II. COMPTE RENDUS DES AUTRES AUDITIONS

Audition de M. Jean Rottner,
président de la région Grand-Est (en téléconférence)

(mercredi 8 juillet 2020)

M. Alain Milon , président. - Mes chers collègues, nous entamons nos travaux avec l'audition de M. Jean Rottner, président de la région Grand Est.

Nous avons souhaité privilégier, dans un premier temps, une approche de la gestion de la crise sanitaire au plus proche des territoires. La région Grand Est a été marquée par les conséquences de la tenue, du 17 au 24 février derniers, d'un rassemblement religieux de plus de 2 000 personnes venues de toute la France et de pays limitrophes qui a joué un rôle de « superpropagateur du virus ».

Nous étions au premier stade de l'épidémie et cet événement a constitué un accélérateur avec des cas recensés, dès la semaine suivante, en Bourgogne-Franche-Comté, dans la Manche et à Paris, mais aussi en Corse ou en Guyane.

Revenir sur cet événement, intervenu relativement précocement dans la chronologie de l'épidémie en France, devrait nous permettre d'examiner les outils d'alerte et de veille qui étaient en place et la façon dont l'épidémie a été prise en charge par la suite. Nous souhaitons aujourd'hui recueillir le retour d'expérience du président de la région.

Qui a piloté la crise dans la région ? Tous les acteurs disponibles ont-ils été sollicités à hauteur de leurs capacités, qu'il s'agisse de la médecine de ville ou des cliniques privées, alors que nous avons tous en tête les images de l'hôpital de campagne déployé à partir du 20 mars par le service de santé des armées et des transferts de malades pour venir soulager les capacités hospitalières ? Comment les Ehpad, qui accueillent des personnes vulnérables, ont-ils été pris en considération ? Quels enseignements en tirer si une autre crise devait survenir ?

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean Rottner prête serment.

M. Alain Milon , président. - Je vous laisse la parole pour une présentation d'une dizaine de minutes environ, avant de passer aux questions des rapporteurs, puis des autres membres de notre commission d'enquête.

M. Jean Rottner, président de la région Grand Est. - C'est avec grand respect que je me tiens devant votre commission d'enquête qui réalise un travail indispensable pour avancer et faire face plus efficacement à toute nouvelle crise éventuelle.

Je répondrai à vos questions en tant que président de région, car c'est à ce titre que j'ai joué un rôle dans cette crise qui a affecté ma région, et particulièrement ma ville de Mulhouse, mais aussi avec mon expérience et ma sensibilité de médecin urgentiste et de président du conseil de surveillance du groupement hospitalier régional de Mulhouse et Sud Alsace. C'est à ces différents titres que j'essaie de faire preuve de recul et d'une certaine forme d'humilité. Après coup, il est toujours très facile de juger, de se rappeler, de penser que, de croire qu'il eût été...

Dans mes souvenirs, cette crise débute lors d'une réunion à la mairie de Mulhouse au cours de laquelle nous voyons apparaître sur nos écrans une information de la presse locale mentionnant l'existence de deux clusters familiaux à Mulhouse. Nous nous tournons vers le préfet qui nous confirme alors qu'il ne s'agit bien que de clusters familiaux. Nous sommes dans les derniers jours du mois de février.

Les choses s'accélèrent très rapidement entre le 1 er et le 3 mars : le 2 mars, un premier patient est admis en réanimation au centre hospitalier de Mulhouse. C'est d'abord le médecin réanimateur qui fait le rapprochement avec le rassemblement religieux et qui évoque la possibilité non pas d'un cluster familial, mais bien d'un vrai foyer épidémique - j'emploie souvent l'expression de « rouleau compresseur épidémique » pour décrire ce qui est arrivé à Mulhouse.

De fait, notre département a dû s'organiser très rapidement pour passer au plan blanc et transformer les hôpitaux de Mulhouse et de Colmar en établissements pratiquement spécialisés dans la prise en charge des malades du covid. La directrice de l'hôpital m'informait de manière très régulière de la situation. Devant l'explosion des appels au SAMU, j'ai décidé d'aller les renforcer pendant quelques heures, le 4 mars. Sur place, je me rends compte qu'il ne s'agit plus d'un cluster : avec une ligne renforcée de médecins et une double régulation, nous arrivons au chiffre impressionnant pour Mulhouse de 2 000 appels, contre 600 ou 700 dans les jours les plus denses, qui concernent tous le même sujet. Les médecins, particulièrement bien préparés, arrivent à faire des diagnostics et à orienter correctement les patients selon qu'ils devaient bénéficier de soins hospitaliers ou rester chez eux en faisant appel à la médecine de ville. La performance médicale a été confirmée par les médecins en place à l'hôpital : ceux qui s'y sont rendus en avaient vraiment besoin. Il n'y a pas eu de surchauffe en raison d'admissions de cas bénins.

Le 5 mars, je me suis fendu d'un SMS au chef de l'État pour l'avertir que la situation à Mulhouse et dans le Haut-Rhin s'apparentait davantage à une épidémie, avec des foyers apparaissant partout, qu'à ce que laissait entendre le discours national selon lequel les choses étaient maîtrisées.

La ville de Mulhouse est passée, dès le 3 mars, en cellule de crise. Des décisions de fermeture d'écoles et de lieux publics, en concertation avec le préfet de département et l'agence régionale de santé (ARS), ont commencé à être envisagées. Une première unité « covid » est ouverte à Mulhouse le 4 mars. Le jour suivant, plusieurs cas ayant une origine mulhousienne sont confirmés à travers l'hexagone. Je fais une tournée des lycées pour répondre aux inquiétudes des élèves, des professeurs, car plusieurs agents sont malades. Je me veux relativement rassurant.

Le 6 mars, les choses s'accélèrent tellement que le Premier ministre décide de faire passer notre département en stade 2 renforcé. Le 7 mars, à l'hôpital de Mulhouse, nous déclenchons le premier plan blanc. Nous nous engageons alors dans une forme de course-poursuite sanitaire. À l'échelle régionale, nous anticipons déjà une crise économique à venir au regard de la fermeture des commerces. Nous prenons donc contact avec le monde économique et envisageons de premières dispositions urgentes.

C'est à ce moment qu'apparaissent, chez nos amis transfrontaliers, de premiers signes d'inquiétude. L'Institut Robert-Koch publie une carte montrant le Grand Est en rouge et recommande aux ressortissants allemands de ne plus venir sur notre territoire. C'est une grosse surprise en Allemagne et chez nous. C'est la préfiguration de plusieurs dispositions comme la fermeture des frontières qui interviennent très vite. Ce sont aussi des mots, prononcés par nos amis allemands, politiques ou non, qui font un peu mal.

Nous ressentons la nécessité de prendre contact avec nos homologues allemands. Le 11 mars, je m'entretiens par téléphone avec trois présidents de Länder pour leur demander de ne pas aller trop vite. Le 12 mars, nous mettons en place une cellule transfrontalière, en concertation avec l'État, avec l'ARS et avec les départements. Depuis la loi « Alsace », le président de région et le préfet ont une forme d'expérimentation diplomatique transfrontalière de proximité. Cela a plutôt bien marché puisque nos amis allemands sont revenus vers nous assez rapidement. Aux alentours du 20 mars, ils nous annonçaient qu'ils étaient prêts à ouvrir leurs lits de réanimation et à venir en renfort, le cas échéant.

Entre le 11 et le 19 mars, juste avant le week-end des élections municipales, nous assistons à une forte augmentation des cas. Nous sommes même assez stupéfaits. En 24 heures, alors que nous souhaitions nous montrer encore un peu rassurants, nous avons dû faire face à plus de 200 admissions supplémentaires entre Colmar et Mulhouse, à 30 patients de plus en réanimation et à 20 décès. On se dit alors que quelque chose de terrible est en train de se passer. Ce sont d'ailleurs les mots que j'emploie dans la presse nationale, le dimanche des élections, pour souligner que nous étions complètement concentrés sur autre chose que les municipales depuis une dizaine de jours...

Les choses se sont enchaînées très vite. C'est à ce moment que sont apparus les défauts d'organisation : infirmières et médecins libéraux nous disent vouloir monter au front, mais souffrir d'un manque d'équipement ; de même, on constate une tension extrême sur tous les équipements hospitaliers de protection - des directeurs d'hôpitaux me disent que leur stock ne leur permettra de tenir que jusqu'au lendemain, voire au surlendemain, mais ignorer ce qu'il en sera ensuite... Nous étions confrontés à de vraies difficultés d'anticipation. Or mon expérience professionnelle m'a toujours démontré qu'il faut, en cas de crise, un back office particulièrement performant pour permettre à ceux qui sont à l'avant de ne pas se poser trop de questions.

Nous avons dû faire face à des difficultés humaines énormes qui laisseront des cicatrices. Le personnel soignant a dû faire face collectivement à la fois à ses propres peurs, à ses propres angoisses, et à sa propre méconnaissance de ce virus pour s'organiser. C'est ce que les hôpitaux mulhousiens ont fait, en pleine coordination - assez rapidement, je tiens à le souligner - avec les hôpitaux privés qui ont proposé de déprogrammer leurs opérations, ce qui nous a permis d'avoir du personnel de réanimation - médecins ou infirmières - supplémentaire, et qui ont ouvert des unités covid.

Cette solidarité entre établissements a joué à l'échelle de notre département, mais aussi à celle de la région : 24 heures sur 24, pendant six ou sept jours, nous avons entendu les hélicoptères au-dessus de nos têtes dans une noria constante vers les centres hospitaliers de proximité - Reims, Charleville, Thionville, Metz, Nancy, Troyes, Saint-Dizier... - qui ont servi de matelas d'amortissement pour les admissions en réanimation.

Le fait régional a pris toute sa signification avec des équipes qui se connaissaient, qui avaient pris l'habitude de travailler ensemble dans des réseaux de réanimation ou d'urgence à l'échelle régionale. Il est important de souligner cette solidarité alors qu'apparaissent de premières polémiques : la proximité médicale entre l'hôpital public et l'hôpital privé a été réelle chez nous, sur le terrain. Elle a dû être renforcée grâce aux moyens de l'État, à travers le dialogue que j'ai pu avoir avec les ministres ou avec l'ARS, ce qui a permis de mettre en place l'hôpital de campagne ou d'obtenir des évacuations militaires par A330.

Nous avons ouvert des salles de réanimation dans les salles d'opération, les salles de réveil étaient pleines, nous avons vraiment « poussé les murs ». En ce qui concerne la polémique selon laquelle on ne réanimait plus au-delà d'un certain âge, les statistiques, notamment celles de Paris, montrent que les admissions en réanimation liées à l'âge sont restées stables cette année, même avec la crise du covid. Les médecins ont toujours fait preuve du même état d'esprit qu'en période non épidémique, à savoir éviter toute perte de chance. Or ces transferts ont justement permis de limiter les pertes de chance pour les patients qui avaient besoin de soins de réanimation de longue durée, une fois stabilisés. En général, les patients étaient transférés au bout du septième jour. Nos amis transfrontaliers ont largement joué le jeu et ont été d'un grand secours : en temps normal, nous sommes coincés à 180 degrés par nos frontières ; là, nous avons pu oeuvrer à 360 degrés et transférer des patients jusqu'en Autriche.

Je voudrais revenir sur la question du matériel, et notamment sur les masques, qui a défrayé la chronique. L'initiative de Bruno Retailleau a permis aux collectivités de commander des masques. Je l'ai fait et j'en ai informé le Premier ministre. Ces masques étaient destinés aux médecins généralistes, aux infirmières qui étaient au front, aux personnels de secours, aux personnels des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), qui étaient un peu « à la ramasse », et même aux avocats commis d'office ou aux vétérinaires. Bref, à toute une panoplie de professionnels qui se trouvaient dans une situation compliquée, faute de masques.

Nous avons commandé 5 millions de masques, par le biais d'un mini-appel d'offres à sept importateurs. Nous en avons retenu trois, qui étaient connus des centres hospitaliers français. Nous avons eu la chance de passer notre commande quelques jours avant l'arrivée sur le marché des Américains. Une petite bataille avec l'État a eu lieu ensuite, sur laquelle nous pourrons revenir. Les masques ont été distribués avec le soutien des conseils départementaux, dans les structures d'accueil médico-sociales ou sociales.

Compte tenu du manque criant de matériel de protection, j'avais demandé à l'ensemble de mes services de sortir tous les masques qui étaient à notre disposition. Les lycées en possédaient 600 000. J'ai également fait appel à la générosité des entreprises, nombre d'entre elles possédant encore des stocks dits « Bachelot ». En 24 heures, nous avons récolté 1,3 million de masques, qui ont été distribués aux médecins généralistes, dans le Haut-Rhin, le Bas-Rhin, les Vosges et en Moselle.

J'ai moi-même décroché mon téléphone pour organiser les choses dans le Haut-Rhin, par l'intermédiaire du syndicat des pharmaciens, de manière à ce que la répartition puisse s'organiser. Ayant encore des contacts dans ce domaine, j'ai pu ainsi simplifier la tâche. Ce système a d'ailleurs été repris par l'ARS, et l'Union régionale des professionnels de santé a proposé en quelques heures une application permettant de répartir harmonieusement les masques. L'intelligence, la rapidité, et la situation de crise nous ont permis d'inventer ensemble de nouveaux systèmes.

En cet instant, je souhaite apporter un témoignage humain. Dans le cadre des contacts que j'ai pu avoir avec les professionnels de santé, j'ai été frappé par l'intensité des événements qu'ils ont vécus. Ainsi, un chef de service m'a raconté, avec des sanglots dans la voix, qu'il n'avait pas eu le temps d'expliquer ce qui se passait aux infirmières, lesquelles étaient parfois complètement dépassées. Quand on voit une personne qui se porte bien, il est difficile de comprendre son décès deux heures plus tard.

Nous avons très vite mis en place, dans nos hôpitaux, une cellule de soutien psychologique à nos soignants. Une directrice s'est posé la question de savoir si elle devait créer une cellule psychologique de la cellule psychologique. Cela montre la force du tsunami qui nous a atteints, qui a atteint la population et inquiète encore aujourd'hui. Si j'ai pu m'élever contre le fait que notre territoire soit classé « rouge » trop longtemps, c'est parce que nous avons besoin de nous relever et de retrouver la confiance. Durant cette crise, nous nous sommes efforcés, en tant qu'hommes et femmes politiques, d'accompagner les uns et les autres.

Mme Catherine Deroche , rapporteur. - En tant que président de région, vous avez évoqué ce que pouvaient être les difficultés rencontrées par les collectivités territoriales pour l'achat de matériel. À quels autres tatillonnages administratifs avez-vous dû faire face ? Comment avez-vous géré la graduation des besoins sur l'ensemble des départements de la région Grand Est ?

Par ailleurs, vous avez mentionné la prise en charge de patients par les hôpitaux d'autres départements moins touchés ou par des établissements privés. Qu'est-ce qui a justifié l'envoi de patients loin de leur domicile ? Pourquoi ne sont-ils pas restés dans le Grand Est ?

S'agissant du début de la vague épidémique, vous avez évoqué les nombreux appels au SAMU. Quelle place ont eu alors les tests ? Comment avez-vous vécu les conseils donnés le 6 mars à la population, qui les encourageaient à vivre normalement ?

Enfin, pour ce qui concerne la situation actuelle, vous avez évoqué les difficultés des personnels soignants et les conséquences psychologiques de cette épreuve. Assiste-t-on aujourd'hui à une reprise normale des activités dans les établissements hospitaliers ?

M. Jean Rottner. - S'agissant des transferts, nos capacités de réanimation étaient dépassées. Les médecins, les centres hospitaliers et l'ARS ont organisé cette noria de transferts, justement pour qu'il n'y ait pas de pertes de chance. En quelques minutes, il fallait prendre la décision d'intuber. Ainsi, au service d'accueil des urgences à Mulhouse, il y avait parfois six patients à intuber en attente de trouver un lit. Par conséquent, les patients dont l'état était stable en réanimation devaient être transférés, d'abord à l'échelle régionale, ensuite à l'échelle interrégionale et enfin à l'échelle internationale.

Je le rappelle, un patient atteint du covid a une réanimation longue - de quatre à cinq semaines -, techniquement complexe et spécifique.

Nous avons commencé par des transferts de proximité. Ensuite, nous avons eu le support de l'armée, dans le cadre de l'opération Morphée. Puis a été implanté un hôpital de campagne, qui accueillait les patients déjà stabilisés. Parallèlement, nous avons eu recours au transport par TGV et hélicoptère, pour les lits disponibles en proximité. Si Mulhouse et Colmar ont été très fortement atteints dès le début, l'épidémie n'a sévi à Strasbourg qu'après quatre ou cinq jours d'écart, ce qui a permis à la ville d'anticiper et de s'organiser. Ainsi Strasbourg a-t-il servi d'amortisseur, comme plus tard Nancy, puis Reims. La Moselle a été touchée beaucoup plus fortement, contrairement à la Meurthe-et-Moselle. C'est une réalité qui a été peu évoquée.

Pour ce qui concerne les tests, seuls les gens à l'hôpital ont été testés. Telle était la doctrine. Le nombre de lignes de régulation a été doublé puis triplé, et quatre à cinq médecins répondaient 24 heures sur 24 aux appels. Les laboratoires n'étaient pas équipés pour faire les tests. Au départ, seuls trois laboratoires avaient la capacité de les réaliser. Ensuite, les laboratoires universitaires, puis les centres hospitaliers généraux, puis les laboratoires privés ont reçu l'autorisation de les mettre en oeuvre. Tout cela a été très progressif.

Après la décision de fermer les espaces publics et les écoles, j'appelais encore la population à se rendre dans les commerces de proximité. Je dois le dire, je me suis planté ! En effet, en quelques heures, la vague épidémique est arrivée. Avec trente patients supplémentaires en réanimation et vingt décès en l'espace de vingt-quatre heures, nous avons fait face à une aggravation massive du rythme. Cette accélération a eu lieu la semaine précédant les élections municipales.

Quant à la reprise, elle est en cours. Depuis le 1 er juillet, le centre hospitalier de Mulhouse n'est plus en plan blanc. Mais les stigmates sont là : les équipes sont épuisées, et 800 des 6 000 employés ont été malades. La reprise est donc progressive ; elle doit se faire dans le cadre d'une sécurité sanitaire maximale. Ainsi, les blocs opératoires ayant servi de salles de réanimation doivent absolument être désinfectés. Tout cela prend du temps et coûte de l'argent. Aujourd'hui, malgré les aides de l'État, la facture est négative.

Je tiens toutefois à évoquer un point de satisfaction. Des établissements qui n'avaient pas pour habitude de travailler ensemble - je pense aux relations entre le public et le privé ou même entre Colmar et Mulhouse - continuent à dialoguer, ce que j'estime encourageant. On ne referme pas la porte de l'épisode covid, on s'efforce d'en tirer les leçons par des actes et des organisations différentes. Je me prépare à une nouvelle crise, ce qui devrait nous permettre de définir localement une programmation et une organisation de la santé et des soins, fondées sur la confiance entre collègues, entre établissements, et sur une meilleure coopération. Il faudra verser de l'eau et beaucoup d'engrais pour qu'on ne retrouve pas les vieilles habitudes.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure. - Je vous remercie de votre témoignage éclairant et émouvant.

Ma première question concerne votre déclaration à France Bleu le 16 mars dernier, dans laquelle on perçoit la panique qui s'empare du Grand Est. Vous dites que la France ne mesure pas la gravité de la situation et que les Français doivent rester chez eux. Vous parlez de tension extrême, vous dites qu'on a surestimé la capacité des Français à faire les bons gestes pour se prémunir et vous reconnaissez que vous ne pensiez pas ainsi 48 heures plus tôt.

Dans cette perspective, j'aimerais savoir ce qui vous a permis, à un moment donné, de respirer. Quelle action ou conjonction d'actions vous a fait reprendre espoir ? Quelle est pour vous l'organisation idéale ? Que referiez-vous ? Que ne referiez-vous pas ?

Ensuite, vous avez évoqué une « petite bataille avec l'État » lors de la commande des masques. S'agit-il de ce qui est arrivé à la région Bourgogne-Franche-Comté, l'État ayant fait main basse sur les commandes des collectivités ?

Enfin, avant d'être président du conseil régional du Grand Est, vous en étiez vice-président, chargé de la compétitivité des territoires et du numérique. Je voudrais recueillir votre avis sur l'importance du numérique dans la gestion de cette crise. Je pense aux téléconsultations médicales, mais aussi à l'enseignement à distance.

M. Jean Rottner. - Je vous remercie d'avoir évoqué la notion de « respiration », qui m'est chère. Quand on est médecin urgentiste de formation, on ne se désespère pas face à un arrêt cardiaque ! Arrêter une réanimation est toujours une décision grave.

La respiration a été possible grâce à la solidarité. Les soignants se sont serré les coudes, malgré les difficultés hospitalières. La solidarité citoyenne a été exceptionnelle, et la solidarité territoriale et internationale s'est également manifestée.

Je le dis honnêtement, quand le chef de l'État ou le président du Sénat m'ont appelé pour m'annoncer le renfort de l'État, ce fut une respiration. Les soignants souriaient largement en disant : « On nous a enfin entendus ! » Cela a permis de faire repartir la machine.

L'arrivée de l'hôpital militaire, l'A330, le renfort des collègues de la région, ont apporté des espaces de respiration, non pas à moi, mais aux soignants. Je suis allé leur donner un coup de main, mais on ne peut pas être et avoir été. En tant qu'élu à la tête d'un exécutif, j'ai un devoir d'alerte, d'action, et de réaction. J'avais la possibilité d'agir à côté de l'État. C'est cette souplesse qu'on peut regretter ou discuter.

Emmanuel Galiero, journaliste du Figaro, m'avait appelé pour connaître ma position sur un éventuel report des élections. Je lui avais répondu que le sujet n'était pas là.

En voyant les images des Buttes-Chaumont, des quais de Seine, on s'aperçoit que les Parisiens ignorent ce qui est en train de se passer dans leur pays, alors que leurs compatriotes meurent chaque jour. On a le sentiment que personne ne comprend ce qui est en train de se passer. Quand le Gouvernement prend la bonne décision de venir en soutien, c'est le premier espace de respiration pour l'ensemble des équipes hospitalières. Pour avoir fait régulièrement le tour des directeurs de centres hospitaliers universitaires (CHU) et des chefs de service, je peux vous dire que certains jours, ils n'en pouvaient plus. Ils avaient épuisé leurs stocks NRBC - nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques - et ne savaient plus comment protéger leurs collègues. Or, quand on est patron d'un service, on se sent éminemment responsable de ses collaborateurs : infirmières, aide-soignantes, agents d'entretien, hôtesses d'accueil, secrétaires...

Sur les relations avec l'État, je me suis prononcé, et j'ai eu des paroles assez sévères sur l'ARS, considérant que c'était avant tout une agence de gestion budgétaire, et pas d'organisation et de gestion de crise. Je maintiens ces propos. Je sais que l'ARS compte des gens extrêmement compétents, qui ont fait leur maximum. Mais l'anticipation nécessite aussi de voir comment les choses se passent sur le terrain : un hélicoptère EC-135 ne peut pas atterrir dans les mêmes conditions qu'un Caïman. Cela, un médecin urgentiste le sait. Mais s'il doit passer par une régulation nationale et obtenir l'accord d'un médecin dans le cadre d'une régulation zonale par l'ARS, au lieu que les choses se fassent de médecin à médecin, il a l'impression de recevoir de l'énergie négative, là où il devrait y avoir une énergie positive.

Sur cette fameuse bataille des masques, je peux vous donner des explications. Nous avons mis dix jours à nous organiser, et sélectionné trois importateurs, pour parer tout risque de défaillance. Nous avons commandé 5 millions de masques, et en avons finalement reçu 6,6 millions. Il se trouve que nous partagions un importateur avec l'État. Je respecte éminemment le rôle de l'ARS, tout comme les décisions administratives, que je ne conteste pas. Dans le premier avion, il y avait moins de masques que prévu. L'État en prend une part, j'en prends une autre, et Mme Dufay, la présidente de la région Bourgogne-Franche-Comté, s'aperçoit qu'il ne lui reste plus rien. Je lui propose de passer mon tour, mais - c'était un dimanche matin, je m'en souviens - mon téléphone sonne à sept heures moins le quart et mes équipes me disent qu'elles n'ont pas accès à l'avion, que celui-ci est entouré de militaires, et que le stock est réquisitionné. J'essaie de joindre le préfet de région, le préfet de département, je n'y arrive pas ; je finis par joindre la préfète, qui me fait part de la décision prise, compte tenu des incertitudes vis-à-vis de l'importateur, qui ne tenait pas toujours ses promesses en termes de nombre par cargaison. Dont acte. L'importateur avait deux avions, nous avons donc attendu deux ou trois jours de plus. Mais cette décision n'avait pas été prise le dimanche matin à sept heures moins le quart... On aurait pu nous le dire ! Ce genre de détail complique les relations entre les uns et les autres.

Oui, la téléconsultation a fait un bond. Si vous avez quelque influence sur l'assurance maladie, dites-lui que nous ne devons pas revenir en arrière ! Notre région a offert à tous ses lycéens, dans les établissements volontaires, un ordinateur, et nous connecterons tous les foyers de la région au très haut débit d'ici à 2023. Sur les données, c'est très compliqué. Grâce à l'intelligence artificielle, nous avons la capacité de détecter la réactivation d'une épidémie. Voilà des semaines que nous bataillons pour obtenir un outil adéquat, malgré les garanties d'anonymisation et de partage des informations. Pour progresser dans la connaissance et le suivi des épidémies dans notre pays, c'est indispensable.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Merci pour votre témoignage passionnant. Vous avez vécu une situation singulière. D'autres régions, comme l'Île-de-France, ont vécu une forte épidémie, mais vous, vous avez quasiment vécu une situation de médecine de catastrophe, n'ayant bénéficié d'aucun délai pour vous préparer.

Dans les tout premiers jours du mois de mars, vous nous avez décrit une mise en gestion avec l'ensemble des partenaires au niveau de votre région. Vous ne nous avez pas parlé des rapports avec l'État. Avez-vous reçu du ministère, à ce moment-là, des instructions claires ? Vous expliquez avoir accompli des tâches, comme la répartition des masques, qui ne faisaient pas partie de votre rôle. Le 2 mars, quand le foyer épidémique est apparu, et que l'alerte a été diffusée, les moyens des hôpitaux avaient-ils déjà été renforcés ? Au Sénat, près d'une semaine auparavant, nous avions interrogé les autorités nationales sur cette question.

Vous avez publié le 28 avril une tribune dans laquelle, parlant de la gestion d'une crise sanitaire, vous dites qu'il faut un pilote unique et qu'il y a eu trop de désordres, avec des rôles trop dispersés, la délimitation des tâches n'étant pas claire. Dans la gestion d'une telle crise, qui doit être le pilote unique, au niveau national et au niveau des territoires ?

M. Jean Rottner. - J'aurai du mal à répondre à votre première question sur l'état des forces début mars, car cela ne relève pas vraiment de ma compétence. Il est vrai que les collectivités territoriales se sont arrogé des champs de compétence pour compenser la passivité des systèmes qui étaient à la peine. Pour ma part, j'ai toujours essayé de ne pas dépasser mes limites. Je n'ai pas effectué de gestion directe du matériel ou de l'organisation. Je sais que Mulhouse n'a pas souffert, par exemple, d'un manque de matériel, malgré de fortes tensions. À Colmar, le chef de pôle des urgences m'avait indiqué qu'il avait épuisé son stock NRBC et ne savait plus où trouver du matériel de protection pour ses équipes.

Je ne pense pas que les moyens des hôpitaux de ma région avaient été augmentés avant le mois de mars, pour se préparer à la crise. Nous avons attendu très longtemps des respirateurs supplémentaires, notamment.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Donc, l'hôpital n'était pas préparé.

M. Jean Rottner. - Pour le président de région que j'étais, il a toujours été simple d'avoir un dialogue assez fluide avec le ministre de la santé, le Premier ministre, l'entourage du Président de la République, voire même le Président de la République lui-même.

Pour moi, il est indispensable d'avoir un pilote unique. Le préfet de région, le préfet de zone peuvent jouer ce rôle. Mais cette crise sanitaire a été entièrement gérée par le ministère de la santé. Comme président de région, je n'ai pas eu de rapports avec la direction générale de la santé, mais avec l'ARS, et les préfets. Le préfet de zone de défense, lui, a la possibilité de mobiliser l'armée, les moyens civils, les moyens sanitaires... En matière de coordination, il aurait été préférable d'avoir une coordination par le ministère de l'intérieur, sous la responsabilité du préfet zonal de défense. D'ailleurs, en cas de catastrophe, le patron des opérations de secours, c'est bien le préfet. Nous aurions dû respecter ce schéma pour éviter les conflits de compétences. Dans une telle crise, il faut des directives et une hiérarchie verticale.

Mme Véronique Guillotin . - Vous avez dit que les transferts s'étaient bien déroulés, et qu'ils étaient nécessaires pour libérer des places en réanimation. Mais les professionnels de santé ne se sont pas sentis écoutés et maîtres de leurs transferts. Les ordres de transfert venaient-ils du haut - de Paris - ou y a-t-il eu une vraie coordination et une vraie entente sur les patients à transférer ? On nous a dit que certains patients ont été transférés non par manque de place dans les hôpitaux mais par manque de matériel. En prévision d'une éventuelle autre crise, ne faudrait-il pas rassembler des stocks de matériel pour éviter ce type de transferts ? Sur la e-santé, la régionalisation des données serait une bonne chose. Comment la région peut-elle la favoriser ?

M. Jean Rottner. - La plateforme e-Meuse, qui fait de la télémédecine, proposait de commencer à bâtir une forme de collecte de données au niveau régional et départemental, en fonction des projets. Là aussi, faisons confiance : la décentralisation, ce n'est pas seulement transférer des compétences de l'État aux régions. Nous avons la France en partage, sa gestion et son progrès, et les territoires doivent se sentir responsables, ne pas tout demander à l'État, et être une partie de la solution. Nous pouvons avancer en ce sens, en favorisant les projets transversaux qui concernent la santé, le soin et le bien-être. Nous avons 210 millions d'euros de budget consacrés à la santé et aux soins...

Les transferts ont été compliqués au début, puis sont devenus spontanés. Les transports sanitaires sont extrêmement onéreux : un transfert en A330 représente six équipages d'ambulanciers, d'infirmiers et de médecins, et prend du temps.

Un certain nombre de professionnels ont eu le sentiment que cela leur échappait : il faut savoir où et comment on fait atterrir un NH90 Caïman, comment on l'équipe, comment on le médicalise... Ils nous disent aussi que, tant qu'ils n'avaient pas obtenu le coup de tampon de l'ARS, les transferts n'étaient pas possibles, surtout depuis l'étranger.

L'action du SAMU zonal, dont les référents locaux étaient plutôt des anesthésistes-réanimateurs, a forcé la proximité, mais ceux qui ne sont pas au front tout le temps n'ont pas les mêmes notions que ceux qui travaillent en réanimation. Je pense qu'il faut avoir là de la souplesse et de l'agilité.

Je sais que, sur les deux centres hospitaliers les plus proches de mon lieu de vie, les transferts ont été faits essentiellement sur des critères médicaux. Éviter la perte de chance est véritablement ce qui a guidé les équipes médicales.

M. René-Paul Savary . - Dans le département de la Marne, les choses n'ont pas été aussi simples, notamment s'agissant des relations entre le public et le privé. La méconnaissance par l'ARS de toute une partie du secteur et le manque de volonté d'associer le privé ont conduit à des situations assez extravagantes. Pour ce qui concerne le médico-social, les départements n'ont reçu des instructions que le 26 mars... On voit bien que l'administration, en France, est assez lourde et met parfois plus de grains de sable que de gouttes d'huile dans les rouages.

Alors que nous réfléchissions sur la régionalisation de la santé, j'avais proposé que le conseil de surveillance des ARS soit présidé par le président de région ou son représentant. Pensez-vous que nous parviendrions à mieux cibler les décisions en période de crise s'il y avait une décentralisation plutôt qu'une déconcentration ?

M. Jean Rottner. - Vous avez parfaitement raison sur les Ehpad : notre temps de réaction et notre retard ont été inqualifiables.

Sur les sujets médico-sociaux et sociaux, faisons confiance aux départements ! Il faut qu'il y ait un patron responsable. Les présidents de conseil départemental sont des personnes responsables. Ils sont en capacité d'anticiper, d'accompagner, de prendre des décisions adéquates, de décompter. Les problèmes de décompte ont duré pendant des jours. Je ne m'explique pas les différences de chiffres qu'il a pu y avoir d'un jour à l'autre.

Aujourd'hui, nous sommes en capacité de mettre en place des organisations locales qui nous permettent d'avoir des observatoires, des référencements, des données quasi automatiques. Les régions ont des compétences. Actuellement, elles sont freinées, faute d'autorisations ou en raison de problème de sécurisation ou de souveraineté des données.

C'est le président du conseil régional qui doit présider l'ARS, et personne d'autre. D'ailleurs, ce serait une erreur de confier cette compétence au président de région « ou à son représentant ». La santé est aujourd'hui l'une des premières préoccupations des Français. Le président de l'ARS doit être un élu du territoire, qui connaisse ce territoire, qui favorise la coopération, qui travaille avec les centres hospitaliers universitaires, lesquels ont un rôle majeur dans l'aménagement du territoire. Je pense à la magnifique convention entre le CHU de Reims et Troyes, qui permet d'avoir des praticiens hospitaliers à temps partagé. C'est ce genre de solutions, inventées sur les territoires par les acteurs du territoire, qui doivent être mises en avant.

Il ne s'agit pas de faire plaisir au président du conseil régional en lui permettant de diriger une structure supplémentaire. Il s'agit de répondre à une logique de création, d'équité, d'égalité et d'aménagement du territoire - celui-ci est désormais crucial -, alors que la colère est toujours présente, plus particulièrement sur les questions de santé.

Il y a quatre déterminants pour que les gens s'installent sur un territoire : le très haut débit, les mobilités, la formation et la santé. Les collectivités, particulièrement les régions, interviennent dans ces quatre domaines. En matière de santé, il faut clarifier les choses. Tout le monde s'en est rendu compte avec la crise.

Il faut une responsabilité départementale, avec une délégation territoriale de l'ARS, en lien avec le préfet du département, pour une gestion de proximité du médico-social, du social et de la psychiatrie. C'est très important : on passe aujourd'hui à côté de soins qui sont absolument essentiels. Il faut peut-être une coordination au niveau régional, au travers d'ARS qui seraient plus stratégiques. Osons, à l'instar de certains pays européens, poser la question de la place et de la responsabilité des collectivités locales.

Je suis prêt, à l'image de ce que l'on fait pour les lycées, à prendre la responsabilité à la fois du matériel et des bâtiments hospitaliers. Pour des raisons d'aménagement du territoire, je pourrais décider de ne pas fermer un hôpital et de prendre en charge son déficit de fonctionnement. Nous sommes actuellement dans une vision beaucoup trop budgétaire. Quand on ferme deux maternités sur un même secteur, c'est dramatique pour l'ensemble du territoire concerné, mais il faut aussi parfois accepter de fermer une maternité parce que la sécurité sanitaire n'est pas assurée. En tant qu'élus locaux, nous sommes habitués à prendre ce genre de décisions. Ce que je refuse dorénavant, c'est que l'on nous demande de panser les plaies ouvertes par des décisions administratives et de calmer la vindicte populaire qu'elles suscitent. C'est dans cet esprit de proximité qu'il faut agir aujourd'hui. Les territoires doivent travailler en lien avec les structures de santé, déconcentrées ou non.

Les élus locaux ne peuvent exercer un simple rôle de représentation à la tête du conseil de surveillance. Nous devons être à la tête d'un conseil d'administration, avec un pouvoir de décision et de management. Il faut que le directeur ne soit pas une courroie de transmission de l'ARS, mais qu'il ait lui aussi la possibilité d'agir et soit responsabilisé. Les médecins et les équipes médicales qui sont à la tête des hôpitaux doivent jouer un rôle majeur. Il faut rétablir cette confiance et que chacun puisse assumer pleinement son rôle.

La vindicte qui s'exprime parfois contre les ARS n'est pas gratuite. Le système doit être amélioré. Les ARS ont de vraies compétences, mais nous en avons aussi. Nos directeurs ont des compétences. Nos médecins ont des compétences. Il faut aujourd'hui que la verticalité laisse place à une vraie transversalité dans les actions pour répondre à l'attente de nos concitoyens.

Mme Angèle Préville . - Des soignants de l'hôpital de Colmar ont-ils dû travailler sans protections adéquates ou se bricoler des protections ?

Estimez-vous, à ce stade, que le nombre de lits de réanimation était insuffisant ? Faudrait-il prévoir, pour l'avenir, une certaine proportion de lits de réanimation dans les hôpitaux, partout sur le territoire ? Visiblement, cette proportion était moins importante en France qu'en Allemagne...

Diriez-vous que le problème des masques est désormais réglé ? De nouveaux problèmes pourraient-ils se poser en cas de deuxième vague ou de nouvelle pandémie ?

Les 800 employés des hôpitaux de Mulhouse et Colmar qui ont été malades souffrent-ils de séquelles ? Ne pensez-vous pas que l'on devrait intégrer au cursus de formation des soignants un module sur la manière de faire face à une pandémie, notamment virale ?

Enfin, vous nous avez dit qu'il faudrait un pilote, mais n'estimez-vous pas qu'il serait peut-être nécessaire que vous travailliez en lien direct avec l'État ? On a l'impression que vous n'avez pas véritablement eu la possibilité de tirer la sonnette d'alarme pendant plusieurs jours.

M. Jean Rottner. - Pour ce qui est du matériel, oui, il y a indéniablement eu du bricolage, mais de manière exceptionnelle. Le système D a existé. Le monde entrepreneurial a soutenu certains hôpitaux. Nous avons tous, sur ce plan, une très grande marge de progrès.

Aujourd'hui, je pense que la situation, en termes de masques, de tests, de réactifs, est stabilisée. Grâce à nos entrepreneurs, nous avons mis des masques en production. Nous avons même désormais un surplus de masques... Nous avons aussi créé, à cette occasion, la première société d'économie mixte locale médicale, avec la Banque des territoires et le Crédit Mutuel. Nous nous sommes dit que nous allions utiliser nos propres réseaux, à l'image de ce qui a existé pour les masques, pour commander des tests sérologiques PCR, des masques PCR et des écouvillons, qui nous manquaient. Finalement, nous n'avons pas eu à utiliser les fonds que nous avions prévu d'engager. L'outil existe toujours et est prêt à être réactivé en cas de problème. Nous avons su faire preuve d'imagination pour inventer un outil assez agile et très rapide.

Bien sûr, il manque certainement des lits de réanimation au quotidien en France. Il s'agit là d'un choix de société, qui aura des incidences sur les dépenses d'assurance maladie et sur le budget de la santé. Nous sommes face à un nouveau pacte social en France. La santé en fait largement partie. Aujourd'hui, acceptons-nous l'existence d'un déficit chronique et des d'établissements qui ne sont pas à l'équilibre ? C'est une décision qu'il faudra discuter, qui dépasse peut-être le seul Ségur de la santé et qui doit être acceptée par la population en général. Cela ne veut pas dire qu'il faut surconsommer du soin, au contraire. Un nouveau pacte social, c'est à la fois plus d'exigence et plus de justice. Aujourd'hui, le tiers payant permet à n'importe quel Français de ne pas connaître le coût de ses médicaments. Certains citoyens qui en ont la capacité pourraient peut-être participer en partie à cette prise en charge.

Le choix de créer des lits de réanimation supplémentaires doit être fait collectivement. Nous devrions peut-être aussi le faire en tant que représentants de la Nation.

La différence avec l'Allemagne ne tient pas seulement au nombre de lits de réanimation. Elle réside aussi dans une stratégie différente, et peut-être dans un lien plus fort et mieux organisé autour du patient entre la médecine libérale et la médecine hospitalière, doublé de lits de soins intensifs et de réanimation - les lits de soins intensifs sont moins équipés, mais convertibles assez rapidement en lits de réanimation. Contrairement à nous, les Allemands ont très rapidement mis au point un test PCR et ont testé massivement. Ils n'ont pas non plus subi le même rouleau compresseur viral que nous avons connu, en région puis dans tout le pays.

Aujourd'hui, la formation aux risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques existe très souvent dans le cursus des médecins et du personnel soignant. En l'espèce, nous avons été dépassés à la fois par l'ampleur du risque viral, par une impréparation de nos équipes à travailler ensemble et par la difficulté de mobiliser les moyens matériels.

Faut-il des stocks ? Ceux-ci coûtent cher... Si l'on fait ce choix, qui les entretient ? Où les localise-t-on ? Il existait quelques stocks de masques en France, mais on a vu combien il était difficile de les utiliser.

Comment une organisation régionale, permettant de réagir très rapidement, peut-elle éventuellement se mettre en place ? Cela pose à nouveau la question du chef de file, du patron. L'armée peut entretenir, en région, un centre d'intervention en hôpital militaire. Le Sénat vient d'ailleurs de publier un excellent rapport sur le service de santé des armées. On voit bien que ses moyens ont largement diminué et qu'il faut les soutenir. Il a fait la preuve de son efficacité et de son savoir-faire sur le terrain opérationnel qui est celui de la métropole. Heureusement qu'il était là...

Pour ce qui concerne la formation, avec la crise sanitaire, bon nombre d'étudiants infirmiers et aides-soignants ont bénéficié d'une fabuleuse master class... Notre région fait partie de celles qui les ont gratifiés financièrement, ce qui était normal.

Mais oui, il faut aujourd'hui changer de paradigme et peut-être s'engager clairement dans un transfert de compétences médicales vers le personnel infirmier, au-delà des pratiques avancées. En période de crise, les infirmiers doivent potentiellement être beaucoup plus présents. Or, aujourd'hui, une infirmière en pratique avancée gagne 50 euros de plus par mois : cela n'encourage pas vraiment les vocations.

Mme Victoire Jasmin . - Vous avez évoqué votre situation géographique et souligné le fait que vous êtes dans une zone frontalière. Le Gouvernement français a-t-il pris aussi contact avec les Allemands pour appuyer vos démarches ? Aviez-vous l'habitude de faire des évacuations sanitaires vers l'Allemagne avant cette crise ?

M. Jean Rottner. - J'avais des échanges quasi quotidiens avec Amélie de Montchalin, qui travaillait aussi avec Jean-Yves Le Drian sur les relations avec le gouvernement de Mme Merkel. Nous devions aussi gérer les problèmes découlant de la fermeture des frontières, pour les frontaliers comme pour les marchandises. Cela n'a pas été simple, surtout lorsqu'un ministre d'un Land voisin a déclaré que chaque Français repoussé sauvait la vie à un Allemand ! Bref, il y a eu une très bonne coordination entre la préfète, moi-même, Amélie de Montchalin et Jean-Yves Le Drian sur ces sujets. Les contacts transfrontaliers entre médecins ont aussi joué pour accélérer les choses. Il a fallu mettre en avant la confiance, au-delà de la peur primaire et populaire qui régnait.

Oui, nous sommes en zone frontalière. J'aimerais que Paris regarde ces zones avec les yeux de l'amour, en se disant que nous sommes les marins de la terre en Europe, et que nous pouvons être une chance pour la France, en étant non une zone d'exception, mais d'expérimentation. Chez nous, la santé fait partie des irritants du quotidien. Si l'on fait un infarctus au bord de la frontière, et qu'on est transporté dans un hôpital français situé à trois quarts d'heure de route, alors que, de l'autre côté de la frontière, un centre hospitalier peut vous accueillir à dix minutes de chez vous, ce n'est pas normal dans un espace européen de coopération. Nous avons quatre frontières, et des accords commencent à peine à se mettre en place. Les accords d'Aix-la-Chapelle aideront à soigner ces irritants du quotidien, mais une des leçons de la crise est bien que nous devons faire en sorte qu'il soit facilement possible de se faire soigner de part et d'autre de la frontière, d'autant qu'il y a des centres d'excellence des deux côtés.

M. Olivier Paccaud . - Mon département, l'Oise, a été le premier atteint, et a payé un lourd tribut, même s'il a été un peu moins touché que le Grand Est. Merci pour vos réflexions sur l'optimisation du système de santé, et sur les ARS. Vous nous avez parlé d'un SMS au chef de l'État le 4 mars au soir, et avez évoqué les difficultés dans les réquisitions de masques. Certaines demandes précises que vous avez faites ont-elles été prises en considération immédiatement, et suivies de décisions?

M. Jean Rottner. - L'Oise avait quinze jours d'avance sur nous, en effet, et je sais que nos médecins ont beaucoup échangé pour connaître la situation. J'avais envoyé un SMS de soutien à l'ancien sous-préfet de Mulhouse, Louis Lefranc, qui est préfet de ce département, pour lui souhaiter un bon rétablissement, car il avait été infecté. Pour ma part, j'essaie toujours de rester à ma place, même si j'ai parfois fait jouer mes réseaux pour débloquer certaines situations.

Le rassemblement religieux représentait environ 2 000 personnes, avec quelque 300 enfants, scolarisés dans 75 écoles, je crois. La question, pour le préfet - et il l'a partagée avec les élus - était de décider s'il fallait fermer les écoles, ou non. Il y a eu des allers-retours avec le ministère de l'intérieur et celui de la santé, et l'hésitation a duré jusqu'au 6 mars, je crois, date à laquelle le Premier ministre a tranché, ce qui était bienvenu, et a renforcé l'action du préfet. La maire de Mulhouse a même décidé d'aller plus loin en fermant un certain nombre d'établissements publics. Pour ma part, je n'ai pas revendiqué de fermetures ; j'ai simplement donné l'alerte. Les signaux que j'ai fait remonter ont été entendus, comme l'a montré la décision, prise le 16 mars, d'envoyer des renforts de l'armée à Toulouse. Il est vrai que j'ai eu des échanges avec le Président du Sénat, avec le cabinet du Président de la République, avec le Premier ministre et avec Olivier Véran.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Quel est votre regard, a posteriori, sur les initiatives spectaculaires qui ont concerné votre région ? Je pense, par exemple, à la question des transferts, par TGV, de malades vers d'autres régions. Le rapport rendu par la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France juge sévèrement cette initiative et la considère comme de la pure communication. De même, l'hôpital de campagne était-il utile et indispensable ?

Vous avez indiqué que la coordination avec les établissements privés avait été bonne dans votre région, ce qui va à l'encontre de ce qu'on entendait dans les médias. Vous insistez sur la nécessité d'un pilote unique. J'essaie de dénombrer le nombre d'interlocuteurs de l'État avec lesquels vous avez dû échanger : on comprend tout de suite le problème ! Ce sont sans doute les préfets de zone qui sont les bons interlocuteurs. Pourquoi est-ce plutôt le ministère de la santé qui a joué ce rôle ? Au cours des dernières semaines, qu'est-ce qui a changé ? Nous sommes ici pour essayer de tirer les leçons pour demain...

M. Jean Rottner. - Sur les TGV, je trouve le rapport sévère, et même injuste. Il est toujours très facile de critiquer a posteriori... L'hôpital de campagne, les TGV, l'A330, la noria d'hélicoptères, l'ouverture de lits frontaliers : tout cela a constitué autant de vraies bouffées d'oxygène.

Sur la coopération entre le privé et le public, les responsables de l'ARS et les préfets pourront sans doute mieux vous répondre que moi. De mon point de vue, sur mon territoire, elle s'est bien passée, même si ce n'était pas évident, compte tenu des antécédents et des rivalités. Du côté de Strasbourg, il y a eu un temps de latence. Mais, sous la pression de la réalité, et grâce à la responsabilité de chacun, les choses se sont faites, ce qui n'a peut-être pas été le cas sur d'autres territoires moins exposés. Je ne connais pas les chiffres, mais je vous apporte simplement mon témoignage d'élu local mulhousien, alsacien, connaissant la situation et échangeant avec les CHU, qui ont souvent joué un rôle d'amortisseur. Face aux circonstances, le devoir d'agir a toujours conduit à mettre en place une forme d'organisation.

Des changements ? Vive la décentralisation et la confiance ! Vive la possibilité d'expérimenter ! L'État doit faire confiance aux territoires. En l'occurrence, il y avait à la fois un débat scientifique et un débat idéologique sur la répartition des rôles. Et les médecins, pour sympathiques qu'ils soient, ne sont pas toujours faciles à gérer : on a vu s'exprimer à la télévision de grandes rivalités. Il y a eu beaucoup de lourdeurs. Par exemple, il a fallu attendre pendant des semaines la validation de tests sérologiques réalisés chez nous, dans notre institut de virologie. Une telle lenteur n'est pas concevable dans un pays moderne, agile ! Résultat, la colère est là. Il faut plus de souplesse, ce qui ne revient pas à ce que chacun puisse faire n'importe quoi dans son coin : il faut respecter le principe d'égalité républicaine, même si je préfère la notion d'équité.

Bref, cette crise a révélé une certaine lourdeur française, qui doit être corrigée. Je pense aussi à un deuxième mammouth, celui de l'éducation nationale, dont le fonctionnement est similaire. Comme élu local, je suis passionné de mon territoire et de ma région. Je me suis efforcé de communiquer sans entrer dans la polémique, au moment où je devais dire les choses, parce qu'il fallait de l'huile dans les rouages. Si l'état d'esprit change, la santé ne pourra qu'en bénéficier.

M. Damien Regnard . - Je suis sénateur des Français établis hors de France. Il n'y a qu'une vingtaine de mois que je suis rentré en France, et je ne maîtrise pas l'intégralité de la machinerie administrative que vous avez décrite. Toutefois, j'ai été très surpris que ce soit le ministère de la santé et non celui de l'intérieur qui soit le chef de file. Une question est revenue souvent, même si elle a été évincée des plateaux de télévision. J'ai entendu dire que la lutte entre privé et public existait bien dans le Grand Est. J'aimerais avoir une réponse claire. Il y a eu de nombreuses prouesses en matière d'évacuations, en TGV, en avion, en hélicoptère. Ces évacuations résultaient-elles du fait qu'il ne restait plus aucun lit covid-19 dans la région, ni dans le privé, ni dans le public ? J'ai entendu dire qu'il restait environ 70 lits disponibles dans le privé, dans la région Grand Est, au moment où des malades ont été évacués vers Bordeaux et d'autres régions... Pourquoi n'arrivons-nous pas à avoir une réponse précise à cette question ?

M. Jean Rottner. - Je ne cherche pas à éviter la question, mais je ne dispose tout simplement pas des informations. Cela ne relève pas de ma compétence : il n'entrait pas dans mon rôle de disposer de ces informations. Cette question relève de la stratégie de l'organisation hospitalière, dont la région ne s'est pas occupée. Comme élu local dans mon département, j'ai une connaissance fine et quotidienne de la réalité, mais je ne suis pas en mesure de vous répondre sur la disponibilité en lits de réanimation dans les autres structures des autres départements de ma région, car je n'ai jamais eu accès à ces données.

Mme Annie Guillemot . - À Lyon, le système a été complètement différent, puisque ce sont les Hospices civils de Lyon qui ont pris la tête, et il y a eu trois pôles, avec un hôpital public et deux hôpitaux privés dans chaque zone. Malgré la pression, nous avons immédiatement mis en place une architecture conjuguant hôpital et secteur privé.

Je suis maire de Bron depuis dix-sept ans, et j'ai tous types d'hôpitaux dans ma commune. Mais vous n'avez pas évoqué l'action de Santé publique France. À Lyon, sur la gestion des masques, l'ARS a renvoyé la balle à Santé publique France, dont les colis n'arrivaient pas à Lyon... Or, la doctrine de Santé publique France est d'anticiper, comprendre et agir. Avez-vous eu de bons échanges avec cette instance ?

J'ai beaucoup apprécié ce que vous avez dit sur l'égalité et l'équité, parce que nous avons des normes égalitaires qui ne sont pas très équitables... En temps de crise, il faut aussi des signaux, par forcément financiers : je pense notamment à des signaux humains, qui font voir à la population et aux professionnels qu'on est là, que les élus sont là. Je vous trouve bien humble, lorsque vous dites que vous restez scrupuleusement à votre place. Ne faut-il pas que les élus aient un rôle beaucoup plus central dans la gestion des crises, et notamment dans la gouvernance de l'hôpital ? En ne siégeant qu'au comité de surveillance, on ne peut pas agir dans ce type de situations. Les associations d'élus pourraient se mettre autour de la table pour faire des propositions à l'État afin de devenir des acteurs à part entière, avec l'État, qui est, lui, morcelé entre les ARS, les préfectures et Santé publique France, qui se renvoient la balle. Les élus ont une place de proximité, connaissent le terrain et peuvent pousser des coups de gueule justifiés.

Nous nous sommes interrogés, à Lyon, sur les taux de mortalité. Vos données font-elles apparaître des taux sur la mortalité en réanimation, notamment pour les malades qui ont été transférés ?

M. Jean Rottner. - Santé publique France, beaucoup d'élus et de responsables ne savaient pas ce que c'était. C'est un interlocuteur qui doit jouer un rôle, mais nous ne l'avons pas vu directement. Humble ? En temps de crise, il fallait être extrêmement précis, voire chirurgical, sur les actions que nous menions, afin de ne pas ajouter au chaos. Cela nous imposait de rester dans notre rôle de collectivité territoriale. Or nous n'avons pas de compétence franche en matière de santé, mis à part un peu de formation.

Je revendique, en matière de gestion, une place extrêmement forte pour les collectivités, et plus particulièrement pour le conseil régional et le conseil départemental. Le rôle des maires, à la tête du conseil de surveillance, doit être un vrai rôle d'administration, avec un pouvoir, des perspectives et des prérogatives - et une forme de responsabilisation, aussi. J'ai travaillé à la question avec Olivier Véran, dans le cadre du Ségur de la santé. Régions de France m'a désigné pour réaliser une synthèse de propositions permettant, au niveau des régions, de prendre pied dans une forme de décentralisation liée à la santé. La volonté est là, donc. Mais nous étions en crise, dans une organisation que nous connaissons et où il fallait parfois entrer par la porte, parfois par la fenêtre, notamment pour obtenir les données. Par exemple, j'ai demandé à l'ARS de faire un travail de corrélation et de compilation des données, afin qu'on puisse anticiper un développement de la maladie à l'échelle régionale, et l'on m'a répondu que je sortais de mon rôle.

Il faut donc changer de paradigme. Nous devons sortir d'une vision administrative du monde : l'élu peut non seulement demander des comptes, mais aussi participer à la prise de décision en temps de crise car, sur le terrain, il joue un rôle essentiel d'accompagnement. Les collectivités doivent donc se voir définir un rôle en matière de santé, et l'assumer : en période de crise, il faut prendre ses responsabilités, comme on l'a bien vu pour la réouverture des écoles. Les élus aussi doivent changer de paradigme, et ne pas avoir peur des questions de santé, qui font partie du pacte social et renvoient à des choix collectifs sur le budget, les choix et les implantations des structures de soins.

Chez nous, le taux de mortalité est celui qu'ont connu tous ceux qui ont fait de la réanimation. L'ARS et les équipes médicales et hospitalières vous renseigneront mieux que je ne saurais le faire.

M. Alain Milon , président . - N'avez-vous pas le sentiment que l'arrivée massive, sur les chaînes de télévision, d'épidémiologistes et de virologues a participé à l'angoisse de nos concitoyens ?

M. Jean Rottner. - Je connais et j'apprécie le milieu médical. Je connais aussi ses faiblesses, grandes et petites. Je sais la compétition qui y règne. Sur la chloroquine, la question n'est pas de savoir si l'on est pour ou contre, mais de voir quels sont les résultats des essais cliniques ! La médecine, c'est l'expertise, l'expérience, l'humilité aussi, bref c'est la science. Hors de cela, point de salut.

M. Alain Milon , président. - Merci.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition commune de Mmes Josiane Chevalier,
préfète de la région Grand-Est, Brigitte Klinkert, présidente
du conseil départemental du Haut-Rhin, et M. Christophe Lannelongue, ancien directeur de l'ARS Grand-Est (en téléconférence)

(jeudi 9 juillet 2020)

M. Alain Milon , président. - Nous poursuivrons nos travaux sur la gestion de la crise sanitaire dans la région Grand Est avec l'audition commune de Mme Josiane Chevalier, préfète de la région Grand Est, Mme Brigitte Klinkert, ministre déléguée chargée de l'insertion et présidente du conseil départemental du Haut-Rhin, et M. Christophe Lannelongue, ancien directeur de l'agence régionale de santé (ARS) du Grand Est.

Nous avons souhaité privilégier dans un premier temps une approche de la gestion de la crise sanitaire au plus proche des territoires. La région Grand Est a été marquée par ce que le président Rottner, que nous avons entendu hier, a qualifié de « rouleau compresseur épidémique », à la suite d'un rassemblement religieux de plus de 2 000 personnes à la fin du mois de février dernier. Nous nous interrogeons sur les outils d'alerte et de veille qui étaient en place au moment du déclenchement de la crise et la façon dont l'épidémie a été prise en charge par la suite.

Qui a piloté la crise dans la région ? Tous les acteurs disponibles ont-ils été sollicités à hauteur de leurs capacités, qu'il s'agisse de la médecine de ville ou des cliniques privées ? Comment les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) qui accueillent des personnes vulnérables ont-ils été pris en considération ?

Par rapport aux mesures mises en place au niveau national, la réponse apportée dans le Grand Est a-t-elle été adaptée en temps utile à la situation sur place ? Quels enseignements en avez-vous tirés si une autre crise devait survenir ?

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Josiane Chevalier, Mme Brigitte Klinkert et M. Christophe Lannelongue prêtent serment.

Mme Brigitte Klinkert, présidente du conseil départemental du Haut-Rhin et ministre déléguée auprès de la ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion, chargée de l'insertion. - Je vous remercie de me permettre de m'exprimer devant votre commission en tant qu'ancienne présidente du conseil départemental du Haut-Rhin, et non évidemment en tant que nouvelle ministre déléguée à l'insertion.

Le Haut-Rhin, qui a été l'un des tout premiers foyers nationaux de la pandémie, a été balayé par un véritable tsunami. Nous avons subi des centaines de décès dans nos hôpitaux et dans nos Ehpad. Le taux de surmortalité a été très important : 128 %, et même 175 % pour la population âgée de 75 à 84 ans. Finalement, deux personnes sont mortes pour 1 000 habitants, ce qui est considérable. Tous les Haut-Rhinois ont été touchés, directement ou indirectement. Il est donc important d'en tirer les leçons.

Dès les premiers signes de la crise, début mars, je me suis rendue dans des établissements où l'on commençait à lutter contre la maladie. J'étais profondément déterminée à agir le plus concrètement possible en tant qu'élue d'un territoire à forte tradition humaniste, mais aussi en tant que présidente d'une collectivité, le département, dont la solidarité à l'égard des personnes les plus vulnérables constitue le coeur de ses missions.

Nous avons mis en oeuvre, dès le 16 mars, un plan de continuité de l'activité (PCA) pour mobiliser nos équipes tout en garantissant - c'était très important à mes yeux - leurs propres protection et sécurité. Nous avons aussi tenu à dépasser nos strictes compétences légales, car, à cette période, dans une Alsace profondément meurtrie, l'urgence faisait loi. J'ai ainsi été amenée à organiser des transferts de patients alsaciens en direction d'hôpitaux allemands et suisses. Nous avons mené un nombre très important d'actions quotidiennes pour soutenir les patients, les personnels soignants et tous les autres héros du quotidien qui ont permis à notre société de tenir bon, nos aînés et les établissements qui les hébergent, mais aussi nos jeunes en facilitant la continuité pédagogique par l'Éducation nationale, et tous nos concitoyens, en fournissant à chacun un masque de protection. Dès la fin du confinement, nous avons pris des mesures en faveur de nos entreprises ou de nos associations pour favoriser la relance de l'activité.

C'est dans la proximité que l'on peut conjuguer solidarité et efficacité. Une immense chaîne de solidarité s'est développée sur notre territoire, entre les services de l'État, les collectivités, les entreprises, les associations et nos concitoyens, etc . J'espère qu'elle va perdurer. Grâce à cette proximité, notre collectivité a su adapter son action pour faire face aux besoins immédiats du terrain au fil de l'évolution de la pandémie et a pu être présente aux côtés de tous nos concitoyens. C'est aussi, je tiens vraiment à le souligner, grâce à la proximité avec nos voisins allemands et suisses que nous avons réussi à obtenir entre 130 et 140 places en réanimation dans les hôpitaux en Allemagne et quelques dizaines de places dans les hôpitaux suisses, ce qui a permis de desserrer un petit peu l'étau qui étouffait nos établissements hospitaliers.

À partir du 1er janvier 2021, la collectivité européenne d'Alsace (CEA) prendra la suite des deux départements et assurera cette mission de proximité, qui garantit l'efficacité de l'action publique. Au vu de l'expérience tirée de l'épidémie de covid-19, je suis convaincue qu'il est essentiel de lui accorder de nouvelles compétences, en particulier dans le domaine de la coopération sanitaire. C'est seulement ainsi que la nouvelle collectivité pourra pleinement jouer son rôle au coeur du bassin du Rhin supérieur : jamais ce territoire n'a autant mérité sa dénomination de bassin de vie. Il s'agit d'un bassin de vie transfrontalier. Nous avons sauvé beaucoup de vies en Alsace, grâce à l'amitié qui nous réunit de part et d'autre du Rhin.

Mme Josiane Chevalier, préfète de la région Grand Est. - Je voudrais tout d'abord vous confier le plaisir que j'ai à retrouver certains d'entre vous que j'ai eu l'occasion de connaître au gré de mes différentes affectations. Je tiens aussi, madame la ministre, à vous féliciter pour votre nomination. Nous en sommes tous très fiers, et moi, en tant que femme, également.

Le Grand Est a payé un lourd tribut à cette crise. J'ai une pensée émue pour les victimes et leurs familles. Je tiens aussi à rendre un hommage appuyé à tous les soignants, à ces « héros du quotidien », comme vous les avez appelés à juste titre, qui ont accompli un travail exceptionnel. J'ai pris mes fonctions de préfète de région, de préfète de la zone de défense du Grand Est et de préfète du Bas-Rhin le 3 février dernier, après avoir quitté la Corse le 2 février. J'ai eu trois semaines d'activité normale au cours desquelles j'ai pu parcourir le territoire de la région. Ensuite, mon agenda a été dicté par le coronavirus.

La crise sanitaire a été d'une ampleur inédite, touchant tous les secteurs de la vie quotidienne. Elle a été imprévisible, longue, anxiogène, et nous a placés dans une situation caractérisée par une instabilité très forte, qui n'est pas finie, compte tenu des incertitudes scientifiques sur ce virus. Nous avons donc dû nous adapter en permanence, au jour le jour, voire heure par heure.

La solidarité a été le maître mot dans la gestion de la crise dans le Grand Est. Tous les acteurs se sont rassemblés autour de la préfecture de département, dont la légitimité n'a à aucun moment - je peux en témoigner en tant que préfète du Bas-Rhin - été contestée : l'agence régionale de santé, le rectorat, tous les opérateurs de l'État, l'institution militaire, qui a installé un hôpital militaire à Mulhouse et organisé des évacuations sanitaires dans le cadre de l'opération Résilience, ou les sapeurs-pompiers qui, contrairement à ce qu'on a pu lire dans un rapport récent - je vous laisserai un document montrant quel a été leur rôle -, ont été extrêmement impliqués, intervenant dans le transport des malades, dans les Ehpad ou au centre de dépistage du Parlement européen à Strasbourg, dont ils assuraient l'accueil. Comme nous avions quelques jours de plus pour nous préparer que dans le Haut-Rhin, nous avons réussi à mettre en place des actions de prévention en direction des personnes âgées et des personnes vulnérables. Les sapeurs-pompiers ont participé, avec tout le secteur associatif, à cette prise en charge. Les élus et les maires étaient en contact permanent avec les sous-préfets d'arrondissement, dont on a redécouvert le rôle de proximité, et étaient présents dans notre centre de crise dès le début.

Le président du conseil départemental a été un interlocuteur au quotidien ; il siégeait également dans la cellule de crise. J'étais aussi en lien avec le président du conseil régional, notamment pour ce qui concerne le volet relatif à l'économie, et avec les parlementaires : nous avons, en effet, mis en place dans le Bas-Rhin une forme de contrôle parlementaire, puisque, chaque jour, les parlementaires recevaient un document de synthèse sur l'état de la situation, et on échangeait ensemble une fois par semaine. Les entreprises et les chambres consulaires ont aussi joué un rôle important, notamment pour la fourniture de masques. Il faut citer aussi les associations ou la médecine libérale : le président du Conseil de l'ordre des médecins et la présidente de l'Union régionale des professionnels de santé libéraux participaient au conseil de crise. Il faut évoquer aussi la solidarité transfrontalière, et je tiens à souligner votre implication personnelle, madame la ministre : comme vous parlez allemand et que vous connaissez bien tous nos partenaires, vous avez pu trouver un certain nombre de places dans des établissements à l'étranger. La solidarité nationale a aussi joué, avec les évacuations sanitaires vers des hôpitaux nationaux pour un nombre à peu près équivalent.

En ce qui concerne la gouvernance de crise, je pourrai vous communiquer les trois retours d'expérience que j'ai transmis au ministre de l'intérieur, une note sur la relation maire-préfet et la lettre que j'ai cosignée avec le directeur de l'ARS qui a succédé à M. Lannelongue sur nos actions en matière de prévention dans les Ehpad.

La crise a été gérée au niveau départemental, conformément au choix du Premier ministre. C'est un choix pertinent, car on gère mieux les crises dans la proximité dans la mesure où l'on connaît les acteurs. Face à l'ampleur de la crise, tout le monde autour de moi a cherché avant tout à trouver des solutions ; personne n'a contesté ma légitimité, personne n'a revendiqué son statut ou argué de son appartenance à telle ou telle structure - ARS, rectorat, conseil départemental, etc . - pour affirmer son indépendance. La directrice générale des services du conseil départemental participait à la cellule de crise. Nous nous sommes fédérés. C'est de la sorte que l'on doit gérer une crise. Certes, il n'est pas écrit clairement dans les textes que les préfets doivent gérer les crises sanitaires, mais nous avons travaillé de cette manière et les équipes de l'ARS, à l'époque de M. Lannelongue, reconnaissaient faire partie de mon équipe. Peut-être est-ce cette expérience qu'il conviendrait de formaliser. En tout cas, nous nous sommes mobilisés tous les jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

J'ai aussi essayé de mettre en synergie mes trois fonctions. Tous les soirs, j'animais, en tant que préfète de région, une visioconférence, à laquelle participait le directeur général de l'ARS, avec mes collègues préfets de département pour échanger sur la situation sanitaire. On a mutualisé certaines fonctions. La préfecture du Bas-Rhin qui possédait le service juridique le plus étoffé a ainsi été chargée de la veille juridique.

En tant que préfète de la zone de défense du Grand Est, qui regroupe les régions Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté et compte dix-huit départements, j'ai aussi mobilisé des moyens logistiques pour assurer la livraison de 70 millions de masques. La zone a aussi participé aux évacuations sanitaires de patients vers nos voisins transfrontaliers ou vers les régions les moins touchées, selon des modalités diverses : par voie aérienne, par le biais de TGV sanitaires, etc . Aucun patient n'est décédé dans le cadre de ce type de transport.

Les préfets, en tout cas dans le Grand Est, ont tenu la barre et n'ont pas compté leur temps, car leur rôle premier est la protection des populations. Cette crise n'est pas terminée. Nous surveillons au jour le jour les indicateurs, avec l'appui de l'ARS, pour être en mesure de réagir extrêmement vite. Avec le président du conseil régional, nous avons élaboré un Business Act, que nous allons adresser au Gouvernement, pour préciser les contours d'un plan de relance dans cette région.

M. Christophe Lannelongue, ancien directeur de l'agence régionale de santé (ARS) Grand Est. - Merci de m'auditionner. On doit tirer les enseignements de cette crise. Je m'exprimerai à titre personnel et mes propos porteront exclusivement sur la période au cours de laquelle j'ai exercé la fonction de directeur général de l'ARS, soit jusqu'au 8 avril. Je vous transmettrai tous les documents que vous m'avez demandés avant le 24 juillet prochain.

La région Grand Est a été touchée la première et aussi, sans doute, le plus durement ; les statistiques régionales masquent le fait que la crise a été extraordinairement violente dans la partie est de la région.

Les premiers cas confirmés de covid-19 ont été enregistrés dans la semaine du 24 février au 1 er mars. Le pic de l'épidémie a eu lieu dans la semaine du 23 mars au 30 mars, avec 4 416 passages aux urgences pour suspicion de covid-19 et 1 494 consultations dans les centres de SOS Médecins. Le nombre des admissions à l'hôpital a atteint un pic la semaine suivante, du 30 mars au 5 avril, avec 3 777 nouvelles hospitalisations. Lorsque j'ai quitté mes fonctions le 8 avril, 4 819 personnes étaient hospitalisées, dont 950 personnes en réanimation. Cette même semaine, la région a enregistré une surmortalité de 116 % par rapport à l'année précédente, chiffre qui cache une très forte surmortalité dans la partie est de la région, notamment dans le Haut-Rhin. La situation s'est ensuite améliorée progressivement, difficilement : le 1 er juillet, 1 069 personnes étaient hospitalisées, dont 52 en réanimation, mais la surmortalité par rapport à l'année précédente avait disparu. Le bilan de l'épidémie depuis le 1 er mars est extraordinairement lourd : 3 571 patients sont décédés à l'hôpital, 1 809 en Ehpad, et d'autres décès sont à déplorer à domicile. Je m'associe aux propos de la ministre et de la préfète de région pour saluer la mémoire des victimes et rappeler la souffrance que cette épidémie a provoquée dans la région.

L'État a tenu bon et progressivement, après une période très difficile début mars, des réponses ont été apportées, qui ont commencé à produire des résultats. L'ARS était en alerte depuis la fin du mois de janvier, avec l'activation de sa cellule de veille et d'alerte. Le 2 mars, il est apparu que le coronavirus se propageait extrêmement rapidement dans le Haut-Rhin ; l'épidémie s'est étendue progressivement, avec quelques jours de décalage, vers le Bas-Rhin, puis vers la Moselle. Heureusement, le confinement a ralenti très fortement sa progression dans la partie de la région qui était la plus concernée et a bloqué sa propagation dans la partie ouest de la région qui n'était pas encore concernée le 17 mars, ou du moins marginalement.

Il faut être clair, l'agence n'était pas préparée. Elle a fait preuve d'une réactivité extraordinaire ; elle a pris très rapidement des initiatives qui ont permis de limiter les conséquences de l'épidémie dans les premiers jours, puis peu à peu de commencer à enregistrer des résultats positifs et de permettre une meilleure prise en charge des patients. Ces initiatives n'ont été possibles et mises en oeuvre que grâce à ce que la préfète de région a appelé la « solidarité ». Le travail sous l'égide des préfets a été extrêmement important, à la fois au niveau départemental et régional. Il faut aussi souligner l'engagement des soignants qui ont été, on l'a dit, admirables, à l'hôpital comme en ville. Il faut souligner aussi l'engagement des collectivités locales, à commencer par les conseils départementaux, et de l'ensemble des fonctionnaires. Je salue les collaborateurs de l'agence, qui ont travaillé parfois jour et nuit, dans une parfaite articulation entre le siège de l'agence et les dix délégations territoriales.

Comme l'ont dit Mme la ministre et Mme la préfète, cette collaboration nous a permis d'obtenir des résultats. Je tiens à vous remercier très vivement, madame la ministre, pour votre engagement dans la mise en oeuvre d'une solidarité transfrontalière. Je tiens aussi à vous remercier, madame la préfète, pour votre engagement en ce sens, ainsi que celui de votre conseiller diplomatique, et pour votre action en tant que préfète de zone pour avoir organisé un circuit de distribution logistique efficace en masques. Le conseil départemental et la préfecture ont réalisé un travail quotidien de mobilisation, de coordination, d'explication et de communication, grâce auquel les acteurs ont pu agir de manière forte et solidaire.

On a réussi à prendre en charge tous les patients qui avaient besoin d'être admis en réanimation à l'hôpital. Nous étions terrorisés par les difficultés qu'avaient rencontrées nos collègues italiens. L'ARS a eu pour obsession d'augmenter les lits de réanimation : leur nombre a été multiplié par 2,6, passant de 471 début mars à 1 219 le 8 avril. À cette même date, on comptait 900 patients en réanimation. Nous avons aussi créé de très nombreux lits de réanimation dans le secteur privé pour atteindre une capacité de 131 lits, qui a été saturée début avril. Un des enseignements majeurs de la crise est l'importance de fédérer tous les acteurs d'un territoire pour faire en sorte que chacun se sente coresponsable de la santé de la population.

Nous avons organisé des transferts sanitaires. Je m'associe aux remerciements adressés à nos partenaires étrangers - l'Allemagne, la Suisse, le Luxembourg - et aux autres régions françaises. Grâce au ministère de la défense, on a été capables d'organiser des évacuations sanitaires et d'accroître les capacités de prise en charge. En outre, 5 000 volontaires ont répondu à notre appel du 18 mars dans la région, dont 345 médecins et infirmières d'anesthésie-réanimation. Nous avons aussi essayé de faire face aux pénuries sur les produits de réanimation.

La pénurie en équipements individuels de protection et en tests au début du mois de mars constitue un élément révélateur de l'état d'impréparation de cette crise. Nous avons, en lien avec les préfectures et les conseils départementaux - et je salue encore une fois le travail de coordination des préfets -, récupéré des dizaines de milliers de masques pour les fournir à ceux qui en avaient besoin. Nous avons cherché à organiser des circuits de distribution qui étaient extrêmement chaotiques au début. Nous avons ainsi créé un nouveau circuit de distribution, pris en charge entièrement par les préfectures, sous l'égide de la zone de défense, pour alimenter les Ehpad, les établissements sociaux et médico-sociaux, les professionnels intervenant à domicile. Nous aussi créé une application, www.distrimasques.fr, consacrée à la fourniture de masques pour les professionnels de ville. Nous avons commandé localement, en avril, trois millions de surblouses et, en Chine, six millions de masques : les 5,4 millions de masques dont nous avons pris livraison ont permis, à partir de la fin du mois de mars, d'assurer une couverture complète de la fourniture de masques, avec un taux de couverture deux fois plus élevé qu'au niveau national. Nous avons aussi mis en place deux plateformes pour faciliter les liens entre les acteurs de la santé et les fournisseurs de masques, d'équipements de protection et de solutions hydroalcooliques.

Je suis très fier de ce qui a été fait avec les préfectures et les conseils départementaux en ce qui concerne la médecine de ville. Nous avons diffusé des recommandations, essayé de mieux organiser l'accès aux soins, avec notamment la création de centres covid-19. Nous avons aussi développé la télémédecine, et cela reste l'un des acquis majeurs de cette crise. Nous avons essayé de mieux accompagner les patients à domicile grâce à la mise en place d'un logiciel de suivi et d'une plateforme de partage des bonnes initiatives.

Nous nous sommes engagés fortement avec les conseils départementaux sur la question des Ehpad : cela s'est traduit par des recommandations, un appui sur les mesures d'hygiène avec le Centre d'appui pour la prévention des infections associées aux soins ( CPias), la mise en place de médecins référents dans tous les Ehpad, le développement des infirmières de nuit, des renforts de personnels avec la création d'une plateforme pour faciliter le volontariat dans les Ehpad, etc . Malgré ces efforts conjoints et acharnés, nous avons eu à déplorer un très grand nombre de victimes. Je pense que votre commission devra aussi s'interroger sur ce bilan, car ces efforts extraordinaires n'ont pas eu tous les résultats que l'on aurait pu attendre.

Deux difficultés sont apparues. Lorsque l'épidémie s'est emballée dans le Haut-Rhin, puis dans le Bas-Rhin et en Moselle, nous souffrions d'une pénurie de masques et nous avons eu beaucoup de mal à protéger ceux qui intervenaient dans les Ehpad ; nous avons donc, malgré nous, contribué à une diffusion de l'épidémie dans des lieux confinés, où elle s'est propagée d'autant plus rapidement que ces lieux ne possédaient pas une culture de la prise en charge des infections comme à l'hôpital. Nous avons aussi payé cher les difficultés, bien connues dans notre pays, liées au cloisonnement entre l'hôpital, la médecine de ville et les Ehpad. Dans le cadre du plan Ma santé 2022, nous étions en train de mettre en place des mesures pour mieux structurer les filières gériatriques, augmenter le nombre d'infirmières de nuit, développer des équipes mobiles gériatriques, renforcer les liens entre les Ehpad, les services d'urgence et les services de consultation gériatrique, etc . Tous ces efforts, qui étaient en cours, se sont révélés malheureusement insuffisants pour faire face à cette épreuve. D'une certaine manière, la crise a été un accélérateur remarquable des réformes que nous avions commencé à mettre en oeuvre, mais pour lesquelles nous n'étions pas allés suffisamment loin. La crise a ainsi permis de doter chaque Ehpad d'un référent médical clairement identifiable et accessible. Elle a aussi permis, avec l'engagement des conseils départementaux, d'améliorer très fortement le lien entre le sanitaire et le médico-social.

Nous avons rencontré beaucoup de difficultés à développer les capacités de tests. Au début de la crise, on ne comptait que deux laboratoires dans la région, avec des capacités très limitées : l'un à Strasbourg, l'autre à Nancy. Des efforts extraordinaires ont été faits pour développer les capacités publiques et privées. Je voudrais saluer tout particulièrement l'action des responsables des hôpitaux universitaires de Strasbourg, qui ont accompli un effort extraordinaire pour développer leurs services de réanimation et leurs capacités de tests. Ces efforts ont permis d'éviter une trop forte propagation de l'épidémie dans le Bas-Rhin.

Nous devons reconnaître que nous avons été très terriblement gênés par les difficultés d'accès aux réactifs et par les difficultés de la coopération public-privé. Finalement, les résultats dans ce domaine ne sont apparus que mi-avril et surtout en mai, soit après le pic de l'épidémie.

Pour conclure, j'évoquerai quelques pistes sur lesquelles il me semble que votre commission pourrait travailler. Il est évident, comme l'a dit Mme la préfète, que la capacité d'action territoriale doit être renforcée, car c'est bien à l'échelle d'un bassin de vie que l'on peut organiser une réponse territoriale cohérente, en associant l'ensemble des acteurs, si l'on veut obtenir des résultats efficaces. Le pilotage national doit être plus attentif à la diversité des situations, plus réactif, moins uniforme, moins sourd, moins aveugle. Je me suis beaucoup interrogé, pendant toute cette période, sur la difficulté à avoir un dialogue efficace avec les responsables nationaux pour prendre en compte la situation extraordinairement particulière de la région, notamment de l'Alsace et du Haut-Rhin. Le niveau national était très présent : chaque jour une conférence téléphonique associait les responsables nationaux et les responsables d'ARS. Le soutien était réel : par exemple, lorsque nous avons signalé une rupture pour les masques dans les hôpitaux de Mulhouse ou de Strasbourg, les réponses ont été rapides. Mais le niveau national a eu énormément de difficultés à comprendre que la situation du Grand Est était fondamentalement différente de celle d'autres régions.

J'ai acquis la conviction qu'il faut renforcer les capacités d'action sur le terrain, faire davantage confiance aux binômes constitués par les préfets et les directeurs d'ARS, qui sont les mieux placés pour trouver des réponses spécifiques adaptées aux besoins. Il faut renforcer l'association avec les collectivités locales, les préparer à la gestion de crise. Ce sujet n'était pas traité dans les contrats de plan État-Région, ni dans les conventions avec les départements, ni dans les contrats locaux de santé. Le partenariat avec les collectivités territoriales sur la gestion de la crise doit être mieux organisé, sous l'égide des préfectures. Enfin, il faut poursuivre l'adaptation du système de santé dans le prolongement des voies ouvertes par le plan Ma santé 2022, notamment en renforçant la structuration de la médecine de ville : on a vu l'efficacité des premières communautés professionnelles territoriales de santé, de toutes les formes de coopération entre médecins, infirmiers et pharmaciens, des groupements hospitaliers de territoire, bref de tous les dispositifs qui permettent une meilleure ouverture de l'hôpital et une réponse de terrain adaptée définie avec l'ensemble des acteurs.

Il faut aussi préparer les stocks nécessaires. Nous devons également nous interroger sur les résultats obtenus en Allemagne. Ceux-ci doivent beaucoup à un très fort engagement de la médecine de ville, ce qui a permis une prise en charge très précoce des patients et des hospitalisations moins tardives qu'en France. Le système allemand est très flexible. Beaucoup des 25 000 lits de soins intensifs en Allemagne étaient fermés. Des chambres étaient prêtes, équipées de machines, mais étaient vides, sans personnel, parce que les personnels étaient ailleurs : ils avaient été formés pour être prêts à intervenir dans un autre service en fonction des besoins.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - On a senti dans vos propos à quel point votre département a pris cette vague de plein fouet et combien les conséquences humaines ont été douloureuses.

Nous n'en avions pas toujours conscience dans les départements qui n'avaient pas autant de cas à gérer. Je vous remercie pour les pistes de réflexion que vous avez avancées.

Les premiers cas ont été repérés le 24 février. Une grosse vague est arrivée début mars. Les premières semaines ont été capitales. Avez-vous été alerté par l'État ou par le ministère sur le risque et les mesures à prendre à partir du moment où l'on a su ce qui se passait ? Nous avions ainsi auditionné le directeur général de la santé et Santé publique France dès le 26 février. Comment les territoires ont-ils été sensibilisés ? Lorsque les premiers foyers ont été détectés, comment avez-vous fait le dépistage et le traçage des personnes contaminées, ou dont on pensait qu'elles pouvaient l'être, pour éviter la dissémination d'un virus dont on savait à quel point il était contagieux ?

Quels sont les liens que vous aviez avec le niveau national ? Les remontées se faisaient-elles dans les deux sens, pour que la prise de conscience soit générale dans l'ensemble du pays ? Le reste de la France continuait à vivre comme avant, alors que vous étiez en pleine déflagration...

Quand ont été commandés les équipements de protection individuelle, et quand sont-ils arrivés sur le terrain, et dans quel état ? Combien de temps le personnel est-il resté sans protection ?

Nous reviendrons sans doute sur l'utilisation des lits du privé avant les transferts.

Quelles souplesses faut-il prendre ? Nous avons manqué de souplesse, par tatillonnage administratif, envers les laboratoires vétérinaires, départementaux, les collectivités territoriales qui voulaient acheter du matériel. On leur rétorquait qu'il fallait vérifier la fiabilité et les normes... Quelles souplesses avez-vous apportées, et quels enseignements tirez-vous de cette rigidité administrative ?

M. Christophe Lannelongue. - Sur les conditions d'alerte, nous avions eu un premier cas dans la semaine du 24 février au 1 er mars. Nous avons donc déclenché une politique de tests, de traçage de contacts, d'isolation et de soins. Une famille était concernée. Nous avons identifié très vite les contacts, notamment que le grand-père avait participé avec les deux enfants au rassemblement évangélique. Le dimanche 1 er mars, nous avons rouvert l'agence. Nous avions une très forte présomption et avons tout de suite organisé une réunion avec le centre de crise national pour leur donner les éléments que nous avions.

Lundi 2 mars, nous avons rencontré les animatrices des groupes d'enfants du rassemblement évangélique. Le soir, nous avons eu un coup de chance, si je puis dire : un des participants, originaire de Nîmes, a été testé positif. Et compte tenu de ses déplacements, il était évident qu'il avait contracté la maladie lors du rassemblement évangélique. Nos collègues de l'ARS Occitanie nous ont avertis, et nous avons prévenu la préfète.

À partir du lundi matin, nous avons plongé dans la gestion de la crise. Le système de remontée d'informations était quotidien, tous les jours à 15 heures, avec Santé publique France. Nous faisions remonter une note détaillée pour l'ensemble de la région. Au début, nous faisions remonter les contaminations, les hospitalisations en réanimation et en médecine, dans une approche très factuelle. Cela a ensuite donné lieu à une conférence de presse du directeur général de la santé (DGS) en fin de journée, tous les jours, puis à un communiqué de presse établi conjointement avec la préfète et cosigné. Puis, dans chaque département, il y a eu un communiqué de presse pris en charge par le préfet et cosigné. C'étaient des informations factuelles.

Puis nous avons ajouté les chiffres de cas de covid dans les services d'urgence et en médecine de ville. Fin mars, nous avons commencé à ajouter des éléments sur l'action menée par les pouvoirs publics. Nous avons enfin essayé, comme le dit la préfète, de faire partager cette information à l'occasion de rencontres avec les élus. C'était une situation compliquée, parce qu'il fallait éviter de répéter les difficultés de gestion de la crise de Lubrizol : il fallait une unité de centralisation, de fiabilisation et de communication des données, pour que des chiffres ne sortent pas dans tous les sens, et ne pas alimenter une suspicion et une défiance déjà très fortes de l'opinion.

En contrepartie, le système était très rigide : à 15 heures, nous envoyions les données de la veille, pas toujours très fiables, car nous n'arrivions pas à faire remonter des laboratoires tous les éléments, comme le domicile ou la profession. Cela nous a beaucoup gênés. Les préfets l'ont aussi déploré. Nous n'avions parfois pas les adresses des personnes contaminées, et cela nous a empêchés de faire des enquêtes de terrain. Cela a progressé durant les quinze premiers jours de mars.

Nous avons eu des difficultés particulières sur deux points : les Ehpad et les décès. Durant une période, il n'y avait de suivi des informations sensibles remontant des Ehpad. Mi-mars, nous avons mis au point au sein de l'ARS, avec le concours des conseils départementaux, un système de remontée d'informations. Il a été remplacé par le système national le 28 mars, et nous avons arrêté notre propre système le 6 avril, considérant qu'il fallait privilégier un système national homogène. Mais cela veut dire qu'il y a eu quand même une période de flottement sur les Ehpad.

Ce n'est pas un problème uniquement de remontée de l'information statistique, mais un problème de pilotage. Notre système recensait non seulement les cas confirmés chez les résidents et chez le personnel, mais il recensait aussi les cas suspects et l'absentéisme du personnel. C'était un outil de pilotage, et je pense que le passage d'un système à l'autre n'a pas donné la même qualité d'information pour le pilotage.

Nous avions ces remontées d'information nationale tous les soirs avec le centre de crise, réunion présidée par le directeur de cabinet et le Pr Salomon, avec le niveau national, les directions et les directeurs des ARS. Une à deux fois par semaine, elles se passaient en interministériel, sous l'égide des deux ministres, présents ou représentés par leurs membres de cabinet. Au départ, l'organisation n'était pas très structurée. Mais à partir de la mi-mars, il y avait un ordre du jour, parfois des comptes rendus. Ces réunions permettaient une expression, mais il n'y avait pas de relations bilatérales qui auraient permis de faire état de la situation particulière du Grand Est. Par exemple sur les masques, il n'y a eu que deux réunions. Nous avons commencé à alerter sur les masques le 17 février, craignant une pénurie. Ce signalement est resté sans réponse.

En revanche, les demandes ponctuelles que nous avons faites ont été satisfaites. Le 6 mars, lorsque nous avons alerté sur un très fort risque de rupture de masques à Mulhouse, nous avons reçu dans les 24 heures 32 000 masques. Une réponse rapide a été apportée pour des situations d'urgence, mais il n'y avait pas de discussion sur la situation spécifique et nos besoins spécifiques. Plus grave encore, nous avons fait des propositions mi-mars pour changer les circuits de distribution, et nous n'avons eu aucune réponse.

Le système que nous avons mis en place en dans le Grand Est, sous l'égide de la préfète de région, préfet de zone, était le bon système : il a permis d'alimenter très fortement les Ehpad. Nous avons proposé que ce système soit mis en place ailleurs, et nous n'avons jamais eu de réponse.

Nous constatons qu'il y a eu un lien très fort, avec l'échange quotidien d'informations et la réunion quotidienne, l'édiction de très nombreuses recommandations, dès le 3 mars sur les Ehpad. Il y a eu de réels échanges, notamment dans le plan d'actions du ministère, qui sort le 25 mars. Il y a une mention très sympathique sur les efforts qui ont été faits dans le Bas-Rhin et dans le Haut-Rhin. La fiche du 30 mars « Stratégie de prise en charge des personnes âgées en établissement et à domicile dans le cas de la gestion de l'épidémie de covid-19 » contient dans son introduction : « Le retour d'expérience de la région Grand Est a permis d'établir des éléments d'anticipation de la réponse sanitaire à mettre en oeuvre en cas d'afflux de patients positifs au covid-19. » Je ne peux pas dire que ce que faisait la région n'était pas pris en compte, mais il n'y avait pas un dialogue qui aurait permis de prendre en compte des difficultés particulières.

J'ai appris le 24 mars que fin février, il y avait un stock national de 110 millions de masques, et que 13 millions ont été distribués dans les premières semaines de mars. Avant fin mars, on ne m'a jamais dit combien de masques étaient distribués pour la médecine de ville, où ils arrivaient. On ne m'a jamais interrogé pour savoir où cela devait arriver ; si on l'avait fait, je leur aurais dit qu'il fallait débloquer massivement une partie de ces 110 millions de masques pour le Haut-Rhin, car nous étions dans une situation extraordinairement difficile.

À partir de fin mars-début avril, nous consommions 4,5 millions de masques dans la région ! Si une partie des réserves nationales avait pu être débloquée pour le Haut-Rhin, le Bas-Rhin et la Moselle, très rapidement, nous aurions sûrement beaucoup gagné en efficacité.

J'essaie de faire passer une vision nuancée : il y a eu un pilotage national fort, mais celui-ci a été trop uniforme et n'a pas assez pris en compte notre spécificité.

À l'avenir, il faut renforcer la flexibilité, et la capacité d'action territoriale, déconcentrée, des acteurs de terrains. Je ne prétends pas que, sous l'égide de la préfète de région, nous avons été des génies, car organiser un circuit de distribution pour les Ehpad n'est pas envoyer quelqu'un sur la planète Mars, même si ce n'est pas extraordinairement facile. Mais cela consiste, pour l'ARS, à envoyer des listes avec une adresse et un nombre de paquets. Et on va organiser, depuis la préfecture de zone, avec les préfectures de département et les sous- préfectures, la mise en place des paquets, en bonne intelligence avec le conseil départemental, qui, par ailleurs, fait lui aussi des opérations de ce type. Ce n'est donc pas révolutionnaire.

Mais nous avons fait des commandes de 6 millions de masques et en avons reçu 5,4 millions. Une cellule logistique auprès de la préfète de région a été capable de commander à quelqu'un, qui a été payé, et on a réceptionné ces masques. Ce ne sont pas les coulisses de l'exploit, mais le rôle normal des responsables de l'État déconcentré et des collectivités locales.

Je partage totalement les propos de la ministre sur le risque que nous avons couru dans les premiers jours de mars, au moment où nous découvrons que nous sommes dans une situation extrêmement difficile dans le Haut-Rhin, à exposer des soignants dans des conditions très dures.

Mais dans un tel contexte, il faut pouvoir agir d'une manière rapide et souple ; c'est la responsabilité de l'État déconcentré. Comme l'a dit la préfète de région, la gestion de crise revient à la préfecture, en partenariat avec les collectivités territoriales. C'est un cadre de travail territorial.

Mme Josiane Chevalier. - C'est vrai que le pilotage national a été très fort. Peut-être que la difficulté vient que le pilotage venait d'abord d'une cellule de crise sanitaire. Ensuite, le pilotage national est passé à la cellule interministérielle de crise sous l'égide du ministre de l'intérieur, ce qui était pour nous beaucoup plus intéressant.

Au départ, tout était confié aux ARS, mais les ARS ne sont pas faites pour ces métiers logistiques - et je pense que mon propos ne choquera pas M. Lannelongue. Il ne fallait pas confier la gestion des masques aux ARS ; la preuve en est, nous sommes venus ensuite en appui. Ce n'est pas une critique des équipes de l'ARS, qui ont fait un travail remarquable, mais elles n'étaient pas faites pour ces tâches.

Cela m'amène à une réflexion plus profonde sur Santé publique France et la fiabilité des statistiques, qui étaient devenues des irritants pour nos réunions quotidiennes.

Dans le Bas-Rhin, j'avais trouvé un moyen d'obtenir les chiffres puisque nous avions un protocole avec le conseil départemental sur les Ehpad. J'avais un tableau de bord fait par le conseil départemental et l'ARS, nous indiquant le nombre de personnes contaminées et décédées, un vrai outil de pilotage et des chiffres fiables. Avec Santé publique France, dont on ne connaissait pas trop les fonctions, les choses étaient compliquées.

Comme je l'ai mentionné dans mon premier retour d'expérience, il faut vraiment une réforme de l'État qui prenne en compte la nécessité d'avoir plus de moyens au niveau des territoires, qu'il s'agisse des délégations territoriales de l'ARS ou des autres services départementaux de l'État, qui ont été progressivement asséchés par les différentes réformes.

Selon moi, et c'est un point de vue personnel, la dissolution progressive des responsabilités dans une multitude d'agences et d'autorités - Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus), puis Santé publique France, et les ARS - a considérablement affaibli le pouvoir de direction que nécessite une gestion de crise. Souvent, l'ARS était la première en difficulté sur la fiabilité des chiffres.

À l'échelle nationale, nous avons eu de multiples visioconférences, parfois même en présence du Premier ministre et du Président de la République, du ministre de la santé et du ministre de l'intérieur. Nous avons été écoutés.

La chronologie est importante : le 24 février marquait la fin du rassemblement évangélique à Mulhouse ; le 26 février, nous publions notre premier communiqué de presse sur le premier cas de covid-19 confirmé dans le Grand Est, un patient de 36 ans qui habitait Strasbourg et qui revenait d'un séjour à Milan, et placé en isolement au CHU de Strasbourg. Le 28 février, le Gouvernement a activé le stade 2 de la gestion de l'épidémie. C'est là que les choses ont commencé à vraiment évoluer. Le 29 février, nous avons été amenés à annuler un match, décision que j'ai prise localement en discutant avec les médecins et l'ARS.

Le 1 er mars, quatre nouveaux cas de covid-19 ont été confirmés dans le Grand Est, ce qui nous a amenés à annuler les premiers carnavals, notamment celui de Strasbourg : même si la doctrine nationale autorisait alors le maintien de tels événements en plein air, nous avons considéré, en lien étroit avec le maire, qu'il était plus raisonnable d'annuler ce carnaval. D'autres maires ont moins bien reçu l'interdiction de leur carnaval.

Le 2 mars, une première conférence de presse était tenue dans le Bas-Rhin. Dans ce département, c'est le 6 mars que la bascule s'est produite : le match de football prévu le lendemain à Strasbourg contre le PSG a été annulé, alors que les équipes étaient déjà arrivées. Elles ont pourtant bien compris la décision : on ne pouvait pas laisser ce match se dérouler, alors qu'on savait que le Haut-Rhin était déjà très touché et que des brassages de population pouvaient se produire. C'est alors que nous avons renforcé notre cellule de crise, en l'élargissant aux élus, aux caisses d'allocations familiales (CAF) et aux caisses primaires d'assurance maladie (CPAM).

Évidemment, nous avons apporté un soutien total à l'ARS dans le domaine logistique ; j'estime que ces agences ne sont pas faites pour gérer la logistique.

Mme Brigitte Klinkert, ministre déléguée. - Je me retrouve beaucoup dans ce qui vient d'être dit par Mme Chevalier et M. Lannelongue.

Je veux insister sur un point : si la France a basculé dans l'épidémie, c'est bien du fait du rassemblement de Mulhouse, à la mi-février. De ce fait, l'Alsace et particulièrement le Haut-Rhin ont toujours eu, si je puis dire, une longueur d'avance dans la gravité de la pandémie, d'une dizaine de jours, par rapport au reste du pays, mais aussi à nos voisins allemands et suisses.

J'ai rencontré au tout début de la pandémie des médecins dans des Ehpad : on parlait alors encore d'une grippe. Depuis lors, j'ai rencontré des spécialistes qui m'ont rappelé qu'on ne connaissait pas encore ce virus au début du mois de février. Pour autant, les acteurs locaux, qu'ils soient élus ou représentants de l'État, ont souvent agi avant la parution d'instructions ou de textes réglementaires ; nous avons innové parce qu'il le fallait bien. L'annulation du match de football du 7 mars est l'une des illustrations de cette réactivité ; une telle décision était alors difficilement compréhensible pour le public. C'est aussi dès le 6 mars que le préfet de département a décidé la fermeture des établissements scolaires et l'interdiction des rassemblements de 50 personnes. Par ailleurs, j'ai été avertie par le préfet du département dès le premier cas déclaré.

Concernant les Ehpad, nous avons très vite mis en place dans les deux départements alsaciens d'importants systèmes de collecte des données pour le pilotage au niveau local. À un moment donné, ces données ont basculé au niveau national. Il est quelque peu regrettable que les informations ne soient pas dès lors parvenues au même moment : il y a un flottement, les informations ont mis quelques jours supplémentaires à parvenir aux collectivités territoriales ; il faudrait y remédier à l'avenir.

Concernant l'action de l'État, j'avais le préfet de département plusieurs fois au téléphone chaque jour ; l'engagement était très fort, jour et nuit, sans week-end. Pendant deux mois, nous n'avons fait que cela : nous étions là pour sauver des vies et pour innover. Tous les autres grands dossiers que je portais - le territoire de Fessenheim, la collectivité européenne d'Alsace - n'étaient plus dans nos esprits.

L'une des leçons que je tire de cette crise est qu'il faudrait revoir, dans la perspective d'une nouvelle crise, le fonctionnement des ARS ou la répartition des tâches : ces agences ont beaucoup de qualités, mais elles ne sont pas formées à l'opérationnel.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure. - Vos témoignages nous aident à comprendre ce qui pourrait être amélioré.

Monsieur Lannelongue, je souhaite revenir sur ce qui s'est passé dans les Ehpad et, notamment, le fait qu'on n'y ait pas comptabilisé les décès dus au covid-19 avant le 1 er avril. Vous aviez des réunions quotidiennes, dites-vous. Pour autant, rien n'a changé pendant un mois. Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ? Pourquoi a-t-on mis un mois à s'occuper des personnes âgées ?

Madame Chevalier, des masques avaient été commandés par les régions Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté. Qui vous a donné l'ordre de réquisitionner les masques commandés par ces collectivités ?

Madame la ministre, le 28 mai dernier, alors que vous étiez présidente du conseil départemental du Haut-Rhin, vous avez déclaré : « Je désapprouve fortement le maintien de la fermeture de nos frontières avec l'Allemagne et la Suisse jusqu'au 15 juin. C'est un enjeu humain et économique. J'appelle le Premier ministre à accélérer la réouverture et continuerai ma mobilisation en ce sens. » Qu'auriez-vous fait ? Quelle gestion transfrontalière aurait été, à vos yeux, souhaitable ?

M. Christophe Lannelongue. - Nous n'avons pas attendu un mois pour agir. Dès le 1 er mars, un premier Ehpad était touché dans le Haut-Rhin. Dès lors, avec le conseil départemental, nous avons agi quotidiennement. Une série de réunions s'est tenue ; le 17 mars, nous avons réuni pour la première fois tous les Ehpad du Haut-Rhin. Un suivi quotidien sera ensuite offert à tous les établissements en difficulté.

En revanche, il est vrai que, dans les premiers temps, nous n'avons pas eu de système d'information. L'ARS a construit avec les deux conseils départementaux alsaciens un tel système, opérationnel à partir du 20 mars et ensuite généralisé dans toute la région ; il a fonctionné jusqu'au 6 avril, quand le système national a pris le relais. Il nous a permis d'avoir une très bonne vision de ce qui se passe dans les quelque 600 Ehpad dans la région. La période difficile, celle où l'on a été en aveugle, se situe entre le 2 et le 20 mars.

Sans même disposer de toutes les données nécessaires, on a commencé à agir très vite et très fort. Un plan d'action a été massivement diffusé à partir du 25 mars, mais des actions étaient menées auparavant : des conseils, des appuis, des renforts et des mobilisations ont été mis en oeuvre. De mon point de vue, il n'y a pas eu tant d'inertie ou de carences ; la mobilisation a été extraordinaire, mais les résultats posent question : le taux de contamination et le nombre de décès dans les Ehpad nous interrogent.

La mobilisation a été très forte, mais on s'est heurté à des difficultés. D'abord, beaucoup de gens intervenaient dans les Ehpad sans être protégés, alors que, dans le Haut-Rhin, la diffusion de l'épidémie était extrêmement forte. Je ne pense pas seulement aux infirmiers ou aux médecins, mais aussi aux agents de nettoyage et de sécurité, à tous ceux qui participent à la fabrication des repas, à tous ces agents qui ont beaucoup de contacts sociaux au cours de la journée. Dans un département victime d'une flambée épidémique, ils sont vite contaminés, alors qu'il n'y a pas d'équipements individuels de protection pour ces personnes ni pour les résidents des Ehpad. Cette rencontre entre professionnels exposés et personnes à risques nous fait alors mesurer que la maladie va frapper très durement les Ehpad. En outre, les connaissances médicales sont alors limitées. On était obsédé, au début de l'épidémie, par les symptômes respiratoires : les messages que nous envoyions conseillaient de se rendre à l'hôpital ou d'appeler le 15 seulement en présence de symptômes respiratoires graves. Cela n'était pas adapté aux personnes âgées : on s'est aperçu plus tard qu'elles connaissaient des symptômes très différents, des diarrhées aux atteintes neurologiques.

Les travaux de votre commission permettront d'approfondir et d'expertiser moins l'engagement de chacun - on pourra prouver qu'il a été très fort - que la faiblesse relative des résultats par rapport à ce qu'on aurait souhaité. Il s'agit de pertes humaines ; c'est extrêmement grave ! De mon point de vue, cette crise souligne l'urgente nécessité de progresser dans le décloisonnement entre les secteurs sanitaire et médico-social ; il faudrait que chaque Ehpad ait un correspondant médical facile d'accès, qu'il existe une sorte de filière gérontologique de proximité qui puisse apporter aux Ehpad un appui médical qui a extrêmement manqué durant cette période.

Mme Josiane Chevalier. - On a raconté sur les masques beaucoup d'histoires, souvent absolument inexactes. Les collectivités ont commandé des masques, comme c'est leur droit ; l'État, dont c'est la compétence et le devoir, en a commandé aussi. À la fin de mars, M. Lannelongue a donc procédé à une commande de 6 millions de masques, qui a été livrée en deux fois. La première livraison s'est déjà passée dans des conditions quelque peu rocambolesques, mais nous avons pu les récupérer. Quant à la deuxième, nous avions été échaudés par un importateur peu fiable et nous avons découvert que des collectivités avaient commandé des masques à ce même importateur ; les dates de livraison qu'il avait promises n'ont pas été honorées. Nous avions besoin de ces masques pour éviter une rupture d'approvisionnement des médecins. Sans ces 4 millions de masques, il y aurait eu une crise dans la crise.

Dès lors, M. Lannelongue nous ayant expliqué la situation, nous avons décidé d'aller récupérer ces masques à l'aéroport de Bâle-Mulhouse ; le préfet du Haut-Rhin, dont c'est la compétence, s'est chargé de cette opération ; en tant que préfète de zone, j'ai donné les moyens nécessaires à la récupération des masques, à leur transport et à leur mise en sécurité. Si cette situation se reproduisait, nous ferions exactement la même chose : il s'agissait tout simplement de sauver des vies. Quand on est en guerre, on utilise tous les moyens à notre disposition, en l'occurrence le droit de priorité de l'État. Rappelons que c'est tout de même une compétence de l'État que de commander des masques. Nous avons simplement sécurisé une commande destinée aux professionnels de santé et financée par l'État : nous n'avons pas pris les masques d'autres collectivités. C'est bien M. Lannelongue qui a réglé la commande, pour sauver des vies.

Mme Brigitte Klinkert, ministre déléguée. - Les frontières avaient été fermées par nos voisins allemands et suisses ; ils reconnaissent eux-mêmes que cela s'est fait sans information ni concertation locales et qu'il en faudrait davantage si la situation se reproduisait. Ce n'est pas la France qui a fermé les frontières, mais l'Allemagne qui a désigné notre région comme zone à très haut risque. Cette fermeture était très problématique : certains points de passage étaient fermés, ce qui occasionnait de gros détours pour les travailleurs frontaliers, parfois une heure d'attente à la frontière et cinq autorisations différentes à remplir.

Le 11 mai, la situation sanitaire était encore tendue, mais elle s'est améliorée très vite, à ma grande surprise. Les frontières n'ont pourtant été rouvertes que le 15 juin ; je pense qu'elles auraient pu l'être plus tôt. J'avais entrepris des démarches avec les autorités françaises, suisses et allemandes. En fin de compte, un accord a été trouvé sur une date unique d'ouverture des frontières intraeuropéennes, le 15 juin.

Les économies du bassin rhénan sont très liées, mais aussi nos vies : au début du confinement, des familles ont pu être séparées plusieurs jours. Si la situation se reproduisait, il faudrait mieux harmoniser les décisions, mais aussi prendre en compte plus rapidement l'amélioration de la situation dans un territoire donné, même si je peux comprendre qu'il faille rester vigilant.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Vous avez tous beaucoup parlé de la période qui suit le 2 mars, une fois apparu le foyer épidémique du Haut-Rhin. Je retiens que vous avez bien travaillé ensemble ; vous avez essayé de faire le nécessaire pour acquérir les outils de réponse à la crise. Je n'ai entendu qu'une réserve de la part de Mmes Chevalier et Klinkert : selon elles, l'ARS n'est pas formatée pour la gestion logistique. Selon vous, cette gestion devrait-elle se faire ailleurs, ou bien faut-il donner aux ARS les moyens de l'assurer ?

Je voudrais surtout revenir sur la période antérieure. Mme Buzyn a confirmé à l'Assemblée nationale avoir lancé des alertes importantes dès le mois de janvier, alors qu'elle était ministre de la santé : elle a notamment fait part au Premier ministre de la probable impossibilité d'organiser les élections municipales. Des mesures ont-elles été prises courant février pour se préparer à l'épidémie ? Dans cette perspective, deux types de mesure sont nécessaires : les premières visent à freiner l'épidémie, tels les gestes barrières qui ont été recommandés à l'échelle nationale, si ma mémoire est bonne, au début de mars ; les secondes visent à doter le système de santé des moyens nécessaires pour y faire face. Hier, M. Jean Rottner nous a affirmé qu'à sa connaissance, jusqu'au 3 mars, aucun moyen supplémentaire n'avait été attribué aux hôpitaux de la région Grand Est. Pouvez-vous le confirmer ? Avez-vous reçu en février des instructions ou des moyens pour faire face à l'épidémie ?

Madame Klinkert, vous nous avez fait part d'une demande de nouvelles compétences dans le domaine de la coopération sanitaire qui fait écho à celle qu'exprimaient plusieurs présidents de région, qui souhaitaient de nouveaux rôles dans l'organisation de la santé publique. Quelles sont vos réflexions à ce sujet ?

Madame Chevalier, vous avez rappelé qu'il n'y avait pas eu de difficultés entre acteurs locaux. Les rapports avec les agences étaient selon vous plus complexes. Rappelons à ce propos la restriction continue des moyens financiers de Santé publique France après la fusion des agences qui y ont été regroupées. Comment s'organisaient vos échanges d'informations avec les ministères et les agences pendant la période qui a précédé la vague épidémique ?

Monsieur Lannelongue, vous nous dites qu'il y a eu un pilotage national fort. Par ailleurs, vous auriez déclaré au Monde : « Il y a eu des dysfonctionnements majeurs au niveau de l'administration centrale. Elle n'a pas réagi comme il fallait. On était livrés à nous-mêmes. On a été aidé très peu, très tard. » À propos de la direction générale de la santé, vous auriez affirmé : « Ils ne s'occupaient pas de notre cas. Mi-mars, ils ne répondaient jamais à nos alertes. » Confirmez-vous ces propos ? Si tel est le cas, quelle est votre définition d'un pilotage national fort ?

Mme Josiane Chevalier. - Il faut que la logistique de crise soit gérée au niveau pertinent, c'est-à-dire celui de la préfecture de zone. Il y a là des gens dont c'est le métier. C'est ce qu'on a fait, sans avoir reçu de directives : l'ARS nous indiquait simplement les quantités et les lieux de livraison, nous faisions le reste naturellement.

Je n'ai pas eu de soucis pour faire remonter des informations et des alertes au ministère de l'intérieur. En revanche, les préfets n'ont pas eu de relations avec Santé publique France : je n'ai pas eu l'impression que cette agence faisait partie de la communauté de travail que je voulais voir exister pour plus d'efficacité. Nous avons disposé des chiffres sur les Ehpad grâce au pilotage local. Les agences et, plus globalement, les opérateurs de l'État ne sont pas toujours aussi intégrés qu'on le souhaiterait à notre communauté de travail ; ils ont parfois la volonté de prendre de l'indépendance. Pour que l'action publique soit efficace, il faut changer les logiciels et casser les cloisons pour travailler sur une mission, a fortiori sur une guerre. On a eu des difficultés avec cette agence.

M. Christophe Lannelongue. - Je ne peux que rejoindre la position de Mme Chevalier sur l'importance du rôle de la zone régionale pour l'organisation logistique. Le système que nous avons mis en place ensemble visait à assurer l'application de la doctrine d'emploi et d'attribution des masques fixée par l'agence. Nous avons établi des tableaux pour les différentes professions, des médecins généralistes aux services funéraires, afin de déterminer les besoins hebdomadaires de chacun en masques : voilà le rôle de l'ARS. Ce qui n'est pas son rôle, c'est d'organiser la mise en place logistique et la distribution. Nos stocks de masques étaient alimentés au niveau national et par nos propres récupérations et commandes, mais nous n'étions pas capables de les gérer. Il fallait sécuriser ces stocks : il y a eu des cas de pillage. Il fallait également assurer le transport des équipements vers les très nombreux bénéficiaires. Tout cela n'est pas dans les compétences de l'ARS.

Il faut renforcer les ARS dans leur capacité territoriale. En 2018, nous n'avions plus de délégation territoriale dans le Bas-Rhin et le Haut-Rhin ; elles ont été reconstituées par mes soins à partir de janvier 2018. Il faut continuer à aller dans cette direction et renforcer les capacités d'action de proximité, en cohérence avec les autres services de l'État, sous l'autorité des préfets, et les partenaires territoriaux. Pour ce renforcement, il faudra aussi des compétences.

J'en viens la période qui précède immédiatement la crise, la « drôle de guerre », pour ainsi dire. Le 31 janvier, nous avons mis en place le système de veille et d'alerte, qui permet un suivi quotidien et permanent de la situation sanitaire dans la région. Nous avons commencé à spécifier les tâches qui s'imposeront pour gérer tel ou tel aspect de la crise : les capacités hospitalières, les équipements de protection, etc . Pour autant, il ne se passait pas grand-chose. Le 17 février, on signalait au niveau national qu'il pourrait y avoir des difficultés dans la fourniture de masques aux hôpitaux. Aucun cas n'était encore confirmé.

Pour nous, le signal d'alarme a été la confirmation des premiers cas en Lombardie, le 18 février : jusqu'alors, on avait vécu dans l'illusion que la crise était loin de nous, mais les liens entre l'Alsace et la Lombardie sont extrêmement forts depuis plusieurs décennies, depuis les habitudes de vacances jusqu'à l'immigration.

Nous n'étions pas préparés. Dès la mi-janvier, l'OMS avait exposé la stratégie que nous mettons toujours en oeuvre aujourd'hui : dépister, détecter, tracer, isoler, soigner. Or il était évident, fin février et début mars, que nous n'étions pas en mesure de mettre en oeuvre cette stratégie. Nous avons bien fait des enquêtes, du contact tracing, en Alsace et dans le reste de la région, mais nous n'avions pas les capacités de tests suffisantes : on ne pouvait en faire que 100 par jour à l'échelle régionale. Par ailleurs, l'équipe de Santé publique France, soit 7 personnes, était combinée avec celles des délégations territoriales pour procéder au contact tracing ; ces effectifs étaient bien trop réduits quand des milliers de personnes étaient déjà contaminées. D'ailleurs, dans la dernière période, à partir de la mi-mai, on a pu monter un système efficace parce que les capacités de tests et de tracing ont été formidablement augmentées. En février, nous n'étions pas prêts, car il nous manquait les outils indispensables.

« Trop peu, trop tard », ai-je dit quant à l'absence de réactivité au niveau national. Je veux être encore plus clair. Nous avons énormément souffert, dans les quatre premières semaines de mars, de la faiblesse des moyens que nous avons reçus du centre, à l'exception du ministère des armées, dont l'intervention a été exceptionnellement efficace. Nous sommes passés de 471 places de réanimation à 1 219 : nous n'avons reçu qu'une dizaine de respirateurs. Ceux-ci, qui étaient d'ailleurs des respirateurs légers, sont arrivés en avril, après le pic.

Concernant les tests, nous avons été confrontés, tout au long du mois de mars, à des pénuries de réactif, tandis que nous avons commencé à recevoir les masques à partir du 20 mars, mais nos dotations étaient inférieures de moitié à nos besoins.

Trop peu, trop tard aussi, compte tenu du fait que nous avons été la première région à entrer dans la crise. Tout ce qui a été massivement mis en place en avril, mai et juin ne nous a pas été offert quand nous étions dans une extrême difficulté. Le niveau central ne réagissait pas, alors que nous multipliions les demandes. Il faut que vous ayez accès aux échanges qui ont eu lieu entre le centre de crise et les ARS : vous y verrez de très nombreux mails d'alerte et demandes de renfort. Le 17 mars, nous demandions 200 respirateurs. Vers le 25 mars, nous en demandions 70. Nous n'avons eu aucune réponse. Nous avons demandé à cor et à cri que soit changé le système de distribution des masques, en s'inspirant de ce que nous avions fait avec Mme Chevalier. On nous a dit qu'il ne fallait pas commander de masques ; nous en avons commandé.

Le pilotage n'a pas fait défaut - oui, il y a eu un pilotage fort du niveau central -, mais je relève une difficulté à prendre en compte notre situation, à faire confiance aux niveaux déconcentrés, à enregistrer, à écouter, à comprendre que la situation était extraordinairement difficile et à en tirer la conséquence que notre capacité de réaction territoriale était finalement mieux adaptée, car nous étions les mieux à même de comprendre les difficultés.

L'exemple des Ehpad est caricatural de ce point de vue : même si les statistiques de décès étaient très irritantes pour les préfets - le préfet du Haut-Rhin protestait avec beaucoup d'énergie lors de nos réunions quant à notre échec à fiabiliser les chiffres des décès en Ehpad -, mais il y avait un point sur lequel nous étions en accord : il y avait beaucoup de décès en Ehpad. Nous en étions d'autant plus frustrés par notre incapacité à objectiver, définir et préciser ces chiffres.

J'ai aussi essayé de montrer que des enseignements ont été tirés. Je me réjouis beaucoup que ces problèmes aient été compensés dans les derniers mois. L'amélioration de la situation tient au succès du confinement, à la mise en place de mesures de protection individuelle et d'équipements, ou encore au renforcement des capacités d'action. Pour autant, nous avons auparavant subi une situation exceptionnelle sans qu'elle soit prise en compte par le niveau central comme il l'aurait fallu.

Mme Brigitte Klinkert, ministre déléguée. - Je voudrais souligner un point au sujet des Ehpad. Pourquoi y a-t-il eu autant de décès - entre 700 et 750, un chiffre énorme - dans les Ehpad du Haut-Rhin ? La raison en est toute simple : des familles présentes au rassemblement religieux de Mulhouse avaient des parents en Ehpad ; y assistaient également des personnes qui y travaillaient. C'est largement par ce biais que le virus est entré dans ces établissements et que la situation y est très vite devenue difficile.

Quant à la logistique, tout a été dit ; je souscris aux propos de Mme Chevalier. Le 7 mars, en tant que présidente du conseil départemental, je me suis rendue dans un important Ehpad du Haut-Rhin, dont les résidents étaient déjà confinés, pour faire un point sur la situation. On ne connaissait pas alors ce virus : les médecins eux-mêmes parlaient encore de grippe ; j'ai repris ces propos dans ma première interview ce jour-là. Aujourd'hui, on voit les choses très différemment avec le recul.

La demande de compétences dans le domaine de la coopération sanitaire et médico-sociale pour la collectivité européenne d'Alsace est une vraie question. Les transferts de patients vers d'autres régions - à Bordeaux, Marseille, ou encore Brest - ont été très importants, puisque nos services de réanimation auraient sinon été extrêmement saturés, mais il existe aussi des hôpitaux à moins de cent kilomètres des villes alsaciennes, de l'autre côté de la frontière. Le 20 mars, j'ai pris l'initiative de faire jouer cette solidarité transfrontalière, alors même que les frontières étaient fermées. Quand j'ai lancé cet appel à l'aide, un refus me paraissait vraisemblable, mais un miracle s'est produit : on nous a proposé des lits, ce qui a ensuite fait tache d'huile. Cette coopération dans la proximité a sauvé des vies pendant la crise, mais tous les habitants de notre bassin de vie - moi la première - souhaitent qu'une telle coopération puisse avoir lieu au quotidien en dehors des périodes de crise. Il faudrait qu'on puisse être hospitalisé au plus près de chez soi, que ce soit en France ou en Allemagne. Cette forte demande s'exprime dans d'autres régions frontalières françaises, mais aussi chez nos voisins allemands et suisses. En tant que présidente du conseil départemental, j'ai déjà rencontré des responsables politiques du Bade-Wurtemberg et des cantons suisses frontaliers pour essayer de monter un projet pour entrer dans une nouvelle ère de coopération sanitaire transfrontalière ; un tel projet, évidemment, se fera en lien avec l'État et les services de l'ARS.

M. Jean-François Husson . - Je veux offrir sur ce sujet une perspective différente, en tant qu'élu de la région Grand Est. Nancy était en quelque sorte la base arrière qui a soulagé les équipes de front. Je vous ai écoutés, mais certains de vos propos me mettent un peu en colère, car je n'ai pas vécu les choses de la même manière.

Permettez-moi de citer une lettre par laquelle, le 3 avril, j'interpellais le Premier ministre sur la fourniture de matériel de protection au personnel soignant, l'organisation de l'État pour répondre à la crise et la nécessité de multiplier les transferts de personnes contaminées nécessitant une hospitalisation ; la situation était alors inquiétante, non seulement au regard des pertes humaines, mais aussi de la situation du personnel des établissements hospitaliers et médico-sociaux, qui se sont trouvés livrés à eux-mêmes sans protection : l'État était défaillant et les collectivités ont essayé de pallier ces carences.

Ce jour-là, alors que nous sortions d'une troisième réunion avec les services de l'État, sous l'autorité du préfet de département, j'écrivais ceci au Premier ministre : « La gestion des équipements de protection individuels s'est avérée calamiteuse. Après plusieurs réunions des services de l'État, force est de constater que ces équipements - masques, blouses, surblouses, gants, charlottes - n'arrivent pas. À titre d'exemple, pour les établissements médico-sociaux de l'agglomération nancéienne, des dizaines de milliers de blouses commandées n'ont toujours pas été livrées : chiffres alarmants, alors qu'il faut en moyenne 200 000 blouses pour un fonctionnement hebdomadaire satisfaisant. Ces équipements de protection nécessaires au personnel soignant dans les établissements médico-sociaux le sont aussi pour le personnel des Ehpad, les personnes chargées des soins à domicile, les professionnels de la médecine de ville et les infirmiers. Face aux besoins, il semble nécessaire de lever rapidement les blocages que rencontrent les pharmacies pour la répartition des équipements de protection individuelle. » On était alors en état de guerre contre une épidémie foudroyante qui continuait de progresser.

J'estime que la question que je posais alors est toujours pertinente : quel modèle d'organisation permettrait aujourd'hui d'améliorer l'efficacité de la gestion de crise ? Je rejoins une proposition qui a été faite ce matin : selon moi, cette gestion ne peut bien fonctionner que sous l'autorité de l'armée. En effet, quand le préfet de département donne un ordre, il faut que les équipes suivent, mais elles n'y sont pas préparées ; à l'armée, comme à la gendarmerie, l'unité de commandement résout ce problème.

Quant à l'organisation de l'État, j'écrivais au Premier ministre que l'urgence sanitaire requérait un commandement clair, unifié et rapide. « Nous constatons depuis plusieurs semaines des remontées de chiffres contradictoires ; des décisions urgentes bloquées révèlent un manque de coordination et une perte d'efficacité préjudiciable. Cela se traduit par un état des lieux présenté par la puissance publique en décalage clair avec les chiffres communiqués par le personnel soignant. Après plus de quinze jours de confinement, les informations circulent mal, les initiatives sont nombreuses et souffrent d'une défaillance de coordination, faisant apparaître trop souvent un fonctionnement en silo entre les services de l'État, la préfecture et les services de l'ARS. » Je souhaite vous interroger au regard de ces éléments, afin de tirer des enseignements au plus vite et de se préparer ainsi à une éventuelle seconde vague.

Vous avez évoqué le cloisonnement entre l'hôpital et les Ehpad, qui aurait, selon vous, porté préjudice à la lutte contre l'épidémie. Je voudrais tordre le cou à une idée reçue : on trouve dans mon département beaucoup d'exemples d'Ehpad éloignés des hôpitaux sans aucune victime. N'opposez pas les territoires ruraux et urbains, apportez plutôt des solutions ! On a besoin de connaître votre regard sur ce phénomène : pouvez-vous nous apporter des éléments de réponse ?

Mme Véronique Guillotin . - J'ai eu pendant cette crise de multiples casquettes : élue de territoire, sénatrice de Meurthe-et-Moselle, conseillère régionale, frontalière, médecin enfin qui a remis sa blouse dans un hôpital. J'ai vécu les fameuses réunions tenues sous la houlette du préfet de département.

Vous avez évoqué l'impréparation de l'ARS. Aujourd'hui, cinq mois après le début de cette crise, cet état s'est amélioré. Quelles leçons ont été tirées ? Surtout, quelles solutions sont prévues pour septembre prochain ?

On n'a pas encore évoqué les professionnels de santé et leur rôle dans cette crise. Plusieurs problématiques sont mises en exergue. Les professionnels de terrain ont multiplié les initiatives sans toujours pouvoir se coordonner et sans disposer de protection ; ils ont fait ce qu'ils ont pu sans n'être jamais entendus. Ils nous interpellent sur un éventuel rebond de la crise en septembre, la multiplication à venir des pathologies virales : est-on prêt, aujourd'hui, au vu de ce que l'on vit depuis cinq mois ? Le stock de masques a-t-il été reconstitué ? Quelle chaîne d'approvisionnement est-elle prévue pour l'automne ?

Vous avez évoqué le lien entre médecine de ville et médecine hospitalière ainsi que les coordinations mises en place dans le plan Ma Santé 2022. Je ne peux que vous rejoindre, mais est-il normal qu'il faille cinq ans pour faire émerger une maison de santé pluriprofessionnelle ? Comment peut-on apporter plus de fluidité ?

Enfin, sur la question très précise du lien entre ville et hôpital, il y a eu de nombreux transferts en TGV, vers Bordeaux par exemple, ainsi que des transferts héliportés, avec le plan Morphée, alors que certaines cliniques ont émis des alertes sur le fait qu'elles disposaient de lits, de matériel et de professionnels de santé. N'auraient-elles pu servir à accueillir des patients au sein de votre région ?

Les professionnels de santé n'ont pas été suffisamment écoutés au sujet de certains transferts. J'ai été saisie, souvent de manière dramatique, par des responsables qui ne comprenaient pas pourquoi des transferts étaient encore effectués alors qu'ils avaient dit depuis plusieurs jours que ce n'était plus utile. Les consignes venaient-elles exclusivement de l'échelon national, sans gestion possible au niveau local ? En tous cas, la chaîne de commandement des transferts a connu des ratés.

M. René-Paul Savary . - Oui, il y a eu une implication de tous les acteurs, et la mobilisation a été générale, même si les résultats n'ont pas toujours été à la hauteur. Dans l'ouest du département, j'ai eu l'impression qu'on courait après le virus. De fait, étant en tête, le Grand Est n'a pas eu le temps de se préparer. L'ouest du département a été touché après une dizaine de jours, et on a constaté encore du retard ! Qui pilote ? Par exemple, tout le monde a commandé des masques, ou ordonné des transferts : vous-même, madame la ministre, Jean Rottner, comme il nous l'a dit hier, les directeurs d'hôpitaux, avec qui nous avions des échanges, les centres hospitaliers universitaires (CHU)... On m'a dit aussi que c'était l'ARS qui décidait. Et la logistique, qui en est responsable ? Chez moi, c'était le département qui gérait le gel hydro- alcoolique, et l'on m'a interpellé parce qu'il y avait 30 000 litres de gel que personne ne venait chercher. J'ai donc demandé aux services du département de faire de la distribution dans les Ehpad, et cela a été fait dans la journée. Dans le médico-social, on découvrait certains établissements, alors qu'il suffisait de demander au département qui faisait quoi ! C'est aussi le département qui fournissait les statistiques des décès dans les établissements médico-sociaux, dont on a critiqué la consolidation. La coordination avec le préfet était bonne, même si le délégué territorial appliquait trop la doctrine, sans distinguer entre doctrine scientifique et psychologique. L'utilité des tests, si elle n'était pas scientifiquement démontrée, était psychologiquement considérable pour rassurer la population.

