EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 24 juin 2020, la commission, présidée par M. Christian Cambon, président, a procédé à l'examen du rapport d'information de MM. Olivier Cigolotti et Gilbert Roger.

M. Olivier Cigolotti . - Monsieur le Président, mes chers collègues, les études préalables lancées en octobre 2018, sur le porte-avions de nouvelle génération, sont maintenant terminées. Le dossier est sur le bureau du Président de la République.

Nous aurons bien sûr un débat à ce sujet lors de l'actualisation de la loi de programmation militaire en 2021. Mais sera-t-il encore vraiment temps de revenir sur un programme déjà amorcé, au risque de remettre en cause le calendrier ?

Il nous semble, au contraire, que le débat parlementaire sur ce sujet majeur pour l'avenir doit être lancé dès maintenant. La crise actuelle doit nous inciter à préparer les crises futures, et surtout à ne pas différer des investissements essentiels.

C'est pourquoi nous avons voulu vous présenter les premières conclusions de nos travaux, alors même que nous n'avons pas pu les mener complètement à leur terme.

Nous nous sommes rendus à bord du porte-avions Charles de Gaulle, en Méditerranée orientale, les 6 et 7 février, quelques jours après son départ de Toulon et quelques semaines avant le développement à bord de l'épidémie de covid-19. Le porte-avions était alors en appui à l'opération Chammal.

Par la suite, nos travaux ont été ralentis par la crise sanitaire, mais aussi, il faut bien le dire, par les réticences de certains acteurs à être entendus par nous avant la prise de décision présidentielle. Nous le regrettons. Il faudra donc poursuivre ces travaux à la rentrée.

Nous avons néanmoins établi un certain nombre de faits et acquis quelques certitudes. Gilbert Roger va d'abord évoquer les questions opérationnelles, puis je reviendrai sur des enjeux capacitaires.

M. Gilbert Roger . - Le porte-avions est bien sûr un symbole de souveraineté. Mais ce n'est pas qu'un symbole : c'est avant tout un outil militaire au service de notre autonomie stratégique. Ses principales fonctions sont : la projection de puissance, la capacité d'entrer en premier, la maîtrise des espaces aéromaritimes, la mise en oeuvre de la dissuasion nucléaire par la force aéronavale nucléaire (la FANU). Le porte-avions, c'est aussi une capacité autonome d'appréciation des situations.

J'insisterai seulement sur la maîtrise des espaces aéromaritimes car c'est un enjeu croissant : 90 % du volume du commerce mondial de marchandises s'effectue par mer, 95 % des échanges intercontinentaux de données transitent par les câbles sous-marins. La France dispose du second plus vaste espace maritime au monde.

Or le milieu marin est sujet à de multiples convoitises. Les rivalités entre puissance vont croissantes, de même que leur présence militaire sur les océans. La marine chinoise se développe très rapidement. La Chine cherche semble-t-il à se doter de porte-avions nucléaires, à catapultes électromagnétiques, semblables à ceux des Américains. La Méditerranée est aussi un lieu de tensions croissantes. L'actualité nous fournit, presque chaque semaine, des exemples de ces tensions. Le droit international est de plus en plus fragilisé.

Du point de vue diplomatique, le porte-avions nous permet, avec la dissuasion nucléaire, de tenir notre rang de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies... Or ce rang est parfois remis en cause, y compris par nos amis européens.

C'est aussi, plus généralement, un fédérateur de coopérations internationales. Un porte-avions européen n'est pas un objectif crédible aujourd'hui, mais un groupe aéronaval européen l'est. De multiples exercices en commun ont déjà lieu et participent au développement d'une culture stratégique commune.

Au-delà de l'Europe, le porte-avions est un outil dans le développement de notre stratégie indopacifique, et un facteur majeur de poids de la France à l'OTAN, notamment grâce à l'excellente coopération que nous avons avec les États-Unis dans ce domaine.

Mais montrer le rôle essentiel du porte-avions ne suffit pas ... encore faut-il démontrer qu'il est irremplaçable. Nous avons regardé si les moyens de l'armée de l'air, si l'utilisation de drones, ou si des modèles hybrides, à la fois porte-avions et porte-hélicoptères, ne pouvaient pas constituer des alternatives.

Or il nous a semblé, à chaque fois, que ces outils ne pouvaient pas jouer un rôle semblable à celui d'un porte-avions nucléaire tel que le Charles de Gaulle.

L'utilisation de bases terrestres implique soit de longues distances à parcourir, donc une plus faible réactivité, soit l'existence de pays amis à proximité du conflit ; elle nous fait dépendre des portes de passage aérien, alors que le porte-avions bénéficie de la liberté de navigation.

