ces dernières décennies ont été marquées par quelque chose qui n'est plus le libéralisme et l'économie sociale de marché, mais qui a été depuis quarante ans l'invention d'un modèle néolibéral et d'un capitalisme d'accumulation qui, en gardant les prémisses du raisonnement et de l'organisation, en a perverti l'intimité et l'organisation dans nos propres sociétés. La rente peut se justifier quand elle est d'innovation, mais peut-elle se justifier dans ces conditions lorsque la financiarisation de nos économies a conduit à ces résultats ? Et en avons-nous tiré toutes les conséquences ? Je ne crois pas. »

Quant aux autres libertés, au sens où les entendaient les libéraux qui traditionnellement luttaient contre l'arbitraire, pour les libertés publiques et privées, elles sont de plus en plus bridées au nom de la sécurité et du moralisme ambiant qui tient lieu de morale.

Les motifs d'incrimination ne cessent d'augmenter, le code pénal d'enfler et les peines de s'alourdir dans un mouvement qui n'est pas prêt de s'arréter.

En France, au nom de la lutte contre le terrorisme, les moyens policiers d'intrusion dans la vie privée rejoignent progressivement ceux des services spéciaux.

Les caméras de surveillance et les effectifs de sécurité privés ne cessent eux-aussi d'augmenter, sous les applaudissements, ce qui est probablement le plus inquiétant.

Quant aux intrusions permanentes dans la vie privée désormais permises par les techniques et les réseaux numériques - là aussi avec le consentement enthousiaste des intéressés le plus souvent - il est tellement massif et évident qu'il n'y a pas lieu d'insister.

On attend l'Étienne de La Boétie qui écrira le « Discours de la servitude volontaire » du XXI e siècle.

La conclusion politique s'impose d'elle-même, la « démocratie libérale » est une démocratie « Potemkine » 258 ( * ) faussement protectrice des libertés dont la façade démocratique (l'élection au suffrage universel des représentants du Souverain) cache une machinerie du pouvoir dont la finalité première est d'interdire toute remise en question de la forme néolibérale du mode dominant de production et de partage de la richesse produite, de ses finalités et de ses bénéficiaires.

Une démocratie dont les usagers sont privés du premier droit des citoyens - pouvoir modifier le régime sous lequel ils veulent vivre -, privés de leur souveraineté donc.

Au cours de ce dernier demi-siècle, l'Empire a donc vu se succéder démocratiquement des majorités parlementaires et des exécutifs (Présidents de la République ou du Conseil, Premiers ministres) se combattant devant les électeurs pour mieux assurer l'essentiel : la pérennité de l'organisation néolibérale de la société.

Ainsi, les « libéraux centristes », pour reprendre l'expression d'Adam Tooze 259 ( * ) , se perpétuèrent-ils au pouvoir, contre vents et marées, appliquant leurs projets, même quand les électeurs se sont clairement exprimés contre, comme ce fut le cas en 2005 en France. Le projet de traité constitutionnel européen rejeté par référendum sera adopté sous une forme à peine modifiée par la voie parlementaire.


* 257 La phrase exacte de Bernard Arnault prononcée lors de l'annonce à l'Obs (25 avril 2017) de son soutien à la candidature à la présidence de la République d'Emmanuel Macron est celle-ci : « On subit une crise tous les dix ans, et j'attends la suivante avec sérénité. On fait souvent de bonnes affaires pendant les crises... ».

* 258 Démocratie Potemkine (voir Prolégomènes)

* 259 Adam Tooze : Crashed, Éditions Les belles lettres.

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