Si nous avions à recommencer tout cela, serions-nous capables d'organiser un confinement limité ? Si chacun est prêt, nous pourrons bloquer les retours d'épidémie, qui sont inévitables, car un virus est un virus ! Je ne parle même pas de deuxième vague : le virus continue tout simplement à circuler. On nous dit qu'il y aura un rebond en octobre. Je pense que cela peut revenir à tout moment.

M. Didier Rambaud . - Sur la gouvernance, le Ségur de la santé questionnera l'architecture sanitaire, notamment pour une meilleure optimisation de l'action territoriale en temps de crise.

Madame la ministre, vous avez été récemment auditionnée par la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales. Vous avez déclaré que, au regard des failles dans l'organisation des services déconcentrés de l'État, vous verriez favorablement la mise en place d'une cellule opérationnelle placée sous l'autorité du préfet. Je rappelle que la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (HPST), avait permis une certaine clarification de la répartition des compétences entre les ARS et les préfets. Dans les périodes d'épidémie, c'est donc le préfet qui pilote la politique sanitaire sur le territoire. Y a-t-il donc eu plutôt un manque de coordination entre deux organes déconcentrés de l'État, ou ces questions se sont-elles posées différemment selon les territoires et, peut-être, les personnes en fonction ?

M. Martin Lévrier . - Vous avez beaucoup parlé de la Lombardie et de vos liens avec l'Italie. Vous nous avez dit que vous étiez très angoissé par ce qui se passait là-bas, et pourtant vous n'étiez pas prêt. Qu'avez-vous pu apprendre, en amont, de ce qui se passait en Italie ? Avez-vous pu le transmettre, l'utiliser ? Qu'avez-vous fait de ces informations ? Ne sommes-nous pas trop franco-français en ne nous intéressant pas à ce qui se passe ailleurs, et en pensant que nous avons la solution chez nous ? Vous avez parlé du fameux match de football, annulé dans des conditions très particulières, ce qu'une certaine population ne comprenait pas. Aurions-nous pu décréter un confinement national plus tôt ? La population y était-elle prête ? Vous avez abordé très rapidement l'évolution exponentielle de la télémédecine, en disant que c'était un acquis. Comment faire pour que cet acquis se pérennise ?

M. Christophe Lannelongue. - L'État a montré sa capacité à progresser sur les questions essentielles que vous avez évoquées, monsieur Husson - masques, tests, traçage des contacts -, et qui ont été parfaitement gérées à partir de la fin du mois d'avril. Il y avait assez de masques et nous avons démontré, à partir de la fin du mois de mai, que nous avions la capacité de faire des tests massivement. Quant au traçage des contacts, il a été correctement organisé par un partenariat entre l'assurance maladie et les médecins de ville. Quand vous écrivez au Premier ministre, ce que vous dites est juste, mais c'est déjà au moment où, dans le Grand Est, on a commencé à apporter des réponses. La mise en place du nouveau circuit logistique de masques s'est faite le 27 ou le 28 mars. Dans la première semaine d'avril, nous étions capables de fournir 4,5 millions de masques, alors que la dotation prévue initialement était de 2,8 millions.

Pour autant, vous avez raison de dire qu'il y a eu une phase difficile, lorsque nous n'avions pas encore mis en place le nouveau circuit logistique et n'étions pas encore en capacité d'alimenter correctement les Ehpad. L'ARS s'est alors retrouvée entre le marteau et l'enclume, convaincue que les demandes d'équipements individuels de protection étaient justifiées, mais ne pouvant y répondre. Certains Ehpad ont très bien traversé la crise, cela dit.

La situation du Haut-Rhin était celle d'une flambée épidémique, avec des dizaines de milliers de personnes porteuses du virus. Dans le rassemblement des évangélistes, il y avait des aides-soignantes, des médecins, des personnes qui intervenaient en Ehpad. Vous avez raison, il y a eu des réponses locales, bien organisées, appuyées sur des ressources locales.

Une des leçons à tirer de ces événements est l'importance d'un engagement maximal de la médecine de ville. Tel n'a pas été le cas au début du mois de mars, lors duquel on a observé une rétractation de la médecine de ville, avec beaucoup de médecins qui arrêtaient leur activité, et de nombreux patients qui avaient peur d'aller consulter. Cela a eu des conséquences négatives, puisque nombre de maladies chroniques n'ont pas été prises en charge dans des conditions satisfaisantes pendant cette période, notamment en matière cardiovasculaire ou rénale. Il faut garantir à l'avenir la permanence d'un lien très fort entre le médecin traitant, ses patients et une équipe pluridisciplinaire regroupant la pharmacie, l'infirmière, etc .

Pendant la crise, le mouvement d'innovation s'est poursuivi. Ainsi, à Mulhouse, il y a eu un travail conjoint entre médecin et infirmière, permettant à celle-ci d'intervenir sur place avec un équipement complet et de mesurer les capacités respiratoires pour que le médecin interprète cette mesure, prononce un diagnostic et prescrive un traitement. De tels modes de coopération sont bienvenus. Dans les maisons de santé, très vite, des protocoles d'organisation ont été mis en place et on a pu ouvrir l'accès aux patients.

Je ne comprends pas le propos portant sur l'intervention des cliniques privées dans le Grand Est : elle a été exemplaire dès le 23 mars, avec 172 lits de réanimation dans le privé, dont 105 identifiés covid-19, et 80 patients pris en charge. Dès le 5 avril, tous les lits de réanimation du privé étaient saturés. Il y a eu de bonnes et de moins bonnes choses. À Mulhouse, où il n'y avait aucune coopération entre la fédération médicale du diaconat et l'hôpital, le responsable dudit diaconat a parlé d'« union sacrée ». Nous avons donné deux autorisations supplémentaires de réanimation ; avant même que ces autorisations ne soient mises en oeuvre, la clinique a fait intervenir ses médecins à l'hôpital. À Strasbourg, en revanche, le contexte de rivalités exacerbées était moins favorable. Nous avons mis en place un chargé de mission, prêté par l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), qui a, en quelques jours, remis de l'huile dans les rouages, ce qui a permis d'aboutir à une coopération satisfaisante.

Il y a eu des difficultés sur certains transferts, en effet. La doctrine relevait de l'ARS, et les conditions de réalisation, comme l'a dit Mme la préfète, de la préfecture de zone. L'Institut Pasteur nous a dit, à la mi-mars, que nous aurions besoin mi-avril, dans une hypothèse moyenne, de 1 600 lits de réanimation, et dans une hypothèse forte, de 5 000 lits de réanimation. Or nous en avions entre 600 et 700. Nous avons tout de suite passé un message aux hôpitaux de la région, publics et privés, pour demander le triplement, et nous avons mis en place dans chaque groupement hospitalier de territoire un coordonnateur, qui travaillait à la fois pour le public et le privé, afin d'organiser la montée en régime de la réanimation dans chaque territoire.

Chaque jour se tenait une réunion de l'ARS avec les onze groupements hospitaliers de territoire. Et nous avons acquis la conviction que nous n'y arriverions pas, pour deux raisons.

Première raison, la réanimation requiert des machines, et nous n'en avions pas assez. L'armée est arrivée le 26 mars avec un hôpital militaire équipé de 30 lits. Elle a apporté 20 machines supplémentaires. Nous avons fait des redéploiements internes à la région, ce qui a été très difficile puisque les départements s'attendaient à une vague épidémique : par exemple, arracher deux machines à l'hôpital de Troyes ne s'est pas fait sans peine. Nous avons reçu deux machines du niveau national, et c'est tout. Ainsi, malgré les redéploiements massifs de machines qui provenaient du privé, nous avons compris que nous n'arriverions pas à dépasser les 1 200 lits. Nous sommes arrivés à 1 219 lits, en fait.

Deuxième raison : il ne suffit pas d'avoir des machines, il faut du personnel. Nous devons désormais préparer le personnel des hôpitaux publics à intervenir en réanimation. Il faut former des infirmières de bloc opératoire, des infirmières de médecine, à faire des gestes de réanimation. À Strasbourg, des dizaines de personnes ont été formées en quelques jours à l'utilisation de techniques de réanimation, mais ce qui avait été fait là ne pouvait pas être fait ailleurs. Il était donc nécessaire de transférer des malades. Je remercie encore une fois chaleureusement la présidente, la ministre, la préfète de région, parce que, sans les contacts politiques, techniques, diplomatiques, sans l'appui de Mme de Montchalin, nous n'aurions pas pu faire notre travail d'ARS, qui est de faire la connexion entre un hôpital en France, où un médecin décide que tel malade peut être transféré, et un hôpital à l'étranger, où un autre médecin se dira d'accord pour le prendre en charge.

Bien sûr, la capacité logistique a compté aussi. La préfecture de zone a beaucoup aidé, et l'armée a joué un rôle très important en mettant à notre disposition un Airbus A330, puis en équipant deux hélicoptères. Il s'agissait de transferts très difficiles : lorsque vous transférez un malade, il y a six personnes autour, outre les pilotes ! Dans l'hélicoptère, pour deux malades, il y avait donc douze soignants. Et, dans l'Airbus A330, il y avait un véritable hôpital - c'est pourquoi il ne pouvait accueillir que six malades. Lorsque nous avons fait le premier transfert, le 18 mars, les médecins militaires nous ont dit qu'ils n'avaient jamais vu de patients aussi difficiles à transférer : il s'agissait de malades très instables, risquant de passer de vie à trépas d'un instant à l'autre, alors même que nous sélectionnions les plus transportables. Je suis très reconnaissant à l'armée, parce que ces transferts ont été faits dans des conditions de professionnalisme et d'efficacité incroyables.

Nous avons donc effectué le plus grand nombre possible de transferts, pour éviter d'arriver à 1 600 lits d'hospitalisation mi-avril. Cela s'est bien passé. Il est vrai que nous avions expérimenté dès avril 2019 un transfert par TGV dans le cadre d'un exercice anti-attentats : nous avions simulé des attentats multiples dans de petites villes dépourvues de capacités hospitalières, imposant de transférer 200 ou 300 personnes très rapidement dans la région et en dehors de la région. Du coup, pour la covid-19, nous n'avons pas eu de mauvaise surprise.

Il y a eu deux incidents. La directrice générale de Reims a pris l'initiative de prévoir un transfert sur des lits de médecine vers une clinique de Tours, ce qui était contraire à la doctrine, selon laquelle on évacue les seuls patients en réanimation. La veille du transfert, je lui ai fait observer qu'elle était en contradiction avec la doctrine, et je lui ai dit que j'allais laisser passer parce que l'opération était engagée. Le cabinet a tranché différemment et, sur son instruction, j'ai mis fin au transfert le mardi matin à dix heures, alors qu'il était déjà engagé.

Le deuxième incident est intervenu le 6 avril. Il s'agissait d'emmener des patients en Autriche, ce qui revêtait une très forte charge symbolique et politique, puisque le Premier ministre autrichien avait décidé - un peu à l'encontre de sa philosophie, qui n'est pas forcément toujours pro-européenne - de s'inscrire dans un mouvement de solidarité européen à la suite des décisions de la chancelière d'Allemagne. Il s'agissait de cinq patients, et nous avons soutenu ce transfert, même si la réunion tenue à seize heures avec la régulation nationale avait fait apparaître la possibilité d'arrêter les transferts dans la semaine, puisque des indications montraient que nous étions en train de passer le pic - mais ces indications étaient fragiles, et nous nous donnions la possibilité de continuer dans la semaine à faire des transferts. J'ai confirmé le dimanche soir à la régulatrice nationale, Cécile Courrèges, que j'étais très demandeur de ce transfert. Les malades ont été amenés sur la piste, sur décision médicale. Et le cabinet du ministre a décidé d'arrêter le transfert, sans décision médicale. Très franchement, cette décision a suscité une énorme émotion. L'Airbus militaire était en train de se poser, et nous nous apprêtions à embarquer ces patients. Nous sommes soumis au pouvoir hiérarchique du ministre, et nous avons donc appliqué ses instructions. Mais, si la santé des patients avait été mise en danger par cette décision, j'aurais fait un signalement au procureur de la République. Cela n'a pas été le cas, et les médecins ont attesté que les patients étaient revenus à l'hôpital de Metz sans avoir subi de dommages du fait du non-transfert.

Sur les problèmes de gouvernance, nous avons démontré, dans la région Grand Est, une capacité de travail qui doit être formalisée et structurée. Il faut renforcer les capacités d'action du binôme constitué par le préfet de région et le directeur de l'ARS, et formaliser davantage les conditions d'engagement et de partenariat avec les collectivités territoriales. Nous avons avancé sur ces deux points à chaud, pour réagir à une situation de crise extrême ; les résultats obtenus montrent qu'il faudrait poursuivre dans cette voie.

Concernant la Lombardie, vous avez raison, monsieur le sénateur, nous autres Français avons tendance à ne pas nous intéresser suffisamment à l'expérience de nos voisins. Mme la ministre a d'ailleurs souligné l'importance de la coopération transfrontalière. Nous avons perçu l'expérience de la Lombardie comme un échec dans la prise en charge des malades en réanimation, ce qui nous a conduits à nous focaliser, de manière peut-être excessive, sur la réanimation. En réalité, il y avait sans doute d'autres manières de prendre en charge plus précocement les patients, et les efforts extraordinaires que nous avons faits pour développer les capacités de réanimation, comme le dévouement admirable des personnels soignants qui se sont engagés, auraient peut-être été mieux employés autrement. Tout cela fait partie des enseignements et des leçons qui devront sortir de vos travaux.

Mme Josiane Chevalier. - Sur la coopération sanitaire transfrontalière, nous avons entamé un travail avec l'ARS sur la base d'un certain nombre de propositions, résultant aussi d'une demande exprimée par nos voisins dans le cadre de la conférence du Rhin supérieur, puis du Conseil rhénan. Nous allons faire des propositions pour passer des conventions et nous les inscrirons dans le cadre du traité d'Aix-la-Chapelle, signé par le Président de la République français et la chancelière allemande. Cela ouvre un certain nombre de perspectives, de mutualisation d'équipements notamment. Reste à régler la question de la prise en charge. Les malades accueillis dans les pays voisins l'ont été gratuitement et une évacuation sanitaire a même été effectuée avec un avion allemand. La solidarité a donc été totale, mais il faut à présent formaliser et tirer les leçons de la crise.

Sommes-nous prêts à faire face à un retour de l'épidémie ? Quatre indicateurs de suivi extrêmement fins, mis en place par le ministère de la santé, sont surveillés quotidiennement. Le Bas-Rhin peut effectuer 8 000 tests par jour, ce qui est énorme par rapport aux besoins. Les équipes de la Caisse primaire d'assurance maladie assurent le traçage d'un très grand nombre de personnes. Nous n'en parlons pas beaucoup pour ne pas remettre le Grand Est sur le devant de la scène : nous avons suffisamment souffert du classement rouge ! Il y a des clusters dans tous les départements, mais nous avons la capacité de les repérer et de les traiter très rapidement. Dans mon département, une personne s'est récemment rendue dans une salle de sport alors qu'elle toussait, ce qui n'est pas très citoyen... La CPAM, grâce à son équipe de traçage, a contacté 540 personnes ! Nous avons donc les outils. Reste à formaliser, notamment le pilotage départemental de la crise.

Mme Brigitte Klinkert, ministre déléguée. - Je travaille en lien avec nos voisins : la France a connu une pénurie d'équipements de protection individuelle (EPI), mais nos voisins aussi ! Je ne suis pas sûre qu'ils étaient mieux préparés à la crise que nous. Comme nous avions un temps d'avance sur eux, ils ont eu un délai supplémentaire pour réagir. L'État local a parfaitement joué son rôle : je pense notamment au préfet de région et aux préfets de département. Et lorsque je me suis trouvée en difficulté, je me suis permis de contacter directement le cabinet du Premier ministre ou du Président de la République : à chaque fois, j'ai obtenu une réponse quasi immédiate. Le Premier ministre a appelé deux fois tous les présidents de département du Grand Est pour faire un point de situation et savoir ce qu'il pouvait améliorer. Sommes-nous prêts aujourd'hui à une deuxième vague ? C'est surtout aux représentants de l'État de répondre. En ce qui concerne la collectivité départementale du Haut-Rhin, je mets tout en oeuvre pour qu'on le soit. Chez nous, le privé a pris toute sa part de l'effort, et les transferts de patients se sont faits alors que tous les lits de réanimation étaient occupés. Je me réjouis de voir que public et privé savent bien travailler ensemble dans notre département.

Courrions-nous après le virus ? Peut-être oui, dans le Haut-Rhin, parce que nous étions les premiers et que nous ne le connaissions pas. Faut-il mettre en place une cellule opérationnelle sous l'égide du préfet ? L'organisation a plus ou moins bien fonctionné selon les territoires et les personnalités des uns et des autres. Il faut réagir en fonction des territoires et non pas uniformément, sans oublier qu'à la tête de ces structures il y a des femmes et des hommes. Aurait-il fallu un confinement national plus précoce ? Cela aurait été difficilement acceptable par la population française. En cas de deuxième vague, il faudra raisonner davantage par territoire. Je conçois bien que, pour certains départements, un confinement total pouvait être compliqué alors qu'il n'y avait pas, ou très peu, de cas ; chez nous, au contraire, nous étions en guerre et le confinement a été ressenti comme un soulagement, car il a permis de se sentir enfin en sécurité.

Je ne suis pas une spécialiste de la télémédecine, mais il me semblerait bon de continuer à rembourser les actes : cela débloquerait beaucoup de choses.

M. Jean-François Rapin . - Aviez-vous, avant la crise, une capacité d'inventaire sur le matériel ? Pour les plans Polmar, on sait très bien ce dont disposent les communes et les différents opérateurs. Avez-vous aujourd'hui cette capacité ? Mme la préfète a évoqué le traçage. Combien d'utilisateurs utilisent l'application StopCovid dans votre région ? Le traçage effectué par la sécurité sociale peut être déconnecté de cette application, puisqu'il est purement médical et fonctionne sur déclaration. Hier, Jean Rottner, interrogé sur l'identification des lits disponibles en privé, ne nous a pas répondu. Il nous a dit qu'il n'était pas au courant de ce qui s'était passé entre public et privé, que cela ne relevait pas de ses compétences. Cela donne l'impression que la communication a été compliquée... Le couple constitué par le préfet et les élus locaux est mis en avant dans beaucoup de dispositifs, notamment en matière sanitaire. Cela devrait nous conduire à intégrer dans les plans communaux de sauvegarde une identification précise, sur l'aspect sanitaire, de la façon dont les maires pourraient travailler à l'échelon supérieur.

M. Jean Sol . - Disposiez-vous d'un état des lieux au départ ? Je pense notamment aux masques, à la solution hydroalcoolique, aux respirateurs, aux surblouses, etc . Avez-vous puisé dans les stocks NRBC de nos établissements de santé ? Il y a eu des problèmes avec les respirateurs. Avez-vous bénéficié de ceux de l'Eprus ? Combien de personnels ont été touchés par la covid-19 ? Quelles catégories socioprofessionnelles ont été les plus touchées ? Les agents concernés ont-ils repris leur travail ? Une cellule psychologique a été mise en place. Combien de personnels l'ont sollicitée ?

Mme Annie Guillemot . - Ce n'est pas l'engagement qui doit être questionné, pas plus que la mobilisation de tous les acteurs. Ce que vous nous dites fait tout de même peur... Il me semble qu'on fait le procès de l'État, de l'organisation de l'État et de ses relations avec les collectivités locales, qu'il s'agisse des transferts, des masques, des Ehpad, ou du pilotage, puisque nous avons eu un pilotage national fort qui ne prenait pas en compte le pilotage local. Le directeur de l'ARS, sur les masques, renvoyait la balle à Santé publique France. Du coup, chaque acteur a commandé des masques. Ce n'est pas efficace ! Devons-nous, alors, supprimer les agences, et tout confier aux préfets de zone ? Si les ARS, par exemple, ne peuvent pas distribuer les masques qu'elles stockent, cela pose de graves questions. En cas de deuxième vague, êtes-vous sûrs que nous n'en reviendrons pas à la situation qui a prévalu ?

Hier, M. Rottner a déploré le fait que des masques aient été réquisitionnés par l'État. Mme la préfète nous dit aujourd'hui que c'est bien l'État qui les avait payés. M. Castaner a changé de version, et M. Rottner a souligné qu'il aurait été important de prévenir les élus locaux. Pouvez-vous nous confirmer aujourd'hui que vous n'avez pas fait de réquisition, contrairement à ce que nous a dit le ministre de l'intérieur ? Vous nous avez dit que vous le referiez... Je ne vous fais aucun procès. Vous dites que vous vouliez sauver des vies. Les présidents de régions, les présidents de département le voulaient aussi, notamment dans les Ehpad. Pour avoir tenu, avec Dominique Estrosi-Sassone, la cellule de veille sur l'hébergement et le logement, je dois dire que les foyers d'hébergement, dont les associations sont missionnées par l'État, n'avaient aucune protection pendant toute cette crise.

Je vous ai entendue le 30 avril sur Public Sénat, madame la ministre, mais je ne retrouve pas vraiment vos propos aujourd'hui. Vous aviez estimé qu'en début de crise sanitaire beaucoup de temps avait été perdu, car les autorités sanitaires étaient surtout des gestionnaires, des fonctionnaires relevant de l'opérationnel. Vous aviez dit que, lors des premières réunions de crise autour du préfet et du responsable de l'ARS, aucun bilan humain n'avait été dressé, que vous n'aviez aucune visibilité sur la crise dans le département et qu'un temps précieux avait été perdu. Dans le Rhône, nous avons eu un bulletin quotidien du préfet et un bulletin quotidien de l'ARS. Sur les Ehpad, vous aviez les chiffres tous les soirs au début, mais, au bout de deux semaines, on vous a dit qu'il fallait laisser Paris collationner tous les chiffres et que ceux-ci vous reviendraient trois jours plus tard. Vous avez évoqué aussi la pénurie de masques en ces termes : « Lorsque le manque de masques s'est fait sentir dès le départ, nous n'avions aucune information sur les livraisons de masques. Nous en avions besoin nous aussi, services départementaux, pour intervenir dans les familles en difficulté, pour nos services d'aide à domicile, pour les Ehpad. La réponse était que ce n'était pas la priorité. Je peux le comprendre, la priorité était pour les hôpitaux. Mais j'attends toujours l'appel du directeur général de l'ARS du Grand Est, qui s'était engagé à me rappeler sur ces questions pour m'indiquer les prochaines livraisons. » Ces propos montrent bien qu'entre l'État et les collectivités locales le fossé s'élargissait.

Mme Victoire Jasmin . - Vous dites tous que vous avez très bien travaillé avec les départements et les régions. Dès lors, pourquoi la conférence de santé, dans le cadre de la démocratie sanitaire, n'a-t-elle pas fonctionné avant la crise ? La démocratie sanitaire prévoit notamment la coopération des ARS avec l'ensemble des élus et des représentants des différentes catégories professionnelles. Ces dispositions, issues de la loi HPST, ne vous ont-elles pas permis de travailler ensemble en amont et de mettre en place des actions d'anticipation? Serait-il opportun d'amplifier ces relations dans le cadre de la démocratie sanitaire ?

Mme Angèle Préville . - Est-il vrai que, du 3 au 20 mars, les Ehpad du Grand Est ont été laissés quasiment sans protection ? Que signifie une « mobilisation très forte », je vous cite, pour les Ehpad ? Confinés, les résidents d'Ehpad ont été contaminés par les personnes qui entraient. Grâce aux exemples de l'Italie et de la Chine, on connaissait déjà le caractère très contagieux du virus. Même sans disposer de protections, nous aurions pu faire en sorte de protéger les résidents.

Cela n'a pas été fait. Mon département a été très peu touché, mais dans ma commune, la moitié des résidents ont été infectés, comme dans la commune voisine. Nous n'avons pas fait ce qu'il fallait !

Mme Josiane Chevalier. - Oui, les personnes âgées ont été très touchées par cette crise, notamment avec l'interdiction des visites. On a pu avoir le sentiment d'une forme de violence à leur endroit - sans parler des obsèques, qui n'ont pas pu se dérouler dans des conditions habituelles. Une relation forte entre l'ARS et le conseil départemental est très importante dans la gestion de crise.

Un procès de l'État et des collectivités ? Au contraire, s'il y a quelque chose de positif à retenir de cette crise, c'est bien l'union entre l'État et les collectivités, quel que soit le niveau territorial. Dans le Bas-Rhin, très rapidement, le conseil départemental et l'ARS ont élaboré un protocole départemental unique de gestion de l'épidémie qui a été transmis aux Ehpad, car ceux-ci n'ont pas tous les mêmes moyens. Ce protocole a été transmis au mois de mars, soit une quinzaine de jours avant la mise en oeuvre des mesures nationales de confinement. En second lieu, les Ehpad les plus touchés ont appliqué un plan de continuité de l'activité passant par un renforcement des moyens et par des mesures spécifiques, sanitaires et autres : nettoyage renforcé, télémédecine, aide psychologique, écoute des familles des soignants, fourniture de tablettes numériques par le conseil départemental. Une équipe d'accompagnement spécifique a été constituée pour répondre aux besoins prioritaires des établissements, des résidents et des familles, avec un système d'accompagnement reposant sur une gestion de proximité.

Une mobilisation importante des moyens a été opérée, en s'appuyant sur une plateforme départementale de mise à disposition de professionnels, en renfort au sein des établissements : sapeurs-pompiers, agents volontaires des collectivités et de l'État, membres d'associations, volontaires d'autres territoires. Nous avons mis en oeuvre un système de trois astreintes, avec une astreinte gériatrique de jour, sept jours sur sept, une astreinte de soins palliatifs, soirées, nuits, et week-ends, et une astreinte d'aide à l'installation d'oxygénothérapie sept jours sur sept. Ce système a été mis en place par l'ARS, avec des représentants des médecins coordonnateurs de l'Alsace, des médecins gériatres du réseau départemental des soins palliatifs et une astreinte d'infirmiers de nuit, faisant appel au volontariat des infirmiers libéraux, financé par l'ARS, et à un renfort de médecins libéraux en nuit profonde, grâce à l'Union régionale de professionnels de santé, qui participait dès le début à notre cellule de crise, et à un partenariat avec des établissements sanitaires de proximité. Enfin, l'outil de pilotage dont j'ai parlé permettait d'avoir chaque jour un état des lieux très précis dans les Ehpad.

Dans le Bas-Rhin, une cellule psychologique a été mise en place dès le début, pour les familles et pour les professionnels de santé, dont certains voyaient en une nuit décéder jusqu'à 60 patients, et pour le grand public, qui a aussi souffert du confinement. Les médecins psychiatres de l'hôpital de Strasbourg ont organisé cette cellule, aidés aussi de parlementaires médecins qui ont apporté leur concours ! Inclure le volet sanitaire dans les plans communaux de sauvegarde des communes me semble une proposition intéressante.

M. Christophe Lannelongue. - En ce qui concerne les inventaires, vous avez raison, on avait la capacité de les suivre, mais on ne le faisait pas. Il est important que le système de relation entre les ARS et les établissements de santé intègre davantage d'obligations réciproques en matière de préparation et de gestion des crises sanitaires. Un tel volet pourrait être inclus dans les contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens (CPOM) que nous signons avec chaque établissement de santé pour définir les missions, le financement, etc . Évidemment, ce cadre doit être défini en lien avec les collectivités. Il est préférable de prévoir cela à froid, en anticipant et en précisant les engagements de chacun.

Il convient aussi de renforcer la capacité d'action au niveau déconcentré et de revoir l'articulation entre le ministère et Santé publique France, entre le niveau central et le niveau déconcentré. La crise nous montre la nécessité d'une vision territoriale, d'une capacité d'adaptation aux besoins des territoires. Il faut que les équipes de Santé publique France soient davantage intégrées aux dispositifs locaux et placées sous l'autorité des ARS, au moins en période de crise. Les difficultés de pilotage que l'on a constatées tiennent beaucoup à la difficulté d'obtenir l'information nécessaire pour faire les bons choix au bon moment.

La démocratie sanitaire est un sujet important qui émerge de la crise. Une politique de santé publique moderne ne peut se concevoir sans s'appuyer sur tous les acteurs si l'on veut que les citoyens se l'approprient. Les collectivités territoriales ont un rôle important à jouer pour faire vivre cette démocratie de santé. Des progrès ont été faits à cet égard. Le Grand Est était doté d'une conférence régionale de la santé et de l'autonomie (CRSA) et de conseils territoriaux de santé (CTS). Mais leur fonctionnement était inégal et ils n'ont pas permis de travailler sur la gestion de crise. Les instances de démocratie sanitaire doivent s'occuper de la préparation des crises en amont.

Mme Brigitte Klinkert, ministre déléguée. - Si nous sommes sortis de cette crise, c'est grâce à la solidarité très forte entre tous les acteurs : services de l'État, collectivités, soignants, associations, entreprises, etc . Nous étions vraiment en guerre, du moins c'est comme cela que je l'ai vécu ! Nous ne nous posions pas la question de savoir qui devait faire quoi, on agissait, voilà tout ! Il faudra veiller à pérenniser cet état d'esprit.

En ce qui concerne les EPI, il faudrait plutôt interroger les services de l'État : le département en a fourni à nos voisins allemands lorsqu'ils en avaient besoin, et ils nous en ont fourni lorsque nous en avions besoin. La crise était à l'échelle de tout le bassin de vie et une solidarité s'est manifestée à ce niveau.

Même si j'ai été nommée ministre, je suis une élue de terrain. Comme je l'ai dit devant la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales, les ARS ne sont pas assez dans l'opérationnel. C'est un constat. Personne n'était préparé à cette crise qui est d'une ampleur inédite depuis la dernière guerre mondiale.

En ce qui concerne les Ehpad, nous étions organisés au niveau départemental pour obtenir les données. Leur centralisation est fondée, mais le niveau local doit conserver un accès aux données afin de pouvoir agir.

J'ai très vite réclamé des masques, dès le début de la crise, pour les personnels des Ehpad et pour les personnes qui interviennent à domicile. C'était la pénurie et les premiers masques ont été donnés aux soignants dans les hôpitaux et dans les cliniques. Nous avons dû attendre pour pouvoir en fournir aux Ehpad et aux services d'aide à domicile.

Dans un premier temps, ils ont été prélevés sur les stocks réceptionnés par les deux groupements hospitaliers de territoire (GHT) du département. Puis les Ehpad ont pu en retirer directement auprès des préfectures, de même que les services d'aide à domicile ou de protection de l'enfance ont pu en retirer auprès du conseil départemental. Nous avons d'ailleurs très vite organisé au niveau du conseil départemental un drive pour assurer la distribution des équipements.

Il faut aussi souligner et saluer le renfort de professionnels de nos services, de bénévoles, de citoyens dans les Ehpad et dans d'autres établissements de santé. Des agents techniques de nos collèges sont ainsi allés donner un coup de main dans les Ehpad.

Mme Jasmin nous interroge sur la démocratie sanitaire. Selon moi, il convient de travailler ensemble en amont et de se serrer les coudes. Ce que nous avons vécu ensemble a été très fort : il faut que nous en tirions les leçons, mais aussi que nous puissions être, sinon un modèle, du moins les acteurs d'une expérimentation réussie.

Quant à la contamination par les contacts dans les Ehpad, rappelons que ces établissements ont été fermés aux personnes extérieures au tout début de mars : des mesures ont été prises. Le problème vient du rassemblement qui s'est tenu à Mulhouse à la mi-février : on ne savait pas que des personnes y avaient été contaminées et le virus a pu se diffuser dans les Ehpad, comme sur l'ensemble du territoire, avant la détection du premier cas.

M. Christophe Lannelongue. - Concernant les réquisitions de masques, nous vous transmettrons la note que j'avais signée avec les préfets de région et de département. Je vous en cite la conclusion : « Dans les deux opérations du 1 er et du 5 avril, l'État a perçu une livraison qu'il avait dûment commandée pour des professionnels de santé exerçant dans le territoire le plus touché par la pandémie. Ces opérations se sont adaptées au manque total de transparence et de fiabilité de l'importateur afin de sécuriser la livraison. »

Mme Annie Guillemot . - Y a-t-il eu un arrêté préfectoral de réquisition ?

Mme Josiane Chevalier. - Oui, par le préfet du Haut-Rhin, compétent pour l'aéroport de Bâle-Mulhouse.

M. Christophe Lannelongue. - Il y a eu réquisition, dans la mesure où l'importateur est apparu incapable d'assurer l'intégralité des commandes : il avait promis 12 millions de masques, mais n'en a livré que 4 millions.

Mme Josiane Chevalier. - La présidente du conseil départemental des Bouches-du-Rhône a proféré des insultes dans la presse à ce propos, ce qui est peu digne d'un élu. Nous avons fait notre travail dans les règles et nous en avons rendu compte.

On connaît la situation subie alors par le Grand Est et d'autres régions. L'État a simplement exercé sa compétence et fait son devoir : l'ARS a passé commande, le préfet de département a signé l'arrêté de réquisition et la préfète de zone a fourni les moyens pour y procéder. C'est transparent !

M. Alain Milon , président. - Merci d'avoir fourni des réponses à toutes nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde avec des professionnels de santé
libéraux d'Île-de-France

(mardi 15 juillet 2020)

M. Alain Milon , président . - Nous poursuivons nos travaux sur la gestion de la crise sanitaire avec l'audition de professionnels de santé libéraux en Île-de-France. Nous avons souhaité entendre ces témoignages de terrain avant de procéder à l'audition de l'ARS Île-de-France et nous recevons le docteur Pascal Biltz, médecin généraliste à Paris 19 e , M. Thomas Le Ba, infirmier, président de la communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) de Paris'10 e , le docteur Sabrina Kadri, médecin généraliste à Paris 10 e , Mme Velyane Padoly, infirmière libérale en Seine-Saint-Denis, le docteur Yohann Saynac, médecin généraliste, président de la CPTS de Pantin, le docteur Cédric Sétrouk, pharmacien d'officine en Seine-Saint-Denis, et le docteur Vanessa Viomesnil, médecin généraliste au sein de la CPTS de Paris 18 e .

En dépit d'une gradation dans la prise en charge des patients présentée par Santé publique France qui part de la médecine de ville pour aller jusqu'à l'hôpital pour les cas les plus graves, la prise en charge en ville a semblé très largement absente du dispositif, au moins dans les premiers temps de la crise : craintes des patients et des professionnels, difficultés d'équipements... La part de ces différents facteurs reste à établir précisément. Sur les territoires où les professionnels ont l'habitude de travailler ensemble, il semble que la médecine de ville ait été plus présente et mieux à même de remplir son rôle de premier recours. Quels enseignements devons-nous en tirer ?

Mesdames, messieurs, avant de permettre à nos rapporteurs et aux autres membres de la commission de vous poser des questions, je propose à celles et ceux qui le veulent de dire en quelques mots la manière dont ils ont vécu cette crise et les éléments marquants qu'ils en retirent.

Avant cela, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Vous êtes appelés à prêter serment. J'invite chacune et chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et dire : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Pascal Biltz, Thomas Le Ba, Yohann Saynac et Cédric Sétrouk et Mmes Sabrina Kadri, Velyane Padoly et Vanessa Viomesnil prêtent serment.

M. Thomas Le Ba, infirmier, président de la communauté professionnelle territoriale de santé de Paris 10 e . - La politique qui a été menée a finalement conduit à « débrancher » les professionnels de santé de premier recours, ce qui a entraîné une sorte d'arrêt des soins, en tout cas des ruptures dans la prise en charge des patients, notamment pour les malades chroniques. La France compte environ 12,4 millions de personnes qui souffrent d'une maladie chronique, ce qui montre bien le nombre de personnes fragiles qui ont pu souffrir d'un décalage dans la prise en charge.

M. Yohann Saynac, médecin généraliste, président de la communauté professionnelle territoriale de santé de Pantin . - Je souhaite tout d'abord vous remercier d'écouter notre analyse de terrain. Je voudrais insister sur le fait que le secteur des soins primaires a été absent de cette crise, ce qui nous a collectivement privés d'un atout. Nous devons en tirer les conséquences pour l'avenir. J'ai d'ailleurs des craintes pour la suite : nous constatons déjà une réémergence du virus - légère, à ce stade - et j'ai le sentiment que nous ne sommes pas prêts à affronter correctement une nouvelle vague de contamination.

Autre élément que je souhaite mentionner à ce stade, nous avons connu des problèmes d'approvisionnement en matériel. C'est une question qui nous a beaucoup occupés - je pense que nous en reparlerons.

Mme Vanessa Viomesnil, médecin généraliste au sein de la communauté professionnelle territoriale de santé de Paris 18 e . - Tout d'abord, je vous remercie de nous recevoir et d'écouter la parole de professionnels de terrain qui ont été au plus proche des patients durant cette crise. Je rejoins les observations qui viennent d'être faites, notamment en ce qui concerne la prise en charge et la continuité des soins des patients chroniques. Nous regrettons aussi d'avoir dû être les absents de cette crise.

M. Cédric Sétrouk, pharmacien d'officine en Seine-Saint-Denis . - Pour moi, les éléments marquants sont la rupture que nous avons connue dans la chaîne de soins et les défauts d'approvisionnement en matériel, y compris en produits basiques. Je prends un exemple : il est encore difficile de se fournir en thermomètres classiques, ce qui est tout de même inadmissible.

M. Pascal Biltz, médecin généraliste à Paris 19e . - Je rejoins ce qui vient d'être dit, nous avons été extrêmement seuls et nous nous sommes battus seuls. La communication qui a été faite auprès des patients - dans un premier temps, « Évitez les cabinets médicaux ! », ensuite, « Allez vous faire soigner ! » - n'a pas aidé à la compréhension de la situation...

Au début du confinement, nous n'avions pas le matériel de protection nécessaire ; dans ma maison de santé, nous avions d'abord décidé de ne pas ouvrir, si nous ne disposions pas de masques FFP2, puis des patients nous en ont fourni et nous nous sommes adaptés, en réorganisant nos horaires.

J'ai les plus grandes inquiétudes pour la rentrée, parce qu'une deuxième vague arrive à bas bruit et que nous n'avons pas tiré assez d'enseignements de la première.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Notre commission d'enquête vise à analyser les dysfonctionnements constatés durant cette crise. C'est pourquoi votre audition est importante pour nous. Beaucoup de choses ont correctement fonctionné et certains dysfonctionnements étaient consécutifs à la nouveauté et à la brutalité de l'épidémie, mais nous devons identifier ceux que nous aurions pu éviter.

Vous avez évoqué l'absence de la chaîne de soins primaires dans la gestion de l'épidémie, mais il me semble que vous parliez surtout des patients non-covid. Quel aurait pu être le rôle des professionnels de santé de premier recours dans la prise en charge des patients covid ? Comment auriez-vous pu être utiles dans la gestion de cette crise ?

Je souhaiterais aussi savoir si vous étiez déjà en alerte avant le confinement et à quel moment vous avez reçu des informations des autorités sanitaires. Quels ont été vos liens avec l'Agence régionale de santé (ARS) et avec l'assurance maladie durant cette période ? Avez-vous reçu un appui ou des instructions de leur part pour la prise en charge de vos patients ?

Le 26 février 2020, le ministre des solidarités et de la santé annonçait au Sénat que des kits de protection seraient fournis dans les jours qui suivaient aux professionnels de santé libéraux. Quand avez-vous reçu ces kits ? En avez-vous reçu en quantité suffisante ?

M. Pascal Biltz . - Tout est arrivé trop tard, y compris les équipements de protection individuelle ! Nous avons reçu les premiers éléments vers la fin du mois de mars et au départ nous avons fonctionné avec du matériel qui nous a été fourni par certains patients. À un moment, il a aussi fallu que nous allions chercher le matériel au siège de l'ARS à Aubervilliers. Les pharmacies d'officine n'étaient pas approvisionnées, ce qui compliquait évidemment la situation. Nous n'avions aucune recommandation, que ce soit sur les aspects sanitaires ou d'organisation, nous n'avions pas d'équipements de protection individuelle, nous n'avions rien et nous étions complètement seuls ! Nous nous sommes débrouillés et avons échangé entre nous via des webinaires, notamment grâce au professeur Pialoux qui est le responsable du service de maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Tenon.

Finalement, nous ne nous sommes pas si mal débrouillés que cela ! Nous avons dépisté des malades et nous les avons isolés à domicile, en les suivant toutes les vingt-quatre ou quarante-huit heures par téléphone ou en vidéo. Nous aurions pu faire beaucoup mieux quantitativement et qualitativement, mais pour cela il aurait fallu avoir des tests... L'insuffisance des tests PCR a été très longtemps criante.

Les professionnels de santé avaient un accès direct au 15, mais le temps d'attente était de trente ou quarante-cinq minutes au départ, même si la situation s'est ensuite améliorée. Nos interlocuteurs n'en savaient pas forcément plus que nous, si bien que nous nous sommes fiés à notre expérience clinique de terrain. Nous avons aussi créé des groupes de discussion WhatsApp qui nous ont notamment permis d'échanger nos expériences et d'identifier des signes cliniques qui n'avaient pas encore été rendus publics comme la perte du goût et de l'odorat ou des vascularites.

En tout cas, aucune parole scientifique ne nous a été apportée durant cette période, à l'exception des controverses que vous connaissez. Je dois dire que ces controverses ont été un véritable poison. Certaines thérapies étaient quasiment présentées comme miraculeuses, mais nous ne savions pas sur quel pied danser devant nos patients.

M. Yohann Saynac . - Je pense que nous avions compris durant le mois de février que la France serait exposée à cette épidémie, mais nous n'en mesurions pas la gravité. Nous n'avions pas identifié à quel point elle allait déstabiliser notre système de santé.

La place des soins primaires dans le dispositif n'a tout simplement pas été pensée. Tout s'est organisé sans nous ! Or la covid est une maladie de médecine générale : elle est bénigne dans l'immense majorité des cas - les gens ont un syndrome grippal - et les formes graves restent assez marginales. Il fallait donc orienter au maximum les patients vers leur médecin traitant qui est équipé pour cela et qui travaille avec des infirmières, si le patient nécessite une surveillance à domicile. Demander aux malades d'appeler le 15 a tout simplement saturé le numéro d'urgence, y compris pour les appels des médecins et les pathologies autres qu'infectieuses.

La place de la médecine générale, des soins infirmiers et des pharmacies d'officine est en amont et en aval de l'hôpital. Dans cette crise, aucune de ces deux places n'a été respectée. C'est le cas pour les sorties de l'hôpital : souvent, le relais avec les médecins traitants ne s'est pas déroulé correctement.

En ce qui concerne les liens avec les institutions sanitaires, je dois dire qu'en Seine-Saint-Denis nous avons remarquablement bien travaillé avec l'assurance maladie, où l'interlocuteur que nous connaissons habituellement en matière d'organisation territoriale des soins a été très utile comme relais et source d'informations.

En ce qui concerne le matériel, j'ai passé des commandes de masques FFP2 en février, mais elles ont été réquisitionnées... Je pensais que les pharmacies pourraient nous fournir, mais cela n'a pas été le cas. Nous avons reçu les premiers masques FFPT2 fin mars. Nous avons reçu des masques chirurgicaux début mars, mais en nombre très insuffisant pour travailler dans des conditions correctes, c'est-à-dire se protéger soi-même et fournir ses patients. En deux jours, nous les avions tous utilisés et la dotation suivante est arrivée deux semaines plus tard...

Mme Sabrina Kadri, médecin généraliste à Paris 10 e . - Nous avions naturellement une réserve d'équipements, mais elle a vite disparu, ce qui est logique en période de pandémie. Le véritable problème, c'est donc le réapprovisionnement. Il y a d'ailleurs certaines commandes, comme des lunettes ou des surblouses, que nous n'avons toujours pas reçues en raison de ruptures de stock.

En ce qui concerne les informations que nous recevions, nous avions souvent le sentiment d'un décalage de deux ou trois semaines : grâce aux différents liens que nous avions sur le territoire, notamment avec les hôpitaux, nous avions deux ou trois semaines d'avance par rapport à la population.

Sur le rôle de la médecine de ville, il est vrai qu'elle ne peut pas tout régler, mais nous nous sommes rendus disponibles. Les infirmiers se sont consacrés à cette crise, en arrêtant par exemple les visites à domicile des patients qu'ils suivaient habituellement et en privilégiant la télésurveillance. Au départ, ils ont été peu sollicités, puis des protocoles ont été mis en place.

Je rejoins ce qui vient d'être dit sur les sorties d'hospitalisation. Nous n'étions pas au courant, ce qui est dommage, car plusieurs infirmiers s'étaient rendus disponibles pour des visites à domicile et alors même que le système Prado de l'assurance maladie ne réussissait pas à trouver des professionnels de santé pour ces patients. C'était plutôt frustrant !

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Avez-vous des exemples précis de ruptures de soins pour des pathologies chroniques ?

M. Thomas Le Ba . - Nous avons assisté à une véritable désertion des cabinets et ce fut la même chose pour les urgences hospitalières - il n'y avait plus ni infarctus, ni accident vasculaire cérébral, ni diabète, ni pancréatite, ni occlusion intestinale... Et cette désertion dure encore, même si elle est moins criante. Beaucoup de paramédicaux n'ont pas retrouvé une activité complète. Les patients ont fait le tri entre ce qui leur semblait prioritaire et le reste - par exemple, l'éducation thérapeutique n'existe quasiment plus.

Or le lien de confiance est très difficile à restaurer. Notre équipe d'infirmiers suivait des patients depuis des années - c'est dire le lien de confiance extrêmement fort que nous avions réussi à construire -, mais certains ne souhaitent plus que nous venions par peur que nous introduisions le virus chez eux. Cela va poser des problèmes dans la durée.

Mme Vanessa Viomesnil . - Le premier message des autorités demandant aux patients de ne pas se rendre chez leur médecin traitant a eu un effet délétère. Les patients n'appelaient même plus le 15 ! Souvent, ils croyaient que les cabinets étaient fermés et, de fait, ils se sont terrés chez eux, si vous me permettez cette expression. Heureusement qu'ils pouvaient renouveler leurs traitements liés à une maladie chronique directement en pharmacie ; cela leur permettait de continuer leur traitement, même s'ils ne venaient pas nous voir. Nous n'avons pas vu certains de ces patients depuis plus de quatre mois.

Il est vrai que nous avons été écartés de la gestion initiale de l'épidémie, alors même que nous étions présents et que nous nous sommes adaptés et organisés pour faire face. Je le redis, nous étions présents, mais pas visibles.

M. Pascal Biltz . - Je peux vous citer un exemple concret des conséquences sur les malades chroniques ou aigus de la manière dont cette crise a été gérée. Un patient est arrivé dans notre maison de santé durant le confinement avec tous les symptômes d'un infarctus ; lorsque nous avons appelé le 15, il s'est tout simplement enfui ! Il ne voulait absolument pas aller à l'hôpital de peur d'attraper le covid. Les choses se sont arrangées ensuite, parce que nous avions ses coordonnées.

Pour les patients qui sont en suivi psychiatrique, cette période a été une véritable catastrophe : l'épidémie en elle-même a déjà sur eux un effet anxiogène, ils se sont terrés chez eux, pour reprendre cette expression, et ont souvent arrêté leur traitement. Nous les récupérons dans un état épouvantable et éprouvons les plus grandes difficultés à retrouver le lien de confiance que nous avions avec eux - ils ne croient plus personne. Ce lien a été démoli, et pas par nous !

M. Yohann Saynac . - Il faut être honnête : début mars, nous nous demandions, si nous devions continuer d'accueillir des patients dans nos cabinets. Nous avons d'ailleurs posé la question à des infectiologues et la réponse n'était pas du tout claire. Nous ne savions pas ce qui était le plus risqué : les accueillir ou reporter des soins. Le problème finalement, c'est l'évolution du discours, parce que les patients ne peuvent pas s'adapter à un changement brutal de communication.

Il faut bien comprendre que beaucoup de gens ont eu très peur et qu'ils mettent du temps à revenir ; nous devons donc rester attentifs à la question du renoncement aux soins.

Pour citer un exemple de conséquence inquiétante, j'ai en tête le cas d'un patient qui a des problèmes d'addictologie à l'alcool et qui s'est remis à boire durant le confinement.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - À propos des manifestations cliniques du covid - vous avez dit que vous aviez par exemple constaté assez tôt des pertes de goût et d'odorat -, vous a-t-on demandé à un moment de remonter les informations que vous constatiez sur le terrain ? Avez-vous reçu des consignes claires à ce sujet ?

Que faisiez-vous quand l'état de santé d'un patient âgé à domicile s'aggravait ? Avez-vous des patients qui n'ont pas pu être hospitalisés ?

Est-ce que le manque d'équipements de protection que vous avez décrit a été un frein pour le suivi des malades non-covid, en particulier les malades chroniques ?

Est-ce que le fait d'exercer en communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) a été un atout dans cette crise ?

Quel rôle ont joué les ordres professionnels durant cette période ?

Ma question suivante concerne les pharmaciens d'officine. Dans mon département, on disait que les pharmacies disposaient d'équipements de protection, mais que l'ARS les réservait de manière exclusive aux praticiens hospitaliers. Était-ce la même chose en Île-de-France ?

Enfin, vous nous dites que nous ne sommes pas prêts pour une deuxième vague. En quoi ? Pouvez-vous être plus précis sur ce point ?

M. Cédric Sétrouk . - J'ai pu distribuer des masques sans compter à partir de mi-mai, soit après le déconfinement, mais encore aujourd'hui je compte les masques FFP2 sur les doigts de la main, je n'en ai clairement pas en nombre suffisant pour fournir les médecins généralistes et les dentistes de mon secteur. Au début, nous ne disposions de masques qu'au compte-goutte, soit une ou deux boîtes par semaine, ce qui était très pénible à vivre, puisque nous devions opérer des choix évidemment compliqués.

M. Pascal Biltz . - Nous n'avons jamais reçu de demandes pour faire remonter les informations que nous constations sur le terrain, notamment en termes de signes cliniques. On ne nous a rien demandé.

En ce qui concerne le matériel médical, je voudrais ajouter que notre fournisseur habituel a multiplié le prix des masques FFP2 par dix au début du confinement... En tout cas, nous n'avions pas de masques FFP2 au départ et il a fallu attendre que trois médecins et une secrétaire de notre maison de santé soient atteints par le covid pour en recevoir. Nous n'avions que des masques chirurgicaux et nous avons adapté notre organisation, par exemple en recevant les patients avec de la fièvre uniquement l'après-midi.

M. Thomas Le Ba . - Les CPTS sont à des niveaux très hétérogènes de développement. Pour autant, une étude de l'École des hautes études de santé publique a montré que l'exercice pluriprofessionnel, qu'il se pratique en maison ou centre de santé ou en CPTS, a permis aux professionnels de premier recours de mieux résister à la crise. La pluridisciplinarité a été un atout. Dans les CPTS, nous avons pu discuter et réfléchir ensemble, ce qui nous a permis d'anticiper et de nous adapter, et les structures mises en place depuis un certain temps ont pu aider les plus récentes. Ces différentes formes d'entraide ont été très importantes.

Les CPTS sont des communautés inclusives qui disposent de plusieurs cordes à leurs arcs et coopèrent avec l'ensemble des acteurs de santé ; un médecin seul dans son cabinet ne peut plus répondre, même avec la meilleure volonté du monde, aux problèmes de santé publique qui sont naturellement complexes. Aujourd'hui, les questions de santé ne sont pas seulement médicales, elles doivent s'ouvrir à une diversité de réponses.

Une crise comme celle que nous connaissons met en exergue ce qui fonctionne bien et exacerbe ce qui fonctionne mal et monter une CPTS n'est pas un exercice facile, parce que nous y passons beaucoup d'heures et que nous ne sommes pas beaucoup aidés, au moins dans les premiers temps. Pour autant, cela vaut le coup, car nous devons absolument faire évoluer notre système de santé qui souffre notamment d'hospitalo-centrisme - il n'est d'ailleurs pas étonnant au regard de l'organisation de notre système que les professionnels du premier recours n'aient pas été davantage mobilisés durant cette crise.

En tout cas, nous avons passé beaucoup de temps à nous informer, à réfléchir ensemble, à mettre en place de nouvelles procédures, comme la téléconsultation, etc . Nous avons fourni un gros travail et il est dommage de ne pas nous avoir sollicités davantage pour gérer cette crise.

Les CPTS permettent d'apporter des réponses concrètes à l'échelle d'un territoire, elles doivent se développer et devenir plus matures.

M. Thomas Le Ba . - L'approche territoriale des CPTS a un autre intérêt : elles peuvent nouer des contacts avec les autres acteurs locaux, par exemple les entreprises, les équipes territoriales de santé, les ateliers santé ville ou les centres d'action sociale, pour mieux évaluer les risques ou recevoir des dotations spécifiques en matériel durant des crises graves. La CPTS peut aussi être un lieu de stockage de matériel identifié par tous.

Je voulais ajouter que les maires ont joué un rôle très important dans cette crise. Ils ont été très réactifs. À Paris, nous avons par exemple reçu une dotation de 5 000 masques en tout début de crise.

Un dernier mot, nous devons aussi construire ces dispositifs avec les associations d'usagers qui sont des relais fantastiques en période de crise, notamment en ce qui concerne l'éducation thérapeutique.

M. Yohann Saynac . - Nous avons entamé le processus de construction de la CPTS de Pantin il y a environ un an et demi ; nous avions donc mis en place des outils de communication et commencé à travailler ensemble avant le début de la crise. Les CPTS permettent d'avoir une connaissance plus fine du territoire. Or ce qui m'inquiète pour la suite de l'épidémie, c'est que les acteurs du système de santé - ARS, assurance maladie... - ont encore une connaissance trop grossière, insuffisante, du territoire. L'un des enjeux est donc de construire des partenariats avec les acteurs de terrain.

En ce qui concerne les tests, je pense qu'on surestime énormément la capacité d'en réaliser. Dans ma ville, le dispositif est déjà sous tension, les délais se sont rallongés et il a par exemple fallu plusieurs jours pour tester les enfants d'une crèche.

Pour répondre à ces défis, il faut construire des partenariats, mieux connaître le territoire et organiser les remontées d'informations du terrain. De ce point de vue, les CPTS sont des interlocuteurs sérieux qui peuvent faciliter le dialogue entre les différents acteurs. À Pantin par exemple, nous avions anticipé des scénarios plus sombres et nous avons discuté avec la municipalité de la mise à disposition d'un local pour héberger les personnes en grande difficulté. Je fais une parenthèse, le fait que les élections aient eu lieu au moment de la crise ne nous a pas aidés.

Mme Vanessa Viomesnil . - En ce qui concerne les remontées d'informations, il est vrai que les autorités sanitaires ne nous en ont pas demandé, mais elles ont quand même eu lieu par d'autres canaux comme la Haute Autorité de santé ou le collège de la médecine générale.

Les CPTS sont un très bon outil, les gens apprennent à se connaître, à travailler ensemble et à mutualiser les équipements, mais il faut absolument les simplifier d'un point de vue administratif. Ils sont chronophages ! Je vous donne un exemple : nous avons organisé des dépistages dans la rue sous des barnums, les représentants de l'ARS étaient là ; pourtant, nous devons fournir un nombre incalculable de papiers pour justifier de cette opération.

En ce qui concerne le matériel, il y a eu une formidable chaîne de solidarité : des patients, des commerçants, etc . nous ont apporté des masques ou des tabliers. La mairie nous a fourni 5 000 masques que nous avons pu distribuer sans distinguo à tous les professionnels, même ceux qui étaient isolés et extérieurs à la CPTS. La CPTS a donc permis de fédérer et d'aider tous les confrères ; c'est certainement cette entraide qui a permis de tenir aussi longtemps.

Mme Sabrina Kadri . - Au début de la crise, la CPTS du 10 e naissait tout juste et ne recevait aucun financement, si bien que le poste de coordinateur, essentiel dans une telle structure, n'était pas encore pourvu. Le coordinateur d'une maison de santé installée sur notre territoire s'est tout de suite rendu disponible pour nous aider - il fallait réorganiser le cabinet, mettre en place la téléconsultation, animer de nombreuses réunions, s'informer, diffuser l'information, etc .

M. Roger Karoutchi . - Je vous remercie pour vos témoignages. En ce qui concerne les Hauts-de-Seine, toutes les communes du département, quelle que soit leur couleur politique, ont acheté des masques et ont constitué des stocks pour l'avenir. Je dois dire que l'absence de l'État en la matière est terrible. Vous nous dites que vous n'avez pas été vraiment associés au dispositif. Est-ce que l'organisation sera différente en cas de deuxième vague ou connaîtrons-nous la même situation ? Dans le second cas, nous serions très loin de ce que disent le Président de la République et le ministre des solidarités et de la santé... Enfin, quel traitement donnez-vous à vos patients atteints de covid-19 ?

M. Pascal Biltz . - Il n'y a pas de traitement. Nous donnons du paracétamol et nous surveillons l'évolution de l'état clinique du patient. Pour cela, nous le rappelons toutes les vingt-quatre ou quarante-huit heures. Aucune information n'existe sur un traitement qui fonctionne à un stade ou à un autre de la maladie. Des patients nous ont évidemment demandé de l'hydroxychloroquine, mais d'une part nous n'avons pas le droit d'en prescrire, d'autre part, à la suite d'échanges avec des équipes hospitalières qui en ont prescrit, je suis assez peu persuadé de l'efficacité de ce traitement. Il semble que son efficacité soit très minime, voire nulle.

M. Yohann Saynac . - S'agissant de votre première question, l'organisation n'a pas évolué, les équipes sont très fatiguées et il ne faudrait pas que nous nous retrouvions avec les mêmes problèmes dans quelques mois. Je ne veux pas désigner l'ARS comme le seul coupable - ce serait trop simpliste. Elle n'avait certainement pas toutes les ressources nécessaires, notamment humaines, pour gérer une telle crise et tout coordonner. En tout cas, il faut désigner correctement les échelons compétents, ce qui n'a pas toujours été le cas. Je prends l'exemple des tests : il faut absolument un lien étroit avec le territoire pour être efficace en la matière et savoir précisément qui peut faire quoi.

La polémique autour de l'hydroxychloroquine a été délétère. Elle a été très médiatique, mais m'a finalement posé assez peu de problèmes dans ma pratique quotidienne. Les gens ont bien compris qu'il s'agissait d'une querelle entre mandarins ! La crise était-elle catastrophique au point d'abandonner les canons de la recherche médicale ? En tant que médecin généraliste, je pense que la gravité de la maladie ne résidait pas tant dans l'infection elle-même que dans ses conséquences sur la saturation du système de santé.

M. Roger Karoutchi . - Je ne suis pas particulièrement partisan de ce traitement - je ne suis évidemment pas un spécialiste de ce sujet et je préfèrerais que les scientifiques ne viennent pas sur les plateaux de télévision pour inquiéter encore plus les gens... -, mais dire à un patient qu'on ne lui donne que du paracétamol peut tout de même être un choc pour lui d'un point de vue psychologique, alors que cette maladie peut être mortelle.

M. Yohann Saynac . - Beaucoup de pathologies, par exemple certaines formes de diabète, sont déjà traitées par autre chose qu'un médicament - l'hygiène de vie, le sport... Pour le covid, le traitement consiste principalement à assurer une surveillance quotidienne de l'état clinique ; nous n'avions pas autre chose.

Mme Vanessa Viomesnil . - En plus de prescrire du paracétamol en cas de symptôme fiévreux, nous expliquons les choses, nous parlons d'éducation thérapeutique, nous prévoyons une surveillance renforcée, etc . Je vous rappelle que pour une grippe il n'y a pas de suivi quotidien du patient.

M. Pascal Biltz . - Pour les pathologies virales, les antibiotiques n'ont pas d'intérêt. Elles se traitent souvent avec paracétamol, une éducation thérapeutique et une surveillance adaptée, éventuellement grâce à la visite à domicile d'une infirmière. Le « choc » éventuel lié à l'absence de traitement est atténué par le fait que nos patients nous font confiance. Les patients ne se sentaient pas seuls.

M. Alain Milon , président . - Dans le rapport que j'ai publié en 2010 au nom de la commission d'enquête sur le H1N1, je concluais qu'il fallait mettre en réserve des masques et des tenues et inclure les libéraux dans le système. Ces recommandations sont toujours d'actualité !

M. Jean-François Rapin . - À partir de quel moment avez-vous ressenti le besoin de disposer d'un matériel de protection ? À partir du début du confinement ou avant, en lien avec les informations que nous recevions d'Italie ou d'ailleurs ?

Considérez-vous que les informations fournies par les ARS et les unions régionales des professionnels de santé (URPS) étaient suffisantes pour travailler correctement ? Est-ce que le dispositif de formation médicale continue a été à la hauteur de la situation ? Globalement, estimez-vous avoir disposé d'informations médicales suffisantes sur le covid-19 ?

Au début de l'épidémie, les autorités sanitaires ont fixé un protocole : en cas de suspicion de covid-19, il fallait appeler le 15. L'avez-vous fait ? Le niveau d'information fourni par le 15 était-il différent de celui dont vous disposiez déjà ?

Hier, le Président de la République disait que nous pratiquions 350 000 tests par semaine et que la demande n'était pas supérieure à cela. Vos patients vous demandent-ils d'être testés ?

J'ajoute une remarque : de nombreux praticiens ont mis en place des procédures de téléconsultation, ce qui me semble plutôt positif.

M. Pascal Biltz . - Nous prescrivons un test PCR en cas de fièvre non expliquée, mais je dois dire que c'est actuellement très compliqué, parce que les laboratoires sont embolisés par des demandes de tests liés à des voyages. Il n'existe aujourd'hui aucune gradation dans l'urgence de la demande de test et nous avons le plus grand mal à trouver des places pour nos patients symptomatiques.

Mme Sabrina Kadri . - Lundi dernier, j'avais besoin de faire pratiquer un test pour un enfant de dix ans atteint d'une fièvre non expliquée ; la première date possible était le jeudi suivant, ce qui est beaucoup trop long dans de telles circonstances. Il n'y a effectivement pas de gradation de l'urgence pour l'accès au test. En outre, les files d'attente très importantes dissuadent et découragent les patients, même ceux qui sont symptomatiques. Nous semblons déjà être à flux tendus, alors que l'épidémie montre des signes de redémarrage. Il est frustrant de dépenser autant d'énergie pour arriver à cette situation et il est certain que nous allons au-devant de graves problèmes.

En ce qui concerne la formation médicale continue, nous avons reçu des propositions, mais nous avons surtout fonctionné grâce aux webinaires que nous connaissions, notamment ceux qui étaient organisés avec les hôpitaux de notre territoire. Je souligne d'ailleurs l'importance du rôle des médecins qui partagent leur temps entre l'hôpital et la ville ; ce type de postes doit être pérennisé. En tout cas, il faut savoir que tout cela prend énormément de temps et s'ajoute à l'hypervigilance permanente que nous subissons, y compris lorsque nous rentrons à la maison - nous devons faire attention à tout, tout le temps.

S'agissant du matériel, nous avons ressenti le besoin de nous équiper avant le confinement, à peu près à la mi-février. Un médecin de notre CPTS parle chinois, si bien que nous avons une patientèle d'origine chinoise très importante qui nous a très tôt fait part de certaines inquiétudes.

M. Cédric Sétrouk. - Je rejoins les propos de ma consoeur. Pantin et Aubervilliers comptent une population chinoise importante. Mes clients chinois rapportaient là-bas des masques français, car il n'y avait plus de masques en Chine, et personne ne s'en est inquiété. On a laissé passer cette histoire comme si de rien n'était ! On s'est dit que ce virus allait s'arrêter aux frontières, comme pour Tchernobyl et d'autres histoires du même type. C'était une grosse erreur.

M. Yohann Saynac. - Sur la question du matériel, je rejoins mes collègues. Les choses sont venues progressivement. Au début, en février, je n'étais pas terrorisé par la situation. J'avais passé une commande qui a été annulée - j'imagine qu'elle a été réquisitionnée -, et je me suis dit que l'État allait pallier la carence de nos fournisseurs et que nous avions de toute façon un stock. D'après les URPS et les ARS, la France disposait de millions et de millions de masques : nous n'avions donc pas à craindre de rupture. J'ai eu ces informations jusqu'à très tardivement. Au début du mois de mars, quand on a réellement commencé à alerter, en demandant la livraison de matériel, la communication était encore très floue. On nous répondait : « Oui, ça va arriver, vous allez être livré, etc . ».

Ce n'est pas l'information des professionnels qui a manqué, puisque nous ne connaissions pas encore cette maladie il y a six mois. Ce qui a été précieux, c'est d'organiser des espaces de dialogue, peu importe la forme qu'ils prenaient : avec les conseils de l'ordre, les URPS, les ARS, les caisses primaires d'assurance maladie ou entre professionnels. Il était précieux d'échanger nos expériences sur ce qui a marché et ce qui n'a pas marché, comment on faisait ailleurs...

Il est important de favoriser la communication horizontale et de ne pas imaginer que, d'un côté, des têtes pensantes organisent tout et, de l'autre, des « effecteurs » n'ont pas d'avis sur la question. Les différents niveaux doivent communiquent entre eux.

S'agissant des contacts que nous avions avec le 15, les opérateurs n'avaient pas plus d'informations que nous. Nous les alertions en cas de situations inquiétantes, quand nous souhaitions faire hospitaliser des patients. J'ai connu une semaine très difficile, pendant laquelle il n'y avait quasiment plus de places d'hospitalisation. Il a fallu garder à domicile des patients très « limites », alors que l'on souhaitait les hospitaliser. Pendant cette période, qui a été assez courte, nous nous sommes posé de nombreuses questions, par exemple celle des soins palliatifs. Face à des situations où des patients âgés « non réanimatoires » devaient décéder à domicile, comment les accompagner concrètement ? Ce sont des situations qu'il va falloir organiser pour la suite.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Quand vous êtes-vous posé cette question ?

M. Yohann Saynac. - Autour du 20 mars. Nous avions un groupe de travail sur les sorties d'hospitalisation.

Mme Vanessa Viomesnil. - S'agissant des dispositifs de formation médicale continue, en plus de ce que nous avions mis en place, les syndicats médicaux ou d'autres professions ont été très alertes et ont fait beaucoup de formations.

Faites-vous allusion aux tests PCR, monsieur le sénateur ?

M. Jean-François Rapin . - Oui.

Mme Vanessa Viomesnil. - Je rejoins les propos de mes collègues : les laboratoires sont saturés. Un problème n'a pas été évoqué, celui des contrats passés par les employeurs pour tester leurs salariés : ils contribuent à « noyer » les capacités de dépistage des laboratoires. C'est la situation que nous rencontrons dans le XVIII e arrondissement.

M. Damien Regnard . - Je veux vous faire part d'une anecdote personnelle. Mon fils de 25 ans devait fournir un test PCR pour se faire opérer aujourd'hui du ménisque dans un hôpital parisien. Nous sommes passés par la mairie, par les laboratoires, par les médecins ; il a fallu se battre pendant dix jours pour réussir à faire ce test...

Je vous remercie et vous témoigne mon respect pour votre engagement et votre travail. Le fameux Ségur de la santé avait à l'origine pour but de remettre à plat l'ensemble de notre système de santé. Vous êtes partie intégrante de ce dispositif de santé en tant que professionnels libéraux. Considérez-vous que le Ségur a permis cette remise à plat et qu'il a permis d'intégrer l'ensemble des opérateurs de santé - privés et publics -, ce qui est nécessaire pour faire face à une seconde vague ou à une autre pandémie ?

Le professeur Perronne a publié il y a quelques semaines un livre intitulé Y a-t-il une erreur qu'ils n'ont pas commise ? Que répondez-vous à cette question ?

À quel moment dans la chaîne de commandement ou, pour employer une expression anglaise, dans la supply chain, y a-t-il eu une rupture, une défaillance, qui vous a empêché de travailler normalement ?

M. Alain Milon , président . - Comme la commission d'enquête porte essentiellement sur la crise de la covid, je vous demanderai de répondre brièvement en ce qui concerne le Ségur de la santé.

M. Thomas Le Ba. - Sur le Ségur, les collègues hospitaliers jugeront des résultats de ce grand raout, mais il est tout de même dommage que celui-ci soit cantonné à un problème de rémunération à l'hôpital. Certes, cette question est tout à fait cruciale et nous devons recentrer l'hôpital sur ses fonctions les plus honorables, mais il faut circonscrire les périmètres d'action respectifs de l'hôpital et des professionnels de premier recours. Tant que l'on évitera ce débat, on ne modifiera pas au fond notre système de soins.

Quand le système de santé commencera-t-il à faire autre chose que du curatif ? Il faudrait se mettre à faire enfin du préventif !

Les CPTS peuvent servir à développer l'éducation thérapeutique. La médecine générale est une spécialité. Quand les infirmières libérales - je préfère le terme d'infirmières de soins primaires - seront-elles reconnues comme une spécialité à part entière ? Il est dommage que l'on sollicite aussi peu les professionnels que nous avons sur le terrain. Nous sommes certes bien occupés, mais il y a de nombreuses missions que nous n'effectuons pas.

M. Pascal Biltz. - En tant que médecin généraliste, je suis assez déçu du Ségur de la santé. Je n'ai jamais cru que l'on pourrait remettre à plat et refondre complètement le système de santé, en tirant des enseignements de ce qui s'est produit, en sept semaines. Mais après tout pourquoi pas ? On peut toujours rêver !

Il est fondamental de revaloriser les salaires des personnels hospitaliers, scandaleusement sous-payés. Je suis très content pour eux, mais je ne vois rien d'autre que cela pour l'instant. J'attendais beaucoup d'autres choses par rapport à ce qui avait été annoncé au départ.

Nous avons été extrêmement réactifs sur le terrain et agiles, nous avons mis en place des dispositifs avec les hôpitaux publics et des systèmes d'enseignement avec des webinaires. Bref, nous avons fait énormément sur le terrain, et nous avons montré que la ville et l'hôpital pouvaient travailler de manière extrêmement rapide et réactive ensemble, en étant des partenaires ayant chacun leur importance dans la prise en charge des patients. J'attendais que le Ségur de la santé institutionnalise ou pérennise un certain nombre de dispositifs qui ont été mis en oeuvre pendant le premier pic d'épidémie de la covid. Mais, pour l'instant, je ne vois rien venir.

M. Martin Lévrier . - Merci à toutes et à tous de vos témoignages passionnants qui montrent combien vous êtes impliqués sur le terrain.

Je reviens sur les masques, les petits matériels et le stock. Hier, aviez-vous des stocks, soit dans les CPTS, soit dans vos cabinets ? Aujourd'hui, quelle serait la logique la plus intéressante : constituer des stocks ou attendre que l'État distribue, dans sa grande mansuétude, des masques ?

Autre point qui me paraît très important dans cette crise : le très fort développement de la télémédecine. Est-ce un palliatif ou un outil d'avenir ? Dans le deuxième cas, comment l'insérer dans le lien médecine de ville-médecine d'hôpital ?

Vous avez évoqué les nombreuses analyses et constatations que vous aviez faites bien avant les annonces des spécialistes. Vous vous étiez, par exemple, rendu compte que les patients pouvaient perdre l'odorat ou le goût. À qui auriez-vous pu, ou dû, faire remonter ces informations ? Quel rôle a ou pourrait avoir le conseil de l'ordre dans ce genre de crise ?

Vous avez aussi parlé du lien de confiance qui s'était perdu avec les médecins. Qu'est-ce qui aurait permis d'éviter d'en arriver là ? Que faut-il faire aujourd'hui pour le retrouver ?

M. Yohann Saynac. - Dans ma CPTS, nous avons suffisamment de stock pour tenir pendant deux mois sans soutien. Mais se pose la question du lieu de stockage du matériel. On connaît les problèmes de foncier en région parisienne. C'est d'ailleurs une difficulté à laquelle je suis actuellement confronté : j'ai pu obtenir des surblouses, mais il faut bien les conserver quelque part.

La télémédecine nous a permis de gérer un certain nombre de situations dans un contexte où nous ne recevions plus de patients au cabinet : elle a donc été un outil précieux pendant cette crise. Néanmoins, il ne faut pas faire l'économie d'une réflexion sur les limites de l'outil. De fait, la télémédecine exclut les patients très âgés, ceux qui ne parlent pas bien français et les plus précaires. Si l'on devait l'utiliser davantage, il faudrait penser notamment à prévoir un accompagnement des personnes âgées en matière numérique.

On ne peut pas comparer une téléconsultation et une consultation physique : lors d'une consultation physique, on traite deux ou trois problèmes. Un patient vient par exemple nous voir pour une lecture de bilan et on diagnostique finalement un syndrome dépressif qui évolue depuis des mois. Ce serait beaucoup plus difficile en téléconsultation, où l'on résout plutôt un seul problème - on ne se lance pas dans une démarche holistique.

Mme Vanessa Viomesnil. - La téléconsultation a été un très bon outil pendant la crise. Simplement, il faut des garde-fous. On a assisté au développement de nombreuses plateformes qui ne proposent que de la téléconsultation. De mon point de vue, ce n'est pas une bonne idée. À un moment, nous devons voir les patients. Il faut donc bien encadrer la téléconsultation, qu'elle soit faite pour des patients dont nous sommes le médecin traitant et qu'elle ne dure pas ad vitam aeternam : elle pourrait être prise en charge intégralement si les patients ont été vus, par exemple, durant les trois ou six derniers mois.

Des collègues m'ont raconté que certains de leurs patients avaient eu recours des téléconsultations via des plateformes, mais que le médecin leur avait conseillé, au final, soit d'appeler SOS Médecins, soit de se rendre chez leur médecin traitant... Il faut vraiment connaître ses patients pour proposer des téléconsultations. Mais ce très bel outil nous a permis de protéger nos patients pendant la crise.

Sur le lien de confiance, il n'a pas été perdu pour tout le monde, mais nous devons avoir, peut-être au travers des médias, un discours travaillé avec les professionnels de santé pour inviter les personnes à revenir vers leur médecin traitant. Lorsqu'on a dit de but en blanc aux patients de retourner vers leur médecin traitant, cela a créé au sein des cabinets un afflux de malades qui n'étaient pas forcément triés comme pendant la crise. Certains de mes patients viennent de recevoir une invitation à faire le vaccin contre la grippe... Cela a été un motif de consultation pendant les deux dernières semaines, alors que ce n'est pourtant pas du tout la période ! Je ne sais pas si c'est dû à un bug informatique. Mais, en général, les patients sont contents de nous retrouver et les choses se passent plutôt bien.

Mme Sabrina Kadri. - Au début, nous avions un stock de masques, mais il n'était pas suffisant au vu de la crise. Il fallait que nous nous protégions, alors que nous n'avions pas, la plupart du temps, de masques FFP2 et que nous protégions aussi les patients, à qui il fallait fournir des masques. Une boîte de masques part très vite !

Aujourd'hui, si nous avons des masques, c'est grâce au circuit de dotation qui passe par les pharmacies, accessible aux médecins, aux infirmiers, mais aussi à d'autres paramédicaux, ce qui n'était pas le cas au départ.

Dans le circuit de distribution, la CPTS peut avoir un rôle intéressant. Quand nous avons reçu les 5 000 masques de la mairie, nous avions les coordonnées de certains acteurs de terrain et réciproquement. Ceux-ci pouvaient nous appeler quand ils étaient en détresse ; par exemple, nous sommes allés porter des masques aux centres médico-psychologiques (CMP) du secteur.

Au début, nous étions très inquiets pour les aides à domicile, qui n'avaient pas de protections, alors qu'elles devaient absolument rendre visite aux personnes âgées pour le portage de repas, l'aide aux courses, etc . Sinon, nous risquions une rupture totale du lien avec ces personnes. Nous avons pu, dans la mesure du possible, leur proposer notre aide pour la distribution de masques. Il est intéressant qu'une structure puisse centraliser la distribution.

La téléconsultation a été utile et les patients étaient très demandeurs. Je ne l'utilisais pas du tout avant, parce que je n'étais pas convaincue. Le suis-je davantage maintenant ? Cet outil a beaucoup de limites.

Pour les téléconsultations liées à la covid, je me suis plusieurs fois posé la question de la discordance entre la description du patient et l'examen clinique que j'aurais fait. Certains, par exemple, pensaient respirer correctement, alors que la prise de leur taux de saturation aurait montré une dégradation. Je me serais peut-être aperçu de leur état, si j'avais vu certains patients en présentiel.

En dehors de la covid, il faut vraiment des indications bien précises pour les rendez-vous en téléconsultation. Pour un patient que j'ai vu il y a trois jours et qui veut me parler de ses résultats d'analyse, cela ne me dérange pas. Mais nous sommes parfois l'un des rares contacts de certaines personnes. Je sais qu'il existe aussi des télécabines, dotées d'outils de diagnostic : cet autre système peut être intéressant, surtout en province.

La téléconsultation n'a pas d'intérêt pour un nouveau patient. Nous y avons eu exceptionnellement recours pour la covid, parce qu'il fallait bien prendre en charge les malades qui n'avaient plus accès à leur médecin habituel. Quand on reçoit une personne, on sent mieux les choses : en allant la chercher dans la salle d'attente, on voit déjà la manière dont elle se déplace et comment elle se comporte. Cette valeur ajoutée qu'est l'observation du patient depuis la salle d'attente jusqu'à son départ du cabinet fait partie de notre métier.

La téléconsultation peut servir, entre autres, pour tout ce que nous faisions avant par téléphone. Les médecins ont un travail très chronophage, quand les patients ont laissé de nombreux messages pendant la journée de consultation, par exemple pour avoir des renseignements sur des résultats d'analyses.

La téléconsultation, plus courte, plus concise, a sa place pour les patients que l'on connaît bien et qui ont été vus récemment.

Mme Laurence Cohen . - Merci pour toutes vos réponses.

J'aimerais avoir davantage d'éléments sur la complémentarité entre médecine de ville et médecine hospitalière. D'un côté, les services hospitaliers étaient saturés ; de l'autre, vous étiez laissés à la marge, alors même que votre bonne volonté, votre disponibilité et vos compétences auraient pu être mises à profit. Cette situation a entraîné une surcharge hospitalière et une fatigue - le mot est faible - des équipes.

Les conséquences ont été immédiates et perdurent : nous ne sommes pas arrivés au bout, par exemple, des renoncements aux soins. Dans le cadre des auditions menées sur les enjeux sanitaires liés à la lutte contre la crise, nous avons entendu des chirurgiens-dentistes : ils n'ont pas du tout pu intervenir, car ils ne disposaient d'aucune protection.

Comment pouvons-nous faire des propositions sur la base de votre expertise ? Un certain nombre d'ARS font un diagnostic qui reste assez éloigné du terrain et qui est davantage « administratif ».

Face au manque de matériels de protection et à la saturation de l'hôpital, la seule solution était le confinement. Mais en cas de seconde vague ou de reprise de l'épidémie, si l'on ne prend pas en compte votre expertise, nous allons encore connaître un certain nombre de problèmes. Comment essayer d'y remédier tout de suite ?

M. Biltz a indiqué que personne ne vous avait demandé un retour d'expérience. Mais sans état des lieux, on ne peut pas développer une politique différente ! Ne faut-il pas tirer le signal d'alarme pour le futur ?

Plusieurs d'entre vous ont évoqué la structuration avec les CPTS, les maisons de santé, les centres de santé... Madame Padoly, travaillez-vous dans le cadre d'une structure collective ou seule ? Quid des infirmières qui ne sont pas dans une maison de santé ?

Sur les tests, je suis très préoccupée par la saturation des laboratoires qui conduit à des temps d'intervention très longs. S'il y a des cas avérés dans des crèches, il faut tester de jeunes enfants : on m'a indiqué que des familles avaient dû faire deux fois le test PCR à leurs enfants de deux ou trois ans pour obtenir le résultat.

Mme Velyane Padoly, infirmière libérale en Seine-Saint-Denis. - Je travaille au sein d'une maison de santé : j'ai donc pu être le relais des médecins auprès de patients symptomatiques qui ne nécessitaient pas d'hospitalisation, mais qui avaient besoin d'une surveillance accrue. Je voyais ces patients 7 jours sur 7, car la personne avec laquelle je travaille ne souhaitait pas, en raison du manque de matériel, intervenir auprès des malades pour ne pas mettre sa vie et celle des membres de sa famille en danger.

Je faisais beaucoup de soutien psychologique, car de nombreux patients se sont sentis abandonnés par les services hospitaliers : alors qu'ils avaient des symptômes, ils avaient été renvoyés à leur domicile, car leur état de santé n'était pas assez inquiétant pour nécessiter une hospitalisation. Ces patients étaient perdus et avaient peur ; mon intervention a permis de les rassurer, ainsi que leurs familles.

Les patients qui avaient été recensés ont été répartis entre les cabinets libéraux. Les tournées étaient scindées : des infirmiers étaient dédiés aux patients covid, d'autres allaient voir les patients chroniques.

Mme Annie Guillemot . - Aviez-vous des protections ?

Mme Velyane Padoly. - La maison de santé nous a fourni des protections au début, ainsi que la ville de Pantin. Ensuite, nous sommes passés par les officines.

Mme Annie Guillemot . - Comment avez-vous vécu ces visites à domicile ?

Mme Velyane Padoly. - C'était difficile psychologiquement, car j'étais la seule à venir voir ces patients. Ceux-ci recevaient des appels quotidiens des différentes structures mises en place, mais le fait de voir une personne les a beaucoup rassurés.

Par exemple, un de mes patients était un père qui vivait seul avec sa fille adolescente, laquelle m'attendait avec impatience. Au début de la pathologie, celui-ci passait la moitié de la journée à dormir : elle s'inquiétait, mais elle n'osait pas entrer dans la chambre par crainte d'être contaminée. Si son père ne se levait pas pour prendre le plateau qu'elle avait déposé le matin, elle avait peur de ce qui pouvait s'être passé derrière la porte...

Mme Annie Guillemot . - Aviez-vous des surblouses ?

Mme Velyane Padoly. - En ce qui concerne le matériel, le début de crise a été difficile : j'ai dû me rendre dans dix officines avant d'en trouver une qui m'a donné une dizaine de masques. Après, les choses ont été plus simples.

Pour les surblouses, j'ai pu me fournir auprès de la CPTS. En début de crise, j'avais des surblouses faites en tissu wax. Des patients nous en ont aussi confectionné.

M. Pascal Biltz. - Que faut-il faire demain ? C'est une grande question. Je vous répondrai qu'il faut partir de ce qui a marché et le structurer. Ce qui a marché à Paris s'est fait à l'échelle des arrondissements, qui est la bonne maille. Les arrondissements qui ont des CPTS ont travaillé avec eux ; pour ceux qui n'en ont pas, comme dans le XIX e , nous avions des pseudo-CPTS. Il faut mettre autour de la table les professionnels de santé, l'équipe municipale et les établissements de santé - publics, privés d'intérêt collectif et privés - afin de voir comment mettre en place des dispositifs qui peuvent monter en puissance en fonction de l'ampleur de la vague épidémique.

Dans le XIX e , nous avons monté un centre covid à la Fondation Rothschild avec des espaces de consultation réservés aux patients suspectés d'être contaminés pour les habitants de l'arrondissement qui n'avaient pas de médecin généraliste -ils sont 45 000 sur 186 000, ce qui est important - ou dont le médecin généraliste n'était pas disponible, soit parce qu'il avait fermé son cabinet, soit parce qu'il était malade. Nous avons également mis en place un drive covid devant la Fondation Rothschild avec des laboratoires d'analyse de ville.

Il faut agir au niveau de la bonne maille, avec les acteurs qui ont su travailler ensemble de manière agile, efficace, tout en structurant un dispositif qui peut monter en puissance en fonction de ce qui se passe sur le terrain.

M. Thomas Le Ba. - La CPAM finance le dispositif Prado qui intervient en aval des sorties hospitalières et qui fonctionne très bien. Cela fait des années que nous demandons que ce dispositif soit articulé avec les professionnels concernés, mais nous attendons toujours la réponse... Pendant la crise, nous avons envoyé de nombreux mails d'interpellation. Nous avons demandé une expérimentation - le détachement d'un agent administratif qui aurait été inclus dans la ligne de régulation territoriale qui avait été mise en place. L'idée était de travailler ensemble. Là aussi, on attend toujours la réponse.

La situation est très compliquée, car chaque administration veut faire son petit bout de chemin. On m'a répondu que j'entrais dans une polémique. Mais ce n'est pas le cas : j'exprime un point de vue, on discute, je peux me tromper - cela m'arrive souvent. Il ne sert à rien de décréter qu'on fait des communautés, si on ne se réunit pas et qu'on ne parle pas tous ensemble ! Pendant combien de temps la CPAM va-t-elle continuer de payer avec l'argent public - en tant que professionnels, nous avons à coeur que cet argent soit bien utilisé - le dispositif des CPTS sans l'articuler avec les professionnels ? Nous risquons de créer des doublons.

M. Alain Milon , président . - C'est vrai !

M. Thomas Le Ba. - Demander une petite expérimentation pendant une crise, justement pour ne pas tomber dans ce piège, c'est déjà polémiquer...

M. Yohann Saynac. - Il est évident que la crise a révélé certaines failles de notre système de santé, mais nous avons aussi quelque peu dévié de notre mode de fonctionnement habituel. Normalement, le médecin généraliste est le gate keeper, la porte d'entrée dans le système de santé. Or, pendant cette crise, on a « shunté » complètement la ville : tout s'est polarisé sur les centres 15 et l'hôpital, de façon anarchique.

J'ai fait partie d'un groupe de travail sur les relations ville-hôpital autour de la question des sorties d'hospitalisation. Nous ne nous sommes pas disputés sur le fond du sujet, mais cela n'a pas marché dans les faits. Il faut essayer de comprendre pourquoi, en pratique, il est difficile de faire « prendre la mayonnaise ». Je ne suis pas certain que le problème du lien ville-hôpital sera réglé dans les prochains mois, mais il faut y travailler.

Comment mieux collaborer ? Si l'on devait faire face à une seconde vague, il faudrait axer la communication sur le parcours du patient qui doit être lisible. Même pour nous, les professionnels, cela n'a pas été le cas pendant très longtemps. Il faut dire au patient suspecté d'être infecté à qui s'adresser, dans quel délai, etc . Les professionnels doivent avoir les mêmes schémas en tête.

Enfin, il faut continuer d'accompagner les territoires. Je rejoins l'avis de mon collègue : dans notre territoire, la population est de 55 000 habitants, c'est une échelle humaine qui a bien fonctionné.

Pour rebondir sur les propos de Mme Padoly, il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas passés loin de la catastrophe. Si le confinement n'avait pas fonctionné et si nous n'avions pas constaté une diminution des cas, les équipes n'auraient plus été capables de continuer. Les personnels étaient épuisés, car tout le monde n'a pas travaillé pendant la crise, pour toute une série de raisons - des personnes étaient à risque, d'autres ont eu peur, etc . De grandes responsabilités ont reposé sur peu d'épaules. De nombreux professionnels ont vécu des situations semblables à celles qu'elle a évoquées.

L'intérêt d'associer les professionnels, c'est que cela permet de mieux les « embarquer » par la suite. Si l'on rédige des recommandations, sans se demander comment les appliquer concrètement, cela ne fonctionne pas. Associer les professionnels permet de reconnaître leur expertise. Ce simple geste permet de mieux faire accepter les décisions qui seront ensuite actées.

Mme Muriel Jourda . - L'un d'entre vous a évoqué une semaine pendant laquelle il a été difficile de faire hospitaliser des patients. Je voudrais recouper cette observation avec une question de Mme Deroche restée sans réponse : comment avez-vous pu prendre en charge les patients âgés, dont la situation s'aggravait à domicile ? Avez-vous pu les faire hospitaliser ?

M. Thomas Le Ba. - Il me semble qu'il n'y a pas eu de difficulté majeure à faire hospitaliser des patients âgés. Pour ce qui est du X e arrondissement, je ne peux pas vous donner d'informations sur ce qui s'est passé dans les Ehpad. Nous n'avons pas vraiment eu de communication avec eux. Nous avons proposé notre aide à l'un des Ehpad privés, mais il ne nous a pas sollicités. S'agissant des Ehpad communaux, c'est la ville qui gérait la situation.

M. Pascal Biltz. - Nous n'avons pas eu de difficulté à faire hospitaliser des patients âgés.

M. Alain Milon , président . - Nous en saurons plus demain, lorsque nous entendrons le colonel Allione, président de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France.

M. Yohann Saynac. - Je rejoins mes collègues : en pratique, je n'ai pas été confronté à des situations qui posaient problème. Mais la communication avec les Ehpad était effectivement assez faible. Il serait intéressant de comprendre pourquoi.

À titre personnel, je n'ai pas eu de cas de conscience, mais il est évident que les critères d'hospitalisation ont été réduits durant la semaine où il n'y avait plus de place disponible.

Mme Victoire Jasmin . - Vous êtes plusieurs à avoir dit qu'il n'y a pas eu beaucoup de relations entre la ville et l'hôpital. Or, depuis la loi HPST, il devrait en principe y avoir des échanges. Les relations entre les médecins hospitaliers et les médecins de ville devraient être resserrées, dans la mesure où les premiers doivent transmettre aux seconds les dossiers des patients pour assurer un suivi continu.

Par ailleurs, les infirmières en pratique avancée (IPA) pourraient-elles être, en cas de pandémie, des personnes ressources importantes dans la chaîne de soins ?

Enfin, je veux évoquer la démocratie sanitaire. Vous avez remercié les élus, en particulier les maires, qui se sont beaucoup impliqués. Mais aux côtés des ARS, il y a les membres de la conférence régionale de la santé et de l'autonomie. Si les ARS avaient fait appel à ces conférences régionales qui comprennent différents acteurs déjà clairement identifiés, que ce soit pour le social, le médico-social, la santé et le sanitaire, auriez-vous eu les soutiens nécessaires pour mieux appréhender cette pandémie ?

M. Thomas Le Ba. - Il faut pondérer les choses. Nous ne pouvons pas dire qu'on aurait pu tout faire : nous aurions pu faire certaines choses.

Entre la ville et l'hôpital, des liens existent. Les postes de médecins ville-hôpital sont des dispositifs extrêmement précieux : un médecin qui exerce à la fois dans une structure de ville et à l'hôpital est une passerelle formidable. Les financements de ces postes ne sont malheureusement pas toujours pérennes.

En dehors de l'hospitalo-centrisme, ce sont les relations avec les administrations de l'AP-HP qui ont été difficiles. Pour développer le projet Covisan dans le cadre du déconfinement, il a fallu quasiment un mois ! Les intervenants étaient multiples : la préfecture, le siège de l'AP-HP, les AP-HP locales, la CPAM, la CNAM, la mairie. Tout le monde se regardait en chien de faïence, en se demandant qui allait piloter le dispositif. Personne ne voulait s'en occuper et les choses ont fini par se faire, car la situation pressait.

En revanche, le travail sur le terrain a été admirable. Les rapports ville-hôpital existent, mais il est vrai qu'il faut dépasser des clivages et qu'il reste beaucoup à construire.

M. Pascal Biltz. - Madame la sénatrice, vous évoquez l'ARS, mais l'ARS d'Île-de-France a été complètement dépassée ! On avait en tout et pour tout, pour l'ensemble de Paris, un seul interlocuteur.

M. Alain Milon , président . - M. Rousseau va justement être entendu dans quelques minutes par la commission d'enquête.

M. Pascal Biltz. - Il a fait son travail aussi bien qu'il a pu, mais une personne seule ne peut pas gérer les demandes qui viennent d'une vingtaine d'arrondissements. C'est absolument impossible ! Si en plus la personne est à un échelon assez peu décisionnaire...

À chaque fois que l'on faisait une demande, on nous répondait : « je vais voir », « il faut que j'en parle »... Avec l'ARS, on est passé par des montagnes russes : c'était oui, non, peut-être, oui, puis finalement non, et puis peut-être, etc .

Les choses ont été très compliquées. Une grande partie des problèmes que nous avons eus sur le terrain vient de nos relations extrêmement difficiles avec l'ARS. Tant pis pour M. Rousseau qui sera entendu juste après !

M. Yohann Saynac. - Sur le lien ville-hôpital, le problème est culturel. De nombreuses années seront nécessaires pour apprendre à travailler ensemble, se faire confiance, se respecter. Mais nous avons - j'en suis sûr - un peu avancé pendant cette crise.

S'agissant des infirmières en pratique avancée, la crise soulève aussi la question des identités professionnelles et de la délégation de tâches. Les infirmières dites Asalee, qui font l'éducation thérapeutique des malades chroniques, ont appelé ces patients pendant la crise : c'est un exemple de bonne coopération entre le médecin traitant et l'infirmière de santé publique.

Les IPA pourraient avoir un rôle de coordination, toujours autour du patient, avec son cercle de soignants habituels et en coordination avec le médecin traitant ; sinon, cela ne fonctionne pas.

Un petit point sur la démocratie sanitaire : de nombreuses associations ont été créées pendant la crise pour distribuer des colis ou faire de la médiation en santé. Il serait intéressant de les associer dans nos gouvernances d'associations locales pour qu'elles puissent être également des relais, des leviers, sur lesquels s'appuyer, notamment pour faire passer l'information médicale.

Mme Angèle Préville . - La maladie avait déjà circulé dans d'autres pays et nous avions des informations. Avez-vous disposé rapidement d'une liste des symptômes ? Cela vous a-t-il permis d'identifier rapidement les personnes atteintes par ce virus ? Existe-t-il une instance officielle qui devrait statuer sur ce point ? À mon sens, c'est dès le mois de février que vous auriez dû être informés sur les symptômes possibles. Au cas où surviendraient d'autres maladies virales, peut-être plus graves, estimez-vous que la méthode actuelle a été efficace ? La propagation de la maladie est accélérée, si l'on n'arrive pas à détecter les malades...

Mme Sabrina Kadri. - Nous avons connu les symptômes au fur et à mesure de la pratique, notamment des médecins spécialistes - ORL, dermatologues... - que les médecins généralistes n'hésitaient pas à interroger. On est presque arrivé à un point où tout pouvait être lié à la covid-19, tant ce virus semblait pouvoir mimer d'autres maladies, voire en faire décompenser. Surtout, ce sont les échanges entre nous qui nous ont alertés, plusieurs semaines avant qu'on informe la population. Par exemple, on a cru un moment que les personnes les plus vulnérables étaient celles atteintes de certaines pathologies chroniques, ou les plus âgées, ce qui a fait que de nombreux jeunes ne se sont pas sentis concernés. Puis nous avons appris que la réanimation de l'hôpital d'à côté avait vu deux trentenaires décéder à la suite de problèmes d'embolie pulmonaire... Et nous avons réagi rapidement.

Nous avons aussi songé au cas des personnes confinées à domicile, très fatiguées, alitées : il fallait faire attention aux facteurs de risque, de thrombose par exemple. Nous avons donc créé un protocole pour renforcer la vigilance au-delà de la prescription classique alliant repos, paracétamol et hydratation.

En tous cas, il est capital que les informations soient centralisées.

Mme Angèle Préville . - Estimez-vous normal que les choses se soient passées comme cela ? La maladie avait déjà circulé en Chine, en Italie, quelques semaines avant chez nous : vous auriez pu avoir toutes ces informations à l'avance.

Mme Sabrina Kadri. - Certes. Je me suis rendu compte a posteriori que des patients que j'avais vus fin décembre avaient en fait contracté la covid-19. Certains m'ont rappelé pour me le dire.

M. Alain Milon , président . - Souvenons-nous que certains virologues français du sud de la France, et même des virologues allemands, disaient que c'était une grippette...

M. Pascal Biltz. - Nous sommes passés d'une absence totale d'informations à un maximum d'informations qui nous arrivaient de partout.

M. Alain Milon , président. - Et contradictoires !

M. Pascal Biltz. - Nous recevions douze courriels par jour d'instances différentes... Après des journées déjà bien occupées, il fallait en plus que le soir, si on en avait le courage, nous lisions douze courriels nous donnant de nouvelles informations sur la pathologie. Ce n'est pas possible de fonctionner ainsi. En Grande-Bretagne, le National Health Service (NHS) a donné très rapidement des consignes claires, précises, qui émanaient d'une seule autorité scientifique. Du coup, les médecins généralistes britanniques, eux, ont pu travailler beaucoup plus vite et avec des consignes claires.

M. Alain Milon , président . - Peut-être parce que M. Johnson a contracté la maladie ! Merci à tous.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition commune de M. Martin Hirsch, directeur général
de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) ;
Mme Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France
et M. Aurélien Rousseau, directeur
de l'Agence régionale de santé (ARS) d'Île-de-France

(mardi 15 juillet 2020)

M. Alain Milon , président . - La région Île-de-France a été très fortement touchée par l'épidémie, avec un temps de décalage par rapport à la région Grand Est, dont nous verrons s'il a pu être mis à profit. Nous nous interrogeons sur les outils d'alerte et de veille qui étaient en place au moment du déclenchement de la crise et la façon dont l'épidémie a été prise en charge par la suite. Qui a piloté la crise dans la région ? Tous les acteurs disponibles ont-ils été sollicités à hauteur de leurs capacités, qu'il s'agisse de la médecine de ville ou des cliniques privées ? Comment les Ehpad, qui accueillent des personnes vulnérables, ont-ils été pris en considération ? La réponse apportée en Île-de-France a-t-elle été adaptée en temps utile à la situation sur place ? Quels enseignements en avez-vous tirés pour le cas où une autre crise devrait survenir ? Sommes-nous mieux armés aujourd'hui ? Alors que la région compte une trentaine de foyers épidémiques, pourrons-nous les garder sous contrôle ?

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Vous êtes appelés à prêter serment. J'invite chacune et chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et dire : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Martin Hirsch, Mme Valérie Pécresse et M. Aurélien Rousseau prêtent serment.

Mme Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France. - Merci de me donner la parole en premier - honneur aux femmes ! Pourtant, l'ARS a sans doute été plus en première ligne que l'exécutif régional.

La situation de la région Île-de-France, durant cette crise, a été singulière, à la fois par l'ampleur de la crise sanitaire que nous avons connue et par les réponses, nécessairement pragmatiques, que nous avons dû y apporter. Très vite, l'État s'est trouvé dans l'obligation de gérer une situation de pénurie à de nombreux niveaux : stocks de masques, de gel hydro- alcoolique, de tests, de respirateurs, ou lits de réanimation. Nous avions aussi besoin de lits de soins de suite, nous avions besoin d'héberger les sans-abris... Bref, nous avions des besoins inédits dans tous les domaines.

La région a pris toute sa part dans la lutte contre la pandémie et a mis en place un plan massif pour soutenir l'ensemble du système de santé et aider ses acteurs. Dès que l'interdiction de commander a été levée pour les acteurs publics, nous nous sommes immédiatement impliqués dans la commande de masques grâce à l'aide des Franco-Chinois d'Île-de-France qui ont permis de sécuriser des filières d'approvisionnement, en production et en transport, dans un marché international très tendu. Nous avons ainsi distribué en Île-de-France près de 25 millions de masques pendant toute la crise, dont 10 millions ont été commandés avant le 30 mars : nous avons reçu nos premières livraisons avant la fin du mois, en huit jours !

Les masques ont été distribués en bonne intelligence avec l'ARS, en commençant, pour les premiers 2,5 millions de masques livrés, par les hôpitaux et les Ehpad. Nous en avons distribué aussi aux pharmacies directement pour les malades qui avaient des ordonnances, puis aux collectivités territoriales, notamment les mairies et les départements, par millions, pour que tous les agents au contact du public puissent en être équipés. Nous en avons donné, enfin, aux associations humanitaires, aux commerçants, aux TPE-PME, aux opérateurs de transports, à tous ceux qui assuraient au quotidien la vie de la région.

Ces distributions étaient rendues possibles grâce à un maillage de terrain assuré par nos élus régionaux et par les maires, avec lesquels nous travaillons quotidiennement. Dans cette gestion quotidienne de crise, nous avons travaillé en étroite collaboration avec l'ARS, la préfecture de région, mais aussi l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) avec qui nous étions en contact régulier et à laquelle il faut reconnaître la volonté réelle d'informer et d'agir tout au long de la crise malgré quelques dysfonctionnements, sur lesquels je vais revenir et qui impliqueront que nous tirions des leçons pour la suite.

Nous assumons, à la région, d'avoir pu faire bouger certaines lignes, par exemple lorsque nous avons distribué 3,6 millions de masques aux 3 600 pharmacies franciliennes à raison de 1 000 par pharmacie afin que les Franciliens à risques de santé puissent se faire donner gratuitement des masques par ordonnance. Alors que la doctrine des autorités de santé a été lente à évoluer et malgré les tergiversations de l'Ordre national des pharmaciens, l'ARS a été facilitatrice et nous a aidés à déployer ces masques en pharmacie.

Si nous avons réussi à unir nos forces et à surmonter la crise, cela a davantage tenu à des liens personnels que nous avions su nouer depuis plusieurs années qu'à une réelle association de l'échelon régional au plan institutionnel. L'échelon régional n'était pas inclus dans le processus d'élaboration et de prise de décision durant les premières semaines de crise, en tous cas du point de vue institutionnel.

La région a plaidé sans cesse pour la régionalisation du traitement de la crise, compte tenu du fait que l'Île-de-France, comme le Grand Est, les Hauts-de-France ou la Bourgogne-Franche-Comté, était beaucoup plus impactée que d'autres régions et aussi du fait que nous nous étions donné des moyens nouveaux pour agir. Ce n'est qu'à l'approche du déconfinement que le Premier ministre nous a finalement donné gain de cause, en validant totalement notre stratégie de relance des transports - masque obligatoire, attestation d'employeur et filtrage - qui a permis le déconfinement dans de bonnes conditions dans des transports en commun qui devaient convoyer un million de personnes en pleine pandémie. Mais cette régionalisation n'est intervenue qu'à la fin de l'épisode et on a eu le sentiment que l'État y résistait à chaque étape.

Quelle a été la mobilisation de la région et de ses services ? Nous sommes sortis de notre zone de confort et nous nous sommes transformés en véritable plateforme logistique, en nous appuyant sur des agents volontaires pour distribuer aux élus locaux et à tous les partenaires qui en avaient besoin, associatifs ou entreprises, des masques, 14 000 litres de gel hydro-alcoolique, 380 000 blouses, des gants, des tests sérologiques, dont 70 000 ont déjà été distribués aux collectivités pour le personnel soignant. La création par la région d'une centrale d'achat a permis à 8 000 partenaires publics et privés de se fournir en masques et autres produits de protection.

Nous avons créé des boucles WhatsApp de maires qui ont réuni plus de 500 participants et permettaient de s'informer régulièrement et d'interagir en direct avec les élus locaux sur leurs besoins d'action régionale. Je tiens à souligner que cela a été fait dans un esprit totalement républicain, puisque tous les maires ont été nos partenaires, quelle que soit leur couleur ou leur étiquette politique, dans une période compliquée, avec des maires élus, des maires anciennement élus...

Nous sommes venus en soutien des personnels soignants. Nous avons fourni près de 8 millions de masques aux professionnels de santé, si on compte les pharmacies. Nous avons donné une aide individuelle régionale exceptionnelle à compter du 12 mars pour les étudiants en soins infirmiers et les aides-soignants volontaires, aux côtés des équipes médicales, pour accueillir le flux des malades. C'est une idée qui revient à Martin Hirsch et à Aurélien Rousseau qui ont voulu faire revenir les étudiants en soins infirmiers à l'hôpital pour accroître encore les effectifs. Nous avons demandé à Muriel Pénicaud, ministre du travail, de pouvoir les rémunérer. Cela n'a pas été sans peine, mais nous avons réussi à attribuer 18 000 aides à 15 000 étudiants infirmiers et 3 000 aides-soignants en formation pour un montant de 42 millions d'euros et un reste à charge pour la région d'au moins 5 millions d'euros.

Dès le 18 mars, nous avons mis à disposition les 9 200 lits d'internat des lycées franciliens pour permettre au personnel soignant d'être logé à proximité de son lieu de travail. Nous avons créé un fonds d'équipement d'urgence de 10 millions d'euros destiné à accompagner les professionnels de santé de tous types pour faire face à leurs dépenses exceptionnelles. Ce fonds a été élargi à toutes les professions de santé conventionnées avec l'assurance maladie, y compris les pharmaciens, les dentistes et les kinésithérapeutes.

Nous avons mis nos personnels du centre régional anti-sida à disposition de l'ARS. Nous avons mis vingt voitures de la région à la disposition de l'AP-HP et réservé 22 lignes de bus pour les soignants. Nous avons renforcé huit lignes de transport à la demande vers les hôpitaux de grande couronne. Nous avons offert 800 séjours de répit dans les centres de loisirs à nos soignants. Nous avons soutenu financièrement le développement de la plateforme Covidom lancée par l'AP-HP qui a été gratuitement mise à la disposition des médecins et des établissements de santé franciliens pour assurer le suivi des patients à domicile. Nous avons soutenu la plateforme de l'association Soins aux professionnels de santé, qui veillait au bien-être des personnels soignants, notamment à leur bien-être psychique, et permettait gratuitement à tout professionnel de santé d'échanger au téléphone avec des interlocuteurs formés qui apportent un soutien immédiat et luttent contre des situations de stress aggravé.

Nous avons monté une conciergerie solidaire pour répondre aux besoins urgents des internes en médecine franciliens qui étaient parfois dans des situations assez complexes en ce qui concerne le logement ou le transport.

Pour faciliter l'accès aux différentes mesures prises par la région, nous avons mis en place un numéro d'appel régional unique le 19 mars qui avait pour mission de rediriger tous les appels vers les quatre cellules d'urgence concernant la santé, les acteurs économiques, les acteurs associatifs et la culture. Les cellules étaient aussi joignables par courriel. Au total, nous avons répondu à 40 000 appels et courriels durant la crise.

Pour protéger la population, nous avons distribué des masques aux usagers des transports en commun dans les gares ; ces distributions étaient assurées par les élus régionaux, en lien avec les maires et les équipes municipales, pour initier au port du masque. Nous avons d'ailleurs très tôt demandé que le port du masque soit obligatoire dans les transports. Ces distributions gratuites ont permis de lancer le mouvement, alors que les masques n'étaient pas encore disponibles dans le commerce. Elles ont été complétées par l'achat de masques en tissu par Île-de-France Mobilités, que je préside, pour chaque abonné au Pass Navigo et par des distributions de masques sur les marchés, notamment en direction des personnes âgées.

Nous avons aussi cherché à mettre à l'abri les plus démunis et les sans domicile fixe dans les locaux de la région, au sein du Creps, des internats des lycées ou des centres de loisirs. Cette action a permis de réduire le risque de propagation du virus. Nous avons organisé des distributions alimentaires et acheté les surplus agricoles à nos agriculteurs afin de lutter contre la précarité croissante de nombreuses familles et des étudiants qui n'avaient plus de ressources. Au total, 44 distributions ont eu lieu dans 44 villes, 50 000 personnes ont été servies et 80 tonnes de denrées ont été distribuées. Nous avons aussi assuré la continuité pédagogique pour les lycéens, en faisant monter en puissance notre environnement numérique de travail - sa fréquentation quotidienne a été multipliée par dix. Nous avions déjà distribué gratuitement, en septembre 2019, 200 000 tablettes et ordinateurs à 50 % des lycéens, les autres privilégiant le papier. Nous avons traité les demandes ultérieures qui nous ont été adressées par les établissements pour résoudre la fracture numérique et nous avons distribué pendant le confinement près de 4 000 ordinateurs et tablettes supplémentaires, sur demande, aux familles.

Enfin, nous avons oeuvré pour maintenir un service de transport sur toutes les lignes pour qu'aucune ligne ne ferme. Cela n'a pas été facile, car, faute de personnel, les opérateurs avaient envie d'en fermer certaines. Nous nous sommes battus pour qu'elles ne ferment pas et qu'un service public de transport reste accessible à tous. Ainsi, même au plus fort de la crise, 500 000 voyageurs circulaient quotidiennement dans les transports franciliens, soit 10 % du nombre habituel.

Je tire trois enseignements de la crise. Premier enseignement : lorsque l'État a voulu faire tout, tout seul, cela n'a pas marché. Par exemple, le régime de réquisition initialement en place pour les masques, a déstabilisé l'approvisionnement et a retardé l'action des régions. Pourtant, la proximité de la région avec les acteurs de terrain, notamment les entreprises franco-chinoises installées en Île-de-France, lui a permis d'être plus agile et au plus près des besoins. L'État a tardé avant de comprendre combien cette aide pouvait être utile et d'accepter de se reposer sur les capacités d'intervention régionales, comme il l'a fait par la suite avec la distribution des masques dans les gares qui nous a été entièrement sous-traitée. Nos distributions gratuites ont rendu acceptable pour les voyageurs le port obligatoire du masque, malgré le coût que cela a représenté. Je tiens toutefois à remercier le préfet de région et le directeur de l'ARS, parce que, au-delà d'un seuil de commandes de cinq millions de masques, l'État pouvait tout réquisitionner. Or nous en avons commandé et distribué plus de 25 millions. L'État n'a pas réquisitionné les 20 millions supplémentaires, car nous avions su travailler en bonne intelligence, établir ensemble la liste des publics prioritaires et donner à l'ARS les premiers 2,5 millions de masques qui nous ont été livrés et qui ont été envoyés aux hôpitaux, aux Ehpad et aux personnels soignants.

Deuxième enseignement, l'uniformité dans la gestion de la crise sanitaire n'était pas adaptée. Certaines régions, comme l'Île-de-France ou le Grand Est, ont été touchées beaucoup plus sévèrement que les autres.

Là encore, la doctrine sur les masques est révélatrice : l'uniformité a conduit le Gouvernement à n'autoriser en Île-de-France aucune distribution de masques ni aux opérateurs de transport, ni aux forces de l'ordre, ni aux personnels pénitentiaires qui étaient pourtant en première ligne, faute de pouvoir garantir la même distribution sur tout le territoire. Cela a placé la région dans une situation très délicate, humainement et politiquement : nous avions les masques et les agents de l'État venaient nous les demander. Nous avons même fourni des masques à la direction régionale des finances publiques. Il aura fallu finalement trois décès à cause de la covid-19 parmi les agents des sociétés de transport, dont l'origine n'est pas connue et n'est peut-être pas liée à leur activité professionnelle, mais qui ont suscité un profond émoi au sein de ces entreprises, avec le risque d'un droit de retrait massif et d'une paralysie des transports, pour que le Gouvernement nous écoute enfin et autorise les opérateurs à doter leurs agents de masques que nous avons d'ailleurs en partie fournis, parce que certains des opérateurs, notamment les lignes de bus privées, n'en avaient pas. Il fallait aussi penser à tous les sous-traitants, aux agents d'entretien et aux agents de sécurité qui devaient eux aussi être équipés. La région a donc fourni les masques nécessaires. J'ai plaidé durant toute la crise pour la différenciation régionale qui, finalement, n'a été décidée qu'au moment du déconfinement. Pour l'avenir, cette régionalisation, cette territorialisation, permettrait de maîtriser beaucoup plus efficacement l'épidémie et de limiter les dommages économiques.

Troisième enseignement, l'excès de bureaucratie et l'inadaptation de la norme au temps d'urgence ont constitué un frein, alors que la réalité de terrain rendait nécessaire plus de réactivité. La région a fait preuve d'agilité, développant largement le télétravail, alors que beaucoup d'administrations de l'État n'étaient pas en mesure de le faire, ce qui nous a d'ailleurs bloqué dans certaines démarches, y compris dans les mandatements. Nous avons aussi accéléré nos procédures de commandes et créé une plateforme d'achats, alors que l'État semblait prisonnier de rigidités.

La région n'a jamais été associée à la stratégie des tests. Nous avions pourtant proposé à l'ARS de fournir des tests PCR que nous avions sécurisés, en lien avec le laboratoire Biomérieux, et de participer au dispositif Covisan - le comité du tourisme avait réservé près de 7 000 chambres d'hôtel. Après une première réunion très constructive organisée par l'ARS et la préfecture de région, l'État a choisi - je ne sais pas à quel niveau - de ne pas associer les régions à Covisan. De même, l'État a tardé à définir une doctrine claire sur l'homologation des tests sérologiques, leur mode d'emploi, leur diffusion, alors même que la région avait pris la précaution, pour ne pas perdre de temps, de commander des tests à l'étranger, déjà homologués dans de grands pays, avant de commander des tests à des entreprises françaises, une fois la validation obtenue. Or l'arrêté du ministère de la santé que nous attendions depuis des semaines autorisant les professionnels de santé à effectuer des tests sérologiques vient juste de paraître. Pendant tout ce temps, les collectivités devaient trouver un laboratoire pour réaliser ces tests sérologiques, ce qui a été source de blocage. Pourtant, les tests sérologiques sont semblables à ceux que l'on utilise pour dépister le VIH. Il a aussi fallu attendre plusieurs semaines pour obtenir l'autorisation d'utiliser les crédits du Pacte régional pour l'investissement dans les compétences pour revaloriser les rémunérations des étudiants en soins infirmiers et des aides-soignants qui se sont portés volontaires pour apporter un renfort aux hôpitaux.

Tout cela plaide donc pour un nouvel acte de décentralisation et une plus grande implication de l'échelon régional dans la santé. C'est un enjeu d'efficacité, et non politique, pour que le système de santé soit plus en adéquation avec les besoins des territoires. Il devient indispensable de revoir la gouvernance des ARS et d'en confier la présidence aux présidents de région, afin d'assurer la cohérence avec les autres politiques régionales. La formation des professionnels de santé est déjà une compétence régionale, comme l'aménagement du territoire ou la politique de recherche. La région Île-de-France qui est déjà fortement impliquée dans la lutte contre les déserts médicaux, la télémédecine ou dans diverses expérimentations, comme celle des équipes d'infirmiers en première ligne, y est prête.

M. Aurélien Rousseau, directeur de l'ARS d'Île-de-France. - Je vous remercie de l'occasion qui nous est donnée de présenter, avec le maximum de transparence et, j'espère, le maximum de lucidité, l'action qui a été la nôtre. Avant de commencer, permettez-moi d'avoir une pensée pour toutes les victimes de cette épidémie ; je voudrais aussi rendre hommage aux équipes de l'agence et aux 90 agents qui ont été touchés par la covid-19. Je pense en particulier à Pierre Housieaux qui avait, dès les premiers jours, participé à la cellule de crise et qui est décédé le 29 mars. Je pense aussi à la centaine de personnes venues en renfort des administrations de l'État, du conseil régional d'Île-de-France, de la Ville de Paris, des armées, de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris, mais aussi d'acteurs privés.

Cette crise a été longue. Les commentateurs ont parfois tendance à compresser le temps et à oublier certaines étapes, qui ont pourtant été longues et cruciales. Certaines des certitudes d'aujourd'hui ont été, pendant très longtemps, des incertitudes. Attention à ne pas projeter des acquis récents sur une période, où tout le monde avançait à tâtons.

Une chose est de savoir si toutes les éventualités avaient été prévues ou si toutes les situations avaient été planifiées - c'est le rôle de votre commission d'enquête -, une autre est de savoir si nous avons su nous adapter et faire face à l'imprévu, en nous transformant, en sortant des sentiers battus.

Cette crise dure depuis bientôt six mois. À la mi-janvier, nous avons été alertés sur l'existence d'un nouveau coronavirus. Le 20 janvier, j'ai indiqué à mes équipes que nous allions devoir nous préparer à une alerte sanitaire ; le 22 janvier, avec l'accord du préfet de région, j'ai présenté devant le comité de l'administration régionale les données que nous avions sur cette épidémie, sa contagiosité, ses modes de transmission, sa létalité, mais à cette date, nous ne savions pas grand-chose. Le 24 janvier, les deux premiers patients ont été pris en charge à l'hôpital Bichat.

Dès le 23 janvier, nous avons commencé à définir, avec l'AP-HP, une stratégie globale de montée en charge du système de santé, en associant les patrons des services d'infectiologie et de virologie et des services les plus concernés par l'épidémie. L'AP-HP représente la moitié des lits d'hospitalisation publique en Île-de-France.

Le 26 janvier à 4 heures et demi du matin, nous avons mis en place le premier accueil médicalisé aux aéroports pour les avions en provenance de Chine et, le même jour, j'ai décidé de mobiliser l'intégralité des médecins de l'agence sur cette épidémie.

Au cours du mois de février, le dispositif est monté en puissance. Le 12 février, nous avons déclenché le premier niveau du plan d'organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles (Orsan). On a pris les premiers contacts, notamment avec l'Association des maires d'Île-de-France, pour diffuser de l'information au cours de la semaine du 20 février. Le 5 mars, le premier centre covid+ pour personnes précaires a été ouvert. Le 12 mars, j'ai demandé aux établissements de déprogrammer l'intégralité des activités de chirurgie, mais aussi de médecine. Le 28 mars, alors que la vague commençait à monter fortement, j'ai demandé aux acteurs privés de monter 1 000 lits de réanimation complémentaires. Le 27 mars, j'ai demandé l'engagement d'évacuations sanitaires - 285 patients franciliens seront ainsi évacués. Nous avons atteint le pic de l'épidémie le 8 avril avec 333 patients admis en réanimation. Début avril, nous avons lancé une campagne de tests de l'intégralité des résidents et des personnels en Ehpad.

Les équipes travaillent encore sur la trentaine de clusters actifs dans la région. Nous poursuivons notre stratégie de dépistage renforcé. Nous avons ainsi mené plus d'une centaine d'opérations d'installation de barnums dans les villes, où le virus a beaucoup circulé, avec l'obsession de ne pas avoir d'angle mort. Avec l'assurance maladie, nous avons envoyé plus de 1,4 million de bons pour se faire tester. Nous continuons à développer les tests dans les aéroports. Nous nous assurons que les établissements sanitaires et médico-sociaux soient prêts à faire face à une nouvelle résurgence de l'épidémie. Pour cela, nous procédons à des retours d'expérience avec tous nos partenaires afin de pouvoir nous adapter et nous améliorer dans les semaines et mois à venir.

Les équipes se préparent à une possible nouvelle vague et à l'apparition de clusters critiques qui constitueraient le point de départ de ces nouvelles vagues.

L'ARS d'Île-de-France compte un peu moins de 1 100 agents, dont la moitié dans les délégations départementales de l'agence. Malgré le confinement, 400 personnes ont continué à travailler en présentiel. La gestion de crise ne constitue pas une nouveauté pour les ARS, qui sont d'ailleurs nées, en partie, du constat de l'échec du pilotage de certaines crises antérieures, comme celle du SRAS. Plus récemment, elles ont dû intervenir pour assurer le suivi et la gestion des impacts sanitaires des manifestations des gilets jaunes ou les conséquences sanitaires de l'incendie de Notre-Dame de Paris. Nos procédures étaient donc éprouvées au début de la crise et les acteurs se connaissaient. Notre dispositif de gestion de crise existait, mais la crise a été marquée par son amplitude, la complexité des questions auxquelles nous étions confrontés et le caractère inédit de certaines d'entre elles, comme la pénurie simultanée d'équipements de protection et de médicaments critiques partout dans le monde. Ces éléments ont mis à l'épreuve la robustesse de notre dispositif, mais nous possédions déjà d'une culture de gestion de crise.

Notre mode d'intervention a été conçu dès le départ comme très différencié. L'ARS, selon les textes, exerce la tutelle du système de santé : selon les sujets, nous avons tantôt exercé une mission de pilotage, de régulation, de coordination, de soutien pour assurer la transparence de l'information, ou de relais pour assurer l'adaptation de certaines normes aux situations locales. Nous avons, dans tous les cas, constamment échangé avec les acteurs.

J'en viens à nos missions. La première est la veille sanitaire que nous assurons déjà régulièrement sur la tuberculose, la méningite ou la rougeole. Dans ce cadre, nous cherchons à tracer, identifier, isoler les personnes atteintes et à circonscrire les clusters. Nous avons ainsi pris en charge les premiers clusters dans le Val-d'Oise. À la fin du mois de février, on comptait plus de 300 nouveaux cas chaque jour. L'enjeu pour nous était alors de ralentir la progression du virus pour gagner du temps et préparer le système de santé. Nous n'avions aucun doute que la phase 3 de l'épidémie allait arriver. Nous avons simultanément dû assurer la montée en puissance du système de santé, notamment des capacités de réanimation, en appui, mais aussi en orientation. Notre stratégie consistait à développer nos capacités de réanimation à partir des plateaux de soins critiques existants, en les mettant à niveau. J'ai aussi décidé de mobiliser, dès le départ, la totalité des capacités d'hospitalisation de l'Île-de-France, y compris privées. Grâce à cela, l'âge moyen des patients en réanimation est resté stable durant la crise - 61 ans -, comme en 2018 ou 2019. Les critères de prise en charge des patients n'ont pas changé.

Notre troisième mission est de protéger les plus fragiles et de projeter du soin pour les personnes âgées dépendantes grâce à nos fonctions de tutelles simultanées du système de santé et du système médico-social, même si nous partageons cette responsabilité avec les conseils départementaux. En nous appuyant sur les établissements de santé ou les professionnels libéraux, nous avons pu projeter du soin dans les Ehpad pour ne pas laisser les résidents isolés sans réponse. Notre mission est aussi de mettre à l'abri les publics précaires et d'aller vers eux. Avec le préfet de région, nous avons conduit une action déterminée pour protéger ces publics et inventer de nouveaux dispositifs. Depuis le 11 mai, nous systématisons le triptyque « tester, tracer, isoler » pour essayer de détecter les cas, en allant vers ceux qui sont le plus éloignés de l'accès aux soins.

La mise en oeuvre de notre politique était guidée par quelques grands principes. Il fallait d'abord assurer la complémentarité entre tous les acteurs. Dès le 25 janvier, nous avons demandé aux services de soins de suite et de réadaptation de libérer des lits pour accueillir des malades qui étaient hospitalisés dans les services de l'hôpital Bichat. Nous avions chaque jour une conférence téléphonique avec les directeurs d'établissement et les médecins directeurs médicaux de crise des établissements, qu'ils soient publics ou privés, relevant ou non de l'AP-HP, pour partager l'information et répartir les tâches. Nous sommes parvenus à partager les informations et la stratégie : 40 % des lits de réanimation de la région ont été tenus par l'AP-HP, 30 % par le secteur public hors AP-HP, 17 % par le secteur privé, 11 % par le secteur privé non lucratif et 3 % par le service de santé des armées.

Nous voulions aussi associer le sanitaire, le médico-social et les professionnels de ville : au total, 264 centres covid+ ont été installés dans la région.

Nous avons aussi bénéficié de l'expérience des autres régions, car l'Île-de-France a été touchée plus tardivement, et nous avons utilisé ces semaines pour analyser ce qui se passait dans le Grand Est ou en Italie par le biais des réanimateurs qui étaient en lien permanent avec leurs collègues italiens.

Il ne s'agissait pas que d'une crise hospitalière ; elle rendait nécessaire la mobilisation des professionnels de ville. Le 15 avait pour fonction d'orienter les malades avec comme objectif d'éviter que les salles d'attente des médecins ne deviennent des lieux de contamination. Un autre sujet était évidemment le manque d'équipements de protection individuelle qui a retardé la mobilisation des libéraux : dès le 10 mars, nous avons instauré une conférence téléphonique quotidienne avec les représentants de l'Union régionale des professionnels de santé libéraux et l'ordre des médecins, mais on se heurtait toujours à la question de ces équipements de protection individuelle.

L'ARS ne se concevait pas comme un acteur exclusif, mais a travaillé en lien quotidien avec le préfet de région et le préfet de police, avec les collectivités - nous échangions tous les jours avec Mme Valérie Pécresse, Mme Anne Hidalgo ou les présidents de conseils départementaux. Je n'ai pas hésité à demander l'appui des collectivités, quand c'était nécessaire : le Centre régional d'information et de prévention du sida et pour la santé des jeunes d'Île-de-France (Crips) nous a ainsi aidés à constituer des équipes mobiles pour aller vers les publics précaires.

Nous avons été amenés à sortir très régulièrement de nos compétences, par exemple le 17 mars pour créer une application Renforts-Covid qui avait pour objectif de mettre en correspondance les volontaires et les établissements : 30 000 personnes se sont inscrites et la plateforme a permis l'affectation de 16 000 volontaires dans les établissements de santé ou médico-sociaux et de 3 000 renforts dans les Ehpad. Nous n'avions évidemment aucune compétence pour faire cela ; une startup nous a aidés à créer l'application gratuitement.