Quant au modèle de porte-avions britannique, il intéressant... mais le décollage par tremplin et l'atterrissage vertical limitent la capacité d'emport et l'autonomie en carburant des avions, donc leur rayon d'action.

Nous nous sommes, enfin, intéressés à la vulnérabilité d'un outil aussi symbolique que le porte-avions. Il est clair que les systèmes de défense devront s'améliorer au même rythme que les systèmes de ciblage des missiles à longue portée. Mais un porte-avions est mobile ; il sera toujours moins vulnérable qu'une base terrestre.

M. Olivier Cigolotti . - La conception du porte-avions de nouvelle génération doit tenir compte d'un certain nombre de contraintes, qui vont dans le sens d'un porte-avions plus massif que l'actuel : le système de combat aérien futur (SCAF), tout d'abord : la masse de son avion principal est évaluée à 30 tonnes, contre un peu plus de 20 tonnes pour les Rafale Marine. La masse dépendra aussi du nombre d'avions que l'on souhaitera pouvoir embarquer sur le nouveau porte-avions.

La masse évoquée, pour le porte-avions de nouvelle génération, serait de 70 000 tonnes (contre 42 000 tonnes pour le Charles de Gaulle), pour une longueur de 280 à 300 m (contre 261 m). La Ministre des armées a récemment confirmé que le futur porte-avions serait construit, pour cette raison, à Saint-Nazaire.

Ce gabarit, ainsi que l'impératif d'autonomie, de flexibilité, de gain de place et, enfin, la question de la fiabilité, plaident pour une propulsion nucléaire. C'est aussi une question de préservation des compétences d'une filière qui ne compte que 12 réacteurs embarqués.

Par ailleurs, le système à piste oblique, catapultes et brins d'arrêt nous semble devoir être retenu, malgré une dépendance assumée à l'égard des États-Unis. Les auditions n'ont pas permis d'identifier d'obstacle majeur à l'utilisation des catapultes électromagnétiques, actuellement testées par les Américains. Cette technologie n'est pas encore tout à fait au point. Mais près de 3500 tirs ont déjà été réussis. Les délais de réalisation du porte-avions de nouvelle génération devraient permettre de bénéficier d'un système déjà largement éprouvé.

J'en viens au coût du porte-avions. Il sera très certainement supérieur à 5 milliards d'euros. Certains parlent de 6 à 7 milliards d'euros. Nous attendons des précisions dans ce domaine, notamment sur les coûts comparés de la propulsion nucléaire et de la propulsion conventionnelle. Mais, quel que soit ce coût, il faudra l'envisager dans la durée : un coût annuel de 450 millions d'euros représenterait, par exemple, 1,5% du budget de la défense et 0,02% du PIB... mais sur 10 ans au moins.

Avons-nous besoin de deux porte-avions ?

L'enjeu, c'est la permanence de l'alerte. Le nouveau porte-avions aurait, comme le Charles de Gaulle, une disponibilité d'environ 65 %.

J'ajoute que l'incendie du SNA La Perle montre que des événements imprévus peuvent avoir de graves conséquences sur des formats de flotte réduits. L'épidémie de covid-19 l'a également illustré : lorsque notre porte-avions est mis à l'arrêt, nous ne pouvons pas le remplacer.

La permanence de l'alerte n'implique pas la mise à disposition d'un second groupe aéronaval, ni d'un second groupe aérien embarqué. Mais elle impliquerait une augmentation des moyens du groupe aérien embarqué, d'environ un tiers, et une augmentation des ressources humaines.

Les économies d'échelle, sur la construction d'un deuxième porte-avions du même modèle, sont importantes, de l'ordre de 30 à 40 %. C'est pourquoi aucune porte ne doit être fermée.

Enfin, nous suggérons une accélération du calendrier : cela permettrait de relancer l'activité des chantiers navals, qui risquent d'être impactés à long terme par la crise. Cela permettrait au futur porte-avions de coexister quelque temps avec l'actuel... avant le lancement de son navire jumeau ! Cette hypothèse du « tuilage » était, du reste, encore évoquée par le gouvernement, lorsque nous avons examiné la dernière LPM.

M. Gilbert Roger . - Trois points pour conclure. Il est hors de question que la composante « ressources humaines » du projet serve de variable d'ajustement compte tenu des contraintes sur la taille du futur porte-avions. La seule faiblesse du Charles de Gaulle, aujourd'hui, c'est d'offrir des conditions de vie inadaptées à son époque. Il ne s'agit pas que de confort mais aussi d'efficacité opérationnelle. L'épisode de la contamination par le covid-19 l'a montré. La principale richesse du porte-avions, c'est son équipage.

Il ne s'agit pas non plus de réduire à marche forcée les effectifs. Les Britanniques ont essayé ; ils en font aujourd'hui les frais.

