II. URGENCES VITALES

Au terme de dix ans de traitements bricolés d'une crise multiforme qui s'aggrave, les systèmes financier et politique ont ceci de commun d'être bloqués et au bord de l'implosion. Au bord de l'implosion parce que bloqués.

A. UN SYSTÈME FINANCIER AU BORD DE L'IMPLOSION

Rien ni personne ne semble en position d'arrêter la course folle à l'endettement et l'émission de crédit.

Surtout pas les banques centrales qui, prises au piège des contradictions dans lesquelles elles se sont enfermées, au contraire, poussent au crime par leurs émissions monétaires débridées et des taux dignes d'Alice au pays des merveilles, sauf que cette merveille est explosive, sans action perceptible sur le chômage en Europe, et avec des effets sujets à caution aux USA.

Pas non plus les gouvernements, qui n'ont jamais financé leurs dettes à des taux aussi bas !

Mais ce qui rend fondamentalement le système financier incontrôlable et dangereux, c'est son caractère systémique et mondialisé.

Il est, en effet, dominé par des oligopoles, interconnectés à un tel degré que la faillite de l'un entraînerait l'effondrement des autres. Ce sont au total 20 à 30 banques systémiques et, en ajoutant les banques influentes à l'échelle d'un pays, peut-être 140 institutions financières dans le monde.

Le seul bilan agrégé de ces banques systémiques mondiales, qui était de 46 859 Md$ en 2011, a atteint 51 676 Md$ en 2017 soit les deux tiers du PIB mondial.

S'il est mondialisé, c'est avec l'Amérique du Nord et l'Europe pour épicentre, la City de Londres - pour l'instant encore - et Wall Street comme capitales interconnectées, le dollar et l'eurodollar 301 ( * ) pour monnaie et donc la Fed pour principale source de monnaie centrale.

Ce rôle déterminant du dollar - outil financier de la puissance américaine aussi essentiel que son outil militaire - est étrangement minimisé, en positif comme en négatif.

Peu évoqué, en effet, le rôle déterminant des interventions de la Fed, la BCE restant quasi inerte, dans le sauvetage du système financier européen après le krach de 2008 : injection de quelque 10 000 Md$ par le biais de contrats de swap avec la BCE, autorisée à émettre des prêts en dollars, sauvetage de grandes banques européennes rendu possible par l'injection par l'état étasunien de 170 Md$ dans les caisses de l'assureur américain AIG.

Ainsi, en 2009 la Société générale a reçu 11,9 Md$, BNP Paribas 4,9 Md$, Calyon (Groupe Crédit agricole) 2,3 Md$, Deutsche Bank 11,8 Md$, etc.

Cette omniprésence du dollar dans les échanges financiers et économiques n'a pas été seulement conjoncturelle ; indispensable aux échanges extérieurs de l'UE, elle est structurelle : 45 % de ses échanges commerciaux (importations et exportations) s'effectuent en effet en dollar pour 41 % en euro.

Autant dire que l'UE est sous dépendance étasunienne comme vient de le montrer le repli piteux des industriels européens menacés de représailles s'ils ne respectaient pas l'embargo contre l'Iran après dénonciation par les USA d'un traité que l'Europe avait voulu et soutenu à bout de bras.

Ce système financier international vit, de plus, en symbiose avec la part monopolistique du système économique, dominé par les firmes multinationales, dont il assure, si nécessaire, la trésorerie, le financement des acquisitions, les couvertures et les garanties dont elles ont besoin, sous forme de produits dérivés notamment.

Les 100 plus grosses de ces entreprises représentaient une capitalisation boursière de 20 000 Md$ en 2018 soit 15 % de plus qu'en 2017, soit l'équivalent du PIB des USA !

Dans ce classement les Américains surpassent évidemment largement les Européens (en perte de vitesse) et les Chinois en train de les rattraper.

Enfin les deux tiers du commerce international sont réalisés par des firmes multinationales dont la moitié par 1 % d'entre-elles.

1 % des grands groupes font 57 % du total des échanges en 2014, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED).

La part des 5 % des premières entreprises exportatrices s'élève, elle, à plus de 80 % des échanges. Et le groupe des 25 % des premiers groupes exportateurs réalise 100 % du commerce mondial. « De véritables rentes et monopoles mondiaux se sont constitués », insiste la Cnuced.

Ces situations « sont le résultat de barrières nouvelles et plus intangibles, reflétant les protections renforcées dont disposent les grands groupes et leur capacité à exploiter les lois et les règles nationales pour augmenter leurs profits et éviter l'impôt », analyse Martine Orange.

Aujourd'hui, contrairement à ce qui se colporte, ce ne sont pas les économies nationales, leurs relations et les échanges entre-elles, équilibrés ou non, qui importent mais les multinationales qui coordonnent des chaînes de valeur d'un bout à l'autre de la planète ainsi que les flux d'argent, en dollars, à l'échelle mondiale.

Comme dit Adam Tooze, « nous devons analyser l'économie mondiale non pas en termes de "modèle insulaire" reposant sur des relations économiques bilatérales - entre deux économies nationales -, mais au moyen de la matrice imbriquée des bilans d'entreprise - de banque à banque-. Ce qui compte donc, dans la prédiction des crises, ce ne sont pas vraiment les déficits publics ou les déséquilibres des comptes courants (des échanges) mais « les ajustements impressionnants (et qui peuvent être fulgurants) susceptibles d'avoir lieu dans cette matrice imbriquée des comptes » entre multinationales et banques systémiques.