Nous avons aussi lancé la plateforme MaPUI pour avoir connaissance, en temps réel, des stocks de molécules critiques et de médicaments dans tous les établissements publics et privés. Grâce à cette application, l'hôpital privé d'Antony a, pendant quelques jours, envoyé son curare au centre hospitalier de Pontoise. Le dispositif a ensuite été généralisé au niveau national.

Nous avons dû adapter en permanence l'organisation de l'agence, qui, comme la région Île-de-France, s'est transformée aussi en plateforme logistique avec un appui majeur des armées : nous avons constitué, à partir de dons, un stock tampon de masques et nous avons distribué plus de 9,5 millions de masques, notamment aux établissements médico-sociaux. Nous avons dû construire une cellule funéraire pour prendre en charge les corps. De même, 150 agents travaillent sur le tracing.

Il a aussi fallu différencier nos interventions selon les départements : chaque département a eu son approche pour venir en soutien des Ehpad, en fonction de la réalité locale, de l'engagement des professionnels libéraux, etc . J'avais fixé à mes équipes une obligation de résultat et non une obligation de moyens ou de méthode.

Nous avons dû apprendre à communiquer et à donner les informations sur ce que l'on savait et sur ce qu'on ne le savait pas. Nous avons été amenés à nous adapter sans cesse en fonction des données disponibles - je pense en particulier à nos efforts pour comprendre la surmortalité en Seine-Saint-Denis. Cette crise aura été pionnière en la matière.

Pour conclure, je vous livrerai quelques convictions. Le fait de disposer d'une compétence large sur différents acteurs a été un atout. Nous n'aurions pas pu activer 29 filières gériatriques, mettre en place une plateforme téléphonique fonctionnant en permanence, envoyer 3 000 personnes en renfort dans les Ehpad, si nous n'avions pas eu des compétences dans la santé, le médico-social, la médecine de ville et la prévention. Dire cela ne rime pas avec l'expression d'un égoïsme institutionnel ou la défense d'un pré carré, car cette crise montre l'impérieuse nécessité de ne pas s'enfermer dans des jeux de rôles ou dans des postures. Pendant des semaines, nous avons fait le point chaque jour sur la crise avec le préfet de police et le préfet de région. Nous nous répartissions les rôles. Sans cela, nous n'aurions pas pu faire face. Nos concitoyens n'auraient pas accepté que l'État, au sens large, ne parle pas d'une seule voix.

Nous devons aussi être capables de différencier nos politiques de santé selon les territoires et d'impliquer les collectivités territoriales dans ce travail sur le diagnostic : tous les territoires n'ont pas les mêmes besoins et nos outils de différenciation sont encore trop frustes. Toutefois, si nous n'avions pas eu une approche régionale très ferme, par exemple sur la régulation des lits de réanimation, les inégalités d'un département à l'autre auraient été encore plus fortes. Les pistes pour parvenir à cette meilleure différenciation sont nombreuses ; Valérie Pécresse en a évoqué certaines. En tout cas, nous n'avancerons sur les chantiers principaux qu'en cultivant cette dynamique collective.

Cette crise a aussi révélé les inégalités en matière de santé. Nous devons donc nous atteler à renforcer nos politiques de prévention et de santé publique. Réduire les écarts de mortalité entre les départements constitue, pour moi, un chantier majeur.

Enfin, la crise nous a contraints, avec une intensité inédite, à manier l'incertitude. Pour une administration, il n'est jamais facile de reconnaître ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas. Derrière l'affirmation, en apparence simple, qu'il faut faire preuve de transparence, force est de constater que cet effort ne suffit pas à lever la suspicion d'une partie de la population. Nos concitoyens ne comprennent pas toujours que des questions restent sans réponse. Le chantier est immense pour apprivoiser cette culture de l'incertitude et savoir nous adapter en temps réel aux données dont nous disposons.

M. Martin Hirsch, directeur général de l'AP-HP. - L'une des particularités de la crise a été le temps particulièrement long qu'il a fallu aux experts pour converger vers une analyse commune de la crise. Ce n'est que le 12 ou 13 mars qu'ils considèrent que l'on risque d'avoir 100 000 patients en réanimation si l'on ne fait rien. Au début, les experts considéraient qu'il fallait plutôt cerner le virus, isoler les clusters, mais ils n'envisageaient pas à quel point la crise allait mettre notre système de soins sous tension. La prise de conscience a été très lente. Le 29 février, Aurélien Rousseau, moi-même et d'autres responsables avons réuni les experts pour leur demander, s'il ne fallait pas changer de doctrine et se préparer à un autre scénario.

Le 1 er mars, nous avons décidé de mettre en place un système commun entre l'hôpital et la ville pour pouvoir suivre des patients n'ayant pas besoin d'être hospitalisés à domicile avec leur médecin traitant en lien avec des médecins hospitaliers - c'est l'application Covidom qui bénéficiera à 70 000 patients. Pour mémoire, à l'AP-HP, nous avons accueilli 15 000 patients en réanimation et, dans l'ensemble des hôpitaux d'Île-de-France, le chiffre doit avoisiner les 30 000 patients. Un médecin généraliste sur deux a participé à ce dispositif qui constitue une innovation majeure, susceptible de changer considérablement les modalités de suivi des patients entre la médecine de ville et l'hôpital. En tout cas, elle a tout changé dans la crise. Une enquête a été faite sur 10 000 patients suivis sur Covidom : 40 % d'entre eux répondent que, sans l'application, ils seraient allés aux urgences.

On peut parler des masques, des blouses, des surblouses, des gants, des respirateurs, mais le problème majeur a été celui du personnel. Je reconnais que l'AP-HP est entrée dans cette crise dans les pires conditions, avec un manque d'infirmières, de personnels paramédicaux, de manipulateurs radio, etc . Ces difficultés s'aggravaient depuis dix-huit mois, si bien que des lits de soins critiques étaient fermés faute de personnel. La question avait été soulevée depuis un certain temps, mais elle était sans réponse à ce stade.

Nous avons donc dû bousculer toutes les organisations de travail : moins de congés, moins de repos, des journées plus longues, des journées qui s'enchaînaient, etc . Permettez-moi à cet égard de rendre hommage aux personnels et à leurs représentants.

Nous avons aussi fait appel à des renforts grâce à une infrastructure considérable : des milliers de professionnels sont venus dans les hôpitaux. Il faudra réfléchir à la manière de faire encore mieux appel à de telles réserves - internes, externes, régionales, extra-régionales - dans les situations de crise.

Dans les années qui viennent, les hôpitaux auront besoin de s'adapter pour faire face à des épidémies ou à d'autres catastrophes, qu'elles soient prévisibles ou imprévisibles. Le fonctionnement ne sera pas toujours le même toute l'année.

Pendant cette crise, de nombreux professionnels n'ont pas joué leur rôle habituel : des élèves infirmiers ou des élèves médecins sont devenus infirmiers ou préleveurs, quand des médecins devenaient infirmiers, etc . Cela peut être vu comme un dysfonctionnement ou comme une capacité d'adaptation que l'on peut désormais prévoir, organiser, reconnaître et mieux prendre en compte.

Les difficultés rencontrées en matière d'approvisionnement ont déjà été évoquées. Nous avons réalisé que notre pays ou notre continent ne pouvait pas, en deux ou trois semaines, se mettre à fabriquer massivement des masques. Notre dépendance à l'égard de l'extérieur est l'un des facteurs sur lequel nous pourrions agir. Nous devrions être capables de monter un système, dans lequel l'industrie européenne peut basculer vers une production européenne.

Les données ont été fondamentales pour gérer cette crise : la question de notre souveraineté européenne en matière de données est donc majeure. Si un conflit diplomatique ou commercial devait bloquer nos données dans un cloud, nous serions dans une bien mauvaise posture !

Permettez-moi de revenir sur le programme Covisan évoqué par la présidente de la région. Dès le lendemain du premier pic - le 9 avril -, notre préoccupation a été d'éviter le pic suivant. Il a fallu renouer avec une tactique assez claire : casser les chaînes de contamination, repérer les personnes contaminantes et les isoler. Ce travail s'est mis en place dès le 9 avril et s'est concrétisé dès la semaine suivante avec la médecine de ville et la médecine hospitalière, sous l'égide de l'ARS et de la préfecture et en associant les différentes collectivités. Madame la présidente de région, l'État ne vous a pas sortie de Covisan, mais a basculé vers un autre dispositif piloté par l'assurance maladie : Covisan persiste avec ses différents partenaires et permet de mettre en place, là où l'ARS le demande, des équipes de préleveurs. Il s'agit d'une force de frappe d'un millier de personnes prêtes à aller prélever et à donner un coup de main aux autres acteurs, lorsque cela est nécessaire. C'est une initiative très importante et c'est la démonstration qu'en période de crise, l'hôpital n'est pas une institution qui attend que les patients viennent à elle, mais qu'il est un opérateur qui va au-devant des questions de santé publique.

Nous avons vécu une coopération exemplaire avec les autres établissements de santé, publics comme privés. Cela s'est traduit très concrètement par l'ouverture de lits de soins critiques et leur régulation 24 heures sur 24, y compris lorsqu'il a été choisi de laisser quelques lits disponibles dans les établissements de référence.

Les évacuations sanitaires n'ont pas été faites à la place des opérateurs de la région ; elles n'ont pas été décidées au moment où nous étions saturés, mais au moment où nous prévoyions la possibilité d'une saturation. Cela nous a permis d'accueillir tous les patients et de passer ce pic.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Je vous remercie tous les trois.

J'ai peu de questions pour vous, madame la présidente de région, car vous n'aviez pas de responsabilités institutionnelles, mais vous vous êtes mobilisée pour faire face au mieux à cette crise qui touchait les habitants de votre région, comme partout sur le territoire. Dans une tribune, vous avez exposé les réflexions que vous menez avec vos homologues sur la place des régions dans l'organisation de notre système de santé. Vous avez été ministre, notamment du budget. Lors d'auditions à l'Assemblée nationale, d'anciens ministres de la santé ont évoqué la question budgétaire pour justifier leurs décisions d'achat de masques. La place de la santé dans l'appareil d'État et la décision publique est-elle la bonne ? Quelles éventuelles modifications suggéreriez-vous ?

Monsieur le directeur général, je salue le rôle de l'AP-HP et des hôpitaux en général. Nous avons tous constaté leur engagement et nous sommes tous conscients de tout ce qui a bien fonctionné, mais nous recherchons les marges de progression. La table ronde précédente a fait apparaître une certaine mise à l'écart de la médecine de ville, au moins en début de crise - comme cela avait été le cas avec la crise de la grippe H1N1, pour d'autres raisons. D'après les personnes auditionnées, le lien avec l'AP-HP était compliqué, avec une multitude d'interlocuteurs, et la transition en sortie d'hôpital vers la médecine générale était complexe.

Monsieur le directeur de l'ARS, le code de la santé publique prévoit que le préfet est pilote dans les crises sanitaires, même si, bien entendu, l'ARS a un rôle fondamental. L'ARS est-elle organisée de manière adéquate à l'échelle des territoires ? Avec 50 % de ses effectifs au siège et 50 % dans les délégations territoriales, l'organisation des ARS n'est-elle pas insuffisamment territorialisée ?

En début d'épidémie, nous avons connu une phase d'incertitude. Puis, fin février, nous avons commencé à avoir un certain nombre d'éléments sur la maladie. Vous l'avez rappelé, l'épidémie présente des caractéristiques sociales, territoriales et populationnelles. Cette découverte date probablement de la fin du mois de mars. Mais ce n'est que fin avril qu'une politique adaptée, allant vers les populations les plus touchées, a été mise en place : pourquoi ce décalage ? Par manque de tests ? En raison de l'envahissement par la question hospitalière ? Les ARS ne sont-elles pas encore trop prisonnières de leur histoire et des anciennes agences régionales de l'hospitalisation ? En effet, elles ont été très actives sur le volet hospitalier, mais ont été beaucoup plus en difficulté, avec toutefois une grande hétérogénéité selon les territoires, pour animer la partie ambulatoire, ainsi que le lien avec les élus locaux et les acteurs non hospitaliers.

Vous nous avez dit que vous aviez préparé une stratégie fin janvier : quelle était la place des acteurs de ville à ce moment-là ? Vous avez reconnu qu'au 10 mars vous n'aviez pas les moyens de protéger les professionnels de ville et vous avez donc décidé de ne pas les mettre en première ligne. Cela a le mérite de donner une explication claire à la non-sollicitation immédiate de la médecine de ville, au-delà de la question un peu technocratique des trois phases de lutte contre une épidémie.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Au fil des auditions, il est apparu que, dans toutes les régions, la proximité a été un facteur majeur, à la fois pour les professionnels de santé des territoires qui ont apprécié d'avoir un dialogue avec les délégations territoriales, mais aussi avec les préfets et les collectivités locales.

Existe-t-il des différenciations territoriales au sein du périmètre géographique de l'ARS ? Lors de l'audition consacrée à la région Grand Est, l'ARS est apparue mal formatée pour assurer des tâches logistiques : c'est là que le bât a blessé et que les ARS sont apparues peu réactives, notamment sur la question des équipements de protection individuelle. Le fameux triptyque « tester-isoler-tracer » n'a été mis en place que depuis peu, hormis dans certains clusters. D'autres pays l'ont développé à une plus grande échelle, ce qui a permis de meilleurs résultats.

Monsieur Hirsch, pouvez-vous nous préciser ce que vous entendez par « experts » ? Nous avons entendu tellement d'experts à la télévision, que l'on ne sait plus qui est réellement expert !

Comment la régulation a-t-elle été conduite ? Au départ, il était prévu qu'il y aurait des hôpitaux de première, de deuxième et de troisième ligne. Cette organisation ne s'est-elle pas révélée quelque peu illusoire ? Les patients ont-ils été orientés vers certains établissements en fonction de leur état de gravité ? Quelle a été la place de l'AP-HP par rapport aux autres établissements ?

Les essais menés à l'AP-HP sur des protocoles de soins ont-ils été proposés à d'autres établissements ? Dans quelle proportion ?

Dans l'hypothèse d'une résurgence du virus, faut-il poursuivre notre stratégie de maintien à domicile ou en Ehpad ou au contraire la réviser afin de rapprocher rapidement les patients de structures hospitalières dès les premiers signes cliniques ou biologiques de dégradation de leur état de santé, notamment au stade de l'orage cytokinique ?

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure. - Je remercie nos trois intervenants. Je salue l'engagement et l'effort de l'Île-de-France qui a montré son agilité. Je salue aussi, madame la présidente de région, votre combat pour les transports franciliens.

Monsieur Hirsch, vous semblez considérer l'application Covidom comme fondamentale, voire providentielle. Pourtant, lors de la table ronde précédente, aucun médecin généraliste ne nous a parlé de cette application.

Lors de la prochaine crise et dans l'hypothèse où nous aurions des stocks de matériel suffisants pour les protéger, envisagez-vous d'associer d'abord les médecins généralistes, sans envoyer les patients directement à l'hôpital ? Ma question s'adresse également à M. Aurélien Rousseau. Par ailleurs, quels ont été vos liens avec Santé publique France et quelle a été sa réponse à vos besoins ? De quel stock de tests disposez-vous et quelle est votre capacité à répondre aux besoins ? Comment sont associés les laboratoires, publics ou privés ? Comment se fait-il que vous n'ayez pas réquisitionné les masques commandés par la région Île-de-France, alors que l'État a réquisitionné ceux qui avaient été commandés par la région Bourgogne-Franche-Comté, qui pourtant ne dépassaient pas les 5 millions ? Pourquoi cette différence ?

Mme Valérie Pécresse. - Parce que nous avons spontanément donné à l'État les deux premiers millions et demi : ils n'ont pas eu besoin de les prendre !

Monsieur Jomier, le sujet est financier, mais il concerne aussi les moyens humains. J'ai toujours été contre les numerus clausus et leur levée aura impact positif sur notre système de santé, quand les nouveaux médecins seront formés. Ce malthusianisme dans les formations des personnels médicaux et paramédicaux est compliqué à gérer en Île-de-France, car nos professionnels ont le même salaire que s'ils étaient installés en Corrèze, alors que le coût de la vie n'est pas le même - nous nous battons pour les garder !

Sur la question financière, il y a à la fois un sous-financement des investissements hospitaliers et du gaspillage. C'était également le cas dans les universités françaises, lorsque j'étais ministre. L'organisation du système génère du gaspillage, alors même qu'il y a peu d'argent. C'est le cas des transports sanitaires qui devraient être gérés par l'autorité organisatrice des transports afin de faire de la mutualisation et donc de générer des économies pour l'assurance maladie. C'est aussi le cas des urgences qui, grâce au développement de la télémédecine, ne devraient plus constituer le premier recours systématique de bien des patients. Ce ne sont que deux petits exemples ; il y en a beaucoup d'autres. Le système de santé doit être mieux financé et mieux organisé.

M. Aurélien Rousseau. - Il n'y a aucun doute que la gestion de la crise sanitaire relevait de la responsabilité du préfet de zone et du préfet de département. Le code de la santé publique prévoit que les moyens de l'ARS sont mis à la disposition du préfet. Cette crise a été pendant longtemps une crise essentiellement sanitaire. Les compétences propres de l'Agence ont été mobilisées. Il ne me semble pas que la répartition des compétences ait été un obstacle à la rapidité de notre réaction.

Cette crise va nécessairement réinterroger nos organisations. Jusqu'à présent, en Île-de-France, les délégations départementales de l'ARS étaient des miroirs du siège, avec les mêmes départements. Or il est apparu que la gestion des lits de réanimation a été gérée au siège, tandis que l'installation de barnums avec les collectivités ou le contact quotidien avec les 700 Ehpad de la région doivent être assurés au niveau des délégations. Mais on se tromperait, si l'on pensait que la prise en compte des territoires relève des seules délégations : les équipes du siège doivent aussi prendre en compte cette dimension dans leurs décisions. La culture de l'agence doit encore évoluer.

La covid-19 a été une chambre d'écho « au carré » des inégalités : elle touchait plus fortement les personnes obèses et les personnes diabétiques, maladies dont la prévalence est encore plus forte dans les quartiers populaires. Nous le réalisons petit à petit. Le 22 mars, en pleine crise, j'ai commandé une étude sur la surmortalité à l'observatoire régional de santé, car j'étais inquiet d'éventuelles inégalités dans la prise en charge à l'hôpital. Cette étude a mis en lumière un renoncement aux soins : les gens sont arrivés plus tard à l'hôpital, certains sont morts aux urgences, sans même atteindre le service de réanimation. Alors que les premiers résultats de cette étude me sont remis à la toute fin du mois de mars, dès le 4 avril, le Président de la République fait un déplacement dans une maison de santé pluriprofessionnelle de Pantin pour parler du renoncement aux soins et de l'accès aux maisons de santé pluriprofessionnelles, car le renoncement aux soins dans les quartiers populaires a un effet « au carré » sur le taux de mortalité. Ces éléments populationnels ont été confirmés par des données internationales en provenance notamment de Grande-Bretagne et des États-Unis, qui évoquent ces données de manière beaucoup plus directe et prennent moins de précautions que nous.

Il n'y a pas eu de volonté de mettre les libéraux de côté. L'Agence a certes un coeur hospitalier et heureusement ! Car notre défi premier a été de faire monter en puissance le système de santé. Nous avons été concentrés sur ce défi.

Permettez-moi de préciser l'un de mes propos précédents : le sujet des équipements de protection a pesé sur nos relations avec les médecins généralistes. Nous avons très vite développé des protocoles pour une prise en charge dans les cabinets de ville, mais au départ, nous ne disposions que du stock stratégique de l'État que beaucoup considéraient comme insuffisant ; dès que nous - ou la région - avons eu un stock complémentaire, nous avons renforcé les dotations en direction des médecins libéraux. Avec les représentants des médecins libéraux et les élus locaux, nous avons ouvert 264 centres covid+ qui permettaient d'orienter le patient vers un centre dédié. Mais au pic de l'épidémie, ces centres n'accueillaient qu'une trentaine de patients par jour en moyenne - c'est peu. A posteriori, nous aurions peut-être dû organiser une prise en charge dans les cabinets. Mais ces centres nous ont néanmoins été très utiles pour projeter des équipes vers les Ehpad, ainsi que pour les équipes chargées des prélèvements.

Nous avons collectivement sous-estimé l'effet du renoncement aux soins, y compris vers les médecins dont le cabinet était resté ouvert. La communication que nous avons mise en place lorsque nous avons constaté la baisse de 65 % des consultations chez les spécialistes a eu beaucoup moins d'impact que celle que nous avions martelé au cours des premières semaines sur le recours au 15. C'est un sujet sur lequel nous devrons retravailler.

Les centres covid+ ont été insuffisamment sollicités, mais ils ont permis de mobiliser les acteurs, notamment les élus locaux. À partir du 10 mars, nous avons organisé un point quotidien avec les médecins libéraux ; c'est ainsi que nous avons mis en place un protocole pour organiser la prise en charge des sorties d'hospitalisation. J'espère que ce travail fructifiera et que nous pourrons capitaliser dessus.

Nous avons constaté des différences entre départements, notamment sur les gradients socio-économiques ; les départements les plus proches de l'Oise ont été plus touchés, en raison des clusters de l'Oise ; en revanche, tous les départements de la région ont été touchés par les effets du cluster majeur de Mulhouse, avec le retour des communautés en Île-de-France. À partir du 1 er mars, le virus circule activement dans tous les départements de la région et nous activons alors les dispositifs qui relèvent de la phase épidémique.

Heureusement que nous avions une régulation régionale de la réanimation ! Lorsque nous sommes passés en orange, alors que les autres régions étaient en vert, nous étions encore au-dessus des 40 % de lits de réanimation occupés. Mon obsession a toujours été que chaque département ne gère pas ses propres lits. Nous avions aussi 17 % ou 18 % des lits de réanimation qui relevaient de l'hospitalisation privée. Nous nous sommes posé la question d'ouvrir des lits dans tous les établissements ou de rapatrier les respirateurs et les personnels. Des équipes de l'ARS sont allées voir les équipements sur place. Finalement, le taux de mortalité en réanimation a été le même partout dans la région.

Nous avons géré les afflux de patients par phase : d'abord dans les établissements de santé de référence, puis dans les établissements privés, afin de conserver le plus longtemps possible des marges de manoeuvre à l'AP-HP pour faire face à la dernière vague.

Nous avons insuffisamment communiqué, notamment en Île-de-France, parce que pendant une semaine il y a eu un effet « drôle de guerre ». J'avais prescrit la déprogrammation, mais les établissements privés ne voyaient pas de malades. L'interrogation a duré une semaine ; ensuite, toutes les capacités privées ont été saturées. Même de grands groupes comme Ramsay ont fait comme le public, à savoir faire venir des soignants et du matériel du reste de la région. Nous ne l'avons pas cité, mais 500 soignants sont venus en renfort du reste de la France durant la semaine du 1 er avril.

Je ne me prononce pas globalement sur les ARS quant à la préparation à la gestion de crise. Les compétences et les savoir-faire sur le papier sont éprouvés par les événements. À Paris, de nombreux événements nous ont conduits à vérifier cela. Depuis deux ans que je suis directeur général de l'ARS, j'ai dû activer la cellule de crise à plusieurs reprises, pilotée avec le préfet de police et le préfet de région. Il y avait des équipes, elles étaient prêtes.

Il y a eu un choix d'allouer directement les équipements de protection individuelle du national aux établissements sanitaires et médico-sociaux par le biais des groupements hospitaliers de territoire (GHT). Les ARS étaient chargées de vérifier ces éléments d'allocation. À partir du 10 mars, nous avons mis en place une cellule avec un référent par GHT pour vérifier que nous n'avions pas oublié un Ehpad ou que nous ne nous étions pas trompés de destination. Très vite, en complément de la politique nationale, sur les modalités de distribution logistique, mais aussi sur les catégories de soignants visés, nous avons mis en place un dispositif pour lequel nous avons fait appel aux dons pour constituer un stock tampon. Ces dons sont venus de grandes entreprises et de collectivités territoriales, comme la région Île-de-France et la ville de Paris, qui a aussi beaucoup aidé l'AP-HP. Nous avons projeté ces ressources dans les Ehpad ou pour des publics qui n'étaient pas identifiés par la circulaire nationale - je pense notamment aux personnes à la rue et aux publics précaires à Paris. Ces dons nous ont permis de doubler la dotation aux Ehpad. La région était totalement transparente avec nous sur les commandes, sur ce qu'elle recevait et les difficultés à les recevoir. Cela a parfois été un film à rebondissements... Dès lors que nous étions « alignés », la région a complété les dotations de l'État, tout en respectant la priorisation fixée par l'État - je n'avais aucune raison de solliciter quelque réquisition que ce soit.

Nous avons aussi travaillé avec beaucoup de transparence avec le national : si nous n'avions pas été appuyés, notamment sur les évacuations sanitaires, nous n'aurions jamais pu faire des opérations de l'ampleur de celles que nous avons décidées le 27 mars. Ce jour-là, il y avait 1 125 patients détectés positifs à la covid en réanimation. Les capacités n'étaient pas saturées, mais avec un solde de 150 admissions supplémentaires par jour, nous savions que nous risquions la saturation cinq ou six jours après. Nous avons donc demandé des évacuations sanitaires vendredi 27 mars. Les premières sont intervenues le 28 et le 29 mars, et beaucoup plus le mardi et le mercredi, alors que nous étions en limite de capacité.

La politique « tester, tracer, isoler » a été mise en place dès le départ. Peut-être que je me trompe, mais durant toutes ces semaines de janvier et de février, notamment dès le 24 janvier, madame Deroche, nous avions deux patients touristes chinois résidant dans un Airbnb des Hauts-de-Seine. Le soir même, les médecins de veille de l'Agence étaient au pied de leur lit pour reconstituer tout leur parcours : ils étaient allés chez Louis Vuitton, sur un bateau-mouche, au Bon marché, au Louvre... Nous avons fait une typologie pour savoir quel était le degré de risque et contacté des dizaines et des dizaines de personnes pour les interroger sur la nature de leurs relations avec ces personnes, faire livrer des kits de masques et de gel hydro-alcoolique à domicile. Nous avons fait cela durant tout le mois de février. Je crois que cela a contribué à ralentir la progression de l'épidémie. Nous avons été en saturation sur cette politique au début du mois de mars, notamment quand nous avons été percutés par l'effet Mulhouse, avec de nombreux cas. Mais nous avons été capables de traiter les clusters de l'Oise et du Val-d'Oise.

En Île-de-France, la cellule d'intervention en région (CIRE) de Santé publique France, localisée à l'ARS, a de bonnes relations avec nous. Nous avions beaucoup travaillé ensemble sur les impacts sanitaires de Notre-Dame de Paris. Il y avait des réflexes. Il est certain que la structuration des systèmes d'information pour la remontée d'informations pour le nombre de cas positifs à la covid en Ehpad nous a demandé de mettre en place des dispositifs de contrôle. Cela s'est plutôt bien passé. En mars, j'ai décidé avant le national de mettre en place un système d'information pour faire remonter la situation et les besoins des Ehpad. Cela ne marchait pas très bien par téléphone. Un dispositif national a été mis en place le 27 mars, mais nous avons maintenu le nôtre durant quelques semaines, car il permettait la remontée des besoins, ce qui me semblait utile. Globalement, la relation était de qualité, même si nous n'étions pas dans la même fonction.

Il y a actuellement 538 lieux de prélèvement en Île-de-France, laboratoires habilités à faire des tests PCR. Nous sommes dans une phase de forte tension avec la conjonction de plusieurs phénomènes : l'augmentation du nombre de tests, avec les bons de l'assurance maladie, les départs en vacances pour lesquels il est demandé un test, la reprise de l'activité chirurgicale, où un test est demandé, et le départ en vacances du personnel de laboratoire.

Nous veillons à maintenir cette capacité. La semaine dernière, il y a eu une avancée importante avec l'autorisation des techniciens de laboratoire à faire les prélèvements, de même que nous avions obtenu, plusieurs semaines avant, que les étudiants en médecine puissent le faire.

Tous les deux jours, je tiens une conférence téléphonique avec les patrons de laboratoire. Nous devrons être extrêmement mobilisés pour que les personnes symptomatiques aient accès aux tests et que les laboratoires continuent de prioriser les tests PCR. Il y a eu, là aussi, un petit effet « drôle de guerre » : on les a beaucoup sollicités et le décollage des tests n'est survenu que quelques jours ou quelques semaines après. C'est maintenant qu'il faut être à la hauteur de cette mission de santé publique ; tous les jours, le nombre de tests augmente. Je compléterai tout cela en répondant à vos questions écrites. Actuellement, l'Île-de-France effectue plus de tests par habitant que la moyenne nationale et j'espère que nous irons encore plus loin, sans forfanterie aucune, car les plus gros risques sont ici en raison de la densité de la population. Nous devrons être encore plus proactifs.

M. Martin Hirsch. - Sur les relations avec les médecins de ville, le diagnostic n'est pas que cela n'a pas bien fonctionné pendant cette période, mais que cela ne fonctionnait pas très bien avant. Cela a bien fonctionné pendant la crise. Ce n'est pas simplement vu de l'AP-HP. Contrairement aux habitudes, on n'a pas d'abord défini des dispositifs, puis demandé aux médecins de ville s'ils voulaient monter à bord. Dès la décision de créer Covidom le 1 er ou le 2 mars, nous avons eu le président de l'URPS au téléphone pour savoir s'il voulait participer à la conception du dispositif. Même chose pour Covisan. Dès le départ, les deux grands programmes majeurs ont été conçus avec les représentants de la médecine de ville. Un médecin généraliste sur deux en Île-de-France était impliqué dans Covidom ; 84 % d'entre eux recommanderaient ce dispositif.

Lorsqu'après la première vague nous avons reçu les membres du directoire de l'URPS, nous leur avons demandé comment faire pour continuer dans les mêmes conditions et ne pas retomber dans les travers précédents. La crise a permis aux différents acteurs de travailler comme jamais ils ne l'ont fait ensemble auparavant.

Lorsque j'évoque les experts, je ne parle pas du Conseil scientifique, créé la deuxième semaine de mars, mais des spécialistes du coronavirus consultés en janvier et février. Ils nous appelaient à être extrêmement vigilants, à isoler les malades, mais ils n'ont pas extrapolé la situation chinoise, en nous disant qu'il faudrait multiplier par trois le nombre de lits en réanimation... Ils imaginaient qu'on pourrait avoir quelque chose de circonscrit, et non ce qui s'est passé sur la planète entière. Ce n'est pas une mise en cause de leur expertise. Parfois, dans certaines crises, vous pouvez enquêter sur les raisons pour lesquelles les pouvoirs publics n'ont pas écouté les experts. Mais ici, experts et pouvoirs publics ont partagé les incertitudes. Je n'ai pas vu se préciser précocement le scénario vécu...

Sur la régulation, le directeur général de l'ARS vous a répondu en grande partie. L'utilisation des lits et des activités a été faite le mieux possible. Dans nos lits de réanimation, un peu plus de 10 % des patients avaient besoin d'une assistance circulatoire extérieure, signe de grande gravité. C'est peu le cas dans d'autres établissements en Île-de-France ou ailleurs, où ce taux est plutôt de 1 % ou 2 %. Vous pourrez vérifier cela par la grande cohorte des réanimations qui a été mise en place.

Les essais cliniques ne se sont pas arrêtés aux frontières de l'AP-HP. Ils ont souvent été étendus aux hôpitaux hors Assistance publique d'Île-de-France, à la médecine de ville parfois, et il y a également un plan national.

M. Roger Karoutchi . - Je remercie Valérie Pécresse, parce que les communes des Hauts-de-Seine se sont lancées, fin mars, début avril, dans la bataille homérique pour acheter des masques, du gel hydro-alcoolique et des équipements, alors qu'elles ne sont pas équipées pour cela. La plupart sont passées par la centrale d'achat de la région pour sécuriser leurs achats. C'est très bien de la part de Valérie Pécresse de l'avoir fait, mais est-ce normal ? En période de crise, l'État aurait dû avoir un système ultraperformant de commande ; il ne l'avait pas ! On nous a annoncé que l'État avait commandé 1,2 milliard de masques, mais où sont-ils ? Depuis qu'ils ont été commandés, soit ils sont venus à dos de yack, soit ils ne sont jamais arrivés... Actuellement, lorsqu'on demande au ministère de la santé, on est bien loin du milliard de masques. Nous avons aussi entendu en visioconférence Jean Rottner. Heureusement que les collectivités se sont impliquées dans cette crise, car au début c'était très préoccupant et anxiogène.

Pendant toute la période du confinement, la communication sur la gestion de la crise a été catastrophique. Confiné dans un appartement, inquiet perpétuel, mieux valait que je n'écoute pas les médias, sous peine de devenir dépressif... Peut-être qu'à votre niveau, vous estimiez agir au jour le jour et faire au mieux, mais l'opinion publique était tétanisée.

Tout à l'heure, les médecins et infirmiers nous ont tous dit que les relations structurelles avec les administrations de santé ont été catastrophiques. Ne faut-il pas trouver une autre forme d'organisation ? N'y a-t-il pas trop de strates, de structures de santé par rapport à ce dont on a besoin pour être rassuré ? Ne faudrait-il pas un monsieur ou madame crise sanitaire dans chaque région ou département ?

J'étais régulièrement en audioconférence avec le préfet des Hauts-de-Seine. Il était accompagné des représentants de toutes les administrations. Théoriquement représentant de l'autorité, il passait son temps à donner la parole aux uns et aux autres qui ne disaient pas tous la même chose. Résultat, à la fin de la réunion, les parlementaires en savaient moins qu'au début et étaient plus inquiets...

Certes, c'est difficile, et une pandémie comme celle-là ne se prévoit pas. C'est un choc. Mais nous avons quand même eu l'impression d'un manque de psychologie par rapport à la population au regard de ses inquiétudes et d'un déficit de prise en compte de l'aspect strictement humain, personnel.

Certes, M. Hirsch a rappelé l'évolution des traitements dans les hôpitaux. Mais les médias nous disaient : il y a 30 000 morts et il n'y a pas de traitement. Trouvez les moyens de redonner un peu de sérénité ! Si vous voulez une reprise, que les gens recommencent à vivre - tout en faisant attention -, il faut retrouver au moins un peu de confiance.

J'ai posé la question, mais on ne sait pas combien exactement il y a de lits de réanimation en Île-de-France, quel est le stock de médicaments... Le Président de la République affirme qu'il y a 10 millions de tests en réserve. C'est un chiffre qui semble impressionnant, mais il n'est pas grand-chose en cas de deuxième vague : il sera épuisé en un à deux mois...

Est-on réellement mieux préparé aujourd'hui qu'il y a quatre mois en cas de seconde vague ? Les critiques des uns et des autres sur le fonctionnement et la structuration de la gestion de la crise ont-elles eu des effets ? Les gens pourront-ils se dire : « certes, la pandémie est là, mais nous avons le sentiment que c'est traité » ?

Mme Angèle Préville . - Madame Pécresse, quelle action avez-vous prévue pour équiper les lycéens et résorber la fracture numérique ? Réinterrogez-vous vos politiques ? Vous nous avez indiqué que les masques étaient là, mais qu'une distribution n'était pas possible ; durant combien de temps, pourquoi et à cause de quels freins ?

Monsieur Rousseau, nous pouvions imaginer qu'il y aurait des soucis dans les Ehpad, car les personnes étaient confinées, tandis que le personnel entrait et sortait. Y a-t-il eu des clusters dans les Ehpad d'Île-de-France ? Combien y a-t-il eu de décès, en pourcentage ? Dans les Ehpad où des tests ont été réalisés, quel était le pourcentage de tests positifs ?

Vous avez mentionné la culture de l'incertitude. Le discours a-t-il fait en sorte que les Français puissent avoir une culture de l'incertitude ?

Monsieur Hirsch, je partage vos propos sur les données de santé. Comment faire comprendre qu'il y a des risques à mettre des données de santé dans un cloud ?

Mme Victoire Jasmin . - Madame Pécresse, vous avez évoqué ce que vous avez mis en oeuvre dans votre champ de compétences, mais je crois que tout ne s'est pas très bien passé... J'ai l'impression, en vous entendant, vous et le directeur de l'ARS, que chacun avait ses compétences et que tout s'est bien passé. Mais un des vice-présidents de la région, M. Patrick Karam, a démissionné justement, parce qu'il y avait des difficultés et qu'il ne voulait être ni responsable ni coupable. Il y a eu un hic, car il y avait probablement une centralisation des différents services et particulièrement de l'État. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Monsieur Hirsch, on a vu se développer plusieurs applications pour les données. Chacun a essayé de faire au mieux. Comment allez-vous récupérer l'intégralité des données ? Dans le cadre du big data, vous avez la possibilité d'avoir toutes les données qui concernent les patients ou les pathologies, vous aviez déjà des dispositifs assez opérationnels. Comment allez-vous réussir à mettre dans vos bases de données les informations recueillies durant la crise de la covid ?

Mme Laurence Cohen . - L'investissement des collectivités a été fondamental, compte tenu des manques de l'État. Madame Pécresse, vous mettez en avant le rôle de la région et prônez la régionalisation et la différenciation territoriale. Plus on est proche des populations, mieux c'est. Je suis pour aller encore plus près des citoyens, dans les départements, et synchroniser avec la région, peut-être sous forme d'assemblées régionales.

En période de crise, ne faut-il pas avoir une organisation exceptionnelle, avec un seul pilote sur le terrain, une cellule de crise qui centralise les choses ?

Monsieur Rousseau, vous avez évoqué l'évacuation des patients qui a permis de ne pas saturer les services. Mais ces évacuations ont été jugées, y compris par des professionnels de santé, comme n'étant pas la meilleure solution, car pouvant aboutir à des pertes de chances. Avez-vous un bilan plus précis sur ces évacuations ?

Nous constatons, partout sur le territoire, que les laboratoires sont saturés et n'arrivent pas à faire face et à donner les résultats en temps voulu. Les temps d'attente sont très longs. Comment réagissez-vous à cela ? Êtes-vous en mesure d'organiser les choses pour ne pas rester sur cet état de fait ?

Êtes-vous en mesure d'avoir les masques FFP2 commandés ? Peuvent-ils être stockés en Île-de-France ?

Monsieur Hirsch, vous nous avez donné des éléments, mais est-ce que vous prévoyez de revoir la politique de l'AP-HP sur la fermeture des lits ? Le problème numéro un était le manque de personnel, mais il existe aussi une politique de fermeture de lits, remise en cause par le personnel soignant en lutte.

M. Martin Lévrier . - Merci, madame la présidente et messieurs, de votre implication durant toute la crise. Vous étiez au four et au moulin...

Madame Pécresse, je n'ai rien contre la décentralisation ou la déconcentration, mais il peut y avoir derrière un problème de communication, un sentiment de concurrence, au lieu d'une nécessaire complémentarité en cas de crise. Comme le disait M. Karoutchi, les Français étaient terriblement inquiets, voire angoissés. L'État avait commandé un milliard de masques, l'Île-de-France 25 millions, soit moins de 1 % du volume de l'État. C'est très bien, mais il y a eu ce risque de concurrence, alors qu'il est très important de travailler en complémentarité. On nous dit tous les jours que le Gouvernement ne fait rien, alors que les collectivités font beaucoup. C'est vrai que les collectivités font beaucoup, mais comment trouver ce bon équilibre pour éviter des conflits qui n'ont pas lieu d'être en temps de crise ?

L'État dit qu'il peut faire 700 000 tests par semaine ; or on en est à 320 000 aujourd'hui. Selon les médecins, les patients attendent très longtemps pour faire ces tests. C'est inquiétant, alors que le tracing est essentiel.

Les hôpitaux nous ont dit qu'ils s'en sont sortis, car ils ont travaillé ensemble et qu'on les a laissés en paix. Ils ont été totalement libres de s'organiser, certes avec l'accord de l'ARS, mais cela allait très vite. Avez-vous eu le sentiment qu'il fallait améliorer les relations avec les hôpitaux et faire plus confiance au terrain ou cela n'a-t-il rien à voir ?

Entre l'ARS et l'AP-HP, ce sont deux monstres qui travaillent ensemble. Mais si vous travaillez mal ensemble, que se passera-t-il ? Le nombre de lits relève plus de l'ARS que de l'AP-HP. Que faites-vous pour que cela se passe bien ?

Mme Annie Delmont-Koropoulis . - Il y a eu un gros travail d'organisation et de communication. Nous avons déjà beaucoup travaillé sur la mise en réseau des hôpitaux publics et privés et ceux de l'AP-HP. Cela a bien marché durant cette crise, car tout le monde s'est entraidé. J'ai demandé que nous auditionnions le directeur général de l'hôpital Avicenne, M. Pascal de Wilde, et le Pr Emmanuel Martinod, chef du service de chirurgie thoracique, qui ont fait un travail de coordination remarquable.

Beaucoup de choses importantes ont été faites, comme l'ouverture en urgence des centres d'accueil dédiés au dépistage. Je remercie la région, l'ARS d'Île-de-France et son antenne de Seine-Saint-Denis qui ont largement répondu présents. Les deux centres covid sur Aulnay-sous-Bois ont bien tourné et ont permis de prendre en charge une grosse partie de la population qui n'avait pas de médecin traitant.

Les médecins et infirmiers salariés qui se sont mobilisés dans ces centres m'ont fait part, monsieur Rousseau, de difficultés de portage salarial pour leur rémunération. Pouvez-vous les rassurer ?

En ce qui concerne les tests PCR, il faut les réaliser de façon massive, systématique et réitérée. Nous pourrons ainsi confiner les gens qui sont atteints du covid. C'est le seul moyen dont nous disposons actuellement pour réussir à gérer cette crise.

Concernant les tests sérologiques rapides, de nombreux professionnels de santé ont dénoncé leur manque de fiabilité - il y a eu beaucoup de faux négatifs. Dans ces conditions, est-il pertinent de les mettre à disposition en pharmacie ?

Je suis médecin dans le secteur médico-social et une question me tient particulièrement à coeur, celle de l'admission en réanimation des résidents lourdement handicapés des établissements sociaux et des Ehpad. J'ai été témoin de cas particulièrement choquants ; c'est une question éthique de première importance. Des directives ne pourraient-elles pas être adoptées afin que de telles dérives ne se reproduisent pas ?

Mme Valérie Pécresse. - Sur la fracture numérique, madame Préville, nous avions proposé en septembre 2019 aux équipes pédagogiques d'équiper les lycées d'Île-de-France en tout numérique. La moitié des lycées avait répondu oui. Compte tenu de ce que nous avons constaté au printemps, nous distribuerons ces équipements à tous les lycées l'année prochaine. Ainsi, chaque collégien qui rentrera au lycée aura droit à une tablette ou à un ordinateur, sauf si ses parents le refusent -ils peuvent considérer qu'ils ont déjà des équipements ou qu'ils ne veulent pas d'ordinateur chez eux. Les équipes pédagogiques ne pourront pas refuser sous peine de mettre à mal la continuité pédagogique, ce qui n'est pas acceptable. Nous serons donc à un taux d'équipement de 100 % et cela coûtera ce qu'il faut !

Pour les étudiants qui entrent à l'université, nous avons préparé un fonds d'aide à l'équipement informatique. C'est un point particulièrement important compte tenu de l'appauvrissement des étudiants et au moment où ils n'ont plus de petits boulots pour leur apporter des ressources complémentaires.

Il a fallu attendre entre deux et trois semaines entre le moment où nous avons reçu des masques et celui où nous avons pu les distribuer, notamment aux agents de police, de transport ou de sécurité. Nous avons reçu notre première livraison le 28 mars - un million -, puis une commande importante le 2 avril - cinq millions. Les premiers masques ont d'abord été donnés aux soignants, dans les Ehpad et à l'ARS ; nous les avons donc donnés à l'État qui n'en avait pas - il n'y a donc pas eu, monsieur Lévrier, de concurrence. Nous les avons ensuite donnés aux communes qui n'en avaient pas non plus à cette époque. En fait, nous avons été livrés plus rapidement.

J'ajoute que les entreprises de transport n'en disposaient pas non plus. M. Farandou, président de la SNCF, Mme Guillouard, présidente de la RATP, et moi-même avons plaidé auprès de l'État pour que leurs agents soient également équipés. Ce n'est qu'au bout de quelques semaines, lorsque des agents ont été malades, que nous avons obtenu gain de cause.

Pour la police, l'affaire a été encore plus rocambolesque, puisque nous n'avions d'abord pas le droit de les donner et que le ministère de l'intérieur a finalement accepté que nous en donnions aux syndicats de policiers, pas aux agents directement... C'est donc ce que nous avons fait !

Monsieur Lévrier, j'ai à l'époque proposé à l'État de créer un fonds commun de masques entre l'État et la région, mais c'était évidemment à la condition que les masques de la région ne soient distribués qu'en Île-de-France. J'avais aussi proposé qu'on adopte une doctrine de déploiement prioritaire, les masques devant être distribués dans les régions les plus touchées par la maladie, mais l'État n'a pas accepté de mettre en place une telle doctrine.

Mme Jasmin m'a demandé pourquoi Patrick Karam avait démissionné. Nous avons eu un désaccord. Patrick Karam a joué un rôle extrêmement important dans l'approvisionnement de la région Île-de-France en masques, notamment parce qu'en tant que vice-président chargé de la citoyenneté il avait noué des liens étroits avec les Franco-Chinois de la région, mais il était choqué par le fait que nous n'ayons pas le droit de les distribuer librement. Il souhaitait aussi que les tests soient réalisés en masse sans délai. Il a alors attaqué en justice les directeurs généraux de l'ARS et de l'AP-HP, ce qui n'était pas la voie que j'avais choisie, et il a été débouté. Je n'étais pas favorable à ce que nous nous divisions durant cette crise ; je pensais au contraire que nous devions nous serrer les coudes, même si nous ne comprenions pas pleinement la stratégie de l'État. Patrick Karam a voulu, avec la fougue que vous lui connaissez, porter ces questions sur la place publique ; nous étions en désaccord sur ce point et sur la stratégie à adopter. Ce désaccord est désormais derrière nous, puisqu'il est récemment redevenu vice-président de la région Île-de-France.

Madame Cohen, je crois que les départements ont un grand rôle à jouer dans la gestion de notre système, mais l'Île-de-France a une particularité dont il faut tenir compte et qui rend difficile de « départementaliser » l'ARS : l'existence d'un acteur surpuissant, l'AP-HP, qui représente la moitié du système hospitalier francilien. Or cinq millions d'habitants vivent en grande couronne. C'est pourquoi la gestion de l'aménagement médical du territoire et de l'offre de soins doit se faire au niveau régional en lien avec l'AP-HP et en prenant en compte de manière forte les quartiers populaires et les territoires ruraux. Je ne vois pas comment donner à des départements d'Île-de-France comme l'Essonne ou la Seine-et-Marne le pouvoir de gérer un système hospitalier qui est aujourd'hui très déséquilibré et très centralisé autour de l'AP-HP. L'échelon régional est aussi le plus adapté pour assurer la péréquation entre les territoires.

Monsieur Lévrier, je crois que je vous ai répondu. Pour moi, il n'y a pas eu de concurrence, y compris en ce qui concerne la distribution des masques dans les transports en commun, puisque l'État n'en avait pas, au moins au départ. D'ailleurs, si l'État en avait eu, je n'aurais pas eu besoin d'en commander et de dépenser l'argent du contribuable... J'ajoute que cette politique a été décidée à l'unanimité des groupes politiques du conseil régional.

Madame Delmont-Koropoulis et monsieur Karoutchi, je vous remercie de vos gentilles paroles. Je laisserai naturellement les professionnels répondre sur la question des tests, mais je pense qu'il y a une complémentarité très utile entre les tests PCR et sérologiques - ils n'ont pas le même usage. Les tests sérologiques validés par la Haute Autorité de santé sont évidemment fiables.

M. Aurélien Rousseau. - Monsieur Karoutchi, je ne considère pas que tout était sous contrôle pendant la crise. J'ai été directeur adjoint du cabinet du Premier ministre pendant les attentats de 2015 et j'ai eu beaucoup moins peur à l'époque que durant cette épidémie. Tout n'a pas été sous contrôle, mais nous nous sommes battus sur tous les fronts. La bagarre n'a pas toujours porté ses fruits, mais je le redis nous nous sommes battus sur tout.

Je retiens de votre intervention deux questions de fond.

Tout d'abord, être attentif à la psychologie et à la communication. Nous sommes parfois soumis à des injonctions contradictoires. Nos concitoyens aimeraient qu'on leur dise que tout va bien, que tout est sous contrôle, qu'on « sait ». Or, dans une crise aussi longue et profonde, il faut savoir dire, justement, qu'on ne sait pas tout. Je crois d'ailleurs que ce type de crise va se reproduire, notamment dans le domaine environnemental. Pour autant, je comprends que ce soit un facteur d'angoisse, en particulier pendant un confinement, c'est-à-dire à un moment où on est isolé. J'étais très soucieux de ne pas dire des choses qui se révèleraient fausses quelques semaines ou mois après. C'est ce qui a motivé mes différentes interventions dans les médias. Autant vous dire que j'aurais moi aussi préféré savoir !

Ensuite, sur votre deuxième question, sommes-nous mieux préparés aujourd'hui qu'hier ? J'ai tendance à vous répondre oui, sans beaucoup d'hésitation. Nous n'allons pas nécessairement reproduire tout ce qui a été fait ; nous amenderons naturellement certains éléments de notre stratégie. J'ai entendu une partie de votre audition précédente qui rassemblait des professionnels de santé libéraux et j'en retire des enseignements : par exemple, j'avais l'impression que nos contacts, quotidiens, avec les ordres et les URPS permettaient de transmettre des informations, ce qui n'a manifestement pas été le cas, et nous en sommes naturellement responsables.

Par ailleurs, je pense que nous sommes mieux armés en ce qui concerne les masques et sur nos connaissances vis-à-vis de ce virus et de cette maladie. Il existe encore de nombreuses incertitudes : durée de protection par les anticorps, immunité croisée, contamination du foetus, etc . Nous apprenons chaque jour des choses, ce qui nous enseigne la modestie.

Nous avons aussi éprouvé les dispositifs que nous avions construits dans l'urgence, puis adaptés en cours de route, même si nous devrons faire attention au fait que les personnels sont fatigués et ont beaucoup souffert. Je vous assure que je n'ai pas hâte d'une deuxième vague pour qu'elle confirme ma démonstration, mais je crois vraiment que nous serons mieux préparés. Nous sommes encore dans la crise et il peut être rude d'entendre toutes les critiques, mais nous essayons de nous adapter et de tirer les enseignements de ce qui s'est passé - encore une fois, votre audition précédente est importante de ce point de vue.

Je reviens aux autres questions. Il y a en effet eu des clusters dans des Ehpad. En Île-de-France, nous avons constaté 4 600 décès en Ehpad et 7 500 à l'hôpital. Les situations ont été très différentes selon les établissements : 90 % des sept cents Ehpad de la région ont eu des cas de covid ; dans certains, nous avons perdu le contrôle et le nombre de décès a été élevé, ce qui explique le nombre total de décès, mais globalement la mortalité a été relativement faible. Je pourrai vous donner des réponses plus précises par écrit, si vous le souhaitez.

Pour répondre à Mme Cohen, certains ont dit que les évacuations sanitaires ont occasionné des pertes de chances. Je ne partage pas du tout cette analyse ! Nous avons réalisé 265 évaluations sanitaires ; 39 personnes sont décédées, soit un taux de mortalité de 15 %, tandis qu'en réanimation, le taux de mortalité moyen en Île-de-France a été de 32 %. Il est normal que le nombre de décès parmi les personnes évacuées ait été plus faible, car si elles ont été évacuées, c'est qu'elles étaient transportables. Toutefois, les 39 cas ont été déclarés comme « événements indésirables graves » pour que nous comprenions pourquoi les personnes sont décédées.

Surtout, si ces personnes ont été évacuées, c'est parce qu'elles ne pouvaient pas être hospitalisées ailleurs qu'en réanimation. Dans la nuit du 30 mars au 1 er avril, on comptait 2 615 patients en réanimation atteints de covid en Île-de-France. Si l'alternative était de choisir entre ces évacuations et faire attendre des patients dans des lits sans respirateur ni médicaments, j'assume tout à fait la décision de procéder à des évacuations sanitaires. J'en ai fait la demande le 27 mars, car je savais que, dès la semaine suivante, nous risquions de ne plus avoir de lits. J'ai pris cette décision en conscience avec l'accord des familles. Certaines ont refusé. La mortalité est terrible, c'est un fait, mais on ne peut pas dire que les évacuations ont mis en danger la vie de certaines personnes. Cette décision était lourde à prendre et j'ai attendu le dernier moment, en consultant les médecins, notamment le directeur médical de crise de l'AP-HP.

Les temps d'attente pour les tests sont aujourd'hui notre priorité. L'enjeu est notamment de tester les personnes symptomatiques, car on sait que ces personnes ont le risque de contagiosité le plus fort. On travaille avec les laboratoires pour les identifier.

En ce qui concerne l'organisation, les soignants et les directeurs considèrent que cette période était « agréable », car tout allait vite - je préfère cent fois ces conditions d'exercice à celles qui sont les miennes au quotidien s'agissant de la vitesse d'exécution. Une quinzaine de recours a été déposée contre les décisions que j'ai prises, notamment pour ouvrir des lits de réanimation. Le fait que la contrainte financière n'ait jamais été un sujet dans la crise a libéré tout le monde. Tout a été fait pour le soin.

Cette crise a été très administrée. Je sais, comme Martin Hirsch, où l'on a trouvé les cent derniers respirateurs pour atteindre le chiffre de 2 600, car nous avons dû aller les chercher... De même, lorsque nous donnions les autorisations de réanimation, on vérifiait au préalable le taux de mortalité pour s'assurer qu'il ne serait pas de 100 %. En tout cas, la crise a été administrée différemment, y compris au sein des établissements et parmi les médecins, chez lesquels il existait une adhésion collective.

Vous avez évoqué la contrainte financière. Il m'appartient, en raison de mes fonctions, de la faire appliquer, mais je me réjouis si les enveloppes votées par le Parlement se desserrent.

Je ne suis pas en mesure de répondre sur le portage salarial dans l'immédiat.

La moyenne d'âge des patients n'a pas changé pendant la crise et est restée stable par rapport aux années précédentes. Cela signifie que les critères d'hospitalisation n'ont pas été modifiés et sont restés ceux déterminés par les sociétés savantes. En Italie, en revanche, la moyenne d'âge est tombée à 45 ans, contre 61 ans. Au pic de la crise, on comptait 14 000 patients hospitalisés atteints du covid-19 en Île-de-France. Leur moyenne d'âge était de 69 ans ; 28 % avaient plus de 80 ans, 8 % plus de 90 ans. L'hôpital n'a pas tourné le dos aux Ehpad. Les critères d'hospitalisation n'ont pas changé, mais nous avions réfléchi au scénario à appliquer, si le nombre de personnes envoyées en réanimation passait de 3 000 à 5 000. Dans ces cas-là, effectivement, on aurait dû privilégier les personnes avec le plus de chances de sortir de réanimation. Heureusement, nous n'avons pas eu à appliquer ces critères que les sociétés savantes avaient commencé à définir, au cas où la vague nous aurait submergés. Les digues ont tenu bon...

Les tests sérologiques sont un outil indispensable. Sans eux, nous n'aurions pas pu savoir s'il s'agissait de contaminations récentes ou anciennes, lorsque l'on a détecté de nombreux cas positifs aux tests PCR à Sarcelles. Certes, le délai pour valider ces tests a été important, mais il faut reconnaître que les inconnues, par exemple sur les anticorps, étaient nombreuses et beaucoup restent d'ailleurs d'actualité. Nous utilisons systématiquement ces tests pour vérifier l'historique de la contamination.

M. Martin Hirsch. - Madame Préville, oui, il est imprudent de confier les données de santé à n'importe qui ! Oui, il est important de confier ces données au système sécurisé qui permet aux acteurs de santé de s'occuper des patients.

Madame Jasmin, les dispositifs que l'on a mis en place l'ont été selon les mêmes critères que pour les autres applications que nous développons à l'AP-HP afin que les données recueillies avec le consentement des patients soient intégrées dans la base des données de santé.

Madame Cohen, il ne faut pas s'appuyer uniquement sur cette crise pour prendre des décisions sur les fermetures de lits. Il serait ainsi dangereux de fermer des lits en Aquitaine ou en Bretagne au prétexte que ces régions ont accueilli, même au plus fort de la crise, beaucoup moins de patients que leur capacité de lits de réanimation ne le permettait. Il n'est pas automatique non plus que le nombre de lits de réanimation en Île-de-France dépende de ce que l'on a observé au cours de cette crise. On pourrait peut-être se demander quel aurait été l'effet d'un confinement décidé quelques jours plus tôt sur le nombre de patients en réanimation. Cela dit, nous revoyons tous nos projets à l'aune de cette crise, mais sur la base d'un raisonnement médical et non strictement mécanique, en tenant compte de l'évolution des conditions de prise en charge, etc . Le nombre de lits à l'hôpital Nord du Grand Paris sera très certainement différent de celui prévu initialement.

Monsieur Karoutchi, on peut dire que les équipes ont exceptionnellement réagi pour être à la hauteur des défis, dans des conditions exceptionnellement difficiles et que la reconnaissance de la nation qui s'est exprimée encore hier n'est pas usurpée. Cela ne signifie pas pour autant que tout était sous contrôle. J'ai d'ailleurs expliqué dans mon propos liminaire que nul n'avait prévu ce qui s'est passé.

Vous prétendez que vous n'êtes pas courageux, mais je vous sais téméraire... Si vous avez été tétanisé par ce que vous avez vu à la télévision, ce n'est peut-être pas une mauvaise chose. Il s'est en effet produit quelque chose de remarquable : des dispositions très restrictives, mais indispensables, ont été appliquées. Ce n'était pas la peur de la sanction, mais la prise de conscience du danger. Les Français voyaient les hésitations et les contradictions des experts, parfois les mêmes à quelques jours d'intervalle, et la plupart ne croyaient pas, à juste titre, au remède miracle. Finalement, la peur a été le début de la sagesse.

Il est certainement possible de faire mieux, y compris sur le plan de la communication. Je ne recommanderai pas, toutefois, à votre commission d'interdire aux professeurs de médecine d'aller sur les plateaux de télévision, mais un conseil de modération serait peut-être utile, car ces paroles ont un impact très fort. La collégialité est précieuse. Les propos ne sont pas les mêmes, lorsqu'un individu s'exprime en son nom ou lorsqu'une personne restitue les avis d'un collège d'experts après qu'ils ont débattu. S'il est utile que des voix dissonantes s'expriment, il faut veiller à une responsabilité dans l'expression, qui est la même que dans l'exercice médical.

M. Aurélien Rousseau. - Le 6 avril, j'ai décidé de lancer une campagne de tests systématiques dans tous les Ehpad de la région pour tester 60 000 résidents et 40 000 personnels. En trois semaines, l'intégralité des Ehpad a été testée. Cela nous a permis de détecter et d'isoler des personnes asymptomatiques et, inversement, de sortir de l'isolement des personnes atteintes d'autres pathologies pulmonaires. On a pu aussi identifier la proportion de personnels asymptomatiques qui s'élevait à 5 %.

M. Alain Milon , président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition du colonel Grégory Allione, président
de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France (FNSPF) ;
du Dr François Dolveck, directeur des urgences du Centre hospitalier
de Melun - Marc Jacquet et du Dr Christophe Prudhomme, porte-parole
de l'Association des médecins urgentistes de France (AMUF)

(jeudi 16 juillet 2020)

M. Alain Milon , président . - Nous poursuivons nos travaux sur la gestion de la crise sanitaire avec l'audition commune du colonel Grégory Allione, président de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France (FNSPF), qui est en visioconférence, du docteur François Dolveck, directeur des urgences du Centre hospitalier de Melun - Marc Jacquet, et du docteur Christophe Prudhomme, porte-parole de l'association des médecins urgentistes de France (AMUF).

J'ai souhaité cette parenthèse dans la série d'auditions que nous menons actuellement sur la gestion de la crise dans différents territoires à la suite de la diffusion dans la presse, au cours du week-end des 4 et 5 juillet, de citations d'un document de retour d'expérience sur la gestion de la crise sanitaire émanant de la FNSPF.

Ce document, dont nous avons eu communication de la synthèse sous une forme provisoire et dont nous demandons la version définitive, dresse un constat très sévère : « les événements ont été administrés, plus que gérés par la santé, conduisant à privilégier le contrôle sur la prise d'initiatives et de responsabilités des acteurs de terrain. » Il évoque une « crise de leadership et de communication », tout en relevant que « la coopération entre les sapeurs-pompiers et les acteurs de santé s'est organisée globalement de manière satisfaisante au niveau local ». Il considère enfin que « trop souvent, la doctrine a semblé devoir s'adapter aux moyens ».

Cette synthèse comporte également trois affirmations graves : il y aurait eu des « pressions sur les territoires en tension pour abaisser le niveau de protection de leurs agents » ; « des requérants non-covid en situation d'urgence vitale n'ont jamais eu de réponse du 15 à leurs appels et sont morts dans l'indifférence générale » ; les évacuations par TGV seraient de « pures opérations de communication ».

Sur ces trois affirmations, nous attendons des données précises et des explications.

Nous avons également demandé au docteur François Dolveck de nous faire part de son expérience personnelle de cette crise et au docteur Christophe Prudhomme de nous exposer les remontées des médecins urgentistes, au regard de la synthèse faite par les sapeurs-pompiers, mais pas uniquement.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Grégory Allione, François Dolveck et Christophe Prudhomme prêtent serment.

M. Alain Milon , président . - Je vous laisse la parole pour une présentation d'une dizaine de minutes environ, avant de passer aux questions des rapporteurs, puis des autres membres de notre commission d'enquête.

M. Grégory Allione, président de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France (FNSPF) . - Monsieur le président, je souhaiterais savoir s'il est possible que nous intervenions à trois voix, puisque le document que vous avez évoqué est un travail collégial.

M. Alain Milon , président . - Vos collègues pourront intervenir en réponse aux questions des commissaires après les interventions liminaires, à condition qu'ils prêtent serment.

M. Grégory Allione. - Interviendront donc à mes côtés le contrôleur général Marc Vermeulen et le médecin-colonel Patrick Hertgen.

Le document qui a été exploité par la presse est un document de travail : certains termes et affirmations sont erronés, et nous avons souhaité les corriger. Il devait faire part de remontées de terrain et n'avait pas vocation à être distribué. Nous plaidons non coupables de cette diffusion ; en revanche, nous sommes responsables. La publication de ce document de travail a été assez perturbante. À qui pouvait-elle nuire ? Certainement au directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC), au ministre de l'intérieur et à la FNSPF, et nous trouvons cela très regrettable.

Lorsque les sapeurs-pompiers font remonter des éléments, ils suivent la voie hiérarchique. C'est aussi ce qui a été fait aussi pour cette synthèse, qui est dorénavant finale. Notre hiérarchie, c'est le directeur général de la sécurité civile et le ministre de l'intérieur. Avec ce document, nous voulions partager ce que nous avions ressenti et mettre en exergue certains éléments. Lorsque l'on fait un retour d'expérience, comme on a l'habitude de le faire pour chacune de nos opérations, on ne met pas en cause des personnes ; ce sont les systèmes ou les modes opératoires que nous questionnons.

Les acteurs de santé, de sécurité et de protection civile sont des personnes formidables : ils ont oeuvré durant la crise avec toute leur énergie, en mettant le mouchoir sur beaucoup de choses, notamment le temps familial et le temps professionnel. Néanmoins, un certain nombre d'éléments, factuels ou relevant du domaine du ressenti, montrent que les canons habituels de la gestion de crise n'ont pas été respectés : je pense aux principes figurant dans le plan Pandémie grippale de 2011.

Une crise sanitaire est typiquement une crise de protection civile, impliquant plusieurs ministères, multisectorielle. On peut s'interroger sur le choix qui a été fait de confier au ministère de la santé le pilotage de la crise, notamment dans les premiers temps. C'est la raison pour laquelle nous nous demandons pourquoi le plan de 2011 n'a pas été purement et simplement respecté, et pourquoi la gestion de cette crise n'a pas été confiée au ministère de l'intérieur.

Le premier principe de la gestion de crise, c'est le commandement unique. Durant les événements, nous avons vu qu'il y avait plusieurs décideurs de crise. Certains ministères avaient leur propre cellule de crise : cela nous interpelle en termes de doctrine de conduite des opérations.

Les directeurs des opérations de secours que sont les maires, les préfets, les préfets de zone n'ont, eux, pas eu la main sur la gestion de crise, alors qu'ils sont les interlocuteurs privilégiés des différents acteurs de la résolution de problématiques au quotidien : les forces de police, la santé, l'ensemble des acteurs et des associations agréées de sécurité civile, la médecine et l'offre de soin des territoires.

Tous ces acteurs assurent la résilience du territoire. Qu'il s'agisse d'une pandémie, comme la grippe H1N1, d'inondations, de feux d'espaces naturels ou de tout autre sinistre, par exemple Lubrizol, ils répondent à chaque fois à l'unisson, sous un seul commandement, sous une seule direction des opérations de secours.

Nous avons eu l'impression que la crise avait été administrée plus que gérée, conduisant à privilégier des initiatives locales. De notre point de vue, il n'est pas possible de gérer une crise comme on gérerait un établissement public ou une administration. La gestion de crise exige des fondamentaux et la prise de décision dans l'urgence, ce que savent faire les militaires, les gendarmes, les policiers, les sapeurs-pompiers, et les urgentistes qui sont avec nous sur le terrain. C'est parfois beaucoup plus difficile pour celles et ceux qui sont en administration centrale ou ailleurs, parce que leurs paradigmes habituels ne sont pas ceux de la gestion de crise. Pour reprendre un terme employé par le Président de la République, cette crise s'est révélée être une « guerre » contre la covid-19. En temps de guerre, les paradigmes sont totalement différents de ceux du quotidien.

Bon nombre d'acteurs de terrain - médecins de ville, infirmiers libéraux et autres acteurs de la sécurité - partagent notre ressenti, qui est décrit dans la synthèse finale. Les élus locaux des territoires ont eu aussi parfois ce sentiment. Les situations ont été très hétérogènes, et les difficultés vécues très différemment selon la personnalité des différents acteurs et décideurs.

La participation des sapeurs-pompiers n'a pas été à la hauteur de ce que nous faisons au quotidien. De notre point de vue - l'idée est non pas de faire du corporatisme, mais de mettre en exergue ce qui se passe au quotidien -, les sapeurs-pompiers sont des acteurs de la santé du territoire. Ce sont celles et ceux qui, avec 7 000 casernes et 250 000 personnels, qu'ils soient militaires à Paris et Marseille, professionnels, volontaires - c'est le cas de 80 % des sapeurs-pompiers -, assurent la santé dans les territoires avec leurs ambulances. Aujourd'hui, les soldats du feu sont devenus des soldats de la santé : ils effectuent plus de 4,16 millions d'interventions au bénéfice de la santé et du secours d'urgence aux personnes dans tous nos territoires.

Pour autant, nous avons eu le sentiment que c'était : « tout sauf les pompiers ». Heureusement, grâce au travail mené quotidiennement par les sapeurs-pompiers avec les urgentistes, ce mot d'ordre, plutôt lancé au niveau national, n'a pas été entendu ou exécuté. C'est la raison pour laquelle nous avons effectué des actions complémentaires qui ont permis de réagir avec pragmatisme et proximité.

Les sapeurs-pompiers ont réalisé plus de 100 000 interventions au bénéfice et au profit de nos concitoyens ; et près de 50 % des transports héliportés ont été effectués par les hélicoptères de la sécurité civile. Nous avons renforcé les centres d'appels et le tri à l'arrivée dans les hôpitaux, avec les passages covid et non-covid. Nous avons organisé des campagnes de tests dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), dans les collèges et dans toutes les entités, qui ont permis ensuite de relancer l'activité économique de notre pays.

À la demande des agences régionales de santé (ARS) ou de leur propre initiative quand les élus locaux ou les préfets les ont mis en avant, les sapeurs-pompiers ont pu faire en sorte que la lutte contre la covid puisse se faire avec leur aide. Ils ne réclament pas plus que cela en termes de reconnaissance. Puisque 84 % de leurs missions concernent le secours d'urgence aux personnes, pourquoi ne pas avoir davantage sollicité les pompiers en temps de guerre ? Pourquoi les avoir mis de côté ? Leur force, c'est l'engagement citoyen. Ce sont des personnes volontaires, disponibles, compétentes en matière de secours d'urgence au quotidien : il y a des médecins, des infirmiers, des personnes capables de faire énormément de choses. Or il n'a été fait appel à eux que par moments, et de manière très hétérogène.

La gestion locale de la crise doit sa réussite à quatre facteurs.

Le premier est le lien inaltérable entre les territoires et les sapeurs-pompiers.

Le deuxième est la robustesse, l'agilité et la capacité de réponse opérationnelle des services départementaux d'incendie et de secours (SDIS), qui sont des établissements publics. On peut dire que la départementalisation est une véritable réussite au bout de vingt ans. Les SDIS sont animés et dirigés par la direction générale de la sécurité civile.

Le troisième est le caractère hybride de notre organisation, avec des pompiers professionnels et des pompiers volontaires. Il est d'ailleurs important de rappeler l'utilité du volontariat.

Le quatrième, enfin, est le lien inaltérable, que personne ne pourra attaquer ou remettre en question, entre les rouges et les blancs, même si certains parlent de guerre entre nous. Les rouges ne souhaitent pas la guerre avec les blancs, pour une seule et unique raison : nous travaillons régulièrement sur le terrain ensemble. En revanche, des systèmes doivent être revisités. Des paradigmes de la fin des années 1980 nous ont permis d'assurer le secours d'urgence aux personnes pendant dix à vingt ans. Mais notre société a changé, et nous devons faire évoluer nos systèmes de réponse à l'urgence.

Une refonte en profondeur du système de santé, fondé sur une territorialité particulière, doit être menée, avec une attribution claire de la gestion de crise au ministère de l'intérieur.

Monsieur le président, vous avez évoqué les TGV. Des colonnes de renfort de sapeurs-pompiers étaient prêtes, avec des ambulances et des médecins, l'arme au pied, comme vous pourrez les voir tout au long de l'été lorsque les camions descendront dans le sud de la France pour lutter contre les feux d'espaces naturels. Pourtant, les personnels ont été renvoyés chez eux. Quelque temps après, nous avons entendu parler des TGV, qui ont fait l'objet de belles opérations de communication. L'idée est intéressante. Lorsque les attentats de 2015 ont frappé notre pays, on aurait pu évacuer des victimes vers d'autres centres hospitaliers. Mais pourquoi ne pas avoir utilisé les ressources qui étaient mobilisées ? Pourquoi ne pas avoir davantage recouru aux cliniques privées ?

Nous avons alerté sur la situation dans les Ehpad. La plupart des SDIS ont accompagné les phases de tests dans les Ehpad, afin de permettre aux soignants, aux accompagnants et aux patients d'être pris en compte.

Je veux évoquer la refondation du traitement de l'alerte. Duran la crise, on disait qu'il fallait toujours appeler le 15. Si on avait dit qu'il fallait toujours appeler le 18, ce numéro aurait été saturé de la même manière que le 15. Nous ne disons pas que le 18 aurait apporté une meilleure réponse que le 15. En revanche, nous réclamons un travail interservices au quotidien, avec des plateformes départementales de réception des appels d'urgence pour traiter l'accident cardiaque dans des délais qui permettent de sauver la plupart de nos concitoyens. Aujourd'hui, nous mettons la grippe, le conseil médical, l'accident cardiaque et l'accident de la route dans les mêmes tuyaux. Nous souhaitons un numéro d'appel d'urgence unique, le 112, comme dans la plupart des pays européens, avec des centres départementaux d'appels d'urgence, et un service d'accès aux soins doté d'un numéro dédié, qui est déjà testé dans trois régions, le 116 117.

Il faut faire de l'urgent d'un côté, du non-urgent et du conseil médical de l'autre. Pour cela, nous devons avoir des centres départementaux d'appels d'urgence dans lesquels l'ensemble des services de réponse à l'urgence doivent travailler ensemble.

Nous devons avoir une véritable ambition pour la protection civile. Pour cela, deux hypothèses se présentent à nous.

Première hypothèse, on peut conforter le Livre blanc de 2008. Depuis 2011, la DGSCGC a fait l'objet d'une refondation. La sécurité civile représente 5 milliards d'euros, en grande partie affectés aux SDIS. Nous devons renouveler des machines, notamment des hélicoptères de sécurité civile. S'agissant des avions bombardiers d'eau, des investissements sont en cours. Il faut accompagner les territoires dans les investissements lourds, répondre à la pandémie et à d'autres enjeux de sécurité et de protection civile.

Deuxième hypothèse, on peut avoir davantage d'ambition, comme d'autres pays européens. Certains pays ont choisi soit de positionner la protection civile auprès du Premier ministre, soit de dédier un véritable ministère à la gestion des crises, aux urgences et à la protection civile.

La réorganisation doit s'appuyer sur quatre piliers essentiels.

Le premier, c'est l'unicité de commandement. Au quotidien, les forces de police, les forces militaires et les sapeurs-pompiers ont un seul chef. Nous y répondons, ce qui évite la cacophonie.

Le deuxième, c'est la résilience de la population. La Fédération nationale et bon nombre d'acteurs, notamment ceux qui sont à vos côtés - le docteur Dolveck, qui travaille en Seine-et-Marne, et Christophe Prudhomme, pour la plaque parisienne -, savent que, lorsqu'elle est préparée, formée aux gestes qui sauvent, habituée à répondre à des situations d'urgence, la population nous accompagne, nous aide, nous protège, en permettant une bonne alerte et en adoptant les bons gestes face à une situation de crise.

Le troisième élément, c'est le renforcement du volontariat. Il faut des sapeurs-pompiers professionnels, des sapeurs-pompiers militaires, mais il faut aussi des sapeurs-pompiers volontaires dans tous nos territoires. Un plan est en cours de développement par le ministère de l'intérieur : il faut lui redonner un nouveau souffle. La directive sur l'engagement citoyen et civique, qui avait été engagée par le précédent ministre et à laquelle le Sénat était favorable, doit être portée au niveau européen. Nous avons besoin aujourd'hui pour la réponse au quotidien, mais aussi pour les situations exceptionnelles, d'avoir des citoyens engagés qui assurent la résilience de nos territoires. Les sapeurs-pompiers sont les premiers maillons de cette résilience.

Le quatrième élément, c'est la consolidation de nos services de santé, composé de professionnels et de volontaires dans les hôpitaux, qui viennent servir les SDIS, qui permettent le suivi médical de nos personnels, et qui concourent à l'aide médicale d'urgence. Ils interviennent dans les situations gravissimes, telles que les attentats, les feux de forêt, l'épidémie de covid-19. Ils permettent la régulation médicale, pour que le SAMU soit toujours plus efficace avec les sapeurs-pompiers.

Je terminerai par un point qui nous tient à coeur et que j'ai déjà évoqué : la dichotomie entre l'appel d'urgence et l'appel du non-urgent. Quand nous ferons cette séparation, comme d'autres pays l'ont fait depuis des décennies, nous arriverons non seulement à répondre beaucoup mieux à nos concitoyens, mais également à faire travailler nos services d'urgence tous ensemble. C'est la volonté de la Fédération nationale, et des sapeurs-pompiers de France de manière générale.

Monsieur le président, vous êtes d'un département du sud : lorsqu'il y a un feu de forêt dans votre territoire, ce sont les sapeurs-pompiers qui sont à la lutte. De très nombreux services agissent sous l'autorité d'une seule personne - le préfet -, pour trouver la cause du sinistre et éviter le plus possible les conséquences néfastes.

M. Alain Milon , président . - Dans ma ville, un feu a brûlé 4 hectares de végétation il y a deux jours.

M. Christophe Prudhomme, porte-parole de l'Association des médecins urgentistes de France . - La situation décrite par le colonel Allione est la résultante de l'absence de prise de décision et d'une situation connue depuis très longtemps. Deux services publics ayant vocation à travailler ensemble ne le font pas ; leur collaboration repose davantage sur les individus que sur une doctrine et une stratégie nationales. Cette guerre entre les rouges et les blancs a été une réalité, et elle le reste.

Dans une des plus grandes métropoles mondiales qu'est Paris, la situation est catastrophique : il n'y a aucune interconnexion entre les deux systèmes informatiques. Quand on appelle le 18 ou le 15, l'adresse est enregistrée dans un système informatique et l'opérateur, qu'il s'agisse d'un pompier ou d'un assistant de régulation médicale, prend son téléphone pour retransmettre par phonie l'adresse à son collègue afin d'organiser la chaîne des secours. Or chaque minute compte en cas d'arrêt cardiaque. Indépendamment du fait que notre population pratique peu les gestes de secourisme, la France a de très mauvais résultats en matière de prise en charge des arrêts cardiaques.

Lorsque deux systèmes sont sous pression financière - les pompiers, avec les conseils départementaux qui connaissent des difficultés budgétaires, et l'hôpital - et ne collaborent pas, on se retrouve dans une situation de crise.

Pour reprendre rapidement le fil des événements, j'étais de garde quand la ministre de la santé, Agnès Buzyn, a annoncé au Journal de 20 heures qu'il fallait appeler le 15 en cas de doute sur une éventuelle infection. Une heure après, notre standard a explosé... C'était une catastrophe. Un responsable politique prend une décision sans s'assurer qu'elle puisse être mise en oeuvre par son administration !

Nous n'étions pas préparés parce que nous avons passé notre temps à faire des projets sans les mettre en oeuvre À la suite de la grippe H1N1 et des attentats, il était prévu que nos standards puissent augmenter leurs capacités en actionnant un simple bouton.

Je travaille dans la Seine-Saint-Denis, l'un des départements qui ont été le plus impactés. Nous avions 60 lignes : si le nombre d'appels augmente, nous sommes saturés. Il a fallu un temps certain avant que nous puissions augmenter la capacité de notre autocommutateur (autocom) et pour recevoir tous les appels.

Je mets maintenant ma casquette de syndicaliste. Le mouvement des urgences et des SAMU réclame du personnel supplémentaire. On peut avoir un bon autocom, mais il faut des personnes pour décrocher ! Nous n'avons pu effectuer une montée en charge que de manière très progressive, car il fallait mettre en oeuvre, à la fois, des moyens techniques et des moyens humains. Pendant toute une période, des personnes appelaient, pour une inquiétude liée au coronavirus, un infarctus ou un arrêt cardiaque, et les délais de décrochage étaient de 30 minutes. Des appels n'aboutissaient pas parce que les lignes étaient saturées.

On peut envisager de nouveaux numéros de téléphone, mais, entre le moment où on prend une décision et celui où on l'applique, il peut se passer du temps, en particulier dans notre pays... Aujourd'hui, les moyens informatiques nous permettent d'avoir une interconnexion. Dans certains départements, que le citoyen appelle le 15 ou le 18, c'est transparent, parce que les gens travaillent ensemble. Il existe même des centres de régulation en commun, sans qu'il soit nécessaire d'être physiquement en commun. Avec le même système informatique, on sait où sont les moyens des pompiers et ceux des SAMU, et on les utilise au mieux. Pour la chaîne de survie, il faut utiliser le maillage du territoire assuré par les pompiers - des secouristes professionnels qui arrivent avec de l'oxygène, leurs techniques, un défibrillateur - et celui moins dense du SAMU, qui met 10 à 15 minutes de plus pour arriver, voire, dans certaines zones du territoire, un peu plus longtemps.

Il y a urgence aujourd'hui à travailler ensemble, mais nous avons un problème de doctrine. Celle du ministère de la santé et d'une partie des médecins qui sont à la tête des SAMU est en contradiction totale avec ce que nous défendons. Quel est le bon territoire pour travailler ensemble, sachant qu'il y a trois interlocuteurs - la ville, l'hôpital et les pompiers ? C'est le département, et non la région.

Or, aujourd'hui, le ministère de la santé ferme des SAMU départementaux, avec l'aide des médecins, pour se concentrer sur les plateformes de régulation régionale. Nous ne sommes déjà pas en capacité de décrocher au niveau du département ; à une échelle plus grande, on assistera forcément à des dysfonctionnements.

Le SAMU de la Nièvre a fermé en octobre 2018. En plein Ségur de la santé, le directeur général de l'ARS de Bourgogne-Franche-Comté se déplace à Auxerre pour annoncer que le plan de fermeture des SAMU reste d'actualité, avec comme objectif 2022-2023, contre l'avis des élus locaux, des personnels - toutes catégories confondues - et des pompiers départementaux. C'est un problème politique au sens noble du terme : comment peut-on vivre dans les territoires ? De quels services publics avons-nous besoin ? Comme chaque euro est compté, il faut essayer de collaborer pour obtenir des gains d'efficience.

Nous sommes aujourd'hui dans une situation de crise grave. L'hôpital continue à fonctionner de son côté, et les services d'incendie et de secours, avec leurs multiples missions, de l'autre. Comme l'a dit le colonel Allione, leur activité principale au quotidien, c'est non pas les feux, mais bien le secours aux personnes. Nous devons avoir une stratégie qui soit clairement énoncée, avec un maillage du territoire. Il n'est pas sérieux de sous-traiter à des boîtes privées, ce qui nous coûte très cher, les hélicoptères de la sécurité civile, et que le maillage du territoire ait de nombreux « trous dans la raquette ».

L'Allemagne a un système héliporté. On trace un cercle autour du rayon d'action de l'hélicoptère et on vérifie si tout le territoire est couvert. En France, entre la sécurité civile et le SAMU, nous n'avons jamais pu réaliser une telle carte.

En tant que syndicaliste, je suis très heureux d'avoir été invité par votre commission d'enquête. Nous avons beaucoup souffert pendant cette crise. Nous demandons des moyens, ce qui englobe des méthodes d'organisation pour nous aider à mieux travailler. Il faut éviter les impasses qui conduisent des personnels à baisser les bras, car ils ne veulent pas continuer à travailler dans ces conditions.

Un plan doit être élaboré d'urgence, avec des mesures immédiates, et d'autres à moyen et long termes. À long terme, il s'agira peut-être du numéro unique 112, qui a des avantages et des inconvénients. Je veux apporter un bémol aux propos du colonel Allione : une personne qui appelle ne sait pas ce qui est urgent. C'est la raison pour laquelle il faut faire le tri. Nous devons mutualiser nos moyens. Les systèmes de téléphonie modernes permettent de le faire très rapidement, même si nous ne sommes pas physiquement au même endroit.

En tant que sénateurs, vous représentez les territoires : je vous demande de stopper ce qui est contenu dans la réforme « Ma santé 2022 », c'est-à-dire la régionalisation des SAMU, la concentration des moyens dans les métropoles et la désertification des territoires.

Je reprends ma casquette de médecin pour attirer votre attention sur un point : quand une personne est à plus de 30 minutes d'un service d'urgence et de l'arrivée d'un véhicule du SAMU, le principe constitutionnel d'égalité de traitement de tout citoyen, quel que soit son lieu de résidence sur le territoire, n'est pas respecté.

C'est une des raisons pour laquelle on assiste à une certaine défiance envers la politique, notamment avec les « gilets jaunes » et les mouvements sociaux. Une partie de la population, qui comprend les personnels de santé travaillant dans les hôpitaux de proximité, se sent complètement abandonnée face à cette politique de rouleau compresseur, qui les déçoit beaucoup.

Or, aujourd'hui, nous manquons de professionnels de santé pour faire fonctionner le système. Gardons ceux qui sont en poste et donnons espoir aux jeunes que demain sera meilleur qu'hier et aujourd'hui.

M. François Dolveck, directeur des urgences du Centre hospitalier de Melun - Marc Jacquet . - Merci pour cette invitation. Je vous présenterai les choses du point de vue d'un directeur de SAMU et d'un chef de service des urgences. Je suis également conseiller médical auprès du GCS Sesan d'Île-de-France, qui déploie tous les systèmes d'information de santé régionaux, et directeur médical de la première école d'assistants de régulation médicale de la région d'Île-de-France auprès de l'Assistance publique.

Nous avons vite compris la nature de cette crise. L'ARS assurait le pilotage avec des réunions quotidiennes auprès des directeurs d'établissements auxquels étaient associés les présidents de commission médicale d'établissement (CME). Du côté des SAMU, nous avions une réunion journalière des huit SAMU afin de nous coordonner, de mettre en place les moyens dont nous disposions et, surtout, de bénéficier de l'expérience de chacun. Dans chaque établissement, une cellule de crise a été mise en place. En tant qu'opérateur local, j'estime que cette organisation était claire et qu'elle nous a permis de mettre en oeuvre un certain nombre de solutions, que j'évoquerai plus tard.

Nous avons fait face à une crise tout à fait inhabituelle, avec des volumes de prise en charge, que ce soit téléphonique ou de patients à l'hôpital en réanimation, qui ont surpris tout le monde. Comme le faisait remarquer le colonel Allione, que ce soit le standard du SAMU ou des pompiers, les volumes étaient tels qu'il a bien fallu s'adapter. Ce n'est pas la couleur du standard téléphonique qui était en jeu ; nous devions nous organiser et mettre en oeuvre des innovations techniques, ce qui a été fait.

Pour la partie que je représente, le SAMU, nous avons été en quelques jours en capacité d'absorber un volume d'appels qui, dans certains départements, étaient multipliés par dix - dans mon département, par sept. Nous avons « upgradé » nos autocoms et mobilisé très largement nos personnels. À titre d'exemple, 90 personnes - médecins, assistants de régulation médicale (ARM) et autres personnels - travaillent au SAMU ; nous avons eu recours à de l'aide extérieure, et plus de 250 personnes se sont mobilisées. Au lieu d'être à 15 en salle de régulation, nous étions entre 45 et 50. Tous ces personnels ont été intégrés en moins d'une semaine. Imaginez le défi et les prouesses organisationnelles qu'il a fallu déployer !

La solidarité a été très importante. Nous avons eu la chance d'avoir des outils techniques qui nous ont permis de disposer en temps réel du nombre de places disponibles en réanimation dans toute la région. Au moment le plus dur de la crise, il ne restait plus que 14 lits de réanimation dans la région. Les évacuations qui ont eu lieu vers la province ont soulagé les services de plus de 250 lits, ce qui n'est pas rien. Il aurait fallu faire encore des efforts locaux pour augmenter les capacités, lesquelles étaient déjà extrêmement élevées : elles ont été multipliées par quatre ou cinq selon les établissements. L'hôpital de Melun, qui a 20 places de réanimation, a pris plus de 110 patients en charge et s'est retrouvé à la cinquième ou sixième place des établissements qui ont accueilli le plus de malades.

Les Ehpad ont été un sujet majeur de discussion pendant la crise. De nombreux établissements et acteurs de santé ont mis en place des organisations très innovantes. Dans mon établissement, nous avons constaté, en nous rendant dans les établissements, que les patients pouvaient décéder de la covid évidemment, mais également de l'isolement et du confinement. On connaît les problèmes d'effectifs des Ehpad auxquels s'est ajouté le fait que de nombreux personnels et médecins de ces établissements étaient malades, ce qui a pu conduire à une forme de « déshérence ».

Une initiative a été prise, celle de constituer des groupes multidisciplinaires gériatres-urgentistes-hygiénistes-infectiologues-secouristes qui se sont déplacés dans toutes les Ehpad, ce qui a brutalement fait baisser la mortalité, en apportant des soins simples, habituels, pour des problématiques de pneumopathie ou de réhydratation liée au confinement. Nous sommes revenus à des taux de mortalité équivalents à une période normale. La rupture a été nette : le nombre de morts par jour dans les 27 Ehpad dont nous nous occupions est passé de 47 à 5, à partir du moment où nous sommes intervenus.

Chaque établissement a essayé de mettre en place à l'échelle de son département des mesures de ce type, et chacun a pu le faire à la hauteur de ses moyens.

C'est évidemment en temps de crise qu'on améliore les relations avec ses partenaires. En Seine-et-Marne, les relations avec les associatifs étaient historiquement inexistantes ; elles ont été reconstruites durant la crise, et sont bonnes.

Il y a eu aussi une mobilisation intéressante des ambulances privées. Les interactions avec les sapeurs-pompiers sont réelles au quotidien. Les quatre départements de la grande couronne parisienne sont interfacés avec les sapeurs-pompiers - et les trois départements de la petite couronne sont en cours : nous transférons les dossiers informatiquement pour récupérer les informations, et cela fonctionne bien. Cela n'a pas empêché d'avoir des officiers sapeurs-pompiers, à ma demande, qui sont venus en régulation du SAMU pour faciliter le lien : le lien informatique est une chose, le lien organisationnel et présentiel est autre chose, mais les deux étaient possibles. Je n'ai pas été le seul à le faire. Les sapeurs-pompiers participaient au tri à l'entrée des établissements. Les relations sont polymorphes d'un département à l'autre, donc je ne ferai pas de généralité. Dans certains départements, les collaborations ont été efficaces, dans d'autres elles ont été plus difficiles.

L'enjeu médical par rapport à la régulation est très fort. La régulation sert à avoir une entrée commune pour tous les patients ayant une nécessité de soins, notamment non programmés. Elle sert à trier et à essayer de faire rentrer au mieux le patient dans un parcours de soins. Ces métiers se sont développés depuis 20 à 30 ans. - actuellement, onze écoles d'ARM ont ouvert sur tout le territoire, dont une à Paris. Les trente premières secondes sont fondamentales pour pouvoir faire ce tri, essayer de bien faire rentrer les patients dans les bons parcours de prise en charge. C'est ce qui a été fait pendant cette crise. Nous avons eu des armées de « décrocheurs », qui ont été formées et ont été mises en place. Ils peuvent réadresser l'appel en fonction des besoins : arrêt cardiaque, accident, covid... Cette idée du sas a fonctionné et a permis d'absorber des volumes d'appel quatre à sept fois plus importants.

Autre élément intéressant : le SAMU et le téléphone ne sont qu'un hub dans les services de santé. Nous nous sommes organisés pour faire venir des infectiologues et des gériatres en régulation. La régulation est multidisciplinaire, et ne repose pas uniquement sur des urgentistes. Cette pluridisciplinarité se fait dans un contexte de santé.

Il nous a fallu quelques jours pour passer de 1 500 à 7 000 appels par jour. Néanmoins, cette organisation n'a pas conduit à un système dégradé. Nos taux d'appels ne nous satisfaisaient pas, et nous y travaillions depuis de longues années. Or nous avons atteint le 100 % de taux de décrochage, et 0 % de perte d'appel. Nous nous sommes adaptés avec des renforts, et avons atteint un niveau de service jamais obtenu auparavant.

Nous demandons donc de conserver ces moyens pour avoir cette efficacité. Tous mes collègues des autres SAMU vous le diront : les renforts et l'organisation à l'hôpital ont été fondamentaux pour traiter les volumes de patients.

Nous avons eu des échanges avec l'ensemble de nos partenaires dans cette crise de santé. Les SAMU ne sont pas seuls au monde et ne voudront jamais l'être, mais si cette expérience permettait de consolider les effectifs pour rendre le service actuel, nous tirerions un grand bénéfice de la situation. Cela correspond, au maximum, à 10 à 20 % d'effectifs supplémentaires, pour un service de très grande qualité.

M. Alain Milon , président . - Je vous remercie. Je demande à M. le contrôleur général Marc Vermeulen, conseiller du président de la FNSPF chargée de la doctrine opérationnelle, et au médecin-colonel Patrick Hertgen, vice-président chargé du secours d'urgence aux personnes et du service de santé et de secours médical, de prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Marc Vermeulen et Patrick Hertgen prêtent serment.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Monsieur Prudhomme, j'ai bien suivi les épisodes en Bourgogne Franche-Comté avec l'ARS et je partage totalement vos propos, de même que je partage le constat de l'inégalité de l'accès aux soins sur le territoire. Je suis élue du Jura, où l'on nous ferme des maternités : les femmes ont le droit de faire deux heures de route - lorsqu'il n'y a pas de neige - pour aller accoucher. Les enfants ont le droit de naître au bord de la route... Vous avez parlé d'organisation insatisfaisante, de saturation des standards, et des problèmes que cela pose en cas d'arrêt cardiaque. Vous évoquiez que, durant toute une période, le délai de décrochage était de 30 minutes. Pouvez-vous caractériser cette période ? Avez-vous une idée du nombre de victimes que cette désorganisation a provoqué ? Nous avons entendu parler de pertes de chances et de dysfonctionnements, mais avez-vous connaissance du nombre de victimes que cela a généré ?

Colonel Allione, vous dites avoir la perception d'avoir été mis de côté. Comment cela s'est-il caractérisé ? Est-ce juste une impression ou y a-t-il eu une directive pour mettre de côté les sapeurs-pompiers ?

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

M. Christophe Prudhomme . - J'ai évoqué l'intervention de Mme Buzyn le 24 janvier. Nous avions renforcé le personnel, mais nous n'avons eu les outils techniques, les autocom, pour avoir des lignes supplémentaires, que le 13 mars. Heureusement, le pic d'appels s'est un peu tassé après le 24 janvier. Mais fin février et début mars, le nombre d'appels a très fortement augmenté. Nous avons eu les deux autres barrettes d'autocom le 24 mars. Nous avons multiplié le personnel disponible, mais sans matériel supplémentaire, du 24 janvier au 13 mars : étudiants en médecine, collègues médecins ayant vu leur service fermer comme des biologistes et radiologues ont aidé à la régulation. Le délai était très long pour une raison simple : à la suite de la grippe H1-N1 et des attentats, il était prévu que nous ayons ces barrettes d'autocom et que nous puissions les activer en moins de 24 heures. Or elles n'étaient toujours pas installées. Il a fallu du temps pour trouver les techniciens, leur faire percer des trous pour passer les câbles, etc .

Nous ne savons pas combien de personnes sont mortes de la covid, nous connaissons juste la surmortalité globale, comme pour la grippe traditionnelle. Certaines personnes sont restées à domicile, avec des formes peu graves au téléphone, ont eu des formes graves ensuite. Au téléphone, on limitait les hospitalisations car on avait des problèmes de capacité d'accueil. Ces personnes ont fait des complications thrombo-emboliques et sont mortes d'embolies pulmonaires. Cela nécessite de réaliser des études, mais il est clair que la prise en charge des patients n'a pas été optimale. Nous ne pouvons pas encore chiffrer cette perte de chance. Il faudra faire la part des choses sur la surmortalité.

Bien sûr, nous nous sommes organisés et nous avons fait le maximum. Mais il ne faut pas rosir les choses : si l'on veut être préparé pour l'hiver prochain, il faut dire les choses, même si parfois il y a des maladresses ou des noms d'oiseaux qui volent. Ces problèmes existent depuis très longtemps, et aucun gouvernement, quelle que soit sa couleur politique, n'a eu le courage de traiter ce dossier. Les deux services publics les plus appréciés des Français - les sapeurs-pompiers et les services d'urgences et de SAMU - ne travaillent pas ensemble. Oui, il y a des endroits où nous travaillons ensemble, mais d'une manière générale, il n'y a pas de doctrine claire qui permette qu'à l'échelle nationale tout aille bien. Cela ne peut pas reposer que sur des individus, c'est de la responsabilité du politique.

M. Grégory Allione . - J'entends les propos du chef du service du SAMU en Seine-et-Marne. Certes, tout a pu se faire, mais tout s'est fait au pied levé, de manière artisanale et non anticipée ni planifiée.

Je connais la formation exigeante des ARM, des gens de grande valeur qui répondent au quotidien à la détresse de nos concitoyens. Nous sommes étonnés qu'en quelques minutes on ait formé de nombreux collègues.

Nous avons un document chiffré, et je suppose que le chef du SAMU de Seine-et-Marne en a aussi. Nous avons des relevés de délais de réponse. Selon les médecins, il faut répondre à l'appel dans les 30 secondes pour pouvoir avoir énormément de chances de sauver une personne d'un arrêt cardiaque. Or durant cette période, les délais étaient bien supérieurs. En Autriche, au Danemark, lorsque l'urgent a été séparé du non-urgent, la crise de la covid n'a pas eu d'impact sur la prise d'appels. C'est un sujet non seulement de personnel - que je ne connais pas, car je ne suis pas dans un centre hospitalier ou de traitement de l'alerte des SAMU -, mais aussi organisationnel.

Madame Vermeillet, un membre éminent de notre comité exécutif vient du Jura. Je suis opposé à la régionalisation des SAMU, à une organisation régionale de la réponse aux urgences, car la proximité et la réactivité sont les conditions du succès, pour assurer la sécurité de nos concitoyens.

Le « tout sauf les pompiers » est une perception, mais je vous donnerai trois exemples pour l'étayer. Sur la plaque parisienne, il est arrivé des hélicoptères de l'armée et de la sécurité civile. Il y avait des ambulances des sapeurs-pompiers. Or, à un moment donné, on leur a refusé l'accès pour ces transferts-là. Cela a duré quelques jours, avant d'être corrigé par la suite. On peut retrouver des images sur les réseaux sociaux, certains s'en amusent d'ailleurs. Oui, à certains moments, les ambulances rouges n'étaient pas autorisées à aller sur les tarmacs pour récupérer les patients pour des transports interhospitaliers, alors que c'est ce que l'on nous demande régulièrement, même lorsque nous avons à traiter de l'urgence et que les ambulanciers privés pourraient être justement activés sur ces interventions.

Deuxième exemple, à Besançon, un hélicoptère de la sécurité civile armé par un collègue médecin sapeur-pompier a dû débarquer ce dernier pour permettre à un collègue du SAMU de monter. L'ordre est arrivé de Paris...

Troisième exemple, des colonnes de véhicules de secours et d'assistance aux victimes (VSAV) avaient été préparées par le Sud-Est. Elles ont été démontées pour laisser d'autres vecteurs faire du transfert de patients... Voilà ce qui nous fait avoir ce sentiment. Je n'ai pas la preuve qu'il y a eu un mot d'ordre, et heureusement il y a eu des gens intelligents qui ont permis d'outrepasser ce sentiment. Mais connaissant certains individus, oui, nous suspectons des mots d'ordre.

- Présidence de M. Alain Milon, président -

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Comment êtes-vous montés en charge pour le personnel intégré à la régulation ? Lors d'un débat début mars, je m'étais interrogée sur la décision de tout orienter vers le 15, et sur sa capacité à répondre aux appels.

Hier, les médecins généralistes et les infirmiers se sont plaints de ne pas avoir été intégrés plus tôt au dispositif, en raison de ce déport sur le 15 au début, avant qu'on ne fasse marche arrière. Il y avait aussi le fait qu'ils étaient sous-équipés, peut-être une crainte des patients. Que pensez-vous de la place de la médecine de ville dans le dispositif ?

Qu'en est-il de la rupture de soins ? Lors d'une audition précédente devant la commission des affaires sociales, vous nous aviez dit qu'il semblerait qu'il y ait des chiffres d'arrêts cardiaques supérieurs à la normale en région parisienne. Avez-vous ces statistiques sur des ruptures de soins, ou l'impossibilité de joindre les services d'urgence ? Sentez-vous une reprise de l'activité en milieu hospitaliser pour pallier ces difficultés liées à la rupture de soins ?

En Île-de-France, aviez-vous une gradation dans l'orientation des patients par rapport aux établissements hospitaliers, AP-HP ou autres, en fonction des capacités de ces établissements à recevoir les malades selon la gravité du cas ? Certains services sont plus spécialisés que d'autres. Comment était faite cette orientation ?

Les directeurs de l'ARS d'Île-de-France et de l'AP-HP hier nous ont dit qu'ils avaient un plan en cas d'énorme surcharge, et qu'ils auraient peut-être réduit les critères d'admission en urgence et en réanimation, mais qu'ils ne l'ont jamais fait, car le point de rupture n'aurait pas été atteint. Le confirmez-vous ?

Les médecins de ville nous ont dit qu'ils avaient un standard dédié réservé aux professionnels pour demander des hospitalisations, mais avec des temps d'attente parfois considérables, de 40 ou 45 minutes.

Colonel, dans votre note, vous dites que les préfets semblent avoir été relégués au second rang dans la gestion de la crise, en raison d'une absence de dialogue avec les ARS, et que la gestion de la crise n'a pas été homogène jusqu'au 2 avril, lorsqu'il a fallu préparer le déconfinement. C'est un peu comme lorsque nous faisons des textes de loi : nous n'utilisons pas certains termes, car nous devons être précis. Nous avons entendu cela sur le terrain, avant même la commission d'enquête : les liens entre ARS, directions départementales et préfet fonctionnaient parfois très bien ; dans d'autres départements, ces structures étaient totalement séparées et il n'y avait pas de coordination, ce qui a été préjudiciable à l'efficacité de la prise en charge. Pouvez-vous être plus précis en nous citant des cas ? Il faut que nous puissions avoir une vision, département par département, sur la manière dont les choses se sont passées, si nous voulons remédier aux difficultés.

M. Christophe Prudhomme . - Nous avons bricolé. Nos jeunes étudiants se sont mobilisés, ils ont beaucoup appris, en ont été satisfaits. C'était une expérience, mais elle s'est faite aussi sur le dos des patients, malgré la formation et l'encadrement. Nous avons propulsé en première ligne, brutalement, des gens de bonne volonté, plus ou moins jeunes. Ainsi, nos collègues biologistes affectés en régulation étaient d'abord un peu inquiets. Puis ils se sont rendu compte que c'était beaucoup de bon sens parce qu'il y avait un tri des appels. Ils prenaient les appels peu graves, et ils bénéficiaient de nombreux conseils. Ils ont donc repris confiance.

La centralisation par les ARS est une catastrophe au niveau régional : la médecine de ville n'a pas été utilisée. Actuellement, dans mon département, il y a un foyer de covid à Saint-Ouen. C'est l'ARS qui veut tout organiser. J'étais de garde au SAMU, en salle de régulation à Bobigny, au moment du problème, et personne ne nous a prévenus ! Alors qu'il existe un « bruit de fond » avec de nouveaux malades, dont quelques-uns en réanimation, il faut s'appuyer sur nos collègues de la ville, et non sur un système administratif centralisé. Il faut leur donner les moyens de faire les tests et les dépistages. Ce sont eux qui connaissent les familles qui sont dans les quartiers. Je suis assez direct : dans les ARS, ils remplissent un tableau Excel, mais une fois étudié, l'épidémie est déjà passée à un stade plus avancé... Cela nous a mis en colère. Sur la gradation de l'orientation des patients, je vous le dis clairement : vous avez entendu M. Rousseau et M. Hirsch, mon directeur général. Ils n'étaient pas sur le terrain. Nous étions en rupture : nous avons retardé la prise en charge de patients. Or tout retard à la prise en charge entraîne une surmortalité. Nous n'avions pas la capacité de mettre les patients immédiatement en réanimation, donc on les amenait dans les services d'urgence, en attendant de voir comment ils évoluaient, alors qu'ils auraient été beaucoup mieux dans un lit de réanimation.

Ensuite, on nous a imposé de manière autoritaire les TGV sanitaires. Il fallait le faire dans le Grand Est, mais l'Île-de-France est une des plus grandes métropoles mondiales ; nous avions des locaux vides dans les hôpitaux. Il aurait été intéressant de discuter avec nous de la stratégie : faut-il faire des TGV sanitaires, ou plutôt transférer du personnel et du matériel dans des locaux qu'on peut aménager très rapidement, que ce soit à l'Hôtel-Dieu, ou à l'hôpital Jean-Verdier dans mon département ? L'Assistance publique a voulu accélérer l'ouverture d'un nouveau bâtiment à l'hôpital Henri Mondor, mais c'était trop tard, il n'a pas servi. Durant une situation de crise, il faut faire confiance aux professionnels sur le terrain. Nous nous sommes organisés entre nous, avec les collègues de la ville et les pompiers localement. Nous savions ce que nous avions à faire.

Je m'inscris en faux avec un élément du rapport de la Fédération des sapeurs-pompiers. Nous avons utilisé les moyens du secteur privé à but lucratif. Le problème de ce secteur, n'en déplaise au président de la Fédération de l'hospitalisation privée (FHF), M. Lamine Gharbi, c'est qu'ils ont fait le choix de concentrer leur activité sur l'ambulatoire. Il y avait donc très peu de lits de réanimation, et ceux-ci ont été vite pleins. Nos collègues ont ouvert des lits dans leurs salles de réveil ou leurs blocs opératoires, mais dans un environnement et avec des techniques souvent limités. Ils ont donc été utilisés pour des malades intermédiaires.

J'insiste sur le manque d'anticipation en raison d'une chaîne de décision très longue. Les ARS sont très loin du terrain, et les délégations territoriales ont très peu de pouvoir de décision et de moyens. Bien sûr, certains délégués territoriaux nous ont beaucoup aidés parce qu'ils étaient débrouillards, mais le mode de fonctionnement et d'organisation des ARS fait que tout remonte vers le directeur général, qui décide de tout, alors qu'il est très loin du terrain. Nous avons toujours été en retard d'un TGV, toujours été en difficulté.

Nous sommes inquiets pour la suite des événements. Il y a quinze jours, j'ai reçu une note de l'équipe d'hygiène de mon établissement m'indiquant que, alors que nous sommes en période d'activité normale, il y a des tensions sur les gants. On nous indique donc que les gants doivent être utilisés pour tel type de gestes, et pour le reste, on se lave les mains... Fin janvier, l'équipe opérationnelle d'hygiène expliquait que les soignants devaient porter systématiquement les masques FFP2. Un mois après, on nous disait que le masque chirurgical suffisait... Cela nous a fortement irrités. Il ne faut pas rosir la situation ; nous avons fait des choses fantastiques, certes, mais l'hôpital n'a pas tenu, contrairement à ce que certains collègues en responsabilité disent. Notre pays a eu une mortalité aussi élevée parce que nous avons toujours été en retard pour mener cette bataille.

M. François Dolveck . - Nos renforts sont constitués bien évidemment de personnels médicaux et de santé. Des professionnels de ville sont venus - médecins, quelques dentistes, des infirmiers, kinés, sages-femmes, etc . - avec une formation complète. Nous avons aussi eu recours à des étudiants en médecine ou d'instituts de formation en soins infirmiers (IFSI). Avant la crise, j'avais justement discuté avec mon directeur de département de la possibilité de constituer une sorte de réserve opérationnelle pour faire face aux épidémies de grippe. Ce n'était pas la bonne épidémie, mais nous avions commencé à réfléchir à ce sujet... Nous allons continuer à le faire pour former toutes ces personnes. Il a fallu du compagnonnage, et bien évidemment, nous n'avons pas transformé des étudiants en médecine ni des élèves infirmiers en ARM. Nous leur avons fait faire des tâches tout à fait spécifiques. Un encadrant pouvait en avoir quatre sous sa responsabilité, ce qui permettait de démultiplier les actions. Bien sûr, on ne peut pas créer des ARM en claquant des doigts, je partage la vision du colonel. En revanche, nous sommes capables de monter en charge en divisant les tâches pour répondre aux besoins. L'important serait de pouvoir maintenir cette réserve opérationnelle pour faire face à des situations de tension, qui reviennent très régulièrement. Si nous pouvions maintenir cette réserve opérationnelle en la faisant participer un peu à nos activités tout au long de l'année, cela nous permettrait de monter en charge encore plus vite que cette fois-ci.

Je n'ai pas grand-chose à dire sur les cliniques. Elles ont participé et sont montées en charge. En raison de pratiques qui n'étaient pas quotidiennes, nous avons essayé de mettre les patients aux bons endroits : nous n'allions pas prendre de risques ni pour les équipes médicales ni pour les patients. Mais ils ont été présents.

Sur la médecine de ville, je parlerai de mon département, la Seine-et-Marne, le plus pauvre de France en couverture sanitaire libérale, et pourtant le plus grand département d'Île-de-France, étendu sur 52 % de sa superficie. Nous avons travaillé avec les médecins libéraux et ils ont beaucoup donné, mais ce travail n'était pas simple. Dans le contexte actuel, les médecins libéraux se réorganisent, avec des dispositifs d'appui à la coordination et des organisations comme les Unions régionales des professionnels de santé (URPS). Cela a été difficile pour eux comme pour nous de nouer des interactions. Nous avons mis un peu de temps à trouver des interlocuteurs. Espérons que leur structuration nous aidera dans les prochains mois pour avancer collectivement.

Nous n'avons pas de chiffres sur les arrêts cardiaques, à voir dans les mois et années à venir... Nous avons le sentiment que les patients qui se sont présentés aux urgences après le confinement, qui avaient des maladies chroniques, étaient dans un état plus grave qu'avant la crise, car certains ajustements de traitement ont été faits moins facilement. Mais on parle de ressenti, et je suis très prudent.

L'activité a repris au même niveau qu'avant la crise : nous avons le même niveau de passage et les mêmes profils. Nous avons désormais des outils prédictifs assez intéressants qui ont été développés dans la région. Quelques indicateurs de tendance comme le taux de dyspnée - des difficultés respiratoires -nous aident à prévoir une augmentation des hospitalisations et leur durée ; nous pouvons ainsi anticiper et avoir un peu de prédictibilité sur notre organisation.

Pour le tri, nous avons fait notre métier de SAMU. Nous avons utilisé les plateaux techniques, et mis les patients les plus graves dans des unités de grosse réanimation spécialisées, et les patients intermédiaires allaient dans des lits de réanimation avec un plateau technique moins important. Nous essayions bien évidemment d'avoir cette lucidité pour ne pas laisser échapper des problèmes d'infarctus ou de vessie qui continuent à arriver. Tout cela n'a pas été facile, mais nous avons réussi à le faire dans des conditions pas trop mauvaises.

La prise en charge a évolué durant la crise : les traitements ont évolué, de même que le recours à des techniques invasives comme l'intubation. Actuellement, on sait que nous avons intérêt à retenir un peu, au bénéfice des patients. Comparer certaines périodes durant la crise est un jeu un peu dangereux, car il faut regarder en détail, en fonction des connaissances connues à tel ou tel moment.

Sur les préfets, je laisserai mon collègue répondre. Dans mon département, nous avions un point quotidien avec le préfet et l'ARS, et les choses étaient suivies. La mise en place de renforts de l'éducation nationale, des territoires, des protections maternelles et infantiles (PMI) a été organisée en lien avec l'ARS et la préfecture. Cela a mis un certain temps, mais nous a rendu de vrais services. On peut sûrement améliorer le dispositif.

M. Grégory Allione . - Je proposerai également à M. Vermeulen de répondre sur les associations agréées de sécurité civile et au médecin-colonel Hertgen d'intervenir sur la médecine de ville.

M. Dolveck a raison : les gens ont été formidables, ils ont donné le meilleur d'eux-mêmes, mais doit-on pour autant tomber dans l'autosatisfaction, ou doit-on se poser la question d'un fonctionnement qui aurait pu être anticipé, préparé, afin de faire les choses dans la simplicité et la sérénité ? Un plan Pandémie avait été rédigé ; il n'a pas été suivi. Comparons ce plan à la réalité, cela permettra de voir les différences entre l'objectif fixé et ce qu'on a dû réaliser sur le terrain.

Oui, il nous a semblé avoir été écartés et les préfets n'ont probablement pas joué le rôle qu'ils auraient dû et pu jouer - c'est une perception, d'où le terme « semble ». Le Sénat, c'est la chambre des territoires. Les sapeurs-pompiers sont sur les territoires, issus du territoire, et ils répondent aux territoires au quotidien. Lorsqu'ils ne sont pas sollicités, c'est que le préfet n'en a pas la directive ou n'en a pas la capacité. Vous comprenez ce que je veux dire. Mon collègue du SAMU fait chaque fois référence à son département ; j'ai tenté de ne pas le faire, car nous portons la voix de nos collègues à l'échelle nationale. Je suis dans un département où le siège de la préfecture correspond exactement au siège du délégué territorial de l'ARS, qui a un passé dans l'administration territoriale de l'État. Ce département n'est donc pas l'exemple de ce que nous portons dans notre rapport, car cela s'est formidablement bien passé, dans l'ensemble. Mais ce n'est pas la réalité de ce qui s'est passé dans d'autres départements, car certains délégués territoriaux de l'ARS n'étaient pas préparés à gérer la crise parce que le préfet n'avait pas de consignes particulières et que c'était le ministère de la santé qui gérait... La crise a été vécue différemment, avec des implications individuelles différentes. Mais la gestion de crise doit-elle répondre à des capacités individuelles et relationnelles ou être programmée et planifiée ? Au quotidien, notre personnel travaille régulièrement, planifie, répète les fondamentaux pour pouvoir être très performant lorsque la situation l'exige.

M. le contrôleur général Marc Vermeulen, conseiller du président de la FNSPF, chargé de la doctrine opérationnelle . - Il n'y a pas de guerre entre les sapeurs-pompiers et les associations agréées de sécurité civile ; ce sont des bénévoles, avec lesquels nous avons l'habitude de travailler. Souvent, il y a une porosité avec les bénévoles des associations de sécurité civile, qui sont également parfois sapeurs-pompiers volontaires chez nous.

Cela a été dit : il y a eu plusieurs phases dans cette crise de la covid-19. Juste avant le confinement, une explosion de la sollicitation a amené les sapeurs-pompiers, comme d'autres acteurs, à augmenter leurs capacités opérationnelles pour répondre à cette sollicitation et aux besoins de la population. Puis il y a eu les effets de la covid et du confinement qui ont modifié, de manière très importante, la mobilisation des SDIS. Comme notre activité est essentiellement liée à l'activité humaine, nous n'intervenions plus sur des accidents de circulation, nous ne faisions plus d'opérations diverses, nous avons diminué notre activité contre l'incendie et les sollicitations classiques pour secours aux personnes se sont réduites. Lorsqu'au niveau de la fédération, on voit que les associations de sécurité civile ont été employées au moment où il y avait une réduction de l'activité dans les services d'incendie et de secours, nous nous interrogeons : pourquoi avoir empêché des bénévoles de respecter le confinement et les avoir exposés au virus, alors même que nous avions des effectifs disponibles dans les centres de secours, du fait de la diminution de la sollicitation ?

Si l'on va plus loin, et cela a été dit, on ne connaissait pas les conséquences de la covid-19 sur nos effectifs. Nous aurions très bien pu avoir des effectifs malades, et à partir de là, nous nous serions potentiellement privés d'une réserve qui aurait pu nous suppléer, le cas échéant, ou si arrivait une seconde vague. Je ne fais pas de procès d'intention sur le fait d'utiliser ces associations en lieu et place des sapeurs-pompiers, mais si dans tous les départements, des points avaient été réalisés sous l'égide du préfet, les sapeurs-pompiers auraient pu dire qu'ils avaient des disponibilités. On aurait alors pu voir les choses autrement.

M. le médecin-colonel Patrick Hertgen, vice-président chargé du secours d'urgence aux personnes et du service de santé et de secours médical . - J'apporterai un complément sur la surmortalité en raison d'arrêts cardiaques. Je n'ai, pas plus que M. Dolveck, de réponse objective sur les chiffres. Mais nous observons que dès lors qu'on construit un système de gestion des appels d'urgence , qui depuis des décennies - les années 1980 - entend recevoir des appels d'extrême urgence et de situations vitales, et que dans le même temps on prend le même numéro, le 15, pour des motifs liés à des chiffres d'activité, on s'attend à recevoir de plus en plus de sollicitations pour des demandes de soins non programmés et on s'expose à une saturation de la réponse. On peut s'autosatisfaire en se disant qu'on s'est débrouillés, et je ne doute pas que tous les sapeurs-pompiers et les professionnels de santé ont travaillé du mieux qu'ils ont pu, de toutes leurs forces, avec la plus grande conviction. Je suis à la fois sapeur-pompier et médecin, j'ai ces deux qualités et refuse de les opposer dos à dos.

Mais le système qui amène au 15 à la fois des urgences vitales et une demande de soins conduit à sa surcharge. Et c'est ce que nous avons observé tous les jours, tous les ans, en temps normal. Les délais de décrochage du 15 sont le plus souvent incompatibles avec le traitement d'une détresse immédiate. Pour une telle détresse immédiate, il faudrait décrocher au maximum dans les 30 secondes : c'est l'American Health Association qui l'indique pour la prise en charge de l'arrêt cardiaque. Un bon système, c'est décrocher en 15 secondes ; la pire performance acceptable, c'est 30 secondes. Si on prétend recevoir des appels pour les urgences immédiates ou vitales, typiquement pour l'arrêt cardiaque ou d'autres détresses immédiates, on se met en capacité de tenir ces performances. Soit on prétend faire un travail beaucoup plus large d'accès aux soins, et alors il faut avoir d'autres prétentions. Mais on ne peut pas faire les deux à la fois. Cela a été démontré. Nous avons observé des délais moyens extrêmement élevés, comme un délai maximum d'attente de 12 minutes et 40 secondes à Paris durant le mois de mars. Nous ne prétendons pas que les personnes s'amusent à laisser sonner, mais le système a conduit à cela. Ce système a été construit par des personnes qui étaient déjà aux affaires dans les années 1980. La doctrine des SAMU en France est conduite par d'éminentes personnalités, aux affaires depuis 40 ans. Il ne faut pas s'étonner qu'aujourd'hui nous ayons un système obsolète ou une concentration de la doctrine qui reste figée dans les années 1980 pour des motifs qui tiennent à une volonté d'entre-soi plutôt qu'à une volonté de travailler ensemble. Partout où il y a eu des plateformes communes, où les moyens ont pu être mutualisés, les performances étaient meilleures.

On entend souvent dire qu'on ne peut pas donner aux citoyens la responsabilité de qualifier la gravité de leur situation, et que les conduire à choisir, ce serait les exposer au risque de passer à côté d'un infarctus avec une douleur atypique ou de l'accident vasculaire cérébral avec un signe qui semblerait bénin. Il est tout à fait faux d'affirmer que ce serait une perte de chance. Le professionnel de santé connaît son métier et saura réorienter si quelque chose de suspect l'intrigue. C'est fait tous les jours par les standards de SOS Médecins et bien d'autres.

Je ne sais pas dénombrer la surmortalité, mais il y a eu des délais totalement incompatibles avec la prétention à recevoir des appels pour des urgences immédiates, et non pas un jour ou deux, mais durant plusieurs semaines. Il y a une forte responsabilité non pas de ceux qui ont décroché en mars ou en avril, mais de ceux qui, depuis des décennies, maintiennent ce système, je pense, en toute connaissance de cause, pour des raisons d'entre-soi.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Je suis perplexe car j'ai entendu le colonel Allione refuser une guerre entre rouges et blancs, mais qu'est-ce que serait une guerre en entendant vos propos - l'apocalypse ?

Le président Milon vous a posé des questions précises. Votre réponse, c'est qu'il s'agissait d'un document de travail qui n'était pas validé. Pourriez-vous préciser si vos constats ont été faits par des pompiers, oui ou non ? Il faut revenir aux faits avant de refaire une construction politique qui va jusqu'au ministère. La population a le droit d'avoir des réponses à des questions simples.

Messieurs Dolveck et Prudhomme, avez-vous été appelés pour prendre en charge des personnes âgées en Ehpad ayant des symptômes de covid et qui nécessitaient une hospitalisation, et qui n'auraient pas été hospitalisés ? M. Dolveck a donné un chiffre terrible de la mortalité dans ces établissements, qui a été réduit après l'intervention du SAMU. Ces interventions ont-elles eu lieu sur instruction ou sont-ce des initiatives locales ?

À votre connaissance, en France, en mars et avril, est-on mort, oui ou non, d'un défaut de soins ?

Lors d'auditions précédentes, nous nous sommes interrogés sur d'éventuelles pénuries de médicaments. Avez-vous eu connaissance de cas de réduction de l'usage des médicaments en réanimation, par exemple où l'on n'aurait pas utilisé des sédatifs en continu, mais seulement lors de la mobilisation des patients ? Y a-t-il eu, oui ou non, des pénuries de pousse-seringues qui auraient conduit à mélanger différents produits dans ceux-ci ?

Est-ce que des personnes qui auraient été admises en réanimation, hors période de cette pandémie, ne l'ont pas été ?

M. Grégory Allione . - Je ne me permettrai pas de répondre sur la réanimation ou les médicaments, n'étant pas en capacité de le faire.

M. Alain Milon , président . - Les docteurs Prudhomme et Dolveck y répondront.

M. Grégory Allione . - Les sapeurs-pompiers et la fédération ont publié un rapport dans lequel nous avons vérifié toutes les remontées de terrain. C'est exactement ce que nous percevons, ce que nous savons et avons constaté. Si demain vous me demandez à quel endroit il y a eu pression sur la diminution du niveau de sécurité, tel taux de réponse aux appels ou telle intervention, je pourrai vous répondre. J'ai cité trois exemples factuels.

Dans le pré-rapport, nous indiquions qu'il y aurait pu y avoir moins de morts si les délais de réponse avaient étaient autres. Mais cela, même nos collègues médecins ne peuvent pas le mesurer. Ce n'est pas les petits sapeurs-pompiers que nous sommes qui pourront vous le donner, avec beaucoup d'humilité.

Nous avons voulu faire un retour d'expérience, car nous avons constaté qu'il y avait eu des manquements au respect de tout ce qui avait été programmé et écrit. Tout cela a été occulté. Nous souhaitons justement tout mettre en oeuvre pour mieux répondre à nos concitoyens.

Je vais répondre sur les Ehpad. Lorsqu'on est en situation de crise ou de guerre, c'est à peu près toutes les 7 secondes ce que nous vivons. Je ne souhaitais pas utiliser cette métaphore, mais quand un chef d'agrès de fourgon pompe-tonne se retrouve devant une façade où il y a le feu dans deux appartements, et que dans l'un vous avez une personne de 30 ans avec son enfant dans les bras, dans l'autre une personne âgée, et que vous n'avez qu'un seul vecteur aérien, où est-il marqué qu'il doive disposer l'échelle à tel ou tel endroit ? Qui sauver en premier ? Or c'est le travail de nos chefs d'agrès au quotidien... C'est la même chose pour les Ehpad. En temps de guerre, nos officiers et sous-officiers répondent à des situations tactiques dramatiques. Mais la position n'est écrite dans aucun livre. Devant le juge, régulièrement, nous répondons aussi de nos actes. C'est cela, une situation de crise ou de guerre.

M. Alain Milon , président . - Je vais reprendre les phrases que j'ai citées tout à l'heure pour essayer d'avoir des réponses plus précises de votre part aux questions de M. Jomier et aux miennes.

Vous avez écrit qu'il y aurait eu des « pressions sur les territoires en tension pour abaisser le niveau de protection de leurs agents » ; que des « requérants non-covid en situation d'urgence vitale n'ont jamais eu de réponse du 15 à leurs appels et sont morts dans l'indifférence générale » ; et que les évacuations par TGV seraient de « pures opérations de communication ». Cela n'a pas seulement été dit, mais écrit dans un rapport. Contestez-vous ces écrits, ou les assumez-vous ? Les assumer, cela veut dire que les personnes accusées pourront se défendre. La réponse que vous avez faite à Bernard Jomier ne me satisfait pas, personnellement.

M. Grégory Allione . - Je vous ai répondu de manière très claire. J'ai l'impression que vous voulez que j'assume ces écrits, ce qui ne sera pas le cas, car ils ne figurent pas dans la version finale. Le document de travail a permis à 250 000 personnes de s'exprimer, notamment au travers de l'ensemble des commissions que nous avons. Je ne peux pas assumer un travail dont la rédaction est perfectible. En revanche, oui, il y a eu pression dans les territoires. Oui, il y aurait pu avoir des morts. Mais mes collègues médecins n'ont pas pu y répondre, je n'aurai pas l'outrecuidance de prétendre y répondre.

Sur les opérations de communication et notamment les TGV, je me suis exprimé de manière exhaustive et précise. Oui, il y a eu certainement une volonté de communiquer sur ces opérations de transferts de malades, alors qu'il y avait certainement d'autres possibilités plus habituelles et opérationnelles, mais moins glitter, comme on dit en communication...

M. Christophe Prudhomme . - Effectivement, la première version du rapport était assez agressive ; des précisions ont été apportées.

Je partage complètement ce qui a été dit sur les opérations d'évacuation par TGV. C'était une opération de communication. Il s'agit de mon travail au quotidien : lorsque vous voulez transférer un malade avec des pousse-seringues une première fois dans une ambulance, puis dans un TGV - qui n'est même pas un TGV sanitaire -, c'est du bricolage... Mieux aurait valu organiser des convois d'ambulances. Si effectivement la stratégie était de poursuivre ces évacuations, j'ai clairement affirmé, avec le soutien d'un certain nombre d'élus locaux, dont la Ville de Paris, qu'il y avait une autre possibilité, à savoir de réarmer des locaux hospitaliers existants. J'ai même affirmé aux sénateurs qui m'ont interrogé, il y a quelque temps avec mon collègue, Gérald Kierzek, que Martin Hirsch a menti lorsqu'il avait prétendu qu'on ne pouvait pas utiliser les locaux de l'Hôtel-Dieu, parce que les fluides n'auraient plus été fonctionnels. J'ai demandé à des collègues d'aller vérifier. Ces fluides étaient toujours disponibles.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Ce n'était pas ma question, et vous avez déjà abordé ce point. Il serait temps de répondre directement.