A ce stade, une réduction de 10 % de l'effectif de l'équipage est envisagée, et une limitation des postes à 6-8 personnes. Ce doit en effet être un maximum.

La question du double équipage doit aussi être posée. Ce double équipage permettrait une meilleure organisation des temps d'embarquement et une plus grande compatibilité avec la vie de famille. Actuellement, sur le Charles de Gaulle, 30 % des hommes ont des enfants mais seulement 6 % des femmes.

J'en viens à la fin de vie du Charles de Gaulle. Elle est prévue pour 2038. Pourra-t-on le prolonger quelques années supplémentaires, pour le faire coexister avec le nouveau porte-avions ? Cela nécessiterait une modernisation et un examen attentif des questions de sûreté nucléaire et de sécurité. Mais cette question doit être étudiée.

Enfin, pour conclure, la construction d'un nouveau porte-avions est un projet national, de haute valeur symbolique, devant participer au développement de l'esprit de défense. Si les décisions sont prises au plus haut sommet de l'État, il nous semble que le parlement, et la nation dans son ensemble, doivent y être mieux associés. Je regrette que la Direction générale de l'armement (DGA) n'ait pas répondu à nos questions.

C'est aussi un projet intergénérationnel, puisque ce sont les jeunes d'aujourd'hui que ce porte-avions protègera demain. C'est pourquoi nous proposons d'organiser un concours, ouvert à tous les jeunes, pour déterminer le nom de ce futur porte-avions.

M. Cédric Perrin . - Merci aux rapporteurs. Je suis très heureux que la Commission puisse rendre un avis sur ce sujet. La propulsion nucléaire me paraît, en effet, être la meilleure solution, pour plusieurs raisons, dont la préservation des compétences de la filière nucléaire française.

Concernant la catapulte, la dépendance à l'égard des États-Unis est une vraie question. Avez-vous eu connaissance d'initiatives, au plan européen, en vue de la construction d'une catapulte européenne ? L'achat de catapultes américaines permettra-t-il un retour industriel en France ? Il serait souhaitable que des entreprises françaises participent à leur fabrication.

Mme Sylvie Goy-Chavent . - Merci aux rapporteurs. Je déplore que certains acteurs du dossier aient quelque peu esquivé vos auditions. Les armées doivent se préparer à un durcissement des conflits, à des attaques cyber. Mais la crise du covid-19 nous a rappelé l'existence d'ennemis beaucoup plus traditionnels, tels que de simples virus. Ce qui s'est passé sur le Charles de Gaulle est déplorable en termes d'image pour notre nation. Des leçons ont-elles été tirées de cet épisode, notamment pour les équipements intérieurs du futur porte-avions ?

M. Joël Guerriau . - Je me réjouis de la construction de ce nouveau porte-avions à Saint-Nazaire.

Quels sont les coûts d'entretien annuel du porte-avions ? La disponibilité s'entend-elle eu égard aux temps d'entretien, ou à l'absence de double équipage ? S'il y avait un double équipage, quel serait le gain de disponibilité ?

Enfin, vous avez évoqué un groupe aéronaval européen. Faut-il le prévoir initialement à la construction du navire et répartir à l'avance les moyens par pays, de manière contractuelle ?

M. Pascal Allizard . - Je félicite les rapporteurs et les remercie de m'avoir permis de participer, avec d'autres collègues, à leurs auditions. Ma question a été posée : elle concernait la propulsion et surtout les effectifs, ainsi que le double équipage.

M. Olivier Cadic . - Je me joins à ces félicitations. Il était question, à un moment, de construire deux porte-avions avec les Britanniques. Peut-on encore envisager de mutualiser la construction d'un deuxième porte-avions avec un autre pays européen ?

Vous avez évoqué le développement de la marine chinoise. De combien de porte-avions la Chine se dotera-t-elle au cours des prochaines années ? Qu'en est-il de la marine russe ? Il me semble difficile d'être vraiment présent dans le Pacifique avec un seul porte-avions.

M. Bruno Sido . - Merci aux rapporteurs. J'insisterai sur la question du nombre de porte-avions. Lorsque les États-Unis ont mis à l'arrêt un porte-avions, à cause de l'épidémie de covid-19, il leur en restait 10 autres... Lorsque le Charles de Gaulle est revenu à Toulon pour la même raison, nous n'avions plus aucun porte-avions en mer. Cela a-t-il du sens d'avoir un seul porte-avions ?

Certes, nous coopérons avec les Britanniques et avec les Américains, qui nous ont expliqué que le Charles de Gaulle était déjà venu combler un vide dans leur dispositif opérationnel. Mais quand on parle de souveraineté, on ne parle pas de souveraineté limitée.