Ce qui conditionne vraiment le destin du système financier, ce ne sont donc pas les agrégats économiques nationaux, mais les bilans d'entreprise où se joue véritablement le destin du système financier.

Le Léviathan mondialisé n'a donc que peu à voir avec le « club Med » mondial pronostiqué, au seuil du XXI e siècle et de l'avènement de la zone euro par Alain Minc 302 ( * ) .

Moins de deux décennies plus tard, rares sont ceux qui se risqueraient à de telles vaticinations.

À part quelques optimistes par fonctions, les plus prudents, après avoir rappelé les progrès notables de la régulation bancaire et de la supervision, reconnaissent que tous les clignotants sont au rouge, paramètres économiques compris.

Chacun sait que même la croissance étasunienne, perfusée à l'endettement, est artificielle. En Europe où la stagnation s'est installée, même l'exemplaire Allemagne s'essouffle. Ses prévisions de croissance pour 2019 sont de 0,7 %, soit moins que celle du reste de la zone euro 1,3 %.

Le plus inquiétant c'est que ce décrochage n'est pas conjoncturel, mais plutôt le signe précurseur de la fin du modèle allemand, entièrement guidé par une volonté d'insertion dans les grandes chaînes de production industrielles mondialisées, favorisant le « tout-export » au détriment de la consommation intérieure et de la division du travail productif avec ses partenaires - vidés en partie, eux, de leur substrat industriel - ce qui était la raison d'être du « projet » européen.

Au final, comme le reconnaît le FMI dans son dernier rapport sur la stabilité financière dans le monde (avril 2019) : « les facteurs de vulnérabilité continuent à s'accumuler ... si bien que les risques à moyen terme qui pèsent sur la stabilité financière dans le monde restent globalement inchangés. »

Trois différences notables cependant avec la crise de 2008, l'une qui pourrait être positive mais qui ne le sera probablement pas, les deux autres clairement négatives.

Le côté positif de la situation, c'est qu'à la différence de la crise précédente que personne, à quelques exceptions, n'avait vu venir, celle qui s'annonce est attendue.

De plus en plus attendue... Le problème c'est que les responsables politiques et financiers, telle la proie que le serpent fascine, ne bougent pas pour autant.

Différence cependant avec 2008, comme on vient de le voir et comme le rappelle Dominique Strauss Kahn ci-dessous, il y avait alors des pilotes dans l'avion, disposant de capacités financières d'intervention, gaspillées depuis.

Pour illustration, on trouvera dans l'encadré ci-après un échantillon représentatif des opinions d'économistes, de responsables politiques ou financiers sur la situation :

James Galbraith : « Est-ce qu'une crise est possible ? Oui, sans le moindre doute. C'est une évidence. Je ne peux bien sûr pas dire si cela sera demain, l'année prochaine ou dans cinq ans. Des crises financières il y en a toujours eu, il n'y a pas besoin d'être un expert en économie pour dire qu'il y en aura toujours. Par contre, une crise financière n'a pas forcément les conséquences économiques, politiques et donc sociales que nous voyons aujourd'hui. C'est là la question principale. » (audition)

Jean-Claude Trichet : « L'accélération de l'endettement des pays émergents « rend aujourd'hui l'ensemble du système financier mondial au moins aussi vulnérable sinon plus qu'en 2008 » Challenges (4 septembre 2018)

Dominique Strauss-Kahn : Réponse à la question, dix ans après le krach de 2008, sommes-nous mieux armés pour faire face à une crise d'une même magnitude ? « Non. Nous avons fait quelques progrès, notamment dans les ratios de capitalisation des banques. Mais c'est très insuffisant. Imaginez que demain la Deutsche Bank ait des difficultés, ce n'est pas les 8 % de capital dont elle dispose qui vont résoudre le problème. En vérité, on est moins bien préparé. La régulation est insuffisante...

La coordination a très largement disparu. Plus personne ne joue ce rôle, ni le FMI, ni l'UE et la politique du président des États-Unis n'aide pas. Par conséquent, la mécanique qui avait été mise en place au G20, extrêmement salutaire car elle associait les pays émergents, a volé en éclats. » AFP (9 septembre 2018)

Emmanuel Macron : « Je l'ai dit avec force : je crois que la crise que nous vivons peut conduire à la guerre et à la désagrégation des démocraties. J'en suis intimement convaincu. Je pense que tous ceux qui croient, sagement assis, confortablement repus, que ce sont des craintes qu'on agite, se trompent. Ce sont les mêmes qui se sont réveillés avec des gens qu'ils pensaient inéligibles, ce sont les mêmes qui sont sortis de l'Europe alors même qu'ils pensaient que ça n'adviendrait jamais. C'était souvent les plus amoureux d'ailleurs de cette forme de capitalisme et de l'ouverture à tout crin. Moi, je ne veux pas commettre avec vous la même erreur et donc nous devons réussir à ce que notre modèle productif change en profondeur pour retrouver ce que fut l'économie sociale de marché, une manière de produire, de créer de la richesse indispensable, mais en même temps de porter des éléments de justice et d'inclusion et une manière d'organiser l'innovation partout dans le monde et l'ouverture à même de faire que chacun y trouve sa part. » Discours à l'OIT (11 juin 2019).

Emmanuel Macron est lucide, le risque d'implosion du système financier n'est pas le seul danger majeur qui menace l'Empire américain et ses provinces, il y a aussi celui de l'implosion politique dont les conséquences sont tout aussi difficiles à prévoir et à maitriser.


* 301 Dépôts en dollars dans des banques hors de la juridiction étasunienne.

* 302 Alain Minc, La mondialisation heureuse , 1999 (Pocket)

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