M. Christophe Prudhomme . - D'accord. Mais il y a, lors d'un transfert vers un lit de réanimation, un risque lié au retard de prise en charge.

Des retards, je l'ai dit et je le répète, il y en a eu, lorsque nous devions prendre en charge un patient et que nous étions en difficulté pour trouver un lit de réanimation, en dépit de la mise en place d'une cellule dédiée. Le fait que ledit patient doive s'arrêter dans un service d'urgence en attendant que la place soit libre en réanimation, laquelle pouvait se trouver à 50 kilomètres de distance, a entraîné des risques pour ce malade. Statistiquement - des données françaises et internationales ont été publiées sur ce sujet, notamment une étude pilotée par le CHU de Poitiers -, on sait que tout retard de prise en charge en réanimation d'un patient nécessitant ce type de technicité représente une surmortalité de 30 %. Il faut être clair, nous avons travaillé en mode dégradé en faisant ce que nous pouvions.

Pour ce qui concerne les Ehpad, nous nous sommes arrêtés au fil de l'eau. Mais initialement, il y avait peu de places en réanimation. Nous avons donc eu tendance, en observant le rapport bénéfice/risque, à laisser un certain nombre de personnes dans ces établissements qui disposent d'oxygène et peuvent faire des prescriptions, plutôt que de les transférer à l'hôpital. Nous étions en effet en surcharge.

Ensuite, comme l'a dit mon collègue, heureusement qu'un certain nombre de collègues médecins de ville et hospitaliers se sont rendus dans les Ehpad ! Grâce à eux, la médicalisation n'y a jamais été meilleure. C'était fantastique : des médecins examinaient les patients et faisaient de la vraie médecine. Il était ainsi décidé, lorsqu'il existait des directives anticipées et parce que c'était le choix de la famille, de soulager tel patient et de le laisser en Ehpad ; tel autre était envoyé en réanimation... Voilà comment nous avons travaillé. Mais, dans un premier temps, nous avons dû freiner la prise en charge des patients en Ehpad parce que nous n'avions pas assez de lits de réanimation. Ce retard à la prise en charge est grevé d'une surmortalité.

S'agissant des médicaments, vous avez pu lire les directives adressées nationalement. Sur les sédatifs, nous étions en difficulté ; nous les avons donc remplacés par d'autres médicaments, certes moins maniables, mais cela n'a pas entraîné une dégradation catastrophique de la prise en charge. Nous avons essayé de faire comme nous pouvions, en bricolant avec les moyens du bord.

Nous étions à la limite pour les respirateurs. Un respirateur de secours d'urgence ou disponible dans les véhicules du SAMU, que l'on utilise pour ventiler un patient, n'est pas un respirateur de réanimation idéal lorsque les poumons sont très dégradés.

Je ferai une petite incise, à propos d'une autre opération médiatique. Dans mon service, nous mettons aujourd'hui au rebut les respirateurs qui ont été construits pour servir de matériel de secours, car ils sont obsolètes. On a beaucoup communiqué en disant qu'on allait fabriquer 10 000 respirateurs ; or ceux-ci ne sont pas faits pour équiper des lits de réanimation...

Lors d'un retour d'expérience, il peut y avoir controverse sur un certain nombre d'éléments et on peut ne pas être d'accord. Mais il faut avoir la volonté d'aller jusqu'au bout de la controverse pour, à un moment donné, trancher. Je ne dis pas que j'ai raison sur tout ; je suis pour que l'on mette sur la table l'ensemble des dysfonctionnements qui se sont produits pendant cette période, afin que l'on puisse s'améliorer par la suite.

Je terminerai sur le problème des lits de réanimation. Monsieur Jomier, chaque hiver dans mon SAMU d'Île-de-France, j'ai du mal à trouver des places de réanimation pour les personnes âgées qui viennent des Ehpad. Cela ne se produit pas seulement durant la crise ! Des collègues réanimateurs me disent : « Cette personne de 85 ans, mets-la aux urgences et puis on verra. » Quant à moi, en tant que médecin, je considère qu'au regard de son dossier et d'une analyse de la situation, il faut la placer en réanimation, même si l'on doit voir par la suite comment évoluera son état. Or nous n'avons pas suffisamment de lits de réanimation ! Nous sommes donc obligés, chaque hiver, de mettre en attente dans les services d'urgence des patients qui, parfois, partent en réanimation deux, trois ou vingt-quatre heures plus tard. Entretemps, leur état s'est dégradé : cela s'appelle une perte de chance.

M. François Dolveck . - Les questions sont nombreuses. Je vais reprendre deux points évoqués auparavant.

L'exemple cité, dans lequel un choix a été effectué entre une personne jeune et une personne âgée, me met assez mal à l'aise. L'organisation a été mise en place au vu des connaissances médicales qui existaient à un moment donné. Or nous avons tous pu constater que ces connaissances avaient évolué au fur et à mesure du temps.

C'est vrai, on nous a tous expliqué au début de la crise que la mortalité était quasiment de 100 % pour les patients âgés atteints de la covid. Je ne ferai pas de commentaires sur cet aspect-là. Nous avons donc appliqué, collectivement, ce qu'on nous disait. Dans le mode de fonctionnement normal et quotidien - aujourd'hui, ce matin, cette nuit comme demain -, un tri est fait pour déterminer quels patients doivent aller en réanimation. Au vu de nos connaissances de la maladie, nous avons tous fait collectivement, avec l'immense bienveillance dont nous pouvions faire preuve, un tri d'accès en réanimation.

L'état de nos connaissances a changé brutalement, en raison des visites que nous-mêmes et certains collègues médecins de ville avons effectuées dans les Ehpad. Lorsque vous expliquez à une équipe d'urgentistes : « Cet après-midi, il faut arrêter la médecine d'urgence et le SMUR, et faire des visites en Ephad parce qu'il se passe des choses que l'on ne comprend pas », il y a des réactions de surprise, et il faut accompagner ces équipes. Le retour que nous avons eu était le suivant : « On est très étonnés parce que cela ne s'y passe pas tout à fait comme on l'avait prévu. » Il a donc fallu s'adapter. Ce constat ayant été partagé, nous avons écrit des recommandations, au début locales, qui sont devenues régionales puisque nous les avons transmises à l'ARS et à l'ensemble des partenaires. Cela s'est fait selon un process assez vertueux de prise en charge.

Il n'y a jamais eu, à ma connaissance, de décision de refus au motif que « ce n'était pas possible ». Lorsque nous étions amenés à dire à un patient qu'on ne l'enverrait pas en réanimation et qu'on allait plutôt le laisser dans son Ehpad, en l'accompagnant pour qu'il aille mieux, nous le faisions au vu de la connaissance scientifique dont nous disposions à ce moment-là, et de ce qui était considéré collectivement comme étant la meilleure solution. J'insiste sur cette démarche parce qu'elle est vraiment importante et permet de répondre, certes longuement, à la question posée.

Un changement étant intervenu dans l'état des connaissances, nos pratiques ont changé et nous avons envoyé aux urgences et accepté en réanimation davantage de patients. Y a-t-il eu un décalage entre deux périodes ? La réponse est oui. Ce décalage était-il lié à un changement d'avis de notre part ? La réponse est non. Simplement, les niveaux de connaissances n'étaient pas les mêmes.

Concernant la pénurie de matériel, je suis un mauvais expert. On en a beaucoup parlé : oui, nous avons manqué globalement de respirateurs et il n'a pas été simple d'en obtenir. Oui, nous avons demandé à des sociétés installées à proximité des hôpitaux et disposant d'imprimantes 3D de nous fabriquer des raccords, notamment, et cela fut assez compliqué. Avons-nous utilisé toutes les drogues auxquelles nous avons recours habituellement, au quotidien, pour tous les patients ? La réponse est non. Nous avons utilisé des drogues anesthésiques qui permettaient d'obtenir des sédations de qualité.

Est-ce que nous étions proches des limites acceptables ? Oui, sûrement ! Néanmoins, les réserves opérationnelles, localisées dans quelques établissements de la région, étaient disponibles pour les services de réanimation et les SAMU ; elles ont été mises à notre disposition, mais n'ont pas été touchées.

Les nombres des morts et des arrêts cardiaques sont deux sujets différents. Le fait qu'il y ait davantage d'arrêts cardiaques est un sujet, le fait qu'il y ait eu des morts par déficit de prise en charge en est un autre. Je préfère le dire, parce que ce n'est pas la même discussion.

Je me permets de terminer mon propos en disant que je suis un peu choqué de points de vue qui ont été exprimés vis-à-vis de certains de mes collègues. Je vis certainement un quotidien d'une autre nature - je crois que nous ne devons pas personnaliser les difficultés, quand nous évoquons la gestion de cette crise nationale.

Mme Laurence Cohen . - Je remercie les uns et les autres pour leur franchise. En ce qui me concerne, je n'ai pas noté de personnalisation particulière dans les remarques ou les critiques qui ont été faites. Je suis membre d'une commission d'enquête et il est normal que nous approfondissions nos questions au fur et à mesure de nos auditions. En tout cas, cette table ronde est moins « ronronnante » que celle d'hier avec les directeurs généraux de l'AP-HP et de l'ARS d'Île-de-France - il n'y avait aucun esprit critique, aucune remise en cause !

J'ai d'ailleurs apprécié ce qui a été dit à l'instant sur les transferts ; j'ai moi-même posé une question hier sur le risque de perte de chance qu'ils pouvaient entraîner dans certaines situations et je me suis fait tancer pour avoir osé poser une telle question, alors que c'est évidemment une question très importante pour l'avenir. Nous devons éviter que des erreurs ne soient commises - tel est aussi notre rôle. Chaque région a connu des réalités différentes, mais il existait des solutions alternatives, le docteur Prudhomme en a parlé, comme la possibilité d'utiliser d'autres locaux pour accueillir des patients.

Vous avez beaucoup parlé les uns et les autres des tensions qui existaient à l'hôpital en termes de personnels et de lits, notamment en réanimation. Pour tirer les enseignements de ce que nous avons vécu et faire face aux tensions qui ne manqueraient pas de réapparaître en cas de rebond de la pandémie, rebond que je ne souhaite évidemment pas, ne faudrait-il pas anticiper et rouvrir des lits ? J'ai posé cette question hier à M. Hirsch qui m'a répondu de manière moins agressive que d'habitude que cela pouvait s'envisager d'un point de vue médical - en ce qui me concerne, je trouve que ce type de question devrait toujours s'envisager d'un point de vue médical, pas d'un point de vue comptable... Qu'en pensez-vous ?

Ensuite, vous avez parlé, docteur Dolveck, des groupes multidisciplinaires qui sont intervenus dans les Ehpad. C'est effectivement une réponse intéressante. Ne pourrions-nous pas élargir cette idée en dehors de tout contexte de crise ? Lorsqu'un établissement ou un service est fermé, on nous avance souvent l'argument du manque de personnel et de la nécessité de « fédérer les énergies ». Des équipes multidisciplinaires comme celles qui sont intervenues dans les Ehpad durant la crise ne pourraient-elles pas pallier ce fameux manque de personnel dans l'attente de l'embauche de nouveaux agents, ce qui éviterait des fermetures d'hôpital ou de service ? En tout cas, il me semble que cela pourrait améliorer les choses.

Ma troisième question s'adresse plutôt au colonel Allione, qui a parlé d'un commandement unique. Jusque-là, nous avons plutôt eu l'impression que, durant la crise, soit il n'y avait pas de pilote dans l'avion, soit il y en avait trop ! Du coup, l'avion a eu du mal à prendre son envol... Vous avez pris comme référence la crise de 2011, c'est-à-dire un commandement sous l'autorité du ministre de l'intérieur, donc du Premier ministre. Pouvez-vous préciser votre pensée sur ce sujet ?

Mme Angèle Préville . - Beaucoup de personnes âgées vivent seules chez elles et n'ont peut-être pas compris correctement les consignes. Est-ce que les sapeurs-pompiers ont reçu des appels de leur part durant la crise, lorsqu'elles ressentaient des symptômes ou se sentaient en situation de détresse ? Il me semble que nous n'avons pas mesuré cet aspect du problème.

En ce qui concerne le numéro d'appel unique pour les urgences, je partage ce qui a été dit. J'ai d'ailleurs déposé une question écrite à ce sujet.

J'aimerais avoir des précisions concernant les Ehpad. Vous nous avez indiqué que le taux de mortalité avait été élevé dans certaines circonstances, jusqu'à 47 décès par jour d'après ce que vous nous avez dit. Au bout de combien de temps interveniez-vous ? N'aurait-il pas été possible d'anticiper davantage ? Tout le monde pouvait imaginer dès le début de l'épidémie et sans être un professionnel qu'il y aurait un problème dans les Ehpad en raison du nombre de personnes fragiles qu'ils hébergent. Ces structures nécessitent donc évidemment une vigilance particulière.

Est-ce que quelque chose dans une doctrine quelconque dit qu'on ne peut plus rien faire pour une personne de plus de 85 ans ? Il faut tenir compte du fait que la population vieillit et qu'elle vieillit en meilleure santé qu'auparavant. Certaines personnes âgées ou très âgées sont toujours en pleine forme ! Ne faudrait-il pas modifier notre regard et nos attitudes à l'aune de ces évolutions ?

Qui plus est, nombre de personnes âgées ont survécu à l'épidémie - il me semble même qu'une centenaire a survécu au covid. Dans mon département, le Lot, il y a eu un cluster : la moitié des occupants d'une résidence autonomie a été testée positive au covid ; malheureusement, certains sont décédés, mais une majorité a survécu. Je crois vraiment que nous devons nous interroger globalement sur la manière dont la société considère les personnes âgées.

Mme Victoire Jasmin . - Il semble, d'après ce que vous avez indiqué, que pour les crises sanitaires les postes de commandement opérationnel ne sont pas coordonnés. Faudrait-il hiérarchiser différemment les postes de commandement pour les crises sanitaires ?

Concernant les plans de continuité d'activité (PCA), avez-vous des plans différents ? Sont-ils partagés ? Comment rendre ces dispositifs plus pertinents et efficients ? Chacun sait qu'il peut exister des discordances et des incohérences à certains moments entre les différents services engagés dans la gestion d'une crise.

Enfin, faut-il selon vous modifier la loi de modernisation de la sécurité civile ? Pour le moment, les crises sanitaires ne sont pas forcément incluses dans cette loi. Comment faciliter les prises de décision ? Cette loi est l'une des seules qui évoquent l'importance des voisins. Or c'est un aspect qui s'est révélé important dans cette crise.

Mme Michelle Meunier . - À force d'utiliser des termes guerriers, on en vient souvent à des crispations. Vous nous avez dit qu'il n'y avait pas de guerre entre les blancs et les rouges. Heureusement, parce qu'elle serait sûrement terrible !

Monsieur Dolveck, votre service serait revenu à un niveau quasi normal d'activité. Avez-vous aussi retrouvé les difficultés de fonctionnement que vous connaissiez auparavant ?

Monsieur Prudhomme, avez-vous déjà eu l'occasion d'évoquer tous vos griefs sur l'organisation et la régionalisation avant cette audition ? Je dois d'ailleurs dire que je les partage largement.

Enfin, colonel, que va devenir le document sur le retour d'expérience dont vous nous avez parlé ?

M. Arnaud Bazin . - Madame Cohen, il ne faut pas s'étonner que certaines auditions soient ronronnantes, comme vous dites, puisque, selon le Président de la République lui-même, notre pays n'a pas à rougir de la façon dont la crise a été gérée... Fermez le ban !

Sur le fond, j'ai été très surpris quand j'ai entendu la déléguée départementale de l'ARS nous dire que le fait qu'une personne soit en Ehpad justifiait qu'elle ne soit jamais envoyée en réanimation du fait d'un rapport bénéfice-risque systématiquement défavorable. Je voulais vous demander votre sentiment sur ce point. Surtout, je voudrais savoir qui édicte une telle doctrine et qui prend concrètement la décision dans un cas précis. Quelle est la chaîne de décision, que ce soit lorsque les pompiers interviennent au domicile d'une personne âgée ou dans un service d'urgence à l'hôpital ? La doctrine a-t-elle évolué en la matière ?

M. René-Paul Savary . - On voit bien qu'il y a eu des retards en début de crise, comblés par la bonne volonté des uns et des autres. J'ai deux questions.

Premièrement, forts de cette expérience, estimez-vous que nous sommes prêts en cas de rebond du virus, qui continue à être bien présent ? Deuxièmement, que pensez-vous de l'annonce du Président de la République de rendre le masque obligatoire le 1 er août prochain ?

M. Christophe Prudhomme . - Concernant les Ehpad, comme l'a dit mon collègue Dolveck, il n'y a pas de doctrine prédéfinie. On a couru après la crise et notre stratégie a évolué, en particulier eu égard à la question de la disponibilité des lits de réanimation. Dans la première période de la crise, on a intubé tout le monde. Et ensuite, on s'est rendu compte qu'il y avait d'autres techniques qui nous permettaient de retarder, voire de se passer de l'intubation, qui a des conséquences et qui peut générer des séquelles importantes. On a découvert cette maladie au fil du temps.

Dans les Ehpad, il y a eu un énorme retard, mais qui était prévisible. Depuis deux ans, les personnels des Ephad réclament du personnel supplémentaire. Les personnes qui sont en Ehpad aujourd'hui ne relèvent pas de l'hébergement. Ce sont des personnes qui sont pour la plupart en fin de vie : après être restées chez elles, elles passent les deux dernières années de leur vie en Ehpad, et la grande majorité d'entre elles nécessitent des soins.

Dans mon établissement, qui fait partie de l'AP-HP, avec un nombre de lits de gériatrie très important - on est d'ailleurs en train de les fermer, ce qui est dommage -, les services de longs séjours, peut-être moins confortables en termes d'hébergement et d'hôtellerie, ont eu à déplorer très peu de décès parce qu'ils étaient très médicalisés. Au contraire, dans les Ehpad, fortement sous-médicalisés - on dénonce depuis des années cette sous-médicalisation -, la mortalité a été effroyable.

Quand on a pu médicaliser - en bricolant : en Seine-et-Marne, les équipes du SAMU se sont rendues sur place ; chez nous, les équipes de médecins de ville ont travaillé en lien avec le SAMU -, on a pu prendre en charge ces personnes de manière adaptée médicalement. J'y insiste, ce n'est pas l'âge qui compte. Une personne de 90 ans à domicile, qui a un bon état général et peu de pathologies chroniques, doit être prise en charge comme une personne de 50 ans si un seul organe, comme le poumon ou le coeur est atteint, car on sait que le pronostic est le même. C'est l'addition des pathologies qui fait que le pronostic est mauvais. Si l'on est polypathologique à 50 ans, le pronostic peut être très mauvais, alors qu'une personne de 80 ans qui a un peu d'hypertension et peut-être un peu de cholestérol rentrera chez elle, en cas d'infarctus, rapidement après avoir été traitée. Ce n'est donc pas l'âge qui compte.

Ce qui est difficile pour nous, médecins, c'est que chaque cas est particulier. Il n'y a pas de doctrine unique, on doit discuter. Le fait qu'on n'ait eu ni le temps ni les moyens de discuter a rendu la chose plus compliquée. Quand on n'a pas d'interlocuteur en Ehpad ni de collègue médecin, comment discuter du cas d'un patient, dont le dossier était souvent vide ? Il était difficile d'apprécier la situation avec une aide-soignante au téléphone. Comment, dans ces cas-là, prendre la bonne décision, sachant que chaque cas est particulier ? C'est ce qui nous a posé problème. La sous-médicalisation des Ehpad et la carence de la présence médicale et paramédicale en début d'épidémie ont entraîné cette surmortalité, qui a été absente dans d'autres pays menant d'autres stratégies. Certains collègues ont pu ne pas vouloir traiter des personnes de 85 ans, mais ce sont des cas individuels, après discussion. On essaie toujours de faire au mieux. On ne se laisse pas imposer des doctrines en vertu desquelles on prendrait toujours le même chemin en allant du point A au point B.

En ce qui concerne les personnes âgées seules, c'est un vrai problème. La téléconsultation avec une personne de 85 ans s'avère un peu compliquée. Et si ces personnes âgées sont à domicile, c'est qu'elles ne vont pas si mal que cela. Et se pose aussi un problème culturel : elles appellent plus tardivement parce qu'elles ne veulent pas déranger. Et quand elles le font, c'est souvent déjà parfois trop tard, et c'est dommage.

Vous m'avez interrogé sur le retour à la normale et à notre capacité future. Oui, l'activité redevient normale, mais avec moins de lits et moins de personnels. On ne pourra donc pas tenir, et c'est là une grande insatisfaction eu égard au Ségur de la santé. Bien sûr, les quelques avantages financiers au regard des salaires de mes collègues sont toujours bons à prendre, mais il n'y a rien sur les effectifs ni sur l'organisation, dont les lits de réanimation.

De plus, on connaît aujourd'hui une polémique entre deux catégories de médecins : les anesthésistes-réanimateurs et les réanimateurs médicaux. Il y a une guerre de pouvoir entre eux : les premiers font maintenant beaucoup d'anesthésies et peu de réanimation alors qu'existe une nouvelle spécialité, les réanimateurs médicaux.

Les anesthésistes-réanimateurs disent qu'ils ont réussi à mettre en place des réanimations éphémères et qu'il n'y a pas besoin d'augmenter le nombre de lits de réanimation : en cas de crise, ils rouvriront les lits de réanimation, comme cela s'est fait. Sauf que la prise en charge n'a pas été optimale.

La situation est la suivante : la population est vieillissante, le nombre de lits de médecine a diminué, le nombre de lits de réanimation n'a pas, à proprement parler, diminué, mais on ferme des unités de réanimation et on concentre les lits dans les grosses unités, ce qui pose problème quand il faut doubler le nombre de lits dans une unité : moins il y a d'unités, moins on peut doubler le nombre de lits. Dans certaines régions, comme la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA), on ferme toutes les petites unités de réanimation des hôpitaux de proximité, mais, pour autant, on ne peut pas concentrer tous les malades à Marseille, indépendamment de la polémique sur cette ville.

Le nombre de lits de réanimation a très peu évolué au cours ces vingt dernières années, alors que la population vieillit. En outre, les techniques de réanimation font qu'on prend en charge des personnes de plus en plus âgées, avec de bons résultats. Aujourd'hui, le nombre de lits de réanimation est sous-dimensionné en comparaison avec un certain nombre de pays étrangers. Par ailleurs, il ne faut pas laisser les anesthésistes-réanimateurs et les réanimateurs médicaux se faire la guerre entre eux.

J'ai entendu parler de la réhabilitation du Plan. Oui, il faut programmer : quels sont les besoins ? On consulte les experts et les médecins, on prend les décisions et on se donne les moyens.

Une polémique a porté sur le nombre de lits des réanimation en Allemagne, qui serait trois, quatre ou cinq fois supérieur. Rapporté à la population, il y avait trois fois plus de lits qu'en France. Cela leur a permis de ne pas vivre la crise comme nous, en particulier comme dans le Grand Est ou en Île-de-France, et d'éviter les problèmes de tension pour trouver des lits. En somme, le nombre de lits permet de soulager le personnel.

Il est clair que le dimensionnement du système de soins est important. C'est sur ce point que portent les fortes critiques de l'ensemble du personnel, en particulier à l'égard des ARS. Un hôpital ne peut pas fonctionner à flux tendus, puisqu'il est confronté à des crises, qu'il s'agisse de la grippe saisonnière ou les coups de chaud estival. Il faut une marge de manoeuvre de 20 % de lits libres dans un hôpital - des publications en témoignent. Si on ne les a pas, on ne respire pas correctement. On ne sait pas, d'une année ou d'une saison à l'autre, quels seront les besoins. Avant même la crise de la covid, nos collègues réanimateurs pédiatriques avaient tiré la sonnette d'alarme : nous avions été obligés de transférer des jeunes enfants d'Île-de-France en province, ce qui est catastrophique pour les familles. Il importe de faire le point sur cette question, et, malheureusement, pour l'instant, le Ségur de la santé ne l'a pas abordée.

Être prêt, c'est être psychologiquement prêt. Aujourd'hui, je peux vous dire que, de l'aide-soignant au médecin, mes collègues ne vont pas bien. Les médailles et le défilé, s'ils sont un plus, sont valorisants, mais s'ils sont substitutifs aux besoins qui ont été fortement exprimés, ils sont de nature à créer de la déception. Et la déception diminue la capacité de mobilisation.

M. François Dolveck . - Pour répondre à la question posée au sujet des équipes multidisciplinaires, il s'agit d'une voie de travail et d'orientation extrêmement intéressante. Des expérimentations entre des établissements référents et de plus petits établissements sont en cours ; on essaye d'avoir des conventions et des collaborations de ce type. Ces essais sont en nombre probablement insuffisant pour avoir une meilleure visibilité de la manière dont on va pouvoir s'occuper d'établissements en difficulté. Toutefois, dans les endroits où cela est mis en oeuvre les résultats sont plutôt prometteurs.

Quand on entre dans ce type de démarche, on a envie d'avoir un cadre, une valorisation - je ne parle pas ici que d'argent, une valorisation des équipes - pour pouvoir mettre les choses en place et les conforter. J'adhère donc à cette démarche qui reste encore aujourd'hui un peu balbutiante.

Qui déclenche les visites dans les Ehpad. La problématique est simple : c'est le nombre de décès. Lorsqu'on a vu que le nombre de décès augmentait, on a réagi. Globalement, c'est ce que tout le monde a fait.

Quant aux stratégies de prise en charge pour les personnes âgées, elles dépendaient de l'état de santé réel du patient, qui n'est pas forcément lié à l'âge. Et ce sont les sociétés savantes qui travaillent sur un certain nombre d'indicateurs, de codifications, d'éléments objectifs, qui ne sont pas seulement liés à l'âge, qui sont les référentiels. Cela permet normalement d'avoir une stratégie de prise en charge et d'acceptation du patient âgé assez homogène sur le territoire. Comme l'expliquait mon collègue Christophe Prudhomme, les chemins pour aller du point A au point B sont parfois variés, mais il n'empêche que les recommandations des sociétés savantes nous permettent d'avoir des éléments assez homogènes.

Concernant la hiérarchisation des postes de commandement, la question est entière. Selon mon ressenti, la structuration nous a permis, à l'échelle du département, d'avoir une réaction coordonnée avec un poste de commandement, qui était à la préfecture, et des éléments de recommandation et d'organisation en provenance de l'ARS. Je ne veux pas faire le béni-oui-oui, mais je n'ai assisté à aucune forme d'opposition entre les deux circuits, mais plutôt à une vraie complémentarité. En tout cas, pour ce qui me concerne, j'ai constaté cette organisation a été vraiment bénéfique.

Le retour au fonctionnement habituel dans les Ehpad constitue, bien évidemment, la grande inquiétude. La situation a conduit à des embauches de docteurs, ce qui a entraîné une petite dynamique. Je vous le rappelle, on est le département le plus pauvre de France en professionnels de santé, donc avec des ressources limitées. On reste loin du compte, bien évidemment, et la situation a mis en évidence les tensions qu'on peut connaître dans les Ehpad, dans les services d'urgence et dans les SAMU. Sans dresser un auto-satisfecit, j'essaie d'être le plus objectif possible. On connaissait nos fragilités dès avant la crise et les organisations qui ont été mises en place nous ont donné des vraies pistes pour avoir l'action la plus fonctionnelle possible.

Comment décide-t-on de toute la chaîne de prise en charge de nos patients ? Ce sont des décisions médicales, quels que soient le vecteur et l'acteur de terrain sur place. Que ce soit un VSAV des sapeurs-pompiers, une ambulance privée ou une équipe médicale, il y a toujours un lien avec la régulation médicale qui, au regard des éléments qui lui sont donnés et de sa connaissance, va prendre une décision médicale, qui doit être accompagnée. La décision peut être de rester en Ehpad si l'on dispose de l'accompagnement nécessaire à la prise en charge correspondant au référentiel et à la qualité de confort qu'on peut donner au patient. Si ce n'est pas le cas, il sera hospitalisé, et la décision sera prise de concert avec le réanimateur pour savoir si le patient doit aller en réanimation ou pas. C'est toute une chaîne de décision qui est utilisée, bien évidemment dans la crise du Covid, mais aussi en fait dans notre quotidien. En somme, on se repose sur des modes de fonctionnement du quotidien.

L'état de préparation pour la suite ?

Je rejoins mon collègue, la période du déconfinement a été dure. Les équipes se sont vraiment trouvées dans une situation difficile. Il faut récupérer, remettre les esprits à l'endroit, et je crois que les professionnels, comme la population, ont eu peur. J'ai le sentiment que nous sommes dans une phase de récupération - la crise n'est pas tout à fait finie, mais on essaie d'avancer le mieux possible. On a connu des situations de tension alors que la charge d'activité n'était pas si grande, parce que les équipes avaient vraiment été mises à rude épreuve. Je crois que c'est naturel et j'espère que les équipes auront récupéré si une deuxième vague apparaissait.

L'autre point sur lequel je souhaitais rebondir, c'est celui de la préparation. Évidemment, on n'avait pas tout prévu dans le détail pour cette crise. Évidemment, on s'est fait déborder du fait des gros volumes d'activité, mais on a réagi. Nous partageons ces positions. Néanmoins, il n'y avait pas non plus d'impréparation - ce n'est pas vrai. Des plans blancs sont écrits, des plans de continuité d'activité existent, des exercices sont faits, des mises en situation sont menées. Certes, les équipes n'ont pas été à la hauteur de ce qu'on a vécu - on n'avait pas deviné une telle situation. Elles avaient été préparées et prévenues, mais on ne connaissait pas les limites de cette montée en charge. On a essayé d'y faire face de la façon la plus adaptée possible.

Arrivera-t-on à répondre encore mieux à la deuxième phase ? Je l'espère, mais elle peut ne pas ressembler à la première, ce qui peut nous réserver encore quelques surprises, notamment avec des effets qui ne sont pas que des pics, mais peut-être des augmentations d'activité en plateau par exemple. On verra alors quelle sera notre capacité d'adaptation. Plus ce sera long, plus ce sera difficile dans la mesure où nos volumes de personnels et de professionnels sont limités - et ils ont déjà donné. En tout cas, je pense que l'on pourra être un petit peu plus réactifs. Nul ne peut prédire combien de temps cela durera.

Enfin, pour la question du masque, je suis content que cette décision ait été prise et je me réserverai bien de faire tout commentaire sur les dates.

M. Grégory Allione . - En réponse à Mme Cohen, le ministère de l'intérieur dispose des outils de gestion, avec un centre interministériel de crise qui réunit l'ensemble des ministères et qui permet de faire des propositions au Premier ministre. Il peut être un outil intéressant, avec des forces à disposition. Ce commandement unique nous a manqué. Alors que la cellule interministérielle de crise avait été ouverte le 17 mars, le ministère de la santé a conservé son centre de crise qui venait à la cellule interministérielle de crise une fois par semaine donner quelques éléments. Il aurait été plus intéressant que tout le monde travaille ensemble.

Même si cela s'est bien passé dans le 77, il n'en a pas été de même dans tous les départements. Si le centre opérationnel départemental, sous l'autorité du préfet, avait pu être déclenché dans l'ensemble des départements, cela se serait bien passé.

En réponse à Mme Préville, la question des personnes seules a été notre inquiétude au quotidien. En Haute-Savoie, une plateforme unique reçoit l'ensemble des appels de détresse : appels d'urgence, demandes de soins, détresse sociale de nos anciens, etc . Tout se passe bien : les blancs, les rouges, les acteurs sociaux, tout le monde répond aux sollicitations. Cela vaudrait la peine de faire un retour d'expérience sur cette plateforme. C'est une mutualisation de proximité entre des acteurs qui travaillent ensemble au quotidien.

Lors de la canicule, en 2003, mon prédécesseur avait déjà souligné que le nombre de morts en Ehpad avait conduit les services publics à réagir. En 2020, le nombre de morts a, de nouveau, constitué un élément déclencheur de la réaction des services publics. N'attendons pas qu'il y ait des morts : il faut anticiper et réagir avant !

En réponse à Mme Jasmin, des plans existent, comme le plan Pandémie grippale de 2011, qui aurait pu permettre de gérer cette crise. Le covid-19 n'était certes pas une simple grippette, mais ce plan aurait pu permettre de gérer cette situation de crise de bien meilleure manière.

Chaque service a élaboré son plan de continuité d'activité : malheureusement, nous travaillons tous en tuyaux d'orgue et ne partageons pas nos plans qui sont pourtant en interaction opérationnelle.

Nous appelons à une nouvelle ambition en protection civile. À la suite des travaux d'un groupe d'étude de l'Assemblée nationale, une proposition de loi est en cours d'examen. On ne parle de sécurité civile qu'à l'occasion de drames, alors que la protection civile est un sujet du quotidien. Le citoyen doit d'abord être acteur de sa propre résilience : c'est un élément central.

En réponse à Mme Meunier, il n'y a pas de volonté de guerre entre les rouges et les blancs, même si notre langage est parfois viril. Médecins, sapeurs-pompiers, nous sommes tous engagés pour la protection et la vie de nos concitoyens. Il y a de l'engagement, donc certainement un peu de passion, mais pas de guerre. N'oublions pas que les blancs et les rouges ont sauvé des vies !

La semaine prochaine, je remettrai au ministre de l'intérieur la synthèse de nos retours d'expérience. Ce document a vocation à faire évoluer les choses. Nous n'avons pas de langue de bois. Nous avons l'habitude de pratiquer le retour d'expérience dans nos SDIS : cela permet d'améliorer notre réponse au quotidien.

En réponse à M. Bazin, nous sommes convaincus que la régulation est une richesse, mais elle doit être opportune et concerner les cas qui nécessitent un apport médical avec un plateau technique adapté - environ 5 % des cas. Elle ne doit pas être bloquante.

En réponse à M. Savary, tous les SDIS de France ont travaillé avec des méthodes de commandement quasi militaires. Nous avons mis en place des cellules de coordination et de suivi dans nos SDIS respectifs ; sous l'autorité des préfets, nous avons anticipé une situation de rebond de l'épidémie ; nous avons construit nos stocks stratégiques d'équipements individuels. Mais si la crise est gérée comme en mars, nous bricolerons à nouveau des systèmes non performants, fondés sur la bonne volonté des acteurs. Or nous pourrions être prêts si nous appliquions le plan Pandémie grippale rédigé par nos prédécesseurs : il n'est pas à mettre au rebut. Nous avons connu la grippe H1N1 ; la grippe saisonnière doit aussi être prise en compte, car elle fait chaque année des victimes et met les centres hospitaliers sous tension.

Sur le sujet du port obligatoire du masque, je ne commenterai pas la date retenue. Les sapeurs-pompiers utilisent le masque pour toute intervention sanitaire dans presque tous les départements et imposent le port du masque dans les casernes. La résilience de la population et de la réponse à la crise passera par le port du masque.

M. Damien Regnard . - Je souhaite réagir à ce que je viens d'entendre concernant les plans. La ligne Maginot était un plan, cela n'a pas empêché qu'elle soit franchie. Il faut un plan qui définit une hiérarchisation et des priorités et que l'on adapte ensuite selon la nature du risque, qu'il soit épidémiologique, bactériologique ou nucléaire. C'est l'approche de la Federal Emergency Management Agency (FEMA) aux États-Unis, avec laquelle j'ai travaillé sur plusieurs plans. On doit surtout définir une structure et la chaine de commandement et ensuite l'adapter à la situation.

J'ai ensuite une question plus généraliste. J'ai beaucoup fréquenté l'aéroport de Paris Charles de Gaulle. Même si les contrôles s'améliorent, les aéroports sont de véritables passoires. Avez-vous eu des interventions et des cas d'urgence sur des zones aéroportuaires ? Quel est votre point de vue sur la passoire que représente l'aéroport de Roissy ?

Enfin, je vous poserai la question qui est le titre de l'ouvrage du professeur Christian Perronne : Y a-t-il une erreur qu'ils n'ont pas commise ?

M. Christophe Prudhomme . - Il n'y a pas de contrôle systématique des passagers à leur arrivée dans les aéroports, ce qui pose problème, notamment à Marseille, et il n'y a pas d'organisation de la traçabilité des passagers. Malgré le port du masque, il y a des situations de promiscuité qui posent problème, par exemple dans les transports en commun. Sur le port du masque, nous avons le même problème que pour la gestion de la crise en général : il faut faire dans la dentelle. Il y a des clusters dans des abattoirs, ou dans de grands entrepôts de colis. Nous savons dorénavant que ce sont des zones à risque donc il faut s'adapter en sachant où sont les foyers potentiels. Or, on se focalise sur ce qui est le plus médiatique comme les écoles mais ce n'est pas le plus préoccupant médicalement. Au moment où l'on a rouvert les écoles, les médias se sont focalisés sur les symptômes de la maladie de Kawasaki, alors qu'en nombre de personnes concernées, c'est très faible. Il faut s'adapter à chaque type de situation et de population car il faut convaincre que le port du masque est utile, notamment chez les plus jeunes. On aurait besoin de dire qu'il n'y a pas de vérité absolue et de mieux orienter les messages selon les modes de vies et les populations.

M. Grégory Allione . - M. Regnard a évoqué l'agence américaine FEMA. Je voulais préciser que plusieurs cadres de la sécurité civile française sont formés à l'incident command system (ICS). Le directeur général de la sécurité civile a projeté une équipe en Australie pour aller voir comment cela fonctionne. La plupart des SDIS ont des cadres formés aux techniques de management de crise. Ces techniques permettent d'anticiper et d'adapter les plans à la situation tactique qui se présente. Il n'y a rien d'écrit en gestion de crise. Il y a des fondamentaux et il faut s'adapter.

M. Alain Milon , président . - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de Mmes Clara de Bort, directrice générale
de l'ARS de Guyane, Sophie Charles, maire de Saint-Laurent-du-Maroni ;
MM. Marc Del Grande, préfet de la région Guyane,
et Christophe Robert, directeur général du CH de Cayenne

(mardi 21 juillet 2020)

M. Alain Milon , président . - Nous poursuivrons nos travaux sur la gestion de la crise sanitaire avec une réunion consacrée à la situation en Guyane avec l'audition commune de Mme Clara de Bort, directrice générale de l'agence régionale de santé (ARS) de Guyane ; Mme Sophie Charles, maire de Saint-Laurent-du-Maroni ; M. Marc Del Grande, préfet de la région Guyane ; et M. Christophe Robert, directeur général du centre hospitalier régional (CHR) de Cayenne.

Madame Sophie Charles, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et dire : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sophie Charles prête serment.

M. Alain Milon , président. - Vous êtes maire de Saint-Laurent-du-Maroni. Je vous laisse le soin de présenter la situation de votre ville et de la région qui l'entoure.

Mme Sophie Charles, maire de Saint-Laurent-du-Maroni. - Saint-Laurent-du-Maroni est une ville frontière, de 43 000 habitants, qui en comprend en réalité 70 000 compte tenu de ceux qui se trouvent sur son territoire de manière illégale. Nous sommes en effet à la frontière du Suriname où les passages et les activités informelles sont nombreux.

Nous avons été les premiers touchés au départ par la crise de la covid-19. Les cinq premiers cas recensés en Guyane se trouvaient en effet à Saint-Laurent-du-Maroni. Il s'agissait de personnes qui revenaient de Mulhouse. Nous avons pu tout de suite intervenir. Ces personnes sont restées en confinement, et nous n'avons pas eu de nouvelle poussée de cas à Saint-Laurent.

J'ai vu arriver la crise. Lorsque nous avons vu la situation en métropole, j'ai envoyé un courrier au préfet, au nom de la communauté de communes, le 6 février, pour demander l'organisation d'une séance de concertation afin de voir quelles positions nous allions prendre, de manière coordonnée et en transparence. Je n'ai pas eu de retour. En revanche, nous avons bien vu la crise arriver.

La situation sanitaire à Saint-Laurent-du-Maroni et dans l'ouest, que je connais bien, est déjà très fragile, bien que nous ayons le dernier hôpital créé en outre-mer, qui a été inauguré il y a deux ans. C'est un bel hôpital. Malgré tout, le manque de personnel et de moyens est important sur le territoire, surtout le long du fleuve. Nous avons des centres de santé dans toutes les villes le long du fleuve, mais manquons de moyens de communication et d'accessibilité. Dans cette zone de l'ouest de Guyane, qui compte 43 000 kilomètres carrés pour 93 000 habitants, nous avons beaucoup de mal à nous déplacer. Au moment de la crise, nous avons aussi connu une baisse des eaux du fleuve. Nous avions donc des difficultés à accéder aux différentes communes du fleuve.

Lorsque nous avons vu la crise arriver, il nous paraissait important - à nous, politiques - que nous puissions avoir des informations et nous positionner. Malheureusement, cela n'a pas été le cas. Je regrette que l'échelon politique local n'ait pas été pris en compte dans cette crise. On ne nous a pas tenus informés. Nous n'avons pas eu de concertation au départ. En revanche, quand on a eu besoin des politiques pour agir sur le terrain, au niveau local, à ce moment-là on nous a informés. Cela est préjudiciable pour l'action qui a été menée dans le cadre de la crise de la covid-19.

J'ai demandé la création d'une cellule de crise pour l'Ouest. Mme Girardin a accepté de la mettre en place lors de sa venue. Cette cellule se réunit tous les mercredis après-midi à 14 heures 30 en sous-préfecture avec, en audio, les élus ainsi que les représentants de l'ARS et des médecins.

Il y a un grand déficit de personnel pour l'ARS dans l'Ouest. Un responsable n'y a été nommé qu'il y a dix jours, alors que la crise sanitaire dure depuis des mois ! À un moment donné, les élus et les populations se sont sentis abandonnés. Certains maires m'ont appelée pour me demander si je pouvais faire quelque chose pour eux, car ils avaient l'impression de n'être ni entendus ni écoutés, et ne savaient pas ce qui se passait. Cela a vraiment été une crise difficile pour les populations et les élus.

La crise sanitaire semble à présent baisser de régime, mais je tiens à dire que très peu de tests ont été réalisés dans l'ouest du pays. On dit que cela baisse, mais si l'on ne teste pas on ne peut pas savoir si le virus circule encore.

Je souhaiterais faire passer un message. Le souhait des élus n'était pas d'empêcher les choses de fonctionner, mais plutôt d'avoir de la transparence et une co-construction dans les actions à mener sur leurs territoires. C'est ensemble seulement que l'on peut vaincre ce genre de pandémie.

Je crois que la place des élus locaux n'a pas été respectée. J'ai écrit un courrier en ce sens à M. le ministre de la santé, en demandant plus de respect. À partir du moment où j'ai fait ce courrier, Mme la directrice de l'ARS est enfin venue à Saint-Laurent. C'était une semaine avant la venue de Mme la ministre des outre-mer. Les élus ont intégré les cellules de crise. Je participe moi-même désormais à la cellule avec M. le préfet ainsi qu'aux cellules relatives à l'ouest de la Guyane. Néanmoins, je pense qu'il y a eu un retard trop important pour que nous puissions être satisfaits de la situation.

En tant qu'élue, je suis allée sur le terrain pour essayer d'avoir les informations que nous n'avions ni par le biais de l'ARS ni par celui de la préfecture. Nous ne savions pas où étaient placés les clusters au moment où nous pouvions pourtant encore agir. Lorsque le virus circule partout, on nous dit en effet que ce n'est plus la peine de faire des actions ciblées dans certains quartiers. Or la ville de Saint-Laurent comprend des quartiers informels, insalubres, de plus de 4 000 personnes. Il y en a plusieurs : un de 2 500 habitants, un autre de 2 000 personnes, un autre de 700 personnes, un autre de 4 000 personnes, etc . Il était donc extrêmement important pour moi d'agir dès que nous savions que le virus était à Saint-Laurent.

Nous avons essayé, avec les référents des quartiers et les médiateurs, de cibler les distributions de masques. Même si les collectivités ont acheté des masques pour leurs services, l'État a vraiment aidé à la distribution de masques chez nous. Il y a eu un petit temps de décalage, mais j'ai pu obtenir plus de 30 000 masques qui ont été distribués à la population. Il en existait deux variétés : lavables soit vingt fois, soit dix fois. Les collectivités ont dû acheter beaucoup de gel hydroalcoolique et installer des hygiaphones devant les bureaux. À toutes ces mesures s'ajoutaient les mesures d'astreinte que nous avons dû déployer. Même aujourd'hui, la mairie est encore en service minimum, car beaucoup d'agents de la collectivité sont atteints par la covid-19.

Tout cela représente un surcoût important pour les collectivités, surtout pour les petites communes de l'Ouest dont le budget est très faible. La crise aura certainement un impact important sur les dépenses pour l'année 2020.

Les moyens sont comptés pour les collectivités, il faut donc que nous soyons efficaces. Cela doit être une priorité pour nous. Dans toute crise, il faut vraiment une participation active des élus locaux. Ce sont eux qui sont au plus près des populations, qui connaissent leurs territoires, et permettent de prendre des mesures adéquates et adaptées.

Nous sommes sur un territoire frontalier qui connaît une activité informelle importante. La plateforme alimentaire mise en place à Saint-Laurent et dans l'Ouest s'est arrêtée, la frontière étant fermée. Nous avons dû faire face à environ 15 000 personnes nécessitant une aide alimentaire. Cette aide alimentaire a fonctionné. Nous avons travaillé avec la Croix-Rouge française, l'État, le centre communal d'action sociale (CCAS), mais aussi les médiateurs de la politique de la ville. Je rappelle que, sur notre territoire, tout le monde ne parle pas forcément le français, et tout le monde n'est pas lecteur. Il est donc plus important d'avoir des contacts oraux permettant à tout un chacun d'être informé des gestes barrières. Nous avons fait passer une voiture sono s'exprimant dans toutes les langues afin d'informer tout le monde, dans tous les quartiers, des règles à suivre et des gestes barrières à respecter - importance du port du masque, distanciation.

Ce travail de proximité, c'est vraiment le travail des élus. C'est avec les élus qu'on peut le mener.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Merci beaucoup, madame la maire, pour votre témoignage très instructif. J'en retiens un décalage assez fort entre votre ressenti - vous dites que vous avez vu la crise arriver - et la lenteur du processus de prise de décision qui a suivi. Ainsi, la cellule de crise n'a été mise en place qu'après la venue de la ministre, qui a eu lieu alors que l'ascension vers le pic épidémique était déjà largement entamée.

Je souhaite vous poser tout d'abord une question concernant les capacités en tests du territoire. Au moment où la ministre faisait son déplacement, le ministre de la santé annonçait que nous allions effectuer 1,3 million de tests en Île-de-France. Au même moment également, il semblerait que le laboratoire de Kourou se soit retrouvé en rupture de tests. Pourriez-vous nous donner plus d'informations sur l'approvisionnement en tests du territoire et sur la situation actuelle ?

Vous avez mentionné vos rapports avec la préfecture et l'ARS. Depuis 2015, combien y-a-t-il eu de directeurs à l'ARS de Guyane ? La continuité des rapports avec l'ARS est-elle assurée ? Pourriez-vous nous parler plus précisément de ces rapports avec l'ARS ?

Mme Sophie Charles. - Le territoire de la Guyane est extrêmement vaste. Il y avait une cellule de crise à Cayenne pour l'ensemble du territoire, où étaient conviés le président de la collectivité territoriale de Guyane (CTG) et le président de l'Association des maires. Quand on connaît la géographie de la Guyane, cela n'était pas suffisant. Nous n'avons d'ailleurs pas reçu d'informations de l'ARS jusqu'à ce que l'on demande une cellule de crise pour l'Ouest.

Il n'y avait pas de représentant de l'ARS pour l'Ouest jusqu'à il y a peu. Nous avons des services administratifs, mais ils sont vides, car les personnels ne sont pas nommés. Ainsi, une nouvelle Organisation des services de l'État en Guyane (OSE) a été constituée pour les services de l'État l'année dernière, avec un nouvel organigramme, mais les postes sont vacants. À l'ARS de Saint-Laurent, il y avait un administratif, mais pas de responsable correspondant à l'ouest de la Guyane. Pour vous donner une idée, la dimension de la Communauté de communes de l'Ouest guyanais (CCOG) correspond à la Nouvelle-Aquitaine. J'ai demandé une cellule de crise pour l'Ouest, car les problématiques que nous y rencontrons ne sont pas les mêmes qu'à l'Est ou que sur l'île de Cayenne.

J'en viens aux capacités en tests du territoire. Le Centre hospitalier de l'Ouest guyanais (CHOG) faisait auparavant 30 tests par jour. C'était le maximum de tests qu'il pouvait faire. Les autres tests étaient des prélèvements envoyés à Cayenne, dont nous n'avions le résultat que quatre, cinq, voire huit jours après. C'était avant la venue de Mme la ministre.

Quelques jours avant sa visite, je me suis dit que cela ne pouvait rester ainsi. J'ai donc demandé, en tant que maire, que le laboratoire BioSoleil, de Cayenne, qui effectuait des tests covid vienne faire un drive test à Saint-Laurent. J'ai donné le local de l'école de musique. Le laboratoire s'est installé et a commencé les tests. Il peut réaliser environ 200 tests par jour. La réserve sanitaire est venue compléter ce dispositif. Elle peut produire environ 70 tests par jour.

Quand on parle de milliers de tests, il faut savoir qu'en réalité il y a parfois 50 à 70 tests réalisés et que, sur le territoire de l'Ouest, la moitié des testés sont positifs. Cela ne correspond pas tout à fait à ce qui est indiqué globalement. Si l'on parle de 1 000 tests par jour, à Saint-Laurent-du-Maroni cela ne correspond même pas à 200 tests. Au maximum, on fait 120 tests - au maximum ! Il y a un fossé entre les effets d'annonce et la réalité. C'est un problème.

Aujourd'hui, le drive test fonctionne parce que j'ai décidé de le mettre en place. Sinon, nous aurions toujours les 30 tests faits par le CHOG et des prélèvements envoyés ailleurs. Ce système posait d'ailleurs une grande difficulté, car les personnes testées n'apprenaient qu'une semaine après - presque une fois guéries - si elles avaient été malades ou non. Les gens continuaient dans l'intervalle à vivre normalement, ce qui a renforcé la circulation du virus.

Depuis 2015, trois directeurs se sont succédé à l'ARS. M. Jacques Cartiaux a précédé Mme de Bort, qui dirige l'ARS depuis 2018 ou 2019. J'ai passé avec elle un contrat local de santé (CLS) pour la commune. Lorsque j'ai vu que personne ne venait dans le cadre de la crise sanitaire, j'ai voulu demander avec le sous-préfet la convocation d'une réunion de CLS, mais je ne pouvais pas le faire sans Mme de Bort, qui est signataire de ce contrat. J'ai donc invité les membres du CLS pour une réunion d'information. C'est dans ce cadre que Mme de Bort est venue à Saint-Laurent pour la première fois dans le contexte de la crise sanitaire.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Au moment où il y avait 1,3 million de tests disponibles en Île-de-France et où nous n'étions plus en situation épidémique, vous nous dites donc que vous n'arriviez pas à avoir plus de 200 tests par jour pour tout le territoire, alors que vous étiez en situation épidémique. Comment expliquez-vous ce fossé ?

Mme Sophie Charles. - Lorsque la réserve sanitaire est venue, elle a proposé de faire des tests. Le premier jour, elle a effectué 110 tests. La Croix-Rouge gérait ce dispositif pour l'ARS. Les soignants qui venaient dans ce cadre ont dit aux gens qu'ils venaient pour les personnes les plus défavorisées. C'est la Croix-Rouge, c'est son rôle. Comme la Croix-Rouge intervenait dans les quartiers pour faire des tests aux personnes les plus défavorisées, les autres n'y allaient pas. Pour se faire tester, il fallait passer par son médecin, pour avoir une ordonnance, et aller au CHOG. Or le CHOG n'avait qu'une capacité de 30 tests par jour. Un laboratoire supplémentaire a été installé. Cependant, à Saint-Laurent, nous n'atteignons pas 200 tests par jour. Je vous le dis, même au plus fort de la crise, nous n'avons jamais atteint 200 tests par jour.

C'est pour cette raison que je parle de coordination, de transparence et d'information. Le message qui a été passé auprès de la population a consisté à dire qu'il n'était pas nécessaire de tester parce que le virus circulait partout. Or si l'on s'y était pris quinze jours avant, avant que le virus ne circule, nous aurions pu faire les tests. À ce moment-là, il manquait les réactifs, qui avaient été débarqués à Roissy avant l'arrivée de Mme la ministre. Nous n'avons donc pas eu les moyens de tester massivement.

De plus, l'obligation d'avoir à chaque fois une ordonnance de médecin a posé problème, sur un territoire qui souffre d'un manque chronique de personnel médical. Nous avons la moitié de ce qui existe en métropole ! Quand vous avez dix médecins sur un secteur, chez nous nous en avons quatre. C'est une carence énorme. De ce fait, les gens ne pouvaient pas aller se faire tester, car il était compliqué d'avoir une ordonnance. Il y avait la queue chez les médecins, d'autant qu'ils ont continué à recevoir des patients, pour des maladies chroniques notamment.

Cela a suscité une vraie défiance au sein de la population. En même temps, il y a eu une polémique sur l'expérimentation de deux dispositifs en métropole. Les gens ont fait un amalgame entre les tests et les expérimentations et ne veulent plus se faire tester. Comme cela, c'est réglé ! Si la réserve sanitaire va dans un quartier, personne ne veut se faire tester. Les gens disent qu'elle vient pour faire des expériences sur eux et qu'il ne faut pas y aller. Pas plus tard que le 20 juillet, la réserve sanitaire s'est rendue à Apatou, juste à côté de Saint-Laurent, et les gens ont dit qu'il ne fallait surtout pas y aller.

Le manque de coordination avec les élus locaux et les personnels de terrain est tel qu'il est extrêmement difficile, malgré nos efforts, de rattraper les choses. La population n'a pas confiance dans l'ARS ni dans les différents tests qui sont proposés.

Sur le territoire de l'Ouest, en revanche, en tant que maire et présidente de la CCOG, j'ai pu participer avec les autres maires et le sous-préfet à des réunions informelles pour essayer de gérer la crise, mais sans l'ARS. Dès que nous, élus, nous demandions une carte des cas pour savoir où intervenir et faire de la prévention, on nous a toujours répondu que c'était impossible, au nom de divers motifs : le secret médical, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), le logiciel... Il y a toujours eu un motif pour justifier le fait que nous n'avons jamais pu avoir une information fiable de l'ARS, susceptible de nous montrer où nous pouvions faire de la prévention pour essayer de limiter la propagation du virus. Sur notre territoire, une maison abrite au moins huit personnes, mais certaines maisons en comptent jusqu'à 21 !

Il faut tirer les enseignements de la gestion de la crise. Celle-ci n'a pas été assez décentralisée. Les institutions ont manqué de confiance envers les élus.

De plus, le fait de faire gérer la crise par deux entités différentes, l'ARS et la préfecture, n'a pas paru fonctionner. J'ai eu le sentiment que cette gestion à deux têtes ne fonctionnait pas, et était marquée en outre par une certaine rigidité et par des a priori de l'ARS qui m'ont beaucoup déplu.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - J'ai plusieurs questions concernant la chronologie des événements.

Premièrement, vous nous dites que les premiers cas, apparus début février, provenaient du grand rassemblement de Mulhouse. À quel moment les services de l'État ont-ils réagi compte tenu des informations que vous leur donniez ? Il est bien important de nous donner les détails de la chronologie ainsi que des différents points à propos desquels vous avez eu des difficultés.

Deuxièmement, y a-t-il eu des coopérations avec les autres territoires des Antilles à l'instar de mutualisations ou de transferts avec des pays de la zone des Caraïbes ? Et comment s'effectuait le contrôle des entrées et sorties du territoire, qui ont été des points majeurs de la propagation du virus ?

Dès lors qu'une personne était testée, comment se faisait sa prise en charge, son traçage ou son isolement ?

À propos des masques, vous dites que vous avez vous-même fait des achats, qui ont engendré des coûts sur les budgets communaux et municipaux. Comment vous êtes-vous « débrouillés » - j'emploie ce terme à dessein - dans la gestion des masques ? À qui les avez-vous distribués ? Aviez-vous des consignes, notamment de l'ARS, concernant ces distributions au personnel soignant ou aux hôpitaux ?

M. Alain Milon , président. - Dans la mesure où vous avez mis l'accent sur les dysfonctionnements qui ont eu lieu entre les différents organismes d'État, je vous indique que la directrice générale de l'ARS et le préfet de Guyane sont actuellement reliés à nous en audio.

Mme Sophie Charles. - Il y a une double chronologie en ce qui concerne l'ouest de la Guyane. Les cinq premiers cas recensés à Saint-Laurent-du-Maroni venaient de Mulhouse. Ils ont été identifiés en mars, de concert avec la préfecture. Par la suite, nous n'avions plus de cas à Saint-Laurent. Quand il y a eu des cas à Cayenne, j'ai demandé la fermeture du pont d'Iracoubo, point de contrôle au milieu du pont. En mettant en place un contrôle sanitaire, l'objectif était d'empêcher la propagation trop rapide du virus vers l'Ouest. Cela m'a semblé une nécessité, compte tenu des difficultés chroniques du personnel soignant dans cette région. Cela a été fait, mais bien plus tard, et nous avons eu un certain nombre de cas en provenance de Cayenne.

En ce qui concerne le contrôle de la frontière ouest, le Suriname comme la France ont fermé leur frontière. Un contrôle efficace a été mis en place sur le Maroni mais uniquement à Saint-Laurent, en oubliant les autres communes sur le fleuve comme Apatou, Grand-Santi, Papaïchton ou Maripasoula. Oui, le dispositif frontalier a bien fonctionné. Entre Albina, au Suriname, et Saint-Laurent-du-Maroni, il y a environ 1 000 traversées de pirogues par jour. Elles sont passées à 5 ou 6, et ont été la plupart du temps interceptées et les personnes ont été testées. Et le bac qui fait la jonction entre les deux n'est intervenu que pour rapatrier de manière très officielle des ressortissants des deux pays.

Reste le problème de l'orpaillage clandestin. Provenant le plus généralement du Brésil, les orpailleurs peuvent passer par le Suriname, ce qui rend le contrôle frontalier extrêmement compliqué. Nous avons décompté 106 sites d'orpaillage sur le territoire de la CCOG.

La coopération de l'ouest de la Guyane avec les Antilles n'est pas directe. Lorsqu'il y a une évacuation sanitaire à Saint-Laurent, elle se fait vers Cayenne puis, si nécessaire, vers les Antilles, soit trois heures de transport en ambulance vers Cayenne - une heure en hélicoptère - puis deux heures de vol entre Cayenne et la Martinique ou la Guadeloupe. Parler d'hôpital territorialisé en Guyane en incluant les Antilles est, selon moi, une aberration. On a l'impression que les Antilles sont proches de la Guyane, mais ce n'est pas le cas. Il est peut-être facile d'être transféré de Bordeaux à Lyon par le train, mais, dans notre cas, la situation est très compliquée : il est nécessaire de prendre l'avion - d'ailleurs, peu de personnes dans l'ouest du pays ont de la famille aux Antilles - et, surtout, les personnes ne parlent pas forcément français.

En ce qui concerne l'isolement des patients, la plupart des personnes testées positives ne font pas l'objet d'un suivi. Plusieurs personnes atteintes de la covid m'ont fait part de l'absence de tout suivi. J'estime que cette carence est due au manque de moyens et de personnels. Un seul médecin était référent de l'ARS. Quand ils le pouvaient, les médecins de ville suivaient leurs patients. J'y insiste, nombre de personnes malades que je connais n'ont jamais été appelées. En plus, les adresses figurant sur les cartes Vitale des patients sont inexactes, ce qui ne facilite pas les choses. C'est pourquoi il était important de travailler avec les élus locaux.

Nous avons reçu plus de 30 000 masques de l'État. À Saint-Laurent, nous disposons de médiateurs. Nous avons un médiateur pour tous les villages amérindiens, tandis qu'une adjointe à la mairie est chef coutumier des Kali'na et qu'un conseiller spécial est dédié aux relations coutumières. Notre relation avec les villages amérindiens est donc étroite. Concernant la politique de la ville, nous avons également des médiateurs de quartier, et même plusieurs si le quartier est grand, ainsi que des référents de quartier, souvent membres de l'une des 80 associations très actives à Saint-Laurent. C'est en nous appuyant sur l'ensemble de ce réseau que nous avons distribué les masques et l'aide alimentaire.

Concernant les endroits les plus reculés de la région, comme l'île Portal ou de l'île Bastien, nous envoyons une personne pour accompagner la Croix-Rouge ou l'État dans la distribution de masques et d'aide alimentaire. En plus, sur le marché du samedi matin - nous l'avons maintenu ouvert sur le terrain de football pour préserver l'économie -, nous distribuons des masques et du gel hydroalcoolique.

Nous avons fait établir des devis, puis passé les commandes. Nous avons aussi réaménagé tous les bureaux pour accueillir le public : les services de l'état civil, les services techniques et la police municipale ont continué à travailler.

Au début, le Fab lab a fabriqué 200 ou 300 visières pour tous les agents. Les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (Atsem) qui ne travaillaient pas ont aussi fabriqué 1 400 masques en tissu. Nous avons ensuite reçu des stocks de la préfecture jusqu'à l'arrivée des 30 000 masques jetables ou réutilisables de l'État. Ils ont été largement distribués et on continue actuellement à en distribuer dans tous les quartiers. Au début, nous avons donné un masque par personne dans chaque foyer, puis nous sommes repassés pour en redistribuer un.

M. Damien Regnard . - Merci pour votre témoignage et félicitations pour vos actions.

Les frontières guyanaises ont été fermées assez rapidement autour du 14 mars. Avez-vous eu des effectifs supplémentaires pour sécuriser ces frontières ? Des dispositifs et des centres de dépistage ont-ils pu être installés pour les personnes qui, malgré tout, passaient les frontières ?

Nous nous apercevons, depuis le début de nos auditions, qu'il y a parfois des dysfonctionnements dans les chaînes de commandement. Qui étaient vos interlocuteurs : le ministère de l'intérieur, le ministère de la santé, celui de l'outre-mer, la préfecture ? À qui vous adressiez-vous lorsque vous étiez confrontés à un problème ou à un défi important ?

Enfin, quelle était la situation au Suriname en termes de pandémie et où en est aujourd'hui la situation des passages de frontières ? Vous avez pris les bonnes mesures, mais vu l'étendue de la frontière, il est difficile d'assurer une étanchéité de ces passages.

Mme Sophie Charles. - La frontière, dont la gestion relève de la compétence du préfet, est fermée des deux côtés, mais il semblerait que le Suriname veuille la rouvrir dans les quinze jours.

Les interlocuteurs que j'ai eus depuis le début de la crise ont été le sous-préfet et le préfet. J'avais tous les jours au téléphone le sous-préfet, ainsi que M. le préfet dès que j'avais un besoin supplémentaire ou des décisions importantes à prendre, comme le couvre-feu.

Tous les maires de la CCOG ont écrit à un moment donné un courrier au ministre à propos du manque de transparence de certaines actions menées par la préfecture et l'ARS.

Les passages de la frontière malgré les contrôles - cinq ou six, parfois dix personnes chaque semaine - constituent un vrai problème. On devait appeler le médecin référent de l'ARS pour les tester ; cela posait problème l'après-midi, le soir. Cette question a encore été soulevée la semaine dernière au sein de la cellule ouest. Nous saurons mercredi prochain comment nous pourrons faire pour avoir une intervention rapide sur site.

Tous les services de l'État interviennent dans le dispositif de surveillance au côté de la Police aux frontières (PAF), avec une nouveauté : la surveillance par bateau sur le Maroni.

Pour compléter ma réponse à propos de la situation au Suriname, son aéroport a été fermé, ce qui a grandement limité l'arrivée du virus. Aujourd'hui, lorsque des Surinamais porteurs de la covid sont détectés sur le fleuve, ils sont renvoyés sur la rive surinamaise. C'est d'ailleurs le cas dans l'autre sens : il y a donc coopération sur le Maroni. Je tiens tout de même à préciser que de nombreux Surinamais ont tendance à se faire tester côté français parce que c'est plus facile et, surtout, c'est gratuit.

M. René-Paul Savary . - Quel a été votre interlocuteur à Santé publique France et quelle a été l'action de cette structure sur votre territoire ?

Mme Sophie Charles. - La réponse à ces deux questions est très facile : je n'ai vu personne de Santé publique France et rien n'a été fait de leur côté.

Mme Victoire Jasmin . - Merci pour ces informations. Concernant les délais des tests, vous avez dit qu'ils étaient quelquefois longs, au vu de ce que l'on peut avoir ailleurs. Vous avez également indiqué qu'il n'y avait jamais eu de quatorzaine du fait de la promiscuité des familles, qui sont parfois très nombreuses. Quelles ont été les mesures d'isolement prises ou qui pourraient être prises à ce sujet ?

Mme Sophie Charles. - C'est plutôt la famille qui est mise en quatorzaine puisqu'il n'y a pas de possibilité d'isoler quelqu'un à l'intérieur d'un foyer, faute de chambres suffisantes. Du fait de la promiscuité, si l'un est malade, toute la famille le sera, mais ne se fera pas tester.

Le seul interlocuteur que nous ayons eu quotidiennement a été la Croix-Rouge, d'abord pour la distribution d'aide alimentaire puis pour la réserve sanitaire.

Mme Angèle Préville . - Diriez-vous que l'État a tenu compte de la spécificité du territoire de Guyane et de la répartition de la population - vous avez cité le chiffre de 15 000 personnes bénéficiant de l'aide alimentaire ? Avez-vous été étonnée de la façon dont cela s'est passé ?

Mme Sophie Charles. - Cette crise a été le révélateur de la situation que nous vivons depuis longtemps : un retard structurel dû à la carence de l'administration, notamment en termes de personnels dédiés, en particulier dans l'Ouest.

Il va de soi qu'une partie des difficultés que nous rencontrons proviennent de notre position de ville frontalière, mais notre situation économique très défavorisée est apparue au grand jour. J'estime que la réponse n'a pas été satisfaisante ; il aurait fallu anticiper et communiquer davantage.

Il faut tenir compte des réalités locales. La Guyane est trop vaste pour être gérée depuis Cayenne. Il faut tenir compte des zones enclavées, de l'absence de routes, avec seulement le fleuve ou l'avion comme moyen de transport. C'est comme si l'on gérait cinq fois la Corse depuis Bastia. Il faut donc prendre la mesure du territoire, et la crise du coronavirus nous a montré que l'on ne peut pas continuer ainsi. D'autant plus que la majeure partie de l'augmentation de la population se fait dans l'Ouest : il y a actuellement plus de 3 000 naissances à Saint-Laurent-du-Maroni. Nous sommes déjà la plus grande ville de Guyane et nous serons bientôt la plus peuplée d'outre-mer.

Je dois malheureusement interrompre maintenant notre conversation, car la réunion du conseil municipal va commencer. Je vous répondrai par écrit au questionnaire que vous m'avez adressé.

M. Alain Milon , président. - Nous vous remercions, madame le maire, pour vos réponses à nos questions.

Nous accueillons maintenant Mme Clara de Bort, directrice générale de l'ARS de Guyane, M. Marc Del Grande, préfet de la région Guyane, ainsi que M. Christophe Robert, directeur général du Centre hospitalier régional de Cayenne.

Je vous invite, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et dire : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Clara de Bort, MM. Marc Del Grande et Christophe Robert prêtent serment.

M. Marc Del Grande, préfet de la région Guyane. - Je tiens au préalable à indiquer que 200 personnes manifestaient ce matin devant la préfecture de Cayenne et je dois bientôt recevoir une délégation.

En complément des propos de Mme Charles, je tiens à souligner que Saint-Laurent-du-Maroni a été la première commune sinon d'outre-mer, du moins de Guyane à compter des malades de la covid. Les cinq cas décelés le 3 mars puis testés positifs le 4 mars revenaient de Mulhouse.

Nous nous trouvions dans une situation complexe puisque nous étions alors en période de réserve municipale. Nous nous sommes rendus, avec la directrice générale de l'ARS et le recteur, à Saint-Laurent-du-Maroni les 6 et 7 mars. Étant en période de réserve électorale et Mme Charles ainsi que le député étant tous deux candidats, j'avais demandé aux élus de ne pas être présents. Je ne souhaitais pas que la crise sanitaire puisse être instrumentalisée d'une quelconque façon durant cette période.

Nous avons visité le centre hospitalier ; deux des cinq personnes infectées étaient enseignantes et nous avons fermé leur classe. Grâce au travail remarquable de tracing effectué par l'ARS et de la cellule épidémiologique de Santé publique France, ces cinq cas n'ont donné qu'un seul cas secondaire.

Très vite, la Guyane s'est mise dans les pas de la métropole. Toutes les mesures prises au niveau national y ont été transposées le 24 mars. Cela a été le cas pour la fermeture des frontières : celle avec le Suriname dès le 14 mars, et celle avec le Brésil le 18 mars. Dès que nous avons perçu que la pression se faisait sentir en matière d'épidémie, à la fois au Brésil et au Suriname, j'ai demandé le renfort des forces armées. Il m'a été accordé tant à Saint-Laurent-du-Maroni face au Suriname qu'à Saint-Georges-de-l'Oyapock face au Brésil. Ainsi, jusqu'à début août, les forces armées en Guyane appuient l'action de la PAF et de la gendarmerie dans la surveillance efficace de nos frontières. On peut affirmer - il y a d'ailleurs consensus à ce sujet - que nos frontières n'ont jamais été aussi bien tenues que pendant la période covid.

Nous avons 700 kilomètres de frontière avec le Brésil et plus de 500 avec le Suriname : nous ne pouvons donc assurer une étanchéité à 100 %. Toutefois, à Saint-Georges-de-l'Oyapock et à Saint-Laurent-du-Maroni, entre 85 et 90 % du trafic est interrompu. J'ajoute que, début avril, pour protéger les villages amérindiens du Haut-Maroni, nous avons été amenés à mettre en place un poste tenu à la fois par les forces armées en Guyane et la gendarmerie. Établie sur le village amérindien de Taluen, la surveillance des allées et venues sur le Haut-Maroni nous permet à la fois de lutter contre les pirogues de Brésiliens effectuant de l'orpaillage illégal et d'empêcher la propagation du virus.

J'ai également été amené assez tôt - à partir du 24 mars - à prendre une mesure de couvre-feu sur l'ensemble du département de la Guyane en complément du confinement, car la Guyane est un département dans lequel on vit dehors et le soir. J'ai interdit la vente d'alcool à emporter à compter de 18 heures, et plus récemment, toute consommation d'alcool sur la voie publique, les regroupements qu'elle induit étant un facteur très favorable à la transmission du virus.

Dès que nous avons constaté que l'épidémie gagnait l'île de Cayenne et pouvait toucher l'Ouest, le poste de contrôle routier d'Iracoubo a été médicalisé grâce à une mission d'appui de la sécurité civile.

À partir du 11 mai, nous n'avons pas vraiment déconfiné en Guyane, puisque les communes de Saint-Georges-de-l'Oyapock et de Camopi, qui se trouvent face à la frontière brésilienne et sont donc exposées au virus, sont restées confinées. De plus, le poste de contrôle entre Saint-Georges-de-l'Oyapock et Cayenne a été médicalisé dès la fin du mois de mai, quand la réserve sanitaire est intervenue pour lutter contre le cluster de Saint-Georges-de-l'Oyapock.

À compter du 2 mars, j'ai mis en place une cellule de crise quotidienne regroupant tous les acteurs, notamment la collectivité territoriale de Guyane et l'Association des maires de Guyane. Le sous-préfet de Saint-Laurent-du-Maroni nous a rejoints dès le 15 mars pour relayer la parole de l'Ouest à Cayenne, échanger les informations et porter les difficultés de l'Ouest guyanais.

Permettez-moi d'ouvrir une parenthèse : les difficultés de l'Ouest guyanais ne me sont pas complètement étrangères, car, il y a vingt ans, j'ai commandé la compagnie de Saint-Laurent-du-Maroni. Je crois que je n'aurais jamais eu l'idée de postuler dans le corps préfectoral si je n'avais pas commandé cette compagnie.

Nous tenions aussi un point d'information hebdomadaire avec les grands élus du territoire depuis la fin du mois de mars - les deux députés, les deux sénateurs Georges Patient et Antoine Karam, le président de la collectivité territoriale de Guyane et le président de l'Association des maires. Par ailleurs, un point épidémiologique hebdomadaire se réunissait à la préfecture pour tenter d'anticiper les tendances.

Des cellules de crise locales ont été organisées à Saint-Laurent-du-Maroni, tout d'abord de manière informelle, puis de manière formalisée après la venue de Mme Girardin. Des réunions avec les CCAS et les associations nous ont permis d'organiser la mise en place de points d'eau supplémentaires dans les quartiers d'habitat informel et pour assurer la distribution de l'aide alimentaire.

Par ailleurs, plus de 1 million de masques ont été mis à la disposition de la population par l'intermédiaire des maires, des associations, mais aussi des forces de l'ordre. Saint-Laurent-du-Maroni a reçu plus de 80 000 masques grand public pour adultes, près de 8 000 masques grand public pour adolescents et 40 000 masques chirurgicaux, soit un tout petit peu moins de 130 000 masques pour une commune de 45 000 habitants, voire un peu plus.

J'en viens aux mesures de freinage. Le confinement a été appliqué du 17 mars au 11 mai. La Guyane n'est toutefois pas vraiment déconfinée puisque deux communes sont toujours confinées, que nous avons médicalisé progressivement les deux postes de contrôle routier et que nous avons maintenu le couvre-feu. Ce dernier a été progressivement durci, si bien que, depuis le 24 juin, un couvre-feu s'applique quotidiennement à compter de 17 heures et jusqu'à 5 heures du matin et du samedi 13 heures jusqu'à 5 heures du matin le lundi. Ces mesures très dures ont porté leurs fruits, puisque l'épidémie marque le pas.

Nous avons également imposé le port du masque dans l'espace public clos et ouvert à compter du 24 juin, et nous avons confiné de façon ciblée 26 quartiers ainsi que les personnes vulnérables. Dès qu'un cluster a surgi, dans le village amérindien de Cécilia, à Grand Santi, à Tonka campou ou au village Arc-en-ciel de Rémire-Montjoly, nous avons réussi à évacuer la plupart des patients, notamment vers notre centre dédié aux patients covid ouvert depuis le 6 avril.

La légalité de ces mesures de freinage a été confirmée par le tribunal administratif de Cayenne au travers des ordonnances du 27 mai et du 3 juillet.

L'aspect économique a été pris en compte par les services de l'État au travers des cellules quotidiennes de continuité économique puis des cellules hebdomadaires de veille sur les entreprises en difficulté. Quelque 40 millions d'euros ont été versés directement aux entreprises, dont 26 millions d'euros par le biais du dédommagement de l'activité partielle et 13 millions d'euros issus du fonds de solidarité. De plus, 133 millions d'euros de prêts garantis par l'État ont été consentis à 699 entreprises, et 10 millions d'euros de cotisations sociales et fiscales ont été reportés.

Le volet social en Guyane est déterminant. Grâce au travail en réseau avec les CCAS, la collectivité territoriale, la Croix-Rouge et le réseau associatif, nous avons pu livrer partout sur le territoire de la Guyane 84 000 colis pour un montant de plus de 3,3 millions d'euros de financement exceptionnel de l'État, auxquels s'ajoutent 1,8 million d'euros, qui viennent de nous être délégués pour tenir jusqu'à la fin de l'état d'urgence sanitaire, soit jusqu'au 30 octobre. Ainsi, 370 tonnes de denrées ont pu être livrées, et 600 000 chèques-services ont été distribués ou convertis en achat.

Enfin, en début de crise, nous avons été amenés à mettre à l'abri 304 personnes venant principalement de Syrie via le Brésil.

Mme Clara de Bort, directrice générale de l'agence régionale de santé (ARS) de Guyane. - Nous sommes en situation d'alerte épidémique depuis le début du mois de mars. Dans ce contexte, nous avons travaillé sur différents scénarios d'anticipation. Dès le départ, nous avons imaginé une épidémie qui pourrait être longue et comporter éventuellement deux vagues, comme c'est le cas chaque année lors de l'épidémie de grippe, une première vague arrivant de l'hémisphère Nord, puis une deuxième par l'hémisphère Sud.

Grâce aux mesures très énergiques qui ont été prises par M. le préfet, nous avons peut-être évité la première vague, c'est-à-dire le déclenchement de chaînes de contamination trop importantes. Pendant les semaines de confinement, nous n'avons déploré que 137 nouveaux cas en Guyane. Chacun de ces cas a fait l'objet d'un contact tracing très agressif.

La situation sur le plan épidémiologique est aujourd'hui extrêmement différenciée, car la Guyane est un immense territoire, grand comme la Nouvelle-Aquitaine, qui comporte douze départements, alors que nous en avons qu'un seul. À ce jour, pour 100 000 habitants, la Guyane compte 2 356 cas confirmés biologiquement, contre 313 en métropole. Ce n'est toutefois qu'une moyenne, car, sur 100 000 habitants, l'incidence est de 10 000 cas confirmés à Saint-Georges, de 3 500 à Cayenne, et de 1 600 à Saint-Laurent-du-Maroni. L'épidémie circule donc de façon très différente sur le territoire ; elle est arrivée très fortement par l'Est, sur lequel nous avons concentré tous les efforts de l'ARS. Depuis trois semaines, nous avons reconcentré nos forces sur l'Ouest.

Les premiers cas ont pourtant été confirmés dans l'Ouest. Le 4 mars, nous avons connu les effets du cluster de Mulhouse, qui, grâce à un contact tracing très agressif, n'ont donné qu'un seul cas secondaire. Nous nous sommes rendus à Saint-Laurent-du-Maroni avec M. le préfet pour nous assurer qu'aucune chaîne de contamination ne démarrait, et grâce à l'appui de tous les acteurs locaux, cela n'a pas été le cas.

Nous disposons d'un suivi cartographique fin qui nous permet de connaître les incidences par commune, ce qui n'est pas le cas en métropole.

S'agissant des tests, nous travaillons en réseau depuis plusieurs mois. Nous avons désormais une capacité de 1 400 analyses biologiques par jour, ce qui nous place au quatrième rang mondial après Bahreïn, le Luxembourg et l'Islande. Nous déplorons depuis une quinzaine de jours une baisse de la demande en tests -nous sommes passés d'une demande de 1 000 à 1 200 tests par jour à une demande de 400 à 600 tests par jour de façon assez brutale. Nous ne disposons pas encore des explications justifiant cette baisse, mais il est un fait que nous avons besoin de la mobilisation de l'ensemble des acteurs et des associations sur le terrain.

À Saint-Laurent-du-Maroni, nous avons essayé de tester massivement très tôt. Dès le 13 juin, nous avons organisé une grande opération de tests sur le marché de Saint-Laurent qui a malheureusement rencontré peu de succès. Notre territoire est de loin celui qui teste le plus puisque nous avons testé déjà plus de 32 000 personnes, soit bien plus de 10 % de la population.

Il est toutefois tout aussi important d'isoler. M. le préfet a organisé très rapidement l'isolement des patients à l'hôtel du Fleuve à Sinnamary, mais nous avons de plus en plus de difficultés à faire accepter cet isolement aux patients. Certains professionnels de santé nous relaient la peur des patients d'être stigmatisés, la banalisation des formes bénignes de l'épidémie, les craintes liées au caractère prétendument douloureux du test ou la conviction qu'il ne servirait à rien.

Nous devons remobiliser la population à la fois sur les tests et sur l'isolement, car si nous testons mais que nous n'isolons pas ou que nous ne suivons pas sur le plan clinique les personnes les plus les vulnérables, nous n'aurons hélas pas gagné grand-chose.

Nous souhaitons relancer le dépistage en proposant une approche à la fois plus qualitative et plus discrète à domicile. La phase où les drive s'imposaient pour couvrir l'ensemble du territoire étant passée, il nous faut maintenant aller tester les populations qui ne viennent pas spontanément le faire. C'est pourquoi nous avons décidé, avec le préfet et le directeur de crise, de renforcer massivement les moyens des équipes de dépistage. Nous bénéficions de l'appui de l'équipe parisienne qui a lancé l'initiative Covisan, que nous allons décliner en Guyane au travers de la constitution d'équipes légères susceptibles de se rendre à domicile, non seulement pour repérer les personnes éventuellement malades, les personnes vulnérables et les dépister, mais aussi accompagner, comprendre les besoins sociaux, assurer le contact tracing et l'épidémiologie de terrain.

En effet, le contact tracing par téléphone, qui était nécessaire dans un premier temps compte tenu du nombre de nouveaux cas, présente des limites sur un territoire comme le nôtre, l'accès au téléphone et la maîtrise de la langue française étant parfois difficiles.

En Guyane, le plus efficace est de travailler avec les élus locaux, les coordonnateurs des CLS, notamment celui de Saint-Laurent qui est très dynamique et avec lequel nous avons plaisir à travailler, les référents des CLS des communes, avec lesquels nous sommes en contact quotidien, les grands opérateurs et les moins grands, les médiateurs de la Croix-Rouge française, de Médecins du monde... Ces professionnels quadrillent le terrain et nous transmettent énormément d'informations.

Il est important d'adapter nos politiques sanitaires aux spécificités du territoire, notamment à l'Ouest, très dynamique sur le plan démographique. J'ai d'ailleurs défendu peu de temps après mon arrivée la création exceptionnelle d'une délégation territoriale à l'ouest de la Guyane - la Guyane étant à la fois une région et un département, elle ne bénéficie de délégation territoriale ni à l'est ni à l'ouest, alors que les distances et les spécificités territoriales le justifieraient pleinement.

Nous avons obtenu la création d'un poste de direction de l'agence régionale de santé par arrêté du 27 février 2020, c'est-à-dire au moment de la crise sanitaire. Nous souhaitons ouvrir ce poste et le pourvoir rapidement afin de doter l'ouest de la Guyane d'une représentation de haut niveau de l'agence régionale de santé.

M. Christophe Robert, directeur général du centre hospitalier (CH) de Cayenne. - Le centre hospitalier de Cayenne propose une offre de santé unique et incontournable pour la Guyane. Il assure environ 60 % des séjours hospitaliers effectués en Guyane, non seulement sur son site de Cayenne, mais également au sein des 17 centres délocalisés de prévention et de soin qui couvrent les territoires de l'intérieur et les communes isolées. Un bon nombre de ces centres ne sont accessibles qu'en pirogue, en hélicoptère ou en avion.

Environ 84 % des populations prises en charge par le CH sont en situation de précarité extrême. En Guyane, le taux standardisé d'hospitalisation pour AVC est le deuxième de France, le taux de VIH est historiquement l'un des plus élevés de France et le risque de maladies infectieuses est très présent. Les indicateurs de santé publique sont dégradés, notamment le taux mortalité périnatale et le taux de naissances prématurées, qui sont les plus élevés de France, ou le nombre d'accouchements pour des femmes de moins de 15 ans, qui est supérieur à celui de la métropole. Le taux de natalité est extrêmement dynamique, puisque plus de 4 000 accouchements ont lieu chaque année à l'hôpital de Cayenne et 3 000 à l'hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni, ces chiffres augmentant d'environ 3 % par an.

Permettez-moi d'insister sur le caractère particulier que revêt cette crise en Guyane. Nos personnels sont fatigués, pour la simple raison que cette crise est très longue chez nous. Elle a démarré avec la décision de confinement prise au niveau national. Nous n'avions alors que des cas importés, fort heureusement peu nombreux, mais dès cette période, le personnel a été mis en tension. Nous avons travaillé sur l'ensemble des scénarios de gestion de crise et nous avons mis en place des formations ; 800 personnels ont ainsi été formés ou reformés, notamment sur les techniques d'habillage et de déshabillage.

Les personnels ont très vite pris la mesure de la responsabilité qui allait nous échoir, le CH de Cayenne étant l'établissement de première ligne disposant des seuls lits de réanimation sur le territoire et d'une unité dédiée aux maladies infectieuses et tropicales. Et, en même temps, un peu comme dans Le Désert des Tartares, nous n'en finissions plus de redouter ce mal qui ne venait pas. Puis la vague haute est arrivée par le Brésil.

L'hôpital de Cayenne a mis en place un plan lui permettant de tripler en quelques semaines ses capacités d'hospitalisation. En un mois, nous sommes passés de 50 à 159 lits covid. Nous avons aujourd'hui 31 lits de réanimation, sachant que 5 lits supplémentaires peuvent être ouverts à tout moment si nécessaire. Ce matin, 19 personnes étaient en réanimation. Nous avons actuellement 75 lits de médecine covid, 12 lits de soins de suite et de réadaptation covid, 21 lits de maternité, 4 lits de pédiatrie et 2 lits de réanimation néonatale.

Cette montée en charge n'aurait pu se faire sans la très forte mobilisation des professionnels du CH ni l'arrivée de renforts très importants, ces derniers étant issus de la « réserve » guyanaise - infirmières libérales, professionnels retraités, etc . -, d'autres établissements et du CH lui-même qui, à la suite d'un appel lancé sur les réseaux professionnels, a recruté 70 professionnels toutes catégories confondues. Grâce à ces apports, nous avons pu ouvrir assez rapidement ces nouvelles places, tout en maintenant une capacité d'accueil pour les hospitalisations non covid.

Nous avons procédé à des déprogrammations d'activités lors de la phase de confinement, puis, dans un deuxième temps, nous avons de nouveau déprogrammé de manière importante, notamment les interventions chirurgicales non urgentes.

La solidarité de l'ensemble des établissements de Guyane a été exemplaire et nous a permis de débloquer des capacités d'aval, notamment grâce aux partenariats qui se sont mis en place avec la clinique privée qui se trouve en face de l'hôpital ou avec les établissements médico-sociaux.

J'en viens à la question sensible du matériel et des équipements de protection individuelle (EPI). S'agissant des respirateurs, l'hôpital de Cayenne était dans une situation relativement unique en France, puisque, en plus des 11 lits de réanimation que compte notre service, nous disposions déjà d'un stock de plus de 23 anciens respirateurs qu'en raison de notre éloignement nous avons gardés et entretenus après leur remplacement. Par ailleurs, nous avons rapidement commandé de nouveaux respirateurs. Au niveau régional, le parc de respirateurs est donc largement suffisant pour couvrir la demande.

S'agissant des EPI, bien que la gestion ait été très tendue, je tiens à préciser que nous n'avons jamais été en rupture. La situation a été paradoxalement plus dure durant la première phase, quand il n'y avait pas de circulation active du virus sur notre territoire, mais que des professionnels demandaient à être équipés comme si nous étions déjà au stade 3. Or le virus flambait alors en métropole, entraînant une tension importante sur ces équipements sensibles. Cela a engendré des problèmes de communication avec les services et les agents, problèmes qui se sont réglés devant le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Du fait de son éloignement, l'hôpital de Cayenne a toujours mené une politique de stocks particulière : nous disposons en général de stocks suffisants pour trois à six mois. Or dès que nous sommes passés au stade 2, les consommations étaient telles qu'un stock de six mois était consommé en un mois. C'est à ce moment que, avec l'aide de l'État et des services de l'ARS, nous avons commencé à recevoir régulièrement l'ensemble des équipements.

Je ne dis pas que la situation a toujours été merveilleuse ; nous avons connu des étiages assez bas, et il nous a fallu parfois accélérer le dédouanement et les procédures de fret pour être livrés plus rapidement. Nous avons notamment connu un épisode compliqué à gérer sur les surblouses, que nous avons résolu de manière pragmatique, en commandant dans des ateliers de couture locaux des surblouses en tissu, qui nous ont permis de passer le cap. Nous avons encore des tensions sur certaines tailles de gants - nous proposons alors aux professionnels de porter des gants plus grands. Nous avons réussi à gérer tous ces épisodes de tension, qui, s'ils créent du stress, ne nous ont jamais conduits à une situation de rupture.

La crise à Cayenne a été d'autant plus délicate qu'elle se conjugue avec une épidémie très virulente de dengue, ce qui mobilise directement notre service de maladies infectieuses et tropicales.

Le contexte est donc compliqué et délicat, et le personnel un peu fatigué par cette crise, qui est sans doute plus longue qu'en métropole. Aujourd'hui, nous avons le sentiment d'arriver à un plateau, mais nous restons très vigilants et prudents.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Je vous remercie pour l'ensemble de ces explications. En vous écoutant, on a l'impression que, hormis les bémols sur l'épidémie de dengue, tout s'est formidablement bien passé chez vous. Or Mme le maire ne semblait pas du même avis...

Comment les informations relatives à la situation dans votre territoire ont-elles été transmises à l'échelon national ? Quelles ont été vos relations avec Santé publique France ?

Qu'en est-il des entrées et des sorties du territoire en provenance ou à destination de la métropole et des pays voisins hors frontières terrestres ?

À quel stade les professionnels libéraux ont-ils été associés à la gestion de la crise ? Quel est le taux de mortalité ? Observez-vous une surmortalité en Guyane par rapport à la métropole ? Avez-vous mis en place des protocoles spécifiques de prise en charge de patients ? Avez-vous observé un déploiement de la télémédecine ?

Où en est la reprise des interventions programmées ? Constatez-vous un non-recours aux soins préjudiciable sur la santé des populations ?

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

M. Marc Del Grande. - Les frontières terrestres ont été fermées dès le début de la crise, et le dispositif dédié à leur garde s'est adapté en fonction de l'épidémie. Depuis le milieu du mois d'avril, nous avons mis en place un binôme de la douane à Maripasoula, ce qui, à ma connaissance, n'était jamais arrivé.

Jusqu'au milieu du mois de mai, la Guyane était un havre de paix épidémique, et l'Hexagone, la zone rouge. Le premier questionnaire médical a été activé le 16 mars en Guyane, puis, au fur et à mesure de l'aggravation de l'épidémie dans l'Hexagone, nous avons durci l'accueil médicalisé mis en place à l'aéroport. Nous avons eu quelques cas importés, mais ils n'ont pas créé de cluster. Je crois que nous n'avons plus eu de cas importés via l'aéroport depuis début avril.

Pendant la première phase, nous avons maintenu deux vols hebdomadaires.

Nous n'avons pas souhaité faire comme à Mayotte où les vols ont été complètement interrompus. Nous avons besoin de garder un lien avec l'Hexagone pour des problèmes de fret, comme le disaient la directrice de l'ARS et le directeur du CH, car nous avons besoin faire venir des EPI et des experts. Nous avons gardé deux vols hebdomadaires. Depuis mi-mai, nous avons augmenté le nombre de vols, pour atteindre actuellement six vols hebdomadaires vers l'Hexagone, et un vol vers les Antilles. Nous avons demandé l'autorisation d'augmenter légèrement le nombre de vols pour que les mutations, notamment des membres des forces armées, des gendarmes et des enseignants puissent se faire dans de bonnes conditions.

Mme Clara de Bort. - Depuis plusieurs années, nous avons une coopération très active avec le Brésil, poursuivie chaque jour à partir de groupes WhatsApp et d'échanges de de bonnes pratiques. Nous avons également assuré un cofinancement, avec l'ambassade de France au Brésil, pour faciliter le transfert de patients ayant des parcours de soins transfrontaliers, et apporter également des EPI et des dons d'oxygène.

Nous bénéficions d'une cellule de très grande qualité de Santé publique France dans nos locaux à l'ARS. Je me félicite tous les jours de la qualité du travail fourni et de la collaboration avec cette équipe que nous avons intégrée dès le début dans la cellule de crise quotidienne de l'ARS. Avec celle-ci, nous avons défini et ajusté au fur et à mesure des stratégies de contact tracing, d'épidémiologie de terrain, de dépistage. Je peux vous répondre aujourd'hui sur tous les éléments grâce à leur travail essentiel.

Je transmets des informations au préfet de façon pluriquotidienne et nous envoyons des rapports aux ministères parisiens, que nous nous nous échangeons pour faciliter la qualité de l'information.

Les médecins et infirmiers libéraux ont été peu évoqués, alors qu'ils sont absolument essentiels. Nous menons un travail clef avec eux. C'est grâce à eux que la télémédecine - en Guyane comme ailleurs - a pu croître très fortement, avec cependant les limites guyanaises sur les infrastructures : le réseau internet n'est accessible, quasiment, que sur le littoral. Les téléconsultations ont augmenté très fortement.

Grâce à la mobilisation très importante des médecins libéraux, nous avons mis en place « Véyé Mo Santé », application de télé-suivi dans lequel de nombreux soignants, médecins et infirmiers ont été intégrés. Nous l'avons testée sur les personnes venant de Paris mises en quatorzaine qui étaient volontaires, et nous la proposons désormais aux patients restant à domicile qui le souhaitent.

Dès le début de l'alerte covid, comme nous avions encore le droit de nous réunir, nous avons tenu plusieurs réunions présentielles avec les professionnels de santé, puis nous avons basculé en téléréunions. Nous avons un groupe contact avec les médecins libéraux, le jeudi soir à 19 heures. Il est organisé à la demande, en général une fois tous les quinze jours. C'est l'ARS qui a lancé ce groupe.

Je suis obligé de vous quitter, nous devons évacuer le bâtiment.

M. René-Paul Savary , président. - Bon courage pour cette gestion de crise. Nous reprendrons contact avec vous.

La téléconférence est interrompue.

M. René-Paul Savary , président. - Nous verrons si nous réorganisons cette audition.

Mme Laurence Cohen . - Tout ne va pas si bien là-bas...

M. René-Paul Savary , président. - Nous devons les interroger sur les questions qui n'ont pas fonctionné, de leur point de vue, pour anticiper une éventuelle récidive de l'épidémie... Car ils nous ont dit tout ce qui allait bien !

M. Martin Lévrier . - Cela n'est pas bon signe.

M. René-Paul Savary , président. - Santé publique France, a priori, travaille dans l'ombre...

Mme Laurence Cohen . - Tellement dans l'ombre qu'on ne les voit pas...

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Il n'y avait pas l'air d'y avoir de tensions entre eux, mais cela n'est pas perçu ainsi de l'autre côté de la barrière. Dans certains départements, l'ARS et le préfet ne se parlaient pas...

M. Martin Lévrier . - Là, ils se parlaient...

M. Bernard Jomier , rapporteur. - La Guyane est dans une situation inverse de celle du Grand Est. Le Grand Est a subi l'épidémie avant tout le monde, avec un effet de blast. La crise vient d'arriver en Guyane, début juin ! Il a fallu trois semaines pour qu'Annick Girardin fasse le déplacement.

Une fois les cinq cas gérés au départ, en mars, avril et mai, la situation épidémique était quasiment à zéro en Guyane. Ils ont été confinés comme la métropole, mais ils ont eu du temps pour se préparer, mettre en place des tests, acheter des masques, la maire de Saint-Laurent l'a confirmé. Avant le voyage d'Annick Girardin, le 23 juin, c'étaient trente tests par jour sur tout le territoire qui pouvaient être faits ! Pourquoi ?

Comme partout, c'est le préfet, au titre du code de la santé publique, qui est responsable de la gestion de crise. Ils avaient tout le temps de la gérer ; ils ne l'ont pas fait. Pourquoi n'ont-ils pas pris de mesures ? Il a fallu que la ministre vienne pour qu'ils mettent en place une cellule de crise !

- Présidence de M. Alain Milon, président -

Mme Victoire Jasmin . - Ils minimisent les choses, car il y a des évacuations sanitaires en Guadeloupe et en Martinique. À l'Établissement français du sang (EFS) de Cayenne, toutes les personnes étaient malades. Ils ont dû faire appel à l'EFS de Guadeloupe pour assurer la suppléance. Cela pose problème.

M. Damien Regnard . - Plus d'une centaine de personnes sont venues en renfort. Où ont-elles été mobilisées ? À quoi ont-elles servi ?

M. Alain Milon , président. - Nous les réinterrogerons sur ce sujet.

Mme Angèle Préville . - Y a-t-il eu une prise en compte spécifique des territoires ? La population de l'ouest de la Guyane n'a pas été prise en compte. Cela va au-delà de la pandémie...

Mme Laurence Cohen . - Il faut limiter les propos introductifs des personnes que nous entendons, car elles noient le poisson et nous perdons de vue l'essentiel. Il faut mettre le doigt sur les spécificités du territoire. Mme Deroche a posé des questions qui étaient au coeur du sujet.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - J'ai eu peur, la semaine dernière, que les professionnels de santé ne veuillent rien dire. En fait, ce sont ceux qui ont le plus parlé lorsqu'on les a poussés dans leurs retranchements. Nos auditions doivent être plus condensées pour avoir un jeu de questions-réponses.

M. Alain Milon , président. - Nous en tiendrons compte pour nos futures auditions.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Cela s'est très bien passé avec les intervenants de l'Est de la France, et notamment avec le directeur de l'ARS - qui ne l'est plus, et qui donc a une certaine liberté de parole. Les autres ouvrent le parapluie.

M. Alain Milon , président. - Je proposerai demain, au bureau de la commission, que nous tenions la semaine prochaine une conférence de presse sur ce que nous avons appris lors de nos auditions, et sur ce que le Gouvernement devrait faire en prévision d'une prochaine crise.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Ce ne sera pas seulement pour informer sur les événements passés mais sur le présent, l'entrée sur le territoire, les tests... Nous pourrons ainsi interpeller le Gouvernement. Malheureusement, nous n'avons pas encore eu le temps d'entendre les représentants des aéroports.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition commune de Mmes Catherine Barbezieux Betinas,
directrice générale du centre hospitalier de Mayotte ;
Dominique Voynet, directrice générale de l'ARS de Mayotte
et Joëlle Rastami, membre de France Assos Santé Mayotte

(mercredi 22 juillet 2020)

M. Alain Milon , président . - Nous poursuivrons nos travaux sur la gestion de la crise sanitaire par une réunion consacrée à la situation à Mayotte. Nous entendons Mme Catherine Barbezieux Betinas, directrice générale du centre hospitalier de Mayotte (CHM), Mme Dominique Voynet, directrice générale de l'agence régionale de santé (ARS) de Mayotte et Mme Joëlle Rastami, membre de France Assos Santé Mayotte.

Si la situation à Mayotte semble globalement s'améliorer, elle a représenté une source de préoccupation majeure dans un territoire où la situation sanitaire est, en temps ordinaire, déjà marquée par de nombreuses fragilités. La gestion de la crise à Mayotte nous offre une nouvelle occasion de nous interroger sur la différenciation de la réponse apportée entre les territoires selon le moment de leur entrée dans la crise.

Les expériences d'autres territoires ont-elles pu être mises à profit ? Le triptyque « tester, protéger, isoler » a-t-il pu être mis en place dans des conditions adaptées compte tenu de la situation sanitaire et sociale particulière de Mayotte et de son environnement régional ?

Qui a piloté la crise dans le département ? Les services de l'État ont-ils rencontré des difficultés de coordination comme dans d'autres régions ? La place singulière de l'hôpital dans le système de santé a-t-elle été un plus ou une difficulté ?

Enfin, même si cette question est sans doute encore prématurée, quels enseignements en avez-vous tirés ?

Telles sont notamment les questions que nous souhaitons vous poser.

Comme pour les auditions précédentes, nous avons souhaité que différents points de vue puissent s'exprimer et, le cas échéant, se répondre. C'est pourquoi j'ai accédé à la demande de France Assos Santé Mayotte, fédération d'associations de création récente à Mayotte, mais reconnue au niveau national, d'être entendue aujourd'hui.

Il existe à l'évidence d'autres acteurs associatifs et bien d'autres acteurs à Mayotte qui auraient pu légitimement s'exprimer. J'ai bien noté que la lettre ouverte de France Assos Santé du 11 juin avait reçu une réponse circonstanciée de l'ARS le 16 juin. Ces deux courriers ont été diffusés à l'ensemble des commissaires.

Je vais vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Catherine Barbezieux Betinas, Dominique Voynet et Joëlle Rastami prêtent serment.

Mme Dominique Voynet, directrice générale de l'ARS de Mayotte . - J'ai prévu une petite intervention liminaire pour permettre à tous les membres de la commission de rafraîchir leurs connaissances sur la situation à Mayotte au-delà même de l'épidémie.

Je commencerai par donner quelques données épidémiologiques sur la situation aujourd'hui : nous avons eu 16 nouveaux cas de covid le 20 juillet, 15 nouveaux cas le 21 juillet. Nous avons un taux de positivité hebdomadaire qui tourne autour de 10 depuis plusieurs semaines ; nous étions à 9,4 en semaine 29, nous sommes un peu au-dessus depuis quelques jours.

L'incidence sur sept jours est également en train de remonter de toute façon assez modeste : nous étions en dessous de 30 cas pour 100 000 habitants par semaine en semaine 28 ; nous sommes repassés un tout petit peu au-dessus de 30 depuis quelques jours, ce qui veut dire que le virus circule beaucoup moins qu'à l'époque où nous avons été classés en zone rouge, mais que nous ne sommes pas encore totalement sortis d'affaire.

Nous avons connu des situations plus préoccupantes en mai et en juin. Il y a quelques semaines, nous avons eu un cluster très spectaculaire à la prison de Majicavo, où environ 500 détenus et personnels de l'administration pénitentiaire ont été contaminés. Environ 80 % des détenus ont été atteints par le covid. Ce pourcentage est inférieur au sein du personnel, mais réaliser le contact tracing de ces dizaines et dizaines de personnes nous a donné beaucoup de travail.

Depuis, nous n'avons pas réellement eu de cluster, même si nous constatons des cas groupés jusqu'à cette semaine, où près de 10 cas ont été constatés à la mairie de Mtsamboro, dans le Nord.

Si nous avons connu des milliers de cas de covid, souvent asymptomatiques ou paucisymptomatiques, nous avons été confrontés à peu de situations graves, sans doute en raison de l'âge moyen de la population, de la possibilité d'immunité croisée, peut-être en raison des caractéristiques génétiques, même si cette dernière hypothèse a du plomb dans l'aile depuis la flambée de la covid sur le continent africain ces dernières semaines.

Nous avons tout de même enregistré 403 hospitalisations, la plupart en médecine, en réanimation et en obstétrique - nous avons eu beaucoup de femmes enceintes positives au plus fort de l'épidémie -, et 38 décès dont trois lors d'évacuations sanitaires (évasan) à La Réunion.

Je ne vous infligerai pas par le menu la description de la situation démographique, sociale et sanitaire de Mayotte. J'évoquerai seulement les trois points qui ont possiblement interféré dans la gestion de crise.

Le premier concerne les caractéristiques de la population : une densité et une précarité très fortes, des difficultés d'accès à l'eau, de mauvaises conditions de logement, une tradition de cohabitation intergénérationnelle qui a pu contribuer à certains moments et dans certaines situations à la diffusion du virus.

Je tiens à souligner la jeunesse de la population : il n'y a que 4 % de personnes âgées de plus de 60 ans à Mayotte, mais un nombre important de personnes atteintes par des pathologies chroniques lourdes - les maladies qu'on trouve chez des personnes de 60 à 70 ans en métropole touchent souvent à Mayotte des personnes de 40 ou 50 ans.

Je voudrais aussi pointer la place de la religion musulmane à Mayotte, la confiance étant plus facilement accordée aux imams, qui ont d'ailleurs été mobilisés à nos côtés au cours de l'épidémie, qu'aux médecins. Le faible niveau d'éducation dans une partie importante de la population, la grande diversité linguistique, la grande confiance placée dans les réseaux sociaux et dans les rumeurs sont aussi des éléments importants.

Le deuxième point est l'offre de soins limitée, la faiblesse de la médecine libérale, la saturation tous les jours de l'année de l'unique établissement public de santé, qui assure, faute de médecine de ville et faute d'un système abouti de protection sociale, plus de 80 % des soins ambulatoires de premier recours. Avant même l'épidémie de coronavirus, nous étions confrontés à une épidémie de dengue dont les signes cliniques sont proches de ceux du coronavirus, avec un double impact, à la fois sur le nombre des arrêts de travail au CHM comme à l'ARS, et sur le nombre de patients dans les dispensaires et à l'hôpital, avec de nombreuses hospitalisations dans les mêmes services que ceux qui seront concernés par la covid. Nous avons eu la grippe, la leptospirose, et une compétition sur les tests PCR. Par ailleurs, nous avons dû faire face à la saturation saisonnière des capacités du CHM en obstétrique et néonatalogie.

La troisième caractéristique est la jeunesse du département : Mayotte n'est un département que depuis 2011, et cette jeunesse marque l'activité des collectivités, qu'il s'agisse du département qui s'est toutefois mobilisé aux côtés de l'État - je pense à la commande de masques -, ou des communes dont les outils ne sont qu'imparfaitement opérationnels - certaines communes ont des centres communaux d'action sociale (CCAS) qui ne se sont mis en place que très récemment.

L'ARS est également très jeune puisqu'elle a été créée au 1 er janvier 2020. Elle ne disposait pas au début de la crise d'un plan de continuité de l'activité, plan qui sera construit en un week-end et adapté à plusieurs reprises, ni d'ailleurs d'un plan d'organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles (Orsan) et d'accueil massif de victimes non contaminées (Amavi).

Au début de l'épidémie, on ne sait rien ou presque. Quand je lis les articles rédigés en juin ou en juillet, je me dis qu'il est facile de juger a posteriori. Au début de l'épidémie, la définition de cas est simple - trop simple : on prend en compte les personnes qui ont voyagé en Chine ou dans un autre pays de circulation du virus - à Singapour, en Iran -, les personnes qui présentent de la fièvre, de la toux, des difficultés respiratoires. Le tableau clinique va s'enrichir au fil des semaines et des mois avec l'agueusie, l'anosmie et les signes digestifs.

Il en va de même pour les modalités de transmission du virus : au début de l'épidémie, on parle des gouttelettes et des mains. Le rôle des enfants est présenté comme privilégié dans la transmission, avant qu'on ne rende compte, quelques semaines ou quelques mois plus tard, que ce n'est pas forcément le cas. Au début de l'épidémie, on dit aussi qu'on est contagieux dans les heures qui précèdent l'apparition des signes cliniques, avant de se rendre compte que la plupart des gens ne présentent pas de signes cliniques.

J'en viens à la dynamique de l'épidémie à Mayotte. Le 24 janvier, on note les premiers cas métropolitains. On commence à tester à Mayotte, on commence à être très attentifs et à surveiller les vols qui arrivent de métropole, mais aussi des Comores, de Madagascar, d'Éthiopie, du Kenya, car les passagers qui transitent par les hubs de Nairobi et d'Addis-Abeba peuvent croiser des voyageurs qui reviennent de Chine.

Les premiers cas mahorais ne seront avérés que le 13 mars - le premier étant un professionnel de santé importé du cluster de l'Oise la veille du passage au stade 3 en métropole. Nous avons donc un décalage de sept semaines avec la métropole, si bien que nous avons eu l'espoir d'y échapper pendant plusieurs semaines. En effet, la suspension des vols de et vers la Chine se fait rapidement, les informations aux voyageurs sont largement diffusées à Mayotte et les premiers cas concernent pour l'essentiel des personnes qui reviennent de zones de cluster, qui ont respecté les consignes d'isolement et qui ont eu peu de cas contacts.

L'espoir sera déçu dès le cinquième cas. Plusieurs semaines après le début de la crise, nous serons dans l'incapacité de retrouver le contact contaminant d'un patient qui n'a pas voyagé et qui aura été très actif pendant la campagne électorale et le premier tour des municipales.

Ce décalage de sept semaines va avoir un impact considérable sur la prise en charge de l'épidémie à Mayotte. Dans un premier temps, alors que le virus circule activement en métropole, Mayotte ne bénéficie pas d'un soutien particulier. Tous, y compris nous, admettent que respirateurs, masques, tests et curare doivent être fléchés en priorité vers les territoires les plus impactés. Ce sera très différent dans un deuxième temps, quand l'épidémie refluera en métropole et que Mayotte sera, de fait, le département le plus impacté de France. Nous recevrons alors - je tiens à le souligner - l'aide nécessaire.

Ce décalage a d'autres conséquences, positives et négatives.

J'aborderai d'abord les conséquences positives : nous avons pu tirer les enseignements de l'évolution de l'épidémie ailleurs ; nous avons pu préparer le plan blanc du CHM et l'équipement d'un lieu d'isolement ; nous n'avons jamais interrompu la recherche des cas contacts - nous étions en phase 2 quand la métropole était en phase 3, et au moment où nous sommes passés en phase 3, la métropole reprenait le contact tracing systématique et passait en phase 4 ; nous avons alors décidé de ne pas arrêter le contact tracing.

Ce décalage a également eu des conséquences négatives : une forte pression populaire, médiatique, politique, a conduit à l'adoption des mesures aux mêmes dates et aux mêmes conditions qu'en métropole, à savoir la fermeture des écoles le 16 mars et le confinement généralisé dès le 17 mars, ce qui contribuera à les rendre insupportables quelques semaines plus tard, au moment même où on en aurait le plus besoin. Comme le montre l'évolution du R0, qui passe de 3 à 1 dans cette période, le confinement sera bien, et même très bien respecté pendant trois semaines, ce qui doit être salué, compte tenu des conditions de vie très dures d'une partie de la population, mais il aura des conséquences très négatives sur le plan social et sanitaire.

Sur le plan social, la disparition de l'économie informelle et la fermeture des écoles, et donc des cantines, ont eu pour conséquence qu'une partie importante a connu la faim. La faim a été le premier sujet d'appel du numéro vert à Mayotte et la première demande adressée aux équipes de terrain de l'ARS qui assuraient la distribution des masques, du savon, l'éducation sanitaire, la détection des cas symptomatiques ou l'identification des cas contacts. Les distributions alimentaires donnent lieu à des affrontements. Bien des familles n'ont plus rien.

La deuxième difficulté d'ordre social est l'accès à l'eau. En temps ordinaire, un tiers des familles n'a pas accès à l'eau potable. En période de confinement, c'était plus grave encore, car l'approvisionnement était plus compliqué, si bien que certaines familles s'approvisionnaient dans des rivières polluées. L'ARS a été très présente : distribution de cartes donnant accès aux bornes-fontaines monétiques, installation de rampes d'eau, ouverture d'établissements accueillant du public, le tout sous surveillance d'associations de terrain, grandes comme la Croix-Rouge ou petites comme beaucoup d'associations de quartier.

Le confinement a aussi un impact sur le suivi des patients chroniques et âgés. Comme dans bien des régions métropolitaines, les difficultés d'accès aux services de santé, liées par exemple à la suppression des taxis et à l'absence de moyens de transport public, seront amplifiées par la peur et les rumeurs.

De fait, le confinement va se relâcher dès l'annonce du déconfinement en métropole, dès le discours du Président de la République le 13 avril, et plus vite encore dès le début du ramadan le 25 avril, malgré la décision prise par le Gouvernement, en accord avec la préfecture et l'ARS, de reporter à Mayotte la date du déconfinement au 18 mai, puis de le lever par étapes.

Au plan sanitaire, le déclenchement du plan blanc conçu pour des crises intenses et de courte durée, qui permet de se préparer à un afflux massif de patients, a conduit à fermer les dispensaires pour redéployer les effectifs dans les services plus intensifs, à alléger ou à déprogrammer des prises en charge de malades chroniques. Le plan blanc n'est pas réellement conçu pour une crise qui dure, en tout cas pas pour une situation d'incertitude qui dure.

Nous nous sommes d'emblée préoccupés de la modestie de nos moyens en réanimation, observant ce qui se passait en métropole, à savoir l'augmentation rapide des admissions en réanimation pour syndrome de détresse respiratoire aiguë avec des décès en quelques heures. Le CHM s'est préparé à accueillir des dizaines ou des centaines de patients lourds. On peut se demander, de façon rétrospective, s'il n'y a pas eu un emballement excessif. C'est facile de le dire maintenant, mais au même moment, l'épidémie faisait rage en Alsace où le service de santé des armées était déployé à Mulhouse, on triait les patients à Bergame et dans le Nord de l'Italie, et je n'ose pas penser à la virulence des critiques que nous aurions essuyées si on ne s'était pas préparé au pire.

Quelles sont les principales difficultés rencontrées ? J'ai choisi, parce que c'est le principe d'une commission d'enquête, mais aussi parce que je ne désespère pas qu'on puisse faire mieux, de dire tout ce que je pense.

Les plus importantes de ces difficultés relèvent de décisions qui ont été prises de façon brutale et inexplicable, et qui ont contribué à rendre notre travail pénible et plus complexe. Je veux citer la décision de suspension immédiate et sans préavis de tous les vols le 20 mars, mettant en péril l'acheminement des personnels de renfort et de relève, et surtout, le fret sanitaire.

Je veux également souligner le flottement accompagnant la mise en place d'un pont aérien sous-dimensionné et complexe, avec une concurrence avec La Réunion sur le tronçon Paris Saint-Denis de la Réunion, avec deux vols seulement par semaine entre Saint-Denis et Dzaoudzi et zéro vol direct Paris-Mayotte. Il n'est pas exagéré de dire que cette situation, qui a généré la mise en place de lourdes cellules logistiques à la préfecture comme l'ARS ou au CHM, nous a bien plus pénalisés que la prise en charge des cas de covid.

Alors que la plupart des régions ont connu des tensions sur l'approvisionnement en masques, en surblouses, en tests, nous avons également connu une tension sur la plupart des biens de consommation courante, du papier toilette au riz, aliment de base à Mayotte, et sur des matériels médicaux - appareillage, pièces détachées, consommables, médicaments- en dépit de la spécificité insulaire qui nous impose d'avoir des stocks de trois à six mois.

C'est une fierté que d'avoir réussi à assurer dans la quasi-totalité des cas la continuité des approvisionnements. Nous sommes devenus très « pro » sur la chaîne de logistique civile et militaire, aérienne et maritime, sur le rôle des transitaires, les lettres de transport aérien (LTA), les procédures de dédouanement, les contraintes techniques - palettes ou conteneurs. Nous avons harcelé les cellules de crise des différents ministères, justifiant chaque demande, plus ou moins urgente, plus ou moins sensible. Nous nous sommes arraché les cheveux quand un colis urgent, suite aux caprices d'un pilote ou d'un gestionnaire d'entrepôt, n'était pas chargé.

Nous avons trouvé des solutions locales seuls. Je pense par exemple à l'acheminement de la citerne à oxygène : le pharmacien du CHM a trouvé la citerne supplémentaire, la Légion étrangère de Mayotte l'a transportée et l'industriel qui loue la citerne a accepté de payer la grue. Au moment où certains se défoulent sur les ARS, je tiens à dire solennellement que nous sommes sortis de notre zone de confort et que nous avons appris des métiers qui ne sont pas les nôtres.

L'une des conséquences les plus graves de la suppression des vols fut l'impossibilité, concrète et dramatique, de procéder aux évacuations sanitaires des patients dont le pronostic vital et fonctionnel s'évaluait parfois à quelques heures. Les évasan étaient plus faciles que d'habitude deux jours par semaine, c'est-à-dire les jours de pont aérien, et impossibles tous les autres jours de la semaine. Le CHM a mobilisé occasionnellement des avions basés à la Réunion à ou à Mayotte, avec des délais, des indisponibilités, des temps de vol très longs, des coûts extravagants - 25 000 euros pour un ATR 72 entre Dzaoudzi et Saint-Denis, soit le même coût qu'un Boeing 737 pour le même trajet.

Dans ces conditions, avec l'accord du ministère de la santé, nous avons affrété un avion sanitaire positionné à Mayotte. Le premier vol date du 25 mai ; 37 rotations ont été effectuées depuis, permettant le transport de centaines de patients. Un hélicoptère de transport sanitaire a également été mis en service le 12 mai, dans le respect des règles de marché de l'état d'urgence sanitaire, pour permettre les évasan sept jours sur sept et alléger les temps de travail des équipes du service mobile d'urgence et de réanimation (SMUR).

Les décisions brutales et imposées sans discussion par le ministère des outre-mer n'ont pas concerné que les vols. Je pense au rapatriement des Français de Madagascar ou des Comores, annoncé quelques heures à peine avant l'arrivée des voyageurs, alors qu'il fallait organiser l'accueil sanitaire, l'hébergement, le suivi des quatorzaines. D'une façon générale, nous avons eu l'impression d'une interférence permanente avec la décision sanitaire, d'une forme d'amateurisme, et même de caprice dans la prise de décision.

La deuxième difficulté est liée au rythme de production des instructions et à la lourdeur de l'interministériel. Nous avons eu des dizaines et des dizaines d'instructions, parfois redondantes, parfois contradictoires et inadaptées à notre territoire. La multiplicité des canaux de remontée des informations s'est avérée très consommatrice en temps à un moment où nous étions sous l'eau, de même que le rythme des visioconférences, parfois concrètes et productives, parfois bavardes et inutiles, convoquant trop souvent préfets, recteurs et directeurs généraux d'ARS comme autant de figurants.

Il faut pointer également les difficultés d'arbitrage interministériel. Je pense par exemple à l'arrivée tardive, reportée de jour en jour et de semaine en semaine, des instructions « tester, tracer, isoler », ou encore de décisions concernant les liaisons entre la métropole et les DOM. Le feuilleton des tests - obligatoires ou non - n'est encore que très provisoirement réglé.

La troisième difficulté tient aux tensions sur les matériels. Je pense à la préemption, jamais expliquée, de respirateurs Hamilton commandés avant la crise par le CHM, et jamais livrés, la décision de réorienter ces respirateurs vers un autre client ayant été prise par l'entreprise ; à l'annonce de la livraison de respirateurs Monal T60, reportée de semaine en semaine ; ou à la livraison de respirateurs Osiris, arrivés après la bataille.

Je pense aussi aux équipements de protection individuelle (EPI). Nous n'avons jamais été en rupture de masques. Nous avons pu prendre la décision d'équiper les services en contact avec les patients du CHM dès le premier cas, et d'équiper assez vite de nombreux professionnels, qu'ils relèvent du secteur sanitaire, et donc du champ de responsabilité de l'ARS, ou non.

Ces tensions ont été moins importantes à Mayotte qu'en métropole grâce aux réserves importantes du CHM, grâce aux dons d'entreprises, de la gendarmerie, de masques périmés ou non, grâce aux stocks stratégiques de zone périmés, mais vérifiés et parfaitement utilisables, grâce à la fabrication locale de visières et de masques en tissu, puis grâce à la commande de masques en quantité à Madagascar, commande financée par la préfecture et le conseil départemental, et aussi à la commande de surblouses lavables par l'ARS distribuées au CHM comme aux libéraux. Tout cela a permis de faire la jonction avec la reprise, début mai, des approvisionnements du CHM par le national, puis avec le don, mi-mai, de 500 000 masques chirurgicaux et de 100 000 masques FFP2 par le conseil départemental dont nous avions équipé les agents de la protection maternelle et infantile (PMI) et du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) en début de crise.

Les procédures en référé auxquelles nous avons dû faire face, engagées par une entreprise de pompes funèbres, l'une devant le tribunal administratif de Mayotte, l'autre devant le Conseil d'État, pour forcer l'ARS à équiper ses agents, ont constitué une troisième difficulté. Cette procédure a été l'occasion de démontrer que l'ARS avait pu réaliser à Mayotte ce qui n'avait pas pu l'être ailleurs.

La quatrième difficulté tient aux faiblesses structurelles du territoire de Mayotte, notamment au déficit structurel en personnels de santé dans le champ de la médecine libérale, au turn-over habituel des personnels et à la modestie des équipes dans certaines spécialités en tension nationale - les néonatologistes, les anesthésistes-réanimateurs, les pédiatres, les urgentistes. Mais une équipe petite ne veut pas dire une équipe médiocre : je tiens à saluer la qualité exceptionnelle des services que je viens de citer, qui font des prouesses tous les jours de l'année, comme ils l'ont fait pendant le covid. Il reste qu'il y a deux fois moins de biologistes à Mayotte qu'à Saint-Denis de La Réunion pour le même volume d'activité, ce qui pose d'autant plus problème lorsqu'il faut mobiliser des personnels pour prélever ou pour convaincre chaque habitant de la nécessité de se faire tester.

Nous avons eu le renfort de la réserve sanitaire sur des métiers variés, et du service de santé des armées dans des modalités qui ont été débattues avec le ministère de la santé et le ministère des outre-mer comme avec les forces armées de la zone Sud de l'océan Indien.

Un autre déficit structurel est celui des lieux d'hébergements et d'isolement. Je tiens à saluer l'engagement du rectorat, qui a mis à notre disposition l'internat du lycée de Tsararano, et du régiment du service militaire adapté (RSMA) qui a été un partenaire précieux tout au long de la crise dans bien des domaines. La totalité des modestes capacités hôtelières de Mayotte étant utilisées par les renforts de gendarmerie et de police, par la réserve sanitaire et par le service de santé des armées, il est impossible d'isoler des personnes qui ne peuvent pas s'isoler à domicile.

J'ai évoqué tout à l'heure l'isolement et la misère d'une partie importante de la population. Je veux insister sur d'autres spécificités mahoraises, qui ne sont pas des difficultés, mais plutôt des singularités. Je pense par exemple à la nécessité de traiter la question de la fréquentation des mosquées, le Conseil français du culte musulman n'étant pas du tout influent à Mayotte. Je pense aussi à la préparation du ramadan et à la gestion de cette fête qui est à Mayotte une fête communautaire. Je pense au rituel d'accompagnement des mourants et à l'organisation des obsèques.

Je pense aux difficultés de communication avec une population qui privilégie une communication orale et visuelle et dans toutes les langues vernaculaires. C'est pourquoi nous avons privilégié tout au long de la crise des messages vocaux, des films et des affiches diffusés à la radio, à la télévision ou par les réseaux sociaux plutôt que des tracts. Les difficultés de communication avec la population la moins instruite expliquent une très forte réticence persistante à aller à l'hôpital, mais aussi à accepter de se faire tester quand on ne se sent pas malade et qu'on ne comprend pas les modalités de transmission du virus.

La dernière difficulté tient aux tensions diplomatiques avec les Comores suite à la mise en évidence par le CHM et la communication par l'ARS de premiers cas de covid-19 non admis par le gouvernement comorien, à la suspension des liaisons aériennes et maritimes. Si ces difficultés sont derrière nous, la reprise du trafic des kwassas se traduit par une arrivée de patients positifs au coronavirus. Ces derniers ne sont pas très nombreux, mais nous avons tout de même eu deux décès à l'arrivée d'un kwassa et un cluster au centre de rétention administrative.

D'une certaine façon, le coronavirus été aussi été une opportunité à Mayotte. Je tiens à saluer la mobilisation d'une partie des associations et de nombreux bénévoles qui ont permis, en lien avec les équipes mobiles de l'ARS, de développer un véritable réseau de santé communautaire espéré depuis longtemps. Je salue également la mobilisation des agents de l'ARS et des professionnels de santé, qui sont sortis de leur zone de confort, ainsi que celle des équipes mobiles de terrain. Je souhaite pointer la mise en place en quelques semaines de services inexistants à Mayotte, notamment d'hospitalisation à domicile, qui ont contribué à alléger la charge des services. Dans le secteur libéral, nous avons mis en place une garde ambulancière, une garde des pharmaciens, des services de télémédecine - sept sites mobiles et deux sites fixes, sans compter le site de télémédecine installé au centre pénitentiaire de Majicavo.

Je ne laisserai plus personne dire que les gestes barrières et le respect du confinement ont été médiocres à Mayotte. Compte tenu des conditions de vie des personnes, de la modestie de leurs moyens et des difficultés d'accès aux biens de consommation courante qui les frappaient, je suis pleine d'admiration pour cette population de Mayotte qui a affronté cette épidémie dans des conditions très dures avec beaucoup de courage et de sagesse.

M. Alain Milon , président . - Vous avez une liberté de langage qu'on ne rencontre pas souvent, et je vous en remercie.

Mme Catherine Barbezieux Betinas, directrice générale du centre hospitalier de Mayotte . - Je donnerai des éléments complémentaires autour de quelques mots clés.

Le premier est l'inconnu : la crise a débuté au CHM le 13 mars avec la détection du premier cas de covid confirmé après plusieurs semaines d'attente pendant lesquelles nous ne savions pas si l'épidémie allait arriver ou pas.

Nous étions également dans l'inconnu parce qu'il s'agissait d'une première crise concernant l'infectiologie. Le centre hospitalier de Mayotte est très rompu à la gestion de crise - nous en avons quasiment tous les ans : barrages sur l'ensemble de l'île en 2018 pendant deux mois, mouvements sociaux en 2016... Nous avions donc l'impression d'être rompus à l'exercice. Cette nouvelle crise nous a montré que l'exercice devait être totalement différent.