Cette question doit être mûrement réfléchie. Bien sûr, elle a des implications en termes de coût et d'effectifs. Mais ne pourrait-on pas construire des porte-avions plus simples, moins onéreux, dans la mesure où un porte-avions n'est jamais seul mais qu'il évolue avec son groupe aéronaval ?

M. Jean-Pierre Vial . - L'achat de catapultes américaines nous permet-il de conserver une souveraineté dans l'utilisation de nos moyens ? Il serait en effet regrettable que l'on se retrouve avec un porte-avions en mer qui soit dans l'impossibilité d'actionner ses catapultes.

M. Olivier Cigolotti. - Sur la propulsion, effectivement, compte tenu de l'évolution des aéronefs et des moyens embarqués, le nucléaire s'impose. C'est aussi une question d'autonomie stratégique et de préservation des compétences d'une filière qui ne comporte que 12 réacteurs.

S'agissant des catapultes, nous aurions souhaité interroger la DGA, notamment sur l'hypothèse de la structuration d'une filière française.

Nous avons entendu l'attaché de défense américain. Les États-Unis disposent de 11 porte-avions, et auront bientôt 4 porte-avions de classe Ford, d'un format encore plus imposant. Nous les avons interrogés sur la crédibilité d'une nation ne disposant que d'un seul porte-avions. Leur réponse a mis l'accent sur la collaboration, sur les exercices régulièrement organisés entre les différentes marines alliées. Le porte-avions Charles de Gaulle a été amené à combler, dans une période de tensions, un déficit de moyens de la flotte américaine. La réciproque est possible.

Sur le retour d'expérience de la crise sanitaire, la Marine est à pied d'oeuvre pour en tirer les leçons sur les conditions de vie à bord du Charles de Gaulle. Celui-ci a été construit dans les années 1980. Il n'a pas été conçu pour une mixité à bord. Les postes vont jusqu'à 40, les espaces sont réduits ; ces conditions de vie ne sont pas satisfaisantes, notamment pour le personnel féminin. Le porte-avions de nouvelle génération devrait permettre de passer à des cabines de 6 à 8. La Marine travaille également à des possibilités de confinement en cas de nouvelle crise sanitaire.

Sur la disponibilité, il nous faut au moins un porte-avions et demi, grâce à une prolongation du Charles de Gaulle par exemple, et si possible un deuxième porte-avions dont les coûts seraient réduits de 30 % à 40 %. Compte tenu de l'évolution des conflits, cela paraît s'imposer.

Une diminution de l'ordre de 10 % des effectifs de l'équipage est prévue, compte tenu de l'évolution des technologies à bord, malgré l'évolution du gabarit du porte-avions.

Le Charles de Gaulle est déjà doté de systèmes de catapultage et d'appontage américains, ce qui ne pose actuellement aucun problème. Les catapultes électromagnétiques n'accroîtront donc pas cette dépendance. Le maintien en condition opérationnelle n'est pas un problème et ne devrait pas l'être davantage à l'avenir.

M. Gilbert Roger . - Le dossier du SCAF doit avancer parallèlement à celui du porte-avions de nouvelle génération. La commission examinera prochainement un rapport à ce sujet.

Personne ne s'attendait à la crise du covid-19. Elle aura des conséquences dans tous les domaines, y compris sur la conception du porte-avions de nouvelle génération.

La catapulte est une de nos préoccupations. Il faut que l'industrie française soit en capacité de participer à ce projet et que cela puisse générer une certaine autonomie.

M. Christian Cambon . - Une autre idée chemine, dans la perspective des dix ans des accords de Lancaster House : les Britanniques ayant récemment mis deux porte-avions en service, ne pourrait-on pas engager une coopération avec eux afin d'avoir toujours deux porte-avions sur trois à la mer ? Cela permettrait d'éviter de financer deux porte-avions. Des contraintes budgétaires vont apparaître, à la rentrée, et certains souhaiteront mettre la défense à contribution. Or les crises géostratégiques, comme les crises sanitaires, ne sauraient commencer à être préparées au moment où elles surviennent. Le Royaume-Uni, qui dispose de deux porte-avions, et de la dissuasion, est un partenaire naturel. Si l'on veut construire la défense européenne, des mutualisations sont à envisager.

M. Gilbert Roger . - L'une de nos préoccupations géostratégiques, c'est qu'il faudra être dans l'Indopacifique, tout en restant en Méditerranée. À défaut, les Turcs ou les Russes occuperont le terrain. Il serait donc en effet intéressant, au travers d'une coopération avec nos amis britanniques, de pouvoir tenir les espaces européens, tout étant présent dans l'Indopacifique.

La commission adopte le rapport d'information, le groupe CRCE s'abstenant.

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