Le deuxième mot clé est l'inquiétude, parce que nous étions face à l'inconnu quant au coronavirus et que nous avions conjointement une épidémie de dengue, de grippe, de bronchiolite. Or nous n'avions plus la maîtrise, car contrairement aux crises que nous avions déjà connues, la gestion de celle-ci a été nationale et régionale. Nous avions des interlocuteurs beaucoup plus diversifiés, même si l'ARS a joué le rôle d'intermédiaire avec les instances nationales et s'est occupée de l'ensemble de la communication, ce qui fut une très bonne chose.

L'inquiétude a touché le personnel, qui a eu un moment de désarroi - heureusement vite maîtrisé - causé par la peur d'être contaminé, et de ne pas être suffisamment protégé, mais aussi nos usagers.

Nous avons déclenché le plan blanc très rapidement, le 17 mars, et avons donc été dans l'obligation d'arrêter toute activité programmée. La nécessité de maintenir des capacités pour faire face à l'urgence et la peur des usagers de venir à l'hôpital ont entraîné des hospitalisations en urgence qui n'auraient pas eu lieu si ces usagers s'étaient présentés à l'hôpital. En effet, Mayotte connaît une prévalence de pathologies chroniques, comme le diabète ou l'hypertension artérielle, qui sont prises en charge au centre hospitalier de Mayotte.

Nous nous sommes sentis sur le fil du rasoir en permanence. Nous avions l'avantage, par rapport à la métropole, de disposer d'environ quatre à six mois de stock. En début de crise, nous avions environ 225 000 masques chirurgicaux et FFP2. En revanche, nous nous sommes très vite rendu compte - c'est une leçon à tirer pour d'éventuelles crises futures - qu'il fallait absolument mettre en place des mesures de sécurité. Environ 20 000 masques ont disparu la première semaine. Nous avons donc renforcé les services de sécurité de façon assez conséquente sur les différents sites, jusqu'à faire de la fouille de sacs. Dès le début de la crise, nous avons mis un point d'honneur à mettre à disposition de l'ensemble des professionnels de l'hôpital des équipements de protection - masques, surblouses - conformément aux protocoles qui ont été établis avec le service d'hygiène.

Nous avons également eu des inquiétudes sur les évasan et une charge de travail accrue lorsque le pont aérien a été mis en place brutalement un week-end, entraînant la fermeture du ciel aux vols commerciaux. Or un avion dans lequel nous avions affrété les professionnels qui rentraient de vacances de métropole et énormément de marchandises pour assurer nos stocks devait atterrir le samedi soir. L'annulation de ce vol a entraîné la création d'une cellule qui a été mobilisée sept jours sur sept en lien avec la préfecture, qui nous a beaucoup aidés.

Le troisième mot clé, c'est la réactivité, puisqu'il y a eu une mobilisation sans précédent de la part des professionnels de l'hôpital. Juste avant la crise, nous avions l'exemple de la métropole et nous étions très inquiets. Nous ne disposions que de 16 lits de réanimation en tout et pour tout sur le territoire. Nous n'avions pas vraiment la possibilité d'être aidés par un hôpital voisin, puisque La Réunion est à deux heures de vol. En quelques jours, nous nous sommes réorganisés pour pouvoir offrir une quarantaine de lits de réanimation. Nous avons créé des unités spécifiques covid pour éviter les infections nosocomiales d'autres patients. Nous avons créé une deuxième unité d'urgence pour accueillir les enfants au plus fort de la crise et nous avons créé l'unité post-urgence, qui n'existait pas.

Bref, c'est assez bluffant, car ce qui a été fait en à peine trois semaines aurait pris plusieurs semaines, voire plusieurs mois en temps normal.

Le quatrième mot clé, c'est la solidarité, notamment avec le CHU de La Réunion, qui est notre établissement de recours. Grâce au travail qui s'est engagé entre les différentes ARS, nous avons pu bénéficier d'assistance en matériel (respirateurs, masques) et nous avons pu réaliser des évasan, puisque La Réunion n'avait pas de cas identifiés hospitalisés à ce moment-là.

L'aide de la réserve sanitaire a été également essentielle, car nous avons eu jusqu'à 15 % d'absentéisme dans des services à certaines périodes, de nombreux agents ayant été contaminés. De même, le service de santé des armées, qui est venu installer une unité de réanimation supplémentaire, a été déterminant au plus fort de la crise. Enfin, je dirai que tous les professionnels de santé ont été à la hauteur.

Le cinquième mot clé, c'est l'innovation. Nous avons créé en quelques semaines avec l'ARS une hospitalisation à domicile, avec une particularité par rapport à beaucoup d'autres services de style en métropole, qui est la coordination entre le personnel de l'hôpital et les professionnels libéraux. C'est très nouveau à Mayotte, où, malgré quelques rapprochements, on ne pouvait pas dire qu'il y avait une collaboration fluide entre le public et le secteur libéral. La crise nous a permis de nous rencontrer, de nous parler et de nous rendre compte des potentialités d'une telle collaboration. Nous sommes aujourd'hui à 21 patients suivis, et cela fonctionne très bien. Nous avons mené quelques expériences en télémédecine, qui se sont parfaitement passées, malgré la faiblesse de nos moyens. Nous avons également monté des équipes mobiles de prélèvement en collaboration avec les biologistes.

Cette crise nous a demandé beaucoup d'énergie. Elle a révélé certaines de nos faiblesses, mais elle nous a aussi permis de développer des dispositifs novateurs pour faire face à une situation, qui, à un moment donné, était très inquiétante.

Nous n'avons eu qu'une seule admission en réanimation depuis trois semaines, et très peu en médecine. Nous avons fermé nos unités spécifiques covid médecine et gynécologie-obstétrique et nous sommes revenus à notre capacité de réanimation habituelle. Le Plan blanc a été suspendu depuis lundi, mais nous restons en alerte. De toute façon, il nous est apparu que le Plan blanc était inadapté pour des périodes aussi longues, du fait notamment de l'arrêt d'un certain nombre d'activités programmées, ce qui se révèle assez lourd pour les usagers.

Mme Joëlle Rastami, membre de France Assos Santé Mayotte . - Au nom de tous les usagers du système de santé, je souhaite remercier la commission d'enquête du Sénat de cette invitation à nous exprimer. Je salue également la mobilisation et l'implication quotidienne de l'ensemble des professionnels de santé publics et libéraux, ainsi que de toutes les associations.

Je représente ici France Assos pour Mayotte et non de Mayotte, le maillage territorial de l'association étant en voie de réorganisation. Nous avons vocation à défendre les intérêts des usagers du système de santé. Notre volonté est de permettre que s'exprime la vision des usagers sur les problématiques de santé.

La présentation que je vais vous faire s'appuie sur les données connues des usagers. Bien entendu, nous ne maîtrisons pas tout, et j'ai encore appris des choses aujourd'hui en entendant les oratrices précédentes.

Je me permettrai de vous rappeler que le Conseil pour l'engagement des usagers de la Haute Autorité de santé a émis cinq recommandations. La première est de mobiliser les processus de démocratie en recourant notamment au numérique. Les principes de la démocratie en santé impliquent la participation des représentants des usagers aux décisions de santé. Le numérique permet de recenser les témoignages et les retours d'expérience, d'en tirer les enseignements, d'une part, et de s'assurer de l'adhésion de l'opinion aux solutions proposées, d'autre part. Or depuis le début de la crise sanitaire sur notre territoire de Mayotte les représentants des usagers n'ont pu exprimer leurs droits collectifs auprès de l'ARS, et de façon réduite uniquement auprès du centre hospitalier de Mayotte, par conférence téléphonique. Nous avons également participé à une réunion du comité d'éthique par voie numérique.

Notre délégation sur Mayotte, comme l'ensemble des délégations de notre association, réclame une plus grande implication dans la politique de gestion de crise. Il faut permettre l'expression d'une parole collective, celle des populations qui subissent les effets de l'épidémie, ainsi que ses conséquences psychologiques et sociales. C'est pour cela que nous avons fait un premier courrier, le 11 mai, à Mme la directrice de l'ARS, que nous allons rencontrer le 29 juillet. En aucun cas, j'y insiste, les représentants des usagers n'ont dénigré le travail réalisé par l'ARS et les autres services.

Quelle leçon tirer de cette crise ? Quelle stratégie devons-nous adopter pour faire face à une nouvelle ou comment le système de santé de Mayotte doit-il évoluer ? Quelle place pour la démocratie en santé ? Telles sont les questions qui doivent nous mobiliser.

D'abord, nous pensons que la communication institutionnelle a produit des effets très limités sur le comportement des populations. À Mayotte, les usagers ne sont pas homogènes en ce qui concerne la représentation de la maladie, de la santé, les origines linguistiques, le mode de vie, les rites culturels, notamment au moment des décès - obsèques, lavages mortuaires - et des mariages. Certaines de ces spécificités ont pu contribuer à la dynamique de l'épidémie.

Les messages sont parfois peu suivis d'effet. Les distributions d'aide alimentaire ont certes répondu aux situations d'urgence sociale, mais elles ont provoqué des cohues favorisant la propagation du virus. Les messages en alphabet latin n'ont pu en effet être compris des populations, souvent analphabètes, ou bien ont été mal traduits en alphabet arabe. Notre proposition serait d'organiser une communication grand public claire et adaptée aux populations de Mayotte sur les épidémies, en s'appuyant sur les ressources locales et les spécialistes en linguistique.

Nous souhaitons ensuite aborder la stratégie de dépistage. Les annonces faites par l'ARS sur le manque de réactifs et le refus de beaucoup de se faire dépister ont contribué à la propagation des rumeurs les plus folles sur les réseaux sociaux. Je suis convaincue que l'absence d'annonces claires a entraîné bien des interrogations quant à la capacité des autorités sanitaires locales à gérer efficacement cette crise sanitaire.

Nous avons bien entendu le message du ministre de la santé pour tendre vers un dépistage massif, mais, à l'heure où nous sommes, seuls 14 100 tests ont été réalisés par les deux uniques laboratoires hospitaliers privés de Mayotte. Depuis le 14 mars, date du premier cas déclaré, on compte une moyenne de 688 tests par semaine, soit 90 tests par jour, loin des 1 000 tests annoncés à l'Assemblée nationale par la ministre des outre-mer le 2 juillet.

Santé Publique France a communiqué au mois de juin sur une probable sous-estimation de l'épidémie à Mayotte, une recrudescence ayant été constatée à la suite de l'Aïd et de la réouverture des commerces. La directrice de l'ARS n'a cessé d'alerter sur le manque de moyens pour tester, mais les ressources supplémentaires annoncées par la ministre le 19 mai n'étaient toujours pas arrivées à l'hôpital le 18 juin. Nous restons toujours en grande difficulté pour effectuer un nombre de dépistages suffisant.

La stratégie des pouvoirs publics est restée incomprise des usagers. Nous avons recueilli nombre de témoignages de personnes qui se sont vu opposer un refus de dépistage, voire dont les résultats n'ont pas été communiqués, ou alors seulement 4 ou 5 jours après.

Au niveau des matériels de protection, nous avons une autre version que celle des professionnels de santé. Pour les masques grand public, c'est la débrouille qui prévaut. Il faut savoir que 50 % de la population vit avec moins de 250 euros par mois, et ne peut se permettre de s'acheter une boîte de masques à 60 euros. Il est de surcroît difficile de laver les masques en tissu quand on a un accès à l'eau limité.

Pour conclure, je dirai que cette crise a été révélatrice des problèmes récurrents de notre système de santé. Pour nous, la place de la démocratie en santé reste à valoriser.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Madame Voynet, nous pouvions craindre que vous vous exprimiez comme les autres directeurs d'ARS, pour qui tout a bien fonctionné, mais je dois saluer votre franchise in fine .

Dans les autres départements, la place du préfet était clairement définie. Ce commandement bicéphale a d'ailleurs souvent été vécu comme un problème. Là, nous n'en avons pas entendu parler. Comment la collaboration s'est-elle passée ? De même, quelles ont été les coordinations avec la médecine de ville ?

Sans la suspension des vols, étiez-vous en mesure de contrôler ceux qui entraient et ceux qui sortaient ? Quelle solution auriez-vous retenu ?

Vous avez dit que la gestion par le ministère des outre-mer était frappée du sceau de l'amateurisme. Quel aurait été, selon vous, le ministère le plus à même de gérer la crise à Mayotte ? Serait-ce le ministère de l'intérieur, comme l'ont suggéré certains acteurs de la crise en métropole ?

Qu'en est-il de la reprise des soins ? Que vous manque-t-il actuellement ?

Selon vous, pourquoi y a-t-il eu cette différence de propagation entre Mayotte et La Réunion ?

Mme Dominique Voynet . - Si je n'ai pas évoqué de façon très détaillée la place du préfet, c'est parce que je savais que la question viendrait, mais c'est aussi parce que la relation avec le préfet n'a pas été réellement une difficulté pour nous, dans l'écrasante majorité des cas. Nous sommes beaucoup parlé et nous avons signé ensemble plusieurs courriers au Premier ministre pour demander des adaptations de la stratégie nationale à la situation particulière de Mayotte. Nous n'avons eu des divergences d'appréciation que lorsqu'il a dû mettre en oeuvre des injonctions formelles du ministère des outre-mer qu'il lui était difficile d'appliquer. Je pense que ce n'est pas aller trop loin de préciser que, dans ces situations, la tendance est forte de partager la pression avec l'ARS.

Un centre opérationnel départemental (COD) a été mis en place dès que la situation a commencé à se dégrader en métropole. Il s'est réuni tous les jours pendant plusieurs semaines, d'abord sous l'autorité du préfet, puis sous l'autorité d'un sous-préfet. Un COD plénier élargi était de surcroît réuni toutes les semaines. Même si j'étais un peu agacée de voir tout cet aréopage, je dois reconnaître que ce mode de réunion a facilité la circulation de l'information.

Concernant les relations avec la médecine de ville, compte tenu du fait que nous avons peu de médecins, nous avons réorganisé beaucoup de réunions avec les infirmiers, dès avant le premier cas apparu à Mayotte, pour essayer de transmettre un maximum d'informations sur les précautions à prendre dans la pratique professionnelle. Par ailleurs, nous avons mis en place une lettre d'information quotidienne diffusée à tous les professionnels de santé de Mayotte. J'organise également une réunion téléphonique hebdomadaire avec les médecins sur des sujets très variés, comme la façon de suivre les malades chroniques, d'équiper les professionnels ou de gérer les obsèques. Cela a permis aussi aux médecins de faire remonter des propositions.

Concernant les vols, vous avez parfaitement raison, madame la rapporteure, de dire que le contrôle strict des arrivées humaines sur le territoire était de nature à nous aider à contrôler la diffusion de l'épidémie, et nous avons été soulagés des décisions prises en la matière, mais cela ne supposait pas l'arrêt des vols. Il fallait se limiter à encadrer la libre circulation des personnes, car nous avions besoin de faire venir du matériel et des renforts. Autre exemple : nous avions besoin de faire partie régulièrement les tests qui permettent de diagnostiquer la mucoviscidose chez les enfants ou les tests prévenant les risques de trisomie 21. En plus, je ne suis pas sûre que l'on y ait gagné sur le plan financier, car le pont aérien mis en place sur la base d'une délégation de service public avec Air Austral, avec une garantie de ressources, a été très coûteux. Ainsi, la compagnie a une enveloppe de 25 000 euros pour chaque vol entre Dzaoudzi et La Réunion. Je trouve extrêmement dommageable ce qui s'est passé, alors que nous avions les pires difficultés à faire venir notre fret.

J'y suis allée un peu fort en parlant d'amateurisme au sujet de la gestion du ministère des outre-mer. C'est plutôt l'impression d'une difficulté à arrêter une position interministérielle robuste fondée sur les seules considérations sanitaires. J'ai eu l'impression que, finalement, le ministère voulait marquer de son empreinte l'évolution de la crise, parfois de façon redondante avec le ministère de la santé, parfois de façon imparfaitement cohérente.

Je me suis réjouie que la gestion de la crise ait été confiée au début au ministère de la santé, avec la création d'une cellule de crise sanitaire. Ensuite, j'ai trouvé juste la création d'une cellule interministérielle de crise (CIC), au moment où l'on comprend que la crise va durer plusieurs semaines, plusieurs mois, voire plusieurs années. Cette structure a vocation à traiter non seulement les questions sanitaires, mais également les questions économiques et sociales. Dans une troisième phase, et parce que le CIC ne fonctionnait pas bien, il a été décidé de faire en sorte que le ministère le plus directement concerné, c'est-à-dire le ministère de la santé, soit représenté fortement au CIC. Cela m'a semblé juste aussi. On aurait pu imaginer raccourcir les séquences, mais je n'ai pas beaucoup d'éléments pour voir comment les choses se sont passées réellement au niveau national. Cependant, je pense que ces trois séquences étaient à peu près inévitables.

Lorsqu'il y a une crise courte - tremblement de terre ou cyclone -, le préfet est naturellement le coordonnateur général. En l'espèce, le préfet a veillé, au niveau du COD, à prendre en compte de façon prioritaire les préoccupations sanitaires, et je l'en remercie. Je lui ai renvoyé la pareille quand j'ai eu l'impression que les difficultés sociales, sécuritaires, économiques du département l'emportaient sur la gravité de l'épidémie. On a alors travaillé ensemble à assouplir les modalités du confinement et à faciliter la vie des Mahorais.

Mme Catherine Barbezieux Betinas . - La reprise d'activité s'est faite de façon progressive depuis à peu près un mois.

Le CHM est organisé ainsi : un plateau technique à Mamoudzou est spécialisé dans la chirurgie et la médecine ; cinq centres de référence sont répartis sur le territoire dans lesquels il y a des maternités ou des consultations de médecine, qui n'ont jamais fermé pendant la crise. Durant celle-ci, nous avions mis en place des unités spécifiques de prélèvement et des circuits spécifiques à l'attention de la population. Il y a aussi treize dispensaires.

Actuellement, nous avons repris une activité normale sur la quasi-totalité de l'établissement, à l'exception de certains dispensaires, dont certains sont en train de rouvrir progressivement. Nous retrouvons une activité de médecine et de pansements, réalisés par des infirmiers diplômés d'État (IDE). Actuellement, il nous manque, pour tout rouvrir, des moyens en personnel, car nous avons dû redéployer au plus fort de la crise le personnel qui travaillait dans ces petites structures de proximité. Les équipes ont été fortement sollicitées pendant deux mois. Elles ont fait beaucoup d'heures supplémentaires et il y a beaucoup d'absentéisme. Nous avons un gros turn over, avec des professionnels qui restent en moyenne un an. Autant il y a eu de la solidarité, du personnel s'est porté volontaire pour venir nous aider, autant nous avons beaucoup moins de propositions de remplacement pour la période d'été, jusqu'à septembre-octobre, par rapport à l'année précédente. L'activité a repris à plus de 90 %, à l'exception de quelques dispensaires.

Pour les cas résiduels, nous avons eu une admission en réanimation depuis le dernier mois pour cause de covid-19. En médecine, il y avait entre 28 et 30 patients hospitalisés chaque jour, nous en sommes à 3 ou 4 actuellement.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Je remercie les trois intervenantes. Les questions posées visent à comprendre comment la crise pourrait être mieux gérée la prochaine fois. Elles ne visent, en aucun cas, à mettre en cause votre travail.

Mme Voynet a été très franche dans son exposé sur la question institutionnelle. J'ai compris que localement, cela a plutôt bien fonctionné avec le préfet, mais que cela avait été plus compliqué dans la verticalité...

En réponse à France Assos Santé, vous avez écrit que « l'ARS ne saurait être tenue responsable du désordre général par des initiatives mal préparées, mal conduites, maintenues en dépit de ses conseils et dont elle s'est désolidarisée, initiées par d'autres acteurs institutionnels auxquels je vous demande de vous adresser directement. » Quels sont ces acteurs institutionnels qui mettent en place des actions aussi chaotiques ? C'est pour que nous puissions mieux comprendre les liens entre les acteurs locaux.

Quels sont les liens avec les autres acteurs régionaux ? Nous avons un peu parlé de La Réunion, vous nous avez cité les autres États autour, Mme Voynet nous a parlé des Comores, mais pour dire qu'il y avait eu un incident diplomatique et que cela n'avait pas fonctionné. Avez-vous des idées pour une meilleure insertion de Mayotte dans le bassin de l'océan Indien, compte tenu des difficultés de la verticalité des relations avec une métropole qui est loin ?

Dans l'échange de courriers entre France Assos Santé et la directrice générale de l'ARS, on comprend bien que vous prônez une approche de santé communautaire - et Mme Voynet a prononcé ce mot dans son exposé introductif. Cette approche n'est pas celle qui a été faite en métropole dans les premiers temps de la crise ; elle est maintenant développée par le ministre de la santé, avec des approches ciblées selon les populations, les territoires, avec des opérations de dépistage, à mesure qu'on a appris à connaître un peu la répartition de l'épidémie. Estimez-vous avoir été appuyés dans cette approche en santé communautaire, ou vous sentez-vous gênés par ce que la directrice de l'ARS a appelé les « multiples instructions », reçues a priori depuis Paris ?

Vous avez parlé d'évasan qui ont été empêchés. Des vies ont-elles été mises en danger par l'absence d'évasan ?

Madame la directrice du CHM, vos capacités de réanimation ont-elles atteint, à un moment ou à un autre, la saturation ?

Mme Dominique Voynet . - La crise a duré longtemps, et elle n'est pas réellement terminée puisque nous continuons à avoir toutes les semaines une réunion du COD. Certes, elle s'est allégée, mais elle a duré quatre mois.

Si les choses se sont bien passées localement, cela ne veut pas dire que nous avons toujours été d'accord sur tout avec le préfet. Nous avions parfois des préoccupations différentes que lui, ainsi qu'avec le recteur qui aurait aimé rouvrir les écoles beaucoup plus tôt - avec des arguments que je comprends tout à fait, lorsqu'il insiste sur le risque de décrochage scolaire d'enfants vivant dans des quartiers où l'école est vraiment la chance de s'en sortir. C'est aussi le lieu où l'on fournit parfois le seul repas de la journée. Dire que nous nous sommes entendus sur 90 % des sujets ne veut pas dire que nous n'ayons pas eu de discussions sur d'autres. Je trouve cela normal, et cela s'est toujours réglé avec respect.

Lorsque j'évoquais des « actions chaotiques », je faisais directement allusion à un point évoqué par la représentante des associations qui concernait les distributions alimentaires, souhaitées par le rectorat, portées par la préfecture, à la demande de communes qui auraient aimé pouvoir distribuer effectivement aux populations les plus déshéritées des aliments. L'ARS n'a pas soutenu cette hypothèse, même si nous avons accepté d'en financer certaines. Nous avons été soulagés quand nous avons appris que les différents partenaires renonçaient à cette façon de distribuer l'aide alimentaire et privilégiaient désormais la distribution de bons, permettant aux personnes d'aller s'approvisionner au Douka Bé local. Pour moi, c'était important. Voilà un exemple des situations dans lesquelles nous n'avons pas été d'accord. Mais je comprends aussi le préfet : les gens avaient faim, c'était urgent et les communes étaient demandeuses. C'est facile après coup de réécrire l'histoire. La réalité, c'est qu'on n'arrive pas toujours à éviter les attroupements. Je pense notamment aux attroupements auprès des centres de santé. La directrice du CHM fait de son mieux pour imposer le port du masque et le lavage des mains. On a fermé la rue pendant des semaines, mis en place un lavage des mains systématique avant l'accès aux centres de santé. Mais la réalité, c'est que les personnes s'agglutinent devant le centre de santé depuis trois heures du matin. En dépit des mesures de sécurité, on n'évite pas toujours ces attroupements qui ne permettent pas de respecter les gestes barrières.

Avec La Réunion, la situation est assez singulière. Le CHM est le seul établissement hospitalier français à ne pas être membre d'un groupement hospitalier de territoire (GHT), tout simplement parce qu'avec 1 800 kilomètres qui séparent La Réunion de Mayotte, les situations n'ont rien à voir. Personne n'aurait eu l'idée de faire un GHT entre le centre hospitalier de Lille et la Corse ; nous n'avons pas trouvé fonctionnel de mettre en place un GHT entre Mayotte et La Réunion. Cela ne veut pas dire que nous ne travaillons pas ensemble. La séparation entre l'ARS de La Réunion et l'ARS de Mayotte n'a pas été très simple. Elle a été douloureuse pour les agents de La Réunion, mais elle a été accueillie avec enthousiasme à Mayotte. La crise, tant pour les relations entre les établissements hospitaliers que pour les relations entre les ARS, a été l'occasion de vérifier que nous étions capables de bien travailler ensemble. Je dois remercier ma collègue de La Réunion, qui, au moment où nous avons réfléchi à la façon de se partager le stock stratégique de masques, a attribué la plus grande partie de ce stock à Mayotte parce que nous en avions besoin, dans des conditions tout à fait amicales. Je dois aussi remercier le CHU qui, à plusieurs reprises, a avancé des écouvillons et des curares, des kits réactifs, etc ., pour nous permettre de faire la jonction. Nous avons conclu un protocole de coopération pour les évasan avec l'hôpital de La Réunion, dans un contexte assez compliqué parce que l'opinion publique à la Réunion était extrêmement sensible à la présence mahoraise. Les plus prudents sont juste attentifs à ne pas laisser réintroduire la covid, mais certains vont jusqu'à des jugements racistes extrêmement pénibles envers les Mahorais. Ce protocole illustre magnifiquement l'engagement des professionnels pour une solidarité active avec Mayotte. Vous allez me dire que c'est bien normal, car le CHU est notre établissement de recours et il est financé pour cela.

L'ancrage de Mayotte existe dans l'océan Indien, de fait, car la moitié de la population de Mayotte est d'origine comorienne. Les liens sont constants, tant avec les Comores que Madagascar. Nous avons deux difficultés importantes : la première, ce sont les distorsions de niveaux de développement et de vie. Mayotte, plus pauvre des départements français, apparaît comme un îlot de de richesses, de bien-être et de confort pour les autres États de l'océan Indien. Avant la survenue de la covid, j'étais engagée dans l'élaboration d'un programme de coopération sanitaire auquel participe activement le CHM, qui a lui-même un programme Interreg de coopération sanitaire avec les Comores. Je suis un peu perplexe quant au déploiement de ce programme dans le contexte actuel ; il me paraît évident que le gouvernement comorien est prêt à utiliser aussi la crise du coronavirus comme un instrument de pression sur le Gouvernement français. Par exemple, le Gouvernement comorien exige, pour reprendre des personnes reconduites aux Comores, la réalisation d'un test PCR. C'est un peu fort de café ! Nous accueillons à Mayotte les personnes qui arrivent et qui sont positives à la covid, et nous sommes censés faire un test négatif si l'on souhaite les renvoyer. Je précise que cette remarque, purement factuelle et technique, ne constitue pas une évaluation politique, stratégique ou tactique de la politique française en matière migratoire ou en matière de coopération avec ses voisins.

L'approche en matière de santé communautaire n'a été ni gênée ni appuyée au niveau national. Elle a été jugée absolument nécessaire, soutenue par le ministère de la Santé - pas encore de façon explicite - mais nous avons été autorisés à dépasser notre plafond d'emplois pour recruter des agents supplémentaires. Nous avons affiché très fortement l'idée qu'il s'agissait de mettre en place un réseau de santé communautaire et d'être plus présents sur le terrain. C'est une des faiblesses structurelles des ARS que d'être peu territorialisées. C'est moins vrai à Mayotte qu'ailleurs. Dans de très grandes régions comme l'Occitanie, la Nouvelle-Aquitaine ou les Hauts-de-France, il y a peu d'agents de l'ARS présents sur le terrain, contrairement aux agents du ministère de l'agriculture, ou du ministère de l'équipement. Mais à Mayotte, le territoire est assez petit, les distances ne sont pas importantes, nous nous connaissons tous. C'est plus facile d'être présents sur le terrain. Ce sera le seul point sur lequel je souhaite répondre à la représentante des usagers, parce que nous avons beaucoup échangé avec les associations qui nous ont aidés sur le terrain. Elles ont été présentes sur les bornes-fontaines, dans les quartiers ; elles nous ont aidés à aller dans des endroits où il est difficile, pour des agents non mahorais, de se rendre. Elles nous ont fait remonter énormément de témoignages de terrain qui nous ont permis aussi d'adapter nos dispositifs à la réalité sociale et territoriale de Mayotte. Elles nous ont beaucoup aidés à transmettre les messages qu'appelait de ses voeux la responsable associative. Tous les messages, en plus des films, des messages radio et du travail sur les réseaux sociaux traitent de points très spécifiques de la vie mahoraise : « Comment je fais avant d'aller à la mosquée? » « Comment je porte mon masque? » « Comment je me comporte quand plusieurs générations cohabitent ? » « Qu'est-ce qu'un mètre de distance ? » On leur dit : c'est cela. (Mme Voynet écarte les bras pour en montrer la longueur). Je vous ferai passer ces plaquettes par internet. Le monde associatif nous a aidés, et il va nous aider à transmettre les bons messages en matière alimentaire, de diabète, de santé sexuelle et reproductive, de lutte contre le VIH, etc . Cela intéresse beaucoup le ministère et je souhaite pouvoir le développer, en utilisant tous nos agents qui se sont montrés très volontaires et très crédibles sur le terrain.

Oui, bien sûr, des vies ont été mises en danger par l'absence d'évasan. Oui, je ne devrais pas le dire de façon si virulente. C'est aussi pour cela que nous plaidons pour que l'avion sanitaire reste à Mayotte à l'issue de la crise. Parce que lorsqu'on doit faire l'évacuation sanitaire d'un patient qui a une compression médullaire ou qui a eu un problème de compression neurologique centrale, on a quatre heures pour qu'il rejoigne la Réunion. Lorsqu'on veut déboucher l'artère d'un patient qui a un infarctus du myocarde, on a entre quatre et six heures. Si l'on doit déjà faire venir l'avion de la Réunion, c'est terminé. Je ne veux pas que nous soyons soumis au rythme aléatoire de la disponibilité des avions d'Air Austral, qui fait son possible en général, mais qui est parfois confronté à une vraie saturation en période de vacances. Je plaide vraiment pour que nous ayons des moyens budgétaires et l'autorisation de garder cet avion à l'issue de la crise.

Mme Catherine Barbezieux Betinas . - Nous avons seize lits de réanimation sur Mayotte. C'est très peu finalement, par rapport à la population. Au plus fort de la crise, nous sommes montés jusqu'à 22 patients en réanimation : il y avait non seulement les patients covid, mais aussi les autres patients qui avaient besoin d'être admis en réanimation.

Nous n'avons pas eu de saturation pour deux raisons : d'abord, le protocole avec le CHU de La Réunion nous a permis de procéder à des évacuations sanitaires des patients atteints du coronavirus, y compris en réanimation ; ensuite, nous avons eu l'aide du service de santé des armées, qui y a installé, de manière un peu différente de ce qu'il a fait dans le Grand Est, une unité de réanimation dans les murs de l'hôpital à proximité de notre service, et qui a permis d'aider ce service au plus fort de la crise. Il n'y a pas eu de saturation, mais vraiment grâce à ces aides. Cela montre qu'en situation vraiment exceptionnelle, les seize lits dont nous disposons aujourd'hui sont particulièrement insuffisants.

Mme Joëlle Rastami . - Les associations ont participé, notamment les associations humanitaires, comme la Croix-Rouge, mais aussi l'Union départementale des associations familiales (UDAF), membre de France Assos Santé. Les représentants d'usagers sont nommés par le ministère de la santé, par les institutions, et nous avons été très étonnés de n'avoir à aucun moment été invités aux cellules de crise, comme cela a été fait dans le département voisin de La Réunion. Nos collègues de France Assos Santé Océan Indien faisaient partie de la cellule de crise et pouvaient faire remonter des informations.

Il manque encore beaucoup, pour les usagers, un accès aux masques. Les masques jetables n'ont plus de couleur, pour certains, les masques en tissu sont arrivés à épuisement de l'utilisation qui devrait en être faite. Il n'y a plus de distribution gratuite parce que compte tenu du contexte économique et social, il faut pouvoir redistribuer des masques gratuitement, les mettre à disposition des associations qui s'occupent du diabète comme Rediab Ylang, du VIH, de l'hépatite B, des centres communaux d'action sociale, en direct avec la population... Il faut continuer à pouvoir donner des masques pour faire effectivement barrage au coronavirus.

J'habite en Petite-Terre, et j'ai encore pris la barge tout à l'heure pour participer à une réunion sur le centre hospitalier de Mayotte. La distanciation n'est pas comprise de la population. Il y a des lieux stratégiques, qui nécessiteraient un accompagnement. Les agents de la société de transport maritime devraient pouvoir arriver à accompagner la population dans ces distanciations. Il en est de même dans les commerces, où la distanciation n'est pas respectée. Les masques ne sont pas mis non plus.

Nous souhaiterions avoir un accès au dépistage plus facile. Santé publique France l'écrivait le 9 juillet, « encore aujourd'hui, les personnes contacts de covid + ne sont pas dépistées. » Cela risque de laisser propager le virus.

Des associations ou les CCAS qui ont participé à cette distribution d'aliments ou de bons alimentaires nous font remonter leur demande d'avoir des dépistages. Mme Voynet l'a bien rappelé, notre population est jeune, avec beaucoup de cas asymptomatiques. Santé publique France insiste sur le fait qu'il y ait un dépistage à plus large spectre pour détecter les personnes qui seraient asymptomatiques et susceptibles de contaminer. D'autant qu'à Mayotte, nous rentrons dans la période des « Grands mariages ». Il est très difficile, pour la population, de pouvoir respecter les distances. En matière de santé communautaire, on pourrait s'appuyer sur les associations d'usagers. Nous connaissons des personnes ressources qui pourraient intervenir dans des manifestations traditionnelles, communiquer auprès de la population et essayer de les accompagner dans l'application de ces messages.

Mme Dominique Voynet . - Je ne sais pas s'il y a eu un autre département qui a pu équiper dès le 17 mars, sur l'ensemble du territoire, tous les professionnels de santé - tous les médecins libéraux, les infirmiers, les pharmaciens, les agents du service d'incendie et de secours, tous les ambulanciers, etc . Nous avons équipé les agents des CCAS, les agents des services d'aide à domicile, tout le secteur médico-social, et nous continuons à le faire. Nous disons entre nous que nous sommes « ARS Logistics », car certains agents ne font que cela : ils gèrent des cartons et livrent des masques, encore maintenant, toutes les semaines. Dès le début, nous avons pu équiper en masques tous les cas positifs et tous les cas contacts. Cela a été un travail absolument considérable que d'emmener ces masques à toutes les personnes dans les quartiers. Oui, il faut continuer à distribuer des masques - et ce n'est pas une critique pour l'ARS - parce que ce département a été le premier, et je crois le seul, à pouvoir équiper en masques en tissu toute sa population, grâce à la mobilisation du conseil départemental et de la préfecture : 450 000 masques ont été distribués dans une première commande, 800 000 sont en cours de distribution, ce n'est pas terminé. Parfois, il fallait aller dans certains quartiers déshérités distribuer les masques, un à un, de famille en famille, de maison en maison, parce que les gens n'ont pas d'adresse postale et qu'ils ont peu accès à l'information. Si Rediab Ylang demande des masques à la préfecture, je ne doute pas qu'ils en auront.

Pour le respect des règles de distanciation, chacun doit prendre ses responsabilités : la gestion de la barge relève du conseil départemental, celle des commerces, c'est la chambre de commerce et d'industrie et la chambre des métiers. Nous formons les formateurs : plus de mille personnes ont été formées par l'ARS en cette période : ce sont les formateurs des entreprises ou des milieux professionnels, qui vont permettre d'aller à la rencontre des usagers. Mais nous ne pouvons pas être les garants du fait que l'ARS est présente partout... J'ai appris, la semaine dernière, qu'en violation des règles, certaines boîtes de nuit ont repris leurs activités. Je l'ai tout de suite signalé au préfet, qui a mobilisé des moyens pour s'assurer que ces boîtes de nuit ne continuent pas leur activité. C'est une coopération quotidienne qui permet de respecter ces distances.

Quant à la phrase de Santé publique France que vous citiez, toutes les personnes contacts ne sont pas dépistées : en effet, de nombreuses personnes refusent de se faire dépister, disant qu'elles ne sont pas malades... Si jamais elles sont dépistées positives, elles devront s'isoler chez elles, mettre un masque, s'isoler de leur famille, et arrêter leur travail... Du coup, elles refusent. Dans les textes, rien ne nous permet d'imposer à une personne qui le refuse d'être dépistée.

Nous avons engagé beaucoup d'actions de dépistage systématique. C'est très étonnant. Parfois, avec une personne symptomatique, nous nous attendons à trouver beaucoup d'autres cas positifs. Dans une grosse association mahoraise, par exemple, on a trouvé zéro cas positif. À la Direction de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DJSCS), qui a beaucoup d'agents présents sur le terrain, il y avait aussi zéro cas positif. Et parfois, presque par hasard, dans les dépistages de voyageurs, on trouve des cas positifs qui affirment n'avoir aucun symptôme, et on trouve des cas positifs autour d'eux alors qu'on les cherchait à peine... Nous cherchons à déployer plus de tests et nous avons actuellement les moyens de le faire ; le facteur limitant, par contre, c'est le personnel, comme le disait Mme Barbezieux Betinas.

Mme Victoire Jasmin . - La directrice de l'ARS a évoqué la coopération régionale sur le sanitaire. Avez-vous suffisamment avancé ? La Réunion était trop lointaine pour les actions que vous vouliez faire ensemble. Avec qui comptez-vous les faire ? Y a-t-il des possibilités de complémentarités dans le cadre des projets Interreg ? Sont-elles formalisées ou non ?

Vous avez évoqué le conseil départemental pour les déplacements, mais y a-t-il d'autres actions menées ensemble dans le cadre de la démocratie sanitaire ? Seule la représentante des usagers a évoqué les maires, qui sont présents, avec d'autres élus locaux et des représentants d'associations et des structures médico-sociales dans les conférences de la santé et de l'autonomie. Quelles relations avez-vous avec ces partenaires ? À Mayotte, il y a des problèmes sociaux et économiques. Gérer la situation, ce n'est pas facile pour vous. Vous avez évoqué les difficultés que vous pouviez avoir avec les ministères de la santé ou de l'outre-mer, mais vous n'avez pas cité certains représentants, comme ceux de la sécurité civile ou le SDIS. Qu'en est-il ?

Madame Rastami, l'ARS a évoqué les différentes distributions de masques pour protéger les populations mahoraises. Des associations pourraient-elles confectionner des masques en tissu de type Afnor, pour un usage quotidien ? Pourriez-vous les inciter à cela ?

Mme Annie Guillemot . - Vous indiquez avoir distribué beaucoup de masques à la population. Rapporteure pour avis, avec Dominique Estrosi-Sassone, sur le logement, nous avons constaté que de nombreux foyers d'hébergement n'avaient pas de masques. Cela a été un gros problème, notamment dans la métropole de Lyon, qui est pourtant riche.

Selon Mme Rastami, la moitié de la population touche moins de 250 euros par mois. On débat actuellement de la gratuité des masques et de l'accès de la population aux masques. Quelle est votre position sur ce sujet, même si vous avez agi bien avant les autres ?

Faut-il rendre les tests obligatoires ?

Mme Angèle Préville . - Pour le confinement généralisé, il y a eu un décalage de sept semaines avec la métropole. Vous avez souligné les difficultés importantes d'accès à l'eau et de faim. Selon vous, ce confinement n'était pas adapté. Dorénavant, s'il devait y avoir un reconfinement, avez-vous signalé que ce n'était pas adapté ? Quelles adaptations préconiseriez-vous pour Mayotte ?

Quelle proportion de la population a été touchée par la faim ? Combien de temps cela a-t-il duré ?

Mme Michelle Meunier . - Madame la directrice de l'ARS, vous avez été agacée devant « l'aréopage » de participants au comité de pilotage. Que voulez-vous dire ainsi ?

M. Olivier Paccaud . - J'ai été surpris d'entendre que dès le 17 mars, tous les professionnels de santé et toutes les personnes en ayant besoin avaient été fournis en masques. Dans mon département de l'Oise, ce n'était pas du tout le cas. Comment avez-vous pu faire ? Aviez-vous des stocks ? Si oui, aviez-vous anticipé, demandé ces masques ? Bravo, mais expliquez-nous !

M. Thani Mohamed Soilihi . - Je salue les trois intervenantes, avant de vous retrouver à Mayotte. Je ferai quatre observations. Le personnel soignant a fait de son mieux avec les moyens du bord. Certes, tout ne s'est pas bien passé, comme l'a rappelé Mme Rastami.

Déjà en temps normal, les moyens sont sous-dimensionnés par rapport à la population réelle. Je l'ai souvent dit devant le Sénat. À plus forte raison, durant cette double crise de la covid-19 et de la dengue, les moyens étaient amplement dépassés. Il faut mettre en exergue ce sous-dimensionnement des moyens.

Nous avons assisté, contrairement à d'autres zones de la métropole, à une montée voire à une flambée des violences, notamment dans les quartiers. Une caserne de pompiers à Kahani a été pillée, et un dispensaire attaqué. Cette montée de violences, peut-être pas si conséquente que cela, a été très mal ressentie par la population, et a motivé la venue en urgence de la ministre des outre-mer pour qu'elle « éteigne le feu ».

Il est dommage que le préfet et les exécutifs locaux, l'association des maires ne soient pas là. En cas de nouvelle vague, comment allons-nous nous organiser ?

Mme Dominique Voynet . - Madame Jasmin, j'ai pointé les limites non pas de la coopération régionale, mais de l'intérêt d'un GHT. Les coopérations existent : nous recevons à Mayotte très régulièrement des missions de médecins, de chirurgiens, d'intervenants divers qui nous aident à prendre en charge des patients de Mayotte. Nous coopérons dans la gestion des matériels et des équipements. La crise a permis de mettre en évidence la bonne volonté partagée de renforcer des coopérations.

La situation des maires n'était pas simple : au soir du premier tour des municipales, ils étaient suspendus à la décision des électeurs, comme cela a été le cas dans plusieurs milliers de communes métropolitaines. Les communes étant jeunes à Mayotte, elles disposent souvent de moyens très limités. Je dois souligner la bonne qualité des relations avec les maires, dans plusieurs communes, confrontés à la covid. Cela nous a permis de déployer, avec leurs services et avec eux, des actions de terrain tout à fait utiles, et de former leurs agents. Je souligne le travail fait à la mairie de Mamoudzou, ville où il y a beaucoup de bidonvilles et d'habitats précaires. L'accord donné pour installer rapidement des rampes d'eau et faire des distributions alimentaires, de masques, former des agents, a été intéressant. Il en a été de même à Chirongui, Mtsamboro, Sada, où les maires se sont fortement mobilisés.

Concernant les relations avec les associations, l'ARS est très jeune ! Comme l'a dit la représentante des usagers, France Assos Santé existait à l'échelle de l'Océan Indien, vous étiez vice-présidente. Nous n'avons pas eu le temps de nouer des relations approfondies. Nous nous sommes vues deux ou trois fois, dans des occasions variées, mais ces relations ne sont pas stabilisées.

Je n'ai pas évoqué de difficultés avec le ministère de la santé. Mais il est parfois difficile de recevoir des instructions traitant de sujets extrêmement importants au niveau métropolitain, mais qui s'adaptent mal à la situation de Mayotte - ce n'est pas la même chose. Lorsqu'on reçoit des instructions sur les modalités de suivi des personnes dans les Ehpad - nous n'avons pas d'Ehpad à Mayotte - ou nous enjoignant de mettre en bière systématiquement chaque personne décédée alors que la tradition mahoraise consiste à laver les corps, utiliser des linceuls et procéder très vite à l'ensevelissement, c'est difficile.

Les relations avec la protection civile et le SDIS ont été fluides. Le préfet, grand ensemblier de ces questions, vous aurait décrit cela par le menu. Mes relations avec eux ont été essentiellement fonctionnelles et pratiques, puisque nous avons équipé les pompiers du SDIS très tôt dans la crise, alors même que les textes ne nous l'imposaient pas.

Pour les masques, nous avons pu équiper dès le 17 mars les professionnels de santé du CHM, avec un nombre limité de masques par jour au début, car nous étions prudents et ne savions pas si et quand nous aurions du réassort... Nous sommes passés de deux à trois masques par jour à quatre ou cinq. Je vous le confirmerai - je suis sous serment. Au départ, j'ai équipé les infirmiers libéraux, les pompiers, les ambulanciers etc ., avec un nombre limité de masques par jour (deux masques par jour), dans le respect des normes nationales. Lorsque nous avons réalisé que nous avions des dons, parfois de masques périmés, mais testés avant de les distribuer, nous avons augmenté le nombre de masques distribués.

C'est avec des masques en tissu que nous avons équipé tout le monde. Nous sommes passés de la distribution de masques chirurgicaux ou FFP2 aux professionnels de santé et aux cas positifs et cas contacts à une distribution populationnelle de masques en tissus, fabriqués en partie à Mayotte. J'en ai commandé des milliers et des milliers. Mais ensuite nous avons commandé 450 000 masques à Madagascar, tout simplement, car on ne trouvait plus de tissu, et surtout plus d'élastique, à Mayotte. Puis nous avons commandé 800 000 masques. La deuxième salve de masques n'est pas encore totalement distribuée. Mon directeur de cabinet est en lien étroit avec la préfecture pour organiser la fin de cette distribution.

Faut-il rendre obligatoires les tests ? Je suis très ennuyée car je prends au sérieux ce que l'on me dit : nous avons toutes les chances, si le test est négatif, de ne pas pouvoir rassurer la personne, qui peut être positive 48 heures plus tard, ou avoir été positive quatre jours avant et avoir contaminé largement autour d'elle des personnes qui déploieront ou non des signes cliniques. Un test ne renseigne que sur l'état virologique de la personne au moment où on le fait. C'est tout. Généraliser ou rendre obligatoire les tests est compliqué. Pour les vols vers la métropole, il est déraisonnable d'imposer des tests à tous les Mahorais, car nous avons une capacité de tests limités. Nous n'avons pas les matériels, les réactifs ou le personnel pour prélever et pour gérer ces dossiers. Imaginez une seconde : vous demanderez aux Mahorais de faire un test systématique avant de prendre l'avion pour la métropole, alors que le nombre de cas de covid à Mayotte n'est même pas le tiers du nombre de cas constatés dans la région Grand Est. À ma connaissance, on ne demande pas aux habitants de Strasbourg ou de Metz de faire un test avant de prendre le TGV pour Paris ou de partir en vacances en Bretagne... Je trouverai discriminatoire d'imposer cela aux Mahorais. Par contre, je comprends la demande des Réunionnais, car La Réunion est une île, qui souhaite se protéger et avoir des garanties sur la situation sanitaire et sur l'impact éventuel des afflux de passagers vers l'île. Mais d'un côté il y a trois îles - Guadeloupe, Martinique et la Réunion - touristiques avec un afflux important de personnes pouvant déstabiliser le système de santé, de l'autre, deux territoires plutôt fragiles - un continental, la Guyane, et un insulaire, Mayotte - avec des capacités limitées et qui ne constituent pas nécessairement un danger pour le territoire métropolitain.

Les sept semaines de confinement ont en partie aidé à limiter le pic épidémique, mais ont été très pénalisantes dans le temps. Je ne sais pas quel est le pourcentage des habitants qui ont eu faim. La faim n'est pas uniquement quantitative, avec la sensation de faim dans le ventre, c'est aussi qualitatif : certaines personnes ont mangé seulement du riz et des bananes pendant des semaines, sans rien d'autre. Cela a un impact sur la santé des enfants ou de personnes diabétiques...

Pour l'eau, la solution est dans le long terme. Il est inacceptable qu'un tiers de la population n'ait pas accès à l'eau potable. C'est un sujet très sensible politiquement : certains soulignent deux difficultés : c'est dans les quartiers informels, de développement rapide, totalement exorbitants des maires pour mettre en place des plans locaux d'urbanisme, que le besoin d'accès à l'eau est le plus aigu et le plus important quantitativement. Certains maires nous disent que s'ils veulent avoir une politique d'aménagement du territoire, ils ne peuvent pas valider, après coup, par l'installation de rampes d'eau, l'implantation non choisie de populations nouvelles. Par ailleurs, il sera nécessaire d'améliorer l'accès à l'eau, dans le contexte plus général de raréfaction de la ressource en eau à Mayotte. Nous nous attendons tous à devoir gérer une pénurie d'eau en novembre, avant l'arrivée de la saison des pluies. C'est un sujet de fond, et non uniquement de crise.

Pourquoi ai-je déploré le large aréopage de participants au COD ? Soit celui-ci est un lieu de diffusion d'informations, auquel cas ce n'est pas gênant qu'il y ait énormément de monde ; soit c'est un lieu où des sujets difficiles peuvent être abordés, où l'on peut argumenter, construire des positions et nouer des compromis, auquel cas le fait d'être si nombreux pénalise. On ne peut pas dire tout, devant tout le monde, tout le temps. C'est pourquoi, à côté de ce COD très large, nous avons pris l'habitude, avec le préfet, de nous réunir quasiment en tête-à-tête, chaque fois que c'était nécessaire, pour arrêter les décisions qui devaient l'être.

Mme Joëlle Rastami . - Mme Voynet insiste beaucoup sur le travail réalisé avec les associations. Avec des outils visio, on aurait pu travailler ensemble et collaborer sur cette crise du coronavirus.

Lors d'une réunion avec les membres de la direction qualité et la direction générale de l'hôpital, on nous avait dit que 2 700 agents de l'hôpital avaient bénéficié de masques. Les services aigus ont été davantage pourvus, avec trois masques par jour, contre deux pour les autres. Après, il y a eu une montée en charge de la mise à disposition de masques. Je reviendrai aussi sur la qualité des masques. Certains masques en tissu étaient de vraies passoires. Le test de l'OMS, de la flamme, le prouvait. Cela a été publié sur Mayotte Première. Des masques jetables ont été distribués et ont été montrés du doigt par les professionnels de santé parce qu'ils n'avaient rien d'autre. Des reportages, dernièrement, montraient des équipes du SAMU de l'hôpital, une infirmière et un médecin, qui partaient voir un patient positif au covid qui n'allait pas bien. Ils n'étaient pas équipés d'un masque FFP2, mais d'un masque chirurgical...

Pour laver ces masques en tissu, il faut de l'eau et du savon. Comment distribuer des masques en tissu s'ils sont mis tous les jours, pendant six à dix jours, sans être lavés... Ils n'ont alors plus aucun effet !

Les représentants des usagers s'interrogent sur le suivi des cas positifs, et de ceux qui sont dits guéris. Sur quels critères sont-ils guéris ? En métropole, des centres spécialisés se mettent en place pour accompagner. Quels moyens seront donnés à l'hôpital pour accompagner tant psychologiquement - cela a fait beaucoup de dégâts - que physiquement ceux qui doivent récupérer ?

M. Alain Milon , président . - Merci d'avoir exposé tous les problèmes et solutions que vous avez trouvés pour vous en sortir au mieux. Nous vous recontacterons si nous avons besoin d'autre chose, mais n'oubliez pas de répondre aux questions écrites. Nous vous souhaitons bon courage pour la suite.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition commune de M. Étienne Champion, directeur général
de l'ARS des Hauts-de-France ; Mme Marie-Cécile Darmois,
directrice de l'hôpital Saint-Lazare de Crépy-en-Valois ;
MM. Bruno Fortier, maire de Crépy-en-Valois, Louis Le Franc,
préfet de l'Oise ; Mme Nadège Lefebvre,
présidente du conseil départemental de l'Oise et M. Arnaud Fontanet,
directeur du département de santé globale à l'Institut Pasteur

(jeudi 23 juillet 2020)

M. René-Paul Savary , vice-président . - Mes chers collègues, je tiens tout d'abord à vous présenter les excuses du président Milon, retenu, qui m'a chargé de présider cette réunion.

Nous poursuivons aujourd'hui nos travaux en examinant la gestion de la crise dans le département de l'Oise, avec M. Étienne Champion, directeur de l'ARS des Hauts-de-France, Mme Marie-Cécile Darmois, directrice de l'hôpital Saint-Lazare de Crépy-en-Valois, M. Bruno Fortier, maire de Crépy-en-Valois, M. le préfet de l'Oise, Louis Le Franc, Mme la présidente du conseil départemental, Nadège Lefebvre et le professeur Arnaud Fontanet, qui est directeur du département de santé globale de l'Institut Pasteur.

Par rapport à notre audition d'hier, consacrée à Mayotte, nous revenons un peu en arrière dans la chronologie, puisque le département de l'Oise a été touché très tôt par la crise, avec la première victime française du covid-19, un enseignant du collège de Crépy-en-Valois, décédé dans la nuit du 25 au 26 février dernier. L'Oise a été traitée comme le serait un foyer épidémique d'aujourd'hui, avant que le passage en phase 3 ne conduise à renoncer à des modes opératoires qui n'ont été réintroduits qu'au moment du déconfinement, notamment en matière de contact tracing.

Ce foyer épidémique a fait l'objet d'une étude d'une équipe de l'Institut Pasteur, sous la direction du professeur Fontanet, qui pourra nous apporter un éclairage intéressant au côté des différents acteurs de la crise.

Comment la gestion de la crise s'est-elle organisée dans le département ? Quels sont les retours d'expérience ? Quels enseignements avez-vous tirés, les uns et les autres, de cet épisode, si une autre crise devait survenir ? Telles sont les questions que nous vous poserons.

Je vais demander à chacun de se présenter brièvement en essayant d'être très synthétique. Ensuite, nos rapporteurs et collègues vous interrogeront, en tâchant également d'être concis.

Auparavant, et conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de 5 ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Marie-Cécile Darmois et Nadège Lefebvre, ainsi que MM. Étienne Champion, Bruno Fortier, Louis Le Franc et Arnaud Fontanet prêtent serment.

M. Louis Le Franc, préfet de l'Oise. - Ma première pensée va vers toutes les personnes qui, malheureusement, ont perdu la vie dans ce département de l'Oise - nous sommes à 591 personnes décédées. Je veux aussi remercier tous celles et ceux qui ont contribué à faire en sorte que cette pandémie ne soit pas encore plus grave que ce qu'elle a pu être.

Pour moi, il y a quatre maîtres mots qui sous-tendent l'action publique, tant de l'État que des collectivités territoriales dans le département de l'Oise.

Tout d'abord la cohérence. Dès l'apparition des premiers symptômes des personnes contaminées, la stratégie a été de ralentir la propagation du virus, qui était concentré dans le quart sud-est de l'Oise, afin de disposer des délais nécessaires à la mise en oeuvre des mesures de protection de l'ensemble de la population de l'Oise. Tout l'État territorial a alors fait bloc pour définir les orientations nous permettant de mettre en application cette stratégie. Ensuite, on l'a partagée avec les élus, au premier rang desquels la présidente du conseil départemental, puis les maires, notamment celui de Crépy-en-Valois, qui a été l'épicentre de cette crise, pas uniquement sanitaire, mais aussi médiatique, sociale et économique. Il a fallu se concerter tous les jours pour adapter les mesures nécessaires à la gestion de cette pandémie, qui a été extraordinairement longue dans le département.

Le deuxième maître mot, c'est l'anticipation. Par exemple, j'ai été confronté à un problème de gestion des personnes décédées. Il a fallu faire passer de 6 à 10 jours les délais d'inhumation et augmenter la capacité de crémation des corps. Sur deux week-ends du mois de mars, nous avons eu des pics jusqu'à 25 ou 30 morts. Il a fallu réajuster les mesures réglementaires et gérer cela avec les opérateurs funéraires, qui, à un moment, ont menacé de laisser les cercueils sur les routes. Il a fallu anticiper les rassemblements pour la rupture du jeûne du ramadan sur le plateau de Creil avec les autorités religieuses. Tel est le type d'événement que j'ai eu à gérer dans l'anticipation.

La réactivité, troisième maître mot, s'est traduite par une nouvelle manière innovante de réglementer. Plutôt que de prendre des arrêtés préfectoraux chaque jour en dur, j'ai préféré opter pour du droit souple et mettre en place un dispositif de foire aux questions afin d'informer le plus précisément la population et de coller à la situation du terrain. Nous visions notamment les chefs d'entreprise et les responsables d'association. Un bulletin quotidien était également publié conjointement avec le directeur de l'ARS pour le grand public. J'ai été en contact permanent avec la présidente du conseil départemental, notamment pour gérer la situation des collèges et de la petite enfance, et j'informais chaque fin de semaine les parlementaires sur la gestion de la crise.

Nous avons fait cela en toute transparence, qui est le quatrième maître mot. Un dernier mot sur la presse. Le département a fait l'objet d'une pression médiatique inouïe, avec 300 journalistes en permanence sur le terrain. Je le sais, cela fait partie du jeu, mais cette attention permanente a été une difficulté supplémentaire à gérer pour nous. Il faut faire attention à ce que l'on dit, à ce que l'on ne dit pas, à ce que l'on fait, et il y a toujours des risques de dérapage.

M. Étienne Champion, directeur général de l'ARS des Hauts-de-France . - Je veux évidemment commencer par un hommage aux victimes du covid, notamment l'enseignant de Crépy-en-Valois, première victime française du covid, et le premier médecin décédé du virus, également dans l'Oise. Il y a eu beaucoup de premiers dans l'Oise.

Au plus fort de la crise, c'est évidemment dans les hôpitaux, dans les cabinets de ville, dans les Ehpad que s'est trouvée la réponse à cette situation qui était inédite. Ce sont les équipes soignantes et plus largement les professionnels qui, par leur mobilisation extraordinaire, ont permis de faire front. C'est l'occasion aussi de saluer aujourd'hui leur professionnalisme, et notamment celui de Mme Darmois, qui a été certainement l'une des toutes premières Françaises confrontées en tant que directrice d'établissement à ce qui était totalement inattendu.

Cette crise a aussi été gérée par l'Agence régionale de santé. Je conçois l'agence avant tout comme une facilitatrice, comme une instance qui doit introduire de la souplesse dans le rapport entre le national et le local. Elle doit avoir une certaine autonomie dans le respect, évidemment, des règles nationales, mais elle doit se nourrir du terrain. Je me permets donc de rendre hommage aux équipes de l'ARS, qui sont mobilisées dans les coulisses depuis les premières heures. Au sein des pouvoirs publics, l'ARS n'est évidemment pas seule, et elle doit mener avant un tout un travail de coordination avec le préfet, le recteur et d'autres acteurs. Dans ce genre de crise, elle doit être à l'origine d'un pacte avec l'ensemble des pouvoirs publics, notamment les collectivités locales.

La crise n'a pas commencé dans la nuit du 25 au 26 février, quand nous avons appris ce premier décès d'un cas autochtone. Dès le 23 janvier, nous avons commencé à préparer la crise. Nous l'avons préparée avec les préfets, avec les établissements hospitaliers. Nous avons commencé à organiser régulièrement des conférences, qui nous ont permis de nous préparer, avec les professionnels de santé de ville, les fédérations médicales, les établissements médico-sociaux.

Comme l'a dit M. le préfet, nous étions à ce moment-là dans un cas totalement nouveau. Il y avait eu un cluster en Rhône-Alpes, mais il était lié à une importation de cas. Là, nous découvrons que le virus circule sur notre territoire, et notamment dans les hôpitaux, sans que des mesures soient prises, parce que les malades ne sont pas formellement identifiés. C'est pourquoi l'enjeu important a été d'organiser le contact tracing, en ville, mais aussi dans les hôpitaux. Nous avons aussi dû fermer le service de réanimation de l'hôpital de Creil.

Dès le 23 février, j'ai sollicité l'appui de la réserve sanitaire, qui nous a fourni 110 personnes en renfort. Un travail de dépistage a ensuite été entrepris en deux temps, notamment sur les établissements scolaires, avec l'appui du conseil départemental.

Cette première expérience m'a permis de dégager plusieurs principes que nous avons ensuite essayé d'appliquer à l'ensemble de la gestion de la crise dans l'Oise. Tout d'abord, penser et agir à 360° sur le champ de la santé, mais aussi du médico-social, du régional au local, toujours en lien avec le national. Nous avons aussi dû miser sur la mobilisation de tous les acteurs publics et privés, de l'ensemble des acteurs de l'urgence et du secours, avec une consolidation des passerelles public-privé. Il a fallu accompagner les professionnels de tous les secteurs, notamment les médecins de ville, notamment grâce au développement de la télémédecine. Par ailleurs, nous avons protégé les publics les plus fragiles, à savoir les personnes âgées dans les Ehpad et les personnes handicapées.

Enfin, il est apparu indispensable de rester en permanence connecté avec les territoires. À cet effet, dès le 2 mars, sur l'initiative du préfet de région, s'est tenue chaque lundi une conférence stratégique avec l'ensemble des préfets, des présidents de conseil départemental, des représentants des associations de maires pour faire un point précis sur la gestion de la crise. Ces réunions ont donné lieu à la diffusion de bulletins, notamment auprès des parlementaires.

Le maître mot, c'est de faire face collectivement à l'imprévu. Cette capacité de mettre en oeuvre un certain nombre d'instructions qui nous venaient du national, mais aussi d'être créatifs collectivement avec les professionnels, nous a permis, je crois, de répondre au mieux aux défis qui nous étaient posés.

Mme Nadège Lefebvre, présidente du conseil départemental de l'Oise . - Je vous remercie de m'avoir invitée à témoigner devant votre commission d'enquête. Le département de l'Oise, en effet, a été, au tout début du mois de mars, le premier territoire métropolitain véritablement touché par l'épidémie. C'est dans l'Oise que les premiers regroupements de personnes contaminées, les fameux clusters, ont été identifiés. Ainsi, des mesures de confinement, touchant en particulier les établissements scolaires, ont visé les zones clusters de l'Oise dès le 2 mars. Une semaine plus tard, c'est-à-dire le 9 mars, les écoles, collèges, lycées de l'ensemble du département étaient fermés, avec une semaine d'avance sur le reste du territoire national. Notre territoire a été pris très tôt dans la tourmente de l'épidémie, ce qui nous a placés, sans que nous y soyons préparés, sous les feux de l'actualité. Il faut savoir que des entreprises ont été discriminées par leurs clients au seul motif qu'elles étaient localisées dans l'Oise.

Nous avons dû faire face aux assauts médiatiques, ce qui ne rendait pas les choses faciles au quotidien. Nous avons aussi affronté, avec quelques jours ou semaines d'avance sur les autres territoires, des problématiques complexes, telles que la pénurie de masques, qui touchait, bien sûr, les médecins généralistes, mais aussi d'autres services comme les services d'aide à domicile, ces derniers rentrant souvent bredouilles des pharmacies censées leur fournir cette protection minimale.

J'ai dû également gérer le traitement de la situation particulière des assistantes maternelles, d'abord sur des questions liées à la prise en charge des enfants, puis sur l'indemnisation des journées non travaillées. J'ai été, je crois, la première à saisir le Gouvernement pour qu'elles puissent, comme les autres salariés, bénéficier d'une sorte de chômage partiel, ce qui leur avait été initialement refusé.

Je tiens à saluer aujourd'hui, bien sûr, l'attitude des habitants de l'Oise durant cette période, mais aussi pendant tout le confinement qui a suivi. Je veux souligner, en particulier, l'engagement de nombreux élus locaux, dont le maire de Crépy-en-Valois, qui est à mes côtés, et dont la commune a été parmi les plus durement touchées en France. Ils ont été sur le pont pour aider leurs administrés, en particulier les plus fragiles. Je tiens enfin à saluer l'action du préfet de l'Oise, qui a cherché à nos côtés à apporter les réponses les plus adaptées à des besoins aussi urgents que difficiles à satisfaire.

L'action du conseil départemental s'est concentrée autour de 5 axes.

Tout d'abord, la prise en charge des personnes âgées, qu'elles soient en Ehpad, dans d'autres établissements ou à domicile.

Ensuite, l'aide aux autres publics fragiles, qu'il s'agisse des personnes handicapées, en difficulté sociale ou des jeunes de l'aide sociale à l'enfance. N'oublions pas que, durant toute cette période, tous ces enfants étaient dans les foyers, ce qui a été difficile à gérer.

Enfin, il a fallu organiser l'accueil dans les collèges des enfants des personnels prioritaires pendant le confinement, puis l'accompagnement des établissements scolaires pour la mise en oeuvre du protocole sanitaire pendant la phase de déconfinement.

Ces trois axes sont évidemment au coeur des compétences de la collectivité.

Pour autant, nous avons dû plus d'une fois aller au-delà de nos strictes compétences pour faire face à l'urgence.

À ceci s'est ajoutée une aide d'urgence que nous avons décidée pour les travailleurs non-salariés, qui ne pouvaient pas bénéficier de mesures de chômage partiel. Il y en avait énormément dans le département. L'aide de 1 500 euros mise en place par l'État servait pour nombre d'entre eux à payer les charges de l'entreprise, de sorte qu'ils n'avaient pas la possibilité de nourrir leur famille ou de payer leur loyer. Nous avons octroyé 3 500 aides de cette nature à des chefs d'entreprise.

Nous avons aussi mis l'accent sur le soutien aux personnes en première ligne, à savoir les personnels des Ehpad, des services d'aide et d'accompagnement à domicile, mais aussi les ambulanciers, les pompes funèbres ou encore les chauffeurs de taxi. Notre action dans ce domaine a permis, à une époque où les masques manquaient partout, que ce soit dans les cabinets médicaux ou dans les établissements sociaux, de collecter des milliers de masques, conservés dans des mairies ou des entreprises parfois depuis des années.

Ces deux derniers axes ne relevaient pas spécifiquement du conseil départemental - notamment le soutien des personnes en première ligne, qui a le plus souvent consisté à fournir des masques et du matériel de protection en attendant les livraisons de l'ARS, ou en complément de dotations qui étaient parfois un peu juste, durant la première période. Bien sûr, cela s'est sérieusement amélioré pendant toute cette longue période.

J'ai souhaité que le conseil départemental mène de front deux batailles : la première consistait à faire face à une situation d'urgence particulièrement critique dans les Ehpad et plus largement, pour les personnes âgées, isolées par les mesures de confinement. Je pense aussi aux enfants qui n'étaient plus scolarisés ; 2 800 enfants de l'Oise ont perdu tout contact avec le système éducatif. Devant la gravité de cette situation, j'ai interpellé le secrétaire d'État chargé de la protection de l'enfance, mais j'attends encore la réponse...

La seconde bataille était pour préparer l'après-crise, et qui s'est traduite par le maintien de notre calendrier de réunions, notamment de nos commissions, de façon à toujours accorder des marchés, signe fort pour les entreprises, afin de leur montrer que la reprise pouvait s'opérer rapidement dès le déconfinement.

La gestion de cette crise n'a pas été sans difficulté. Il est essentiel de mettre le doigt sur les difficultés rencontrées, de les analyser pour tirer les leçons de cette expérience que nous ne souhaitons pas revivre. Cette crise a mis en lumière quelques faiblesses dans l'organisation régionalisée de certains services de l'État, qui a montré ses limites alors que l'Oise était bien plus touchée que les autres départements de la région. En mars, beaucoup de temps a été perdu en échanges régionaux avec des préfets ou des présidents de conseils départementaux confrontés à des situations très différentes de la nôtre. Il aurait fallu des points précis, département par département, surtout dans la première partie de cette crise pour l'Oise, afin de ne pas s'éparpiller sur l'ensemble de la région.

Malgré la force de frappe de l'ARS, nous avons eu quelques difficultés pour l'approvisionnement en masques des Ehpad et des établissements sociaux et médico-sociaux ; je pense aussi aux ambulanciers, aux taxis conventionnés par l'assurance maladie, et surtout aux pompes funèbres, qui sont venus frapper à la porte du département pour obtenir quelques milliers de masques et protéger ainsi des centaines de personnes particulièrement exposées au virus. La proximité du département et notre connaissance des acteurs locaux ont permis de collecter et de distribuer des milliers de masques éparpillés sur tout le territoire.

La double tutelle exercée par le département et l'ARS sur les Ehpad est complexe - le sujet avait déjà été identifié auparavant. Les directeurs des Ehpad devaient en permanence jongler avec les interlocuteurs selon la nature de leurs besoins, mais parfois aussi pour obtenir des masques. J'ai noté que cet éloignement n'avait pas été perçu de la même manière par les élus d'Alsace, autre territoire lourdement touché par l'épidémie. Si j'insiste sur ce point, c'est que cela tient peut-être de la proximité du département et de la ville de Strasbourg où se trouve le siège de la région. Autrement dit, la régionalisation n'a sans doute pas les mêmes conséquences pour les territoires proches de la capitale régionale où les acteurs travaillent de longue date ensemble, que pour ceux comme l'Oise dans les Hauts-de-France qui sont très éloignés de Lille. En dépit de ces difficultés, je mesure bien sûr l'engagement de tous les acteurs publics, que ce soit les services de l'État, l'ARS et tous les élus locaux. C'est une crise sans précédent que nous souhaitons bien sûr ne jamais revivre. Nous espérons qu'il n'y aura pas de deuxième vague et devons tirer de cette crise les leçons qui s'imposent. Je suis certaine que le travail de votre commission pourra y remédier.

M. Bruno Fortier, maire de Crépy-en-Valois . - Mon propos liminaire va raconter mon histoire. Jeudi 13 février s'est déroulé le dernier conseil communautaire de notre communauté de communes à Crépy-en-Valois, avec 91 conseillers communautaires. Mardi 25  février, je dis à mon épouse que je n'aime pas du tout cette histoire de coronavirus - on parlait de la Chine, de l'Italie, on commençait à parler de la France... Ce même jour, je demande à mon directeur général des services de faire le point sur le stock de masques depuis l'épidémie de grippe A H1-N1. Résultat : plus de masques en stock. Jeudi 27 février à 7 h 30, je reçois un appel téléphonique du directeur général de l'ARS, M. Champion, que je ne connaissais pas, et qui m'annonce malheureusement le décès de M. Dominique Varoteaux, premier mort français de cette « cochonnerie », comme je l'ai appelée et je continuerai de l'appeler ainsi. Il me demande d'organiser une réunion à 14 heures en mairie avec le préfet, le sous-préfet, le député, lui-même et quelques autres personnes. À 8 h 30, je suis en mairie pour réunir tout le personnel d'accueil et prévenir qu'une affluence de journalistes - je connaissais bien le système - allait certainement arriver. Bien sûr, comme je connais tout le monde à la mairie, je serre des mains, je fais des bises... Ce même jour, il y a la réunion avec l'ARS à 14 heures. Le 28 février, l'ARS m'appelle et me demande de faire une liste des membres du conseil communautaire, puisqu'une des conseillères communautaires de la petite commune de Rouville, Mme Valérie Méron, était malade et se trouvait à l'hôpital de Tourcoing. Je lui donne cette liste. Comme j'étais malade et toussais fortement, cette personne me recommande de faire un test à l'hôpital d'Amiens. Samedi 29 février, je réalise donc ce test, avec une conseillère municipale, très malade, qui fait un malaise dans la salle d'attente. Dimanche 1 er mars, le résultat tombe vers 20 heures. (La voix de l'orateur se brise sous le coup de l'émotion). Je suis positif à cette cochonnerie, et la galère commence, un engrenage terrible se met en route. Je vous lis le message que j'ai fait passer sur les réseaux sociaux : « Bonsoir à tous, après avoir subi un test hier à l'hôpital d'Amiens, mon résultat vient de tomber. Mon test est positif et je suis porteur de cette cochonnerie. Je suis donc en train d'établir une liste des personnes que j'ai rencontrées depuis les 14 derniers jours. Je pense que beaucoup de cas vont apparaître dans les jours qui viennent. Je ne suis pas hospitalisé, je ne me sentais pas malade, pas de fièvre, mais je suis porteur de ce satané virus. Chères Crépynoises, chers Crépynois, nous entrons dans une période difficile. Gardons notre calme, respectons les mesures imposées par la préfecture et soyons solidaires. Merci encore de votre soutien. »

Je vais vous lire un dernier texte, et puis je m'arrêterai là et je répondrai à toutes les questions. C'est un message de présentation de ma commune au professeur Bruno Hoen, directeur de la recherche médicale de l'Institut Pasteur. « Crépy-en-Valois est une ville charmante de 15 357 habitants. Il y a eu en 1982 un drame national. C'est la ville de l'accident de Beaune, le 31 juillet 1982 : 44 enfants de Crépy et de la région sont décédés, brûlés dans deux autocars qui emmenaient ces enfants dans le sud. » Je vous dis tout cela pour vous situer le contexte de Crépy, très particulier, qui perdure pour ses habitants.

« Élu en 1983, j'ai fait la promesse aux parents de toujours être avec eux le jour des commémorations, chaque 31 juillet. Crépy-en-Valois, c'est aussi la ville où le 20 novembre 1981, un collège Pailleron a brûlé entièrement ; le collège Jean-de-La-Fontaine où enseignait M. Dominique Varoteaux.

Le 8 juillet 2015, les frères Kouachi sont passés à Crépy-en-Valois. La ville a vécu pendant une journée complète en état de siège, avec le GIGN et le Raid comme compagnons. J'ai moi-même passé la nuit en voiture avec la photo de ces deux fous. En juin 2019, il y a eu la pollution de notre étang de Géresme dans le magnifique parc de 21 hectares avec 6 000 litres de shampooing concentré déversés. Le 21 juin 2019, c'était l'effondrement d'une partie de notre collégiale Saint-Thomas, 300 tonnes d'un monument classé en 1875, et maintenant le covid avec le premier mort français, atteint par cette cochonnerie. Tout cela pour vous dire que Crépy-en-Valois ne souhaite pas être le centre de la presse nationale, car c'était déjà le cas, et a subi son lot de catastrophes, ainsi que les habitants qui restent fiers de leur commune. Crépy-en-Valois reste un endroit splendide, calme reposant, nous voudrions maintenant un peu de calme, mais l'histoire reste l'histoire. »

Cela a été un moment difficile. Nous avons eu des décès, certes pas autant que certaines communes, mais c'était important, ramené à la proportion de notre commune. Le nombre de décès a été multiplié par deux sur la période entre 2019 et 2020. Je n'ai jamais voulu donner le nombre des décès - mais je répondrai à la question, puisque vous me l'avez posée. On était en période électorale, les opposants voulaient absolument savoir. J'ai considéré qu'il n'y avait pas lieu de donner ce chiffre, qui n'apportait rien à personne et je suis resté muet sur ce sujet.

M. René-Paul Savary , président . - Merci pour ce témoignage très émouvant.

Mme Marie-Cécile Darmois, directrice de l'hôpital Saint-Lazare de Crépy-en-Valois. - L'hôpital de Crépy-en-Valois se situe à la frontière du sanitaire - puisque nous avons une autorisation de 30 lits de soins de suite et de réadaptation (SSR) - et du médico-social, avec 30 lits de soins de longue durée (SLD) et 179 lits d'Ehpad. Cette capacité totale de 239 lits est répartie sur trois sites : l'hôpital Saint-Lazare, qui regroupe le service de SSR, le service du SLD et 10 lits d'Ehpad. L'Ehpad Étienne-Marie de La Hante, juste en face, comporte 81 lits. L'Ehpad Les Primevères dispose de 88 lits, dont 30 lits en unité protégée pour les résidents atteints de la maladie d'Alzheimer ou troubles apparentés. L'établissement dispose de 170 ETP médicaux et non médicaux. Nous faisons partie du groupement hospitalier de territoire (GHT) Oise Nord-Est. L'établissement support est le centre hospitalier de Compiègne-Noyon. Je préciserai l'ensemble des autres éléments au fur et à mesure des questions.

M. Arnaud Fontanet, directeur du département de santé globale à l'Institut Pasteur. - Je travaille à l'institut Pasteur, je suis directeur du département de santé globale, directeur d'une unité de recherche en maladies infectieuses émergentes. Je suis également membre du conseil scientifique covid-19 pour mes compétences en épidémiologie, notamment des coronavirus, puisque j'ai travaillé dans le passé sur le coronavirus du SRAS en Chine, le MERS-CoV dans les pays du Golfe et en France et maintenant sur ce nouveau coronavirus SARS-Cov-2.

Mon implication dans le département de l'Oise a débuté avec une lettre du directeur général de la Santé (DGS), datée du 2 mars, qui me demandait, en qualité de chercheur à l'Institut Pasteur, de mener une enquête dans le département de l'Oise, où l'on savait que le virus circulait activement, en utilisant un test sérologique - en réalité, plusieurs - qui étaient développés à l'Institut Pasteur. Nous étions parmi les premiers instituts en France à être en mesure de développer ces tests sérologiques et donc être capable de dépister des anticorps qui permettaient de savoir si les personnes avaient été infectées ou non dans le passé. C'est un outil extrêmement important, à la fois à titre de diagnostic, mais plutôt rétrospectif, mais surtout pour ces fameuses enquêtes épidémiologiques afin de savoir quelle était l'étendue de la première vague épidémique. Le DGS m'a suggéré de travailler à Crépy-en-Valois, notamment autour du collège et du lycée où l'on savait que le virus avait récemment circulé activement. J'ai pris contact rapidement avec le directeur de l'ARS, M. Étienne Champion, et nous avons mis en place avec le Pr Bruno Hoen, directeur de la recherche médicale à l'institut Pasteur, un premier protocole de recherche, monté en trois jours pour pouvoir intervenir les 5 et 6 mars dans le collège et le lycée afin de faire des dépistages de forme active de l'infection.

Même si ce n'était pas l'objet de notre recherche, il n'était pas pensable d'aller sur place pour faire des prélèvements sanguins sans en même temps assurer une activité de diagnostic pour identifier les personnes activement touchées par le virus, et donc qui devaient être isolées pour protéger les autres et être prises en charge médicalement. Nous avons donc effectué en parallèle de notre activité de recherche des prélèvements chez des personnes symptomatiques, qui nous ont permis d'identifier 13 personnes contaminées sur 90 testées. Nous avons transmis immédiatement ces résultats à l'ARS afin qu'elle puisse prendre toutes les mesures d'isolement pour ces personnes et de prise en charge médicale. En parallèle, nous avons prélevé toutes les personnes symptomatiques depuis la mi-janvier, date présumée du début de l'épidémie ; on savait que de premières personnes symptomatiques avaient été clairement identifiées début février. Les prélèvements réalisés à cette occasion nous ont permis effectivement, avec d'autres prélèvements réalisés dans le cas d'études dans les hôpitaux de France et d'ailleurs, de mettre au point de tests sérologiques qui sont maintenant très performants. Nos tests sont capables de détecter avec beaucoup de fiabilité la présence d'anticorps. Cette première étude a rempli ses objectifs.

Lorsque nous avons vu l'intensité de la circulation du virus dans cette période du 5 et 6 mars à Crépy-en-Valois, nous avons repris contact avec M. Bruno Fortier, qui nous a ouvert les portes de Crépy-en-Valois. Il nous a beaucoup soutenus pour la suite des enquêtes que nous avons pu mener, d'abord entre le 30 mars et le 4 avril dans le lycée de Crépy-en-Valois, où nous avons invité les lycéens, les enseignants, les personnels non enseignants. Comme les lycéens étaient mineurs, on leur demandait d'être accompagnés d'un parent et éventuellement d'un proche qui pouvait être testé. Nous avons ainsi eu une première enquête sur près de 700 personnes, ce qui nous a permis de documenter effectivement une circulation très active du virus dans le lycée, dans les 15 premiers jours de février. Cette circulation a été stoppée par les vacances scolaires, puis a légèrement repris, avant d'être définitivement stoppée avec le confinement. Un mois plus tard, nous sommes allés entre le 28 mars et le 30 avril répéter cette même opération, cette fois-ci dans les 6 écoles primaires de Crépy-en-Valois, pour voir si le virus avait circulé de la même façon dans les écoles. Nous voulions documenter la circulation du virus dans cet environnement, mais également répondre aux questions qui se posaient sur la circulation du virus dans les écoles et à différents âges. Se posait la question de la réouverture des écoles. L'ensemble de ces études a été très riche d'enseignements. Je pourrai revenir sur les résultats si vous le souhaitez.

Nous avons communiqué les résultats sous forme de webinaire avec la population à deux reprises. Grâce à l'aide de M. Bruno Fortier, nous avons ainsi pu transmettre les résultats globaux à la communauté, avant qu'elle ne l'apprenne par les journaux. Nous pensions qu'il était préférable qu'ils connaissent ces résultats directement et qu'ils puissent nous interroger. Immédiatement après, une communication plus générale était réalisée auprès de la presse. Nous avons donné les résultats individuels à toute personne qui le souhaitait.

Cela a été possible grâce à l'aide de M. Bruno Fortier, de la directrice des établissements scolaires, de la rectrice d'Amiens... M. Étienne Champion aussi est intervenu plusieurs fois pour nous faciliter la tâche. Grâce à ce soutien, nous avons eu à la fois des contacts individuels et avec la presse. Ma grande fierté a été de pouvoir, aux côtés de MM. Fortier et Champion, et de tous les acteurs locaux, de permettre à la population de Crépy-en-Valois, très meurtrie par cette épidémie, de participer activement à une recherche qui a eu un impact considérable, non seulement à l'échelon local, mais également national et même international. Pour la petite histoire, j'ai la semaine dernière donné des interviews au Wall Street Journal, New York Times, Washington Post, je suis passé sur CNN et sur CBS News pour parler des résultats de Crépy-en-Valois. Monsieur le maire, je vous enverrai ces entretiens parce que ces résultats publiés à l'international sont parmi les toutes premières études qui nous donnent des informations sur les lycéens et sur les enfants d'écoles primaires et le risque d'être infecté dans ces environnements. Je tiens une fois de plus, monsieur le maire, à vous remercier pour votre contribution qui nous a permis, d'une part, de répondre à quelques questions localement, mais aussi, grâce à la participation de toutes les personnes de la municipalité, de répondre à des questions qui sont d'importance capitale face à cette terrible épidémie à l'échelle mondiale.

M. Bruno Fortier . - À la suite de ce qui nous est arrivé sur Crépy, quinze jours avant tout le monde, toute la mairie a été confinée. Le préfet, le sous-préfet, le député, ont été confinés à cause de moi. L'image de Crépy était terrible. Nous avons entre 2 000 et 3 000 personnes qui prennent le train tous les matins, car nous sommes à 35 minutes de la gare du Nord. Dès le jour de l'annonce de la mort de ce pauvre M. Varoteaux, les employeurs téléphonaient à leurs employés pour leur demander de ne pas venir, parce qu'ils étaient de Crépy-en-Valois ou de l'Oise - rendez-vous compte, quinze jours avant tout le monde. L'image de Crépy était terriblement détériorée, et cela, je ne le supportais pas. J'ai donc demandé à l'Institut Pasteur, au Pr Arnaud Fontanet et au Pr Bruno Hoen. Le Pr Arnaud Fontanet m'a dit qu'on pouvait donner une autre image de Crépy, premier lieu de contamination, en faisant des tests, afin de donner l'image d'un lieu de recherche sur cette cochonnerie. J'ai dit oui, on continue, on y va encore, et il y aura peut-être des suites.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Je vous remercie, et souhaite vous dire combien nous partageons ce qu'ont dû être les difficultés et la douleur de votre département. Nous avons bien senti, monsieur le maire, la place importante des élus locaux et des maires en particulier, qui sont vraiment au coeur de la population, avec leurs habitants, et qui souffrent comme leurs habitants. Merci pour ce témoignage et pour tout ce que vous avez fait durant cette période.

Comment se faisaient les allers-retours entre l'échelon local et l'échelon national ? Monsieur Fontanet, vous nous dites que le virus circulait de façon très active dans certaines communes de l'Oise depuis la fin du mois de février, alors qu'au niveau national, on nous incitait le 6 mars à sortir, à aller au restaurant, au cinéma et dans les théâtres. Comment expliquez-vous ce décalage ? Cherchait-on alors une forme d'immunité collective ?

Pourriez-vous nous donner des précisions sur le retour de Chine des militaires de Creil ? Quelles ont été les relations avec Santé Publique France ?

Le patient n° 1 dans votre département, qui est décédé, a-t-il été testé dès les premiers symptômes ?

Lorsque les habitants de Crépy-en-Valois prenaient les transports en commun, l'application des gestes barrière était-elle possible ?

Comment avez-vous vécu le double pilotage ? Quelle a été la place de la direction territoriale de l'Oise et de l'ARS en son sein ?

M. Étienne Champion . - Nous avons commencé à nous préparer à partir du 23 janvier. Nous avons reçu dans le courant du mois de janvier des « min sant », c'est-à-dire des informations et instructions du ministère de la santé, sur l'évolution de l'épidémie dans le monde. La définition de cas est à la fois une question clinique et géographique.

Le pilotage national est passé par une visioconférence quotidienne.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - À partir de quelle date ?

M. Étienne Champion . - Je vous donnerai la date exacte.

Dès la fin janvier, une chaîne de réactivité extrêmement forte s'est mise en place sur l'ensemble du territoire de la région. Tous les jours, une cellule de crise se réunit dans chacun des établissements, tous les jours ou un jour sur deux, nous avons une audioconférence avec les principaux établissements, et une fois sur deux, avec l'ensemble des établissements, et tous les jours, nous avons une visioconférence nationale. Un problème évoqué dans un établissement le matin peut donc être réglé le soir.

Il s'agit d'une boucle qui va dans les deux sens. J'ai organisé des audioconférences très tôt avec les chefs de Samu et des infectiologues parce qu'à mes yeux, l'ARS ne peut pas avoir toutes les expertises, mais elle doit les articuler. Nous avons d'ailleurs inclus les Ehpad et les professionnels de santé dans ce système. L'expertise vient tout autant du terrain que du national.

Santé publique France a un nombre varié de missions. L'ARS héberge les équipes de la cellule d'intervention en région (CIRE), qui a des missions épidémiologiques et participe au travail de tracing avec les équipes de veille sanitaire de l'ARS. Il n'est pas vrai que la sécurité sanitaire n'est pas au coeur des missions des ARS. La direction de la sécurité sanitaire et de la santé environnementale est la première direction de l'ARS des Hauts-de-France. La culture de la gestion de crise au sein de l'ARS est très forte - les crises de Lubrizol puis du covid l'ont montré.

Santé publique France s'occupe notamment de l'agrégation des données des Ehpad, mais aussi de certaines questions relatives à l'approvisionnement en masques.

Je tiens à redire publiquement les ARS n'ont pas été chargées de la logistique des masques. Il y a deux flux de masques : le flux dit GHT (pour groupement hospitalier de territoire), qui, tout au long de la crise, a distribué des masques par transporteur privé aux établissements médico-sociaux et sanitaires et aux services à domicile - les ARS n'ont pas géré ce flux, mais elles disposaient des fichiers et pouvaient remonter des problèmes -, et le flux officine pour les professionnels de santé de ville. Ces deux flux sont gérés à l'échelon national, mais les ARS ont souhaité aider. Nous avons notamment fait des distributions de dons. Dans l'Oise, nous avons très vite pu distribuer 32 000 masques aux établissements - et jusqu'à 500 000 masques sur la toute la période. Il convient toutefois de comparer ces chiffres à ceux des chaînes nationales : 4,5 millions pour les GHT et 2,9 millions pour les officines.

M. Varoteaux a été testé tardivement, car il ne correspondait pas à la définition de cas. À ce jour, les épidémiologistes n'ont toujours pas déterminé la chaîne de transmission.

Vous parlez de dualité de pilotage, madame la rapporteure. Le préfet a préféré parler de duo, voire de trio. Je crois que le travail s'est fait en coordination avec les préfets et les élus. C'était un duo et non un duel. Je retiens l'expérience très forte d'une intégration permanente, chacun apportant son expérience et sa compétence.

En revanche, la double tutelle sur les Ehpad est un vrai sujet. Il faut mieux s'articuler, mais je crois que cette crise a montré que l'imbrication du sanitaire et du médico-social, l'apport du sanitaire dans les Ehpad et d'une manière générale, dans les établissements médico-sociaux, a été fondamentale. Cette double tutelle est certes complexe, mais elle marque un ancrage local très important.

La déléguée départementale de l'Oise a toujours été présente. Elle est en permanence auprès du préfet avec les élus. Je me suis rendu sur place au début de la crise. Nous avons renforcé les équipes de l'ARS sur place, et par exemple, le directeur adjoint de l'offre médico-sociale est venu s'installer dans l'Oise pendant plusieurs jours au moment des dépistages pour renforcer notre approche locale.

M. Louis Le Franc . - Nous avons pratiqué dans l'Oise, notamment dès le premier mois, une forme d'interministérialité locale déconcentrée. Nous n'avons pas attendu que tout tombe des étages supérieurs, mais nous avons pris notre sort en main, et avec le directeur général de l'ARS et la rectrice de l'académie d'Amiens, puisqu'ils sont en compétence directe sur les problématiques hospitalières et relatives aux établissements médico-sociaux et aux établissements scolaires, il est évident que nous nous sommes inscrits d'emblée dans une logique de complémentarité.

Le maire a été un élément central dans la gestion de la pandémie dans le département de l'Oise. Je suis en poste depuis trois ans ; je ne connais pas les 680 maires du département personnellement, mais j'en connais un grand nombre. La qualité de relation entre le préfet et le maire est déterminante.

En l'absence de mesures nationales, j'ai dû prendre des décisions locales. Mes échanges avec le responsable sanitaire, avec le responsable académique, avec la présidente du conseil départemental, avec l'Union des maires de l'Oise et avec les présidents des trois agglomérations du département ont permis de faire accepter ces mesures coercitives.

J'ai notamment été amené dès le départ à interdire tout rassemblement dans le département pour éviter que le virus se propage vers la partie ouest du département, puisqu'il était concentré dans le quart sud-est. De la même manière, j'ai dû interdire que les marchés se tiennent, même si j'ai rapidement desserré l'étau car cela était nécessaire tant à la survie des producteurs agroalimentaires que pour les consommateurs des communes isolées en milieu rural.

La base de Creil a été considérée, un petit peu trop vite d'ailleurs, comme le foyer de propagation du virus en France. La première mission du 31 janvier depuis l'aéroport de Wuhan a jeté une forme de discrédit sur la base. Heureusement, l'Institut Pasteur - je l'en remercie - a écarté cette piste, mais pas tout de suite, puisque le virus a muté six fois sur M. Jean-Pierre Goussart, personnel civil qui a fait l'objet d'une hospitalisation à Compiègne puis au CHU d'Amiens. Il reste que cette hypothèse a été écartée scientifiquement, mais la situation a été difficile à vivre pour le maire de Creil, qui est aussi le président de l'agglomération de Creil.

Le commandant de la base de Creil m'a informé régulièrement de l'évolution de la situation sanitaire : le nombre de malades et leur état, le nombre de cas confirmés, le nombre de cas probables, le nombre de cas guéris et le nombre de personnels placés en confinement.

M. René-Paul Savary , président . - Vous nous donnerez ces chiffres ?

M. Louis Le Franc . - Je vous les communiquerai volontiers.

Quelque 3 000 personnes travaillent sur la base aérienne de Creil. Certaines sont domiciliées en Île-de-France, d'autres dans le département de l'Oise. J'avais donc impérativement besoin de savoir qui était contaminé ou susceptible de l'être, et j'ai demandé au commandant d'en informer les maires pour qu'ils puissent donner des instructions de confinement aux personnes qui, dans leur commune, travaillaient dans la base de Creil. Je n'avais pas à connaître de quelle façon le service de santé des armées opérait au sein de la base de Creil, mais il était fondamental que j'en connaisse le résultat.

J'ai également partagé ces informations avec le directeur général de l'ARS et avec le préfet de région, qui, dans les Hauts-de-France, est aussi le préfet de zone. La suspicion qui pesait alors sur la base de Creil n'a pas facilité cette remontée d'information.

Mme Nadège Lefebvre . - S'agissant des masques, même si l'ARS n'était pas chargée de la logistique, elle était notre seul interlocuteur. S'il est vrai que tout a été mis en place rapidement pour les hôpitaux, cela n'a pas été le cas pour les autres établissements, tout simplement parce qu'il n'y avait pas de masques.

Lorsque des personnes travaillant dans les services d'accompagnement à domicile me disaient qu'elles lavaient tous les soirs leur masque chirurgical à l'eau de javel pour pouvoir le remettre le lendemain, cela me faisait bondir. Le département a donc décidé d'acheter des masques. On nous a dit que ce n'était pas à nous de le faire, mais nous devions bien essayer de remédier à ces difficultés.

Les ambulanciers, par exemple, n'avaient pas de masques. Nous avons dû trouver des solutions locales pour que ces personnes puissent faire leur travail. De même, les taxis conventionnés par la sécurité sociale devaient continuer à transporter des patients. Le problème le plus important, à mes yeux, a été celui des pompes funèbres, car personne n'y avait pensé. Avec la préfecture, nous nous sommes démenés pour trouver des solutions.

On a acheté des masques pour en donner car les morgues étaient saturées. Il fallait trouver des solutions ! Si les professionnels des pompes funèbres n'avaient pas eu de masques, ils n'auraient pas pu aller chercher les corps. Tout le monde y a mis du sien, et nous avons trouvé des masques, grâce aux dons des entreprises et à nos achats. Puis les choses se sont améliorées quand il y a eu davantage de masques.

M. René-Paul Savary , président . - Combien de temps a duré la pénurie de masques ?

Mme Nadège Lefebvre. - Pendant les premières semaines du mois de mars.

Les réunions régionales que j'évoque étaient celles que nous avions en visioconférence, deux fois par semaine au début puis une fois par semaine, avec tous les départements.

À un moment donné, nous étions au même niveau en termes de nombre de décès, mais, dans un premier temps, l'Oise était le seul département à enregistrer un nombre important de décès, à l'hôpital et dans les Ehpad. Lors des réunions, il aurait fallu faire un point particulier sur notre département, mais sans donner le même temps de parole à tout le monde dans la mesure alors que nous n'avions pas les mêmes problèmes. C'est le reproche que je fais.

M. le préfet l'a dit, nous nous appelions x fois dans la journée, et le week-end ; nous avions également M. Champion au téléphone. Il y a donc eu une véritable concertation entre nous. Au début, il n'y avait pas de masques, tout se mettait en route et les choses étaient compliquées.

En ce qui concerne la cotutelle, ce n'est pas simple ! S'il y a des choses à faire évoluer, c'est bien cela. Je suis ravie que le directeur général de l'ARS partage le même point de vue que moi.

M. René-Paul Savary , président . - Vous n'êtes pas les seuls à partager ce point de vue.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Nous en parlons depuis longtemps.

M. Bruno Fortier. - Je vais être au « ras du sol » : ce sont les médecins et les infirmières qui ont manqué de masques. Le foyer La Sagesse, une maison de retraite pour personnes handicapées vieillissantes, risquait de manquer également de masques. J'avais décidé qu'il ne manquerait jamais de masques à Crépy-en-Valois : chacun défend sa paroisse, et c'est ce que j'ai fait. Je n'ai pas cessé d'appeler le préfet, qui de temps en temps passait la communication à son directeur de cabinet parce qu'il était en réunion. M. le préfet a toujours répondu à mes demandes, ce qui a été pour moi extrêmement important. Les masques pouvaient avoir atteint leur date de péremption, mais on s'est toujours débrouillé. Je demandais 1 000 masques, il m'en donnait 500, et je faisais avec. J'allais moi-même porter les masques FFP2-FFP3 chez les médecins. J'ai appelé toutes les infirmières, et elles venaient à mon bureau. L'une d'entre elles pleurait parce qu'elle n'avait plus de masques pour travailler.

Au bout de la chaîne, il n'y avait pas de masques. On n'en a jamais manqué parce qu'on se débrouillait. Nous avons eu des dons, la préfecture nous a bien aidés. Mais il faut aussi parler des blouses, des surblouses, des tabliers. J'ai appelé un jour M. le préfet pour avoir des blouses jetables : il en a trouvé 200 à la sous-préfecture de Clermont. L'hôpital et La Sagesse en utilisaient 1 500 par semaine... Je suis allé à la sous-préfecture de Clermont dépoussiérer les cartons et les ramener immédiatement à La Sagesse, qui à l'époque m'avait donné 200 masques - on faisait du troc ! - pour l'hôpital. J'ai tout fait pour que nous n'en manquions pas.

Mme Marie-Cécile Darmois. - En ce qui concerne le matériel de protection, l'hôpital de Crépy-en-Valois n'a jamais été en situation de pénurie. Nous avons souvent été à flux tendu, mais nous n'avons jamais manqué de matériel. Nous avons toujours pu donner le matériel de protection nécessaire au personnel et ensuite aux résidents.

L'établissement possède un stock de masques FFP2 et de masques chirurgicaux pour lui permettre de faire face aux épidémies hivernales. La difficulté est venue de la durée de la crise : le stock n'était pas suffisant pour toutes les semaines qui allaient suivre. Néanmoins, nous avons pu dès le début de la crise - le 26 février - commander des équipements de protection supplémentaires ; il en restait encore chez certains de nos fournisseurs. Nous avons reconstitué des stocks pour sécuriser l'approvisionnement au sein de l'établissement. Au tout début de la crise, nous avons demandé le samedi à l'ARS d'être de nouveau livrés en masques FFP2 : dès le lundi, nous avons reçu 2 000 masques FFP2. Nous avons aussi eu une livraison de 5 000 masques chirurgicaux par l'ARS.

Nous avons pu bénéficier de dons, via la gendarmerie : des entreprises et des particuliers faisaient des dons, régulés par la gendarmerie qui nous transmettait ensuite le matériel dont nous avions besoin. M. le maire est venu très régulièrement nous livrer les fameux matériels de protection dont il vient de parler.

M. René-Paul Savary , président . - Le premier cas est-il passé dans votre hôpital ?

Mme Marie-Cécile Darmois. - Non.

M. Arnaud Fontanet. - Je rappellerai quelques importants éléments de chronologie concernant l'épidémie en France. Nous avons d'abord eu six introductions, avec des personnes arrivant de Chine, du 24 au 30 janvier, entre Paris et Bordeaux. Tous les contacts ont été testés : personne n'a été infecté, et tout est rentré dans l'ordre.

Ensuite, il y a eu l'épisode des Contamines-Montjoie le 8 février, avec six personnes infectées. Les contacts ont été testés : tout le monde était négatif et, là aussi, tout est rentré dans l'ordre. Puis s'est ouverte une période pour moi très étrange. Je suis chercheur à l'Institut Pasteur, je n'avais aucune fonction à l'époque, mais je suivais cette épidémie qui m'intéressait. Du 8 au 25 février, il n'y avait aucune circulation connue du virus sur le territoire français. On voyait bien qu'en Asie - la Chine, et quelques pays autour - le virus circulait. On a vu arriver vers le 20-22 février des messages à partir de l'Iran, puis de l'Italie du Nord. Mais jusqu'au 25 février et le décès de M. Varoteaux à la Pitié-Salpêtrière, il n'y avait pas ; sur le territoire français, de circulation connue du virus.

Pendant cette période très étrange, on se disait qu'il allait arriver de quelque part. Le virus était en train de se propager sur la planète. Il est très difficile aujourd'hui de se remettre dans l'état d'esprit de cette période, mais je comprends très bien que pour des personnes qui ne suivaient pas comme moi l'épidémie, le virus ne circulait pas sur le territoire français jusqu'au 25 février. J'étais inquiet parce que je pensais qu'il allait arriver, mais on ne savait pas d'où. Les premiers clusters avaient été bien maîtrisés. Nous n'avions pas eu de cas secondaires, les personnes avaient été isolées. On pensait qu'il y avait peut-être eu un problème particulier en Chine, avec cette épidémie qui était déjà très importante quand ils l'ont découverte. Mais ailleurs - c'était vrai pour l'ensemble des pays touchés, y compris la Corée qui a réussi à contrôler son premier cluster - l'épidémie semblait maîtrisable à cette époque.

Après le décès de M. Varoteaux, Santé publique France et l'ARS se sont rendu compte que le virus circulait dans l'Oise. Nous avons, avec des tests sérologiques, pu reconstituer rétrospectivement cette circulation du virus durant la période où on en ignorait tout.

Autre point important, à l'époque, nous étions en saison hivernale : les virus respiratoires circulaient. En février, nous étions en période d'épidémie de grippe. Lorsque les personnes toussaient, avaient de la fièvre, on pensait d'abord à une grippe, puis à d'autres virus respiratoires. Dans les études que nous avons menées, en février, sur le lycée comme dans les écoles primaires, on a considéré que les symptômes étaient majeurs quand les participants toussaient, avaient de la fièvre, des troubles respiratoires, et mineurs quand il s'agissait d'un petit mal de gorge, d'un nez qui coule, mais rien de plus. On comptait davantage de personnes qui se plaignaient de symptômes majeurs parmi celles non infectées par le coronavirus que parmi celles qui l'avaient été.

Même pendant cette période de circulation active autour du lycée en février, la majorité des personnes qui avaient de la fièvre, une toux et une gêne respiratoire souffraient d'une autre maladie que la covid - vraisemblablement une grippe ou un virus respiratoire.

Je sais que cet exercice est difficile, mais il faut se souvenir que c'était non pas le virus qui circulait officiellement sur le territoire français jusqu'au 25 février, mais l'épidémie de grippe qui courait. D'ailleurs, dans nos bases de données, même si nous avons pu documenter rétrospectivement la circulation du virus à Crépy-en-Valois, les personnes ayant de la fièvre et de la toux avaient majoritairement contracté d'autres virus respiratoires que la covid.

L'étude qu'on a faite dans le lycée concernait des adolescents présentant des formes mineures de la maladie. Lorsque j'ai discuté avec les participants, M. Fortier ou d'autres personnes, je leur ai dit qu'en février le virus circulait : aucun n'y avait pensé. Pour eux, il s'agissait d'un virus respiratoire banal : nous étions en période d'épidémie de grippe, c'était l'hiver...

Je voulais remettre les choses dans leur contexte, car rétrospectivement il est très facile de se demander comment on a pu ne pas voir que le virus circulait. La grande majorité des malades avaient des symptômes respiratoires tout à fait banals en hiver. C'était d'ailleurs davantage le cas pour d'autres virus que pour la covid, même si celle-ci circulait dans ce lycée assez activement.

M. Étienne Champion. - Les conférences audio puis les visioconférences étaient à partir du 2 mars quasi quotidiennes avec l'échelon national.

Sur les masques, nous avons tous eu conscience des problèmes dans les Ehpad et dans les services de soins infirmiers à domicile (SSIAD). Début mars, avec l'accord de l'hôpital de Beauvais, nous avons prélevé une palette de 32 000 masques sur la fameuse dotation GHT hospitalière pour alimenter les établissements et les services pendant cette période qui a été la plus difficile.

Puis nous avons été en relation permanente avec les établissements de santé de toute la région. On se débrouillait pour qu'ils aient au moins trois jours d'avance ; si les masques venaient à manquer, nous nous organisions à partir de nos stocks de dons ou en dépannage interhospitalier : dans l'Oise, d'après les témoignages que j'ai encore eus récemment, je ne crois pas qu'il y ait eu d'établissement de santé en rupture.

M. René-Paul Savary , président . - Parlez-vous au nom de Santé publique France ?

M. Étienne Champion. - Non.

J'avais décidé de mettre en place cette dérogation des 32 000 masques pour l'Oise, afin de tenir compte de cette situation compliquée, sans oublier les apports très importants des collectivités territoriales et du département en particulier.

M. Louis Le Franc. - Pour compléter ce qui vient d'être dit par Étienne Champion, nous avons procédé conjointement à une analyse très fine, établissement par établissement, pour déterminer le nombre de jours d'autonomie en équipements individuels, dont les masques. Cela ne s'est pas fait de façon unilatérale, uniforme. Quand on sentait des points de tension, nous agissions en complémentarité avec l'ARS, et avec la présidente du conseil départemental. On apportait les équipements individuels ou les masques qui pouvaient manquer dans telle ou telle structure.

Dans l'Oise, nous avons la chance d'avoir des entreprises industrielles puissantes qui nous ont aidés - je pense aux équipementiers automobiles, et aux unités industrielles dans le secteur de la cosmétique et de la betterave à sucre qui nous ont fourni du gel hydroalcoolique en grande quantité. Cela nous a permis de répondre à des demandes ponctuelles de tel ou tel établissement. En complément, l'ARS avait son réseau hospitalier et médico-social : tous les équipements remontaient vers l'ARS, qui les retransférait. Comme M. Champion l'a dit à maintes reprises, l'Oise est le premier département touché. Il ne fallait pas faire remonter des équipements à Lille pour les redescendre dans l'Oise : nous sommes donc venus en appui. On a fait cela non pas au doigt mouillé, mais établissement par établissement - il y a 66 Ehpad dans le département. Nous sommes parvenus à faire face, pas toujours avec les quantités souhaitées, mais avons toujours évité les situations de rupture d'équipements individuels.

Pour Crépy-en-Valois, je remercie M. le maire pour ses propos.

M. Bruno Fortier. - C'est la réalité !

M. Louis Le Franc. - Crépy-en-Valois était vraiment très touché à tous les niveaux et il fallait permettre à M. le maire de rassurer la population. On s'est débrouillé localement. Un préfet connaît aussi son réseau d'entreprises, il sait sur lesquelles il peut s'appuyer pour pourvoir aux demandes exprimées par un certain nombre d'élus. C'est ce qu'on a fait.

M. Bruno Fortier. - M. le préfet a dit précédemment qu'il avait interdit les marchés. J'ai voulu redonner un morceau de vie à notre commune. Une semaine après cette interdiction, je l'ai appelé pour lui dire que je voulais rouvrir le marché. La préfecture m'a donné une liste de recommandations à suivre : entourer le marché, faire une entrée et une sortie, prévoir un comptage, distribuer à tous les marchands un masque et des gants - à l'époque, on demandait des gants - et poser un film devant tous les étalages.

J'ai rouvert le marché - il se tient le dimanche et le mercredi - une semaine après, en suivant toutes les mesures de protection réclamées par la préfecture. Je distribuais moi- même à 7 heures les masques à tous les commerçants qui devaient les mettre, et je demandais à la police municipale de passer dans la matinée pour vérifier s'ils les portaient bien. Si tel n'était pas le cas, ils étaient interdits de vente au marché. Tout cela a fonctionné parfaitement, avec espacement d'un mètre, file d'entrée, etc .

Si je donnais des masques aux marchands, c'est parce qu'ils n'en avaient pas.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Je voudrais d'abord faire quelques observations avant de poser mes questions.

Monsieur le maire, votre témoignage était très touchant. Mais ne vous inquiétez pas pour l'image de Crépy-en-Valois : elle ne sortira certainement pas altérée de cette crise.

Le fait que les épidémies donnent lieu à une stigmatisation doit être à peu près aussi vieux que le phénomène épidémique dans le monde. Pour autant, ce lien n'est pas automatique. La qualité de la réponse politique apportée par les responsables publics à une épidémie modifie le rapport de la population à ce qu'est une épidémie. Pour être très clair, si vous gérez une épidémie par la peur, vous générez de la stigmatisation supplémentaire ; quand vous gérez une épidémie par l'empowerment de la population - pardon pour cet anglicisme -grâce à une politique de santé publique lui permettant de devenir acteur de sa santé et de faire face au défi de l'épidémie, vous diminuez cette stigmatisation.

Ma deuxième remarque, que je répète à chaque réunion, c'est que nous sommes là non pas pour porter un jugement sur ce qu'a été votre action, mais pour comprendre si notre pays aurait pu réagir plus rapidement et dans de meilleures conditions - peut-être que nous avons tous fait au mieux et que nos process sont bons, peut-être qu'il existe des marges de progression. Ne vous méprenez pas sur le sens des questions.

Monsieur le directeur de l'ARS, vous êtes le premier à nous faire part d'un calendrier aussi précoce : dès mi-janvier, vous avez commencé à recevoir des alertes et commencé à préparer la crise, soit deux mois avant le confinement général de la population décrété par le Gouvernement.

Vous avez évoqué des messages usuels transmis par la DGS sur des phénomènes survenant dans le monde entier. Évoquaient-ils, dès la mi-janvier, une arrivée possible en France du coronavirus ou était-ce une alerte générale comme vous en recevez des dizaines ?

À partir de ce moment, avez-vous eu des échanges réguliers avec les tutelles ? Des mesures ont-elles été mises en place ? Vous avez parlé de visioconférences, mais à partir du début du mois de mars. Il y a - c'est ressorti aussi d'auditions précédentes - une espèce de trou noir sur le mois de février. J'aimerais comprendre ce qui s'est passé pendant cette période.

Monsieur le préfet, vous nous avez expliqué votre façon de travailler. Vous avez employé plusieurs expressions très fortes, déclarant que vous aviez pris votre sort en main, évoquant l'absence de mesures nationales, et ajoutant : « on s'est débrouillé localement ». Vous avez fait face ensemble. En tant que préfet, vous êtes, selon le code de la santé publique, chargé de la coordination et du pilotage de la réponse à toute crise. Aviez-vous déjà été confronté à la gestion d'une épidémie auparavant ? La question pourrait s'adresser à tous les préfets : avez-vous été formé à la gestion d'une crise épidémique, qui est un phénomène bien particulier ?

Madame la présidente, j'aurais voulu vous interroger, comme Mme la directrice, plus spécifiquement sur les actions que vous avez mises en place en direction des Ehpad. Quand avez-vous compris qu'il y avait un problème spécifique ? Car, au niveau national, la prise de conscience a été très lente. Quelles actions avez-vous tenté de mettre en place ? J'aimerais que vous alliez plus loin sur la question de la double tutelle, pour ne pas en rester à l'habituel constat qui fait consensus. Faut-il retirer la tutelle sanitaire sur les Ehpad, ce qui serait étonnant à l'issue de cette crise ? Quelle serait votre proposition pour que nous soyons plus opérationnels à l'avenir ?

Monsieur le maire, vous avez parlé du 25 février quand vous avez demandé à votre DGS de vérifier le stock de masques et qu'il vous a répondu qu'il n'y avait plus rien. Le lendemain matin étaient assis dans la salle où nous sommes actuellement non seulement M. Fontanet, mais aussi le directeur général de la santé M. Salomon. Celui-ci nous a dit que la pénurie de masques n'était pas un sujet. Ce n'est pas contradictoire avec votre constat, mais la réponse que vous allez faire à ma question pourrait générer de la contradiction. Constatant que vous n'avez pas de masques, vous avez certainement cherché à en obtenir : avez-vous pu reconstituer rapidement votre stock ?

Monsieur Fontanet, ma question dépasse l'Oise, mais il semblerait qu'à la mi-janvier, les Chinois aient transmis à la communauté scientifique la carte d'identité du virus et que les Allemands aient, à ce moment-là, mis en route la fabrication de tests. Que s'est-il passé en France et selon quel calendrier ?

M. Étienne Champion . - Sur les instructions du ministère, la ministre a donné certains éléments de réponse à l'Assemblée nationale. Vous pourrez obtenir la liste des informations et instructions du ministère qui ont été transmises. Nous avons eu régulièrement, dès la fin janvier, des informations internationales, ce qui ne signifie pas que l'on ne s'y intéressait pas. Avant cette nuit dramatique du 25 ou 26 février, qui a été marquée par un décès, nous avions, en réalité, déjà fait du tracing de cas pendant tout le mois de février : nous avons identifié 42 cas suspects, et les avons mis dans des chambres à pression positive pour ne prendre aucun risque. Ainsi, même si on peut avoir le sentiment qu'en février la crise n'avait pas encore commencé, l'ARS et Santé publique France étaient déjà, en fait, en pleine gestion de l'épidémie, avec le scénario suivant : identification des cas suspects, des cas possibles, prise en charge, tests - à l'époque à Paris. La gestion de crise avait commencé. On travaillait en lien avec le niveau national, le centre de crise sanitaire était activé et on faisait remonter tous les cas suspects. Toutefois, avant le 26 février, nous n'avions pas conscience que le virus circulait dans l'Oise : nous pensions que nous étions dans la situation des Contamines.

Les relations avec le national étaient déjà très actives par le biais des instructions du ministère, de nos remontées d'informations, ou des échanges informels. Le processus est devenu plus formalisé début mars, avec des échanges par visioconférence tous les soirs.

M. Louis Le Franc . - S'il n'y a pas eu de mesure nationale, de décret ou d'arrêté au niveau national, cela ne signifie pas qu'il y ait eu une absence de parole gouvernementale : le ministre de la santé s'est rendu à Crépy-en-Valois dès le 28 février et a annoncé que, dès le 1 er mars, certains établissements scolaires du département seraient fermés sur décision conjointe du préfet et de la rectrice d'académie.

Le 29 février, il a annoncé que dans les communes clusters - au nombre de neuf dans l'Oise - les rassemblements seraient interdits et que les établissements scolaires abritant des cas contacts ne rouvriraient pas le lundi 2 mars. Sur la base de ces éléments, j'ai pris les arrêtés préfectoraux correspondants.

Une fois auparavant dans ma carrière - je n'étais pas encore préfet -, j'avais été amené à gérer une situation d'épidémie : c'était la dengue en Nouvelle-Calédonie. Un préfet n'est jamais seul. Il représente une autorité générale, administrative, coordinatrice. Il peut s'appuyer sur le directeur général de l'ARS et il est entouré de personnes capables de gérer une crise. Mon rôle est de prendre les mesures nécessaires et qu'elles soient pleinement acceptées et comprises.

Mme Nadège Lefebvre . - Dès les premiers jours du mois de mars, j'ai tenu à ce que mes services appellent tous les jours les Ehpad pour faire remonter tous les problèmes. On a vite constaté qu'il fallait interdire les visites pour limiter la dissémination du virus. Pour que les pensionnaires puissent garder contact avec leurs proches, nous avons fourni des tablettes connectées aux Ehpad. Nous avions aussi des masques que nous pouvions distribuer dans les Ehpad, publics comme privés, en cas de besoin, pour faire le trait d'union entre deux livraisons de l'ARS et éviter les pénuries. Des médecins m'ont alertée sur la disparité des situations en fonction des Ehpad. Certains, en effet, sont rattachés à l'hôpital ; dans d'autres, le suivi médical est assuré par des médecins traitants ou des médecins vacataires. Des médecins généralistes m'ont demandé à être équipé en stéthoscopes électroniques pour pouvoir suivre la situation depuis leur cabinet. Nous avons donc acheté des stéthoscopes électroniques pour tous les Ehpad qui le demandaient. Ensuite, lorsque les masques ont été plus facilement disponibles, nous avons cessé d'alimenter les Ehpad, car l'ARS le faisait ; en revanche, nous avons continué à leur fournir des masques pour les visiteurs, afin de ne pas réduire le nombre de masques pour les personnels ou les résidents. Il ne fallait pas oublier les personnes âgées à domicile, mais je ne m'étends pas, car vous ne m'avez pas interrogée sur le sujet.

En ce qui concerne la cotutelle, les départements ont le sentiment d'être réduits au rôle de financeurs. Il faudrait mettre en place un travail beaucoup plus en commun avec les ARS. Certaines décisions mériteraient d'être prises ensemble. Nous sommes en lien quotidien avec les Ehpad. Nous pourrions mieux partager les informations qui les concernent, car chaque établissement a sa spécificité ; on ne doit pas appliquer les mêmes mesures partout. La crise a révélé un manque à cet égard. La collaboration doit être moins technocratique, plus collaborative.

M. Bruno Fortier . - Quand nous avons constaté que nous n'avions pas de masques, nous en avons acheté 20 000. Il fallait aussi protéger les 269 salariés de ma commune et les 80 salariés du centre communal d'action sociale. Mais les communes se sont trouvées seules : où acheter des masques ? Sont-ils homologués ? Comme tout le monde, on a cherché sur Internet... Le plus grand flou régnait. Nous étions démarchés de toutes parts, y compris de l'étranger. On a acheté en tout plus de 50 000 masques, pour un montant de 100 000 euros, et on les a distribués à la population. Lorsque nous avons voulu acheter des masques en tissu, on ne savait pas du tout à qui s'adresser, mais nous nous sommes débrouillés.

Les plans communaux de sauvegarde comportent une classification des risques majeurs, mais la pandémie n'y figure pas... Cela serait pourtant utile pour savoir que faire et à qui s'adresser en cas de pandémie. Enfin, je tiens à dire que les Crépynois ont eu le sentiment d'être stigmatisés et considérés comme des pestiférés.

M. Arnaud Fontanet . - Le 10 janvier, la séquence complète du coronavirus a été mise en ligne par des scientifiques chinois. Le 17 janvier, Christian Drosten, virologue à l'hôpital Charité à Berlin, nous a envoyé les premières amorces pour les kits de détection qui servent à faire des réactions pour identifier le virus : c'est les tests RT-PCR, avec un prélèvement naso-pharyngé. En parallèle, l'Institut Pasteur développait son propre test au Centre national de référence des virus des infections respiratoires (CNR) dirigé par Sylvie Van der Werf. Le 23 janvier, nous l'avons partagé avec le CNR de Lyon, dirigé par Bruno Lina, en lui fournissant aussi un témoin positif, fabriqué à l'Institut Pasteur, élément nécessaire pour s'assurer que le test fonctionne bien.

M. René-Paul Savary , président . - La France a-t-elle été en retard sur la certification des tests par rapport à l'Allemagne ?

M. Arnaud Fontanet . - Le 23 janvier, nous avions donc notre propre test à l'Institut Pasteur et nous l'avons partagé avec le CNR de Lyon. Le 24 janvier, on a réalisé un séquençage complet du génome. Le 7 février, on a transmis aux établissements de santé de référence les kits de diagnostic, le protocole d'utilisation et les témoins positifs pour qu'ils puissent réaliser les tests. Le 14 février, nous avons transmis ces éléments aux hôpitaux de seconde ligne. C'est le rôle du CNR de développer un test. Nous avions celui des Allemands, mais nous avons développé le nôtre qui, selon Bruno Lina, était plus performant. Les tests ont été distribués quand les témoins positifs ont été disponibles.

La difficulté a été le passage à l'échelle. Les CNR sont capables de développer des tests efficaces en quinze jours, mais la difficulté est d'assurer leur diffusion dans les établissements de référence puis dans les hôpitaux de deuxième ligne. Nous devrons repenser ce passage à l'échelle. Le CNR a rempli sa mission en créant un test et en le distribuant en quantités limitées, mais il n'a pas la capacité industrielle pour le produire et alimenter tous les laboratoires de France. Il faut donc que ceux-ci possèdent suffisamment de réactifs, d'amorces. Or ceux-ci en manquaient. Ils ont dû faire des commandes et c'est là qu'on a constaté les pénuries de réactifs. Des lots contaminés ont été envoyés par des fournisseurs à plusieurs hôpitaux français. Une autre difficulté est que beaucoup de laboratoires français fonctionnent avec des équipements fermés qui ne peuvent être utilisés qu'avec les réactifs du fournisseur. Or, en cas de pandémie, mieux vaut disposer d'équipements ouverts pour pouvoir déployer rapidement de nouveaux tests. Il conviendrait qu'au moins un réseau de laboratoires référents soit équipé d'équipements ouverts.

M. René-Paul Savary , président . - La majorité des laboratoires fonctionne avec des équipements fermés ?

M. Arnaud Fontanet . - Les laboratoires des centres hospitaliers universitaires (CHU) ont des équipements ouverts et peuvent s'adapter, mais d'autres laboratoires ne le peuvent pas. Pour plus de précisions, vous devriez interroger plutôt Sylvie Van der Werf ou Bruno Lina. Autant nous avons su développer un test fiable rapidement, autant nous avons eu des difficultés pour passer à l'échelle et le distribuer dans les hôpitaux, en raison de la compatibilité des équipements et de la pénurie de réactifs ou d'amorces, car le monde entier a cherché à s'en procurer à la même période.

M. Olivier Paccaud . - L'Oise a payé un très lourd tribut à la pandémie. La crise a révélé un élan d'initiatives et surtout de solidarité : dans les communes, des commandos de couturières ont fait des masques, des as de la «3D » ont fait des visières ; des élus locaux ont fait un travail remarquable ; des parlementaires ont fourni des équipements : Carole Bureau-Bonnard ou Olivier Dassault ont fourni nombre de masques et Olivier Dassault a même fourni des housses mortuaires.

Mais il y a aussi eu des dysfonctionnements. Nous aurons à revenir sur ce qui s'est passé à la base aérienne de Creil parce que, si les 193 rapatriés de Wuhan se sont posés à Istres et ont été mis en quatorzaine, les militaires de Creil qui les ont ramenés ne l'ont pas été. On ne peut donc écarter l'hypothèse que cela a constitué un foyer de départ de l'épidémie. M. Gossart, deuxième malade du coronavirus, ne travaillait-il pas à la base comme personnel civil ? De même, le nombre de malades en lien avec la base est important.

Les professionnels de santé, notamment les 550 médecins généralistes ou les 700 infirmières, regrettent de ne pas avoir été assez associés à la gestion de la crise. Qu'en pensez-vous ?

Permettez-moi de revenir sur les masques. Vous avez tenu votre première réunion de crise le 23 janvier. Des instructions sont prises. Vous commencez alors à parler des masques. À partir du 18 mars, vous recevez une grosse livraison. Vous avez senti monter la pandémie, vous avez entendu les demandes. À Crépy-en-Valois, il y avait des stocks dans la plupart des établissements, mais le manque était criant chez les autres professionnels de santé. La déléguée départementale de l'ARS dans l'Oise n'a été nommée que le 16 mars, après près d'un an de vacance du poste. À partir de quand l'ARS des Hauts-de-France a-t-elle pris conscience qu'il fallait faire venir des masques ? Votre homologue de Mayotte, Mme  Voynet, nous a dit hier qu'elle avait eu la grande fierté de pouvoir fournir dès le 17 mars des masques à tous les acteurs de la chaîne de santé, jusqu'aux ambulanciers.

L'ARS procède-t-elle à des vérifications des stocks de masques, dans les hôpitaux et chez les professionnels de santé ?

Monsieur le préfet, vous êtes un ancien militaire. Nous avons tous admiré et apprécié votre capacité à faire face. Vous avez tenu le front et je peux en témoigner. La bicéphalie n'est pas un gage d'efficacité - même si vous parlez de duo -, ça marche rarement.

Au début de la crise, les forces de l'ordre étaient sans masque. Dans mon canton, huit gendarmes de la gendarmerie de Mouy se sont retrouvés sur le flanc. Quelles étaient les consignes ? Manquait-on de moyens ?

Des enseignants volontaires sont venus dans les écoles pour accueillir les enfants de soignants, mais on ne leur fournissait pas forcément de masque. Ils pouvaient donc refuser de venir ! Mme la rectrice a-t-elle fait des demandes de matériel de protection ?

Mme la présidente, vous avez évoqué les Ehpad, mais qu'avez-vous fait pour les aînés isolés ? La plupart des victimes étaient malheureusement très âgées...

Monsieur le maire, parmi les personnes peu âgées qui ont été touchées, on compte beaucoup d'élus. Visiblement, il y a eu beaucoup de contaminations le jour des élections, pendant la tenue du bureau de vote ou le dépouillement. J'ai une pensée pour Jean-Jacques Zalay, maire adjoint de Tracy-le-Mont, qui est décédé. Notre collègue conseiller départemental Éric de Valroger a également été atteint. Fallait-il reporter les élections municipales du 15 mars ?

M. Martin Lévrier . - Je vous remercie de ces témoignages passionnants et très émouvants. Au moment où vous les avez lancés à Crépy-en-Valois, les tests constituaient-ils le moyen le plus efficace pour juguler la pandémie ? Si oui, avez-vous pu remonter cette information et comment ? Nous manquons de réactifs, mais l'Allemagne réussit. Avons-nous pris du retard dans ce domaine, après avoir été en pointe ?

Peut-on avoir la grippe et la covid en même temps ? Y a-t-il un lien entre ces deux maladies ?

Aurait-il été plus efficace de confiner plus tôt, dans toute la France ? Je suis dubitatif concernant le jour du vote, mais quid de la campagne électorale ?

M. Damien Regnard . - Pour paraphraser Kissinger : quand j'appelle l'Europe, quel numéro ? Je vous pose la même question : quel numéro ? J'ai essayé d'appeler le ministère de la santé les 7 et 8 février et je n'ai eu aucun retour. Je n'ai réussi à contacter que le directeur du centre de crise et la directrice adjointe de l'Agence pour l'enseignement du français à l'étranger (AEFE) - en effet, depuis le mois de janvier, en tant que sénateur représentant les Français établis hors de France, j'ai vu la panique s'installer en Chine, au Vietnam et dans toute la zone. Quel était votre interlocuteur au sein de notre magnifique mille-feuille administratif et territorial ? Ministère de la santé ? Ministère de l'intérieur ?

Ça ne colle pas. Les dates, le calendrier ne collent pas. Le 23 janvier, Air France -  qui est une société de référence au niveau international en matière de sécurité -, supprime ses vols au départ de Wuhan. Un avion militaire est affrété le 31 janvier. Mais des vols quotidiens d'Air China et d'une autre compagnie aérienne chinoise ont été maintenus tout le mois de février et une partie du mois de mars. Le 25 février, le virus circulait peu en France, mais l'Italie, à notre porte, était déjà en plein début de crise. Monsieur le maire, vous vous êtes inquiété à la mi-janvier. À la mi-janvier, les Français établis hors de France étaient également inquiets. Pourrait-on avoir une chronologie logique ? Car il y a des contradictions. Vous nous avez dit que vous aviez eu des inquiétudes le 25 février et que vous regardiez les stocks de masques. Pendant ce temps, le Président de la République nous disait que le virus n'avait ni passeport ni frontière, mais qu'il fallait continuer à aller au théâtre et au cinéma ! Pour tirer les leçons, nous avons besoin d'un calendrier et d'un déroulé précis.

Mme Muriel Jourda . - Permettez-moi de poser les trois questions de ma collègue Annie Delmont-Koropoulis.

Les recherches menées pour trouver un vaccin sont nombreuses dans le monde : à quelle étape de recherche en est-on ?

Le délai de développement semble extrêmement court au regard des dix ans habituels : de quels gages de sécurité dispose-t-on ?

L'Institut Pasteur a développé un vaccin dont la licence a été rachetée par MSD, faute de soutien financier suffisant. Vous avez signé un protocole pour que l'accès à ce vaccin soit équitable dans le monde. Quelles garanties l'Institut Pasteur a-t-il obtenues pour que ce vaccin soit rapidement mis à disposition des Français ?

Mme Victoire Jasmin . - Avez-vous des contrats locaux de santé ? Des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) ? Serait-il opportun de mettre en place un plan de continuité d'activité partagé pour l'ensemble des acteurs du territoire ?

Il n'est jamais facile d'être le premier, vous avez rencontré de nombreuses difficultés, mais j'ai vu ce que vous avez fait, monsieur le préfet.

Il y a quelques mois, nous avons eu au Sénat un débat sur les dispositifs médicaux. À cette occasion, j'avais évoqué la situation des laboratoires et l'existence de contrats d'exclusivité pour certains équipements. Il n'y a pas que la question des réactifs, les consommables peuvent aussi poser problème.

Nous avons aussi eu des problèmes de fiabilité sur les premiers tests, avec des faux négatifs et des réactions croisées. Une jeune adolescente a ainsi été hospitalisée, testée négative, puis positive, avant de décéder.

Les premiers patients n'ont pas été suffisamment accompagnés en sortie de réanimation. Un jeune père de famille qui avait passé trois semaines en réanimation a été renvoyé à domicile en ambulance avec un masque et sans ordonnance ! C'est son épouse enceinte qui a dû faire toutes les démarches pour trouver des masques, un kiné, en plein confinement. À sa sortie, il a appris que toutes les personnes qui avaient été en réanimation avec lui étaient décédées.

Le Sénat a publié des rapports sur les risques naturels majeurs en 2018 et en 2019 dans lesquels nous faisons des recommandations qui pourraient être utiles pour les pandémies. C'est une piste de travail.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Il serait intéressant que nous convoquions les responsables de la base militaire de Creil pour aller au fond du sujet.

Février. On ne comprend pas vraiment ce qui s'est passé pendant cette période. Monsieur le directeur de l'ARS, vous nous dites que les premières alertes datent du 23 janvier - ce que nous avait dit également M. Aurélien Rousseau. Nous avons besoin de plus de précision sur les dates.

Vous n'avez pas du tout évoqué la question du transfert de patients. Pourtant, je crois qu'il y a eu un sujet...

Professeur Fontanet, vous avez évoqué l'existence de lots de tests contaminés : pouvez-vous nous en dire plus ?

Mme Marie-Cécile Darmois . - Permettez-moi de vous retracer la chronologie des premiers jours de la crise au sein de l'établissement.

Le mercredi 26 février en début d'après-midi, on me signale un début d'épidémie d'infection respiratoire aiguë sur le site Etienne-Marie de La Hante, ainsi que dans l'unité de soins de longue durée (USLD). Il s'agit alors d'une petite dizaine de cas. Nous décidons alors de prendre les mesures sanitaires que nous prenons habituellement en cas d'épidémie : renforcement du bionettoyage, service des repas en chambre pour les personnes symptomatiques, mise à disposition de matériel de protection pour le personnel, suspension des animations et des visites des patients des deux sites concernés par l'épidémie. En fin d'après-midi, j'apprends que le médecin traitant de la première victime de la covid intervenait au sein de nos Ehpad. J'alerte tout de suite sur cette situation et je décide d'organiser une réunion de crise le jeudi matin.

Le jeudi 27 au matin, compte tenu du contexte du décès de la première victime, nous décidons par précaution de fermer le troisième site et de distribuer des masques FFP2 aux personnels. J'informe aussi l'ARS de la situation. Nous apprenons que le médecin a été mis en quatorzaine jusqu'au 4 mars.

Le vendredi 28, nous décidons de confiner en chambre l'ensemble des résidents et des patients - à l'exception de l'unité Alzheimer qui accueille des personnes déambulantes et pour lesquelles la mesure s'applique dans la limite de sa faisabilité -, de servir tous les repas en chambre et de renforcer le personnel pour le week-end.

Le samedi 29, nous apprenons que deux de nos résidents hospitalisés dans d'autres établissements du territoire sont positifs au coronavirus. Nous organisons une réunion de crise et prévenons l'ARS. Nous comptabilisons alors 34 cas d'infection respiratoire aiguë sur nos trois sites et des arrêts maladie du personnel commencent à arriver. Nous commandons des équipements de protection individuels et de l'oxygène supplémentaires et suspendons les entrées et les admissions dans l'ensemble des services. Nous demandons à l'ARS 2 000 masques FFP2 supplémentaires - que nous recevrons dès le lundi - et de nous appuyer sur notre demande de prélèvement sur les cas symptomatiques - patients et personnels - la semaine suivante par le CHU d'Amiens.

Le dimanche 1 er mars, nous informons le conseil départemental. Nous nous réunissons à nouveau. Nous apprenons que certains médecins traitants sont confinés. Contrairement à ce que vous avez pu dire, nous avions la chance d'avoir un médecin coordonnateur qui a pris le relais de tous les médecins traitants et qui a réussi à suivre les 179 personnes, car aucun médecin traitant ne pouvait plus se rendre dans l'établissement.

Le lundi 2, nous travaillons à l'organisation des deux journées de prélèvement prévues pour les 3 et 4 mars. Et nous commençons à subir la pression de la presse qui demande des informations.

Le mercredi 4, 50 résidents symptomatiques sont testés. Le professeur Schmit qui effectue ces prélèvements nous dit qu'à partir d'une dizaine de prélèvements positifs, tous les résidents symptomatiques doivent être considérés comme positifs au coronavirus. Nous avons donc 50 cas sur l'établissement, ainsi qu'une dizaine d'hospitalisations.

Le jeudi 5, nous testons 42 agents. Nous réalisons que la question du personnel va être problématique, car beaucoup sont touchés. Nous avions demandé dès le lundi à l'ARS de bénéficier du renfort de la réserve : nous avons ainsi pu en bénéficier dès la semaine suivante.

Voilà l'ensemble des mesures prises au cours des premiers jours de l'épidémie.

M. Louis Le Franc . - Je vous transmettrai le déroulement chronologique de la pandémie dans le département de l'Oise, jour par jour. Ce document reprend tous les éléments qui ont été collationnés sur l'activation de telle ou telle structure et les numéros mis en oeuvre. J'ai convié le colonel commandant la base aérienne de Creil à participer à la deuxième conférence de presse, qui a eu lieu le 29 février. Il a répondu à toutes les questions.

M. René-Paul Savary , président . - Nous l'auditionnerons le moment venu.

M. Louis Le Franc . - En ce qui concerne les enseignants, nous avons déployé 150 pôles d'accueil dans l'ensemble du département, notamment pour les enfants des personnels soignants. Il a fallu fournir aux enseignants volontaires, ainsi qu'aux personnels communaux et du conseil départemental qui ont été dépêchés sur place, les équipements de protection nécessaires. Les enseignants ont reçu 14 000 masques, distribués début avril par la directrice académique de l'Éducation nationale. La préfecture, qui a disposé d'un stock de masques très important, est venue en appui, pour compléter si nécessaire.

Pour ce qui concerne la gendarmerie, vous avez parlé de la brigade de Mouy, mais vous auriez pu tout aussi bien évoquer l'unité de sûreté urbaine de la circonscription de sécurité publique de Creil, où le nombre de policiers touchés par la pandémie était bien plus important. Je suis allé les voir, pour savoir quelles étaient les difficultés qu'ils pouvaient rencontrer - seize d'entre eux ayant été infectés. Comme la police nationale, les gendarmes avaient reçu très tôt, courant mars, des masques FFP2. Comme il s'agissait d'une denrée relativement rare, et surtout utile au personnel soignant, nous les avons récupérés pour les transmettre à l'ARS, qui les a distribués au personnel soignant. Dans les jours qui ont suivi, des carences de masques se sont révélées chez les forces de l'ordre. Dès que l'état des stocks a été transmis à la préfecture, j'ai procédé, service par service, à une distribution de masques chirurgicaux, pour que chaque structure ait de quoi tenir environ deux mois. Les sapeurs-pompiers ont, dans le cadre de leurs interventions, des masques FFP2 et, pour les personnes secourues, des masques chirurgicaux. Ils ont été, pendant un temps, en situation de rupture de masques chirurgicaux, malgré les commandes passées auprès d'une société de Versailles. Il a fallu que nous venions en appui pour permettre aux pompiers d'obtenir ces masques.

Bref, en bonne intelligence avec le directeur général de l'ARS et le président du conseil départemental, et avec bon sens, nous avons vérifié l'autonomie dont disposait chaque service, pour éviter les situations de rupture. Quand il a fallu les approvisionner en masques, nous l'avons fait.

Deux parlementaires, M. Olivier Dassault et Mme Carole Bureau-Bonnard, sont venus aussi en appui. Le premier s'est manifesté auprès des opérateurs funéraires pour leur permettre d'intervenir dans les hôpitaux, les morgues hospitalières étant complètement engorgées. Il a fallu intervenir auprès de l'opérateur national pour mettre en place un dépôt réfrigéré des corps des personnes décédées, à proximité des hôpitaux de Compiègne et Beauvais.

C'était une forme de conduite opérationnelle, familière à l'ancien militaire que je suis : il fallait suivre au jour le jour la situation de chacun des établissements, et savoir où étaient les possibilités de renforcement et les ressources.

M. René-Paul Savary , président . - Désormais, tout le monde est équipé pour faire face à une reprise ?

M. Étienne Champion . - Nous avons été les premiers, et cela a emporté beaucoup de conséquences : lorsque d'autres régions sont entrées dans l'épidémie, les distributions nationales de masques avaient déjà commencé ! Et les autres ont bénéficié de notre expérience. Jusqu'au 23 mars, jour où les masques sont distribués dans les officines, il n'y en a pas. Nous avons fait feu de tout bois pour essayer d'aider, en récupérant certains stocks, des dons, en mobilisant tous les moyens. Au coeur du cluster, nous avons apporté 32 000 masques. À partir du 29 février, nous avons distribué des masques dans les maisons médicales de garde, pour les dépanner. Nous avons fait avec ce que nous avions. À partir du 9 mars, nous donnions des masques à SOS Médecins. Bref, nous avons fait ce que nous avons pu avant qu'il y ait des dotations nationales.

M. René-Paul Savary , président . - Il y a eu une phase de carence manifeste sur tout le territoire...

M. Étienne Champion . - Et nous avons fait au mieux. Nous avons mis en place une enquête permanente, pour vérifier les stocks de chaque établissement. Si ceux-ci descendaient en dessous de trois jours, nous procédions à des dépannages interhospitaliers ou recourions aux stocks qu'avec le temps nous avons pu constituer et répartir entre les départements.

M. Paccaud m'a interrogé sur les professionnels de santé de ville. Nous avons immédiatement eu pour préoccupation d'associer la médecine de ville.

M. René-Paul Savary , président . - Ce n'est pas ce que dit M. Paccaud...

M. Olivier Paccaud . - Ni ce que disent certains professionnels !

M. Étienne Champion . - Le 28 février, nous avons tenu une première conférence avec l'URPS des médecins libéraux. Le 3 mars, avec l'ensemble des URPS. Nous eûmes ensuite, plusieurs fois par semaine, des conférences téléphoniques, et des conférences communes avec l'Ordre, et avec l'assurance maladie. À l'initiative de l'URPS, nous avons organisé des webinaires, qui ont permis de toucher un grand nombre de praticiens. J'ai participé à l'un d'entre eux.

M. René-Paul Savary , président . - Sur la région ?

M. Étienne Champion . - Oui, l'Ordre étant organisé au niveau départemental. La taille des ARS ne leur permet pas d'être au contact direct des quelque 100 000 hospitaliers que peut compter leur région ; il y a 600 médecins généralistes ne serait-ce que dans l'Oise ! Or les personnes qui s'occupent de l'ambulatoire à l'ARS Hauts-de-France sont une quarantaine. Celles qui s'occupent de tout l'hôpital, une centaine. Notre travail est donc surtout d'articuler, notamment des réseaux. Outre les GHT, qui sont une très bonne innovation, nous passons avant tout par les URPS. Les CPAM, aussi, ont des troupes beaucoup plus nombreuses. Il y a donc beaucoup de travaux auxquels nous contribuons, mais cela ne signifie pas que le professionnel de terrain nous voit. Et l'organisation du travail se fait au niveau régional, mais surtout au niveau départemental. En tous cas, les ARS travaillent beaucoup de manière indirecte. Quel numéro de téléphone ? Sur son site internet, l'ARS affiche un numéro d'alerte, un e-mail d'alerte, tous deux actifs 24 heures sur 24.

Nous avons été frappés au tout début de l'épidémie, avec une doctrine nationale de prise en charge exclusivement hospitalière, comme il est classique en cas de virus émergent : les patients doivent être mis en chambre particulièrement protégée, à pression positive, etc . Au tout début, les patients étaient même envoyés au CHU de Lille. Nous avons travaillé avec les médecins de ville, dans le cadre des réunions dont j'ai parlé, pour définir un certain nombre de conduites à tenir. Le 15 mars, nous avons élaboré avec eux un arbre décisionnel de prise en charge, qui a ensuite été révisé. Dès le 5 mars, nous travaillions avec les médecins au déploiement des centres covid-19, et aux flux dédiés dans les Maisons de santé pluriprofessionnelles. Nous avons veillé à la différenciation, et fait en sorte que ce soient les professionnels qui déterminent les modalités qu'ils souhaitaient. Dans certains départements, ils ont préféré des centres covid-19. Dans d'autres, comme l'Oise, ils ont privilégié les maisons de santé pluriprofessionnelles. Nous avons donc mobilisé des financements de l'ARS pour différents types de structures.

Nous avons aussi déployé, dès le début du mois de mars, une solution de télémédecine ouverte d'abord à tous les médecins généralistes, puis à tous les professionnels de santé : dès le 4 mars dans l'Oise, et le 5 dans toute la région. Au total, quelque 7 000 professionnels de santé ont rejoint notre programme régional.

Vous avez évoqué la présence médicale dans les Ehpad. J'ai décidé au mois de mars de financer le passage au temps plein des médecins coordonnateurs : tout médecin coordonnateur qui souhaitait passer d'un temps partiel à 100 % verrait la totalité de sa rémunération prise en charge directement par l'ARS.

Nous avons six CPTS en cours de développement. C'est encore une structure en devenir, mais l'unanimité se fait sur cette organisation. Je crois en une logique qui part du terrain. La philosophie est que nous venons en appui, en payant l'ingénierie, pour formaliser le projet. L'approche territoriale, c'est l'avenir !

Il y a eu, évidemment, des transferts de patients tout au long de la période. C'est aussi pour cela que la dimension régionale est importante.

M. René-Paul Savary , président . - Est-ce vous qui fixiez la doctrine ?

M. Étienne Champion . - Des transferts, il y en a toute l'année. C'est le métier de la régulation médicale. Il s'agit de décisions médicales, sur lesquelles je n'ai pas à intervenir. Dans le cadre de la crise, nous avions tous les jours à 16 h 30 une conférence audio avec les cinq SAMU, dont le SAMU de zone. Quand la pression a été la plus forte, nous avons pris des décisions collectives. J'avais la chance d'avoir, parmi mes collaborateurs à l'ARS, un médecin réanimateur. Tous les jours, nous menions une enquête quotidienne sur l'état des transferts. Nous décidions toujours de manière collégiale un transfert...

M. René-Paul Savary , président . - En ambulance ?

M. Étienne Champion . - Oui, essentiellement, à part un cas de transfert héliporté de dix patients au mois d'avril.

M. Louis Le Franc . - Nous avons déployé une unité particulière pour les sans domicile fixe : 110 personnes ont ainsi été prises en charge localement, avec le soutien de l'ARS et des services de l'État, au sein de l'établissement public de l'insertion pour la défense, alors vide. Les sans domicile fixe pouvaient être eux-mêmes des vecteurs de propagation. Si nous devions affronter une nouvelle vague épidémique, cette expérience mériterait d'être étudiée à une échelle bien supérieure à celle d'un département.

L'Oise compte un aéroport, avec des compagnies assurant des vols low-cost. Ces vols ont été effectués pendant les mois de février et mars, ce qui n'allait pas sans soucis, notamment pour les vols en provenance de l'Italie. Nous avons mis en place un dispositif simple mais efficace : dès lors que des passagers avaient manifesté des symptômes, nous les prenions en charge immédiatement, dès leur arrivée à l'aéroport, en isolant un terminal sur deux. Le Samu se chargeait de l'hospitalisation des personnes contaminées, et toutes celles qui avaient été en contact avec celle-ci se voyaient dans l'obligation de respecter un confinement pendant quatorze jours.

Mme Nadège Lefebvre . - Il est important de développer les CPTS au sein du département, qui participe à l'achat du matériel. Les aînés isolés ont été l'une de mes principales préoccupations. Pour la gestion des publics fragiles, nous disposons en général de structures, comme les Ehpad, les foyers de l'enfance, etc . Les personnes isolées, souvent, ont affaire à un service d'aide et d'accompagnement à domicile (SAAD), composé de personnes pleines de bonne volonté mais qui ne sont pas spécialement des personnels de santé. Nous avons donc téléphoné tous les jours aux Saad pour nous assurer que les agents passaient bien voir les personnes âgées. Nous nous sommes vite rendu compte qu'environ 1 000 personnes n'étaient plus suivies. Les personnes âgées, en fait, se confinaient chez elles et refusaient les visites, de peur de laisser entrer le virus.

C'est pourquoi nous avons créé un numéro « urgences senior » pour renseigner les familles. Ce numéro a été très sollicité. Et j'ai demandé à mes services d'appeler les 1 000 personnes en question. Certaines nous disaient que la famille prenait le relais. D'autres nous le disaient, mais on ne le croyait pas vraiment. Il a donc fallu faire un vrai travail de fourmi. Nous avons mis en place un système d'information avec les maires, ou avec les CCAS, et nous avons tout fait pour que les Saas puissent revenir, en nous assurant qu'il y avait assez de masques pour cela. Nous avons aussi mobilisé la téléassistance au niveau du département pour intervenir rapidement si besoin était.

M. Arnaud Fontanet . - Un mot sur les tests. Développer des tests au stade initial, nous savons faire. C'est sur leur distribution qu'il nous faut travailler. L'Allemagne et la Corée du Sud sont intéressants à observer ; ce sont les deux pays au monde à avoir fourni des tests rapidement. L'Allemagne peut donc être considérée comme un modèle en Europe - la France se situant de ce point de vue au même niveau que les autres pays.

Avoir des tests, toutefois, ne suffit pas. Nous savons désormais faire 100 000 tests par jour, mais il faut pouvoir tracer les contacts et isoler les personnes. Or les délais pour obtenir les résultats des tests s'allongent et nous n'avons pas encore expérimenté le traçage et l'isolement à grande échelle. Je suis en conséquence très inquiet à l'idée que le virus revienne cet hiver, ou même avant.

En Allemagne, ce qui a changé la donne, c'est le confinement. Tous les pays européens sauf la Suède et, en partie, le Danemark, ont confiné leur population au 15 mars et, ainsi, gelé la situation épidémique. La Bretagne et la Nouvelle-Aquitaine s'en sont mieux sorti que le Grand-Est, non parce qu'elles ont mieux testé, mais parce que la situation a été gelée à cette date, où le virus était chez elles moins présent. Pour la même raison, attention à ne pas penser que les Allemands s'en sont mieux sorti uniquement parce qu'ils avaient des tests.

Mais regardons l'avenir. Il faut encore progresser sur le traçage et l'isolement. Nous n'avons fait que 20 % du chemin : 5 % de la population française est infectée, et il en faudrait 50 % pour que le virus arrête de circuler. Un chantier important nous attend donc à l'automne. Voilà le message que je voudrais faire passer.

Nous disposons de données publiques sur trois vaccins en cours de développement : le vaccin à ARN messager américain Moderna, et deux vaccins à adénovirus, celui d'AstraZeneca à Oxford, et celui du laboratoire chinois Cansino. Les données sur les phases 1 et 2 laissent penser qu'ils sont bien tolérés, qu'ils ne produisent pas d'effets indésirables majeurs, mais ils n'ont été testés que sur de faibles effectifs - quelques centaines à milliers de patients. Ces vaccins sont capables de stimuler une réponse immunitaire, mais susciter la production d'anticorps neutralisants et une réaction cellulaire protectrice, c'est un résultat qu'obtiennent beaucoup de vaccins en phases 1 et 2. La véritable épreuve du feu est la phase 3, qui consiste à comparer le pourcentage d'infection de deux groupes auxquels ont été donnés, respectivement, le vaccin et un placebo. À cet égard, nous ne saurons que dans trois mois si ces vaccins sont efficaces et s'ils sont bien tolérés par des effectifs plus larges. Quelques milliers de personnes, ce n'est pas mal, mais ce n'est pas suffisant pour déployer le vaccin à l'échelle d'une population, car les effets indésirables peuvent apparaître sur 1 pour 10 000 ou pour 100 000 personnes. Nous aurons les premières données sur ces aspects à la fin de l'année. Vous avez raison de dire que la tolérance du vaccin est un critère essentiel : il nous faut un vaccin sûr.

Le vaccin en cours d'élaboration à l'Institut Pasteur repose sur un modèle déjà développé contre le chikungunya jusqu'en phase 1 et 2, qui s'est montré susceptible de stimuler une réponse immunitaire. Il entrera en phase 1 au mois d'août et n'aurons donc de résultats qu'en octobre. Notre calendrier est donc moins avancé que celui des autres vaccins. Aujourd'hui, 170 vaccins sont enregistrés dans le monde ; une dizaine sont arrivés en phase clinique ; quelques-uns seulement arriveront au bout du processus. La priorité sera mise sur la tolérance. Quant à l'efficacité... Nous aurons peut-être un vaccin partiellement efficace en 2021, et ce serait déjà pas mal. Rappelez-vous qu'il existe de nombreuses maladies pour lesquelles nous en cherchons toujours ! Il faut au moins dix ans pour développer un vaccin : ne misons donc pas tout sur la découverte prochaine d'un tel remède, et reposons-nous pour l'instant sur ce que nous savons faire : les gestes barrières et le triptyque dépister-tracer-isoler. Un éventuel reconfinement serait une catastrophe.

L'Institut Pasteur est un institut de recherche : nous développons des concepts. N'étant pas habilités à produire des lots vaccinaux répondant à des exigences qualité, nous déléguions jusqu'à récemment cette fonction à la compagnie Thémis. Nous travaillons désormais avec MSD, qui a racheté Thémis. Ce rachat est une chose normale puisqu'il s'agit de produire, à plus grande échelle, un vaccin qui a vocation à être utilisé partout dans le monde. MSD, ténor du vaccin, s'était distingué en rachetant le vaccin contre Ebola développé par les Canadiens et mis à la disposition des pays africains grâce à des partenariats public-privé comme la Coalition for epidemic preparedness initiative (Cepi). Un accord garantit que le vaccin sera disponible pour tous ceux qui en auront besoin partout dans le monde. Je ne sais en revanche pas vous répondre sur le contrat qui prévoit l'approvisionnement de la France, mais l'Institut le pourra certainement. Notre volonté, en nous alliant à MSD, était en tout cas de trouver un producteur susceptible d'assurer une distribution équitable de ce que nous considérons comme un bien public.

Le problème des lots contaminés est le suivant : une des entreprises fabriquant les réactifs des tests - les amorces, ces synthèses de nucléotides permettant d'amplifier le matériel génomique - a fourni des lots contaminés, générant des faux positifs, à une dizaine de pays européens. Le sujet est sur la place publique, puisque des publications et des communications des pays touchés ont été émises.

M. René-Paul Savary , président . - Nous vous remercions. Cette audition a été riche d'enseignements. Nous diffuserons à nos membres, monsieur Fortier, le film de présentation que vous nous avez transmis, qui met en valeur votre commune, si durement touchée - et si bien défendue par son maire. Nous ne manquerons pas de nous rendre à Crépy-en-Valois lors d'une prochaine occasion.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde de praticiens

(mardi 28 juillet 2020)

M. Alain Milon , président . - Nous poursuivons nos travaux en examinant la gestion de la crise sanitaire du point de vue d'acteurs de terrain dans différents territoires, avec l'audition conjointe de MM. Alain Mercat, chef du service de médecine intensive-réanimation du CHU d'Angers, Albert Birynczyk, président du syndicat national des urgentistes de l'hospitalisation privée, Bernard Llagonne, chirurgien à la clinique d'Épernay, Serge Smadja, secrétaire général de SOS Médecins France et Marc Noizet, chef du pôle urgences et du SAMU à l'hôpital Muller de Mulhouse.

Notre objectif est de déterminer si la réponse apportée à la crise sanitaire a bien été adaptée à la situation de territoires très différents, dont certains ont été fortement touchés par l'épidémie et d'autres beaucoup moins. Nous nous interrogeons notamment sur le point de savoir si chacun des acteurs a bien été mobilisé à la hauteur de ses capacités, qu'il s'agisse des cliniques privées ou de la médecine de ville, mais aussi sur les conséquences du déclenchement du plan Blanc et de la déprogrammation massive des interventions sur la prise en charge d'autres pathologies.

Je demanderai à ceux de nos intervenants qui souhaitent prendre la parole à titre liminaire de présenter brièvement leur principal message, afin de laisser le maximum de temps aux échanges. Je demanderai à chacun d'être concis dans ses prises de parole et, en ce qui concerne les sénateurs, d'indiquer précisément à qui leur question s'adresse.

Messieurs, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Vous êtes appelés à prêter serment. J'invite chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Alain Mercat, Albert Birynczyk, Bernard Llagonne, Serge Smadja, et Marc Noizet prêtent serment.

M. Alain Mercat, chef du service de médecine intensive-réanimation du CHU d'Angers . - Outre mes fonctions de chef de service et de président de la commission médicale d'établissement (CME) au CHU d'Angers, le directeur général de l'agence régionale de santé (ARS) des Pays de la Loire m'a chargé, au début de la crise, de coordonner l'offre de soins de réanimation sur l'ensemble de la région, laquelle a été modérément touchée par cette crise.

En préambule, je dois vous informer que j'ai des liens d'intérêts avec des sociétés qui commercialisent essentiellement des appareils d'assistance respiratoire. Il s'agit d'une activité d'expertise rémunérée et du financement de travaux de recherche sans lien direct avec le covid-19.

Sur le fond, je dois dire que l'activation du plan Blanc a été l'occasion d'un bouleversement du mode de fonctionnement des CHU et que les centres hospitaliers en général ont fait preuve de réactivité, ce qui a été une très bonne surprise. Souvent vues comme lourdes, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, les structures hospitalières, dont les CHU, ont su, en quarante-huit heures, se libérer de la contrainte budgétaire et adapter leur offre de soins aux besoins de la population. L'ensemble des personnels a fait preuve d'un sens des responsabilités et de l'intérêt public absolument exemplaire.

Au début, cette crise a été appréhendée comme relevant des structures hospitalières, et non comme un défi pour l'ensemble du système de santé, ce qui m'apparaît être un point faible de la réponse qui lui a été apportée.

M. Albert Birynczyk, président du syndicat national des urgentistes de l'hospitalisation privée . - Je vous remercie tout d'abord de nous donner l'occasion de témoigner devant votre commission d'enquête.

L'ensemble des établissements privés de France et de leurs personnels se sont très fortement mobilisés contre l'épidémie de covid-19. Nous avons participé à la gestion hospitalière de cette crise en complémentarité avec le système public. Les organisations que nous avons mises en place étaient conformes au guide de préparation et de gestion des situations sanitaires exceptionnelles.

L'application du plan Blanc en deux phases a entraîné la déprogrammation des activités chirurgicales et médicales non urgentes dès le 13 mars, ce qui a permis de libérer des lits, d'éviter la saturation et d'organiser nos établissements en zones covid et non-covid. L'organisation de circuits spécifiques au sein des services des urgences, avec une séparation entre des unités covid, des unités non-covid et des unités tampons pour les patients en attente de confirmation du diagnostic, a permis une prise en charge médicale sécurisée et une orientation adaptée des patients. On peut considérer que l'ensemble des services des urgences des établissements privés a opté pour cette organisation, même dans les zones à faible activité virale.

Durant cette crise, la grande majorité des admissions dans nos services des urgences provenaient de la régulation par le centre 15, mais de nombreux patients étaient adressés par nos confrères de ville ou se présentaient de leur propre initiative. Nous avons constaté une réduction drastique de la fréquentation, de l'ordre de 50 % à 70 % en fonction des territoires, principalement durant la période de confinement. On peut expliquer cette baisse par le renoncement aux soins de patients qui avaient peur de contracter le virus en milieu hospitalier et par la diminution générale des activités que nous avons constatée en France - circulation automobile, activités sportives... Nous avons connu à peu près la même baisse d'activité que les établissements publics. Les patients qui se présentaient avaient une raison tout à fait valable de le faire - ils étaient parfois dans une situation plus grave qu'en temps normal en raison des retards de prise en charge dont je viens de parler.

En conclusion, je le répète, l'hospitalisation privée a bien participé à la prise en charge de la crise du covid. Nous n'avons pas eu le sentiment d'être complètement mis à l'écart. Néanmoins, du fait des procédures spécifiques liées aux situations sanitaires exceptionnelles, les patients étaient orientés en priorité vers des établissements de niveau 1 ou 2 et certains établissements ont peut-être eu l'impression d'avoir servi de soupape au système.

M. Bernard Llagonne, chirurgien à la clinique d'Épernay . - Chirurgien orthopédiste libéral depuis 31 ans, j'exerce dans une clinique de moyenne importance située dans un territoire d'environ 100 000 habitants. Toutes les cliniques de ce type sont en grande difficulté financière. Nous ne sommes pas labélisés « urgences » et nous n'avons pas de service de réanimation, mais nous faisons beaucoup de chirurgie - nous avons cinq salles d'opération - et nous disposons d'une salle de surveillance post-interventionnelle (SSPI) qui permet d'installer huit postes de respirateur adaptés. Même si notre clinique n'a pas de service de réanimation, nous assurons 55 % de l'activité chirurgicale de notre territoire.

Je suis président de la commission médicale d'établissement et nous sommes en train de constituer une communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS). Je suis par ailleurs vice-président du Bloc, syndicat qui représente les chirurgiens, les anesthésistes et les obstétriciens, président du syndicat des orthopédistes et vice-président de l'union régionale des professionnels de santé libéraux du Grand-Est.

Afin que nous soyons d'accord sur les termes que nous employons, je préciserai que, pour moi, un hôpital est public et une clinique est privée à but lucratif - ce terme est peut-être dépassé, mais il est consacré. Je mets à part les établissements de santé privés d'intérêt collectif (Espic), qui se rapprochent davantage d'un hôpital du fait de leur mode de financement.

Pour nous, la crise a commencé dès février, d'autant que deux de nos médecins anesthésistes sont italiens, l'un étant originaire de Bergame. Le 2 mars, nous avons tenu une réunion de la CPTS en phase de constitution, qui a rassemblé 104 personnes ; un médecin généraliste présent a eu le covid, mais aucun autre participant à cette réunion n'a contracté le virus. Au sein de l'URPS, nous avons eu des réunions régulières sur le covid dès le mois de février. Le Conseil national de l'Ordre des médecins nous a adressé une alerte le 3 mars.

Le 16 mars, nous avons arrêté toute activité chirurgicale au bloc opératoire, ce qui a été un séisme pour un établissement comme le nôtre qui ne fait quasiment que de la chirurgie. Du coup, nous nous sommes retrouvés avec des stocks colossaux de masques, d'équipements de protection individuels et de solution hydroalcoolique, alors que tout le monde criait à la pénurie. Nous avions aussi du personnel dévoué, ainsi que des lits et des chambres libres. Bref, tout pour recevoir des patients ! Mais personne ne nous a été adressé les deux premières semaines.

Nous avons donc été choqués, pendant cette crise, par le manque de coopération entre les hôpitaux et les cliniques, ces dernières n'ayant pas été sollicitées durant les deux premières semaines. Ce choc a été accentué lorsque nous avons appris les transferts de patients organisés à grand renfort de moyens de transport et de médiatisation, à un moment où des lits étaient vacants dans les cliniques... Nous avons également été mis à l'écart lors de la reprise d'activité, puisque celle-ci a été organisée dans le cadre des groupements hospitaliers de territoire (GHT), dont nous sommes exclus.

Nous avons aussi été choqués par certaines « petites phrases », dont celle-ci, de la part d'un directeur de CHU : « Il est injuste que les cliniques poursuivent une activité chirurgicale programmée, alors que l'hôpital public n'est plus en mesure de le faire. C'est une forme de concurrence déloyale. »

En conclusion, les cliniques et les praticiens qui y exercent ont le sentiment que les hôpitaux ont souhaité mener seuls la guerre contre le covid.

M. Serge Smadja, secrétaire général de SOS Médecins France . - Je commencerai par présenter rapidement quelques chiffres concernant SOS Médecins : nous regroupons 1 300 médecins répartis en 63 associations et nous recevons environ 6,3 millions d'appels par an, qui donnent lieu à un peu moins de 4 millions d'actes. Nous sommes un service libéral, mais nous assurons en pratique beaucoup de missions de service public : permanence des soins, conventions avec les SAMU, interventions dans les prisons et les commissariats, notamment en cas de garde à vue... Nous avons aussi mis en place un centre assez original de prise en charge des femmes victimes de violences. Nous collaborons également avec de nombreux acteurs privés du système de santé ou du secteur médico-social. Autre exemple de mission de service public que nous assumons, nos chiffres d'activité font partie des indicateurs utilisés par Santé publique France pour surveiller la circulation du virus.

Nous organisons la réponse à la demande de soins de plusieurs manières : la régulation, la visite à domicile, la tenue de points fixes de consultation et la téléconsultation. Depuis le début de l'épidémie, notre réseau a pris en charge un peu moins de 70 000 patients covid, dont le premier cas constaté en France - c'était à Bordeaux. Au pic de l'épidémie, notre réseau voyait environ 2 500 patients covid par jour. Nous avons donc été présents dans la prise en charge des patients durant toute cette crise.

Quels sont les principaux messages que je souhaite véhiculer ?

SOS Médecins, c'est avant tout des visites à domicile, même si nous pratiquons également la téléconsultation depuis le début de cette crise. Nous avons cherché à évoluer pour nous adapter à la situation, mais la visite à domicile est un aspect indispensable de notre prise en charge. Ne l'oublions pas, sinon il n'y aura plus personne pour l'effectuer, d'autant qu'elle est peu pratiquée par nos confrères. Si on ne la revalorise pas, cela va poser des problèmes. La téléconsultation a été très utile, mais dans beaucoup de situations il a fallu aller au domicile pour se rendre compte de l'état clinique des patients. Tout ne pouvait pas être réglé en téléconsultation.

Second message, mettre en place un accès unique aux soins pour le patient est une erreur. Nos concitoyens doivent pouvoir bénéficier de plusieurs accès aux soins. Les patients doivent continuer à appeler les structures qu'ils ont l'habitude de solliciter. Il me paraît absolument indispensable que les professionnels de santé, hospitaliers, libéraux ou privés, se coordonnent. C'est d'ailleurs comme cela que nous travaillons avec la plupart des SAMU, avec qui nous avons de bonnes relations. Toutefois, cela mérite d'être amélioré. À titre d'exemple, nous avons signé depuis 2005, dans toutes les structures en France, des conventions de collaboration avec les SAMU. Il y est précisé que nous sommes interconnectés. Cette interconnexion est téléphonique. Quinze ans après, il n'y a pas beaucoup d'endroits où l'interconnexion informatique existe. Il est pourtant urgent de la mettre en place. Ce serait plus utile que de créer un nouveau numéro ou une nouvelle strate pour prétendument simplifier un dispositif. On l'a bien vu : l'accès unique est plus un danger pour nous qu'autre chose.

M. Marc Noizet, chef de pôle urgences et du SAMU à l'hôpital Muller de Mulhouse . - Je tiens à vous remercier de cette invitation et de l'occasion que vous donnez aux acteurs de terrain, confrontés en première ligne à la violence de cette crise, de venir témoigner devant vous.

Je suis le chef du service des urgences et du SAMU 68 à l'hôpital de Mulhouse. J'assume par ailleurs des missions de coordonnateur du Réseau et Observatoire des urgences Grand-Est, qui travaille quotidiennement pour les cinquante-deux services des urgences de la région, en lien avec l'ARS, pour en améliorer le fonctionnement global.

Mon établissement comprend 1 250 lits MCO (médecine, chirurgie, obstétrique), dont 36 lits de réanimation. Il couvre un bassin de population de 400 000 habitants, ce qui en fait le deuxième centre hospitalier général en termes de taille et d'activité. Le SAMU 68 gère à peu près 200 000 dossiers médicaux de régulation par an. Nous accueillons près de 120 000 patients sur les différents sites des urgences de l'établissement.

Si, dès la fin de février, comme tous les établissements de France, nous nous apprêtions à accueillir des cas suspects de covid - situation aggravée par notre proximité avec l'Italie -, c'est le 1 er mars que nous avons été confrontés brutalement à la réalité de cette crise, qui nous a submergés en quelques jours avec une cinétique excessivement violente, ne nous laissant, pendant près de six semaines, aucune capacité à anticiper. Je souhaite donc ici témoigner du contraste des situations entre les différents territoires nationaux, car mon département a vécu quelque chose d'exceptionnel.

La précocité de la crise par rapport au reste du territoire national et la suractivité que nous avons constatée ont été la conséquence directe d'un rassemblement cultuel qui s'est tenu dans l'agglomération de Mulhouse du 17 au 23 février. Ce rassemblement de 2 000 à 3 000 personnes a donné lieu à un foyer épidémique majeur et à une dispersion non contrôlée, à une période où on ne parlait que de « petite grippe » et où les gestes barrières et l'isolement n'étaient encore que des concepts.

Premier point, le Haut-Rhin a été un département sinistré de manière hors norme comparativement au reste du territoire. Mon établissement a accueilli plus de 2 000 patients covid, dont plus de 365 en réanimation. L'activité du centre 15 a été multipliée par quatre et nous avons transféré 330 patients de réanimation lourde dans d'autres départements pour permettre le maintien de nos capacités d'accueil et de prise en charge. Ces 330 patients représentent la moitié des patients transférés pour toute la France.

Deuxième point, nous avons vécu un décalage important dans la compréhension nationale de la gravité de la situation à laquelle nous étions confrontés. Cela a donné lieu à des recommandations qui étaient inapplicables sur notre territoire et à un retard dans l'envoi de renforts humains et de moyens pourtant nécessaires - je pense en particulier aux équipements de protection individuels. Début mars et pendant plus de quinze jours, nous nous sommes sentis réellement isolés.

Troisième point, nous avons été confrontés à une difficulté de pilotage de gestion de la crise au niveau régional, notamment en ce qui concerne la coordination de la disponibilité des lits de réanimation et les transferts inter-établissements, en raison, d'une part, d'outils numériques inadaptés, et, d'autre part, d'un manque d'expertise dans la gestion de crise de nos tutelles régionales.

Quatrième point, nous avons été confrontés à une difficulté dans les choix stratégiques, thérapeutiques et d'orientation liée à une méconnaissance de la maladie, à une gestion de crise avec des moyens saturés et contraints, à une incidence plus importante des formes graves chez les patients âgés et polypathologiques et à la sollicitation à un niveau hors norme de nos unités de réanimation.

Cinquième point, nous avons assisté à une collaboration inédite public-privé -preuve que tous les territoires n'ont pas vécu la même situation - et ville-hôpital, avec une flexibilité organisationnelle et des innovations qui nous ont permis d'éviter la saturation des structures hospitalières, qu'elles soient publiques ou privées. En très peu de temps, public et privé ont travaillé ensemble, y compris grâce à l'échange de professionnels. Nous avons par exemple accueilli des anesthésistes du privé dans nos services de réanimation.

Cette crise était probablement difficilement prévisible. Notre système de santé s'est transformé dans sa globalité et s'est adapté pour y faire face. Le retour d'expérience est nécessaire pour mutualiser nos apprentissages régionaux. Il est important de désenclaver nos fonctionnements, qui ont toujours tendance à s'organiser en silos. Si l'hôpital public, dans certains endroits, a défendu son propre périmètre, ce n'était pas pour ne pas travailler avec le privé, mais par méconnaissance et par crainte de l'inconnu. Il importe donc d'améliorer la coordination et la communication entre les acteurs.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - On enregistre effectivement de grandes disparités selon les territoires. Le Grand-Est a connu un tsunami. Dans d'autres régions, la situation a été plus calme. Les relations avec les ARS ont aussi été très différentes d'un territoire à l'autre. Le professeur Mercat a évoqué la région des Pays de la Loire. Nous n'avons pas eu de vague, mais les liens avec l'ARS et le préfet ont été fluides, ce qui n'a pas été le cas partout.

Le plan Blanc s'est appliqué de manière uniforme sur le territoire, avec des nécessités évidentes dans les endroits où les lits manquaient. Il a fallu fermer des lits dans certains territoires sans qu'ils soient « utilisés ». Mais dans d'autres, il semblerait que les relations entre le public et le privé, par exemple au CHU d'Angers, aient été assez fluides, avec des transferts de patients.

Le plan Blanc a occasionné un certain nombre de non-interventions. La Ligue nationale contre le cancer parle d'un nombre de diagnostics de cancer moitié moindre. La commission des affaires sociales du Sénat a entendu également les représentants des malades cardiaques : là aussi, il y aurait un retard considérable dans la prise en charge. Dans vos établissements, les interventions ont-elles repris au rythme antérieur ? Il semblerait que ce soit compliqué parce que le personnel mis sous tension a besoin de récupérer, mais aussi parce que certains hôpitaux manquent encore d'équipements de protection. Est-ce le cas dans les établissements que vous représentez ? L'actuel frémissement constaté sur le front du covid entretient-il la crainte des patients d'aller à l'hôpital, soit en consultation, soit pour une intervention ? La clinique est-elle impliquée dans votre communauté professionnelle territoriale de santé ?

M. Bernard Llagonne . - Oui.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Ce n'est pas fréquent ! Cette crise a fait la preuve que la CPTS, lorsque sa création est à l'initiative du terrain, est un bon outil. Comment les praticiens libéraux ont-ils été associés sur votre territoire ?

Le fait d'interdire aux patients de solliciter leur médecin traitant a amené un basculement vers le 15, qui n'était pas forcément équipé en termes de personnel. Comment SOS Médecins a-t-il pu pallier la surcharge du 15 ?

M. Alain Mercat . - Votre remarque sur le plan Blanc est pertinente. Il s'agit d'un outil dont l'activation change complètement les modes de gestion de l'hôpital. On constitue un petit groupe pour prendre toutes les décisions. Est-il pertinent de dire sur l'ensemble du territoire, au même moment, partout, pour le public et le privé, « déprogrammez tout, il faut libérer des lits » ?

Je plaide en faveur d'une autonomie des territoires, coordonnés par les ARS, avec une gestion assurée au plus près du terrain, c'est-à-dire confiée aux établissements pivots supports de GHT, et donc essentiellement aux CHU. On a probablement déprogrammé quinze jours trop tôt.

Il y a en France approximativement 7,5 lits de réanimation pour 100 000 habitants, mais ce chiffre masque une grande hétérogénéité. Nous avons eu de la chance, puisque le covid s'est attaqué à deux des régions les plus richement dotées en lits de réanimation : le Grand-Est et l'Île-de-France. Les deux régions les plus défavorisées à cet égard sont la Bretagne et les Pays de la Loire, avec moins 5 lits pour 100 000 habitants. L'amplitude de la réponse va dépendre de l'offre de soins existante et de la cinétique de l'évolution de l'épidémie.

Effectivement, chez nous, la relation avec le privé et les cliniques a été excellente. J'ai sollicité l'ARS pour que l'on demande aux cliniques d'ouvrir des lits de réanimation pour des patients non covid. On m'a répondu « bien sûr ! », et tout a été fait en vingt-quatre heures. Par ailleurs, on a établi des conventions très simples autorisant nos chirurgiens à aller opérer dans les cliniques. Tout s'est véritablement joué à l'échelon local. Sur ces questions-là, je ne crois guère à une consigne nationale !

Nous savions déjà - c'est une des rares choses apprises de la crise du H1N1 en 2009 - que les régions seraient touchées à des moments différents, même si nous n'imaginions pas le phénomène incroyable qu'a connu le Grand-Est. Nous nous attendions donc à devoir adapter la réponse à la fois dans l'espace et dans le temps. Mieux vaut organiser la coordination avec la médecine libérale en amont, plutôt qu'au moment où la crise survient.

M. Bernard Llagonne . - Les CPTS sont en cours de constitution et je découvre ce qu'est l'administration française !

J'ai été à l'initiative d'une communauté professionnelle territoriale de santé avec des collègues généralistes il y a plus de deux ans, bien avant que les CPTS n'existent, tout simplement parce que travailler ensemble nous semblait une évidence, d'autant que de nombreux jeunes médecins sont arrivés dans ma région. Arrivent les CPTS, et là, ça se gâte : on tombe sur des structures technocratiques qui compliquent tout !

Nous en sommes au projet de santé, il y en a encore pour des mois et des mois de travail. On vient de recevoir la facture pour l'externalisation de ce projet : c'est très cher, et c'est autant de moins pour les soins !

Pour revenir à la crise du covid et à ma CPTS, nous étions donc unis dès le premier jour : 104 personnes participaient à la première réunion. Nous avons immédiatement créé un groupe WhatsApp, grâce auquel 140 personnes étaient en lien permanent, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous comptions notamment, dans notre groupe, un réanimateur de la clinique de Reims, des pneumologues, etc . Tout cela nous a grandement aidés. La CPTS n'est pas encore officielle, mais c'en est déjà l'embryon, et je suis très heureux que nous ayons eu cette idée en amont !

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Avec les autres professionnels de santé, comme les infirmiers ?

M. Bernard Llagonne . - L'idée initiale avait été conçue entre médecins. C'était une erreur, car il faut évidemment y adjoindre les infirmières, notamment libérales, qui sont ravies d'échanger avec les médecins. On découvre beaucoup de difficultés, notamment à la sortie d'hospitalisation après chirurgie.

M. Alain Milon , président . - Pour information, la configuration des CPTS existait déjà dans la loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires. Elles ont été modifiées et améliorées dans la loi « Touraine ».

M. Serge Smadja . - Il y a eu effectivement une collaboration avec le 15. Nos centres d'appels ont constitué une sorte de petite soupape. Néanmoins, les consignes étaient très claires : tout patient suspect de covid devait être transféré au 15, qui décidait de la prise en charge. Les consignes suivantes ont été le « tout ambulatoire », et le 15 nous transférait énormément d'appels. Il est donc important de bien coordonner la réponse aux soins par des acteurs qui se connaissent et qui travaillent ensemble. Dans beaucoup de structures en France, de nombreux médecins de SOS Médecins sont régulateurs libéraux au 15.

M. Albert Birynczyk . - Il y a effectivement eu au cours de cette crise une forte chute des admissions aux urgences. La prise en charge des patients a été faite avec le 15, qui faisait office de régulateur en fonction des différents établissements. Je peux donner le retour d'expérience de mes confrères d'Île-de-France. C'est un territoire de population dense, avec un grand nombre de services des urgences privés et publics. Mes collègues regrettent le manque de coordination sur un plan local, départemental. Il existe très peu d'outils pour faire collaborer les uns et les autres au plus près du territoire. Il y a les réseaux territoriaux des urgences, qui existent également dans le Grand-Est. L'idée est que nous puissions tous nous réunir - médecins coordonnateurs des établissements publics et privés, régulation du centre 15, sapeurs-pompiers, SOS Médecins et éventuellement les CPTS - pour construire un projet territorial commun. J'insiste sur le caractère décentralisé de la mesure. Le délégué départemental de l'ARS pourrait faire office de régulateur neutre de l'offre de soins. Cette instance nous permettrait non seulement de nous coordonner, de créer des liens, de pouvoir nous entraider - je pense à la pénurie de médecins urgentistes -, mais aussi et surtout de désamorcer des situations parfois conflictuelles : problèmes ou refus d'admission, etc .

En Île-de-France d'autres structures, comme le comité départemental de l'aide médicale urgente, de la permanence des soins et des transports sanitaires (Codamups), n'ont quasiment pas joué de rôle pour l'organisation des acteurs face à la crise. C'est dommage. Nous aurions pu nous rencontrer dans ces instances et avoir plus d'échanges sur un territoire donné.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Et la reprise d'activité ?

M. Albert Birynczyk . - Dans les services des urgences privés, elle s'est faite de manière très progressive. Nous avions eu l'impression, au moment du déconfinement, que l'état des patients était plus grave. Mais ce n'était qu'une impression. Actuellement, nous avons retrouvé le même niveau d'activité que d'habitude. Si deuxième vague il y a à l'automne, nos services des urgences ayant repris leur activité habituelle, nous craignons une sursaturation.

M. Marc Noizet . - Les centres 15 ont été très rapidement identifiés comme étant le point de passage obligatoire. Cela peut être discutable ; ce qui ne l'est pas, c'est qu'il fallait un avis médical, c'est-à-dire un médecin régulateur pour prendre en considération la demande et orienter le patient dans son parcours de soin. Il y a eu certes de nombreuses recommandations successives, mais le but était d'adapter le système à une pathologie nouvelle. Quoi qu'il en soit, les centres 15 ont été saturés, notamment le mien. L'activité a été multipliée par quatre et le personnel par cinq. J'ai eu jusqu'à quatre salles de régulation différentes, dont une gérait l'aide médicale urgente et les autres uniquement la partie covid, à grand renfort de médecins libéraux. Je salue au passage ce partenariat, qui s'est mis en place très rapidement grâce à l'appui du conseil départemental de l'Ordre des médecins.

Il s'agissait d'une expérience intéressante, menée également en lien avec nos collègues de SOS Médecins à Mulhouse, qui ont vu très rapidement leur plateforme d'appel saturée. Nous avons basculé ces appels vers le centre 15 afin de ne solliciter SOS Médecins que pour les patients nécessitant véritablement le recours à un médecin.

Les agents de terrain ont réussi à s'articuler les uns avec les autres. Au niveau du centre d'appel, la problématique est plutôt de parvenir à faire la distinction entre ce qui est de l'ordre de l'aide médicale urgente et ce qui ne l'est pas. À cette fin, nous avons mis en place un serveur vocal interactif.

De la même façon, les médecins généralistes se sont organisés pour créer des systèmes d'effecteurs médicaux en dehors de la permanence des soins. Nous avons mis en place un dispositif permettant de solliciter un médecin sur une plateforme électronique pour visiter un patient. Il s'agissait ainsi d'éviter un déplacement non nécessaire vers une structure hospitalière. Les médecins généralistes ont également mis en oeuvre des structures de consultation à l'entrée des hôpitaux pour essayer d'éviter le passage aux urgences.

S'agissant de la reprise, on a constaté une période d'accalmie, juste après la décroissance du nombre de patients covid, qui a duré quatre à cinq semaines, avec un taux d'activité s'établissant à 40 %. Chose notable, les patients venaient pour des problèmes graves et des pathologies nécessitant un recours hospitalier. Nous avons eu des taux d'hospitalisation allant jusqu'à 50 %, contre 20 % en temps normal. C'est une des leçons à retenir : il y a eu des retards de soins, notamment pour les pathologies carcinologiques. Certains patients ont dû attendre trois mois pour la finalisation de leur bilan et la réalisation des biopsies. Ils ont donc subi une forme de perte de chance par retard de démarrage du traitement. L'arrêt des activités programmées et chirurgicales était sans doute à moduler.

M. Alain Mercat . - La perte de chance est très difficile à évaluer aujourd'hui. La ville de New York a publié des chiffres documentés, qui font état d'une surmortalité non liée au covid. Certes, il s'agit des États-Unis, où tout est très dépendant du niveau social et de la couleur de peau. Mais, en France, on constate aussi un taux anormalement élevé de patients consultant aux urgences et nécessitant une hospitalisation. Quelle est, dans ce retard de prise en charge, la part imputable à l'organisation du système de santé et celle imputable à l'attitude individuelle de personnes qui ont eu peur d'aller à l'hôpital et de croiser des malades du covid ? Il y a eu un important problème de communication de l'ensemble des structures de soins, qui n'ont pas su rassurer et expliquer aux patients, notamment ceux issus de milieux défavorisés, qu'ils ne couraient pas un risque anormal de contracter l'infection.

M. Bernard Llagonne . - Empêtré dans ma CPTS et ses problèmes administratifs, j'ai oublié de répondre aux questions sur les retards de prise en charge et la reprise de la chirurgie. On a découvert beaucoup de choses en cancérologie, mais aussi en matière de chirurgie vasculaire. Un patient qui a un orteil noir, si on lui a dit de rester chez lui pour ne pas encombrer les centres 15, c'est une amputation au bout de quinze jours ! Quant à la chirurgie orthopédique, je n'ai jamais vu, en trente et un ans d'exercice, une telle dégradation des coxarthroses. Or il est très difficile, passé un certain âge, de remonter la pente...

Oui, on a vu des choses très bizarres sur le terrain, qu'on n'avait jamais constatées auparavant. Quant à la reprise des activités, elle n'a été que très progressive, conformément à la demande de l'ARS. On commence maintenant à atteindre un taux d'activité d'environ 80 %.

C'est lié aux règles instituées dans les blocs opératoires, avec un recours aux péridurales et aux anesthésiants locaux plutôt qu'aux anesthésies générales. On a aussi beaucoup de temps morts, qui font que l'on n'arrive pas à 100 % d'activité.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteur . - J'aurai trois questions.

La première s'adresse au professeur Mercat : quel est concrètement l'impact de la contrainte budgétaire ? Vous avez souligné que votre hôpital avait réussi une adaptation spectaculaire, notamment parce que vous vous êtes délestés de la contrainte budgétaire. Comment s'est concrétisée chez vous l'absence de cette contrainte budgétaire ? Quand est-elle revenue ? Qu'est-ce que vous ne pouvez plus faire de ce fait ?

Ma deuxième question s'adresse au docteur Noizet. J'ai lu vos déclarations antérieures sur la confrontation à la mort et sur les difficultés morales vécues par les soignants. Je reviens sur la collaboration public-privé que vous avez évoquée. Nous avons bien compris, au gré des auditions, que cette collaboration n'a pas été partout la même. Est-ce l'urgence, la force du drame qui expliquent la bonne collaboration chez vous, ou est-elle liée aux personnes ? La consigne nationale est-elle déviée ? Nous avons besoin de comprendre pourquoi cela n'a pas fonctionné partout de la même manière.

Ma troisième question s'adresse au docteur Smadja et concerne SOS Médecins. J'ai lu, dans un article de presse du 15 juillet, que l'on dénombrait une centaine de suspicions de cas de covid-19 par jour il y a un mois, contre 600 pour la seule journée de mardi dernier. Êtes-vous fonctionnels et opérationnels en termes de tests, de matériel et de suivi ? Sommes-nous prêts pour une nouvelle vague ? Comment se passe pour vous cette hausse sur le terrain ?

M. Alain Mercat . - Vous m'interrogez sur la contrainte budgétaire. Comme vous le savez, depuis des années maintenant, l'hôpital public est financé par le système dit de la T2A, la tarification à l'activité. Pour avoir des rentrées financières importantes, il faut une activité importante, c'est-à-dire un taux d'occupation élevé et surtout des séjours courts. À chaque nouveau projet de filière ou d'offre de soins, il faut faire de la prospective et se demander quel sera l'impact sur le budget de l'hôpital. C'est assez lourd et très mal vécu de longue date par l'ensemble de la communauté médicale, notamment par les collègues dont l'activité n'est pas rentable. Ce qui rapporte avec la T2A, c'est la chirurgie, la réanimation, les pathologies très lourdes et la cardiologie interventionnelle.

Et tout d'un coup, avec le plan Blanc, cette règle ne vaut plus. On ferme le service d'orthopédie et on le transforme trois jours plus tard en un service d'accueil de patients covid. Pour quelqu'un comme moi qui fréquente l'hôpital public et les CHU depuis trente ans, c'est une chose incroyable ! En sortant de la réunion, on s'est dit : on a fait ça ? Eh bien oui, on l'a fait ! Et il a fallu en informer nos collègues chirurgiens orthopédiques, qui sont allés aider dans les centres de prélèvement parce qu'ils étaient motivés et qu'ils voulaient participer.

La contrainte budgétaire n'est pas revenue pour l'instant. Nous sommes dans une situation intermédiaire, on attend les conclusions plus fermes du Ségur de la santé sur le financement de l'hôpital public et on croise les doigts !

M. Marc Noizet . - Concernant la collaboration public-privé, début mars, durant la première semaine, devant la difficulté d'orienter les patients dans le département, j'ai provoqué une réunion téléphonique avec mes collègues responsables des services des urgences, dont un service des urgences privé à Mulhouse. Nous avons conjointement décidé de concentrer les patients covid dans les deux principaux hôpitaux publics que sont ceux de Colmar et de Mulhouse et de déconcentrer le reste de l'activité vers les autres services des urgences du département, de manière à éviter la dispersion du virus.

Certes, très rapidement, cette organisation a été rendue complètement inopérante et il a fallu revoir les choses. Mais nous avions déjà trouvé entre professionnels des arrangements entre public et privé, uniquement pour le volet urgences.

Nos hôpitaux publics et privés n'avaient pas encore, à ce moment-là, mis en place de partenariat fonctionnel pour répondre à la gestion de crise. Ce n'est que la semaine d'après, le 13 mars, que l'ARS a organisé une réunion entre l'hôpital public et les établissements privés de la ville pour trouver un mode de partenariat fonctionnel, mis en place en moins de quarante-huit heures, avec des prêts de matériels et des professionnels allant d'un site à l'autre pour renforcer les équipes. Des unités de la clinique ont aussi été transformées pour accueillir des patients covid au fur et à mesure des besoins. La clinique a également réussi à transformer son unité de surveillance continue pour y accueillir des lits de réanimation quand, au plus haut de la vague, nous n'avions plus de solution.

Pour répondre plus précisément à votre question, je ne pense pas que ce soit une question de personnes. Effectivement, les intervenants se connaissent, mais ils travaillent dans une forme de lutte concurrentielle. Certains praticiens de la clinique sont d'anciens praticiens hospitaliers : il existe aussi parfois une forme de concurrence humaine, voire de rancoeur. Toujours est-il que, devant la nécessité de réussir, personne n'a tergiversé. Il s'agit peut-être d'une attitude citoyenne ou peut-être est-ce inscrit dans notre génome de soignants. Bref, face à une crise, nous savons changer nos modes d'organisation pour le bien du patient.

Chez nous, le déclenchement a été l'impulsion de l'ARS, dont je salue l'action. À partir de là, tout a roulé tout seul. Avait-on besoin de quelque chose qui était chez l'autre ? Un coup de téléphone, et c'était possible !

Je ne vous cache pas que le retour à la normale s'est fait assez rapidement dès le moment où les unités se sont vidées de leurs patients covid. Je pense néanmoins qu'il en restera quelque chose : la capacité à le faire, et la preuve que public et privé savent faire face ensemble à une problématique précise.

M. Bernard Llagonne . - Je confirme les propos de Marc Noizet. Nous avons un lien d'intérêt : il a été chef de service de l'hôpital d'Épernay pendant quelques années alors que je travaille dans la clinique. Nous nous connaissons donc un peu et nous réglions déjà avant le covid, d'homme à homme, un certain nombre de difficultés liées aux urgences. J'ai été en contact direct avec l'un des chirurgiens de la clinique du Diaconat-Roosevelt de Mulhouse, il confirme exactement ce que vient de dire Marc Noizet : oui, quand on est confronté à une crise, il faut y aller, car on est avant tout médecin ! Tout cela s'est fait très normalement entre médecins, on exerce tous le même métier, quand même !

M. Alain Milon , président . - Je rappelle que la T2A a été installée après le budget global, qui avait entraîné pour les hôpitaux des pertes de marché élevées. C'est grâce à la T2A qu'ils ont récupéré des parts de marché importantes. Plus que la T2A, c'est probablement l'Ondam hospitalier qui a joué un rôle négatif pour l'ensemble des budgets hospitaliers. Quand il est fixé à 2,4 % alors qu'il faudrait qu'il soit établi à 4 %, ça ne peut pas fonctionner !

M. Serge Smadja. - Il existe en effet plusieurs indicateurs permettant d'apprécier la circulation du virus. Un frémissement se faisant sentir actuellement, on surveille le nombre de nouveaux cas, le taux de positivité des tests, l'incidence des cas, etc . La concordance de tous ces indicateurs fait la qualité de la surveillance. Les suspicions de cas de covid-19 détectées dans notre réseau constituent un indicateur précoce. Cette surveillance syndromique, c'est-à-dire les retours de diagnostic que l'on envoie tous les jours, à six heures du matin, à Santé publique France, pour les patients qui présentent un certain tableau clinique - toux, fièvre, etc . -, s'est avérée particulièrement utile lorsque l'on manquait de tests.

Désormais, on a la capacité de faire des tests, même si les délais peuvent être plus ou moins longs pour obtenir les résultats, voire pour trouver un laboratoire. Les laboratoires manquent de personnel pour faire des prélèvements. Les préleveurs des laboratoires n'ont reçu, par décret, l'autorisation de faire des tests PCR que depuis peu. Ce week-end, la possibilité de faire des prélèvements avec des écouvillons a été élargie aux pompiers, aux secouristes, etc . Il y avait donc auparavant un engorgement pour la réalisation de tests, mais il est aujourd'hui possible de les pratiquer. Ils permettent d'apporter une confirmation des données de la surveillance clinique et de valider la qualité des indicateurs. Au moment du pic de l'épidémie, on avait environ 2 500 suspicions de covid-19 par jour, contre moins de 200 après le confinement, et 500 depuis début juillet. Cette hausse est corroborée par celle du « R0 » ou du nombre de nouveaux cas. Même si la situation n'est pas comparable à celle que nous avons connue fin mars, début avril, ces données doivent nous inviter à la prudence.

M. Martin Lévrier . - Vous avez dit que la pandémie avait été appréhendée comme une crise hospitalière et non comme une crise globale. Que voulez-vous dire ? Quels leviers faudrait-il activer si une nouvelle crise survenait ?

Le CHU d'Angers participe à l'étude Discovery. La recherche a-t-elle pu se faire dans de bonnes conditions ? Avez-vous eu du mal à trouver des patients volontaires ? Quels ont été les apports de cette étude ?

Enfin, quelle est la pertinence du transfert de malades en TGV ? Pourquoi ne pas avoir eu recours aux ambulances ou aux pompiers ?

Mme Victoire Jasmin . - Vous avez dit que le Haut-Rhin était sinistré. Vous avez noté un décalage entre des recommandations inapplicables et la réalité du terrain et évoqué des problèmes de gestion. Pourriez-vous préciser quelles difficultés vous avez rencontrées ? Vous avez aussi soulevé les difficultés liées au numérique : s'agit-il de problèmes de compatibilité entre les différents systèmes, de problèmes de réseaux ? Aviez-vous mis en place le dossier partagé avant l'épidémie ?

M. Roger Karoutchi . - On a manqué de masques, de tests, de gel hydroalcoolique, etc . La coordination a été plus ou moins efficace selon les régions. Notre commission fera un bilan et publiera un rapport qui, j'en suis sûr, fascinera le Gouvernement... Mais notre système de santé est-il désormais mieux préparé en cas de nouvelle vague ?

On ne nous parle jamais de traitement depuis le début de nos travaux. J'ai bien compris qu'il n'y avait pas de traitement spécifique pour la covid-19, mais j'imagine que l'on ne donne pas uniquement du paracétamol aux patients... Si un jour j'étais malade et que j'apprenne cela, je ne suis pas sûr que mon état mental et moral s'améliorerait ! Je comprends bien que l'on ne traite que les symptômes et non pas la cause, mais, malgré tout, j'imagine que l'on a une meilleure connaissance de la maladie et que les traitements évoluent. Pourquoi ne pas en informer les gens ? On donne le sentiment à la population qu'elle ne sera pas mieux soignée en cas de deuxième vague. Si tel est le cas, il nous revient alors, responsables politiques et médecins, d'alerter le Gouvernement sur le risque de lever toutes les restrictions. Il semble en effet dangereux, dans ces conditions, de rouvrir à partir de septembre les salons, les foires, etc . La Belgique ou la Catalogne reconfinent, mais on semble faire comme si nous étions sortis de la crise. Sommes-nous donc mieux préparés qu'il y a six mois ?

M. Alain Mercat. - Oui ! J'évoquerai la réanimation des patients les plus graves. Il y a eu des progrès thérapeutiques. Comme vous le savez, de très nombreux essais ont été menés. Une controverse très vive a eu lieu autour de l'hydroxychloroquine, dont, pour l'instant, la communauté internationale n'est pas convaincue de l'efficacité. En revanche, une étude anglaise intitulée Recovery, dont le compte rendu a été publié la semaine dernière dans The New England Journal of medicine, montre qu'une courte cure de corticostéroïdes, avec un médicament qui ne coûte presque rien, la déxaméthasone, permet de réduire la mortalité des patients qui ont besoin d'une oxygénothérapie ou qui doivent être placés sous ventilation artificielle.

On a aussi fait des progrès dans l'identification des signes précoces de gravité : une des particularités des patients atteints de la covid-19, qui est un syndrome de détresse respiratoire aiguë, est qu'ils présentent une hypoxémie heureuse, c'est-à-dire des taux d'oxygène dans le sang très bas sans sensation d'essoufflement important. C'était trompeur pour nous, au début.

En matière d'offre de soins, il y a aussi eu des progrès : l'augmentation de l'offre de soins de réanimation développée lors de la première phase est désormais en réserve. Je coordonne l'offre de soins pour les Pays de la Loire : en Mayenne, département de 300 000 habitants, la situation est tendue, avec l'apparition de plusieurs clusters et une circulation du virus inquiétante - essentiellement parmi une population jeune, notamment des travailleurs immigrés qui travaillent dans les abattoirs, vivent dans des foyers et sont peu enclins à développer des formes graves. L'hôpital de Laval comptait, avant la crise, 8 lits de réanimation, soit moins de 3 lits pour 100 000 habitants, contre 7,5 en moyenne en France. Désormais, cet hôpital peut compter, en plus de son service de réanimation qui a été étendu, car l'unité de surveillance continue a été transformée en unité de réanimation, sur 15 lits d'une unité désaffectée, qui devait être transformée en service de cardiologie. Ces lits sont susceptibles d'être transformés en vingt-quatre heures en lits de réanimation. Le système est donc mieux préparé que lors de la première phase.

En ce qui concerne l'articulation entre l'hôpital et le système de santé, la doctrine était que les personnes, en cas de toux, devaient appeler le 15, chargé d'orienter les personnes suspectées d'être atteintes de la covid vers les hôpitaux de première ligne, qui étaient des hôpitaux publics. On a tout misé là-dessus, en sous-estimant l'ampleur de la crise. Il aurait probablement fallu activer plus tôt l'ensemble du système de santé, notamment les médecins généralistes, mais il aurait fallu alors pouvoir leur fournir des masques : on voit comment la disponibilité des moyens a eu un impact sur les décisions.

De même, le 26 février, dans la région Pays de la Loire, seul le laboratoire de virologie du CHU de Nantes avait l'agrément pour réaliser des tests PCR en vue de détecter les cas de covid. J'ai envoyé un courriel à M. Salomon, qui m'a répondu aussitôt qu'il activait d'autres centres. Le système était le suivant : la direction générale de la santé indiquait au centre national de référence (CNR) des coronavirus de l'Institut Pasteur les laboratoires prioritaires pour faire des diagnostics. Le CNR prenait ensuite contact avec ces laboratoires, leur communiquait la technique à utiliser, validait la mise en oeuvre de la technique par le biais de prélèvements tests et homologuait finalement les laboratoires. Cette stratégie a restreint le nombre de laboratoires agréés, et donc notre capacité de diagnostic. On l'a adaptée à une disponibilité des moyens de diagnostic assez limitée au départ, et ce n'est qu'ensuite qu'il est apparu qu'il fallait diffuser la technique à l'ensemble des laboratoires. En Mayenne, un laboratoire vétérinaire a ainsi reçu l'agrément et participe actuellement à la campagne de dépistage.

On a clairement considéré, pendant les premières semaines, que la crise constituait un défi pour l'hôpital, alors qu'elle constituait un défi pour l'ensemble du système de santé. On a probablement perdu du temps. On s'en est vite aperçu au sein de la cellule de crise du CHU d'Angers. On a contacté alors les médecins libéraux, et on a organisé treize centres Covid 49 - 49, comme le numéro du département. Il pouvait s'agir de maisons de santé pluridisciplinaires, de salles polyvalentes mises à disposition par les maires, etc . L'hôpital a fourni les gels hydroalcooliques fabriqués par la faculté de pharmacie, les masques, des étudiants en médecine pour assurer l'accueil du public, notre cellule d'hygiène a organisé les parcours pour éviter que les gens ne se croisent, puis on a laissé les médecins généralistes s'organiser pour assurer des permanences. Quand le SAMU recevait un appel d'une personne qui présentait des symptômes sans avoir développé une forme grave, il le redirigeait vers le centre le plus proche, où il était pris en charge par un médecin. Ce système a très bien fonctionné et nous sommes prêts à le réactiver.

J'en viens à la recherche. Il y a eu un très grand dynamisme en la matière, essentiellement du fait des CHU. L'essai Discovery a été mené par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), qui est un organisme de très haut niveau scientifique ; mais ce n'est pas l'Inserm qui soigne les malades, ce sont les hôpitaux ! La conduite de cet essai a été très difficile, et sa dimension européenne n'a pas simplifié les choses... Toutefois, les initiatives ont fleuri au sein des hôpitaux. Nous disposions d'un stock d'hydroxychloroquine et nous avons lancé un essai randomisé sur 250 malades. L'analyse de ce test est en cours et devrait être publiée dans les prochaines semaines. Les cliniciens et les chercheurs sont demandeurs d'une procédure simplifiée, rapide, adaptée au temps de crise, afin de pouvoir mener rapidement des travaux de recherche. Mais on note déjà des avancées. Il faut ainsi souligner le travail de la direction générale de la santé pour accélérer le processus d'évaluation des projets de recherche par les comités de protection des personnes.

Des transferts de patients ont été organisés. L'un des premiers a été un transfert de patients du Grand-Est vers les Pays de la Loire. L'idée est née au sein du groupe WhatsApp des réanimateurs du Grand Ouest. Nous constations que nous étions prêts, il ne manquait plus que les malades. Le chef du service de réanimation de l'hôpital de Mulhouse m'a expliqué qu'ils étaient submergés. Nous avons donc proposé d'accueillir des patients. Tout est allé ensuite assez vite. Lors d'une conférence téléphonique, j'ai fait cette proposition à l'ensemble de mes collègues réanimateurs des Pays de la Loire. Chacun était d'accord. J'ai soumis l'idée à ma directrice générale, qui est déléguée régionale de la Fédération hospitalière de France. Elle a contacté tous les directeurs des établissements concernés. Le 21 mars, j'ai proposé le dispositif au directeur général de l'ARS. Le 26 mars, le premier TGV en provenance de Strasbourg et de Mulhouse est arrivé : six patients ont été accueillis à Angers, quatre au Mans, six à Nantes et quatre à La Roche-sur-Yon. Les SAMU ont géré le transfert de manière remarquable. Les préfets ont veillé à garantir des conditions de sécurité optimales. L'opération a été une réussite ; les six patients soignés à Angers sont repartis chez eux.

Il semblait préférable d'organiser des transferts de patients plutôt que de médecins ou de moyens, car on ne pouvait pas prendre le risque de nous démunir et de réduire l'offre de santé sur notre territoire. C'est pourquoi nous avons formulé cette offre, qui a été transmise par le directeur général de l'ARS des Pays de la Loire, M. Coiplet, à la cellule de crise nationale. Celle-ci l'a ensuite communiquée à l'ARS du Grand-Est, et les transferts ont été organisés en cinq jours. Début avril, nous avons reçu 47 patients d'Île-de-France, avec des transferts par hélicoptère ou par avion ; il faut reconnaître que cela fut un petit peu plus compliqué et désordonné, même si aucun patient n'en a pâti - il est vrai que les collègues réanimateurs sélectionnaient des patients dans un état stable, capables de supporter les transferts. Les spécialistes du SAMU savent sécuriser un transfert, y compris prolongé - c'est leur métier -, et c'est une chance que n'ont pas tous les pays européens.

M. Martin Lévrier . - Les pompiers nous ont dit qu'ils auraient pu assurer ces transferts et qu'ils s'étonnaient du recours aux TGV...

M. Alain Mercat . - Je laisse mon collègue vous répondre sur ce point, car la querelle entre les « blancs » et les « rouges » ne date pas d'hier...

M. Marc Noizet . - Cette polémique entre les services de la sécurité civile et les SAMU dure en effet depuis très longtemps. Le rapport de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers dénonce certains points. Je n'ai pas été témoin de tout ce qui s'est passé sur l'ensemble du territoire national, mais je sais que ce que nous avons vécu était hors norme : pendant quatorze jours, dans le département du Haut-Rhin, nous avons transféré quotidiennement entre 12 et 20 patients en réanimation. Sans doute était-il possible de faire autrement, mais, en tous cas, au moment où nous avons été confrontés à cette situation, il n'y avait pas d'autre solution que de transférer des malades, à moins d'accepter d'en laisser mourir d'autres. Nous avions déjà mis en oeuvre le partenariat entre le public et le privé et doublé le nombre de nos lits de réanimation. À partir du 25 mars, trente lits de l'établissement militaire de réanimation ont été installés à proximité immédiate de l'hôpital de Mulhouse. Nous avions aussi des renforts de professionnels médicaux et paramédicaux, qui venaient de toutes les régions, notamment de la Nouvelle-Aquitaine, mais ces transferts étaient nécessaires en raison du grand nombre de patients en état très grave. Les patients transférés n'étaient pas de nouveaux patients, mais des malades qui avaient été pris en charge depuis quelques jours, dont l'état était stabilisé et auxquels un transfert ne faisait pas courir de risque.

Je ne sais pas si recourir au TGV était une bonne solution. Une étude est en cours au niveau national, pilotée par un organisme indépendant : elle nous montrera si la mortalité des patients concernés a été plus importante. En tous cas, à première vue, la mortalité semble ne pas avoir été supérieure.

Nous avons eu un partenariat très étroit avec les sapeurs-pompiers dans le Haut-Rhin, grâce à des échanges et à des relations humaines nouées de longue date, et nous avons pu utiliser leurs moyens à bon escient. La mission des sapeurs-pompiers n'est pas de réaliser des transferts secondaires : cette tâche nécessite des moyens médicalisés importants, notamment des équipements de réanimation, qu'ils n'ont pas. Leur mission première est le secours aux personnes dans des conditions d'urgence, en aucun cas le transport de patients d'un établissement à un autre, en dehors de circonstances exceptionnelles. Grâce au transfert de 330 patients hors du département, nous avons pu accueillir autant de nouveaux malades.

Sans doute pourrions-nous organiser les choses différemment, peut-être pourrait-on disposer, comme à Laval, d'un service susceptible d'être transformé rapidement en service de réanimation, mais, vu l'ampleur du phénomène, les transferts étaient nécessaires. Cette expérience a été bénéfique. Nous pouvons améliorer la coordination entre les territoires, entre les régions et au niveau national, et il conviendrait aussi de standardiser les procédures. Les patients étaient pris en charge, dans les TGV, par des équipes extérieures au département, ce qui maintenait notre capacité opérationnelle à continuer à traiter les autres patients.

M. Bernard Llagonne . - Si j'entends bien, il n'y a pas eu de difficultés à Mulhouse entre les pompiers et le SAMU, entre les cliniques et les hôpitaux. J'ai l'impression de ne pas connaître ce monde-là... Il y a quand même un certain nombre de problèmes ! Ils ont peut-être trouvé une solution à Mulhouse du fait de l'étendue des difficultés rencontrées, qui ont fait que chacun a pris ses responsabilités. Toutefois, dans ma clinique, quand mes infirmières, qui attendaient des malades avec tous les équipements nécessaires, entendaient parler de transferts par train ou par avion, il n'était pas facile de maintenir la cohésion des équipes ! Si je connais mal les rapports entre les SAMU et les pompiers, je sais que tout n'est pas rose entre les cliniques et les hôpitaux, comme en est convenu le président de la Fédération de l'hospitalisation privée au début. En décembre, nous avions connu la crise des urgences, qui était révélatrice d'un certain nombre de problèmes. Les cliniques et les hôpitaux travaillent chacun dans leur coin. On a peut-être appris à mieux traiter la covid, mais les problèmes de fond demeurent !

Mme Victoire Jasmin . - Vous n'avez pas répondu à ma question !

M. Marc Noizet . - J'ai parlé en effet, dans mon propos liminaire, d'un décalage de compréhension et de perception entre ce que nous vivions et une vision nationale qui appréhendait le territoire d'une manière globale, sans tenir compte de la gravité de ce qui se passait localement. Début mars, nous évoquions la gravité des difficultés que nous rencontrions dans nos échanges quotidiens par téléphone ou visioconférence avec l'ARS et la préfecture. Je ne doute pas que le directeur de l'ARS ou le préfet aient fait remonter ces informations. Pourtant, nul n'a pris la mesure de l'ampleur des problèmes locaux et des besoins de réorganisation du système ; nos ressources pour faire face à la crise étaient saturées. Si nous avions bénéficié du renfort de ressources extérieures, l'organisation aurait pu être différente.

Illustration de ce décalage de perception, les recommandations nationales étaient déjà inapplicables chez nous. Chaque jour, le directeur général de la santé parlait, dans son point de presse quotidien, de la réalisation de tests, promettant que tout patient symptomatique bénéficierait d'un test ; mais nous n'avions déjà plus les moyens de tester ces patients, faute d'un nombre de tests suffisant, tandis que notre dispositif de prélèvement était déjà saturé : en Alsace, seul le laboratoire du CHU de Strasbourg pouvait traiter les tests et nous ne pouvions en réaliser davantage. La population ne comprenait pas. De même, on demandait aux gens d'appeler le 15 pour tout symptôme. Le 6 mars, j'ai demandé à ce que l'on sollicite le centre 15 pour des cas nécessitant une prise en charge, et non uniquement comme centre de renseignement. Il y avait donc un décalage entre les discours publics nationaux et la réalité que nous vivions.

Dans mon établissement, le stock de masques chirurgicaux s'élève à 30 000 par mois. Or, début mars, nous en consommions 30 000 en deux jours ! L'État avait mobilisé l'ensemble des stocks du territoire, mais il a fallu attendre assez longtemps pour recevoir une première aide - je n'ai plus la date en tête. La première livraison a été de 32 000 masques : nous devions tenir une semaine avec, et nous devions aussi fournir les professionnels de santé du territoire... Cela illustre l'incompréhension, le décalage entre l'ampleur de nos besoins et une vision nationale très lointaine, soucieuse que la règle soit la même sur tout le territoire.

Vous m'avez aussi interrogé sur les outils numériques. La gestion de crise est aussi une gestion de l'information et de la communication. Il convient donc de pouvoir disposer de chiffres exploitables ou susceptibles d'être aisément centralisés ; or nos systèmes d'information produisaient une multitude de chiffres divers, mais sans aucune coordination. Les différentes administrations envoyaient nombre de fichiers Excel sur la distribution des moyens de protection, l'état des stocks, les besoins, les activités, les lits de réanimation, etc . Les fichiers se multipliaient dans tous les sens, alors qu'il aurait été facile d'utiliser des outils numériques intégrés, simples à mettre en place, pour peu que l'on veuille bien homogénéiser les standards de communication.

La gestion des lits de réanimation a été révélatrice à cet égard. Dans le Grand-Est, l'enjeu a été la gestion des malades graves. Nous disposions, comme toutes les régions, du répertoire opérationnel des ressources, qui est une sorte de catalogue de l'offre de soins, permettant d'indiquer la disponibilité des lits. Cet outil est insuffisamment connu ou utilisé, ce qui renvoie à une problématique d'appropriation tant par les utilisateurs que par les instances régionales qui le pilotent ; de ce fait, il était inopérant et, au début de la crise, chaque établissement devait passer de multiples coups de téléphone aux autres établissements pour trouver des lits disponibles. Que de temps perdu ! Très vite toutefois, grâce à la mise en place d'un petit outil développé par des ingénieurs de Polytechnique, nous avons pu partager cette information presque en temps réel. Cela a changé notre vie ! Il est étonnant qu'en 2020 on ne puisse pas transférer des informations importantes en période de crise autrement que via des fichiers Excel...

M. René-Paul Savary . - Dans la Marne, où est située la clinique du Pr Llagonne, il était en effet étonnant de voir les TGV sanitaires passer, alors que les cabinets des médecins généralistes ou les cliniques étaient vides, tandis que les hôpitaux ou le centre 15 étaient saturés. La réserve sanitaire avait été mobilisée, mais les médecins et les soignants étaient au chômage, en pleine crise...

C'est la première fois que le Comité départemental de l'aide médicale urgente, de la permanence des soins et des transports sanitaires (Codamups) est mentionné depuis le début de nos auditions. Il n'a, semble-t-il, pas été mobilisé. On entend peu parler aussi de Santé publique France (SPF). Quel est son rôle ?

Avez-vous des consignes en cas de survenue d'une nouvelle vague ? Une nouvelle organisation est-elle prévue ? On reçoit de belles statistiques tous les jours de la part de SPF, mais j'ai l'impression que l'on n'a pas tiré les leçons de la mauvaise organisation observée dans certains territoires.

Mme Angèle Préville . - Monsieur Llagonne, des lits sont restés vacants dans votre clinique pendant une quinzaine de jours. Celle-ci se trouve-t-elle à proximité d'un hôpital en situation de surcharge ou d'un Ehpad qui manquait de moyens pour gérer les cas de covid ? Que s'est-il passé ensuite ? Aviez-vous la capacité d'abriter une cellule covid ?

On n'a pas observé, apparemment, de surmortalité parmi les 330 patients qui ont été transférés depuis Mulhouse. Mais, avec le recul, quels sont les éléments à prendre en compte pour apprécier si les transferts n'ont pas causé de préjudice aux patients ?

M. Jean-François Husson . - Quelles préconisations formuleriez-vous pour améliorer les procédures, l'informatique, la chaîne de commandement, le rôle de l'État, etc . ? Ce dernier, dans son ensemble, a parfois montré des carences et des défaillances, comme les témoignages l'indiquent. Avez-vous eu des réunions de travail avec les services de l'État, notamment l'ARS, pour évoquer ces retours d'expérience afin de pouvoir réagir différemment en cas de nouvelle vague à l'automne ? Plus on intervient vite, plus on peut ralentir la propagation de l'épidémie. Serions-nous aujourd'hui plus efficaces ?

Je ne veux pas faire des équipements individuels de protection un sujet de polémique, mais, en l'espace de cinq mois, l'État a dit tout et son contraire à leur sujet : les masques, initialement, ne servaient prétendument à rien ; ils sont désormais obligatoires. Les préfets ne demandent plus le retrait des arrêtés municipaux des maires concernant le port du masque dans les espaces publics extérieurs. Les Français ne comprennent pas ! Si l'État fait obligation aux Français de se protéger pour des raisons de santé publique, ne serait-il pas normal d'envisager une prise en charge des équipements par l'assurance maladie et les organismes complémentaires ? Le Président de la République semble rejeter cette hypothèse. On note aussi des tensions sur les stocks d'équipements de protection. C'est le cas pour les masques. Les infirmiers manquent de gants et les prix de ces derniers flambent. Une prise en charge par l'assurance maladie ne permettrait-elle pas d'endiguer ce phénomène et d'imposer un prix unique ?

M. Alain Mercat . - Le système de santé réagirait-il différemment en cas de seconde vague ? La réponse est oui, sans le moindre doute.

Vous avez évoqué le triptyque tester-isoler-traiter : lors de la première vague, les moyens de tests étaient fortement limités. Depuis lors, les capacités de test se sont largement développées. J'ai animé hier une cellule de crise consacrée à la situation en Mayenne : le laboratoire de virologie de mon CHU, par exemple, pratique chaque jour entre 500 et 600 tests de dépistage, ce qui montre bien que nous avons maintenant les moyens de mettre en place une stratégie fondée sur un dépistage de masse.

Une remarque sur le dépistage de masse : il est difficile de convaincre tout le monde de se faire dépister, sachant que cette démarche relève de la liberté individuelle de chacun ; en particulier, les populations les plus déshéritées, les plus désocialisées, sont très réticentes.

Nous disposons en outre de beaucoup plus de masques qu'au moment de la première vague. Je suis d'accord pour dire que le discours du Gouvernement a beaucoup fluctué à cet égard, mais il fallait tenir compte de l'absence de masques.

S'agissant du système de santé lui-même et des hôpitaux, les stratégies d'augmentation de l'offre de soins, pour ce qui est des soins critiques en réanimation, mais aussi en unité conventionnelle, ont été éprouvées. Le vrai souci, en cas de seconde vague, sera de traiter conjointement tous les patients qui nécessitent des soins non liés à la covid. Cela passera par une collaboration optimisée entre le public et le privé. Je ne vois pas d'autre solution.

S'agissant de ce que vous avez appelé la chaîne de commandement, dans les Pays de la Loire, les hôpitaux supports de GHT ont joué leur rôle et coordonné l'offre de soins. En particulier, il nous a été demandé de nous coordonner avec les cliniques, ce qui a été fait, parce que nous nous entendons bien et qu'il fallait apporter une réponse globale sur le territoire.

Il me semble que la déclinaison doit se faire à l'échelon des territoires autour des hôpitaux supports de GHT, particulièrement du CHU, avec un accompagnement et une coordination de l'ARS.

Il a été question tout à l'heure de la réserve sanitaire. Pour notre part, nous ne l'avons pas mobilisée ; nous avons mis en place un système un peu équivalent consistant à mobiliser nos étudiants en médecine dans les services de réanimation ou dans les Ehpad.

En cas de seconde vague, je le répète, il faudra impérativement préserver l'offre de soins pour les autres patients. Le retard qui a été pris dans l'offre de soins chirurgicaux, par exemple, n'est pas encore comblé, l'activité n'étant pas encore revenue à la normale. Pour le combler, il faudra faire un peu plus encore.

M. Alain Birynczyk . - Je partage les propos du professeur Mercat. Maintenant que le port du masque a été rendu obligatoire dans les lieux publics - ce qui est pour moi très important - et que nous avons la possibilité de pratiquer des tests, d'isoler les personnes contaminées et, éventuellement, de confiner de manière sélective, si nécessaire, l'intensité des pics épidémiques pourra être atténuée. Cela nous épargnera toutes les difficultés que nous avons rencontrées lors de la première vague, en particulier dans les régions les plus touchées. Nous avons donc l'espoir que les choses se passent plutôt bien.

Il reste tout de même une inquiétude relative aux services des urgences. En automne et en hiver, ils connaissent habituellement un surcroît d'activité, et il est à craindre qu'une seconde vague de covid n'entraîne des difficultés d'organisation : comment sera gérée la prise en charge de ces patients ? C'est pourquoi la collaboration entre les établissements au sein des territoires sera cruciale : la centralisation des patients covid continuera-t-elle d'être assurée par un établissement pivot ?

Différents outils sont à notre disposition. Je parlais tout à l'heure des réseaux territoriaux des urgences, qui, dans certains endroits, fonctionnent plutôt bien.

Je le répète, il faudra structurer davantage les collaborations entre le public et le privé à l'échelle d'un département, d'un territoire, et nous devrons être associés à l'ensemble des mesures prises.

M. Bernard Llagonne . - La clinique d'Épernay est située à un kilomètre de l'hôpital, soit trois minutes en voiture, et ni l'une ni l'autre ne disposent de service de réanimation. Notre activité est essentiellement chirurgicale - elle s'est arrêtée le 16 mars -, tandis que l'hôpital compte un important pôle gériatrique.

Nous disposons de 107 lits, répartis entre 80 chambres. Nous avons transformé toutes nos chambres en chambres individuelles pour accueillir 55 patients covid, lesquels nécessitent forcément des soins plus lourds qu'en chirurgie.

Par ailleurs, nous disposions d'un stock de masques chirurgicaux et de blouses.

À ce problème de collaboration, qui est une évidence pour tout le monde, il faudra apporter une réponse territoriale. C'est une évidence. Tout le monde en parle : le Président de la République, le Premier ministre. Mais là où je ne suis pas d'accord, c'est quand on veut faire du GHT le référent territorial, car cela revient à faire de l'« hospitalocentrisme », c'est-à-dire à tout ramener à l'hôpital public. Dès lors que l'on définit un hôpital public de référence, et donc que l'on crée une forme de hiérarchie, comment voulez-vous que s'amorce une bonne collaboration ? Cela ne me semble pas très logique.

Face à un CHU, il existe toujours une grosse clinique. Si l'on ne parvient pas à établir une collaboration locale d'égal à égal, laquelle pourra se décliner ensuite à l'échelle des plus petits territoires, on n'avancera pas. En cas de nouvelle crise, il est à craindre qu'on ne retombe dans les mêmes travers. Et si nous sommes débordés, comme c'était le cas à Mulhouse, nous mettrons tout notre coeur à l'ouvrage, parce que c'est notre métier, mais j'ai bien peur que nous n'ayons du mal à traiter les urgences hors covid, comme c'est le cas depuis maintenant vingt ans.

M. Serge Smadja. - Sommes-nous maintenant mieux armés ? En tout cas, nous avons tiré les enseignements de la première crise et appris qu'il fallait utiliser les réseaux existants. Une réponse trop centralisée n'a pas été un gage d'optimisation. Autrement dit, l'armada des 55 000 médecins généralistes a été sollicitée sans doute trop tardivement. En cas de seconde vague, on peut espérer que ce réseau de médecine ambulatoire sera d'emblée utilisé, d'autant que les praticiens sont désormais mieux équipés.

À ce propos, j'indique que, au moment de la crise, nous avons dû faire appel à la solidarité nationale et aux dons. Ainsi, diverses sociétés nous ont fournis en masques, mais la gestion s'est faite au jour le jour. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Il a été dit que, faute de traitement, il faudrait peut-être reconfiner. J'espère que l'on n'en arrivera jamais là. Dans l'optique d'une meilleure optimisation du réseau libéral, peut-être faut-il notamment envisager de développer des tests salivaires, qui permettent d'obtenir un résultat plus rapidement, même si l'on dit qu'ils ne sont pas fiables. Dans l'hypothèse d'une seconde vague de covid concomitante à d'autres épidémies, notamment celle de grippe, il serait important de pouvoir distinguer entre ces différentes pathologies, et cela passerait sans doute par la réalisation de tests rapides dans les cabinets des médecins de ville.

M. Marc Noizet. - Est-on prêt à faire face à une seconde vague ? Je ne vais pas reprendre tous les arguments qui ont déjà été avancés, mais, le cas échéant, la situation serait bien évidemment différente de celle que l'on a pu connaître au début du mois de mars. D'une part, nous disposons de moyens de protection et de tests, lesquels permettent d'identifier et d'isoler les patients infectés ; d'autre part, la population a désormais connaissance des gestes barrières.

Par ailleurs, nous avons beaucoup appris, et il sera plus simple de « remettre le pied à l'étrier ». Les tâtonnements dans la collaboration public-privé et sur le positionnement des médecins libéraux ne seraient plus d'actualité.

Les consignes sont-elles différentes ? Clairement, non. Nous connaissons mieux cette maladie, qui a donné lieu à de nombreuses publications, lesquelles nous permettent de mieux appréhender un certain nombre de sujets, y compris sur des points thérapeutiques de supports ventilatoires. Au début, nous privilégiions l'intubation, la sédation et la ventilation assistée en réanimation, alors qu'aujourd'hui un certain nombre de travaux montrent qu'observer une phase intermédiaire reposant sur l'usage de supports ventilatoires non invasifs aurait été possible sans risque d'aérosolisation. Toujours est-il qu'il n'existe pas de référentiel à ce jour.

De même, il n'existe aucune doctrine écrite relative à l'organisation de notre système de santé dans le cas d'une telle pandémie, comme il en existe une en matière de tueries de masse et d'attentats, ce qui nous a permis d'évoluer dans notre approche. Cela viendra ultérieurement. Les retours d'expérience sont en cours dans les services, mais cela prendra du temps, surtout en cette période estivale. Nous disposerons sans doute des conclusions de ces retours à l'automne, ce qui nous permettra d'être un peu plus performants dans notre organisation dans le cas d'une seconde vague.

D'après ce que j'ai pu entendre autour de cette table, le fait que l'on ait imposé une règle uniforme sur l'ensemble du territoire a été difficile à comprendre et cela a rendu son application par tous difficile. Si, demain, le plan Blanc devait être déclenché dans tous les établissements, ce serait difficilement accepté, contrairement à ce que l'on a observé au moment de la première vague.

Sommes-nous prêts ? Je n'en suis pas sûr. En tous cas, nous sommes mieux armés face à une possible seconde vague.

La question des transferts est complexe. Le SAMU que je dirige s'est doté d'une cellule de coordination des transferts, en lien avec les services départementaux de réanimation, dont le rôle était d'identifier les malades pouvant bénéficier d'un transfert, et ce afin de libérer des places pour de nouveaux patients. Avec les réanimateurs et les anesthésistes, nous avons, d'un commun accord, défini un certain nombre de critères de transférabilité. Les patients qui ont été transférés étaient ceux pour lesquels les risques de complications étaient minimes. C'est la raison pour laquelle on n'a enregistré aucun décès au cours de ces transferts, le taux de mortalité de ces patients restant comparable à celui observé dans les services de réanimation pour les patients non déplacés. Ces transferts, au nombre de 330 au total, ont été effectués par des équipes dont c'est le métier. Chaque jour, des patients qui devaient être transférés ne l'étaient finalement pas, car on estimait que leur état était trop instable et qu'ils ne répondaient plus aux critères requis.

Je ne suis pas certain qu'il existe des indicateurs pouvant attester d'un éventuel préjudice pour ces patients ou d'une hausse du taux de morbidité à la suite de ces transferts. J'espère que le travail d'étude en cours nous éclairera sur ce point.

Mme Muriel Jourda . - J'ai deux questions.

Le professeur Mercat a indiqué que nous avions fait des progrès en matière de prise en charge des patients, progrès qui, si je comprends bien les propos tenus à l'instant par le docteur Noizet, n'ont pas encore été théorisés. Dès lors, comment seront-ils théorisés et généralisés à l'ensemble du territoire, pour que tout le monde puisse en tirer profit en cas de nouvelle crise ?

Professeur Mercat, vous dites que cette crise a été gérée, dans un premier temps, selon une logique de prise en charge par le seul système hospitalier. Or on s'est rendu compte que c'est l'ensemble du système de santé qui devait être mobilisé : je pense notamment aux médecins généralistes libéraux et aux infirmières libérales, qui étaient en première ligne pour prendre en charge les patients non hospitalisés dont on soupçonnait qu'ils pouvaient être atteints de la covid - à l'époque, les tests n'étaient pas disponibles.

La difficulté, pour ces professionnels, était qu'ils ne disposaient que de peu d'équipements de protection individuels. Dans chaque territoire, nous étions contraints de recourir au système D pour nous en procurer.

Notre manière de gérer cette crise, en nous appuyant prioritairement sur l'hôpital, s'explique-t-elle par le fait que notre système de santé est plutôt « hospitalocentré » ou bien par un manque d'équipements de protection individuels, qui ne nous aurait pas permis d'intégrer dans la prise en charge les professionnels libéraux ? Autrement dit, la carence en équipements de protection individuels a-t-elle influencé notre doctrine de gestion de la crise ?

M. Arnaud Bazin . - À vous écouter, dans certains territoires, le dialogue entre les différents professionnels de santé a été difficile, tandis que, dans d'autres, les choses se sont beaucoup mieux passées. Dès lors que la gravité de la situation l'imposait, les professionnels de santé, qu'ils exercent en hôpital public, en hôpital privé ou en cabinet de ville se sont parlé, ont mis en place des protocoles, se sont mobilisés, affranchis de toute contrainte budgétaire et, pour certains, de toute rigidité administrative. Très vite, ils ont apporté des réponses pour faire face à la situation.

Ce qui m'étonne, c'est qu'il ait fallu attendre que les malades affluent dans les services et que ceux-ci soient engorgés pour que ces réponses soient mises en place, alors que, depuis plusieurs semaines, nous avions l'exemple de l'Italie, pays frontalier tout à fait comparable au nôtre, où les événements ont pris un tour dramatique. Partagez-vous mon sentiment ? C'est en tout cas ce que l'on peut en conclure d'après les faits tels qu'ils ont été relatés par les médias. Mais peut-être votre approche est-elle différente.

En outre, comment expliquez-vous cette espèce d'aboulie, cette incapacité à réagir préventivement face à la catastrophe annoncée ?

M. Alain Mercat. - Cette crise de la covid a donné lieu à une communication extrêmement large, pas seulement sur les réseaux sociaux, mais également dans les revues scientifiques - vous avez eu connaissance des différentes controverses -, au sein des sociétés savantes. La diffusion des informations concernant les bonnes pratiques en matière de soins ne constitue pas un problème. Celles-ci doivent donner lieu à la rédaction de procédures standardisées qui seront déclinées par territoire, par établissement. Ces procédures présentent un intérêt particulier notamment quand il faut mobiliser des médecins ou des infirmières qui ont peu l'habitude de ces situations et de ces patients.

Dans les Pays de la Loire, dès le début de la crise, nous avons mis en place une hotline ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tous les réanimateurs, notamment les anesthésistes réanimateurs affectés à un établissement où ils étaient venus rendre service, pouvaient poser des questions à un expert.

Les progrès en matière de soins sont très modestes. Tout au plus sait-on qu'il est possible d'administrer des corticostéroïdes aux patients sous ventilation.

Vous évoquiez le caractère « hospitalocentré » de la réponse initiale et l'incidence qu'aurait pu avoir l'absence d'équipements de protection individuels. Pendant quelques semaines, nous avons eu tendance à ne considérer que les patients les plus gravement atteints, qui nécessitaient d'être placés en réanimation, en oubliant quelque peu les patients moins gravement touchés, pour lesquels il aurait fallu prendre des mesures afin d'éviter toute contagion. Cependant, faute, à l'époque, de moyens de prélèvement massifs, c'était extrêmement compliqué.

Les infirmières libérales, par exemple, ont joué un rôle extrêmement important, notamment en milieu rural, pendant la période de confinement, pour assurer une présence auprès des personnes isolées. Elles ont d'ailleurs signalé, tous comme les personnes livrant des repas à domicile ou les travailleurs sociaux, de nombreux cas de patients présentant des symptômes.

Concernant l'Italie, nous avons surtout été frappés par le fait que les hôpitaux ont été débordés. En Lombardie, on comptait 7,5 lits de réanimation pour 100 000 habitants -chiffre identique à celui de la France -, mais 20 pendant la crise, avec quelquefois des créations ex nihilo dans des conditions compliquées. Si vous relisez les articles de presse publiés au tout début de la crise, peu d'entre eux étaient consacrés au système de santé italien ou aux mesures d'isolement, qui ont été prises très tardivement dans ce pays. Et ce n'est qu'avec l'apparition des premiers cas dans le Grand-Est que l'on a réalisé que se reproduisait la situation italienne.

Effectivement, au départ, cette crise a représenté un défi pour le système hospitalier et on a perdu un peu de temps. Nous disposons désormais d'autres moyens, mais nous sommes également soumis à d'autres contraintes. J'y insiste : en cas de seconde vague, il faudra veiller à soigner correctement les patients non covid. Certains malades dont l'opération a été déprogrammée en février n'ont pas encore été opérés.

En cas de seconde vague, je suis convaincu que la réponse serait assez significativement différente.

M. Bernard Llagonne. - Comme je l'ai dit, dans mon établissement exercent deux anesthésistes italiens, qui nous avaient alertés sur la situation dans leur pays. Auparavant, nous avions eu l'expérience chinoise.

Pour autant, le 3 mars, lors de la réunion de ma communauté professionnelle territoriale de santé, personne ne portait de masque ! Un cas de covid a été signalé quelques semaines plus tard. Oui, je n'ai pas été vigilant du tout. Heureusement, on a pu dresser la liste de tous les participants à cette réunion.

Je vous rappelle quand même que, à Paris, depuis vingt ou trente ans, tous les Chinois portent un masque, contrairement aux « Gaulois ». On est en train de découvrir les choses.

M. Serge Smadja . - Oui, la gestion a été « hospitalocentrée » dans la mesure où cette maladie ne présente pas de signes de gravité dans 95 % à 98 % des cas.

M. Alain Milon , président . - Je vous remercie, messieurs, de ces propos fort instructifs. Bon courage pour la suite, parce qu'il y en aura obligatoirement une. Mais pas nécessairement une seconde vague.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition commune de M. François Baroin, maire de Troyes
et président de l'Association des maires de France, M. Frédéric Bierry, président du département du Bas-Rhin et président de la commission « affaires sociales et solidarité » de l'Association des départements
de France, et Mme Anne Hidalgo, maire de Paris

(mercredi 29 juillet 2020)

M. Alain Milon , président . - Nous clôturons nos travaux, poursuivis tout au long de ce mois de juillet, sur les aspects territoriaux de la gestion de la crise sanitaire en entendant ce matin M. François Baroin, qui est maire de Troyes et président de l'Association des maires de France (AMF), M. Frédéric Bierry, président du département du Bas-Rhin et président de la commission « affaires sociales et solidarité » de l'Association des départements de France (AMF), et Mme Anne Hidalgo, maire de Paris.

Ils nous feront part de leur retour d'expérience sur cette crise et, pour l'AMF et l'ADF, des retours qu'ont pu faire les différentes collectivités qu'elles représentent. Que faudrait-il faire différemment en cas de nouvelle pandémie ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François Baroin, M. Frédéric Bierry et Mme Anne Hidalgo prêtent serment.

Mme Anne Hidalgo, maire de Paris . - La crise du coronavirus a bouleversé nos vies. Nous nous sommes, en tant que société, en tant que pays, rendu compte à quel point notre équilibre est fragile et combien, dans de tels moments, la solidarité nous permet de tenir bon malgré les circonstances. J'ai vécu cette crise au plus près des Parisiennes et des Parisiens, et ce que j'ai vu pendant ces semaines me marquera à vie. Cette crise changera peut-être durablement notre manière de vivre. En tant que décideurs publics, elle nous impose aussi de changer nos manières de faire.

Face à une crise comme celle que nous avons traversée, et qui encore aujourd'hui est loin d'être terminée, il nous faut faire preuve d'humilité, de modestie, tant ce qui s'est passé était hors normes. À l'évidence, il faut réagir le plus vite possible, de la façon la plus adaptée au contexte local, et il faut faire coopérer deux échelles de décision et deux impératifs qui, en apparence, peuvent être contradictoires, mais qui, de fait, se révèlent complémentaires : d'une part, un commandement centralisé à l'échelle de l'État pour la gestion d'une crise sanitaire majeure, qui a de surcroît une dimension nationale et internationale, et, d'autre part, la nécessité de donner aux collectivités territoriales, plus opérationnelles et plus au fait des réalités locales, la liberté d'agir, de prendre des initiatives, d'aller au-delà des contraintes administratives pour trouver des solutions concrètes.

C'est ce que nous avons fait. Je l'ai vécu avec mon adjointe en charge de la santé, Mme Anne Souyris, ici présente. Je l'ai vécu à plusieurs reprises lors de cette crise, notamment dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) parisiens. Et nous avons bien vu dans les hôpitaux publics qu'un cadre administratif strict freine parfois la flexibilité, la réactivité et la créativité nécessaires pour faire face à une situation comme celle-ci. Le dépassement de ce cadre doit être, pour l'action publique, une leçon à tirer de cette crise, même s'il doit se faire au sein d'une coopération fluide et transparente entre les différents échelons de décision.

La Ville de Paris a été totalement en phase avec l'unité de commandement regroupant le préfet de police et le préfet de zone, en lien avec l'Agence régionale de santé (ARS) d'Île-de-France et, bien sûr, le préfet de région Île-de-France.

Nous avons assumé notre responsabilité à plusieurs reprises en agissant pour protéger, notamment les plus fragiles et, parfois, lorsque cela était nécessaire, en allant au-delà de doctrines nationales qui manifestement n'étaient pas toujours adaptées. Je pense bien sûr à la question des masques, mais aussi au dépistage systématique, notamment dans les Ehpad.

Dès la semaine du 23 mars, j'ai entrepris de faire évoluer la doctrine sur ces sujets. J'ai d'ailleurs plaidé régulièrement, dans les rendez-vous quotidiens que j'avais avec les autorités sanitaires et les représentants de l'État, pour une généralisation du dépistage et même pour le dépistage systématique, y compris des personnes non symptomatiques, en commençant par tous les Ehpad de Paris et d'Île-de-France.

Le 2 avril, j'ai demandé aux services de la ville d'engager directement, et sans attendre le feu vert des autorités nationales, une campagne de dépistage des personnels et des résidents des Ehpad, y compris asymptomatiques. J'ai pu mener cette campagne grâce au partenariat que nous avions tissé avec les laboratoires privés, qui nous ont fourni les tests PCR (Polymerase Chain Reaction) nous permettant de commencer. Ce n'est que le 6 avril que le ministre de la santé a annoncé à son tour une vaste opération de dépistage dans les Ehpad.

J'ai compris très vite que masques et tests étaient les deux éléments qui nous permettraient de reprendre une vie à peu près normale après le déconfinement. Dès le 29 mai, nous avons commencé à lancer des opérations partout dans Paris, accueillant jusqu'à plus de 1 000 personnes. Je pense à des dépistages systématiques et gratuits, à la fois par des tests PCR et sérologiques, par exemple sur le marché de Belleville ou dans des quartiers populaires où il y a peu de médecins traitants. Nous proposons désormais ce type de dépistage quotidiennement, notamment sur les deux sites de Paris-Plage. À la rentrée, nous recommencerons dans chaque arrondissement.

Nous avons pu agir concrètement sur les problèmes qui se posaient - parce que nous avions une expérience éprouvée de la gestion de crise -, en mobilisant les agents dévoués à leur mission de service public et tout l'écosystème parisien ; je pense aux réseaux associatifs, aux structures, aux relais que nous avons pu activer, dans des conditions très particulières, et qui nous ont permis d'avoir un levier d'action efficace, y compris dans la pire période du confinement.

En matière de gestion de crise, la ville a aussi une expérience particulière, puisque ces dix dernières années nous avons éprouvé des crises d'une intensité et d'une fréquence inégalées, ce qui nous a permis de tisser avec les autorités de l'État, à l'échelle du territoire, une relation de confiance précieuse en de telles circonstances. La confiance qui régnait entre nous et le préfet de police, le préfet de région, les autorités sanitaires, les sapeurs-pompiers, le SAMU, sans parler de tout le réseau associatif, nous a permis d'aller très vite et d'interagir avec beaucoup d'efficacité, dans le cadre d'échanges, je le redis, multiquotidiens et d'une grande fluidité.

Conformément à l'expérience que nous avions acquise au cours des crises précédentes, nous tenions une réunion de coordination tous les jours, autour de la préfecture de zone, avec l'ARS, le préfet, le rectorat, puisqu'un certain nombre d'écoles étaient demeurées ouvertes pour accueillir les enfants de soignants, et, plus généralement, tous ceux qui étaient en première ligne : j'avais demandé, là aussi en décalage avec la doctrine nationale, que l'on accueille les enfants des caissières, des employés de supermarché et des agents de la RATP, pour que nous puissions maintenir le niveau d'activité strictement nécessaire pendant le confinement. Les décisions prises lors de cette réunion étaient mises en oeuvre par la cellule de crise de la ville, qui se réunissait aussi quotidiennement, immédiatement à la suite de cette réunion. Il y avait donc une fluidité parfaite.

La ville a participé de manière très active et transparente à la coordination des actions, et elle s'est mise en capacité de présenter chaque jour un point complet des actions engagées et de toutes les situations signalées et connues par la collectivité. Nous tenons le recueil de tous ces documents à la disposition de votre commission d'enquête, qui y trouvera un compte rendu régulier, quotidien, de la situation et des actions entreprises.

Je pense à toutes les familles qui sont en deuil, ou qui ont encore des malades. Et je veux redire ici que les agents de la ville ont été, eux aussi, mobilisés comme jamais.

Les masques et les tests nous sont vite apparus comme des éléments-clés pour gérer la situation pendant le confinement et après le déconfinement. Or il y avait pénurie des uns comme des autres. Heureusement, la Ville de Paris avait renouvelé chaque année ses commandes de masques, et n'avait pas détruit ses stocks, que j'ai fait expertiser dès le premier jour du confinement par l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), en lien direct avec M. Martin Hirsch. C'est ainsi que j'ai pu fournir dès le début du confinement, c'est-à-dire le 16 ou le 17 mars, 2,5 millions de masques directement à l'AP-HP. En effet, les masques que nous avions stockés depuis 2012 étaient encore utilisables. Dès la première semaine, j'ai aussi fait livrer 500 000 masques à tous les médecins et infirmiers, bref au secteur libéral de la ville, qui était démuni alors qu'il était en première ligne. J'ai également fourni des masques à toutes les associations humanitaires intervenant auprès des personnes sans domicile fixe et sur la question de la grande précarité. Pour votre information, nous avons livré 17 000 repas par jour pendant le confinement, grâce à l'appui des services de la ville, des bénévoles, y compris de nombreux bénévoles extérieurs à la ville - évidemment, nous avons fourni des masques à tous ces intervenants.

J'ai aussi décidé de fournir en masques tous les Ehpad du territoire parisien dès la première semaine du confinement, pour équiper tous les personnels de ces établissements, y compris ceux qui ne sont pas gérés directement par la Ville de Paris. Nous avons coopéré avec les pharmacies pour déployer du gel hydroalcoolique, en nous appuyant sur l'initiative d'un pharmacien du sixième arrondissement, qui avait installé un centre de fabrication en plein Paris ! Grâce à lui, nous avons pu distribuer du gel et faire en sorte que, dès le début du déconfinement, il y ait du gel hydroalcoolique à disposition sur le mobilier urbain - en coopération avec la société Decaux, notamment.

Nous avons développé des campagnes massives de dépistage, en nous appuyant d'abord sur nos propres agents. Étant une grosse collectivité, la Ville de Paris a la chance d'avoir parmi ses employés des médecins et des infirmiers : tous sont venus prêter main-forte pour les opérations de dépistage.

Nous tirons aussi des leçons de cette crise pour notre propre organisation. J'ai pris la décision de créer une direction de la santé publique et de l'environnement, en étroite collaboration avec l'AP-HP et l'ensemble des acteurs territoriaux parisiens. Nous avons vu, en effet, que la coopération entre ville et hôpital a été vraiment intéressante. Malgré quelques difficultés au début, elle a bien fonctionné. Cette direction de la santé publique et de l'environnement permettra de la renforcer. J'ai décidé aussi la déconcentration totale de tous les services de la ville et la fusion du Centre d'action sociale de la Ville de Paris (CASVP) et de la Direction de l'action sociale, de l'enfance et de la santé (DASES), pour accroître la fluidité. J'ai décidé de donner aux maires d'arrondissement la possibilité de visiter les Ehpad de la ville et de faire des points réguliers avec les directions des Ehpad présents dans leur arrondissement. Comme les Ehpad relèvent du département, les maires n'avaient pas de facilités pour le faire. J'ai décidé la création d'une délégation d'adjoint au maire chargé de la résilience, notamment du suivi des équipements et des produits permettant de garantir la sécurité sanitaire en cas de crise sanitaire ou autre.

En ce qui concerne la relation avec l'État, nous voyons que le niveau territorial a plutôt bien fonctionné, de manière fluide et respectueuse des acteurs. Cela m'amène à penser que le niveau central doit être beaucoup plus fortement déconcentré et, en même temps, à espérer qu'une nouvelle étape de décentralisation puisse être engagée, afin de s'appuyer sur l'agilité des territoires qui, dans la gestion de ce type de crise, ont démontré qu'ils étaient sans doute les mieux à même de répondre aux attentes et aux besoins de leurs habitants.

M. François Baroin, maire de Troyes et président de l'Association des maires de France (AMF) . - Merci de m'avoir invité à participer à vos travaux. C'est l'occasion, pour l'AMF, de mettre en lumière le rôle et la place des collectivités, en particulier des maires, aux côtés de l'État dans cette crise qui fut, comme l'a dit très justement Mme Anne Hidalgo, hors norme, sans référence, pour laquelle nous n'avions pas de repères autres que notre volonté permanente, en tout temps, tout lieu, toute circonstance, d'être aux côtés de nos populations, pour les protéger, les rassurer, les accompagner.

Je partage tous les points qui ont été évoqués par Anne Hidalgo, en soulignant toutefois la singularité parisienne : le cadre général d'un statut, celui d'une ville-département, un lien très particulier avec l'AP-HP et une relation singulière, liée aux problématiques d'ordre public, avec la Préfecture de police de Paris.

S'il y a une singularité parisienne, il y a aussi beaucoup de points communs dans la manière dont nous avons été amenés, au jour le jour, à nous adapter, à nous associer, à être à l'écoute avec, à chaque minute, la claire conscience que cette crise est d'abord et profondément humaine. Elle est d'abord et profondément psychologique : elle réside d'abord et profondément dans l'état de sidération de nos populations, dans la peur, qui continue aujourd'hui encore à irriguer de manière très préoccupante nos territoires. Les conséquences de la sortie du confinement, y compris sur le plan psychologique, individuel ou collectif, doivent être au coeur de la réflexion sur une nouvelle organisation, pour mieux prendre en compte les problèmes qui se sont posés.

Je rappelle quelques principes simples. Tout d'abord, en matière de santé publique, les maires et les présidents d'intercommunalités n'ont pas de compétence. La santé est une mission régalienne, exercée sous l'autorité de l'État et, si les maires sont présidents de conseils de surveillance des hôpitaux, ils sont en général plutôt sur la cheminée, comme une horloge ! Je ne dis pas que c'est inutile - quelqu'un passe la poussière en début de semaine... Mais la responsabilité de l'organisation des voies et moyens pour avoir un hôpital efficace n'appartient pas au maire. Elle relève du directeur général, qui agit sous le contrôle de l'ARS, déclinaison régionale et territoriale du ministère de la santé.

Cette crise est venue de l'extérieur. Lorsque nous l'avons vue se développer en Chine, puis en Italie, un certain nombre d'élus ont commencé à anticiper les problèmes qui pouvaient se poser assez rapidement, notamment celui des masques.

La tension observée sur les masques a été le premier sujet de préoccupation des maires. Comment protéger nos populations ? Quels types de population devions-nous protéger ? Quels étaient les publics prioritaires ? La doctrine de l'État a été assez variable, évolutive, avec des crêtes et des creux, comme on dit pudiquement. Mais, pour être clair, on a habillé de mensonges une pénurie ! Et nous nous sommes retrouvés, les uns et les autres, dans nos territoires et nos départements, dans une situation d'extrême tension.

La priorité a été de servir la médecine de ville. Le ministère de la santé connaît incontestablement une hypertrophie hospitalière, qui s'est manifestée de manière spectaculaire à travers cette crise, comme d'ailleurs dans l'organisation du Ségur, auquel les collectivités locales ont été associées lors d'une première réunion. Pour des départements moyens, comptant 300 000 ou 400 000 habitants, l'hôpital est souvent le premier employeur, et le premier investisseur public. Il est fondamental dans l'équilibre, dans l'écosystème, dans le cadre général. Mais il n'est pas le seul à prodiguer des soins : 98 % des soins sont prodigués par la médecine de ville !

Or, tous les masques ont été affectés par priorité à l'hôpital. Et toute la médecine de ville, le secteur médico-social, les aides-soignantes, les infirmières et les pharmaciens se sont trouvés dès le début du confinement dans une situation d'absolue pénurie de masques. La première attention des maires a été de s'assurer de la distribution des masques au public prioritaire sur le plan médical, pour protéger des populations qui, elles-mêmes, étaient peu à peu touchées par la covid-19.

Deuxième élément de réflexion : le confinement a été une décision de l'État, et non des élus. Les maires sont intervenus tout au long du confinement, sous l'empire de l'état d'urgence sanitaire, que personne n'a contesté et qui avait du reste été validé par la représentation nationale après avoir été décrété par l'État. Les pouvoirs de police propre du maire ont été rognés par ce cadre juridique hors norme, exorbitant du droit commun, et dans lequel nous n'avions pas tous les moyens traditionnels dont dispose un maire. Le meilleur exemple de cette situation est certainement l'arrêté pris par M. Philippe Laurent, maire de Sceaux, et rendant le port du masque obligatoire dans tout l'espace public. Cet arrêté a été retoqué par le Conseil d'État, qui a fixé sa doctrine en rappelant que l'État avait les pleins pouvoirs dans ce domaine. Il ne s'agit pas pour moi de discuter cet arrêt du Conseil d'État : je ne fais que rapporter le témoignage d'un maire parmi tant d'autres, de mon point de vue de président d'une association qui coordonne et qui a une vision globale.

Je ne formule ici ni reproches ni critiques, et je pense même, comme l'a dit Mme Anne Hidalgo, qu'il fut extraordinairement difficile de gouverner au milieu de cette crise inédite, en s'appuyant sur une connaissance scientifique très parcellaire et encore évolutive. Cela doit nous amener, avec beaucoup d'humilité et ce sens des responsabilités dont nous avons fait preuve tout au long de la crise, à regarder comment on peut améliorer le système, et non à critiquer le passé, ce qui serait assez vain. Les commissions idoines, les institutions et autorités compétentes, auront éventuellement à se prononcer sur le passé. Pour nous, nous formulons des constats sur ce qui a fonctionné et ce qui n'a pas fonctionné.

Lorsque le confinement s'est mis en place, la priorité, pour les maires, a été de se débrouiller pour trouver des masques. Dans un second temps, ils ont été confrontés à la problématique des tests. Ils ont observé avec intérêt ce qui se passait dans d'autres pays, notamment en Allemagne. Cela a amené beaucoup de régions à prendre l'initiative, ce que je salue : elles ont ainsi marqué leur existence, elles ont investi, elles ont pris des contacts internationaux... Cela a permis d'éviter une casse plus importante.

Au fil de ces deux mois de confinement, il est apparu avec évidence qu'il y avait un double pilotage, par le ministère de la santé et par le ministère de l'intérieur. Le ministère de la santé fonctionne en silos - je suis d'autant plus à l'aise pour le dire que j'ai participé à des majorités ou à des gouvernements qui ont modifié la gouvernance hospitalière et l'organisation structurelle du ministère de la santé ! Il y a des personnes formidables dans ses services, ou dans les ARS, mais le ministère de la santé n'est pas le ministère de la logistique ni celui de la gestion de crise. Le ministère de la gestion de crise, pour les élus, pour les collectivités locales, c'est le ministère de l'intérieur, éventuellement le ministère de la défense, et probablement, en l'espèce, les deux. Or le ministère de l'Intérieur a été dans une double commande, mais en second rang. L'interlocuteur, pour les maires, était l'ARS. Mais les ARS sont de niveau régional et les ARS départementales avaient très peu de moyens et attendaient les consignes. Résultat, le temps de latence entre ce que demandait un maire et la retombée des informations était beaucoup trop important, dans le contexte d'une crise devant faire l'objet d'une gestion quotidienne.

La leçon que nous tirons est que, dans une crise de cette nature, il faut faire un choix. Nous aurions largement préféré que le ministère de l'intérieur soit celui qui gère cette crise. Nous aurions souhaité le rétablissement du Conseil national de sécurité civile, qui nous était familier et qui a été abandonné lors du mandat précédent. Nous aurions souhaité une intégration beaucoup plus importante des zones de défense et l'appui des militaires, puisque, au fond, c'était une guerre, d'abord et avant tout, de logistique, avec une pénurie de masques et la nécessité de faire assurer l'accompagnement de populations fragiles par les élus de proximité.

Cela aurait-il mieux fonctionné ? Il a été déclaré que c'était une guerre, probablement à juste titre. Une guerre se gagne par la logistique, et elle se gagne au dernier kilomètre. Or nous étions très loin, du côté de l'État, du dernier kilomètre. Si les maires ont occupé tant de terrain, c'est qu'ils étaient, eux, très près du coin de la rue ! Et ils ont eu la capacité, par des méthodes pragmatiques, de décider qu'un hôtel de ville, par exemple, devenait un centre logistique. C'est ce que j'ai fait à Troyes : j'ai décidé, au bout de quatre jours, de mettre en place à l'hôtel de ville un dispositif complet de logistique. J'ai eu l'accord tacite du préfet et de l'ARS, et je les en remercie.

Il faut dire que nous avons été favorisés, dans notre territoire, par la présence d'ouvrières du textile, ce qui explique mon masque - je ne le porte pas pour faire de la publicité à la marque qu'il arbore, mais en signe de remerciement pour toutes les ouvrières qui, dès le premier jour, sont retournées dans leurs usines, qui ont travaillé avec un courage extraordinaire, la peur au ventre, offrant 75 000 masques aux Troyens. Grâce à cet écosystème qui nous a favorisés, nous avons rapidement eu des masques chirurgicaux et des blouses, que nous avons stockés à l'hôtel de Ville et que nous avons distribués avec l'aide des agents techniques. Nous avons demandé l'appui, quelques jours plus tard, du cinquième régiment de dragons, dont la ville de Troyes est marraine, et je remercie les autorités concernées de leur accord tacite.

Cette organisation logistique a largement rassuré la population, ce qui était le premier objectif, et a permis de protéger les soignants, ce qui n'était pas moins important. Cela nous a mis en position, ensuite, de créer un dispositif d'accompagnement de la sortie progressive du confinement.

Pour résumer, le ministère de la santé fonctionne en silos, à l'échelle régionale, avec à tous les étages du personnel de grande qualité et de bonne volonté, mais qui n'était pas formé pour gérer cette problématique logistique. Nous devons tirer les leçons de cette crise, puisque votre commission d'enquête a vocation à connaître de la réalité des faits, pour ceux qui étaient aux responsabilités, et à éclairer l'opinion, ainsi que certainement la représentation nationale, sur les choix opérés pour la suite.

Les maires sont intervenus pendant toute la période préalable au déconfinement, mais pas pour le confinement, pour lequel ils n'ont pas été sollicités. Ils ont donc été non pas des acteurs du confinement, mais des agents de l'État au service d'une décision de l'État et de la déclinaison locale d'une politique de santé portée au niveau national, sous l'autorité de l'État. Je souhaite à ce propos rendre hommage à tous les agents territoriaux, qui ont été, sur tout le territoire français, au premier rang, avec beaucoup de courage et de force. Je pense aux agents de propreté, aux rippeurs, aux policiers municipaux, aux agents techniques qui ont été réquisitionnés ; je pense à tous ceux qui ont accompagné un certain nombre d'associations pour garantir l'alimentation des plus fragiles, à ceux qui travaillaient à domicile, pour organiser des systèmes d'accompagnement et de suivi par téléphone, ce qui nous a permis d'éviter le pire.

Pour autant, pas une seconde ne passe sans qu'un maire ne pense aux familles endeuillées. L'abondance des décès a été très douloureuse pour tout le monde. Dans le Grand Est, il n'y a pas une famille qui ne connaisse quelqu'un qui a perdu un proche. Les services funéraires organisés par la ville resteront comme des traces indélébiles dans la mémoire de l'histoire de ces familles. Nous avons en effet été contraints de fixer un cadre réglementaire tragique, limitant à dix le nombre des assistants, imposant des distances de sécurité, interdisant de dire au revoir à la personne décédée ou de se recueillir sur le corps, et même de l'observer à distance. Cela restera comme une expérience très singulière...

Néanmoins, nous avons répondu « présent » à tous les étages des responsabilités qui étaient les nôtres, et d'abord en tant qu'agents de l'État, dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, au service d'une politique publique de santé hors norme.

Pour les masques, l'AMF a été un acteur parmi d'autres, mais un acteur rapide et véloce, puisque nous avons commandé près de 7 millions de masques à destination de 54 départements, pour plusieurs centaines de communes qui n'avaient les moyens ni d'avoir accès à des masques qui n'existaient pas ni de passer elles-mêmes les commandes, parce qu'elles ne connaissaient pas les structures, les fournisseurs et encore moins le cadre général de logistique. Nous avons donc été un prestataire au service des communes.

En ce qui concerne les tests et l'isolement, nous n'avions pas les mêmes moyens qu'à Paris dans toutes les communes de France ! Beaucoup de communes ont essayé de prendre l'initiative. Malheureusement, une pénurie de tests a été observée dans de très nombreuses régions, et même, ce qui est plus surprenant pour ceux qui, comme moi, ne sont pas issus du corps médical, une pénurie de réactifs. Il ne suffisait pas d'avoir des tests : on nous disait qu'il faudrait attendre les résultats pendant trois jours, faute de disposer de réactifs, qu'il fallait faire venir d'une autre région. Il a donc fallu organiser en urgence des dispositifs pour s'en procurer, et je rends hommage aux départements, qui ont créé un lien avec les laboratoires vétérinaires, dont la puissance est plus importante et grâce auxquels nous avons pu rattraper un peu de retard.

Les relations avec les ARS ont été très inégales. En Île-de-France, de l'avis général d'à peu près tous les élus, cela s'est relativement bien passé. Dans le Grand Est, l'appréciation est légèrement différente. Nous avons été interloqués d'apprendre que notre ARS gérait depuis Paris une partie de la crise, alors que nous avions le foyer épidémique le plus puissant en France. Et son directeur général n'a pas pu prendre l'avion présidentiel lorsqu'Emmanuel Macron s'est rendu à Strasbourg, parce qu'il y avait plus de place... Il était donc à Paris lorsque le chef de l'État est venu annoncer la mise en place de l'hôpital militaire ! Nous n'avons pas de mauvaises relations avec lui, mais cela interpelle. Et quelques jours plus tard, au coeur de la crise, alors que la problématique comptable et budgétaire était évoquée, il a insisté sur le fait que Nancy devrait atteindre les objectifs de réduction d'effectifs et de moyens affectés au centre hospitalier ! Bref, nous avons eu un sentiment d'éloignement, même si les représentants de l'État, les préfets, ont essayé de faire au mieux. La coordination générale a fait ressortir les ARS comme étant des éléments à part, éloignés du problème que nous vivions, à savoir protéger la médecine de ville et les populations en organisant des distributions de masques et des campagnes de tests.

Ce qui s'est passé dans les Ehpad est un immense sujet, qui relève davantage des départements, et je pense que votre commission d'enquête aura à connaître, dans le détail et précisément, jour après jour, des consignes qui ont été données, du cadre général et de la réalité de ce qui s'est passé.

En ce qui concerne les écoles, nous sommes intervenus clairement auprès du ministère de l'éducation nationale, pour le confinement et pour le déconfinement. Pour tout ce qui relève de la petite enfance, de l'accueil des enfants des personnels prioritaires et des protocoles sanitaires d'accueil, cela s'est passé aussi bien que possible. Et la continuité des services publics s'est organisée dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire.

Si nous n'avons pas été associés au confinement, nous avons été pleinement associés au déconfinement. Nous avons été des acteurs de l'écriture de ce qu'a proposé l'État. L'État a compris très rapidement - il faut lui rendre hommage sur ce point - que c'étaient les maires et les élus locaux qui seraient au premier rang. Nous avons eu de nombreux échanges avec M. Castex, qui nous sont permis de fixer, et d'une certaine manière d'imposer, la responsabilité du préfet de département, dont nous souhaitons qu'il se réapproprie l'autorité sur l'ensemble des administrations, des ARS aux recteurs. Cette déconcentration, indispensable, est l'une des leçons de la crise.

Dans l'organisation du déconfinement, la problématique majeure a été celle des écoles. Lors des débats sur le renforcement du cadre juridique, nous avons entendu des choses qui ne flattaient pas les oreilles, mais nous ont tout de même interpellés. L'éducation est nationale, elle n'est pas municipale. Lorsque l'État demande à un maire d'intervenir sur le temps de l'Éducation nationale, celui-ci peut le vivre comme une demande autoritaire d'une municipalisation de l'éducation nationale, avec une part de responsabilité qui ne peut pas être la sienne, puisque, justement, sa responsabilité n'intervient que dans le temps qui n'est pas celui de la diffusion du savoir et du programme de l'Éducation nationale.

C'est cela qui a amené les maires à souhaiter que la représentation nationale renforce leur protection juridique, ce qui a été suffisamment bien fait pour nous amener jusqu'au 10 juillet, date de fin de l'état d'urgence sanitaire.

Enfin, avant que vous n'entriez dans le dur de la préparation de la loi de finances, pour être au rendez-vous de la relance de l'investissement public, je souhaite rappeler que ce dernier est porté, à hauteur de 70 %, par les collectivités locales.

M. Frédéric Bierry, président du département du Bas-Rhin et président de la commission « affaires sociales et solidarité » de l'Association des départements de France (AMF) . - Je structurerai mon intervention en trois temps. Je ferai tout d'abord la chronologie de la crise, au regard de la situation particulière que l'Alsace a pu vivre pendant cette période, puis j'élargirai mon propos à l'engagement des départements de France, avant de tirer les leçons de la crise et de formuler quelques propositions.

En Alsace, nous avons vécu une situation sanitaire inédite, avec le cluster de Mulhouse, qui a eu ensuite un impact majeur sur le territoire. Sur une population de quelque 2 millions d'habitants, l'Alsace a enregistré près de 1 500 décès. Nous avons donc été meurtris. Quand on vous annonce chaque jour une dizaine de décès dans les Ehpad, c'est particulièrement difficile à vivre. Nous avons tous des connaissances qui sont décédées, à tous les âges de la vie. Pour ma part, deux de mes collaborateurs sont décédés de la covid, alors qu'ils avaient moins de 50 ans. Nous sortons tous avec une forte douleur de cette situation de crise particulière.

Nous nous sommes engagés dans la vie publique pour servir nos concitoyens et porter des dynamiques de territoire. Et nous nous sommes retrouvés propulsés, sans apprentissage, dans une action ayant pour but de sauver des vies. Il fallait être dans l'agilité et la réactivité. Au début du mois de mars, on nous a dit que c'était une grippe un peu plus sévère que d'habitude et que les personnes les plus touchées étaient les personnes âgées. Les présidents de département ayant la responsabilité des personnes vieillissantes, nous nous sommes tous sentis directement concernés.

D'emblée, au vu les premiers signes de l'épidémie à Mulhouse, j'ai déclaré qu'il fallait absolument prendre des mesures de confinement dans les Ehpad. C'était avant toute décision de l'État.

Lors des premières rencontres avec l'ARS, on nous disait qu'il fallait mettre en place dans les Ehpad les mêmes mesures que pour une grippe classique. Toutefois, il existe une grande différence entre une grippe classique et le covid. Dans le cas d'une grippe classique, la plupart des pensionnaires des Ehpad sont vaccinés et il n'y a pas de gens asymptomatiques. La situation justifiait donc une position différente. C'est ce que j'ai proposé d'emblée à l'ARS, et elle l'a accepté.

Dès le début du mois de mars, des mesures de confinement ont été décidées. L'organisation mise en place m'a permis d'être en lien tous les jours - j'insiste sur ce point - avec chaque Ehpad. Je connaissais donc au quotidien le nombre de personnes touchées ou soupçonnées d'être touchées, qu'il s'agisse des pensionnaires ou du personnel soignant.

Nous avons aussi très vite pris conscience que nous aurions des problèmes de personnel : nombre d'agents étaient touchés. Nous avons tout de suite mis en place des réserves. Plus de 400 sapeurs-pompiers du département sont intervenus en soutien. Nous avons aussi procédé au glissement des tâches pour faire du zonage. Idem pour les dérogations au temps de travail. Nous avons développé la télémédecine. D'emblée, très tôt, nous avons pris des mesures de confinement et d'accompagnement des équipes des Ehpad, ce qui a été fondamental. Si nous avions pu réaliser des tests immédiatement - nous les avons demandés dès le début du mois de mars - nous aurions pu réduire de moitié au moins les décès dans les Ehpad. Bien involontairement, les professionnels de santé symptomatiques ont contribué à communiquer la maladie, ce qui aurait pu être évité.

Quoi qu'il en soit, ces mesures fortes ont permis de limiter la casse : sur les 138 Ehpad du département du Bas-Rhin, un peu plus de 90 ont été touchés et certains ont pu éviter la crise.

Par ailleurs, nous avons été confrontés à un besoin criant en masques, en gel et en surblouses. Nous n'étions pas préparés du tout. Contrairement à la Ville de Paris, la plupart des départements n'avaient pas de stocks pour faire face à une crise importante. Nous avons donc fait feu de tout bois. Nous avons fait appel à société civile et aux entreprises, qui ont été un soutien majeur durant cette période.

Initialement, j'ai respecté le rôle de l'ARS. Je la prévenais lorsqu'une entreprise m'informait qu'elle avait des masques à nous donner. Un ou deux jours après, l'entreprise me rappelait pour me dire que personne n'était passé les chercher ! Je ne remets pas en cause l'engagement des personnes : l'ARS n'avait pas l'agilité nécessaire pour aller chercher les masques. Nous avons donc décidé de prendre en main la logistique, avec l'accord de l'ARS, qui nous a tout de suite soutenus. Le département du Bas-Rhin distribuait par semaine 250 000 masques à plus de 300 établissements : Ehpad, protection de l'enfance, établissements de handicap. En parallèle, en lien avec les maires et les présidents des intercommunalités, nous avons progressivement organisé une livraison de masques à la population.

Je salue, pour ce qui concerne le lien noué avec l'État durant cette crise, l'organisation d'une sphère publique territoriale portée par notre préfète, Mme Chevalier, qui a été d'une rare efficacité. Elle a fait preuve d'une écoute forte, dans le respect du rôle des collectivités locales. Le centre opérationnel départemental que nous avons conduit ensemble a montré toute sa pertinence.

Grâce à ce travail en commun, des indicateurs journaliers nous ont permis de réaliser une analyse et un tableau de bord adaptés à la situation. Parmi les propositions que je formulerai tout à l'heure, il me semble cohérent que le préfet ait un rôle de contrôle sur l'ARS ou de soutien plus fort à cette dernière, afin de permettre une action plus concrète, efficace et globale.

Nous sommes devenus une plateforme de distribution de masques. Les hôtels du département sont aujourd'hui des lieux de logistique, dans les couloirs desquels on trouve des centaines de milliers de masques. Nous avons aussi oeuvré rapidement pour organiser une filière de production. Un pôle textile Alsace s'est constitué, que nous avons accompagné. Nous avons acheté plusieurs millions de masques, ce qui a permis aux entreprises de faire évoluer leur outil de production et de passer de quelques dizaines de milliers de masques produits par semaine à près de 1 million. Cela permet non seulement de couvrir le territoire alsacien, mais également les territoires limitrophes. C'est grâce à la commande publique que l'outil de production a pu être transformé.

Nous avons ainsi distribué deux masques lavables par habitant. Le déconfinement ne devait pas être possible tant que tous les Alsaciens n'étaient pas couverts en masque : c'était à mes yeux un prérequis.

Nous avons établi en parallèle un plan de continuité des activités qui étaient nécessaires : 90 % des agents se sont retrouvés en télétravail, mais nous avons été très attentifs à rester aux côtés des personnes les plus fragiles. Nous avons mis en place des aides d'urgence : soutien aux associations caritatives, renfort de la protection maternelle et infantile, lien avec les assistantes maternelles et les assistantes familiales. Cela vaut non seulement pour le département du Bas-Rhin, mais aussi pour l'ensemble des départements.

Notre enjeu était de faire aller la chaîne de solidarité jusque chez l'habitant. Nous avons mis en place un partenariat très fort avec les communes et les acteurs associatifs ; il convient également de saluer l'engagement des entreprises. Nous avons néanmoins rencontré un écueil : nous n'avions pas le droit de communiquer aux maires les noms des bénéficiaires de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), du revenu de solidarité active (RSA) ou de la prestation de compensation du handicap (PCH). On a fini par obtenir cette permission, mais bien avant cette autorisation et au vu de l'urgence, j'ai décidé de passer outre cet interdit.

Notre engagement a été fort auprès des établissements scolaires : distribution de tablettes, mise en place d'une aide aux devoirs dans certains départements, accueil des enfants des personnels prioritaires dans les collèges, mise en place de plateformes téléphoniques.

Nous avons également mis en oeuvre des solutions hébergement en hôtel en cas de violences familiales exacerbées par le confinement.

Comme je l'ai souligné, si nous avions fait du dépistage plus tôt, nous aurions pu éviter des morts. Il a fallu beaucoup de temps pour obtenir l'autorisation de réaliser des tests. Or les 74 laboratoires des départements de France peuvent réaliser par jour 25 000 tests virologiques et 80 000 tests sérologiques. Nous avons enfin les autorisations pour les tests virologiques, mais toujours pas pour les tests sérologiques. C'est un vrai problème.

Sur le plan sanitaire, nous avons construit une capacité à protéger, à tester et à isoler. Nous sommes mieux armés pour affronter la crise si elle devait s'aggraver, comme de premiers signes inquiétants semblent l'indiquer.

Nous avons aussi travaillé sur la crise économique et sociale. Soutenir l'économie est un enjeu majeur. Pouvons-nous nous permettre, au vu de la situation économique, de perdre un partenaire ? Je pose cette question dans le cadre de la révision de la loi NOTRe. On parle beaucoup de la capacité d'agir des départements dans l'économie de proximité et de la souveraineté économique, mais la souveraineté économique aujourd'hui concerne la santé, l'alimentation, les mobilités, les énergies renouvelables, le bâtiment. À défaut d'avoir une telle souveraineté sur nos territoires, je crains que, à l'avenir, nous ne soyons en difficulté.

Quelles leçons devons-nous tirer de la crise ? Il existe un fossé entre les procédures technocratiques et administratives imposées et le cousu main attendu par nos concitoyens. C'est vrai dans cette période de crise, mais c'est vrai aussi dans le quotidien de l'action publique.

L'organisation centralisée de la santé est inadaptée dans ce type de situation, mais souvent aussi en termes de service public de santé attendu par nos concitoyens. Je constate également que le périmètre régional est trop grand. Ce n'est pas vrai partout, mais avec dix départements, c'est vrai chez nous. Certains présidents de département du Grand Est n'ont toujours pas pu rencontrer, au bout d'un an et demi, le président de l'ARS. Les délégations départementales de l'ARS n'ont aucun pouvoir. Elles ont été vidées de leur substance et on a rajouté à l'ARS centralisée des hauts fonctionnaires, qui ne sont pas capables de franchir le dernier kilomètre. Je ne remets pas en cause les capacités ni l'engagement des personnels ; il a été manifeste. Pour autant, se pose un problème concret : ils ne pourront pas prendre en charge le dernier kilomètre !

Les professionnels du soin dans le secteur médico-social et social ne sont pas suffisamment valorisés. Prendre soin de nos concitoyens et les accompagner sanitairement est un besoin primaire de chacun. Le Ségur de la santé répond partiellement à cette problématique, via une augmentation des salaires.

Quelles sont nos propositions au regard de ce constat ? Il faut redonner le pouvoir d'agir aux collectivités et à la sphère publique territoriale. Cela passe par le droit, par des moyens, mais aussi par la maîtrise de ces moyens financiers, pour agir en termes de gestion de la santé.

Le terme « Ségur » pour qualifier ce plan m'a beaucoup gêné : je l'ai personnellement appelé le plan « haute administration Ségur ». Pourquoi Ségur ? La santé doit se construire à partir des territoires et de la vie quotidienne de nos concitoyens. C'est sur le terrain que l'on doit penser le service public de la santé, au regard des besoins de chaque territoire. Dans cette perspective, les départements peuvent très bien jouer un rôle de chef de file, en lien avec le bloc local, pour mieux coordonner le sanitaire et le médico-social. Construire à partir des contrats locaux de santé une vraie stratégie autour de la santé est un enjeu majeur. Il faut également réduire le périmètre des ARS, pour garantir leur connaissance du territoire.

S'agissant des besoins en soins, il nous faut une capacité d'agilité, de décision, de réactivité à la bonne échelle. Que le préfet retrouve une autorité naturelle sur l'ARS me semble tout à fait opportun.

Dans nos réflexions territoriales, j'appelais de mes voeux avant la crise, la mise en place de groupements hospitaliers transfrontaliers dans les territoires transfrontaliers. Si cela avait été fait, je vous assure que l'on aurait pu largement couvrir les besoins d'accueil des malades en situation d'urgence du Grand Est. Il faut donc travailler à l'échelle transfrontalière.

Le décloisonnement du médicosocial et du sanitaire me semble essentiel, et, lorsque vous examinerez la future loi autonomie, il vous faudra être attentifs à cet aspect des choses et éviter une approche séparée domicile-hébergement. Nous formulerons des propositions en ce sens.

Je conclurai sur la prise de conscience du coût du service public. La fiscalité doit retrouver son assise territoriale. Le consentement à l'impôt ne sera rétabli que si nos concitoyens peuvent faire le lien entre un service public rendu et le coût de ce service. Si nous n'y parvenons pas, alors cela ne vaut pas la peine de parler de décentralisation, de différenciation et de déconcentration, même si mêler ces trois aspects a du sens, à condition d'y mettre du contenu.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Je remercie les intervenants de leurs propos liminaires.

Nous essayons ici de comprendre, pour améliorer la réponse de notre pays à une éventuelle future situation de même ordre. Depuis que nous avons entamé nos travaux, nous avons été avisés que, dès le mois de janvier, des alertes avaient été émises, ce dont nous n'avions pas connaissance. Ainsi, un directeur d'ARS nous a indiqué avoir organisé sa première réunion de crise vers le 20 janvier.

Entre le 20 janvier et le mois de mars, bien des choses ont été faites. Je salue d'ailleurs tous les acteurs qui se sont vraiment investis dans tous les domaines pour tenter d'apporter la meilleure réponse possible. Il faut regarder ce qui a bien fonctionné et ce qui a moins bien fonctionné entre les différents acteurs, mais à partir du mois de mars, notre pays s'est mis en situation de lutter contre l'épidémie.

Le mois de février est un mois un peu étonnant, et j'aurais aimé avoir votre sentiment sur ce qui s'est passé au cours de ce mois. Tous les trois, vous nous avez expliqué - ce constat est largement partagé - que la répartition des responsabilités entre les acteurs pourrait être améliorée. Anne Hidalgo a dit plusieurs fois qu'il fallait dépasser le cadre ou qu'il fallait accorder de nouvelles libertés aux collectivités territoriales. François Baroin a expliqué quant à lui que la répartition actuelle des responsabilités n'était pas optimale, y compris dans le pilotage de la réponse à une crise ce type.

Nous cherchons ce que pourrait être une meilleure organisation. Entre la tribune des présidents de région, qui nous expliquent que c'est à eux qu'il faut donner des compétences supplémentaires, les maires qui expliquent que, étant au plus près des populations, ils doivent être mieux reconnus - j'entends tout à fait ce discours -, les départements, qui revendiquent une certaine compétence sur la gestion de cette crise - d'ailleurs, le Premier ministre a fait le choix du niveau départemental -, et Xavier Bertrand, ancien ministre de la santé, qui, lors de son audition à l'Assemblée nationale, a livré une analyse très intéressante, expliquant que la santé devait redevenir un sujet régalien et que l'État devait s'en emparer bien plus qu'il ne le fait actuellement, on peut se demander quelle serait la bonne architecture, la répartition nouvelle des compétences en matière de santé.

J'en viens à ma dernière question. On voit bien parfois le caractère relatif de ces questions d'organisation. M. Bierry a ainsi souligné que, dans tel département, le préfet, qui, aux termes du code de la santé publique, est chargé de gérer ce type de crise, a bien travaillé avec l'ensemble de ses interlocuteurs, tandis que, dans tel autre département, il n'en a pas été de même.

Au fond, pour reprendre le constat d'une personnalité que nous avons auditionnée hier, la santé publique est-elle gouvernée dans notre pays ? Les différents acteurs institutionnels sont-ils formés à cette gouvernance ? La réponse qui a été apportée dans la région Grand Est n'a-t-elle pas été une réponse hospitalière dans un cadre de quasi-médecine de catastrophe ?

J'ai entendu citer les contrats locaux de santé, et l'on pourrait en citer d'autres : comportent-ils un plan de gestion des épidémies ? Quelle lecture faites-vous de la réponse qu'a apportée notre pays ? Était-ce vraiment une guerre, ou était-ce une crise de santé publique qui aurait nécessité que nous soyons culturellement et politiquement prêts pour l'affronter, comme d'autres pays l'étaient ?

M. Alain Milon , président . - Je reconnais bien là l'appétence intellectuelle de Bernard Jomier pour ce sujet. Dans vos réponses, vous n'êtes pas obligés de développer un programme présidentiel sur l'organisation de la santé !...

Mme Anne Hidalgo. - Je n'en avais pas l'intention !

Avant même le confinement, le premier événement auquel je suis confrontée à Paris en tant que maire, c'est le Nouvel An chinois, qui commence le samedi 25 janvier. Comme c'est la tradition, je rencontre, avec Jérôme Coumet, le maire du treizième arrondissement et toutes les associations présentes, qui sont en alerte totale. Elles nous disent qu'il faut annuler les festivités. Évidemment, nous n'avions aucune indication nous poussant à agir en ce sens, d'autant que le Nouvel An chinois dure plusieurs semaines, avec plusieurs grands défilés.

Mon cabinet prend tout de suite l'attache du ministère de la santé pour demander s'il existe des directives particulières. On nous dit que non. Les associations de ressortissants franco-chinois me disent néanmoins prendre la décision d'annuler et me demandent de les accompagner dans cette décision.

Jérôme Coumet et moi-même sommes pris totalement au dépourvu, mais nous décidons de les accompagner. À partir de ce moment, qui coïncide à peu près avec la diffusion des premières images du confinement à Wuhan, je confirme l'annulation des festivités - cela me vaut quelques remarques dans la presse sur le fait que je me mêlais de choses qui n'étaient pas de ma compétence -, décision qui vaut également pour le très grand défilé, censé avoir lieu quinze jours après dans les rues du treizième arrondissement.

Au regard des informations que nous rapportent les associations de Franco-Chinois à Paris, j'écris le 31 janvier à la ministre de la santé pour lui demander des consignes. Avec mon adjointe Anne Souyris et mon adjoint chargé des affaires scolaires Patrick Bloche, nous avons pris conscience des nombreux allers et retours de ces Franco-Chinois entre la Chine et le treizième arrondissement, d'autant que nous étions en période de vacances scolaires. C'est pourquoi j'ai proposé de mettre en place, sinon un confinement, du moins des mesures de quatorzaine de toutes les personnes revenant des zones infectées, avant qu'elles ne retrouvent le chemin de nos écoles.

Longtemps après, j'ai reçu une réponse allant dans ce sens, même si, dans un premier temps, les autorités de l'État m'ont dit que ce n'était pas nécessaire à ce stade, compte tenu des connaissances que l'on avait alors sur ce virus.

Pour autant, nous avons mis en place au début de février ce dispositif, aux termes duquel tout enfant qui revenait de Chine ou qui avait côtoyé quelqu'un revenant notamment de ce pays passait quatorze jours chez lui avant de revenir en classe.

Dès le 3 février, nous installions à l'hôtel de ville une cellule de veille, puis une cellule de crise, qui se réunissait quotidiennement. Chacune des directions établissait un rapport, tandis que nous associons les maires d'arrondissement pour suivre l'évolution de la situation. J'étais aussi quotidiennement en lien avec Martin Hirsch pour mesurer les capacités d'accueil des hôpitaux. En effet, nous nous inquiétions d'un possible manque de lits et de personnel.

Le mois de février n'aura donc pas été pour moi un mois de confinement, mais un mois d'hyperactivité, pour préparer, gérer et anticiper ce qui allait peut-être se passer.

J'ai pris également l'attache, par mes contacts internationaux, d'un certain nombre d'acteurs qui avaient une connaissance du terrain. Je me suis entretenue longuement avec Philippe Klein, médecin généraliste français qui a vécu toute l'épidémie à Wuhan. Il me dit alors très clairement que ce qui se passe dans cette ville risque de se passer chez nous, qu'il est essentiel de disposer de masques, de faire des tests et que l'on peut alors s'en sortir avec un confinement court de quinze jours.

Telles sont les informations dont je disposais avant le confinement et au moment où le confinement entre en vigueur.

J'ai échangé aussi beaucoup avec mes collègues étrangers. Je pense à mes collègues italiens - nous participons au même réseau de villes -, en particulier le maire de Milan ; je pense au maire de Séoul, qui vient malheureusement de décéder, qui a une expérience particulière dans la gestion de cette crise, d'autant que la Corée, qui a une autre culture et une autre approche que la nôtre, n'a pas eu recours au confinement, mais a utilisé de façon massive les masques et les tests.

Je me suis donc nourrie de ces situations, tout en me demandant - nous sommes en février - comment se traduirait un confinement dans une ville comme Paris, compte tenu de sa densité et de son niveau d'activité.

Faut-il revoir la copie en matière de gouvernance de la santé publique ? Oui, complètement. Heureusement, l'hôpital a tenu, grâce au personnel hospitalier, grâce à toutes ces femmes et à tous ces hommes qui se sont battus pour sauver des vies. Je leur dis évidemment mon admiration et ma reconnaissance.

L'autre versant, c'est la médecine de ville, ce sont les centres de santé. Et l'on s'est aperçu très vite que les personnes les plus vulnérables étaient bien sûr les plus âgées et les plus fragiles, mais que cette épidémie - c'est sa dimension sociale - frappait ceux qui vivaient dans des appartements trop petits et ceux qui n'avaient pas de médecin traitant. Dans des quartiers entiers de Paris, notamment dans le dix-neuvième arrondissement, une très large part de la population n'a pas de médecin traitant.

Nous avons essayé d'agir avec les acteurs locaux, en profitant de notre expérience, à laquelle Bernard Jomier a d'ailleurs beaucoup contribué lorsqu'il était adjoint à la santé. Anne Souyris, qui lui a succédé, a veillé à établir un lien permanent entre les populations, la médecine de ville, les infirmières libérales, les centres de santé et l'hôpital.

La leçon que je tire pour ce qui concerne la gouvernance, c'est qu'il faudrait créer une direction de la santé publique à Paris, en lien avec l'AP-HP, justement parce que je veux une structure qui ne soit pas sans lien avec l'hôpital, mais qui ne soit pas non plus dans l'hôpital, afin de ne pas se couper de tout ce qu'apporte un maire dans son travail auprès des populations et des autres acteurs.

Notre expérience dans la lutte contre le SIDA nous a servis. Notre stratégie « Paris sans SIDA » se fonde sur une approche communautaire, c'est-à-dire que nous nous intéressons aux populations cibles auxquelles il faut délivrer des messages différents selon leur nature. En adoptant cette stratégie avec les associations, avec la médecine de ville, avec des spécialistes, avec l'hôpital, avec les services sociaux de la ville, nous avons réussi pour la première fois l'année dernière à réduire de 16 % à Paris le nombre de contaminations par le SIDA chez les hommes ayant des rapports avec des hommes, ce qui n'était jamais arrivé. Forts de cette expérience, nous nous sommes dit qu'il fallait une direction de la santé publique déconcentrée, qui ne soit pas à l'échelle uniquement de la mairie de Paris.

Je ne sais pas s'il s'agit d'une guerre, mais, en tout cas, c'est dans la proximité que la gestion doit se faire. C'est en connaissant le terrain que l'on a justement cette capacité à apporter des réponses et à coordonner les acteurs, lesquels, partageant ce qu'ils ont vu, peuvent proposer des solutions évidentes.

Dans les Ehpad, on a bien vu que si l'on ne testait que les personnels symptomatiques, on n'allait pas s'en sortir, parce qu'une partie des contaminations étaient le fait de personnes asymptomatiques continuant à travailler. C'est pourquoi nous nous sommes battus pour que des tests soient réalisés sur ces personnes, afin de casser les chaînes de transmission de la maladie.

Il faut donc partager, dans la proximité, ce que l'on observe sur le territoire ; c'est possible, car les acteurs à l'échelle du territoire sont connectés entre eux. J'ai beaucoup appris notamment de la gestion des attentats de 2015 : il faut évidemment une unité de commandement ; il faut évidemment que le préfet, en l'occurrence à Paris le préfet de police, prenne la main de cette unité de commandement ; il faut évidemment que chacun travaille dans le respect des fonctions et des responsabilités des uns et des autres et dans la confiance.

Il est vrai que, pour nous, à Paris, le réflexe consistant à se mettre immédiatement en mode de gestion de crise, dans le respect des fonctions de chacun et dans l'écoute des uns et des autres, change la donne.

Il faut aller vers cette proximité, et l'on ne peut pas s'en tenir à une simple réorganisation de la gouvernance des grands hôpitaux ou du ministère de la santé, sans déconcentration, sans connexion avec les maires et les acteurs de chacun des territoires, dont les départements.

Je rejoins tout à fait ce qui a été dit : c'est nécessaire pour que nos concitoyens sachent ce qu'est le service public. Ce n'est pas uniquement en temps de crise que nous devons travailler ainsi ; c'est de façon quotidienne et permanente.

M. François Baroin. - Après les propos d'Anne Hidalgo sur le rôle et la place des soignants, je veux dire que l'on ne manquera jamais une occasion de leur rendre un hommage extraordinaire. Le 14 juillet, de nombreuses communes françaises ont pris l'initiative de prendre en photo des infirmières et des médecins et de les afficher dans les rues. Faute de feux d'artifice, la tonalité de fête nationale était moins présente, mais elle a été remplacée par une fête de reconnaissance nationale de nos soignants, qui, au front, ont été courageux, solidaires et remarquables. Je veux le dire d'entrée, puisque vous abordez cette question de la politique publique de santé.

J'indique également que je n'égrainerai pas un quelconque programme présidentiel ; je livrerai simplement quelques réflexions sur deux sujets complètement différents, qui sont le fruit de mon expérience en tant que président de conseil d'administration, président d'hôpital et maire depuis vingt-cinq ans - maire parmi d'autres, qui a beaucoup échangé au cours de cette crise, par exemple avec Anne Hidalgo. Même si la situation parisienne est différente, ce que cette dernière a mis en place dans sa ville a nourri notre réflexion sur la manière dont ces actions pouvaient être déclinées à l'échelle territoriale.

Le ministère de la santé produit des normes et gère des objectifs nationaux de dépenses d'assurance maladie. Une fois encore, je ne fais aucun procès aux personnes qui y travaillent ou qui oeuvrent dans les agences régionales de santé ; qu'elles soient biologistes, pharmaciens ou hauts fonctionnaires, elles sont au service de la santé publique, et ce n'est pas leur bonne volonté qui est en cause. Mais leur mission, c'est de produire des normes, de générer des flux administratifs et de gérer les contraintes budgétaires, plus ou moins dans le cadre de l'Ondam, l'objectif national de dépenses d'assurance maladie, qui est fixé chaque année par le Parlement. De fait, le ministère de la santé n'est pas un ministère de la logistique.

Pour répondre à la question du calendrier, globalement, les premières alertes sont venues d'Italie. Certes, tout le monde savait ce qui se passait en Chine, mais ce pays apparaissait comme assez lointain. La présence d'une diaspora chinoise à Paris a constitué un premier élément de compréhension pour les élus territoriaux, mais Paris, c'est assez loin aussi, pour beaucoup de communes. Cette distance et cet éloignement ont probablement donné le sentiment à certains qu'ils étaient protégés et préservés pour un certain temps encore.

La première réunion officielle a eu lieu le 27 février à Matignon, où le Premier ministre d'alors a réuni les forces politiques. Nous avons demandé que les associations d'élus soient associées à cette réunion, parce qu'il nous paraissait important de savoir ce qui allait se mettre en place.

Je rappelle que nous étions alors en campagne électorale et que le port du masque suscitait des débats contradictoires, tout comme les normes auxquelles il devait répondre.

Ensuite, nous avons mené de très nombreux échanges par vidéoconférence avec tous les ministres qui voulaient recueillir les points de vue des uns et des autres et transmettre des informations. Ont été abordées des questions aussi techniques et concrètes que la protection des zones de captage de l'eau potable, avec les risques liés à l'épandage, le soutien au bâtiment pendant la période de confinement qui arrivait et dont on percevait bien les conséquences économiques et sociales, la protection environnementale, la sécurité, les ordures ménagères - bref tout ce qui fait le quotidien d'un maire.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - L'épisode des Contamines-Monjoie s'est déroulé avant le 27 février, n'est-ce pas ?

M. François Baroin. - Sûrement bien avant ! Une fois encore, la santé est une responsabilité régalienne. Nous n'avions jamais été confrontés à une telle situation. Les actes terroristes barbares qui ont touché Paris ont donné lieu à la mise en place d'un mode de gestion de crise sous l'autorité conjointe du maire de Paris et du préfet de police. Pour le public, c'est l'État, et ce qu'a dit Anne Hidalgo correspond à ce qu'est l'état d'esprit de tous les maires de France.

En tant qu'élus, nous sommes pleinement conscients de notre qualité de représentant de l'État au service de l'État pour un certain nombre de nos missions. En temps de paix, tous les jours, nous sommes des agents de l'État, pour les actes d'état civil, la célébration des mariages, l'enregistrement des décès, etc . Bref, nous sommes vraiment les accompagnateurs de la vie quotidienne. En revanche, nous n'avons pas de responsabilités en matière de santé publique, ces questions relevant de la responsabilité de l'État, à qui nous faisons confiance, alors que, je le répète, nous n'avions jamais connu une épidémie de cette nature.

Nous faisions confiance le plus longtemps possible - je le dis franchement -, jusqu'à ce que nous constations ce problème avec les masques. Et c'est à ce moment-là que nous sommes intervenus pour dire, dans l'esprit de responsabilité qui est le nôtre, que cela ne marchait pas et que nous ne savions pas quoi faire.

La différence entre les villes tient aux mouvements de population que l'on y observe : dans certaines d'entre elles, les partages, les échanges et les déplacements sont plus nombreux, y compris avec l'étranger ; dans d'autres, moins densément peuplées que certaines zones urbaines et métropolitaines et a fortiori que Paris, la gestion du quotidien est de nature quelque peu différente.

Toujours est-il que nous sommes dans une logique de confiance avec le préfet et le directeur de l'agence régionale de santé, que nous connaissons plus ou moins. Nous faisons confiance à l'État, qui a la main sur la santé.

Après ce qui s'est passé, il va falloir prendre conscience que le statu quo n'est pas possible. Il faut une autre organisation des pouvoirs publics et il faut en tirer les conséquences en matière de santé.

Les maires de France ont fait part de leurs réflexions à la suite du drame qu'a été cette épidémie. Il faut changer le mode de gouvernance des hôpitaux : les maires souhaitent être à la tête d'un conseil d'administration, et non pas d'un conseil de gouvernance. Administrer, c'est gérer ; être dans la gouvernance, comme je l'ai dit, c'est être comme un aimable bibelot posé sur une cheminée. Ce n'est pas inutile, un bibelot, mais ce n'est pas être au coeur de la situation.

Les maires souhaitent donc être des acteurs du rapprochement entre le public et le privé. Il n'y a probablement qu'eux qui puissent le faire. Il est stupéfiant de constater que, dans certaines parties du territoire, des hôpitaux se trouvaient à la limite de la saturation, tandis que les lits de certaines cliniques privées restaient libres. Cette hypertrophie bureaucratique, technocratique et ultracentralisatrice n'est plus possible, de même que la logique selon laquelle la santé, c'est l'hôpital public, tandis que tout le reste, c'est pour faire de l'argent.

Ce que nous souhaitons tous, notamment les maires, c'est tout simplement que les gens soient soignés, même en l'absence de CHU. Avec l'évolution de la démographie médicale et la raréfaction du nombre de médecins dans nos territoires, compte tenu également du fait que les internes ne se fixent pas sur les territoires et que les gens du public et du privé ne se parlent pas, des tensions peuvent rapidement survenir en matière de santé. Or l'offre de soins est aujourd'hui un facteur d'attractivité d'un territoire.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle des communes créent des postes de maire adjoint à la santé. Cela ne relève pas de leur compétence à l'heure où nous parlons, mais c'est une préoccupation des citoyens, au même titre que la qualité des services publics de proximité, le développement de l'enseignement supérieur, l'amélioration des infrastructures, le soutien au développement économique, les investissements, la protection, la préservation et la création d'emplois. Pour avoir une bonne qualité de soins, il faut un rapprochement public- privé, mais on ne peut pas compter sur l'État pour le faire : on l'a vu encore avec le Ségur.

Je le dis franchement, je suis stupéfait par l'organisation du Ségur, dont l'appellation est à l'opposé de l'esprit de décentralisation. Très peu d'élus au-delà du périphérique, et même sans doute en deçà, savent ce que c'est que l'avenue de Ségur... La participation des élus se résume à un rendez-vous à distance avec leurs associations, et puis plus rien ! Les maires souhaitent au contraire un changement de gouvernance ; ils souhaitent être au coeur de la gouvernance et se faire des acteurs du rapprochement public-privé. Les contrats locaux de santé vont dans le bon sens ; il faut les généraliser. Les maires souhaitent même aller plus loin, en investissant. Ils le font, mais avec des véhicules juridiques qui ne sont pas suffisamment stabilisés.

Prenons l'exemple d'un centre hospitalier qui n'est pas un Centre hospitalier universitaire (CHU), mais qui reçoit des internes pour 3, 4 ou 6 mois. Comme leur séjour est plus court, on a plus de mal à les fixer : si le doyen de la faculté de médecine joue le jeu de la territorialisation régionale, cela fonctionne, mais s'il applique la dernière loi qui affecte en priorité les internes auprès des CHU et non pas dans les territoires, cela ne va pas - je suis désolé, je suis contribuable, et les contribuables ne paient pas des impôts pour former des médecins au service de quelques territoires ou d'un CHU, mais pour tout le monde. Nombre de communes ont ainsi investi avec les bailleurs sociaux pour rénover des logements des internes, alors que cela relève de la responsabilité de l'hôpital - mais ce n'est pas sa priorité, et il n'en a plus les moyens.

Certaines collectivités, dans un cadre légal incertain, ont investi dans des plateaux techniques ou des machines. Certains départements voudraient investir sur des machines à tests, mais nous avons un mal fou à trouver la solution juridique pour le faire. Pourquoi ne pourrait-on pas imaginer que les collectivités participent à la revalorisation des salaires pour rendre les postes chez eux attractifs ? Bien des collectivités, considérant que la santé est une priorité, voudront consacrer des crédits à cet enjeu en investissement, pour aider l'hôpital à se développer et, pourquoi pas, en fonctionnement, avec les rémunérations.

Pour répondre à votre question sur le médico-social, je crois qu'il faut tout donner au département. Tout aurait été beaucoup plus simple et plus fluide si le conseil départemental avait eu l'autorité pleine et entière sur la totalité de la filière médico-sociale. Quant à la santé, vous ne trouverez pas un élu en France pour vous dire que l'État ne doit pas être compétent en cette matière. C'est une mission régalienne, et il n'est pas concevable une seconde que l'État ne soit pas le coordonnateur d'une politique publique de prévention et n'ait pas le dernier mot sur des décisions aussi lourdes qu'un confinement. On l'a bien vu, cela a nécessité un état d'urgence sanitaire que les parlementaires ont voté, avec un cadre exorbitant du droit commun - en clair, les pleins pouvoirs sanitaires donnés à l'exécutif.

Le confinement était bien entendu nécessaire chez nous, dans le Grand Est, en Île-de-France et dans le Nord. Mais c'est moins sûr au regard de la situation que connaissait la Nouvelle-Aquitaine ou la Bretagne jusqu'à une période récente. En Allemagne, ce sont les Länder qui ont le dernier mot en matière de santé, et leur politique a été plus appropriée à l'évolution de la maladie : une politique de tests beaucoup plus massive que la nôtre et une politique de protection liée aux barrières sanitaires beaucoup plus importante, mais aussi une organisation de la protection des populations plus souple. Je ne serais donc pas choqué qu'une partie de la question de la santé publique soit gérée par les régions dans une logique de proximité avec les maires et les intercommunalités. Cela se passerait sous l'autorité de l'État lorsqu'il s'agit de problématiques d'ordre public et à l'intérieur d'un cadre général de bonnes pratiques défini par l'État en lien avec l'OMS, qui dit ce qu'il faut faire et dans quel calendrier.

M. Frédéric Bierry . - Pour répondre à la première question, nous n'avions pas d'informations claires qui nous incitaient à mener une action particulière. C'est le cluster mulhousien qui m'a fait penser qu'il fallait faire quelque chose, d'abord pour protéger les aînés. Ce n'est qu'à partir du début du mois de mars que nous avons commencé à agir.

Quant à votre deuxième question, je crois qu'il faut ramener l'action publique à l'échelle humaine. Il est normal que l'État fixe un cap, des objectifs, que l'État soit stratège, garant d'une équité sanitaire sur le territoire, mais l'enjeu opérationnel et l'enjeu humain sont fondamentaux. Nous aimons bien, dans notre pays, répartir les compétences entre uns et les autres. Mais c'est dans une démarche globale que nous devons appréhender le besoin de services publics.

Au lieu de parler d'organisation, il faut parler de service public : comment organise-t-on un service public intégré et adapté aux besoins des habitants de chaque bassin de vie ? Pour répondre, à cette question, il n'y a pas de modèle unique. Il faut aller au-delà des organisations et des compétences : nos concitoyens attendent de nous le soin nécessaire à nos aînés, une offre hospitalière de proximité, une meilleure articulation entre le social, le médico- social et le sanitaire, notamment pour faire de la prévention. Je ne puis donc qu'abonder dans le sens du président Baroin quand il propose que le département soit le chef de file de l'action sociale, médico-sociale et sanitaire. Il faut aller au bout des précédents actes de décentralisation, qui sont restés dans ce domaine au milieu du gué.

En ce qui concerne l'enjeu sanitaire, nous aurons néanmoins besoin des communes en matière d'offre hospitalière. C'est un partenariat qui existe en Allemagne, où les villes, les Kreise et les Länder travaillent en bonne intelligence, ce qui a permis de réduire les coûts administratifs qui n'apportent aucune valeur ajoutée, mais au contraire pénalisent le quotidien des acteurs de la santé. C'est grâce à cela qu'il y a trois fois plus d'IRM pour 100 000 habitants en Allemagne qu'en France, qu'il n'y a pas eu de pénurie de respirateurs et qu'il y a eu beaucoup moins de problèmes d'accueil en urgence.

Si nous avions pu préparer une offre de santé transfrontalière, on aurait pu s'éviter beaucoup de problèmes. Nous avons d'ailleurs proposé à l'ancien Premier ministre que la future Collectivité européenne d'Alsace puisse bénéficier d'une délégation des compétences de l'ARS, qu'elle puisse montrer son savoir-faire. Si cela fonctionne, on pourrait étendre cette délégation, et sinon, revenir en arrière - c'est cela aussi la différenciation !

Il y a le service public de santé, mais il y a aussi l'économie de la santé. Cette épreuve nous a fait nous rendre compte que nous n'avions pas la capacité productive des médicaments nécessaires à nos concitoyens. Comme tout le monde, j'ai voulu acheter de la chloroquine. J'ai appelé Novartis : je croyais qu'il pourrait me fournir, l'espace rhénan, auquel nous appartenons, étant à l'origine de 40 % de la production pharmaceutique mondiale. Dans les faits, je me suis rendu compte que cela concernait le bout de la chaîne et qu'il manquait les fondamentaux pour avoir le médicament. Je suis un béotien en matière de santé, contrairement à certains d'entre vous. L'économie de la santé doit être un élément majeur à intégrer dans les politiques de santé.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Les questions de chronologie évoquées par Bernard Jomier sont majeures. Depuis le début du mois de mars, tout le monde a eu recours au système D pour essayer de répondre aux besoins - je voudrais à ce titre saluer l'action des départements et des maires. La semaine dernière, l'audition du maire de Crépy-en-Valois a montré combien cela avait été douloureux dans les territoires comme le vôtre, où l'impact de la pandémie, notamment la mortalité, a été très fort. La commission d'enquête aurait besoin de disposer de tous les échanges que vous avez pu avoir à partir du moment où l'on a su qu'il y avait des cas en Chine ou aux Contamines.

Le professeur Fontanet la semaine dernière se posait cette question : comment se fait-il que de tels événements aient lieu sur le territoire, avec des remontées de terrain - Jean Rottner nous a bien dit qu'il avait fait remonter les informations directement du Grand Est à l'Élysée - et que, en même temps, le 6 mars, on nous dise de sortir, d'aller au cinéma, au théâtre, au restaurant ? Comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu de prise de conscience au niveau national, alors que, dès le 8 mars à 10 heures, le président portugais disait à ses concitoyens de rester chez eux ? Il y a quand même quelque chose qui s'est passé à ce moment-là que l'on aimerait bien comprendre. Ce que nous a dit le professeur Fontanet, c'est que, s'il y avait des cas isolés, cela ne signifiait pas pour les épidémiologistes que le virus circulait de façon très active. Nous y reviendrons à l'issue des dernières auditions et nous entendrons bien évidemment les pays étrangers, de l'Allemagne aux pays asiatiques, qui ont obtenu des résultats différents des nôtres.

Madame Hidalgo, vous avez évoqué l'idée d'une organisation autour de l'AP-HP, des médecins de ville et autres. Comment intégrez-vous les hôpitaux hors AP-HP, où un patient sur deux a été hospitalisé ? Concernant la disparition de la double tutelle, que vous avez évoquée, la présidente de l'Oise, que nous entendions la semaine dernière, n'est pas allée jusqu'à nous dire clairement que le département devait détenir la tutelle exclusive...

Monsieur Baroin, comment échangez-vous avec l'ensemble des maires en cette période où l'épidémie n'est pas terminée, avec des frémissements dans certains départements comme la Mayenne ou en Bretagne ? Passez-vous par les associations départementales ? Vous, communes, départements, Ville de Paris, vous sentez-vous prêt à faire face si jamais l'épidémie reprenait ? Disposeriez-vous de suffisamment d'équipements comme les tests, dont le manque a joué un rôle majeur dans le retard que nous avons pris au début de la crise ?

Mme Anne Hidalgo . - Le lien avec l'AP-HP est très important à Paris ; il est historique. Il est évidemment important que les élus de la ville et le principal hôpital public travaillent ensemble. L'idée n'est pas de mettre de côté tous les autres - médecine de ville, hôpitaux qui ne relèvent pas de l'AP-HP, cliniques -, qui sont évidemment des acteurs de santé extrêmement importants. Notre idée est de travailler en lien avec l'AP-HP à la création d'une direction de la santé publique ; cela lui permettrait de sortir d'une organisation qui, avec les regroupements hospitaliers, a éloigné la décision du terrain. Les patients d'un hôpital s'y rendent parce qu'il est près de chez eux, même s'il joue aussi un rôle de grande plateforme à l'échelle nationale, voire internationale. Il s'agit non pas de recréer des fractures, des barrières comme celles qui nous ont perturbés dans la gestion de cette crise, mais d'apporter de la proximité et de la déconcentration à partir des maires d'arrondissements, que je doterai, sans qu'il soit nécessaire de modifier la loi PML, de compétences dans ce domaine.

Sommes-nous prêts ? Évidemment, nous surveillons de près l'évolution des contaminations. À Paris, le taux de reproduction est aujourd'hui de 1,26 ; pour rappel, un taux de 1,5 vous fait basculer en zone orange. Les 20-40 ans sont les plus touchés. Il n'y a pas d'augmentation des hospitalisations, mais il y a une augmentation du nombre d'appels du SAMU vers les hôpitaux de 60 % dans les dernières semaines. Le nombre de cas, 1618, a augmenté de 64 % par rapport à la semaine précédente. Nous pourrions donc enclencher une action plus importante sur les masques et les tests, seules façons d'éviter un confinement et de poursuivre une vie économique, sociale et culturelle.

J'ajouterai juste un dernier mot : pendant toute cette période, je n'ai cessé d'entendre parler de doctrine : « Ce n'est pas la doctrine sur les masques », « Ce n'est pas la doctrine sur les tests ». Il m'est arrivé quotidiennement, lors des réunions avec les autorités de l'État, de dire : par définition, une doctrine n'a rien de divin ; si elle est inefficace et inadaptée, il suffit de décider collectivement d'en changer. Il faut interroger cette façon d'agir du ministère de la Santé, qui, malgré des gens très compétents et très performants, a laissé en permanence cette « doctrine » s'inviter dans nos réunions, où l'on nous répondait qu'il ne fallait pas donner de masques, même à nos agents mobilisés dans les plans de continuité d'activité... Je suis passé outre au bout d'un moment.

Même chose sur les tests : ce n'était pas la doctrine de tester des gens asymptomatiques. Je ne suis pas médecin, ce n'est pas mon champ de compétences, mais en examinant ce qui se passait, je me suis dit que si l'on empêche quelqu'un qui est positif au covid de rencontrer une personne fragile, cela coupe une chaîne de contamination... Sur ce genre de sujets, il faut évidemment une égalité de tous nos concitoyens sur tout le territoire, mais il faut éviter de prendre des décisions qui produisent plus de chaos qu'il n'y en a déjà.

M. Frédéric Bierry . - Il faudrait effectivement éviter la double habilitation qui constitue une lourdeur administrative, un temps perdu que l'on pourrait consacrer à l'humain. L'ADF a pris en assemblée générale une délibération pour porter l'attention à nos aînés auprès du Gouvernement, dans le cas de la future loi relative à l'autonomie.

Pendant la crise, j'ai pu interroger les services sanitaires de Taïwan, où il y a eu très peu de décès. Ayant souffert du SRAS, ils avaient bien analysé la manière d'éviter la propagation des virus et pratiquaient donc les masques et les tests. Je me suis tout simplement inspiré de leur travail. Avec l'ensemble des départements, nous souhaitons consacrer notre action aux masques, aux tests, au gel et aux capacités à isoler les personnes. Avec l'augmentation relative des cas aujourd'hui, j'ai décidé de tester à nouveau tous les Ehpad, en particulier ceux qui n'ont pas été touchés. Nous pourrions redéployer davantage de tests si nous constations que le covid se répand davantage.

M. François Baroin. - Les maires sont très attentifs. On ne peut pas dire qu'ils soient inquiets, mais ils sont préoccupés. Ils sont attentifs à ce qui se passe en Bretagne et en Mayenne. Dans les régions limitrophes de l'Île-de-France, c'est-à-dire la deuxième couronne du grand bassin parisien, une augmentation pourrait toucher des régions qui ont déjà été très touchées, du Nord et de la Picardie jusqu'au sud de l'Alsace, en franchissant Champagne-Ardenne et Lorraine. On pourrait penser que ces zones sont plus protégées, ayant été plus touchées, mais ce n'est pas garanti.

Nombre de maires mettent en place depuis une semaine des dispositifs de tests gratuits dans les quartiers au plus près des populations. Ce qui est impressionnant, c'est que la peur, qui était réelle au début, retrouve aujourd'hui un élan indiscutable : en témoigne le nombre de personnes qui acceptent par 30 degrés en fin de matinée d'être dans une file d'attente de 150 à 200 personnes à deux mètres de distance pour pouvoir être testées, parce qu'elles ont peur pour elles et pour les autres. Les tests seront fondamentaux au mois d'août et à la rentrée scolaire. Notre intime conviction est qu'il faut les généraliser beaucoup plus, sur tout le territoire et pendant tout l'été.

Objectivement, il y a une forme d'indécence à considérer qu'il y aurait un surstockage de masques. On a trop payé pour savoir ce que voulait dire ne pas avoir de stock ! Je ne suis pas sûr que toutes les communes puissent avoir des stocks pour dix semaines, mais je pense qu'elles ont toutes au moins pour quatre à cinq semaines de protection pour leurs agents et une partie des opérateurs qui dépendent du périmètre de la sphère municipale ou intercommunale. Il est aujourd'hui communément accepté que chaque Français possède son masque et peut en avoir d'autres, ce qui fait une grande différence entre une éventuelle deuxième vague et ce que nous avons vécu à l'occasion de la première. La question n'est plus l'accès, mais la gratuité, qui a la faveur de quelques élus. Il y a beaucoup de publics fragiles pour qui le prix n'est pas rien et qu'il faudra accompagner en cas de reprise. Le stockage du gel consomme beaucoup d'espace. Comme la production est plus facile, ou du moins existe en France, les maires peuvent partager et échanger. Ils veulent beaucoup plus de tests et se préparent à une deuxième vague.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Dans votre propos liminaire, Madame Hidalgo, vous avez fait état d'une solidarité, d'une synergie avec les acteurs concernés, notamment l'État territorial. Mais je reviens sur un point qui a fait débat. Vous avez dit dans un média : « Quand je comprends que le Gouvernement ne rouvre pas les parcs et les jardins, je suis atterrée. Cette décision est d'une débilité inouïe. C'est la décision la plus bureaucratique et jacobine qui soit : les Parisiens s'entassent sur des bouts de trottoir et nos aînés n'ont nulle part où marcher. Je ne lâche pas le morceau, parce que cette décision, c'est de la maltraitance. »

Madame la maire, comment expliquer ce clash au milieu de la belle synergie que l'on ressent effectivement dans les auditions concernant l'Île-de-France ? Pourquoi cette décision qui a eu effectivement un impact majeur ? Vous avez parlé aussi de la question de la réouverture des écoles. Peut-être y a-t-il eu d'autres clashs ?

Mme Anne Hidalgo . - Il est vrai qu'il y a eu, à Paris et plus largement en Île-de-France, une coopération, une confiance, une entente entre les différents protagonistes : préfet de police, préfet de région, ARS, directeur général de l'AP-HP et moi-même. Même s'ils étaient soumis à une obligation de réserve, ils partageaient mon opinion sur les parcs et jardins, interdits aux Parisiens alors que ceux-ci, confinés dans des appartements très petits, avaient été exemplaires. J'avais pourtant proposé un protocole - port du masque, gel, jauge maximale pour éviter la surpopulation - que tout le monde semblait trouver pertinent et adapté.

C'était sans compter la fameuse doctrine : c'est comme cela qu'on distingue une zone rouge d'une zone non rouge, m'a-t-on répondu. Cela n'avait pourtant pas le même sens à Paris ou dans une région où les gens ont des jardins. J'ai cru, lors d'une vidéoconférence à laquelle participait François Baroin, que je réussirais à convaincre le Président de la République et les ministres. Quelle n'a pas été ma stupeur lorsque j'ai entendu le ministre de l'intérieur nous dire qu'il s'était rendu sur la pelouse des Invalides - où précisément il était impossible de contingenter le nombre de personnes ou de rendre le port du masque obligatoire, comme nous proposions de le faire - et que ce spectacle l'avait convaincu de refuser. Les bras m'en sont tombés. Je le redis ici : c'est la décision la plus débile et la plus bureaucratique que j'ai eue à connaître, et celle-ci, je n'ai pas pu la contourner.

M. Frédéric Bierry. - Pendant le déconfinement, l'État a fait semblant de territorialiser : cela n'a eu pour effet que de stigmatiser les zones rouges, sans réelle différenciation. Je l'avais dit à Édouard Philippe : faites confiance à la sphère publique territoriale à l'échelle départementale. Lorsque l'on parle de périmètres régionaux, il y a des endroits où c'est tout à fait cohérent, comme en Bretagne ou en Normandie, mais lorsque la région comporte dix départements comme le Grand Est, cela n'a plus de sens : la situation dans la Marne n'a rien à voir avec celle de l'Alsace. À l'époque, j'avais demandé huit jours de plus pour déconfiner, car, dans ce laps de temps, j'avais la possibilité de fournir des masques à tous les habitants, mais cela n'a pas du tout été pris en considération.

M. François Baroin. - Il y a eu beaucoup d'échanges, beaucoup de communications, beaucoup de vidéos, beaucoup de coups de fil : sur ce plan, on ne peut pas se plaindre. Même lorsque j'étais membre du Gouvernement, je n'ai pas parlé avec autant de ministres que pendant le confinement ! Mais cela n'a pas empêché un mur d'incompréhension. Ce n'est pas personnel, c'est culturel : la « doctrine » qu'évoque Anne Hidalgo est l'expression d'un État ultra-centralisé, malgré la bonne volonté des acteurs.

Le chef de l'État, le Premier ministre de l'époque, les membres du Gouvernement ont fait ce qu'ils pouvaient : ils ont eu à affronter une situation beaucoup plus difficile que tout ce que les gouvernements précédents ont eu à gérer, y compris sous Nicolas Sarkozy avec la crise financière. Je me suis battu comme président de l'AMF, Anne Hidalgo s'en souvient, pour demander que les hôtels de ville soient les centres logistiques où l'on aurait concentré les masques pour les affecter et en assurer la distribution ; nous avions les agents techniques que les ARS n'avaient pas, nous avions les moyens que les hôpitaux n'avaient pas, nous avions la possibilité de payer « au cul du camion », ce que l'État ne pouvait pas, nous avions la possibilité d'envoyer les agents à Vatry ou ailleurs. Tout ce dispositif, nous l'avons mis à la disposition de l'État, qui a refusé parce que « ce n'était pas la doctrine ». La bureaucratisation et la centralisation de l'État ont été l'une des causes des grandes difficultés que nous avons observées sur certains territoires.

Mme Michelle Meunier . - Je vous remercie de la clarté de vos propos. Vous avez parlé des Ehpad, mais trois quarts des personnes âgées de plus de 80 ans vivent à domicile, parfois très isolées ; cela a montré tout l'intérêt des centres communaux d'action sociale, qui sont devenus un peu plus visibles dans le secteur de l'aide sociale.

Le secteur de l'aide à domicile a été le grand oublié dans la distribution des équipements de protections, qu'il a attendus jusqu'à quatre, voire cinq semaines. Bien sûr, la débrouille, le dépannage et la solidarité ont fonctionné. Mais comment aurait-on pu améliorer cette distribution ?

Monsieur Baroin, vous avez parlé de rentrée scolaire. Je ne reviens pas sur la discontinuité des réponses faites aux familles d'enfants porteurs de handicaps. Février et mars sont habituellement des périodes de réorientation et d'orientation pour ces enfants auprès des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH).

Avez-vous des retours sur l'état d'avancement de ces dossiers en comparaison avec les années passées, compte tenu des incertitudes qui pèsent encore sur la rentrée scolaire ?

M. Roger Karoutchi . - D'audition en audition, nous cernons bien les problèmes. L'organisation optimale que vous préconisez nécessite une nouvelle loi de décentralisation. Mais, si la pandémie rebondit en octobre, nous n'aurons pas le temps de voter une telle loi. Vos interlocuteurs ont-ils changé leur manière de fonctionner ? Même sans nouveau texte législatif, peut-on espérer une meilleure organisation et plus de capacité d'action pour les maires ? Dans mon département des Hauts-de-Seine, ce sont les mairies qui ont fait le travail et, aujourd'hui, ce sont elles qui font des stocks comme elles le peuvent.

La pandémie reviendra, si l'on en croit Olivier Véran, qui a déclaré ce matin que nous n'en étions pas encore à la deuxième vague - pas encore ! Si la contamination touche essentiellement des jeunes, sommes-nous réellement sûrs de prendre toutes les mesures qui s'imposent ? J'entends ainsi le ministre du commerce extérieur annoncer la réouverture des foires et salons. Nous avons étendu les terrasses, et c'était nécessaire parce que nos restaurateurs sont sur la paille. Elles étaient censées respecter des règles, mais allez en inspecter une ou deux : il n'y a plus de distanciation, plus de masques, et les gens s'agglutinent. Finalement, à trop vouloir respirer pendant l'été et à considérer davantage l'économique que le sanitaire, ne prenons-nous pas le risque d'un rebond incontrôlé en septembre ou octobre ?

Mme Annie Guillemot . - Vous avez beaucoup parlé du préfet, de l'ARS, mais personne n'a parlé de l'agence Santé publique France. C'est récurrent dans toutes les auditions, et il faudrait en tirer les conséquences. Dans la région lyonnaise, l'ARS disait que les masques avaient été envoyés par Santé publique France, mais dans le Maine-et-Loire... Certes, nous avons tous eu ces problèmes, sauf à Paris. Vous avez parlé de la confiance vis-à-vis de nos concitoyens. Mais quand Philippe Laurent est attaqué par le préfet, cela ne la renforce pas.

J'ai été chargée d'une mission sur le logement et l'hébergement avec Dominique Estrosi-Sassone ; les acteurs de l'hébergement d'urgence ont été pris de sidération : ils n'avaient aucun masque, alors qu'ils sont missionnés par l'État, et ils ne pouvaient pas prendre en charge des gens dans leurs foyers. Je ne sais pas s'ils sont prêts à affronter une deuxième vague : ils auront sans doute des problèmes de recrutement. On ne peut pas laisser 100 personnes dans un même foyer, et cela relève des collectivités locales.

En ce qui concerne le logement, de la même façon que lorsqu'il y a beaucoup de neige, les agents des services publics qui habitent à 50 kilomètres ne peuvent pas venir travailler ; nous avons constaté un problème dans le logement des soignants, qui habitent souvent très loin. Il faudra réfléchir à résoudre ce problème de mobilité, et pas seulement de transport - je pense à toutes les femmes qui nous disaient qu'elles avaient très peur dans les transports en commun, parce qu'il n'y avait plus personne. Je veux bien que l'on indemnise d'Île-de-France mobilités pour la perte qu'elle a subi, mais il faut se souvenir que toutes les autorités organisatrices des mobilités (AOM) en ont subi : à Lyon, c'est près d'un milliard d'euros.

J'ai été maire de Bron, sur le territoire duquel se trouvent l'hôpital cardiologique, l'hôpital neurologique, l'hôpital femme-mère-enfant et l'école de santé - les établissements de santé représentent un tiers du territoire. Mais ce n'est plus le maire qui signe les permis de construire, et ce n'est plus lui non plus qui siège au conseil d'administration. J'ai lu qu'au Ségur, l'AMF n'a pas obtenu satisfaction. Pourquoi ? Si les maires ne sont pas impliqués de nouveau dans la gouvernance des hôpitaux, cela va poser des problèmes.

S'agissant de la confiance, des généralistes ont lancé hier un appel, parce que les malades qu'ils envoient se faire tester n'arrivent pas à l'être avant les autres. Comment voulez-vous que les Français aient confiance dans ces conditions ?

Mme Victoire Jasmin . - M. le président de l'AMF critique avec raison la centralisation excessive. Mayotte et la Guyane ont été confinées comme l'Hexagone. Pourtant, c'est après que l'on a vu le nombre de cas augmenter considérablement, empêchant par exemple le deuxième tour des élections municipales. Les sénateurs de ces deux territoires ont protesté récemment auprès du Gouvernement, parce qu'ils ne sont pas satisfaits de la façon dont leur point de vue est pris en compte.

Vous avez parlé de dichotomie concernant le commandement opérationnel. Ne serait-il pas opportun de saisir justement cette situation sanitaire difficile pour utiliser et même valoriser l'existant ? Nous avons déjà des plans de continuité d'activité ; ne devrions-nous pas les prendre en compte, ainsi que les contrats locaux de santé intercommunaux ? Tous les partenaires font partie des conférences de santé et des conférences de l'autonomie, mais ne travaillent pas forcément ensemble.

Mme Anne Hidalgo . - Concernant les personnes âgées vulnérables, pendant la période de confinement, nous avons puisé dans nos stocks de masques pour équiper celles et ceux qui devaient se rendre à leurs domiciles, notamment pour le portage de repas. Nous avons activé dès le début de la crise le dispositif Chalex, prévu pour les cas de canicule. Nombre de bénévoles, notamment des agents publics, sont venus aider le service de renseignement téléphonique 39 75, avec un renvoi vers les services pour appeler les personnes qui auraient montré ou parler d'une vulnérabilité. Nous avons aussi développé avec la protection civile une plateforme d'appel chargée de s'enquérir de la situation des personnes vulnérables isolées, qu'il s'agisse de personnes âgées ou de personnes en situation de handicap.

Concernant les grands hébergements collectifs, avec le préfet d'Île-de-France, Michel Cadot, et les associations, nous avons cherché à voir comment nous pouvions en sortir pour privilégier d'autres hébergements, y compris en hôtel. Cela n'a pas été facile, et il faut que nous approfondissions la question : un hébergement collectif peut se transformer en cluster. Les associations ont distribué quelque 17 000 repas par jour à des personnes qui étaient sans domicile, mais aussi à des familles ou à des retraités qui étaient en très grande difficulté financière. Nous avons aussi pu puiser dans nos stocks de masques pour leur en fournir. Les bénévoles des grandes associations humanitaires sont souvent des personnes âgées, donc fragiles ; ils ont dû chercher des jeunes, qui sont venus renforcer leurs actions.

Santé publique France n'était pas du tout dans mon viseur, donc je ne saurais pas vous en parler.

Mme Catherine Deroche , rapporteur. - Il faut lancer un avis de recherche !

Mme Anne Hidalgo . - Effectivement, monsieur Karoutchi, il faut se poser la question de la réforme de l'organisation de notre pays à très court terme, pour faire face à une éventuelle augmentation du nombre de cas avant la fin de l'été ou en septembre.

Nous devons clarifier deux points. La doctrine sur les masques n'est pas nette. Le recours contre la décision de Philippe Laurent est préoccupant. Les maires devraient pouvoir, en prenant certes l'avis des autorités sanitaires, mais en fonction de la situation de leur territoire, prendre une décision comme celle de rendre le port du masque obligatoire pour telle activité ou dans tel espace public. Malheureusement, on traîne encore cette idée que le masque ne servirait à rien. Quelqu'un m'a même dit : « Je suis fils de médecin, je peux vous dire que ça ne sert à rien ! ». J'ai répondu : « Je suis fille d'électricien et je pense que c'est utile. » En Asie, c'est le point de départ de toute politique de freins aux contaminations.

C'est la même chose pour les tests. Comme dans d'autres villes, nous avons décidé de mettre à disposition à Paris-Plage des tests PCR et sérologiques gratuits. Il y a des files d'attente tous les jours. Avant Paris-Plage, nous avions installé de grands barnums à plusieurs endroits, et cela a été un succès assez impressionnant. Le fait qu'il y ait plus besoin de prescription médicale nous permet désormais de mobiliser des gens que l'on ne pouvait pas mobiliser auparavant.

Comment vois-je la rentrée dans une ville comme Paris ? Sur chaque place du village de nos arrondissements, devant la mairie d'arrondissement, il y aura un barnum pendant une ou deux semaines d'affilée avec des tests gratuits pour toutes celles et ceux qui le voudront. Nous avons mis en place avec l'AP-HP et des médecins de ville un dispositif qui permet d'intervenir assez rapidement si un cluster est identifié, en proposant aux personnes de s'isoler. Mais aujourd'hui, maire de Paris, je n'arrive pas à obtenir l'information sur l'emplacement des clusters parisiens. Ce sont des données confidentielles !

À la rentrée, nous allons donc devoir travailler sur les masques, les tests et le partage des données, si nous ne voulons pas nous retrouver au point de départ, c'est-à-dire à la situation du début du confinement. Nos concitoyens ne le comprendraient pas et auraient raison de nous en vouloir. Il faut laisser les maires s'organiser : ce sont eux qui connaissent le mieux leur territoire.

M. Frédéric Bierry . - Mme Meunier a raison sur les réseaux d'aide à domicile : nous étions tellement obsédés par les Ehpad que nous les avons un peu oubliés au départ. J'ai été interpellé sur les réseaux, et nous leur avons aussi livré des masques toutes les semaines. Aujourd'hui, nous travaillons avec la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), pour revaloriser les métiers du maintien à domicile. Car, dans ce domaine, si l'offre n'est pas suffisante, nous prenons le risque de créer une embolie dans les Ehpad et les hôpitaux. Cela représente un coût. Surtout c'est dommage pour la vie quotidienne de nos aînés, qui, pour la plupart, veulent rester chez eux.

Nous voulons accompagner ces métiers dans la crise et les aider à se développer à l'avenir. Il me semble qu'ils n'ont pas été inclus dans la revalorisation décidée lors du Ségur, alors que ce serait nécessaire.

Je n'ai pas d'alerte particulière en ce qui concerne les MDPH et l'intégration scolaire des élèves. J'ai bon espoir que, territoire par territoire, les choses se feront correctement.

Monsieur Karoutchi, la confiance entre les collectivités et l'État est à géométrie variable. Il existe d'excellents préfets, avec lesquels on peut s'entendre très bien, comme c'est le cas avec la préfète du Bas-Rhin, avec qui je travaille remarquablement au quotidien et qui respecte le rôle de l'élu. Mais je constate, au regard des remontées que j'ai pu avoir d'autres départements, que cela n'est pas toujours le cas. Cela vaut aussi pour les liens avec les ARS.

Nous voulons aussi tirer parti des bonnes pratiques. Face à une situation sans précédent, beaucoup a été fait grâce aux chaînes de solidarité qui se sont mises en place entre les acteurs associatifs et économiques, les communes, les intercommunalités, les départements et les régions. Nous cherchons à faire remonter à l'ADF les bonnes pratiques, pour que celles-ci puissent essaimer. Nous ne devons pas perdre les chaînes de solidarité qui ont été développées pendant cette période.

Je suis un fervent partisan des contrats locaux de santé et, j'ajouterais, médico-sociaux et sociaux, car si l'on veut mener des actions de prévention sanitaire, il faut lier les trois dimensions. Ces contrats doivent se construire à partir des bassins de vie, et il faut les renforcer si l'on veut disposer d'un service public de santé efficace.

La France compte 1 200 agences d'État, qui coûtent 60 milliards d'euros à notre pays. Je constate que l'on pourrait supprimer Santé publique France : tout comme la maire de Paris, je n'en ai jamais entendu parler, si ce n'est au travers de chiffres qui concernaient mon territoire et qui ne semblaient pas tout à fait justes... En tout cas, je n'ai pas eu connaissance de leur travail sur le terrain.

En ce qui concerne le logement des soignants, des solutions ont été mises en place au cas par cas dans un certain nombre de départements, qui permettaient d'isoler les personnes. Il faudra les faire remonter au titre des bonnes pratiques. Si la pandémie reprend, notre capacité à isoler sera un enjeu. Dans nombre de départements, nous avons mené un travail avec l'État pour réserver des chambres d'hôtel, et cette procédure pourrait être développée. L'isolement a finalement été très peu développé pendant la crise ; si elle revient, il faudra y avoir recours davantage.

M. François Baroin. - Je ne reviendrai pas sur ce qui a été dit par M. Bierry sur les aides à domicile. Nous sommes dans la même logique. Cette question est liée à la problématique de l'hébergement, en cas de quatorzaine, si l'épidémie revient. Je suis surpris que les propositions émises par des entreprises comme Accor n'aient été saisies au vol que par Paris ou quelques métropoles, et non par l'État. C'est regrettable, mais il n'est pas trop tard : le système de la quatorzaine dans des hôtels disponibles, sans touristes, avec un accompagnement de la part des mairies, des centres communaux d'action sociale ou de l'État, pour fournir notamment l'alimentation de manière gratuite, est judicieux.

Dans la mesure où c'est l'État qui impose le confinement, il est normal que celui-ci prenne à sa charge la vie quotidienne de ces personnes pendant quatorze jours. Il est préférable de les héberger dans des hôtels, plutôt que dans des centres d'hébergement, qui sont affectés à d'autres missions, ou plutôt que de les laisser à domicile, dans une situation d'isolement qui peut se révéler compliquée. On peut faire preuve de finesse et s'adapter en fonction des catégories d'âges, avec une organisation territoriale définie ville par ville, dans le cadre d'un partenariat avec l'État pour assurer une prise en charge à parité. Ce serait une bonne politique.

Même s'il ne l'a pas dit clairement, M. Karoutchi a évoqué le vote d'une loi organique et d'une loi constitutionnelle...

M. Roger Karoutchi . - Je n'ai pas dit cela !

M. François Baroin. - Vous l'avez dit en filigrane ! J'ai lu récemment les travaux de la Haute Assemblée en faveur d'une nouvelle étape de la décentralisation, qui distinguent clairement les dimensions qui relèvent des lois constitutionnelles, organiques ou ordinaires. Je tiens d'ailleurs à féliciter le Sénat de la qualité de ce travail, qui comporte d'excellentes idées, et j'en assure une promotion la plus large possible, à la mesure de mes modestes moyens.

Pour autant, je ne suis pas sûr que vous pourrez tenir ce calendrier au mois d'août, si l'épidémie revient à l'automne, d'autant que le renouvellement sénatorial aura lieu en septembre. Il semble difficile de prendre d'ici là tous les décrets d'application d'une éventuelle modification constitutionnelle...

Nous devons donc imaginer autre chose. On ne peut pas souhaiter le rétablissement de l'état d'urgence sanitaire, qui revient à donner les pleins pouvoirs au chef de l'État dans le domaine sanitaire et qui constitue une sorte d'article 16 bis, que la Constitution ne comporte pas. Si d'aventure ce choix devait être fait à nouveau par le Gouvernement, alors nous devrions écrire ensemble les ordonnances à la lumière de l'expérience que nous avons acquise, par exemple sur les centres logistiques, la distribution du gel hydroalcoolique, l'organisation de l'aide à domicile, les réquisitions des masques ou des autres dispositifs.

Comme c'est l'État qui prend la décision du confinement, il est normal qu'il prenne en charge tout cela, y compris les masques ! Le débat sur la prise en charge par l'État du coût des masques, à hauteur de 50 %, a été hallucinant. L'État ne les a pas distribués ; les collectivités l'ont fait à sa place. Il devrait plutôt nous remercier et nous payer deux fois plus ! Nous avons aussi dû nous battre pour avancer la date de la prise en charge, qui était initialement fixée au moment où le Premier ministre s'est exprimé devant l'Assemblée nationale, soit très tardivement. Comme toujours, les communes, qui ont été à la manoeuvre, créatives, agiles, véloces, disponibles, empathiques, efficaces, grâce à leurs services publics au service de leur population, se retrouvent pénalisées et ont à payer ce qu'elles ne devraient pas avoir à financer ! Nous devrons donc entrer dans les détails, y compris en matière de financement, pour ne pas mettre les collectivités territoriales en difficulté.

Vous m'avez demandé qui était cet inconnu qui se cache derrière le rideau et qui se nomme Santé publique France. Cet organisme a été créé par le Gouvernement précédent. Il rassemble plusieurs instituts, avec la mission, apparemment, d'assurer une veille épidémiologique. Toutefois, nous n'avons eu aucune nouvelle de cet organisme pendant la crise, et lorsque nous en avons eu, elles étaient très loin de la réalité du terrain ! Cette agence de 600 personnes constitue pour moi un Ovni. Il faut, en fait, la percevoir comme un opérateur du ministère de la santé. L'AMF n'a pas eu de contacts avec elle, mais j'ai compris, malgré tout, qu'elle était censée s'occuper, en partie, de la logistique... Ils n'ont pas été très visibles à cet égard.

Pourquoi les maires n'ont-ils pas été entendus ? Nous allons poursuivre notre combat ! Il y a, à l'évidence, un problème culturel : un État obèse, grevé d'une dette qui a encore augmenté de 20 %, affaibli dans les départements où ses effectifs ont fondu, a toujours l'ambition, vieille de trente ans, mais qui n'est plus d'actualité, d'être présent partout et de s'occuper de tout, alors qu'il est incapable de répondre à toute une série de nouvelles préoccupations, comme on le constate en matière de santé, de logement, de culture, de sport ou d'emploi. Voilà autant de sujets relatifs à une réorganisation des pouvoirs publics sur lesquels la représentation nationale aura à se prononcer.

M. Alain Milon , président . - Je le rappelle, Santé publique France est née de la fusion, décidée par la loi santé de 2016, de l'Institut national de veille sanitaire (INVS), de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) et de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes). Ces trois instituts fonctionnaient bien. La volonté était de mutualiser leur fonctionnement, mais, de fait, l'Eprus a disparu, alors que sa mission était justement de s'occuper, notamment, des masques.

M. François Baroin. - Pour répondre à la question posée tout à l'heure par Mme Jasmin, le premier voisin de la France, c'est le Brésil ; c'est avec ce pays que nous avons la plus longue frontière.

Or le Brésil est actuellement au coeur de l'épidémie. Cela montre bien les limites d'un confinement généralisé à la totalité du territoire : pour la gestion de l'outre-mer, une vision unilatérale aboutit à des caricatures ! En outre, il n'existait pas de problème de cadre juridique, les articles 73 et 74 de la Constitution permettant une différenciation et des adaptations dérogatoires au droit commun. Il aurait donc fallu anticiper : la Guyane se trouvant en Amérique du Sud, et compte tenu du caractère inefficace des politiques publiques portées par le Gouvernement brésilien, il était certain que ce territoire serait frappé très vite et que le calendrier de l'épidémie n'y serait pas le même qu'en métropole. Et c'est vrai aussi de Mayotte, où il faut également s'adapter, ce que la Constitution permet.

Madame Jasmin, votre rôle est précieux, et vos collègues présidents des associations départementales des maires ont été très actifs. Nous les avons associés tout au long de la période pour relayer leurs problèmes, qu'il s'agisse de la raréfaction de l'eau potable en Guadeloupe, de la concomitance des épidémies de dengue et de coronavirus dans certains territoires d'outre-mer ou de la situation singulière des départements de l'océan indien. Bref, vous disposez de relais puissants, que nous écoutons et que nous aidons à se faire entendre de l'État.

Mme Angèle Préville . - Monsieur Baroin, vous nous avez indiqué que les maires, comme les élus en général, n'avaient pas été sollicités pour le confinement. En attendant une loi qui permettra peut-être de les associer davantage à une telle décision, avez-vous fait remonter auprès de l'État leurs sollicitations sur ce sujet ? Avez-reçu de la part du Gouvernement des indications permettant de penser que, s'il y avait un nouveau confinement, vous seriez davantage écouté ? D'ailleurs, selon vous, faudrait-il associer plutôt les régions, les départements ou même les EPCI, pour être au plus près des citoyens ?

Monsieur Bierry, les Ehpad ont été à la peine, et c'était prévisible. Vous avez parlé de manque de masques, de gel et de surblouses. Combien de temps ces problèmes ont-ils perduré ? Ont-ils été vécus comme une fatalité, ou les personnels ont-ils bricolé pour constituer des protections individuelles ? En effet, les résidents d'Ehpad étant confinés, la contamination est entrée dans ces établissements par les agents qui y travaillaient. Enfin, vous avez mentionné la distribution de masques en tissu lavables, fabriqués par un pôle textile en Alsace. En combien de temps ce dispositif a-t-il été opérationnel ? Si d'aventure il nous fallait encore y recourir, combien de temps faudrait-il pour solliciter de nouveau ces ouvrières du textile ?

Mme Céline Boulay-Espéronnier . - Monsieur le président de l'Association des maires de France, j'ai été sensible à vos propos quand vous avez souligné que la crise avait d'abord été humaine et psychologique et qu'elle commandait de l'humilité, car on l'a parfois oublié.

Dans une audition à l'Assemblée nationale, Xavier Bertrand rappelait que le premier rôle d'un responsable politique était de prévoir le scénario du pire. Toutefois, je pense que c'est difficile pour un maire, qui est partagé entre le devoir de prévenir les populations et le souci de ne pas créer de psychose. Et s'il n'alerte pas assez, il peut se heurter à une population insuffisamment consciente des dangers qui la menacent au premier chef.

Quand j'entends Mme Hidalgo dire que, en tant que maire de Paris, elle n'a pas le droit de connaître les clusters qui concernent sa ville, les bras m'en tombent ! Et je pense que la plupart des membres de cette commission réagissent comme moi. Dans une crise de cette nature, qui, rappelons-le, est inédite et d'une ampleur inégalée, la première chose à faire est d'informer la population, sinon celle-ci sera inquiète et la crise risque d'être mal gérée.

Madame la maire, j'avais mille questions à vous poser, mais j'ai dû en sélectionner quelques-unes...

La première concerne vos relations avec vos homologues des capitales européennes. En effet, j'ai le sentiment que, s'il y a eu un retard à l'allumage dans la gestion de cette pandémie, c'est parce que la coordination internationale avait elle-même tardé. Or une telle coordination est évidemment essentielle pour réagir à l'échelon national.

Ensuite, quelle est votre appréciation sur la façon dont les arrondissements ont géré cette crise ? Vous avez dit les avoir associés de manière assez précise à partir du mois de février. Selon vous, ont-ils joué leur rôle à parts égales ?

Il a beaucoup été question de décentralisation, et la machine parisienne est complexe ; pour vous, il était nécessaire de vous appuyer sur les maires d'arrondissement.

Vous avez évoqué la gestion de l'éventuel rebond de l'épidémie à partir de septembre ou octobre. Où en sont précisément les stocks de masques et les tests ?

Je terminerai par une question qui n'a rien de polémique ni de politique. Vous avez parlé des discussions que vous avez menées à propos de la célébration du Nouvel An chinois, le 25 janvier dernier, de premiers cas parisiens déclarés en janvier et d'un mois de février marqué par l'hyperactivité, avec la constitution de plusieurs cellules de crise et l'implication des maires d'arrondissement. Toutefois, le 12 mars, à quelques heures de l'allocution d'Emmanuel Macron, vous rassuriez les électeurs en leur disant dans un communiqué de presse qu'ils pourraient aller voter. Vous évoquiez les stylos et le gel hydroalcoolique, mais par définition pas les masques - comme nous n'en avions pas, le Gouvernement nous expliquait qu'il était inutile d'en porter. Vous-même, en tant que maire proche des préoccupations des Parisiens, étiez-vous convaincue que l'on ne prenait aucun risque en allant voter sans masque ?

Comme de nombreux élus autour de cette table, j'ai été beaucoup interrogée pendant le confinement sur le danger que représentait le premier tour des élections municipales. Certains journalistes posaient d'ailleurs des questions polémiques, et il fallait veiller à ne pas se laisser emporter dans des débats qui auraient peut-être été malsains. Reste que, indépendamment du scrutin lui-même, ont été organisées des réunions de préau, auxquelles vous aviez donné votre accord - j'ai rencontré des directrices d'école qui se plaignaient que les préaux n'aient pas été désinfectés ou qui avaient peur de faire prendre des risques pour les enfants, par exemple lors des centres d'été... En outre, même si cela vous concerne un peu moins, il y a eu des réunions post-électorales, pendant lesquelles il était difficile de dire aux gens de prendre leurs distances, parce que les uns avaient besoin de consolation tandis que les autres étaient dans l'euphorie de bons résultats. Et fallait-il qu'il y ait un second tour ?

Enfin, alors qu'il a beaucoup été question de l'accueil et de l'isolement des malades dans des hôtels de confinement à Paris, nous n'en entendons plus vraiment parler. Est-ce que cette option n'est désormais plus retenue ?

M. Alain Milon , président . - Pour ce qui concerne la diffusion des données de santé, je dois rappeler que la loi d'urgence sanitaire a levé la confidentialité, mais uniquement pour les établissements sociaux et médico-sociaux, les ARS et Santé publique France. Nous ne l'avons pas fait pour les mairies. Il nous reviendra peut-être de revenir sur cette loi, pour faire en sorte que les maires puissent être informés.

M. Martin Lévrier . - Mes questions seront complémentaires. Tout d'abord, je remarque, avec un léger sourire, que l'on parle beaucoup des masques, mais que la doctrine évolue ici aussi : alors que, hier, nous étions tous masqués, ce n'est plus le cas aujourd'hui !

Monsieur Baroin, selon vous, avec le recul dont nous disposons, fallait-il confiner plus tôt ? Et dans ce cas, quid des élections municipales ? On a parlé de confinement par zone. Mais si l'on avait pris une telle décision le 13 mars, aurait-il fallu reporter une partie des élections municipales, celles qui avaient lieu en zone confinée, et non les autres ? Comment aurions-nous fait ?

S'agissant des tests, ceux-ci ne servent qu'à détecter les porteurs du virus ; il faut, ensuite, isoler ces derniers. J'aurais aimé connaître votre regard sur l'isolement. Vous parlez beaucoup d'agilité, de décentralisation et de la nécessité d'accorder les moyens nécessaires aux collectivités ; comment envisagez-vous aujourd'hui cet isolement susceptible d'éviter un nouveau confinement ? Quelles sont les propositions que vous auriez pu faire ou que vous avez déjà faites et qui suivent leur cours ? En effet, ne rêvons pas : si l'on veut éviter un reconfinement en octobre ou en novembre, il faudra que soyons capables d'isoler. En la matière, attendre les instructions de l'État, c'est prendre des risques.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Je vous remercie de cette audition très intéressante,...

M. Alain Milon , président . - Elles l'ont toutes été !

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - ... qui permet de clarifier les choses. Le paysage se précise peu à peu. Cela a été souligné à plusieurs reprises par le rapporteur, nous sommes toujours confrontés au point aveugle du mois de février. Deux directeurs d'ARS nous ont dit avoir alerté le 25 janvier, et les maires et leur association ont fait au mieux en février. Or, vous l'avez dit, monsieur Baroin, la première réunion organisée à Matignon s'est tenue le 27 février... C'est un sujet qu'il faudra creuser.

Évidemment, se pose le problème de l'implication des collectivités territoriales, de leur coordination et de la nécessaire reconnaissance de leur rôle dans ce type de situation. Monsieur Baroin, vous avez souligné que, pendant la période de confinement, les maires n'étaient impliqués qu'en tant que représentants de l'État ; sans doute les choses ont-elles évolué ensuite, lors du déconfinement.

La question des changements de doctrine a été abordée à propos de plusieurs sujets, comme les parcs et jardins - je n'y reviendrai pas. Mais un n'a pas été évoqué : les écoles et les crèches. En la matière, avez-vous été associé ? Et si tel n'a pas été le cas, comment auriez-vous dû l'être ? En effet, dans ce domaine aussi nous avons constaté et même subi des évolutions de doctrine qui étaient difficiles à comprendre. Or notre souci à tous ici est de savoir, à la lumière de ce qui a fonctionné ou non hier, ce que nous devrons faire demain.

Mme Anne Hidalgo. - Madame Boulay-Espéronnier, oui, la coordination avec les capitales étrangères - non seulement européennes, mais aussi internationales, au travers du réseau du C40 - a été importante. Nous avons tenu plusieurs réunions, qui nous ont permis d'échanger, et nous continuons d'ailleurs de travailler sur la pandémie. Nous avons également discuté, notamment avec les maires africains, au sein de l'AIMF, l'Association internationale des maires francophones, que je préside, ce qui a permis d'apporter des moyens à un certain nombre de villes.

Les arrondissements ont tous très bien géré la crise, quelle que soit l'orientation politique de leurs maires, qui sont des élus de proximité. Comme tout le monde, ils étaient un peu désoeuvrés au début, puis ils ont recensé les publics fragiles, réfléchi aux actions à entreprendre et, surtout, répondu aux demandes qui arrivaient de partout, car tout le monde cherchait une solution ou un moyen d'action.

Les maires d'arrondissement ont assuré une gestion de proximité extrêmement importante. Mon équipe et moi-même avons fait quotidiennement le point avec eux. En outre, j'ai souhaité que tous les maires d'arrondissement soient présents à la réunion hebdomadaire que nous tenions avec les deux préfets et l'ARS, afin qu'il y ait un partage d'information. Enfin, dans la préparation du déconfinement, j'ai moi-même animé tous les jours une réunion avec eux, évidemment par visio-conférence.

Les maires d'arrondissement ont été présents. Ils m'ont indiqué qu'ils ne devaient pas être tenus à la porte des Ehpad parisiens, notamment ceux du CASVP, le centre d'action sociale de la Ville de Paris, en raison d'une doctrine de notre collectivité qui n'avait pas de sens. Ils ont été très présents pour ce qui concerne la fabrication ou la distribution des masques. Nombre de mairies d'arrondissements se sont transformées en lieux de fabrication de masques pendant toute la période du confinement ; très mobilisées, elles étaient des lieux ressources. Enfin, ils ont diffusé une partie de l'information vers les habitants, dans une démarche de proximité, ce qui a été très utile.

C'est ce qui m'a poussé aussi à considérer qu'il fallait mener un big bang territorial, au niveau non seulement de l'État, mais aussi de la Ville de Paris. En effet, nous souffrons nous aussi d'une organisation beaucoup trop centralisée, parce que l'administration parisienne s'est construite à partir d'une administration préfectorale, organisée en tuyaux d'orgue. Même si de nombreuses réformes ont été depuis une vingtaine d'années, il m'est apparu comme une évidence qu'il fallait aller plus loin : mener non pas une énième réforme, mais véritable un big bang territorial, et c'est ce que nous allons faire.

S'agissant des décisions prises le 12 mars, comme tous les autres maires, je n'ai pas été consultée, ce qui était d'ailleurs normal. Dès lors, quel était notre travail ? Faire en sorte que l'élection municipale, puisqu'elle était maintenue, se tienne dans les meilleures conditions possible. Pour cela, nous avons travaillé avec tous les maires d'arrondissement et les équipes de la ville, afin de diffuser les messages de prévention qui avaient été conçus au niveau national et que nous avions adaptés avec le préfet de la région Île-de-France. Je n'avais pas la compétence pour dire que le masque était obligatoire, dès lors qu'il ne l'était pas à l'échelle nationale ; en revanche, j'ai recommandé le port du masque pour les personnes symptomatiques ou fragiles, mis en place partout du gel hydroalcoolique, demandé aux Parisiens de venir avec leurs propres stylos, etc . Il me semble - de nombreuses études ont été réalisées sur ce sujet - que les conditions sanitaires du premier tour ont été bonnes ; à ma connaissance, les opérations de vote n'ont pas entraîné à Paris une progression de l'épidémie.

Fallait-il maintenir le second tour ? Je n'ai pas vraiment été consultée. Cependant, il me semble que, dès lors que l'on déconfinait la vie économique, il fallait en faire de même avec la démocratie. Par ailleurs, il paraissait nécessaire de relégitimer les équipes municipales, compte tenu des actions que celles-ci allaient devoir entreprendre par la suite, notamment pour faire face à la crise économique. Une possibilité était de conserver pendant plus d'un an des équipes qui avaient connu un premier tour - certains l'avaient emporté brillamment, comme le maire de Troyes, mais d'autres devaient affronter un second scrutin... Toutefois, il était difficile de vivre un aussi long entre-deux, alors même qu'il fallait engager de façon très importante nos collectivités, y compris sur le plan budgétaire, pour répondre à la fois à la crise sanitaire et à la crise économique.

Je pense donc que la décision d'organiser le second tour le 28 juin, avec les précautions qui ont été prises, a été une très bonne décision, en tout cas d'un point de vue démocratique et compte tenu de la nécessité de doter les communes d'équipes capables de les engager. Néanmoins, tout le monde a observé le niveau d'abstention, dont une grande part était liée à la peur de nos concitoyens, et cela nous laisse plus qu'interrogatifs. Il n'y avait pas de bonne solution, mais je pense que celle qui a été retenue était la moins mauvaise.

J'en viens à la question de l'accueil et de l'isolement. Avec le groupe Accor, l'AP-HP, la protection civile et nos propres équipes, nous avons mis en place le dispositif Covisan, qui vise à tester, puis à proposer des chambres d'hôtel aux personnes atteintes du Covid. Nous avons commencé par les quartiers populaires et par ceux qui sont adossés à un hôpital. Or, même si je n'ai plus le chiffre en tête, les chambres d'hôtel n'ont pas été très prisées. Nombre de nos concitoyens ont apprécié qu'on leur propose cette solution d'isolement, mais ont préféré rester à leur domicile. Nous avons alors mis en place, avec le centre d'action sociale de la Ville de Paris, un système de portage des repas, soit à domicile, soit à l'hôtel.

Cette question de la proposition d'isolement sera essentielle. La finalité des tests est en effet de casser les chaînes de contamination. Il faut offrir un hébergement et une prestation de portage de repas pour éviter que les gens atteints ne contaminent les membres de leur famille ou d'autres personnes lors de leurs déplacements. Il faut conjuguer les masques, les tests et l'isolement des personnes testées positives - avec leur accord, naturellement, car il ne s'agit pas de forcer qui que ce soit ; grâce à la pédagogie et à un important travail médico-social, nous pourrons convaincre les personnes porteuses du virus de s'isoler. Il faut donc absolument réactiver les hôtels : nous risquons d'en avoir besoin.

En ce qui concerne l'accueil en crèches, qui relève de la compétence exclusive de la commune, nous avons décidé d'assurer tout de suite l'accueil des enfants des personnels soignants, des agents municipaux de première ligne, ainsi que les enfants des travailleurs dits de la « deuxième ligne ».

Pour les écoles en revanche, pour lesquelles nous détenons une compétence conjointe avec le ministère de l'Éducation nationale, nous avons tenté d'adapter la doctrine retenue, selon laquelle n'étaient prioritaires que les enfants des personnels hospitaliers. J'étais personnellement convaincue que la réussite du déconfinement était conditionnée à une très large réouverture des classes, afin notamment que nos concitoyens puissent reprendre le travail. La solution retenue a emprunté aux deux visions, et je me félicite du travail mené en bonne intelligence avec le rectorat et les maires d'arrondissement.

M. Frédéric Bierry . - Fin mars et début avril, j'ai personnellement reçu des appels et témoignages de directeurs d'Ehpad m'affirmant qu'en cas de persistance des pénuries de masques, ils n'auraient pas d'autre choix que de faire valoir leur droit de retrait. Face au silence des pouvoirs publics les concernant, mon département a été contraint de construire une chaîne de solidarité autonome avec différents acteurs économiques. Ces actions, bricolées dans l'urgence, se sont composées d'achats sporadiques ou de montages de filières de production spécifiques. On a ainsi pu s'appuyer sur des chambres consulaires et quelques entreprises, dont la production a été intégralement absorbée par les commandes des départements et des intercommunalités ; ce réseau, toujours actif, nous permet d'envisager l'avenir avec davantage de sérénité qu'au plus fort de la crise.

Dans le prolongement des échanges que nous avons eus sur l'approfondissement nécessaire de la décentralisation, je constate que ce recours contraint au tissu économique local a dépassé le strict cadre des missions que la loi attribue aux départements. Pour autant, cette initiative a été plutôt conclusive car, en plus d'assurer l'équipement de personnels dépourvus de masques, elle a permis de soutenir la commande publique au sein de nos territoires et de mobiliser, dans le cadre de dispositifs d'insertion professionnelle, de jeunes couturiers qui n'avaient jusqu'alors pas la possibilité d'exercer.

Vous avez posé la question de la coopération internationale. En tant qu'élu d'un territoire frontalier, j'ai été, au début de la crise, confronté aux blocages qu'on opposait de part et d'autre à toute collaboration des acteurs transfrontaliers. Fort heureusement, ces blocages ont été progressivement levés, et les contacts entre nos deux ministres des Affaires étrangères ont permis l'accueil de patients français dans des hôpitaux allemands. J'ajoute que la compétence que nos voisins allemands reconnaissent aux maires dans la définition de l'offre hospitalière a permis de nouer des contacts à un niveau nettement plus pertinent.

Monsieur Lévrier nous a posé la question de l'opportunité d'un confinement plus précoce. J'avais eu moi-même le Premier ministre Edouard Philippe au téléphone pour plaider pour un confinement immédiat et large du monde économique. Il me paraissait aberrant que les possibilités de « télétravail » soient ouvertes aux « cols blancs », alors que certains « cols bleus » se voyaient contraints en pleine crise de se rendre sur leur lieu de travail. J'avais également alerté la ministre du travail Muriel Pénicaud sur les risques qu'engendrait cette dichotomie en termes de communication.

Madame de la Gontrie, les départements ne détiennent pas de compétence directe en matière de crèches et d'écoles. Nous avons cependant des liens privilégiés avec les assistantes maternelles, que nous avons pu équiper en masques.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Était-ce à votre initiative ?

M. Frédéric Bierry . - Oui, en partenariat avec la caisse d'allocations familiales (CAF). Cet exemple, entre autres, vous démontre l'agilité et la réactivité dont il nous a fallu faire preuve.

M. François Baroin . - Si l'on doit retenir un message fort de notre audition de ce matin, c'est celui que tous les maires de France, de la maire de Paris au maire de la plus petite commune, partagent depuis cette crise une même vision de la décentralisation. Leur front est plus uni que jamais, non pas contre l'État, mais dans une position sereine et raisonnable l'invitant d'une même voix à libérer de nouvelles compétences. Ce message semble avoir été entendu par le Gouvernement, mais en reste pour l'heure au stade des bonnes intentions.

L'expérience l'a heureusement montré : la levée du confinement a été une opération réussie grâce à l'étroite collaboration des maires. Sans cette souplesse territoriale, qui ne leur avait pas été accordée au moment du confinement, on aurait indéniablement couru à la catastrophe.

Dois-je vous faire la liste des sujets - tous cruciaux - profondément impactés par le confinement et qui relèvent tous de la compétence des maires ? Alors que s'ouvre un nouveau mandat municipal, nos concitoyens, dans cette période d'incertitude, n'ont jamais autant attendu de leur commune. Je ne retiendrai que l'exemple des transports publics, dont le modèle est à repenser entièrement et dont le financement, bizarrement assis sur la fréquence d'utilisation des usagers, a été profondément mis à mal par les décisions ministérielles liées au confinement. Les maires devront à l'avenir être associés à ces décisions.

Sur le maintien du premier tour des municipales, nous n'avons tous simplement jamais été consultés. La décision a été celle du Gouvernement seul et nous n'étions, comme la loi le prévoit, que les organisateurs du scrutin. Notre seul rôle a été de nous assurer que la circulaire Castaner, qui requérait que le vote se déroule en respect scrupuleux des mesures de protection sanitaire, soit matériellement appliquée. A ce titre, l'organisation de ce scrutin a préfiguré le modèle de la vie quotidienne des établissements recevant du public (ERP) telle que nous la connaissons encore aujourd'hui.

Autant nous n'avons pas contesté de ne pas participer à cette décision, autant nous aurions apprécié que le Gouvernement nous informe préalablement de l'annulation du second tour. Nous avons favorablement accueilli la date de son report, notre seule revendication étant que ce dernier ne soit pas confondu avec d'autres scrutins locaux à venir en 2021.

De façon plus générale, jusqu'au premier jour du confinement, nous n'avions accès à aucune information délivrée par le conseil scientifique. Les seules informations nous disposions nous étaient directement communiquées par le Gouvernement, une fois le conseil scientifique consulté. Aussi, je regrette de ne pouvoir vous répondre sur notre appréciation de l'opportunité du confinement, puisque nous n'avons pas été invités à donner notre opinion. Tout au long de cette crise, les maires ont été avant tout perçus comme des agents de l'État, ce qu'ils ne sont pourtant qu'en partie.

Madame de la Gontrie, nos contacts avec l'Éducation nationale ont été constants. Le sujet de la réouverture des écoles a été pour nous très compliqué, en raison du caractère obligatoire de la reprise des classes mais du caractère facultatif de la présence des élèves. Les premiers jours, les parents ne souhaitaient pas renvoyer leurs enfants dans les établissements, par inquiétude. J'ajoute que les parents les plus inquiets étaient bien souvent ceux habitant dans les quartiers les plus difficiles, ce qui nous expose encore aujourd'hui à des situations importantes de décrochage. A cet égard, la rentrée de septembre prochain sera plus que jamais un moment fondamental, et je crois que le ministère de l'Éducation nationale en est très conscient.

Bien qu'intéressante, l'idée du protocole Sport, Santé, Culture, Civisme (2S2C), qui offre aux élèves un programme d'activités compatible avec les nouveaux quotas de présence en classe maternelle et élémentaire, ne nous a pas paru devoir être diffusée sur un mode obligatoire. L'État assure en effet un forfait de 110 euros par jour et par atelier de 15 enfants maximum, alors que le coût moyen total de ce dispositif se situe autour de 270 euros. Les communes ne sont pas prêtes à se voir imposer ce complément de financement.

Mme Annie Guillemot . - On les comprend !

M. Alain Milon . - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde sur les prises en charge à domicile

(mardi 1 er septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous reprenons nos travaux avec deux tables rondes consacrées à l'accompagnement des personnes âgées dans la crise sanitaire. Je vous prie d'excuser l'absence du président Alain Milon, retenu dans son département, que je serai amené à remplacer pour les auditions du mois de septembre.

Dans le cadre de la table ronde sur les prises en charge à domicile, nous entendons Mmes Joëlle Martinaux, présidente de l'union nationale des centres communaux et intercommunaux d'action sociale (Unccas), Clémentine Cabrières, directrice de l'association française des aidants, et Marie-Reine Tillon, présidente de l'union de l'aide, des soins et des services aux domiciles (UNA).

Nous connaissons la vulnérabilité particulière des plus âgés face au virus : d'après le point épidémiologique de Santé publique France publié la semaine dernière, au moins 92 % des cas de covid-19 décédés étaient âgés de plus de soixante-cinq ans et 70 % des décès constatés à l'hôpital concernaient des personnes de soixante-quinze ans et plus.

Mieux préservées de l'épidémie que celles hébergées en établissement, les personnes âgées à domicile ont cependant souffert des difficultés d'organisation et d'équipement des professionnels et des structures chargées de les accompagner. Quels sont été l'ampleur de ces difficultés et leur impact sur les personnes âgées ? Que faudrait-il mieux organiser à l'avenir ? Notre audition a pour objectif de répondre à ces questions.

Je demanderai aux intervenants de présenter brièvement leur principal message, afin de laisser le temps aux échanges, et à chacun d'être concis.

Un faux témoignage devant notre commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. J'invite chacune d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Joëlle Martinaux, Clémentine Cabrières et Marie-Reine Tillon prêtent serment.

Je vous rappelle enfin que le port du masque est obligatoire et vous remercie pour votre vigilance.

Mme Joëlle Martinaux, présidente de l'union nationale des centres communaux et intercommunaux d'action sociale (Unccas). - Je vous remercie de nous associer à vos travaux. Les centres communaux d'action sociale (CCAS) se sont trouvés en première ligne lors de la rafale que constitua la crise sanitaire avec, cependant, de grandes disparités selon les territoires : certains ont dû faire face dans une urgence extrême quand d'autres ont pu plus facilement s'organiser. Les CCAS interviennent à un triple niveau : dans l'urgence et pour la prise en charge durant la crise et, désormais, en préparation d'une deuxième vague. Ils étaient prêts à faire face à la crise sous l'angle social grâce à leur implantation dans chaque commune et à leurs liens avec le tissu associatif local et les acteurs institutionnels que sont les agences régionales de santé (ARS), les conseils départementaux, les caisses primaires d'assurance maladie (CPAM) et les caisses d'allocations familiales (CAF). Les professionnels étaient formés à l'accompagnement des personnes âgées et des plans, générés par les crises précédentes - canicule ou grand froid - étaient connus. Les structures, bien organisées, avaient également l'habitude de faire appel au renfort des associations et de la réserve citoyenne. Il y eut cependant des inégalités entre les territoires : lorsque le travail entre les acteurs était harmonisé, la déclinaison des mesures à prendre s'est trouvée favorisée, mais cela ne fut pas le cas partout. Or, à la différence des inondations, des incendies, voire des attentats comme à Paris ou à Nice - autant de situations où les CCAS sont amenés à intervenir - la crise liée à la covid-19 présentait une particularité sanitaire angoissante en matière de prise en charge de la population. L'incertitude quant à la gravité du virus pour les personnes âgées et le niveau de contagiosité était extrême à l'annonce de l'épidémie. La situation sera bien différente en cas de deuxième vague.

La crise a également dû être gérée avec un personnel moins nombreux - des salariés se trouvaient dans l'obligation de se retirer pour cause de maladie ou de vulnérabilité - alors que les besoins de prise en charge des personnes âgées augmentaient, notamment pour des personnes jusqu'alors inconnues des services. Les associations n'arrivaient parfois plus à assurer l'ensemble de leurs missions, d'autant qu'elles ne disposaient pas de suffisamment d'équipements de protection.

Nous regrettons l'importance donnée alors à l'aspect sanitaire, bien qu'il soit évidemment essentiel, car le recul de l'accompagnement, pour les raisons précitées, a aggravé la crise. Dans les premières semaines, les médecins libéraux eux-mêmes manquaient des équipements individuels indispensables et craignaient de contaminer les personnes vulnérables lors de visites. Ces dernières, parfois, se sont, par peur du virus, isolées de leur propre chef.

Je souhaite insister sur l'isolement aggravé des personnes les plus fragiles qu'il a fallu accompagner pour les protéger, au-delà du seul virus. Certaines ont été retrouvées mortes par manque d'alimentation ou victimes d'un syndrome de glissement pensant que leur vie allait s'arrêter. À cet égard, un travail apparaît nécessaire pour préparer une deuxième vague : rien, en effet, ne justifie un isolement total des personnes très âgées ou en difficulté fonctionnelle. Il est également important de pouvoir les visiter à l'hôpital : l'interdire était inhumain. Il faudra prendre le risque et équiper à cet effet leur entourage.

Mme Clémentine Cabrières, directrice de l'association française des aidants. - L'association française des aidants, créée en 2003, milite pour la reconnaissance des proches aidants quel que soit l'âge, la maladie ou le handicap concerné. Notre approche transversale nous permet d'être présents sur l'ensemble du territoire, en lien avec les CCAS, les associations d'aide à domicile et d'autres partenaires. Nous disposons de 220 points de contact et accompagnons 13 000 aidants.

Dès le début de la crise, le 13 mars, nous avons reçu des messages de proches aidants qui s'interrogeaient sur les modalités de transmission du virus, les incidences du confinement sur les déplacements indispensables et la poursuite des soins, les possibilités de conciliation entre la vie professionnelle et l'accompagnement d'un proche, les mesures de protection - nous connaissions alors une pénurie de gel et de masques - et les conditions d'indemnisation en cas de fermeture d'un établissement.

Nous avons été confrontés à des difficultés de trois ordres. D'abord, dès le début de la crise, la prise en charge a essentiellement été sanitaire, notamment à l'hôpital : le domicile était peu pris en compte, le relais par les familles, après la fermeture des établissements, des lieux de répit et le recul de l'aide à domicile, semblant aller de soi. La crise a mis en évidence des carences existantes, notamment en matière de personnel, comme le soulignait le rapport de Myriam El-Khomri, et du maillage du territoire par les équipes de soins palliatifs et les services de soins infirmiers à domicile (SSIAD). Les personnes malades ou dépendantes ne doivent pas constituer une variable d'ajustement des politiques publiques ni être les victimes de notre impréparation. La crise a également rappelé le temps nécessaire pour l'accompagnement et l'importance du relais entre familles et professionnels.

La question du choix s'est également révélée essentielle, car la crise a renforcé l'instrumentalisation des familles dans l'accompagnement des proches, dont elles ne pouvaient plus choisir les modalités. Les aidants se sont transformés en sentinelles avec des incidences sur leur santé et celle du proche accompagné et l'apparition de conflits de loyauté pour les soignants. Ces questions éthiques restent insuffisamment extériorisées, compliquant les diagnostics et les accompagnements.

Enfin, la crise a accentué le besoin de reconnaissance des aidants, tant au niveau de l'employeur que du médecin, et en termes d'accès au matériel de protection.

Les situations ont été fort diverses et les inégalités renforcées du fait de dysfonctionnements existants. La crise a ainsi rappelé l'importance des solidarités de proximité et de la coordination entre les acteurs et mis en exergue le problème des personnes qui n'ont pu être aidées, car inconnues préalablement des services. Le repérage de ces situations constitue un élément-clé pour préparer l'avenir.

Je souhaite rappeler le travail réalisé par les acteurs de proximité pour accompagner les aidants de manière pratique. Notre association, par exemple, a beaucoup communiqué sur son site et a contribué à trouver des solutions sur le terrain ; je pense notamment aux masques réalisés par des couturières et aux cafés des aidants organisés en numérique. À cet égard, si les dispositifs à distance ont constitué un moyen utile pour conserver un lien, ils ne peuvent prendre le pas sur la mobilité et sur le lien direct essentiel à notre humanité.

Mme Marie-Reine Tillon, présidente de l'union de l'aide, des soins et des services aux domiciles (UNA). - L'UNA, forte de 800 structures et de 80 000 salariés, regroupe à la fois des associations, des CCAS et des centres intercommunaux d'action sociale (CIAS), des services d'aide et d'accompagnement à domicile (SAAD), des SSIAD et des services polyvalents d'aide et de soins à domicile (SPASAD). Ces services dépendent des départements ou de l'ARS, parfois des deux.

Nous pouvons certes comprendre que le Gouvernement ait été, dans un premier temps, désorienté par un virus que nul ne connaissait. Gouverner, toutefois, c'est prévoir, et nous regrettons le manque d'anticipation, malgré les alertes venues de l'étranger, notamment dans la mise en oeuvre des cellules de crise qui auraient dû être activées dès les mois de janvier ou de février pour imaginer un protocole. Or, il a quasiment fallu attendre le confinement. L'anticipation a également été insuffisante en matière d'équipements de protection pour notre personnel : les masques, évidemment, mais également les charlottes et les surblouses. Le sentiment de bricolage a été permanent ; nous nous sommes organisés comme nous avons pu avec des directives contradictoires de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et de la direction générale du travail (DGT) sur les modalités d'exercice de nos métiers et de protection des usagers et du personnel.

Pendant la crise, nous étions en lien avec les autorités centrales, mais les situations relevaient surtout de l'échelle locale avec des départements vivant le même sentiment d'abandon et souffrant de l'absence de directives claires. Certains ont immédiatement pris des initiatives et contacté nos services pour organiser des prestations, quand d'autres laissaient courir. Dès lors, les prises en charge ont varié selon les territoires, créant des inégalités. Les différences constatées sont également le fait des ARS, dont certaines ignoraient même comment fonctionnaient nos services alors que les SSIAD relèvent de leur compétence : certains directeurs se sont mobilisés, organisant des cellules de crise hebdomadaires ou bihebdomadaires avec les fédérations, tandis que d'autres attendaient des directives nationales.

S'il fallait ne retenir qu'une leçon de la crise, je citerai donc le manque d'anticipation et de directives nationales claires.

D'aucuns ont dénoncé la réduction de nos prestations durant la crise, mais nous avons agi sur la demande des départements de concentrer notre action sur les actes essentiels et les personnes les plus fragiles, suscitant hélas l'incompréhension des usagers et des familles. Les conséquences de l'arrêt de certaines interventions - isolement, peur, rôle accru des aidants - même de confort, n'ont pas assez été prises en compte. De fait, a pu être observé un phénomène de glissement, y compris pour le proche aidant. Si devait advenir une prochaine crise, il faudra considérer davantage les aspects humains et sociaux et ne pas se limiter à un regard sanitaire.

Le sujet est similaire s'agissant des personnes handicapées, dont beaucoup ont été ramenées à domicile en raison de la fermeture des établissements.

La crise a mis en exergue l'insuffisante reconnaissance du statut médico-social de nos services et le flou créé par la loi du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement en matière de services à la personne. Nous ne sommes pas assez pris au sérieux. Pendant le confinement, un médecin libéral s'en est ainsi pris à des auxiliaires de vie, les qualifiant d'assassins parce qu'ils allaient de domicile en domicile sans masque, à l'époque indisponible. Compte tenu de leur mobilisation, ce n'est pas entendable ! Forts d'un sentiment de devoir, 65 % d'entre eux étaient présents auprès des personnes âgées. Il faut en tenir compte.

M. René-Paul Savary , président. - Nous retenons de votre présentation, mesdames, le manque d'humanité de certaines mesures et les difficultés rencontrées en matière d'organisation.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Chronologiquement, la période précédant le confinement me semble majeure et interroge notre commission d'enquête. Qui vous a informé du confinement à venir et par quel moyen ? S'agissant des différences observées au niveau des départements comme des ARS, pourriez-vous nous apporter des précisions ? Certains décès ont constitué la conséquence d'un sentiment d'abandon. Comment avez-vous géré les décès de vos usagers ? Au-delà de l'économie, la crise aura des conséquences psychologiques et sociales majeures. Enfin, à quel moment avez-vous pu faire tester votre personnel ?

Mme Joëlle Martinaux. - Je suis certaine que chaque acteur a voulu faire au mieux mais s'est trouvé dépassé. Certains départements et ARS ont agi trop tard, alors que les informations étaient alarmantes, et de manière insuffisamment coordonnée. Chacun envoyait ses directives et ses demandes de récapitulation aux services et aux établissements : le cloisonnement était trop important. Dans les territoires où les contacts entre les acteurs sont insuffisants, lacune que nous déplorons depuis longtemps, il est apparu que les CCAS devaient être des acteurs incontournables des commissions départementales. De fait, il nous semble que l'échelle départementale, et sa déclinaison dans les communes et les intercommunalités avec les CCAS et les CIAS, reste la plus pertinente.

L'état civil doit pouvoir constituer un élément d'évaluation des causes de décès dès lors que lesdites causes, endémiques ou épidémiques, sont précisées sur le certificat de décès. Pendant la crise, les décès à domicile ont été le fait du virus, mais aussi de l'isolement, ce qui m'apparaît insupportable. Des personnes ont été trouvées pré-mortem avec 0,2 grammes de glycémie et, pour certaines, trop tard. Les équipes intervenant à domicile comme dans les établissements d'hébergement des personnes âgées dépendantes (Ehpad), ont été traumatisées ! Il faut travailler sur la médicalisation des Ehpad et y renforcer la présence des infirmières et des médecins en assouplissant la réglementation applicable aux vacations du personnel hospitalier et des libéraux. Cela relève de votre compétence.

Les tests ont été disponibles trop tardivement. Heureusement, certains maires, comme à Nice, ont commandé rapidement des masques et évité la pénurie. De fait, si nous voulons faciliter les contacts avec les personnes âgées, les tests sont indispensables.

Mme Marie-Reine Tillon. - En tant que tête de réseau, nous avons été informés du confinement par l'administration centrale. La première fiche de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) nous est parvenue le 28 février et une réunion a rassemblé les fédérations le 3 mars, sans que le confinement n'y soit évoqué. Des informations nous ont alors été promises ultérieurement. Une deuxième fiche a été publiée de 5 mars. Ensuite, nous avons quotidiennement contacté la DGCS pour obtenir des informations et en transmettre, notamment depuis la région Grand Est. Les renseignements donnés par les premières structures concernées nous ont permis d'établir une fiche pratique pour nos adhérents s'agissant du matériel de protection, de la politique d'appel aux dons et du protocole sanitaire. L'hypothèse du confinement a été évoquée le 6 mars, lors d'une réunion avec le cabinet du ministre. Puis, le 10 mars, la DGCS a envoyé les éléments des plans de continuité de service dans les Ehapd, sans précision s'agissant de l'aide à domicile.

Dès le début de la crise, l'UNA a mis en place une cellule de crise qui s'est réunie chaque semaine. Sur les territoires, de tels outils ont été installés tardivement par les ARS et presque exclusivement consacrés aux questions sanitaires. Nous y disposions d'un strapontin, mais n'obtenions pas de réponse à nos interrogations. Il a fallu attendre mi-avril pour que soient créées des cellules spécifiquement médico-sociales voire, dans certains territoires, consacrées au domicile et conjointes au département et à l'ARS.

S'agissant des décès, le tableau de signalement diffusé par l'administration centrale aux ARS ne concernaient pas ceux intervenus à domicile, ce qui biaise les statistiques. Parfois, les familles n'indiquent pas aux services d'aide à domicile quelle a été la cause du décès. Quant aux tests, ils sont arrivés très tardivement et certains auxiliaires de vie n'ont pu en obtenir malgré des cas suspects parmi leurs usagers.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Nous aimerions obtenir les fiches de la DGCS que vous avez mentionnées. Lors de la réunion précitée du 6 mars, le confinement évoqué concernait-il toute la population ou seulement les personnes âgées ?

Mme Marie-Reine Tillon. - Il s'agissait de toute la population, pour une période de huit à dix jours.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - C'est surprenant : dans le même temps, nous étions incités à sortir au restaurant et au théâtre...

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure. - Dans quels départements la situation a-t-elle été la plus compliquée et les dysfonctionnements les plus évidents ? Dans quels territoires était-ce mieux organisé ? Connaîtrons-nous un jour le nombre de décès à domicile ?

S'agissant de l'accès aux équipements individuels et aux tests, je partage votre analyse. Pendant trop longtemps, les malades n'ont pu être testés, ce qui a accentué leur isolement. À cet égard, j'ai été frappée que le Président de la République et le Premier ministre ne se soient jamais, durant la crise, adressés aux malades, notamment à domicile. Ils étaient réduits à des chiffres quotidiens pour ceux qui étaient hospitalisés, les autres n'existant même pas. Quelle est votre réaction quant à cette gestion de la crise ? Que recommandez-vous pour l'avenir ? Comment aurait-il convenu de s'adresser aux malades ? Concernée, j'ai ressenti cette solitude et cet oubli.

Mme Joëlle Martinaux. - Concernant les inégalités observées, nous vous transmettrons les résultats de notre enquête sur les territoires. Lorsque les maires et les présidents de communautés d'agglomération ont pris des initiatives, cela a mieux fonctionné. Il convient donc de leur donner, à l'avenir, les moyens de décliner des actions sur leur territoire.

Le comptage des décès à domicile doit se fonder sur l'état civil et un bref questionnaire relatif aux causes de la mort pour les personnes âgées de plus de soixante-quinze ans.

Durant la crise, nous avons entretenu un contact permanent avec le ministère de la santé et avec les cabinets d'Oliver Véran et de Christelle Dubos. Connaissant bien les territoires, nous les avons informés en temps réel des problématiques rencontrées et nos remarques ont été rapidement prises en compte.

Les médias ont martelé quotidiennement que les personnes âgées allaient mourir. C'était dramatique pour eux et cela reste encore anxiogène ; certains ne sortent toujours pas. Cela pose un problème éthique évident ! Nous aurions pu envisager les choses différemment et leur expliquer comment se protéger tout en continuant à vivre. Nous ne pouvons laisser des personnes seules sous prétexte de contamination. Les enterrements eux-mêmes étaient choquants ! Il fallait équiper le personnel à domicile et les familles pour maintenir les contacts. À l'hôpital, le personnel disposait presque d'un scaphandrier, tandis que les familles, les accompagnants et les médecins libéraux visitaient à domicile sans aucune protection.

Les établissements doivent s'équiper dans la perspective d'une nouvelle vague, mais le matériel de protection est très coûteux : l'État doit passer des commandes auprès de grossistes auprès desquels ils pourront se fournir.

M. René-Paul Savary , président. - Les statistiques sur les décès par département venaient plutôt du préfet que de l'ARS. Plus fiables que celles qui avaient transité par Santé Publique France, elles ne faisaient toutefois pas non plus mention des décès intervenus à domicile. Avez-vous remonté des données ? Quel est votre protocole en la matière ?

Mme Joëlle Martinaux. - En tant que médecin régulateur au Samu, je puis vous indiquer que les médecins du Samu remontent des données, mais les causes du décès ne sont pas toujours prises en compte. Les précisions statistiques sont nécessaires. Ainsi, de quoi parle-t-on d'agissant des nouveaux cas quotidiens ? De personnes testées positives ou de malades ? Pour les décès, il convient de mener une analyse auprès de l'état civil. Nous préconisons la prise en compte de tous les décès à domicile en précisant leur cause. Ils peuvent être directement ou indirectement liés à la covid, certaines personnes ayant cessé de soigner une maladie chronique pendant plusieurs mois, y compris un cancer. Une filière hospitalière dédiée apparaît à cet égard utile. Ainsi, dans certains territoires, les équipes mobiles de gérontologie ont bien fonctionné. Il ne faut jamais arrêter les soins ! Des personnes atteintes de la maladie de Parkinson ont vu, par exemple, leur état s'aggraver, faute de soins, pendant le confinement et ne peuvent désormais plus marcher. Les kinésithérapeutes, également indispensables, doivent être équipés de matériel de protection.

Mme Clémentine Cabrières. - Veillons au regard et à la surenchère possible des invisibles ! La course à la reconnaissance est au coeur de notre société et, pendant la crise, la stigmatisation de certaines catégories de la population a été mise en avant. Nous préférons un accompagnement global des personnes.

Des mesures en faveur des déplacements ou des arrêts pour des personnes vulnérables, dont nous nous sommes fait le relais, ont été prises rapidement, mais ont été mal comprises. Nous avons dû les expliquer, car les personnes se trouvaient démunies quant à leurs conséquences concrètes : il convient de travailler à la vulgarisation des normes et des directives.

La prévention apparaît également indispensable. À cet égard, les fichiers du plan canicule établis par les CCAS se sont révélés efficaces. Il est ahurissant que les associations et les CCAS se disputent des données qui doivent être partagées !

Mme Marie-Reine Tillon. - S'agissant les différences entre territoires, nous vous répondrons par écrit. Il ne s'agit pas de pointer les bons et les mauvais élèves, mais de rappeler que la crise a exacerbé des inégalités existantes en matière de prise en charge à domicile.

Le rôle des préfets mérite d'être souligné. Certains ont, par exemple, obligé l'Éducation nationale à accueillir les enfants des aidants à domicile pendant le confinement.

Enfin, il me semble difficile d'appliquer un comptage des victimes comme d'exiger des familles de connaître la cause du décès.

M. René-Paul Savary , président. - Vos informations sur les différences entre les territoires nous permettront de mieux faire face à une nouvelle crise. Il ne s'agit nullement de délation.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Je vous remercie pour la qualité de vos exposés et de nos échanges. En 2003, il y a dix-sept ans, nous avons laissé les personnes âgées mourir à domicile de déshydratation et nous recommençons. Nous pouvons écrire des rapports ou juger l'action de tel ARS, préfet ou conseil départemental, mais la vraie question est de comprendre pourquoi notre société n'est-elle toujours pas capable de porter attention aux plus fragiles ?

Le virus circule toujours. La stratégie de santé publique qui fait consensus consiste à tester, tracer les contacts et isoler les personnes contagieuses. De fait, les hospitalisations sont peu nombreuses ; la plupart des malades peut heureusement rester à domicile. Cette stratégie vous semble-t-elle correctement mise en oeuvre auprès des personnes âgées à domicile ?

Mme Cabrières a évoqué les difficultés de compréhension d'une partie de la population s'agissant des normes et des directives. Il y a quinze jours, Olivier Véran a préconisé la règle dite ABCD - le port du masque est nécessaire pour les personnes à risque, dans les lieux bondés, les lieux publics clos et lorsque la distance est impossible à gérer - à l'apparente cohérence. Dix jours plus tard, toutefois, les règles se multiplient et le port du masque est imposé hors de toute application de la règle susmentionnée. Comment la population peut-elle effectivement comprendre les directives et la stratégie de gestion de l'épidémie ?

Mme Clémentine Cabrières. - S'agissant de la transmission, les plans d'urgence existants, au niveau tant national que local, n'ont hélas pas tous été ressortis dès le début de la crise. Cela nous renvoie à la question de la formation et de la résilience. À force de nous réadapter, nous oublions certaines permanences, réactions et procédures.

Au-delà des dispositifs, la connaissance de la population d'un territoire par les acteurs locaux est essentielle à la prévention comme à la coordination des actions et nécessite du temps.

Le domicile relève d'une dimension intime qui complique l'application de normes imposées. Pendant la crise, les proches aidants salariés ont dû dévoiler leur statut à leur employeur ; il s'agit d'un véritable changement culturel tant les frontières entre la vie professionnelle et la sphère privée sont solidement implantées.

Concernant enfin la compréhension des directives par la population, s'il manque certes des données sur l'épidémie, la multiplication des ordres et des contre-ordres n'aide en rien. Par ailleurs, nous observons une injonction paradoxale, en fonction des situations, entre la norme imposée et le respect du libre arbitre.

Mme Marie-Reine Tillon. - Pour répondre à la première question posée par M. Jomier, il convient de rappeler que les rapports successifs consacrés à la prise en charge à domicile sont, depuis 2003, restés lettre morte - je ne dis pas, bien sûr, que les rapports parlementaires sont inutiles. En outre, la réforme de 2015 est restée modeste en matière d'aide à domicile et trop imprécise s'agissant du rôle des services relevant du domaine médico-social et des services à la personne. Aucune réforme du financement n'est, en outre, intervenue : les structures se trouvent en difficulté et les rémunérations demeurent très insuffisantes. Pensez que, à la fin de l'année 2019, une demande de prise en charge sur cinq ne peut être honorée par manque de personnel. Il y a deux ans, cette proportion s'établissait à une sur dix. Le métier, il est vrai, n'a rien d'attractif financièrement et le Ségur de la santé n'a pas amélioré la situation, loin s'en faut : entre une aide-soignante en établissement et sa collègue en SSIAD, l'écart de rémunération a doublé et s'élève désormais à 200 euros. Nous commençons hélas à enregistrer des départs. Monsieur Jomier, si rien n'évolue, nous en serons donc au même point dans dix-sept ans.

Le traçage des cas à domicile représente un exercice difficile. À titre d'illustration, une aide-soignante d'un SSIAD s'est aperçue qu'un usager recevait la visite de ses enfants durant le week-end, venant d'une zone à risque. Mais il n'est pas envisageable d'interdire de recevoir à domicile ! Si le test apparaît relativement aisé, le traçage demeure plus difficile.

Il est exact, enfin, que les directives sont parfois compliquées à faire comprendre, notamment aux personnes handicapées. Je pense, en particulier, aux attestations de sortie lors du confinement, pour lesquelles nous avons demandé une rédaction simplifiée. Mais il fallait alors prévenir la gendarmerie de la conformité d'un tel document.

M. René-Paul Savary , président. - Concernant le traçage, avez-vous été contactés par l'assurance maladie pour le niveau 2 ou les ARS pour le niveau 3 ? Vous considérez le traçage comme une mission impossible pour vos services : cela m'inquiète, car, en cas de deuxième vague, je crains que les services des ARS ne se trouvent débordés.

Mme Joëlle Martinaux. - Les tests ont leurs limites. Il faudrait presque en réaliser tous les jours... Il faut, il me semble, revenir à plus de rationalité et accepter la prise de risque. Une personne âgée testée positive ne peut être accusée si son personnel est contaminé. Les équipements de protection individuels et le respect de la distanciation sont indispensables pour réduire le risque, lequel ne doit en aucun cas constituer un prétexte à l'isolement. Il apparaît également nécessaire de visiter plusieurs fois par semaine les personnes de plus de quatre-ving-cinq ans, notamment dans les territoires isolés qui manquent de personnel soignant libéral. À cet égard, les équipes mobiles de gérontologie ont fait la preuve de leur efficacité.

L'épidémie de covid ne peut être comparée à l'épisode caniculaire de 2003, car nous connaissions mal les effets du virus. Nous n'étions pas préparés sur le plan sanitaire et épidémiologique : les services ont été débordés et des établissements stigmatisés. Le principal problème est venu des personnes âgées isolées inconnues des services car autonomes. En effet, l'inscription au registre du CCAS relève d'une démarche volontaire de la personne ou de la famille. Un recensement de tous les habitants de la commune âgés de plus de quatre-vingt-cinq ans apparaît, au regard de notre expérience, nécessaire. Ce registre ne serait ouvert qu'en cas de crise ou d'urgence pour permettre une veille renforcée de cette population.

Mme Marie-Reine Tillon. - En matière de traçage, nous pâtissons également de la méfiance des médecins et des infirmiers libéraux qui ne font pas toujours état des cas de covid, alors que nos établissements et nos services sont, depuis 2016, tenus au secret professionnel. Le partage d'informations est, à cet égard, crucial. Peut-être le dossier usager prévu par le plan Ma santé 2022 améliorera-t-il les choses...

Mme Laurence Cohen . - Je vous remercie pour la clarté et la franchise de vos propos. La brièveté des propos liminaires permet ensuite de laisser le temps à un échange de qualité.

La pandémie a exacerbé les carences de la prise en charge de nos aînés qui relèvent d'un véritable problème de société dans un contexte de vieillissement de la population. Miroirs de ceux dont ils s'occupent, les aides à domicile étaient déjà invisibles avant la crise. Majoritairement des femmes - il est bien connu que les femmes possèdent des qualités particulières pour s'occuper des autres de la naissance à la mort... - peu formées et mal rémunérées, les auxiliaires de vie manquent de reconnaissance. Les modalités de versement de la prime dite covid et son transfert aux départements ont accentué les inégalités. Au début du mois d'août, le Président de la République a assuré qu'une prime serait versée à tout aide à domicile avant Noël, mais je demeure dubitative. Disposez-vous d'informations plus précises ? Estimez-vous que la crise ait amélioré la reconnaissance due à la profession ? Qu'en est-il des recrutements ? Avez-vous, enfin, des données sur les professionnels à domicile qui, en première ligne et longtemps sans protection, ont contracté la maladie. Certains syndicats les ont, pendant la crise, qualifiés de « chair à canon ».

Mme Michelle Meunier . - Je partage l'interrogation de mon collègue Bernard Jomier sur l'application de la stratégie ABCD.

Madame Martinaux, vous avez rappelé l'importance des CCAS dans l'action sociale des collectivités territoriales, notamment en matière d'aide alimentaire et de lutte contre l'isolement. Cette action rencontre-t-elle encore des obstacles, en particulier s'agissant de la répartition des rôles avec le département ? Quelles sont les leçons à tirer dans la perspective d'une nouvelle vague ?

Mesdames Cabrières et Tillon, avez-vous connaissance de pratiques innovantes d'accompagnement utilisées pendant le confinement ?

Mme Jocelyne Guidez . - Je vous remercie également pour la clarté de vos réponses. Les difficultés se sont, à mon sens, aggravées au moment du déconfinement. Pendant le confinement, en effet, les CCAS et les élus sont allés à la rencontre des personnes âgées, mais la plupart des initiatives ont ensuite été abandonnées. Qu'aurait-il fallu faire pour éviter l'isolement de ces personnes après le 11 mai ?

Pour certains parents, il a été difficile de ne pouvoir visiter leur enfant handicapé. Ne faudrait-il pas mettre en place pour les personnes handicapées un dispositif similaire à celui existant pour les personnes âgées ? Les aidants ont pris le relais pendant le confinement, mais les services à domicile étaient souvent insuffisants et nous avons observé des situations d'épuisement psychologique. J'ai proposé que les aidants puissent se reposer quelques nuits dans les hôtels, mais cela n'a hélas pas été retenu par Mme Cluzel. Par ailleurs, de jeunes aidants ont été confinés avec des parents malades, sans être ensuite jugés prioritaires pour le retour à l'école qui représente pourtant pour eux une échappatoire nécessaire. Que faudrait-il mettre en place en leur faveur ?

Mme Joëlle Martinaux. - Les CCAS ont effectivement un champ d'action plus large que le seul accompagnement des personnes âgées. Au-delà du risque de deuxième vague, ils sont confrontés à une aggravation de la pauvreté qui se répercute sur les aînés. Il faut libérer les initiatives sur les territoires, car les acteurs locaux connaissent leurs usagers. Ainsi, la réglementation relative au personnel et au financement reste très lourde pour les CCAS. Il convient, au contraire, d'assouplir les réglementations et de décloisonner les financements. Les contacts demeurent en particulier compliqués avec les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). Il fallait des mois, avant la crise, pour monter une téléconsultation. À Nice, je l'ai créée en quarante-huit heures avec l'aval de la CPAM et de l'ARS ! Tout devient possible quand les initiatives se trouvent libérées des lourdeurs de gestion !

Nous espérons que tous les aidants à domicile recevront la prime annoncée. Ils ne touchent que de faibles salaires et leur travail mérite reconnaissance, d'autant qu'il existe un important bassin d'emplois auprès des personnes âgées. Il apparaît donc indispensable de valoriser les métiers, de reconnaître leur pénibilité, de favoriser les évolutions de postes et de renforcer la valorisation des acquis de l'expérience (VAE).

Marie-Reine Tillon. - Il n'est pas exact de parler d'absence de formation. Il existe, par exemple, le diplôme de dirigeant de l'économie médico-sociale (DEMS). Nous sommes d'ailleurs dans l'obligation d'employer une certaine proportion de professionnels formés et diplômés. Les départements toutefois, pour limiter les coûts, contingentent cette proportion à environ 25 % par service. Cela relève du paradoxe lorsque que l'on souhaite une prise en charge de qualité des personnes fragiles...

L'État considère la prime covid, annoncée pour Noël par le Président de la République, du ressort des départements. Avant le discours du 4 août, trente départements avaient annoncé son versement, parfois pour un montant si faible qu'elle en devenait inutile, parfois jusqu'à 1 500 euros. Depuis, ils sont trente-trois à s'être engagés, tandis que d'autres ont confirmé qu'ils ne changeraient pas de position... Nous avons, en revanche, bon espoir s'agissant des avancées promises par le Président de la République et confirmées par Olivier Véran et Brigitte Bourguignon pour améliorer la reconnaissance des professionnels. De fait, la convention collective des services à domicile prévoit, pour les catégories A, une rémunération inférieure au SMIC pendant les treize premières années d'exercice. Sachant que nos salariés travaillent fréquemment à temps partiel, les rémunérations s'établissent en moyenne à 900 ou 950 euros par mois. Comment, dans ces conditions, attirer des vocations ? Un avenant à la convention collective a été signé le 26 février pour recatégoriser les métiers et revaloriser les salaires d'environ 15 %, mais il n'a toujours pas reçu l'agrément du Gouvernement. Dans la crainte d'une deuxième vague, les préavis de grève et les pétitions se multiplient... Il y a urgence !

Selon les résultats des deux sondages que nous avons réalisés au sein de notre réseau, environ 6 % de nos salariés auraient contracté la covid.

Des pratiques innovantes d'accompagnement, notamment l'usage de tablettes - il convient d'ailleurs d'y former davantage les personnes âgées - et l'organisation de tournées par des équipes covid spécialisées, ont été remontées.

Je partage enfin l'analyse de Mme Guidez sur le déconfinement et l'isolement qui l'a suivi. La circulaire concernant ses modalités pour nos services nous est parvenue dix jours après le 11 mai...

M. René-Paul Savary , président. - Vous l'indiquerez dans votre réponse écrite à notre questionnaire.

Mme Marie-Reine Tillon. - Absolument ! Mme Guidez a également raison s'agissant de l'épuisement des aidants de personnes handicapées. Peut-être sommes-nous allés un peu vite pour fermer des établissements, sans tenir compte de la difficulté à accompagner certaines pathologies... Je ne puis vous répondre sur les jeunes aidants, mais nous réfléchissons plus largement à développer l'aide à la parentalité pour les parents d'enfants en situation de handicap comme pour les parents handicapés.

Mme Clémentine Cabrières. - En matière de recrutement et de valorisation de la filière, la formation continue est essentielle. Le service civique prend la suite des emplois jeunes, mais aucune formation n'est prévue... La France, avec la crise, est entrée dans la société du care qui demande de valoriser davantage le soin et l'accompagnement. La création d'une cinquième branche de la sécurité sociale est à l'étude pour ce qui concerne le financement de la dépendance, dont les moyens ont été limités par le pacte de Cahors en 2017. L'autonomie représente un choix de société qui nécessite une recette pérenne et lisible et non pléthore de financements diffus qui font perdre du sens au projet.

Pendant la crise, l'association française des aidants a mis en place, à distance, des cafés des aidants pour garder un lien et partager les expériences et les pratiques. Certains psychologues ont poursuivi leur accompagnement à distance, ce qui a offert quelque répit aux aidants. De nombreux appels à projets sont lancés sur les bonnes pratiques révélées par la crise, mais il convient aussi de conserver les dispositifs qui fonctionnent. Tout ne doit pas être fléché pour et en fonction de la covid.

Nous commençons à peine à observer les effets psychologiques de la crise sur les aidants. Nous avons abordé le sujet des jeunes aidants en octobre dernier dans le cadre de la stratégie nationale de mobilisation et de soutien en faveur des aidants et de notre réflexion sur le répit. Certains ont été jugés décrocheurs par l'Éducation nationale, alors qu'ils s'occupaient de parents malades. À cet égard, il apparaît nécessaire d'améliorer la formation des enseignants et du personnel médico-social sur le rôle des aidants. Les plus jeunes, notamment, ne sont pas accompagnés. Nous avons mis en place des ateliers spécifiques à cet effet.

Il me semble enfin nécessaire, si nous souhaitons une meilleure compréhension des politiques menées par la population, d'entendre davantage la parole citoyenne. Hélas, les conseils départementaux de la citoyenneté et de l'autonomie (CDCA) sont trop peu investis.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe . - Je salue à mon tour la qualité de vos analyses. La crise a été révélatrice de l'importance de la prise d'initiatives : tout attendre de l'État - pour protester ensuite contre ses directives - est une erreur. J'ai été maire ; quand on est responsable, on intervient ! À titre d'illustration, j'ai insisté pour que le préfet prenne ses responsabilités pendant la crise. La coordination entre le préfet, l'ARS et les collectivités territoriales a bien fonctionné.

Mme Tillon a évoqué les rapports qui n'ont pas été suivis d'effet. J'en ai moi-même commis un sur le sujet en 2015 avec notre ancien collègue Dominique Watrin. Il a permis quelques avancées financières quoiqu'insuffisantes. Les notions juridiques d'agrément et d'autorisation ont été clarifiées, bien qu'elles demeurent encore trop floues dans la pratique et entraînent des inégalités entre associations et départements. Il y aura un important travail à mener dans la prochaine loi relative à l'autonomie et à la dépendance.

Le métier d'auxiliaire de vie restera dévalorisé tant que la priorité ne sera pas donnée au maintien à domicile tel que le souhaitent les Français. Certains départements doivent encore, à cet égard, réaliser une mutation intellectuelle. Il a fallu que le Président de la République apporte des précisions sur la prime dite covid qui relève, selon Olivier Véran, des départements. L'État doit certes prendre sa part, mais trente-trois départements volontaires, cela reste trop peu. Il faut réagir !

Vous avez également mentionné les négociations entre les départements, l'État et les associations pour augmenter les rémunérations de 15 %, qui n'ont toujours pas été validées par le Gouvernement. Pourriez-vous nous apporter des précisions ?

Mme Angèle Préville . - Je vous remercie pour vos témoignages. Ne pourrait-on pas qualifier les décès à domicile intervenus pendant la crise de décès « par abandon ou isolement » ? En les nommant, nous pourrons les quantifier, ce qui est important pour le suivi de la pandémie et en cas de nouvelle crise. Le phénomène est choquant, bien sûr, mais ce n'est pas en le niant que nous pourrons y remédier.

Il est vrai que rien ne justifie un tel isolement. Quelles sont vos propositions pour l'éviter ? S'agissant de l'accompagnement des personnes âgées non suivies habituellement pas les services, n'avons-nous pas une obligation de solidarité ? Ne faudrait-il pas mettre en place une sorte de service civique mobilisant des bénévoles sur l'ensemble du territoire ? Quelles sont les perspectives, en cas de deuxième vague, en matière d'équipements de protection, notamment pour les aidants ? Pendant la crise, pendant combien de temps le personnel à domicile n'a-t-il pas été protégé ? Combien de personnes cela a-t-il concerné ?

Mme Victoire Jasmin . - La place, les responsabilités et les missions des aides à domicile doivent être mieux reconnues dans la chaîne de soin. Les acteurs, hélas, ne communiquent pas toujours suffisamment entre eux, comme le soulignait Mme Martinaux. Les contrats locaux de santé pourraient-ils, selon vous, améliorer la coordination ? En Guadeloupe, où les risques naturels sont fréquents, les maires et les CCAS, avant la période cyclonique, demandent régulièrement, par voie de presse, aux personnes vulnérables et à leur famille de s'inscrire sur un registre en cas de besoin. Ce dispositif pourrait-il utilement être étendu ? Enfin, je rappelle que la délégation sénatoriale aux outre-mer a, dans son rapport sur les risques naturels majeurs, fait plusieurs recommandations s'agissant de la résilience. Je fais enfin miens les propos de mes collègues sur la nécessaire revalorisation de vos métiers : vous le méritez.

M. Jean Sol . - Je souhaite, à titre liminaire, rendre hommage aux professionnels invisibles de l'aide à domicile et aux proches aidants mobilisés pendant cette crise sanitaire sans précédent, au détriment, souvent, de leur santé et de celle de leurs proches.

Disposiez-vous, au début de la crise, d'un stock d'équipements individuels de protection ? Si tel était le cas, combien de temps vous a-t-il permis de tenir ?

Vous avez évoqué le comportement peu vertueux de certains médecins libéraux. J'ai, pour ma part, été sollicité à plusieurs reprises par des auxiliaires de vie qui se voyaient refuser l'accès à un domicile par un professionnel de santé. Comment avez-vous géré ce type de situation ? Comment avez-vous accompagné votre personnel, parfois en détresse ? Quelles sont, en la matière, vos préconisations pour l'avenir ? Vous avez aussi mentionné le sentiment de devoir des professionnels auprès des usagers. Ont-ils effectué des heures supplémentaires pendant la crise ? Dans quelle proportion ? Il faut enfin, concernant les rémunérations et la formation, prendre des mesures concrètes aux fins de reconnaissance et d'amélioration de la qualité du travail.

Mme Clémentine Cabrières. - Devenir proche aidant n'est pas si naturel qu'on voudrait le faire croire. Ce choix doit relever de la liberté individuelle, pas de la contrainte parce que l'on est, par exemple, la fille aînée - le sujet de l'accompagnement est indéniablement genré. La triangulation entre l'aide à domicile, la personne accompagnée et le proche aidant constitue un sujet majeur. La communication et la définition du rôle de chacun sont primordiales, au risque, sinon, d'entraîner des situations de maltraitance. Il peut aussi arriver que des personnes âgées décèdent isolées, mais dans une solitude choisie. Il convient de respecter la liberté de chacun ; à trop vouloir en faire, on peut enfermer certaines personnes dans un choix qui ne serait pas le leur. Il en va également ainsi pour les aidants. La loi du 28 décembre 2015 reste, s'agissant du droit au répit pour les aidants, sous utilisée. De fait, si un proche se déclare « aidant principal » pour en bénéficier, il devient difficile de sortir de ce statut s'il le souhaite ou que sa situation l'impose. Le dispositif ne permet guère de souplesse.

Enfin, la supervision qui existe pour les psychologues est aussi essentielle pour les proches aidants ; elle permet, lors d'un café des aidants par exemple, la libération de la parole dans un lieu extérieur au domicile.

Mme Joëlle Martinaux. - Pendant la crise, j'ai vu des aidants supplier un pharmacien pour obtenir des masques. D'aucuns doivent encore justifier d'un bulletin de salaire pour s'occuper d'un proche, alors qu'il s'agit souvent d'un travail d'accompagnement non déclaré.

Il ne fallait pas se contenter de déposer des repas devant la porte de personnes isolées, mais effectuer un véritable accompagnement ; cela aurait évité bien des décès. Il serait, à cet égard, intéressant de connaître le nombre d'interventions réalisées par les pompiers, alertés par l'accumulation de paquets, pour procéder à des ouvertures de porte durant le confinement. Le personnel à domicile est un personnel de prévention ; il apparaît donc nécessaire de signaler les personnes vulnérables aux services sociaux compétents sur le territoire. À cet égard, la création d'une plateforme territoriale d'alerte à disposition, notamment, des pompiers, des professionnels de santé et des voisins, constitue une piste intéressante et moins coûteuse qu'une hospitalisation.

Madame Jasmin, les territoires ultramarins ont été exemplaires dans leur gestion de la crise, y compris le département de Mayotte où, grâce aux financements européens, nous avons heureusement installés un CCAS dans chaque commune au cours des deux dernières années.

La création d'un registre des personnes âgées de la commune, utilisable seulement en cas de crise, représente également une solution intéressante qui pourrait utilement compléter la plateforme de signalement susmentionnée. Le dispositif empiète certes un peu sur la liberté individuelle, mais améliorera grandement la protection des plus vulnérables.

M. René-Paul Savary , président. - Cela fait partie de notre réflexion pour éviter qu'une nouvelle crise ait les mêmes conséquences.

Mme Marie-Reine Tillon. - Une telle plateforme pourrait être envisagée à l'échelle du bassin de vie, où les acteurs ont l'habitude de travailler ensemble, ou de la communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS). Il existe, toutefois, déjà tant de plateformes...

M. René-Paul Savary , président. - Certaines pourraient sans peine être supprimées...

Mme Marie-Reine Tillon. - Il existe tellement de guichets uniques, qu'il faudra bientôt créer un guichet unique des guichets uniques !

La loi précitée de 2015 a augmenté les financements pour les prises en charge à domicile, mais les départements, pour rester dans leur épure, ont parfois réduit d'autant le nombre d'heures d'accompagnement.

La revalorisation des métiers ne fait pas partie, Monsieur Vanlerenberghe, des négociations avec l'Assemblée des départements de France (ADF), mais relève de l'avenant n° 49 du 26 février à notre convention collective, lequel, faute d'agrément, n'est pas financé. Le prochain PLFSS devra prévoir le financement des revalorisations salariales, incontournable si la priorité est donnée au maintien des personnes âgées à domicile.

Nos réseaux ont proposé des solutions à développer pour lutter, à l'avenir, contre l'isolement. Il faut en finir avec la culture française de l'appel à projets qui ne permet pas, en raison du caractère ponctuel des financements, de pérenniser les dispositifs qui fonctionnent, à l'instar des cafés des aidants. Une telle politique de court terme n'est pas tolérable ! Il faut capitaliser sur les dispositifs existants, lorsqu'ils sont efficaces, plutôt que de sans cesse réinventer l'eau chaude. Je n'ai, à titre personnel, rien contre Jérôme Guedj, mais je doute de l'utilité de sa mission sur la gestion des problématiques d'isolement en pleine crise... Il convient d'abord de prendre le temps d'analyser l'existant.

Quant au stock de matériel de protection, Monsieur Sol, nous n'en dispositions pas.

M. René-Paul Savary , président. - Qu'en est-il désormais ?

Mme Marie-Reine Tillon. - Nous avons les équipements nécessaires, mais la fourniture de masques par la DGCS se terminera le 30 septembre, alors que les structures de l'aide à domicile sont exsangues.

M. René-Paul Savary , président. - Les départements ne vous soutiennent-ils pas ?

Mme Marie-Reine Tillon. - Certains seulement.

M. René-Paul Savary , président. - C'est le propre de la décentralisation... Il faut solliciter chaque acteur concerné pour obtenir du matériel.

Mme Marie-Reine Tillon. - Nous le faisons auprès des départements, mais certains, déjà, refusent de verser la prime covid au motif que 80 % de nos salariés ne travaillaient pas pendant la crise.

M. René-Paul Savary , président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde sur la situation dans les établissements
d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad)

(mardi 1 er septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous reprenons nos travaux sur l'accompagnement des personnes âgées pendant la crise sanitaire avec une table ronde consacrée aux établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous avons convoqué M. Jean-Claude Brdenk, vice-président du syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (Synerpa) et directeur général délégué d'Orpéa, accompagné de Mme Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Synerpa, Mme Virginie Lasserre, directrice générale de la cohésion sociale au ministère des solidarités et de la santé, MM. Pascal Meyvaert, vice-président de la fédération française des associations de médecins coordonnateurs en Ehpad (Ffamco), Jean-Pierre Riso, président de la fédération nationale des associations de directeurs d'établissements et services pour personnes âgées (Fnadepa) et Pascal Champvert, président de l'association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA).

Comme dans de nombreux pays, la crise sanitaire a particulièrement affecté les Ehpad qui accueillent des personnes vulnérables. D'après le dernier point épidémiologique de Santé publique France publié la semaine dernière, sur les 30 544 décès imputables à la covid-19, 14 455, soit 47 %, ont concerné des résidents d'Ehpad, à l'hôpital ou, le plus souvent, en établissement. Certains Ehpad présentent des bilans effarants.

Nos auditions territoriales ont notamment révélé un manque d'équipements de protection des salariés, des résidents et des visiteurs, des difficultés de gestion du personnel, une insuffisante présence médicale et des carences de remontées d'information et d'équipements informatiques.

La double tutelle des départements et des agences régionales de santé (ARS) a souvent été considérée comme une difficulté. Se traduit-elle par une absence de tutelle ou une insuffisance de contrôle ?

La crise sanitaire est intervenue sur un terrain très fragilisé et a servi de révélateur à de nombreuses carences existantes. Quels ont été précisément l'ampleur des difficultés rencontrées et leur impact sur les personnes âgées ? Le seul critère de l'âge ou de la résidence en Ehpad a-t-il été objecté à des admissions à l'hôpital ? Dans l'affirmative, quand, où et pour combien de personnes ? Notre audition vise notamment à répondre à ces questions.

Je demanderai à nos intervenants de présenter brièvement leur principal message, afin de laisser le maximum de temps aux échanges, et à chacun d'être concis dans les questions et les réponses.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Mesdames, messieurs, vous êtes appelés à prêter serment. J'invite chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Claude Brdenk, Mmes Florence Arnaiz-Maumé et Virginie Lasserre, MM. Pascal Meyvaert, Jean-Pierre Riso et Pascal Champvert prêtent serment.

Je vous rappelle que le port du masque est obligatoire et vous remercie de votre vigilance. D'après le bulletin épidémiologique précédemment cité, la plupart des clusters « professionnels » sont localisés dans le secteur public. Je vous invite donc à la prudence.

Mme Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Synerpa. - Jean-Claude Brdenk et moi-même avons l'honneur de représenter le Synerpa, premier syndicat national des Ehpad privés, des services à domicile privés à l'attention des personnes fragiles et des résidences services seniors. Nous comptons quelque 2 700 adhérents - 1 900 Ehpad, 600 services à domicile et 150 résidences services seniors - soit plus de 250 000 personnes hébergées ou aidées et 135 000 salariés.

La crise, que nous avons, en effet, difficilement traversée, peut schématiquement être divisée en trois périodes. Les mois de janvier et de février correspondent à une longue et difficile prise de conscience, et le secteur a peu été considéré dans la préparation de la crise. Nous avons néanmoins bénéficié d'une information en amont grâce à nos adhérents présents en Chine et en Italie, notamment du groupe Orpéa. Dès la fin du mois de janvier et le début du mois de février, nous avons ainsi reçu des renseignements assez incroyables, qui nous ont conduits à nous préparer davantage en amont et à manifester par courrier notre inquiétude à Mme Buzyn au début du mois de février, demandant une réunion des acteurs et la mise à disposition de protocoles. En l'absence de réponse, j'ai rappelé le cabinet aux alentours du 15 février, mais la ministre quittait alors ses fonctions. À la date du 20 février, nous ne disposions que d'un guide d'une centaine de pages organisant l'intégralité de la prise en charge sanitaire : le mot « Ehpad » n'y apparaît que trois ou quatre fois et aucun protocole ne nous est consacré. Dès le 22 février, la Lombardie est confinée et nous réalisons que le virus arrive puisque, déjà, des alertes sont palpables, notamment dans l'Oise. Le 24 février, sans avoir reçu le moindre protocole, nous envoyons alors à nos adhérents des premières informations, leur demandant de mettre en place des gestes barrières, d'installer des affichages et du gel hydroalcoolique, de porter des masques, de prendre la température en cas de doute et, éventuellement, de noter les entrées et les sorties de l'établissement. À leur demande, Olivier Véran réunit les fédérations le 3 mars.

Il y a un avant et un après 3 mars, date à laquelle le ministère des solidarités et de la santé et sa direction générale de la cohésion sociale (DGCS), prennent vraiment la mesure de la violence croissante de l'attaque dans les établissements. Suivent alors quinze jours d'enfer. À partir du 5 mars, nos adhérents, notamment dans les régions Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté, nous alertent sur des situations extrêmement compliquées : de nombreux résidents sont attaqués violemment par le virus et présentent des symptômes inconnus, divers et que nous ne maîtrisons pas. À cette même période, les ennuis commencent : nous n'avons cessé d'avoir des difficultés d'approvisionnement en équipements de protection, ainsi que des problématiques de transfert, de confinement en chambre et de test. Ce fut un véritable parcours du combattant ! Main dans la main avec l'État et les fédérations, nous avons réalisé l'intégralité des protocoles avec, hélas, deux à trois semaines de retard. Ce sera notre drame... In fine , à la fin du mois d'avril, quand la situation s'apaise, sur 7 000 Ehpad, 60 % ont passé la crise plutôt facilement, 30 à 35 % ont été touchés et 3 à 5 % durement affectés. Certains établissements ont eu la moitié de leurs résidents et de leur personnel infectée par le virus et ont compté jusqu'à 40 décès. Début mai, la crise faiblit enfin grâce à une politique de tests soutenue menée à partir du 10 avril.

Nous sommes enfin entrés, depuis mi-mai, dans une troisième période, celle du déconfinement puis, progressivement, d'une surveillance accrue accompagnée parfois d'un confinement ciblé. La maladie n'offre plus les mêmes symptômes et ne conduit pas aux mêmes drames qu'au mois d'avril ; nous sommes donc dans l'expectative.

Mme Virginie Lasserre, directrice générale de la cohésion sociale au ministère des solidarités et de la santé. - La direction générale de la cohésion sociale pilote à un niveau interministériel des politiques qui prennent en charge les populations les plus vulnérables, personnes âgées, personnes handicapées, les plus précaires, les enfants relevant de la protection de l'enfance, les majeurs protégés, les femmes victimes de violences. Elle gère les politiques d'accueil des jeunes enfants.

Je veux souligner le dévouement et l'implication des professionnels du médico-social tout au long de la crise et m'associer à la peine des familles qui souvent n'ont pas pu vivre normalement leur deuil.

Nous avons vécu une épidémie due à un virus que nous avons appris à connaître. Il est donc difficile de juger ex post ce qui aurait dû être fait en en faisant abstraction.

Cadrer la responsabilité de l'État est complexe, car il a dû prendre soin du plus grand nombre tout en considérant la dimension individuelle.

La crise a montré que les collectivités locales ont fourni des solutions. Il faut sans doute s'en inspirer dans la durée.

Pour ce qui concerne le rôle de la DGSC dans la gestion de la crise, j'avais demandé aux équipes d'être réactives, pragmatiques et proches du terrain. J'ai souhaité actionner une cellule de crise spécifique dès le 27 février, afin d'élaborer des consignes à l'intention des acteurs du champ social et médico-social - les plans bleus ont été déclenchés sur tout le territoire le 6 mars, mais des messages de mise en alerte avaient été envoyés dès le 14 janvier - et d'être en lien constant avec l'ensemble des professionnels intervenant sur nos secteurs. À cette fin, j'ai organisé régulièrement des audioconférences avec les acteurs de terrain.

La crise a été d'une ampleur inédite : sur les plus de 30 000 morts en France, la moitié a touché des résidents en Ehpad. Elle a été très disparate selon les territoires : 92 % des établissements d'Île-de-France ont été affectés, contre 37 % en Nouvelle-Aquitaine.

Protéger les résidents par un confinement strict a-t-il été une erreur ? Au vu des connaissances et des moyens disponibles le 11 mars, l'État a demandé aux Ehpad de suspendre les visites des familles pour ne pas y faire entrer le virus. Dans le protocole du 20 avril, selon les recommandations du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), il a autorisé certaines visites.

Un tel confinement a été décidé par tous les États membres de l'Union européenne, à l'exception de la Grèce, pendant la première phase de l'épidémie. Il s'est poursuivi en mai dans sept pays et a été prolongé en Suède jusqu'au 31 août.

L'appui sanitaire renforcé aux établissements sociaux et médico-sociaux doit être pérennisé et la réflexion sur le développement des partenariats entre l'État et les collectivités doit être approfondie.

M. Pascal Meyvaert, vice-président de la fédération française des associations de médecins coordonnateurs en Ehpad. - Outre ma fonction de vice-président de la Ffamco, je suis président de l'association des médecins coordonnateurs en Ehpad d'Alsace, région qui a été particulièrement touchée par ce tsunami ; je suis également médecin généraliste. En tant que médecin coordonnateur, j'ai vécu des périodes extrêmement difficiles.

Un véritable tsunami nous a donc submergés à partir de fin février, début mars. Nous avons le sentiment que les autorités avaient un train de retard à chaque fois. Nos expériences ont été parfois malheureuses, parfois heureuses, avec des solutions trouvées dans l'urgence reprises à l'échelon national ou dans d'autres régions.

Nous nous préparions depuis longtemps à ce genre de scénario, mais sans imaginer une telle gravité et une telle vitesse. Pour ce qui nous concerne, l'épidémie est partie de la région de Mulhouse et a déferlé en remontant vers le Bas-Rhin. Les questions ont été multiples. Comment travailler ? Comment et avec quels équipements l'affronter ? Certains avaient encore des masques à la suite de la pandémie H1N1, contrairement à d'autres. De nombreux médecins et professionnels de santé se sont exposés sans protection correcte et l'ont parfois payé de leur vie. Pour ce qui concerne les symptômes, alors que l'on parlait de fièvre, de toux et de dyspnée, nous observions chez des personnes âgées une faiblesse, des problèmes digestifs, des chutes, des pertes d'autonomie, de goût, d'odorat. Tous ces signes nous ont conduits à fermer très vite les Ehpad en Alsace, avant les directives officielles. Si le virus pénétrait dans les établissements, la cause était perdue.

Un effet domino a été observé, en raison de la problématique du « tout-15 ». Une grande partie des médecins généralistes ont été mis au chômage technique et leurs bras ont manqué. De plus, le centre 15 étant submergé, le temps d'attente pouvait aller jusqu'à trois heures.

Le premier message des autorités, inquiétant, a été de nous préparer à l'accompagnement de fin de vie, alors que notre volonté était de sauver les personnes âgées. Au mois de mars, j'ai recherché des soutiens auprès de l'hospitalisation à domicile, des soins palliatifs, des équipes mobiles gériatriques, des conseils départementaux, de l'ARS. C'est finalement par le biais de l'union régionale des médecins libéraux que nous avons pu commencer à travailler avec l'ARS mi-mars et à faire valoir des protocoles. Un guide édité par la Ffamco a été mis à disposition dès la troisième semaine de ce mois pour le Grand Est et un peu plus tard au niveau national.

Nous avons eu les tests trois semaines après le début de la pandémie et de façon parcimonieuse.

Nous nous sommes rendu compte que l'isolement des personnes âgées entraînait des troubles du comportement, le « syndrome de glissement », une perte d'autonomie, voire le décès.

L'annonce de la réouverture des Ehpad faite à la télévision le dimanche soir, la mesure entrant en vigueur le lendemain matin, a été mal vécue par mes confrères et les chefs d'établissement.

Le personnel a été exemplaire. Il est aujourd'hui épuisé. Tous ceux qui ont été confrontés à cette situation ont peur de la suite.

M. Jean-Pierre Riso, président de la fédération nationale des associations de directeurs d'établissements et services pour personnes âgées. - Nous avons commencé la guerre démunis : les carences en masques, en équipements, en tests ont été l'une des causes des difficultés du début de la crise. Nombre de nos adhérents n'ont pas pu lutter efficacement.

Certes, la mise en oeuvre du confinement était indispensable pour protéger nos aînés. Mais nul ne l'a fait de bon coeur dans les établissements et les services.

Le cafouillage entre la communication politique et la réalité des protocoles a été source de difficultés et de doutes. Élaborer 35 protocoles si rapidement était essentiel.

Pendant la crise, des forces ont été révélées. Les organisations au sein des Ehpad, des résidences autonomie, des services à domicile ont su s'adapter, être mobiles. Des animations individualisées ont été organisées, le numérique a été utilisé, permettant à chacun de garder contact avec sa famille.

Des collaborations entre le sanitaire et le médico-social et entre les établissements et les services d'aide à domicile ont été mises en oeuvre sur de nombreux territoires.

La vision du grand âge et de son accompagnement dans notre société s'est améliorée. Des mouvements de solidarité ont été observés.

Aucun directeur d'Ehpad, de services à domicile ou de résidence autonomie n'est persuadé que la crise est derrière nous. Aujourd'hui, quelques établissements sont obligés de reconfiner, même partiellement, d'encadrer les visites, des cas de covid réapparaissant.

Nos établissements manquaient avant le covid et manquent encore de professionnels. Nous devons sortir de la crise avec un dispositif rénové, plus de professionnels, mieux rémunérés et formés différemment.

Il faut simplifier un certain nombre de fonctionnements, mettre en oeuvre des politiques d'autonomie plus fortes. Et il n'est pas possible d'imaginer qu'un salarié d'un Ehpad puisse toucher une prime, évidemment légitime, contrairement à celui d'une résidence autonomie sans forfait soins. Une telle gouvernance ne peut pas demeurer.

Cette crise a été révélatrice de lacunes, qui doivent trouver des solutions dans une grande loi.

M. Pascal Champvert, président de l'association des directeurs au service des personnes âgées. - Je ne serai pas le procureur de l'État ni du ministre Olivier Véran, ni de son cabinet, encore moins de la directrice Virginie Lasserre. Certes, il y a eu des cafouillages, des messages contradictoires entre le ministère et les ARS, et d'une ARS à l'autre, des changements de position, mais c'est le propre d'une période de crise. Tout le monde a été saisi d'effroi. Je tiens à remercier la directrice générale de la cohésion sociale de toutes les réunions qu'elle a organisées et de son écoute.

De quoi le coronavirus a-t-il été le révélateur ? Il a rendu plus visibles les richesses et les dysfonctionnements du secteur de l'aide aux personnes âgées. Rendons hommage aux salariés pour leur engagement, mais cette richesse s'épuise. Il faudra aussi s'appuyer beaucoup plus sur les résidents dans l'avenir et sur les familles.

Pour ce qui concerne les dysfonctionnements, on ne sait pas combien de personnes sont décédées à domicile. Et je parie que l'on fera le même constat qu'après la canicule de 2003 : la moitié des décès étaient alors survenus à domicile. Le domicile est paré de toutes les vertus, mais il est encore plus déconsidéré que les établissements : sous-financement encore plus important, personnes âgées isolées, personnel cantonné à une action purement physique, encore plus sous-payés et sous-qualifiés. L'État refuse d'agréer les conventions collectives prévoyant des augmentations de salaire et les départements ne souhaitent pas trop de personnel qualifié, car cela entraînerait une hausse des dépenses. L'AD-PA ne se résigne pas aux décès à domicile : tous les ans, 10 000 morts dues à la grippe, 3 000 dues à la canicule et cette année 20 000 morts liées au coronavirus.

Le problème de fond, c'est l'âgisme. On ne s'occupe que du physique, et non des libertés, de la citoyenneté des personnes âgées. On n'évoque leur autonomie qu'en parlant de perte. On les cantonne à un statut d'assisté en invoquant leur dépendance.

Le système des établissements est à bout, car la logique est hypersécuritaire. À l'avenir, il faudra donner beaucoup plus la parole aux personnes âgées.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Nous ne sommes pas un tribunal : nous sommes là pour comprendre pourquoi il y a eu autant de décès dans les Ehpad, pour essayer de tirer des leçons. Nous n'acceptons pas pour autant la position selon laquelle c'était inévitable.

Madame Arnaiz-Maumé, vous nous avez dit avoir écrit à Agnès Buzyn début février, sans obtenir de réponse. Qu'avez-vous fait alors ?

Au cours de son audition, le docteur Dolveck, directeur du Samu de Seine-et-Marne, nous a indiqué qu'en avril, lors d'une intervention dans un Ehpad, constatant que des personnes âgées mouraient de déshydratation, il avait mis en place un protocole de visites systématiques des résidents des établissements de son ressort, lesquelles ont révélé des personnes déshydratées, ne prenant plus leur traitement, en défaut de soins. Comment expliquer cela ? Le personnel, tétanisé par la peur, par le manque de moyens de protection, se serait-il mis en retrait ? Une telle situation a été constatée sur d'autres territoires.

Mme Florence Arnaiz-Maumé . - La déshydratation de certains résidents au mois d'avril ne nous a pas été signalée.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Et le défaut de soins, de prise en charge ?

Mme Florence Arnaiz-Maumé . - Pas davantage.

M. Jean-Claude Brdenk, vice-président du syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées, directeur général délégué d'Orpéa. - Orpéa comprend un peu plus de 1 000 établissements répartis dans plus de 20 pays et 3 continents, soit environ 104 000 lits et 65 500 salariés. Nous avons en France 18 500 lits en Ehpad.

Quand la décision de confiner dans les établissements a été prise, des personnes ont été confrontées à l'isolement. Pour ce qui nous concerne, nous n'avons pas relevé de cas de déshydratation - mais nous avons très peu de structures en Seine-et-Marne. Je vous ferai un point précis sur cette question. Ce cas de figure peut toutefois arriver, en raison d'un manque de personnel dans des établissements particulièrement exposés.

M. Pascal Meyvaert. - À notre niveau, nous avons eu connaissance de problèmes de dénutrition, de perte de poids, non de déshydratation. Cette situation concernait des établissements déjà sous-dotés en personnel. En raison de l'absentéisme ou du défaut de renfort, le personnel était moins nombreux pour servir les repas en chambre.

M. Pascal Champvert. - Oui, il y a des défauts de soins dans les établissements comme à domicile. Les retards de la France sont connus. En 2006, le Premier ministre, Dominique de Villepin, avait annoncé qu'il faudrait, en 2012, 8 professionnels pour 10 résidents. Huit ans plus tard, nous sommes à 6 pour 10. Notre seul espoir, c'est que la future loi sur l'autonomie soit l'occasion de donner enfin les moyens aux établissements comme aux services à domicile d'accompagner correctement les personnes âgées.

Parallèlement, dans l'urgence, il faut renforcer les équipes avec des psychologues, des emplois aidés, des créations d'emplois. Malgré l'aide psychologique, les vacances, je suis étonné par le nombre de professionnels qui ne vont pas bien. L'épuisement est tel qu'en cas de nouvelle vague, certains se retireront.

M. Jean-Pierre Riso. - Aujourd'hui, un certain nombre d'établissements sont frappés par le virus, alors qu'ils n'avaient pas été concernés. Il faut trouver des solutions, même temporaires, très rapidement.

M. René-Paul Savary , président. - Madame Arnaiz-Maumé, avez-vous les mêmes remontées concernant les défauts de soins ?

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - Aux mois de mars et d'avril, il fallait faire en sorte que le confinement soit le moins délétère possible. Beaucoup de résidents ont vu leurs soins repoussés : pendant 2 mois, aucun professionnel extérieur n'est venu en établissement et quasiment aucun résident, hormis les cas de covid, n'a pu être transféré en hôpital ou clinique. La prise en charge a été dégradée. Néanmoins, les salariés ont tout donné et les taux d'absentéisme étaient moitié moindre. Il est donc difficile d'évoquer des défauts de soins dans un tel contexte.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure. - Madame Lasserre, le 8 juillet, au cours de son audition, M. Lannelongue, ancien directeur de l'ARS Grand Est, a déclaré, concernant les Ehpad, qu'il avait vécu une période aveugle jusqu'au 20 mars et qu'il ne disposait pas de système d'information. Pouvez-vous nous éclairer sur ce dysfonctionnement et nous dire les modifications que vous avez apportées ?

Mme Virginie Lasserre. - La direction générale de la santé et le secrétariat général des ministères sociaux réunissaient fréquemment l'ensemble des directeurs généraux des ARS pour donner des consignes à l'échelle nationale et obtenir la remontée d'un maximum d'informations. La DGCS a élaboré un tableau de bord entre avril et juin permettant de suivre notamment le nombre d'astreintes mises en place et d'être informés des indicateurs épidémiques. La plateforme Voozanoo, gérée par Santé publique France, mise en place le 28 mars, permet de suivre très précisément les décès et cas de covid dans les Ehpad. La plateforme SI-DEP, pilotée également par Santé publique France, permet un suivi très fin du nombre de tests réalisés dans les établissements.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Nous souhaitons des précisions sur la chronologie. Un article dans Challenge mentionnait qu'Orpéa avait mis en place une cellule de crise, à la suite de l'expérience de ses établissements en Chine, notamment. Qui en faisait partie ? Quelle était la place des ARS, des départements ? Comment se faisait la remontée de la situation dans un établissement au niveau central et quelles réponses ont été apportées ? Dans les réponses écrites, il faudra nous préciser les dates des réunions qui ont eu lieu.

Monsieur Champvert, il est indéniable que les conséquences psychosociales seront majeures. Au départ, des personnels n'étaient pas protégés. Vous nous expliquerez comment vous, vous avez obtenu des matériels de protection. Comment avez-vous géré tous les décès ? Selon vous, un établissement disposant de tests et d'équipements de protection aurait-il pu faire un confinement moins draconien ?

M. Jean-Claude Brdenk. - La moyenne des décès au premier trimestre 2019 dans nos Ehpad était de 528 sur environ 18 500 lits ; elle était de 535 sur la même période cette année.

Pour ce qui concerne la chronologie des faits, nous avons une présence en Chine, à Nankin, sur la côte est, et à Changsha, ville située à 350 kilomètres au sud de Wuhan. Le 21 janvier, nos équipes basées à Shanghai informent la direction médicale du groupe d'une agitation des fournisseurs, de visites par les autorités de tutelle interrogeant sur les limites de la prise en charge sanitaire d'un résident potentiellement infecté. Il est question d'une infection dérivée du SRAS. À cette date, la directrice me transmet l'information. Je demande si un remède existe, quels sont les symptômes, les protocoles, si nous avons des signes sur les sites chinois. La cellule de crise est activée en Chine et je sollicite une réflexion en France au sein d'un comité composé de quatre ou cinq médecins, d'un cardiologue et du directeur médical pour nous préparer. Le problème étant médical, nos équipes, en France comme à l'étranger, devaient être sous les ordres du secteur médical. Il fallait aussi une recherche internationale sur les symptômes.

Quand on sait qu'une crise peut arriver, il existe une procédure classique. J'ai évoqué trois cas de figure. Premièrement, l'épidémie n'est pas encore présente sur un territoire, mais peut arriver. Deuxièmement, un de nos établissements sanitaires ou médico-sociaux se trouve à moins de 30 kilomètres d'un cluster. Troisièmement, un établissement est affecté.

À partir du 3 mars, les cellules de crise internationale et française ont été activées.

Madame le rapporteur, nous n'avions alors aucun cas d'infection. Je rappelle que l'OMS a déclaré la pandémie internationale le 11 mars. À ce moment, je me suis demandé si nous n'avions pas trop fait.

Les procédures prévues ont été communiquées au Synerpa qui a réuni une commission médicale avec les principaux dirigeants de groupe pour échanger sur les bons protocoles.

Avant le 3 mars, nous avons fait le point sur les stocks de masques, de gants, de surblouses qui doivent être disponibles selon la procédure de prévention des infections respiratoires hautes. Or la tâche fut compliquée, car les stocks sont gérés par les directeurs d'établissement. Avant cette date, la commande de ces équipements était livrée 48 ou 72 heures plus tard. Je me suis demandé comment faire en cas de difficulté. Ne faut-il pas reprendre la main ?

Préventivement, nous avons d'abord acheté des masques FFP2, pour offrir une protection maximale aux salariés des zones qui seraient à risque. Puis dès début mars, nous avons commandé plusieurs centaines de milliers de masques chirurgicaux.

C'est le 10 mars que nous avons connaissance, en Lombardie, d'un épisode de diarrhée, qui n'était pas un symptôme du covid, concernant 8 résidents. Le 13 mars, 5 personnes décèdent. Le 12 mars, un seul cas est identifié covid positif sur 18 500 résidents. Le 25 mars, nous enregistrons 26 décès ; nous passons de 160 à 220 cas potentiellement à risque en une nuit, entre le 24 et le 25.

Au cours de ces jours de latence, nous avons pu obtenir le matériel, former le personnel grâce à des hygiénistes, préparer l'ensemble des protocoles.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Il serait intéressant que nous ayons un tableau récapitulatif des différents établissements pour connaître le nombre de décès par rapport à celui des résidents. Avez-vous eu de meilleurs résultats en raison des protections que vous aviez ?

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - La différence entre Orpéa et d'autres adhérents est la présence dans les régions Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté. À Strasbourg et à Mulhouse, les premiers cas extrêmement graves furent signalés par les adhérents autour du 6 mars. Les protocoles n'existaient pas. Il a fallu les élaborer, et l'Île-de-France, où la situation se dégrade vers la troisième semaine de mars, en bénéficiera.

M. Jean-Claude Brdenk. - Nous nous sommes trompés ; nous pensions que le problème viendrait de l'Italie et concernerait le sud-est de la France. Or nous n'avons pas eu de cas sur cette partie du territoire, hormis à la fin de l'épidémie, et encore, asymptomatiques.

M. Pascal Champvert. - Jean-Claude Brdenk a indiqué s'être placé sous l'autorité médicale. Cela, nous ne l'avons pas fait à l'échelle nationale. Le Président de la République a nommé un conseil scientifique sans dire que son président gouvernait la France. Mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez poursuivi vos travaux, la démocratie a continué.

Depuis les années 1990, l'AD-PA écoute les personnes âgées à travers la démarche Citoyennage. Au début des réunions de crise, nous avons demandé la saisine du CCNE. Je remercie le ministre et Virginie Lasserre de l'avoir accepté. Le Comité reconnaît l'utilité du confinement pour se protéger, mais il souhaite des protections individualisées, proportionnées et temporalisées, ce qui ne fut pas le cas dans les premiers temps. Le protocole du 11 août parle beaucoup plus d'équilibre entre sécurité et liberté, entre sécurité physique et sécurité psychique. Ce point doit être au coeur de la future grande loi Autonomie. C'est fondamental. Ne dévalorisons pas l'aspiration à la liberté des personnes âgées, qui restent des hommes et des femmes au sein de la République.

M. Jean-Pierre Riso. - Pour ce qui nous concerne, les premiers décès ont été enregistrés le 4 mars, pas dans l'est de la France, mais dans le sud. Les personnels ont été traumatisés. Il faut mettre en oeuvre des moyens permettant de les apaiser et de faire face à une éventuelle nouvelle vague. Les familles ont vécu des drames, ne pouvant voir le corps de leur parent. Il faut tirer les enseignements de ces événements.

Avec des équipements suffisants, on n'aurait probablement pas reconfiné.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Il s'agit de redonner aux personnes âgées vulnérables toute leur place dans la décision. Il faudra veiller, lors de l'examen du projet de loi sur le grand âge, à tirer les conséquences de cette crise.

Cela étant, avez-vous connaissance de refus d'admission à l'hôpital de patients en fonction de leur âge ?

M. Pascal Champvert. - Je pense qu'une telle situation s'est produite, mais les responsables de l'AD-PA nous ont fait part de peu de cas. C'est probablement parce que la profession est habituée aux difficultés d'hospitalisation. L'âgisme est très présent.

Des médecins urgentistes, dont M. Juvin, ont rappelé les règles déontologiques, y compris dans les médias : l'âge ne doit pas être discriminatoire. Mais j'ai entendu l'un d'eux, au moment où avaient lieu des débats sur la Lombardie, sous-entendre que son choix était fait entre une personne de 40 ans et une de 80 ans. Il y a un réel problème.

M. Jean-Pierre Riso. - Nous n'avons pas eu de remontées significatives. La réalité est que de nombreux services d'urgence et d'hôpitaux ont été saturés.

M. Pascal Meyvaert. - En Alsace, le 13 mars, le service d'accueil des urgences, arrivant à saturation, nous a signalé qu'il devrait faire des choix en fonction du niveau de dépendance : seraient ainsi refusés les personnes en GIR 1, GIR 2 et, éventuellement, GIR 3.

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - Nous avons des remontées d'adhérents dans le Grand Est et en Bourgogne-Franche-Comté en début de crise relatifs à des refus de déplacement en Ehpad pour assurer un transfert de résident. À partir du 20 mars, l'État s'étant rendu compte du problème, les filières gériatriques sont mises en place dans toutes les ARS en un temps record permettant d'éviter le 15 - ce que nous demandions depuis le 1 er mars.

M. Roger Karoutchi . - Nous sommes là non pour juger, mais pour voir ce qui a dysfonctionné, éventuellement établir les responsabilités publiques.

Il n'est pas rassurant d'entendre dire que l'on n'est pas prêt en cas de deuxième vague. Dans ma région, 92 % des Ehpad ont été touchés par le covid. Nous sommes donc inquiets. Quelles mesures phares ont été tirées de l'expérience, permettant une meilleure protection des Ehpad ?

Mme Laurence Cohen . - Le covid a exacerbé les manques concernant les personnes âgées. Selon moi, les Ehpad doivent opérer une révolution dans la façon d'accueillir les résidents. Nous devons avoir une vision globale de la manière dont la société prend en compte les personnes âgées.

Étant donné la méconnaissance du virus au départ, on ne peut pas reprocher certaines approximations. Mais le manque d'anticipation des pouvoirs publics laisse perplexe. Aujourd'hui, il faut tirer les enseignements pour ne pas reproduire ce qui n'a pas marché ou s'est révélé nocif.

L'isolement dans les Ehpad a résulté du manque d'équipements. Seul l'aspect sanitaire a été pris en compte. Les conséquences psychologiques gravissimes n'ont pas été envisagées. Or des personnes se sont laissées glisser et sont décédées. Et j'entends de nouveau parler d'isolement. Mais les personnes âgées ont besoin d'un lien social. Quel est votre sentiment ?

Ce matin, à propos des soins à domicile, a été évoqué un arrêt de l'approvisionnement en masques par les autorités fin septembre. Madame Lasserre, qu'en est-il pour les Ehpad ?

On parle beaucoup de protocoles, de plateformes, à raison, mais c'est très chronophage au détriment de l'humain. Le manque de personnel est déjà criant. Ne faudrait-il pas que tout le monde travaille sur un seul dispositif ?

Avez-vous, mesdames, messieurs, une évaluation du nombre de personnels contaminés et de décès dans les établissements ?

Mme Virginie Lasserre. - Des acquis indéniables permettent de dire que nous sommes beaucoup mieux préparés à une reprise de l'épidémie.

Nous avons mis en place des dispositifs de soutien en ressources humaines à l'ensemble du secteur. La plateforme nationale spécifique a enregistré 3 000 volontaires. La priorité est que les ARS puissent apporter des renforts au secteur médico-social.

Des dispositifs instaurés pendant la crise sont pérennisés, comme les astreintes gériatriques, des équipes mobiles de soins palliatifs, le renfort des centres d'appui pour la prévention des infections liées aux soins, l'intervention accrue des équipes d'hygiène hospitalière. Des mesures financières permettant l'intervention de médecins et d'infirmiers libéraux au sein des Ehpad sont prolongées jusqu'au 30 septembre. L'hospitalisation à domicile l'est jusqu'au 30 octobre.

En stocks stratégiques, nous disposons de 1,52 milliard de masques et d'équipements de protection individuelle (EPI). Nous sommes donc mieux armés.

Les conclusions du CCNE ont été prises en compte par l'État. Dans le protocole du 20 avril, les mesures de confinement ont commencé à être assouplies et dans celui du 15 août, nous avons redit que des mesures de confinement ne pouvaient être prises que dans des situations exceptionnelles, sur avis de l'équipe médicale, en lien avec les ARS.

Oui, l'approvisionnement en masques du secteur médico-social s'arrête le 30 septembre. Les établissements doivent avoir un stock de 3 semaines pour faire face à une éventuelle dégradation. Nous avons mis en place un suivi précis de l'état des stocks pour pouvoir réagir très rapidement en cas de difficulté d'un établissement.

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - La crise a prouvé l'hospitalo-centrisme public aigu en France. En janvier, tout est organisé du côté sanitaire : un guide de cent pages organise le doublement, voire le triplement des places de réanimation. Le secteur médico-social n'a été pris en compte qu'après. On retrouve cet hospitalo-centrisme aigu quatre mois plus tard, à l'occasion du Ségur de la santé.

Pour ce qui concerne les tests qui ont fait tant défaut, lors de la première phase de la crise en mars, pour tester, il faut demander des écouvillons à l'un des 138 centres covid ; on nous en envoie trois que nous devons retransmettre à ce centre, lequel nous communique les résultats 10 jours plus tard. Début mars, nous ne pouvons donc réaliser que trois tests par Ehpad. À cela s'ajoute un problème d'anticipation grave à propos des EPI. En mars, c'est-à-dire en fin d'épidémie de grippe, nous avions trois semaines de stock. Aujourd'hui, nos Ehpad ont évidemment plus de trois semaines de stocks. Ce qui a déclenché une grave difficulté, c'est la réquisition des masques par l'État début mars. Les fournisseurs ne peuvent plus nous en vendre. C'est trois jours après le courrier des fédérations alertant sur le risque de 100 000 morts si le ministre ne fait rien que M. Véran annonce la distribution de masques dans les groupements hospitaliers de territoire à partir du 20 mars. La réquisition s'arrête alors et nous pouvons réenclencher les commandes. Dans cette période intermédiaire de trois semaines, sans tests et avec très peu de masques - nous contraignant à équiper différemment les salariés selon qu'ils sont ou non en contact avec les résidents -, nous avons connu de grosses difficultés.

M. Pascal Meyvaert. - Le personnel doit être plus nombreux et formé pour faire face à une deuxième vague.

Nous avons eu des soucis importants concernant l'oxygène, les médicaments. De réels stocks de matériels doivent être faits dans les établissements.

Nous avons maintenant des tests, mais ils doivent être ciblés et les résultats doivent nous être communiqués comme promis dans les 24 heures, et non 3 ou 4 jours après. La priorité doit être donnée aux résidents et aux salariés des Ehpad.

Du fait de l'envolée des prix, nous sommes face à un problème financier.

Quant à l'isolement, dans les régions comme la mienne où le virus a frappé fort et vite, c'était une mesure d'urgence. L'erreur a été de le généraliser. Une réévaluation doit être effectuée régulièrement et le confinement levé le cas échéant.

M. Jean-Pierre Riso. - La crise a permis de fluidifier les liens entre le sanitaire et le médico-social. Ces relations, qui ne sont pas naturelles, doivent perdurer.

Oui, il faut user avec modération et prudence de l'isolement. Les directeurs sauront agir en ce sens.

Il ne faut pas sortir de la crise avec autant de complexité et de multiplication des acteurs du secteur. La question de savoir qui finance et pilote les Ehpad est majeure. Les départements ont été parfois très présents, parfois très absents et cette inégalité d'investissement a été préjudiciable. Si on veut simplifier le dispositif, il faut aussi simplifier la gouvernance du secteur et prendre des mesures fortes dans la loi. Il faut une équité de traitement et une logique territoriale. La puissance publique, l'État et, ou, la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) doivent traiter cette question.

M. Pascal Champvert. - D'aucuns disent « le secteur n'est pas attractif, donc nous manquons de personnel » ; je dirais plutôt que c'est parce qu'il manque de personnel que le secteur n'est pas attractif. Nous avons besoin de personnel, comme le dit Mme Cohen, formé et valorisé.

Le Président de la République a dit pendant la crise « quoi qu'il en coûte ». Mais sa parole n'est pas tenue. Durant cette période, les admissions n'étaient plus possibles, d'où des manques de rentrées d'argent. Aujourd'hui, on nous annonce un remboursement des pertes à hauteur de 60 euros par jour. Or dans vos départements, monsieur Karoutchi, madame Cohen, un certain nombre d'établissements sont tarifés par leur département à plus de 60 euros. Ils vont ainsi connaître une perte allant de 15 à 20 %. Et la seule variable d'ajustement pour les directeurs est le nombre de professionnels...

Oui, l'isolement dû au manque de masques a été excessif. Et les conséquences psychologiques n'ont pas été prises en compte. Mais toute arme a des dommages collatéraux qui peuvent être très graves.

Mme Laurence Cohen . - Je voulais aussi connaître le nombre de professionnels contaminés et de décès.

M. René-Paul Savary , président. - Mesdames, messieurs, afin que nous ayons des informations précises sur chacune de vos structures, je vous propose de nous donner une réponse écrite.

Mme Angèle Préville . - Certains patients, dont des membres du personnel, ont des séquelles. J'aimerais avoir des précisions.

Alors que mon département, le Lot, a été très peu touché, la moitié des résidents des quatre établissements situés dans ma commune et à 2 et à 8 kilomètres de celle-ci ont été testés positifs et ont développé la maladie. L'isolement les a rendus captifs et a été dramatique.

À Wuhan, le confinement a été décrété le 23 janvier. Il est relayé par les médias. Tout le monde savait. On aurait donc pu anticiper.

L'avis des familles et le voeu des résidents doivent être pris en compte.

Mme Michelle Meunier . - Le confinement en Ehpad a reposé la question de la fin de vie dans notre société. La commission des affaires sociales travaille en vue du projet de loi Grand âge autonomie. Déjà au mois d'avril, messieurs Riso et Meyvaert, vous déploriez l'arrêt de l'intervention des orthoptistes, ergothérapeutes, orthophonistes, kinésithérapeutes, coiffeurs, entre autres, dans les établissements, arrêt qui a été préjudiciable, certains résidents allant jusqu'à se laisser mourir. Vous aviez alerté les pouvoirs publics. Quelle réponse avez-vous obtenue à ce jour ?

M. Arnaud Bazin . - Selon la déléguée générale du Synerpa, seraient à présent observés des symptômes différents de ceux qui l'ont été au cours de la première phase de l'épidémie. J'aimerais avoir quelques précisions sur ce point.

Quant aux EPI, le Gouvernement a décidé voilà des années de décentraliser et de ne plus tenir de stocks. Comment les représentants des Ehpad apprécient-ils le niveau de conscience de leur gouvernance de la nécessité de tels stocks et de leur durée ?

Après avoir interrogé la déléguée de l'ARS, j'ai été très surpris qu'elle me réponde que les personnes résidant en Ehpad ne relevaient pas d'une hospitalisation, car leur accueil en établissement laissait supposer qu'elles étaient « dépendantes » et qu'une ventilation assistée ne leur apporterait aucun bénéfice. Des cas semblables existent-ils hors de mon département ?

Pour ce qui concerne l'isolement, les médecins considèrent-ils que l'interdiction des visites des familles constitue un plus, alors que le personnel continue à entrer et sortir librement de l'établissement ?

Mme Muriel Jourda . - N'existait-il pas déjà dans les établissements des protocoles en cas d'épidémie ? À défaut, ces structures ne pouvaient-elles pas en prendre l'initiative avec les médecins coordonnateurs ? Aujourd'hui, y en a-t-il dans chaque établissement ?

À qui l'alerte évoquée par Mme Meunier à propos du syndrome de glissement a-t-elle été donnée ? A-t-elle été prise en compte ?

M. Pascal Champvert. - Oui, il faudra évaluer les conséquences sur le personnel, qui nous inquiètent.

Bien sûr, les personnels paramédicaux doivent continuer à intervenir. Et il faut aussi des psychologues, qui sont quasiment absents des services à domicile et très peu nombreux dans les établissements. C'est une honte ! Souvent, les personnes qui entrent en établissement, en majorité des femmes, ont vécu un veuvage, certaines ont perdu leurs enfants ; elles doivent s'adapter à ces situations et sont laissées sans aide.

Avoir des stocks, monsieur Bazin, pose le problème du financement. Du fait de l'arrêt de l'approvisionnement en masques à la fin du mois, les établissements vont payer les achats, mais au détriment de quoi, à moins que des moyens supplémentaires soient octroyés ?

Quant aux propos de la directrice de l'ARS de votre département, ils sont effarants !

Le ministre conseille de suggérer aux familles d'effectuer le test. Oui, c'est utile pour une famille qui vient assez régulièrement de se faire tester une fois par semaine.

Madame Jourda, l'alerte a été insuffisamment prise ne compte. Les directeurs d'établissement ont en quelque sorte la responsabilité de la vie de personnes âgées et fragiles. Ils ont donc tendance à surprotéger. C'est pourquoi nous défendons le domicile, éventuellement groupé. Lors de la discussion du projet de loi qui vous sera soumis, mesdames, messieurs les sénateurs, vous pourrez, si vous êtes allants, transformer tous les Ehpad en résidences autonomie ; vous pourrez aussi donner un droit d'option à tous les Ehpad qui le souhaitent, afin de renforcer les logiques démocratiques. Je le vois bien, pour diriger des services d'aide à domicile : lorsqu'une vieille personne décède à domicile, nous sommes tristes, naturellement, mais on ne nous accusera jamais d'en être responsable. En établissement au contraire, nous avons toujours cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Les jeunes directeurs qui ne le supportent pas confinent et surprotègent leurs résidents. Je ne saurais les en blâmer ; c'est la société qui l'impose.

Ce phénomène a été pris en compte quand le Gouvernement et la direction de la cohésion sociale ont accepté de consulter le CCNE qui se préoccupe certes de la sécurité, mais aussi de l'équilibre entre sécurité et liberté.

M. Jean-Pierre Riso. - La généralisation de l'isolement a été une mesure d'urgence non adaptée à tous les établissements. Il faut en user avec parcimonie.

Madame Meunier, les professionnels libéraux sont les acteurs de la vie dans les établissements. Dans la loi, il faudra réinventer un nouvel établissement. Allons-nous vers une sanitarisation des Ehpad ou conservons-nous des structures qui sont d'abord des lieux de vie dans lesquels on reçoit des soins ?

Pour ce qui concerne les stocks, les enveloppes budgétaires des services de soins infirmiers à domicile sont considérables. Et les conseils départementaux n'ont pas de crédits non renouvelables.

Madame Jourda, des protocoles existaient auparavant. L'enjeu est que ceux qui sont nés de la crise du covid servent demain à s'organiser si d'autres pandémies ou fléaux surviennent.

M. Pascal Meyvaert. - Pour ce qui concerne les séquelles des personnels, particulièrement des soignants dans les Ehpad, pour l'instant, nous ne disposons pas des chiffres. Les professionnels attendent plus que ce qui a été évoqué.

Des enquêtes sur le vécu de l'isolement ont été effectuées auprès des résidents et des familles. Les résidents ont plutôt été satisfaits de la mesure, qui a préservé leur vie. D'ailleurs, à ma connaissance, les plaintes déposées contre les Ehpad concernent plus une absence de mesures sécuritaires qu'une privation de liberté d'aller et venir.

Selon moi, les visites des familles sont plus dangereuses que la présence des professionnels qui sont formés à l'hygiène et savent mettre un masque. Et les mesures barrières sont moins respectées en chambre.

L'avis du CCNE a été salvateur pour nombre d'entre nous. Il nous a alertés sur le risque d'une dérive sécuritaire dans la durée.

En tant que médecin généraliste, j'ai le sentiment que les situations sont beaucoup plus dramatiques à domicile que dans les Ehpad. Souvent, nous sauvons des personnes âgées qui se trouvent dans un isolement insupportable, dans le dénuement, dans l'oubli à domicile. Je fais parfois des pieds et des mains pour les faire entrer en Ehpad. Mais ces établissements connaissent aussi un syndrome de glissement. Voilà vingt ans, il s'agissait de lieux de vie ; dans le cadre d'unités de long séjour, les cas les plus lourds nécessitant des soins plus importants étaient pris en charge. Aujourd'hui, ces résidents se trouvent en Ehpad, mais les moyens financiers et en personnel n'ont pas suivi.

Du fait de leur lourdeur et de la difficulté à mettre en oeuvre les protocoles d'hospitalisation à domicile, surtout au début de l'épidémie, nous avons perdu beaucoup de temps. Les protocoles sont parfois un frein.

M. Jean-Claude Brdenk. - Sur nos 25 000 salariés en France, entre le 1 er mars et le 31 juillet, 997 ont été affectés par le covid, dont 625 travaillant en Ehpad. Lorsque les hôpitaux ont été saturés, nous avons transféré les personnes des maisons de retraite vers les SSR. Aucun décès n'est à déplorer. Je profite de mon intervention pour féliciter les salariés qui sont revenus travailler et leur témoigner ma reconnaissance.

Depuis mi-août, de nouveaux cas sont signalés. Des personnes qui entrent dans les établissements ne sont effectivement pas toujours bien protégées. Pour notre part, nous demandons le respect de 15 points incontournables. Aujourd'hui, nous enregistrons 90 cas. La situation est fluctuante dans les établissements. Mais l'épidémie est différente : les personnes sont majoritairement asymptomatiques et le restent.

Oui, les protocoles sont trop nombreux : il faut simplifier.

On ne stocke pas que des masques : les blouses, surblouses, surchaussures, gants, lunettes, charlottes prennent énormément de place. Il faut donner aux personnels qui empruntent les transports en commun de nouveaux masques à la fin de la journée. Le stockage doit être fait au plus près des territoires, au niveau des mairies, qui doivent disposer de bénévoles.

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - Nous aurions évité le confinement si nous l'avions pu. Pendant tout le mois de mars, nous croyions que la vague allait balayer la France d'est en ouest. Nous ne regrettons pour autant pas notre choix.

Quant au syndrome de glissement, les chiffres ne sont pas connus.

Mme Virginie Lasserre. - La démocratie sanitaire est importante. La place des personnes âgées résidentes est essentielle dans la gestion de la crise. La consultation du conseil de la vie sociale doit être systématique. Dans le cadre du Ségur, il a été décidé de redonner un rôle plus important aux élus et aux usagers.

Effectivement, les familles maîtrisent beaucoup moins les gestes barrières que les professionnels.

Il ne faut pas confondre les protocoles de la crise du covid élaborés au fur et à mesure des connaissances et les plans bleus, par exemple, rendus obligatoires par un décret de 2005, qui permettent à chaque établissement de s'organiser en fonction d'une crise - et qui ont été pensés pour la grippe. Le protocole du 15 août ne doit pas être réactualisé tout de suite, les consignes étant assez larges.

Les plans de continuité d'activité ne sont pas obligatoires dans le secteur des Ehpad. Faudrait-il les imposer ? Nous devons nous poser cette question.

Le secteur médico-social, particulièrement les Ehpad, a été difficile à gérer en période d'épidémie, car en plus d'être soumis à une double tutelle, il est très atomisé, et dépourvu d'un système d'information consolidé.

Je rappelle la chronologie relative au confinement : la suspension des visites a lieu le 11 mars, et la préconisation du confinement en chambre le 28 mars - accédant ainsi aux demandes des médecins coordonnateurs, des gériatres et des fédérations faites le 24 mars. Oui, ses effets peuvent être dramatiques.

Trois semaines de stocks ne suffisent pas. Nous allons suivre la situation de très près, afin que l'État puisse réagir si besoin.

M. René-Paul Savary , président. - Le confinement en question était généralisé. Pensez-vous qu'on puisse faire des confinements territorialisés ?

Mme Virginie Lasserre. - Le protocole du 15 août est très clair : les directeurs, en fonction de la situation de l'Ehpad et du contexte épidémiologique et en lien avec les ARS, prennent la décision de suspendre les visites de façon temporaire ou non. Mardi dernier, dans le Val-de-Marne, quatre Ehpad ont ainsi décidé, compte tenu de circonstances très locales, de suspendre les visites pour sept jours. De telles décisions doivent être prises au niveau très local.

M. Pascal Champvert. - Selon les propos de Jean-Claude Brdenk, c'est grâce à la présence d'établissements pour personnes âgées et des SSR en son sein qu'Orpéa a pu orienter des résidents vers ces derniers. Et ces structures ont beaucoup plus de personnel qualifié pour accompagner des personnes malades. Il faut réfléchir à ce type de solution.

Mme Laurence Cohen . - Alors il faut que le ministère empêche les fermetures des SSR !

M. René-Paul Savary , président. - Mesdames, messieurs, je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde sur les aspects éthiques

(mercredi 2 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée ce matin aux questions éthiques mises au jour lors de la gestion de la crise sanitaire. Je vous prie d'excuser l'absence de M. le président Milon, retenu dans son département et que je serai amené à remplacer pour les auditions du mois de septembre.

Nous entendons ce matin le docteur Sophie Crozier, neurologue, coordinatrice pour l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris de la démarche éthique, et le professeur Emmanuel Hirsch, professeur d'éthique médicale, faculté de médecine, président du Conseil pour l'éthique de la recherche et l'intégrité scientifique de l'Université Paris-Saclay, directeur de l'Espace éthique de la région Île-de-France.

Les questionnements éthiques, qui conduisent à mettre en balance des impératifs entre lesquels il est difficile d'établir une hiérarchie, sont revenus à plusieurs reprises dans nos travaux à propos de ce que certains ont appelé le tri des malades, mais aussi du confinement des résidents dans les Ehpad ou encore, plus classiquement, à propos des essais cliniques.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sophie Crozier et M. Emmanuel Hirsch prêtent serment.

Mme Sophie Crozier, neurologue, coordinatrice pour l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris de la démarche éthique . - Je tiens d'abord à vous remercier de me donner l'opportunité d'échanger avec vous sur quelques-unes des nombreuses questions éthiques qui se sont posées durant la crise sanitaire.

Je m'exprimerai principalement aujourd'hui en tant que médecin hospitalier de terrain impliqué dans la démarche éthique au quotidien au sein de l'AP-HP, ainsi qu'en tant que coordinatrice au sein de l'AP-HP. Cette structure met en relation les différentes structures éthiques de l'AP-HP, en permettant un partage d'expérience. Je m'exprimerai également au nom de mes collègues, qui m'ont transmis de nombreux témoignages.

En tant que coordinatrice de la démarche éthique, je vous ferai part de l'enquête qui a été menée. Les résultats sont en cours d'analyse, et je pourrai vous les communiquer par la suite. Il s'agit principalement d'évaluer le rôle des structures éthiques des hôpitaux durant la crise.

Par ailleurs, j'ai participé aux travaux réalisés par l'Espace éthique Île-de-France, que le professeur Emmanuel Hirsch évoquera plus longuement. Surtout, en tant que membre du Comité consultatif national d'éthique, le CCNE, j'ai participé à des groupes de travail ayant rédigé, du 13 mars jusqu'à fin mai 2020, des contributions au sujet des décisions prises en matière de confinement et de déconfinement. Elles sont accessibles sur le site du CCNE.

Il me semble aujourd'hui plus intéressant d'évoquer quatre grandes questions éthiques qui se sont posées aux professionnels de santé. Je tiens à le préciser, nombre des questions éthiques soulevées durant cette période sont des questions « habituelles », si l'on excepte l'une d'elle, sur laquelle je reviendrai. Elles ont pris une ampleur un peu particulière du fait de l'importance de la situation.

Je centrerai mon propos sur les pratiques soignantes. Tout d'abord, nous nous sommes interrogés sur les pratiques soignantes dégradées, dans un contexte de tensions liées à des pénuries : comment respecter les valeurs soignantes, face à un rationnement lié à un manque de moyens chronique ? Ensuite, j'évoquerai la priorisation et le tri, pratiques également habituelles liées à des moyens limités. Par ailleurs, les décisions prises, l'information et la communication constituent un enjeu important, pour les professionnels de santé, du questionnement éthique. Enfin, question moins habituelle, nos missions ont-elles changé durant cette crise, notamment en termes de sacrifice individuel au nom de l'intérêt collectif ? En effet, vous le savez, les soignants ont mis leur vie en danger durant la pandémie.

S'agissant des pratiques soignantes « dégradées », terme utilisé dans la contribution du Comité consultatif national d'éthique du 13 mars dernier, il est important de rappeler que l'épidémie s'est déroulée et se déroule toujours dans des conditions de tension importantes dans les structures hospitalières publiques, liées à des restrictions budgétaires, des fermetures de lits, une insuffisance du nombre de personnels soignants, qui ont donné naissance à ces pratiques dégradées.

La crise a aggravé la situation : d'une part, l'hôpital n'a pas pu faire face à la prise en charge des patients Covid et de tous les autres patients ; d'autre part, certains moyens ont cruellement manqué.

Il est en effet admis aujourd'hui qu'il existait, malgré une mobilisation des pouvoirs publics durant la crise, une réelle pénurie de matériel de protection, de moyens humains, de lits, de respirateurs et de médicaments, ce qui a conduit les soignants à prendre en charge des patients dans des conditions extrêmement difficiles, avec des procédures dites dégradées et affichées comme telles. Nous recevions régulièrement des procédures qui s'adaptaient à la pénurie, qu'il s'agisse des masques ou des médicaments.

Nous avons dû réorganiser complètement nos hôpitaux et déplacer du personnel soignant, lequel ne disposait pas toujours des compétences requises au regard des missions qui lui étaient confiées. Cela a engendré non seulement une grande anxiété chez les soignants, mais aussi une possible perte de chances pour les patients.

J'évoquerai également la pénurie de médicaments, notamment dans certains traitements utilisés en réanimation. Je pense aux sédatifs comme le midazolam, qui est aussi utilisé pour assurer les fins de vie. Une telle situation a abouti à la modification de la procédure des prises en charge, et à l'utilisation de molécules que nous n'avions pas l'habitude d'utiliser, ce qui a abouti à une prise en charge dégradée, puisque nous n'avons pas pu assurer un accompagnement correct des symptômes d'inconfort.

Autre exemple de tensions très fortes entre les principes fondamentaux des soignants et les décisions prises par des commissions et des tutelles parfois éloignées du terrain, la question des visites, en particulier dans des situations de fin de vie. Dans certains cas, les visites n'étaient autorisées qu'après le décès, ce qui a été extrêmement difficile pour les familles et les patients.

Une telle interdiction a-t-elle eu plus d'effets positifs que négatifs ? Comment être sûrs que ces mesures restrictives privilégient vraiment l'intérêt collectif ? Cette question rejoint bien évidemment celle des visites dans les Ehpad. L'isolement n'a-t-il pas eu un effet particulièrement délétère ? Même s'il est difficile à évaluer, la question mérite d'être posée. Le CCNE, qui a d'ailleurs été saisi de ces questions fin mars, a rendu une contribution précisant qu'une réflexion au cas par cas était essentielle, en s'appuyant sur l'intérêt individuel des patients et de leurs proches.

Autre sujet, les transferts de patients dans des régions parfois très éloignées - je me fais l'écho des représentants des usagers - se sont avérés extrêmement compliqués, la participation des patients et des familles étant quasiment absente.

Pour autant, le maximum a été fait avec les moyens disponibles. Nous avons géré la pénurie, en faisant le moins mal possible, en nous appuyant sur une immense conscience professionnelle des soignants, une solidarité et un dévouement incroyables, malgré des risques majeurs particulièrement angoissants, ainsi qu'une capacité de réorganisation au prix de reports ou d'annulations de jours de congé. Je tiens ici à rendre hommage à tous mes collègues qui se sont mobilisés pour faire face à cette crise.

La quasi-totalité des moyens humains et matériels a été redistribuée au secteur Covid, au détriment des autres patients, ce qui pose l'une des questions éthiques les plus importantes, celle de la priorisation.

Je le précise, la priorisation des patients durant la crise a existé. Il serait inexact et malhonnête de la nier. Elle a d'ailleurs toujours existé, les ressources en santé, en particulier les lits de réanimation, n'étant pas illimitées. Ce sujet - le triage - a fait l'objet de nombreuses publications. Il se fonde sur des critères plus ou moins explicites selon les pays, les hôpitaux et les praticiens. En réalité, la véritable question éthique, c'est de savoir sur quels critères ces choix ont été faits. Comment peut-on les justifier ? Il conviendra d'analyser les retours d'expériences et les éventuelles pertes de chances.

Dans le texte émis par le Comité consultatif national d'éthique en mars 2020, cette question a été soulevée de façon très claire. La réponse apportée était la suivante : « Des moyens pérennes supplémentaires sont désormais une absolue nécessité, plus particulièrement pour faire face à la crise sanitaire en cours [...]. Pour les formes graves, il faut envisager l'éventualité que certains moyens techniques et humains deviennent limitants si la crise épidémique s'accroît de façon majeure. Les ressources telles que les lits de réanimation et leur équipement lourd sont déjà des ressources rares qui risquent de s'avérer insuffisantes si le nombre de formes graves est élevé. Ainsi, lorsque des biens de santé ne peuvent être mis à la disposition de tous du fait de leur rareté, l'équité qui réclame une conduite ajustée aux besoins du sujet se trouve concurrencée par la justice au sens social qui exige l'établissement des priorités, parfois dans de mauvaises conditions et avec des critères toujours contestables : la nécessité d'un «tri» des patients pose alors un questionnement éthique majeur de justice distributive, en l'occurrence pouvant se traduire par un traitement différencié des patients infectés par le Covid-19 et ceux porteurs d'autres pathologies. Ces choix devront toujours être expliqués, en respectant les principes de dignité de la personne et d'équité. Il conviendra aussi d'être vigilant à la continuité de la prise en charge des autres patients. »

Au-delà de ces questions de triage, je voudrais revenir sur un point qui me semble important et qui n'a peut-être pas été perçu comme une forme de priorisation. Je pense à la priorisation effectuée dans le cadre de la réorganisation de nos hôpitaux, à savoir l'organisation des plans blancs. Il a en effet été décidé qu'il convenait de réorganiser tous nos moyens en faveur des patients malades du Covid. Ainsi tous nos services se sont-ils réorganisés courant février : fermeture des activités chirurgicales et des consultations. Pour tous les autres patients souffrant de maladies chroniques ou aiguës, l'accès aux soins, qu'il soit assuré par l'hôpital ou la médecine libérale, n'a pas été possible pendant cette période.

Pour ma part, je suis responsable d'une unité de soins intensifs neuro-vasculaires prenant en charge des AVC. Mon service a constaté une réduction de 70 % des admissions pour des accidents vasculaires cérébraux. Le constat a été le même dans le monde entier. Pour ce qui concerne les maladies chroniques, les dépistages de cancer ont été beaucoup moins fréquents, tout comme les diagnostics de cancer, y compris chez l'enfant.

L'accès aux soins pour tous les autres patients, qu'il s'agisse des hospitalisations, des consultations, des diagnostics, du suivi ou de la prise en charge du handicap, a donc été extrêmement difficile. La vie de certaines personnes mérite-t-elle plus d'être vécue ? Ainsi, le décompte quotidien des morts du Covid pouvait interroger sur la priorisation et la valorisation de ces morts par rapport aux autres causes de décès. En d'autres termes, on pouvait se poser la question de savoir si la mort d'un patient Covid était plus importante ou avait plus de valeur que la mort d'un autre patient.

En réalité, la question éthique qui me semble essentielle est celle de savoir comment, lors de l'élaboration des plans blancs, ces questions ont pu être posées. Comment prioriser tel ou tel patient ? Quelle place laisser aux patients et à leurs représentants dans ces choix ?

À ma connaissance, la démocratie sanitaire a été très absente durant cette crise, les patients et les représentants des usagers n'ayant pas été, dans la majorité des cas, associés aux choix effectués.

Mon troisième point aura trait aux décisions, à l'information et à la communication. Nous avons ainsi été confrontés à une tension éthique concernant la loyauté des recommandations édictées. S'agissant du port du masque, l'information et la communication ont été tellement contradictoires que cela a engendré un climat de doute. Depuis le début, un certain nombre de citoyens et de soignants estimaient nécessaire, conformément à un principe éthique majeur dans les situations d'incertitude, de prendre des mesures de précaution et de se protéger, y compris avec un morceau de tissu, comme les Italiens. Or nos recommandations ont varié dans le temps en fonction de l'évolution de la pénurie.

Pourquoi ne pas avoir assumé le manque de moyens ? Était-il plus dangereux de dire la vérité ? Pourquoi avoir voulu cacher la situation ? Quelles conséquences auraient eu la révélation de la pénurie ? Dans ce contexte, l'héroïsation et le vocabulaire militaire prennent tout leur sens : les soignants étaient des héros partant au front, dans la mesure où nombre d'entre eux mettaient leur vie en danger.

Le CCNE a abordé ce point dans le cadre de sa première contribution. Certes, l'absence de protection par des masques ou des surblouses aurait pu aboutir à un droit de retrait catastrophique pour la prise en charge des patients. Quoi qu'il en soit, la question mérite d'être posée.

À mon sens, le manque de matériel de protection et de tests a conduit à une forme de sacrifice des soignants, au nom de l'intérêt collectif. Or les soignants, contrairement aux militaires, n'ont pas signé pour cela ! Ils n'ont pas toujours bien vécu une telle héroïsation au regard des sacrifices imposés.

Nos missions de soignants ont-elles changé pendant la crise ? Un professionnel de santé doit-il être prêt à donner sa vie pour ses patients ? Peut-on demander de tels sacrifices à des professionnels de santé pendant une crise ? Ces questions méritent d'être discutées avec les acteurs de terrain, en toute transparence. Dans ce cadre, serons-nous capables d'affronter une nouvelle vague ou, dans quelques années, une nouvelle crise ?

J'en arrive à ma conclusion : que retenir des questions éthiques soulevées durant la crise ? Cette dernière a mis en lumière le manque de moyens de l'hôpital public et l'insuffisance en matière d'anticipation. Certes, il est très probable que des leçons soient tirées en matière de mesures de protection. Comment continuer à ne pas donner les moyens qui sont nécessaires à l'hôpital ?

Les professionnels de santé ont dû faire face à des dilemmes éthiques majeurs, notamment de priorisation contrainte, dans un contexte de grande fragilité de l'hôpital. Je le souligne, la démarche éthique a fonctionné dans les hôpitaux qui avaient déjà des structures éthiques. Sinon, ces dernières ont été peu associées aux cellules de crise, et simplement sollicitées pour répondre à deux questions : celle des limitations et des arrêts de traitement, à savoir l'accompagnement des patients qui n'étaient pas admis en réanimation, et celle des visites. Très clairement, la démarche éthique nécessite d'être développée.

Par ailleurs, la participation des soignants de terrain et des usagers a été très insuffisante. Ce manque de démocratie sanitaire nous questionne. Certes, il y avait urgence, mais on peut se demander si l'anticipation n'aurait pas permis de remédier à une telle situation.

Il convient donc de renforcer les moyens humains et d'anticiper les besoins. Il faut plus de démocratie sanitaire et une communication plus loyale. Il est nécessaire de placer la réflexion éthique au coeur de la gestion de la crise.

M. Emmanuel Hirsch, professeur d'éthique médicale, faculté de médecine, président du Conseil pour l'éthique de la recherche et l'intégrité scientifique de l'université Paris-Saclay, directeur de l'Espace éthique de la région Île-de-France. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'associer à votre réflexion, dont nous attendons beaucoup. L'approche éthique est une approche démocratique, qui a été au rendez-vous. Le Président de la République a fait le choix courageux de prendre en compte les vulnérabilités, ce qui a suscité de nombreux débats sur l'impact économique et sociétal. Mais la concertation a fait défaut, et nous l'attendons.

Nous avons la chance de bénéficier d'un Conseil scientifique Covid-19 présidé par le président du Comité national consultatif d'éthique, Jean-François Delfraissy, qui rend des avis tout à fait importants. Le 27 juillet dernier, il a soulevé, dans son avis, trois questions éthiques de fond, à savoir la gouvernance opérationnelle - information, acceptabilité du débat, concertation -, l'actualisation de la concertation, toujours chaotique et décevante aujourd'hui, et la participation citoyenne. À cet égard, permettez-moi de faire référence aux années sida, avec la mobilisation du tissu social et associatif.

Je vous présenterai un court diaporama. En matière d'éthique, il n'est pas possible de parler de manière distancée, chacun ayant ses conceptions et ses valeurs. Celles de notre République ont été en grande partie défendues par l'État, les professionnels de santé, mais aussi l'ensemble de la société, on ne l'a pas assez souligné. Vous retrouverez le plan de mon intervention dans le diaporama.

S'agissant des principes, je conteste l'affirmation selon laquelle on ne pouvait pas se préparer. D'ailleurs, certains se sont préparés. La vraie question est de savoir s'ils ont été sollicités, notamment dans le champ éthique.

Un consensus sur des valeurs éthiques partagées sera indispensable pour préserver la cohésion de la société, dont certains indices peuvent aujourd'hui nous faire douter.

Dans son avis remarquable du 5 février 2009 intitulé Questions éthiques posées par une possible pandémie grippale, le CCNE affirme : « La préoccupation de l'Espace éthique de l'AP-HP rejoint celle des deux instances élaborant conjointement le plan pandémie grippale en France, qui soulignent l'importance de construire ce plan sur des valeurs éthiques partagées. » Qu'avons-nous mis en place à cet égard, tant aux niveaux sociétal que professionnel ?

Une situation aussi exceptionnelle pourrait conduire à remettre en question la hiérarchie des valeurs qui fondent les recommandations relatives à l'éthique, notamment dans le domaine de la santé. Faut-il aller jusqu'à considérer la remise en question de la hiérarchie de nos valeurs comme une exigence éthique ? C'est une question fondamentale : l'éthique doit être non pas distante de la réalité, mais incarnée et concrète, pour assumer des responsabilités.

À cet égard, je vous fais part de toute ma reconnaissance d'avoir associé mon intervention à celle de Sophie Crozier, qui est non seulement docteur en médecine, mais aussi docteur en éthique. Elle fait partie des personnes qui, sur le terrain, savent défendre des valeurs face à des choix souvent redoutables.

Comment hiérarchise-t-on des choix ? Au nom de quels principes et de quelles valeurs ? Quelle pédagogie sociale et quelle pédagogie professionnelle sont-elles nécessaires pour mobiliser ce type de discernement ?

« Le contexte, quel qu'il soit, ne peut modifier les principes éthiques, même si une situation inédite comme celle provoquée par la lutte contre l'épidémie peut contraindre seulement à les hiérarchiser provisoirement, mais de manière argumentée en toute transparence. »

Le discernement, c'est d'abord l'argumentation et la pluralité des points de vue. On parle d'ailleurs de collégialité dans la décision. Dès lors, pourquoi ne pas associer les représentants des malades, qui ont été totalement exclus, victimes d'un véritable déni de démocratie sanitaire, comme je l'ai montré dans un article publié dans Le Monde en juillet dernier ?

Dans le numéro de juin de la revue Espace éthique Île-de-France, nous proposions : « Face à l'imprévisible : prévoir s'adapter, inventer ». Mais où est le retour d'expérience ? Peut-être est-il confiné entre experts gouvernementaux ! Pourtant, certaines personnes ont été héroïsées, valorisées, par rapport à des engagements forts.

Depuis 2006, l'Espace éthique publie une revue scientifique, PandÉmiqueS, qui est en ligne sur notre site. Nous avons donc fait preuve d'anticipation, tout comme l'équipe de Roselyne Bachelot, qui avait une vraie appétence pour les questions éthiques. Quant à Xavier Bertrand, il avait créé un Comité d'initiative et de vigilance civiques sur une pandémie grippale et les autres crises sanitaires exceptionnelles. Malheureusement, cette structure n'a duré qu'un an.

Nous avons également publié un ouvrage collectif important en 2009, intitulé Pandémie grippale : l'ordre de mobilisation, que je vous invite à lire. À peu près tout ce qui s'est passé avait été anticipé dans une approche mêlant sciences humaines et sociales. Quelle a été la sollicitation des représentants des sciences humaines et sociales pour éclairer le discernement et les arbitrages politiques ?

J'ai également participé à un retour d'expérience sollicité par la Commission européenne, qui comportait des propositions concrètes, précises et consensuelles.

Dès février-mars, l'équipe de l'Espace éthique, soit sept personnes, qui s'appuient sur un réseau national de professionnels et d'associatifs, ont suivi au quotidien certains sujets concrets et urgents, avant de publier une première synthèse de leurs travaux. Permettez-moi d'en présenter le sommaire.

Avec la question des Ehpad, que nous avons suivie avec beaucoup d'attention, nous sommes au coeur de ce dispositif. Par ailleurs, les situations de handicap ont également constitué un sujet fondamental. Nous nous sommes aussi penchés sur la précarité, les personnes migrantes et les sans-abri, pour qui les valeurs de notre République ont été scandaleusement mises de côté. Autres questions importantes, l'aide à la décision en situation d'urgence ou de crise, ainsi que l'éthique et les décisions en réanimation.

Nous avons été sollicités pour la première fois par des instances gouvernementales le 16 mars, Grégory Émery, conseiller à l'époque du ministre de la santé, m'ayant demandé un certain nombre d'éléments d'argumentation. Nous avons composé un groupe de travail avec une trentaine de personnes très représentatives du milieu de la réanimation. Nous n'avons pas été dans l'improvisation, qu'il s'agisse de la fin de vie ou des décisions de limitation et d'arrêt de traitement. On ne peut pas dire aujourd'hui que les professionnels ont eu besoin d'inventer l'éthique ! Certes, certains ont été un peu surpris par les événements. Quoi qu'il en soit, les référentiels sont là, et les sociétés savantes se sont mobilisées avec beaucoup de véhémence et d'intelligence.

Attitudes, pratiques en fin de vie et après le décès : le docteur Crozier a évoqué tout à l'heure le midazolam, à propos duquel j'ai saisi le CCNE. Nous nous sommes aussi penchés sur la cérémonie funéraire, sur nos valeurs et nos symboles.

Autres points : communication et médiation en temps de crise et projet de recherche Covid-Ethics. Nous ne sommes pas dans l'éthique « d'en haut », mais dans l'éthique « d'en bas », de terrain, enracinée dans le sol. Nous avons eu énormément d'appels téléphoniques, mais nous ne faisons pas de la consultation en matière d'éthique. Quand une équipe est en difficulté, on identifie la question et on la met en contact avec d'autres équipes qui ont une expertise. Néanmoins, l'urgence éthique a parfois justifié des déplacements, et nous avons visité un certain nombre d'établissements. Ainsi, nous organisons avec le Conseil régional d'Île-de-France, les 7 et 8 octobre, un grand colloque de retour d'expérience.

Je tiens à le souligner, la seule instance publique qui m'ait sollicité en tant que directeur de l'Espace éthique est le Conseil régional d'Île-de-France. Je n'ai eu de contact qu'à trois reprises avec Valérie Pécresse, qui a monté un conseil stratégique Covid, auquel je participe et qui tient compte de manière évidente des questions éthiques et sociétales. Par ailleurs, Jean-François Delfraissy m'a demandé de participer à la réflexion dans le cadre de l'avis qu'il a rendu. En outre, nous avons publié, avec l'ARS Île-de-France et les associations, un document important.

Dans les semaines et les mois qui viennent, nous aurons des éléments encore plus tangibles à porter à votre connaissance, si vous le souhaitez. Dans la mesure où les instances publiques ne nous ont pas sollicités, nous avons publié 24 articles dans la presse grand public et nous avons été invités à un grand nombre de plateaux télé. Il y avait donc une audience pour les questions d'éthique, mais ce qui s'est passé dans la sphère des médias ne s'est pas reproduit avec les instances publiques.

Dans le diaporama, vous pouvez lire les titres des articles que nous avons publiés. Il ne s'agissait pas d'articles généraux sur l'éthique, mais d'articles s'intéressant à des sujets concrets, notamment aux renoncements en matière éthique et juridique.

L'Espace éthique a été saisi par le CCNE à propos des pratiques de sédation terminale dans le contexte du Covid-19. Je rends hommage au Comité consultatif national d'éthique pour ses avis transitoires et sa réactivité. Je suis fier de notre société, qui bénéficie d'instances aussi réactives. Nous avons également créé un site grand public, où l'on trouve environ 90 articles représentatifs de toutes les questions éthiques qui se sont posées dans le cadre de la pandémie.

Sera publié fin septembre un ouvrage collectif de 900 pages, intitulé Pandémie 2020 Ethique, société, politique, qui comporte 99 articles couvrant absolument tout le champ des enjeux éthiques sociétaux.

Concernant la gouvernance et les pratiques du soin, il est tout à fait déplorable d'entendre certains appeler à une invention de l'éthique, alors qu'il existe tout un ensemble de textes de référence, tout un ensemble de principes, qu'il suffit de mettre en oeuvre

Je vous prie de m'excuser, j'ai un problème technique avec le diaporama.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Concernant la place des patients, je reviens sur la question de la démocratie sanitaire. Cela a été souligné au cours de nos auditions, la personne âgée vivant en Ehpad doit être considérée comme une personne à part entière. Vous avez comparé la situation avec les années sida. Toutefois, lors de l'épidémie de sida, les patients étaient circonscrits dans un espace particulier. Dans le cadre de l'épidémie de Covid, comment les patients pourraient-ils être représentés par des associations de patients ?

Ma deuxième question concerne le renoncement aux soins, qui a été important. Ainsi, les décès par mort subite ont doublé pendant la période Covid, du fait d'une absence de consultation des patients. Le plan blanc a été appliqué partout de façon totalement uniforme, dans l'attente d'une vague qui n'est parfois pas venue. Qu'en est-il actuellement ? Dans la mesure où l'épidémie continue, le renoncement aux soins est-il toujours aussi massif ? On le sait, ce serait catastrophique.

Troisième question, quel est votre avis, professeur, s'agissant des essais cliniques ? Nous avons assisté à une accélération des procédures, qu'il s'agisse de l'ANSM, l'Agence nationale de sécurité du médicament, ou des comités de protection des personnes, les CPP, qui ont été sollicités. Comment jugez-vous une telle évolution en matière éthique ? En tant que rapporteur du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour la branche maladie, j'avais entendu le professeur Raoult, qui nous avait apporté différentes précisions sur les essais randomisés et les essais comparatifs. Convient-il de revenir à la dimension éthique des CCP, qui a été perdue au fil du temps ?

Quatrième question, comment jugez-vous les limites à la liberté de prescrire définis par le ministre ?

Mme Sophie Crozier. - Effectivement, la place des patients a été insuffisante durant la crise. Je ne peux pas comparer la situation à celle de l'époque sida, puisque j'étais encore relativement jeune. Certes, un mouvement majeur consacrant les droits des patients est né à ce moment.

Comment les patients âgés ont-ils été représentés ? S'ils l'ont peu été, c'est parce qu'il n'existe pas d'association spécifique des personnes vulnérables vivant en Ehpad. Surtout, l'idée selon laquelle, dans l'urgence, on ne peut pas penser l'éthique a dominé. Or tel n'est pas le cas ! Malheureusement, les cellules de crise ont fonctionné avec une grande efficacité, mais sans que l'éthique ait son mot à dire. L'éthique est souvent considérée comme un supplément d'âme, comme « la cerise sur le gâteau ». La rapidité de réorganisation sur le terrain a été incroyable, mais n'a pas laissé place, au nom de l'urgence, à la réflexion éthique.

S'agissant du renoncement aux soins, plusieurs explications ont été avancées. Les patients ont eu peur d'être contaminés, malgré l'information, peut-être un peu tardive, sur les filières Covid et non Covid à l'hôpital. En outre, on ne peut pas le nier, l'accès aux soins n'était pas toujours assuré, en raison du manque de moyens. Les interventions chirurgicales étaient annulées, les infirmières compétentes étaient déplacées dans les unités de réanimation.

Ce renoncement aux soins perdure-t-il? Je ne le pense pas, mais je n'ai pas de données à vous fournir sur ce sujet. Aujourd'hui, tout fonctionne comme avant, mais, avant, c'était déjà compliqué. Les tensions étaient majeures, avec de très nombreuses fermetures de lits. Ainsi, la moitié de notre unité de soins intensifs est fermée depuis des années. C'est un sujet de préoccupation majeure. En cas de nouvelle vague, on ne pourra pas annuler de nouveau la prise en charge des malades.

Nous ne pouvons pas imaginer aujourd'hui les conséquences de l'absence de prise en charge des patients non Covid. Je pense que la mortalité va augmenter, mais pas seulement. On ne peut pas faire fi du vécu des patients qui ont été angoissés pendant des mois, en raison d'une absence de prise en charge.

S'agissant des essais cliniques, nous vous communiquerons les réponses que nous avons rédigées. Je ne suis pas chercheuse en sciences fondamentales, mais j'ai appris, durant mes études de médecine, que, dans le cadre des essais randomisés, notamment pour évaluer un essai thérapeutique, le fait d'avoir un groupe contrôle est tout de même une approche préférable. Je ne comprends donc pas forcément l'assertion du professeur Raoult.

M. René-Paul Savary , président . - Plutôt qu'un plan blanc national, vous pensez qu'un plan blanc différencié serait préférable ?

Mme Sophie Crozier. - Excellente question ! Bien sûr !

J'ai reçu un courrier extrêmement problématique du Conseil de l'ordre d'un département de France dans une région qui n'a pas été parmi les plus touchées. Il informait les médecins que les tous les patients des Ehpad en détresse respiratoire ne pourraient plus être admissibles à l'hôpital et qu'il ne fallait pas les y envoyer, mais envisager des soins de support. Certaines décisions prises en région, alors même que ces régions n'étaient pas touchées par l'épidémie, ont été extrêmement discutables d'un point de vue éthique. Il faudra en tirer les leçons.

M. Emmanuel Hirsch. - Si la partie introductive de mon propos a pu paraître un peu abrupte, je souhaitais la pondérer avec des textes de référence. J'ai beaucoup d'admiration pour les décideurs publics, auxquels je pose une question, sans les remettre en cause : pourquoi n'ont-ils pas adossé leur action sur des gens qui auraient pu leur donner des éléments d'arbitrage ? En effet, un certain nombre d'instances auraient pu apporter, dans le cadre d'une consultation, un peu plus ouverte, certaines analyses.

Pour nombre d'entre nous, la référence est celle des années sida, qui ont été vécues comme une aventure douloureuse, qui a donné lieu à une mobilisation de la société et à une inventivité médicale et scientifique sans précédent. Françoise Barré-Sinoussi et Jean-François Delfraissy étaient aux manettes dans différents domaines de l'expertise, ce qui témoigne à la fois d'une conscience éthique d'enjeux nationaux et planétaires et d'un sens de la relation à la personne malade et au milieu associatif.

J'avais ainsi proposé que le Conseil national du sida et des hépatites virales soit saisi, avec le Comité consultatif national d'éthique. Cette instance a une réputation et un savoir- faire qui auraient pu nous éclairer.

Dans les années sida, il y a eu une mobilisation associative. Rappelez-vous, en 1984, la création de l'association Aides par Daniel Deferre. Rappelez-vous aussi que les intellectuels et la société civile étaient présents au travers d'un certain nombre de représentants. Or, pendant le confinement, les intellectuels ont été peu présents, si ce n'est pour critiquer, de manière très contestable. Aujourd'hui, on a l'impression d'un chacun pour soi, alors qu'à l'époque la dimension politique de la pandémie était guidée par des intérêts supérieurs. Il y a aujourd'hui des associations de victimes du Covid-19, mais nous ne sommes qu'au début de la réalité du Covid et il n'y a pas encore de véritable projet.

Sans doute y a-t-il eu également des maladresses : était-ce à l'État d'intervenir aussi directement dans tous les domaines, de manière prescriptive et parfois paternaliste, avec toutes les contradictions qui ont émaillé, par exemple, les discussions sur le masque ?

S'agissant de la représentativité, les CRSA, les conférences régionales de la santé et de l'autonomie, étaient désespérées de ne pas pouvoir se concerter au moment où leur expertise et leur représentativité auraient permis d'apporter quelque chose. L'Espace éthique était le réceptacle au quotidien de ce que vivaient les professionnels et les personnes malades, qui était inaudible.

On a pris des décisions, sans toujours les suivre, en les pondérant parfois. Je pense notamment à ce qui s'est passé pour les personnes autistes. Comment expliquer cette inintelligence du réel, qui aurait pu être corrigée par des expertises ?

La démocratie sanitaire, avec la loi du 4 mars 2002, a permis de développer des savoirs expertaux, lesquels, fort heureusement, se sont exprimés. Qu'est-ce qu'un savoir utile dans le contexte d'une pandémie et de quelle manière le reconnaître et l'intégrer ? Si j'avais été Premier ministre, j'aurais organisé une concertation avec les acteurs de terrain, dont j'aurais tiré un travail de pédagogie.

Aujourd'hui, les gens sont sans repères, ils ne se sont pas approprié les données de la crise. Je mets en cause un confinement intellectuel : pourquoi les propositions formulées notamment par Jean-François Delfraissy ont-elles été sans suite ?

Concernant l'expertise scientifique, l'enjeu est fondamental. Il y a des règles et des principes, et il est primordial de préserver un rapport de confiance entre la société et les scientifiques. Or on a créé une ambiance de désarticulation, dont nous aurons du mal à surmonter les conséquences dans les mois qui viennent.

Il aurait fallu réunir tous les comités d'éthique des organismes scientifiques, afin de rendre immédiatement une résolution. L'Office français de l'intégrité scientifique aurait pu aussi être saisi, et je ne vous parle pas du Conseil national de l'ordre des médecins concernant les aspects déontologiques.

Aujourd'hui, l'OMS et la déclaration d'Helsinki sur la recherche médicale admettent, dans les situations d'urgence, des approches compassionnelles argumentées, ce qui n'est pas contradictoire avec des approches expérimentales en vue d'une évaluation.

Nous avons également un interlocuteur marseillais, dont les compétences épistémologiques, mais aussi dialectiques sont grandes. Il s'agit non pas uniquement des décisions scientifiques qu'il prend, mais de toute la déstabilisation d'une société.

En conclusion, je rends hommage à tous les professionnels qui ont sauvé des vies humaines, dans le cadre de protocoles un peu discutables. L'éthique de la recherche, l'éthique de l'intégrité scientifique, renvoie vraiment aux valeurs de la République. Je le rappelle, lors du dernier G7, l'Académie nationale des sciences a rendu un avis sur l'intégrité scientifique et la démocratie.

On ne pourra pas se permettre de refaire ce qui a été fait. La décision du confinement a été assumée dans le cadre d'un arbitrage courageux. En matière d'éthique, il convient de toujours envisager les conséquences.

Dans une situation de crise, nous sommes tous vulnérables, non pas éthiquement, mais politiquement. La démocratie est directement en cause. Dans une situation de danger plus ou moins bien identifiée, c'est notre cohésion et notre cohérence qui sont menacées. J'attends donc des politiques qu'ils adossent leurs décisions sur des relais, afin que ces dernières soient mieux intégrées par la population.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteur. - Docteur Crozier, vous avez évoqué quelques retours d'expérience, notamment concernant les transferts. Dans le cadre de cette commission d'enquête, des chefs de service ont affirmé que, lorsque les transferts ont eu lieu, ils étaient absolument nécessaires. D'autres chefs de service de cliniques privées nous ont dit que leurs cliniques, au même moment, étaient vides. Je vous pose la question : ces transferts étaient-ils utiles ?

Vous avez également évoqué la priorisation. J'ai moi-même recueilli un témoignage à cet égard : dans l'est de la France, au début de la crise, l'équipe de réanimation ne s'est pas déplacée pour une patiente atteinte d'un cancer du sein qui avait suivi une chimiothérapie, ce qui a entraîné son décès.

Ma question est simple : par rapport aux retours d'expérience des praticiens, des usagers, des familles et des patients, y aurait-il matière à engager des recours ? J'aimerais savoir où est la limite de l'urgence et de la force majeure, notions qui ont été souvent avancées. Pour vous, où est à la frontière entre le manque de moyens et l'obligation de moyens ?

Mme Sophie Crozier. - S'agissant des transferts, nous avons besoin des retours d'expérience pour savoir si les transferts étaient pleinement justifiés. Je ne dispose pas des informations nécessaires pour vous éclairer sur ce point. En revanche, j'ai posé la question de la participation des familles. J'ai eu écho d'une lettre de revendication de la famille d'un patient de l'AP-HP par le biais de la représentante des usagers. Cette famille se plaignait de ne pas avoir été associée à la décision du transfert. Il était en effet très douloureux de ne pas pouvoir se déplacer et de ne pas être auprès d'un proche extrêmement malade voire en fin de vie.

Vous posez la question de la limite de l'urgence et de la force majeure. Il s'agit bien entendu d'une question essentielle, qui doit être posée. Durant cette crise, nous avons manqué d'anticipation, notion évoquée tout à l'heure par le professeur Hirsch. Nous aurions pu anticiper le choix de privilégier à tout prix le secteur Covid.

Par ailleurs, je le rappelle, le nombre de patients atteints du Covid était comptabilisé tous les jours, ainsi que le nombre de décès. Il y avait des comparaisons européennes et mondiales : il fallait montrer quel système de santé affronterait le mieux le Covid. Mais qu'en était-il des autres patients ? En a-t-on parlé et le fera-t-on un jour ? C'est un vrai sujet !

Il y a eu une focalisation majeure sur les patients atteints du Covid, alors que ceux qui souffraient d'autres maladies graves nécessitant des traitements n'étaient pas pris en charge. Certaines vies valent-elles plus la peine d'être vécues que d'autres ? C'est une question éthique fondamentale, à laquelle je ne peux pas répondre, car elle nécessite une large discussion, et pas seulement entre médecins, comme cela s'est passé dans les cellules de crise. En effet, les décisions ont été prises de manière très verticale, sans associer les représentants des usagers ni les acteurs de terrain.

Les lits de réanimation sont une ressource rare, il y a des dizaines d'articles sur la question du tri en réanimation. Dans le contexte du Covid, les lits disponibles étaient encore moins nombreux pour les patients non Covid. On a eu un mal fou à trouver des soins de suite. Tous les patients qui n'avaient pas le Covid étaient des mauvais malades. Même aux urgences, quand vous arriviez avec un symptôme, on pensait immédiatement Covid, y compris pour une douleur abdominale, symptôme d'une péritonite. Cet éclairage a donc vraiment perturbé notre jugement, et il nous faut réfléchir sur cet aspect.

À cet égard, permettez-moi de vous lire un extrait d'une lettre adressée le 20 mars à tous les médecins d'un département par le conseil départemental de l'ordre : « Malheureusement, au vu des dernières recommandations, les patients de maisons de retraite et Ehpad présentant des comorbidités et en détresse respiratoire ne seront bientôt plus admissibles à l'hôpital. Il sera envisagé pour eux des soins de confort. Nous avons conscience que ces choix éthiques à venir seront douloureux, mais inévitables. »

Dire qu'il n'y a pas eu de priorisation et qu'on a pu prendre tout le monde en charge est faux ! Oui, il faut une priorisation, il faut que cela soit pensé dans le cadre d'une justice distributive de type utilitariste. En France, on ne veut pas penser la priorisation. La logique actuelle, qu'on appelle la loterie naturelle, c'est « premier arrivé, premier servi », ce qui est extrêmement discutable d'un point de vue éthique.

Cette crise peut nous éclairer sur les questions de priorisation qui se posent tous les jours dans nos hôpitaux parce qu'on manque de moyens, de façon chronique pour la réanimation. Si nous ne voulons pas penser ces questions, nous serons amenés à prendre des décisions qui ne seront probablement pas correctes.

M. Emmanuel Hirsch. - On parle de triage, de priorisation et de hiérarchisation des choix. Il y a des personnes qui étaient hospitalisées et n'ont pas voulu de la réanimation, compte tenu des conséquences qu'elle aurait pour eux. C'est un point à prendre en considération. Il n'y avait pas le temps de la négociation, il fallait prendre des décisions dans l'urgence, parfois sans voir la personne. Il était très difficile d'être en relation avec les familles, qui ne pouvaient souvent pas venir et qui risquaient d'être contaminées en venant.

Il convient donc de « décharger » l' a priori critique concernant des décisions médicales, qui sont en général des décisions collégiales, mais dans un contexte dégradé. Nous l'avons constaté, les cellules dédiées à la codécision éthique n'ont pas été fonctionnelles, dans la mesure où la plupart des services de réanimation possèdent une véritable culture éthique.

Permettez-moi de prendre l'exemple de l'Institut Gustave Roussy, qui possède un comité d'éthique tout à fait extraordinaire et pluridisciplinaire. L'ARS y avait réquisitionné les lits de réanimation. Sans doute certains patients n'ont-ils pas eu la chance d'accéder à une réanimation, alors que certains lits sont restés vides.

Face à la pression politique et à l'inquiétude, lorsqu'on vous dit, à titre de précaution, de fermer certains services pour redistribuer les moyens en faveur des patients atteints du Covid, vous le faites. Sinon, on vous reproche de ne pas l'avoir fait. L'éthique a posteriori, c'est facile ! La décision responsable a priori est beaucoup plus complexe.

Quant aux comités de protection des personnes, qui ne sont pas des comités d'éthique, mais des comités d'instruction de dossiers scientifiques comportant un aspect éthique, ils ont plutôt bien fonctionné. Confrontés nuit et jour à des sollicitations, ils ont pris des décisions auxquelles je rends hommage, même si elles ont parfois été un peu rapides. Quoi qu'il en soit, leur instruction n'a pas été dysfonctionnante.

Je le rappelle, certaines autorités ont développé des essais d'une manière discutable. L'étude rendue par l'INSERM conclut, au travers d'une méta-analyse extrêmement détaillée, à l'inefficacité des molécules utilisées à l'époque.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Je tiens tout d'abord à vous remercier de la franchise de vos constats. En effet, six mois après le début de l'épidémie, la pénurie et les phénomènes de priorisation sont parfois remis en cause.

Je voudrais revenir sur la question des systèmes politiques et de la réponse qu'ils ont apportée à l'épidémie. Au niveau mondial, selon les régimes politiques, la réponse a été très différente. Elle a ainsi fait l'objet d'une instrumentalisation et de phénomènes de propagande, les régimes plus autoritaires tenant à démontrer la plus grande efficacité de leurs décisions.

Dans la première phase violente de cette épidémie, la population était très apeurée et souhaitait que la réponse apportée soit la plus efficace possible. Quand survient une épidémie, est-il plus efficace d'avoir une réponse autoritaire plutôt qu'une réponse de santé publique fondée sur l'empowerment ? Pour les responsables publics, c'est une vraie question. En effet, s'il est plus efficace d'être un peu autoritaire, pourquoi ne pas l'être ?

Évoquons de nouveau la question de l'épidémie de sida. Vous avez parlé d'une sorte d'avènement de la démocratie sanitaire. Rappelez-vous les débats sur le dépistage obligatoire, qui était défendu par nombre de responsables politiques, au nom de l'efficacité, et aurait été totalement contreproductif ! Rappelez-vous également la tentative de tirer au sort les patients qui bénéficieraient d'un traitement ! L'histoire ne s'est donc pas écrite sans heurts, et je ne suis pas sûr que les acquis de cette période soient bien ancrés dans notre système politique et de santé.

Le développement du complotisme, la perte de valeur de la parole publique et des institutions ont introduit une certaine complexité, qui rend difficile l'appropriation de la parole des autorités par notre population. Bien évidemment, les épisodes concernant le masque ont été particulièrement dramatiques à cet égard. Comment apporter des arguments qui démontreraient que la participation de la population, la démocratie sanitaire, serait plus efficace pour prendre en charge l'épidémie ?

Je veux également vous interroger sur la parole des médecins, qui ont encore du poids dans l'opinion publique. Leurs interventions ont été contradictoires. On a eu le sentiment que les fondements éthiques reposaient moins sur l'intérêt des patients que sur d'autres types d'intérêt, ce qui a ouvert la porte à de multiples contestations, qui ne paraissent pas toujours infondées.

Par ailleurs, M. Hirsch est revenu sur la question de la gouvernance opérationnelle. Actuellement, c'est le secrétariat général de la défense nationale qui assure le pilotage de la lutte contre l'épidémie, ce qu'un ancien ministre de la santé a mis en cause à l'Assemblée nationale. Quel regard portez-vous sur cette question ?

Mme Sophie Crozier. - Comment penser l'adhésion de la population à des mesures contraignantes ? C'est une question que nous nous sommes posée dans les groupes de réflexion du CCNE.

L'un des éléments majeurs a été la question des moyens disponibles au moment où les décisions ont été prises. Si nous avions eu les moyens, si nous avions anticipé, les mesures auraient probablement été moins restrictives et aucune mesure autoritaire n'aurait été prise. Ce qui a posé problème, c'est le manque de loyauté. En tant que soignants et citoyens, nous avons très mal vécu les directives contradictoires qui évoluaient au fil du temps, mais non pas en fonction des connaissances scientifiques. On pouvait en effet imaginer que, par principe de précaution, il eût fallu protéger. D'un point de vue éthique, si l'on pense qu'il y a un risque, la stratégie habituelle est d'adopter le principe de précaution. Or nous n'avons pas pu appliquer ce principe, parce que nous n'en avions pas les moyens.

S'agissant de l'adhésion de la population à ces mesures, ces discours étant contradictoires, nous avons tous perçu un manque de loyauté. Nous nous sommes interrogés pour savoir si les recommandations que nous recevions étaient vraiment en accord avec ce que nous savions de la circulation d'un virus.

Si on veut faire mieux la prochaine fois, la question de l'anticipation, notamment pour ce qui concerne les mesures de protection, constitue un élément majeur, tout comme l'association de personnes diverses aux décisions de priorisation.

En outre, c'est vrai, la parole des médecins a été discréditée, en raison d'une surmédiatisation, à laquelle il conviendra de réfléchir.

M. Emmanuel Hirsch. - Monsieur Jomier, en tant que médecin et politique, vous avez certainement la réponse à la question que vous avez posée.

Concernant la démocratie sanitaire, la loi du 4 mars 2002 est une conquête des années sida, qu'on le veuille ou non. Elle a pris naissance dans le cadre d'un débat démocratique et d'initiatives qui ont permis de redéfinir les légitimités. Si j'avais une suggestion à vous faire, ce serait d'actualiser cette loi en fonction de ce qui s'est passé, notamment pour reconnaître des droits aux personnes représentatives dans le contexte d'une pandémie ou d'une crise sanitaire. J'actualiserais également la loi du 2 février 2016 sur la fin de vie, dont on connaît les écueils et les carences.

J'attends également beaucoup de l'évolution législative s'agissant des Ehpad et des personnes en situation de perte d'autonomie. N'oublions pas l'esprit de fraternité et d'engagement démocratique de malades qui disaient « il y a plus malade que moi ».

Par ailleurs, le triage a fait l'objet d'évolutions intéressantes, puisque, progressivement, dans les régulations du SAMU, on a intégré la compétence de gériatres.

En outre, certains Ehpad se sont autocensurés et n'ont pas fait appel aux services d'urgence. À ce titre, la pandémie a été révélatrice de l'image que la société se fait de ses vulnérabilités, pour ne pas dire de ses marginalités.

Selon moi, les décideurs politiques ont plutôt bien agi, dans la mesure où leurs marges de manoeuvre étaient très limitées. Les discours politiques étaient empreints d'une valeur morale tout à fait exemplaire. Sans doute des positions éthiques ont-elles éclairé nos politiques, leur permettant d'ajuster certaines décisions initiales. Le clair-obscur ne peut déboucher que sur des controverses, comme cela a été le cas pour le masque.

Ne l'oublions pas, certaines décisions ont une plus grande valeur symbolique que d'autres. Par exemple, pour ce qui concerne les transferts, il ne s'agissait pas uniquement d'un problème de santé publique, mais aussi de communication : nous avions besoin de voir que l'État agissait et faisait preuve d'une certaine inventivité.

Malheureusement, la pandémie intervient après les gilets jaunes, c'est-à-dire dans un contexte de crise de légitimité, de défiance, de suspicion, de crainte de manipulation voire d'instrumentalisation de la crise.

Mon sentiment personnel, c'est que les décideurs politiques, les responsables de l'État, ont assumé trop directement un certain nombre de décisions. Ils auraient pu se reposer sur d'autres autorités. Décider du détail de tout, d'une manière évolutive, n'est pas propre à rassurer.

En termes de visibilité de la décision politique, les arguments ont manqué, même si nous avons assisté à de très belles prises de position d'Édouard Philippe, qui a fait preuve de pédagogie. Il reste aujourd'hui crédible, ne serait-ce que parce qu'il a donné le sentiment de respecter le public dans sa capacité de comprendre et de s'approprier un certain nombre de questions.

La vraie question est la suivante : sommes-nous, en tant que citoyens, vraiment acteurs de la lutte ? Avons-nous compris les enjeux en termes d'intérêt général et d'intérêt supérieur ? De ce point de vue, l'échec me paraît total. Si les choses évoluent mal, nous vivrons une crise de délitement de la cohésion de notre société. D'ailleurs, un certain nombre de personnes sont prêtes à sortir du bois pour utiliser une telle situation.

Par conséquent, comment responsabiliser les acteurs et reconnaître la multiplicité des compétences et l'esprit d'initiative du terrain ? Notre Premier ministre semble avancer dans cette direction. Je comprends mal pourquoi on n'a pas pris en compte cette intelligence du réel détenue par les gens qui sont sur le terrain. Pourquoi ne pas avoir lancé des états généraux ou des consultations sur internet ? À ma profonde stupéfaction, cela n'a pas été fait.

Pour finir, je dirai que j'ai confiance dans l'État, dans nos responsables, non pas par conviction, mais par nécessité. Ce qui manque aujourd'hui, c'est un projet.

L'application StopCovid fait partie de vos préoccupations. Je suis membre du comité pilote d'éthique du numérique. Lorsque j'observe la défiance à l'égard de cet outil, je me dis que cette construction théoriquement intéressante par des gens de très grande qualité a aujourd'hui toutes les chances d'aboutir à un flop. Quand on est dans une situation d'urgence et d'intérêt national, les susceptibilités concernant des données confidentielles qui sont partagées toute la journée sur internet pourraient être revues. Malheureusement, il n'existe pas de parole publique pour étayer cette position, dérogatoire à des valeurs transcendantes. Si j'admire les politiques qui sont aux commandes, je les admirerais davantage s'ils s'employaient à discuter et à tenir compte de l'expertise de la société.

M. Jean-François Rapin . - Docteur Crozier, vous avez parlé tout à l'heure de perte de chance. Au-delà de certaines plaintes médiatiques, êtes-vous confrontée à un afflux de plaintes concernant ce problème de perte de chance ?

Ma deuxième question n'a peut-être rien à voir avec l'éthique. Vous avez dit que le nombre d'admissions à l'hôpital à la suite d'accidents vasculaires cérébraux avait chuté durant la pandémie. Or je pensais qu'il y avait eu un nombre important d'accidents thromboemboliques liés au Covid. Je relève ainsi une discordance entre la situation réelle et ce que nous en savons.

Mme Victoire Jasmin . - Certes, il fallait gérer l'urgence. Pour autant, le sensationnel véhiculé par les médias a créé des biais, tant au niveau juridique que sanitaire. On l'a constaté, les familles n'étaient pas forcément prises en compte.

Cette pandémie a permis de mettre en évidence une méconnaissance concernant la démocratie sanitaire, certains leviers n'ayant pas été mobilisés. L'emballement de la communication concernant les orientations stratégiques n'a servi ni soignants ni aux familles. Il y a eu des plaintes, parce qu'il y avait probablement de vraies raisons de porter plainte, mais aussi parce que les discours disproportionnés et la centralisation des décisions n'ont pas toujours été pertinents. Nous devrons donc apprendre à travailler différemment.

Dans le cadre d'un plan blanc, il faudrait mettre en place des plans de continuité d'activité partagée. Nous avons des groupements hospitaliers de territoire, ainsi que des complémentarités entre le privé et le public, qui auraient peut-être pu éviter certains transferts.

Ni les conférences régionales de la santé et de l'autonomie ni la Commission spécialisée dans le domaine des droits des usagers du système de santé n'ont été sollicitées. Une réflexion doit être menée pour apprendre à travailler ensemble et à mieux nous connaître.

Mme Michelle Meunier . - Cette audition nous place « au coeur du réacteur ». Nous avons commencé à aborder les questions d'éthique hier, à propos des personnes âgées très vulnérables, notamment celles qui sont en fin de vie. On meurt mal aujourd'hui en France, c'est votre confrère Régis Aubry qui le dit depuis des années, et je pense qu'il a raison.

Vous avez parlé, madame Crozier, de loyauté et du danger qu'il y aurait à dire la vérité. Alors que vous êtes si convaincue et si convaincante - on sent bien la révolte que vous avez en vous - êtes-vous entendue par le pouvoir en place et les autorités politiques ?

Par ailleurs, M. Jomier a évoqué ce problème, faut-il poursuivre dans la voie de la pédagogie ou bien imposer certaines mesures ? Dans certains cas, on le voit bien, les directives sont floues.

Monsieur Hirsch, s'agissant du retour d'expérience que vous avez évoqué, quelles questions éthiques reviennent le plus souvent dans la bouche des soignants ? Pouvez-vous nous donner quelques indications en la matière ?

M. Jean-François Husson . - Professeur Hirsch, vous avez évoqué les avis du Conseil scientifique, mais aussi et surtout ceux du Comité consultatif national d'éthique sur la pandémie grippale, qui remontent à 2009.

Vous l'avez souligné, les sciences humaines et sociales ont été les grandes oubliées pendant la crise. Comment serait-il possible de mieux gérer le temps de l'urgence en s'appuyant sur l'exigence éthique ?

Ce que vous avez appelé la « démocratie sanitaire », qui regrouperait non seulement les usagers et les familles, mais aussi l'ensemble des équipes médicales, les experts ARS et la communauté des élus, constitue-t-elle une piste d'amélioration ?

Au demeurant, vous avez tempéré votre propos en disant que l'éthique a posteriori, c'était facile. Dans l'urgence, sous les feux des médias, notre compréhension de la situation est souvent perturbée.

M. Jean Sol . - Une métaphore guerrière a été utilisée à plusieurs reprises par le Président de la République au début de cette crise sanitaire sans précédent. Elle était synonyme d'appel à la responsabilité, de discipline et d'obéissance.

Pensez-vous que ce vocabulaire a eu un impact sur la gestion de la crise et permis une réponse adaptée ? J'ai personnellement le sentiment qu'elle a plutôt créé un choc psychologique très important, encore présent aujourd'hui, amplifié par le fait que les armes faisaient défaut à ce moment précis et que les soldats n'étaient pas associés à la stratégie au combat.

Par ailleurs, la crise du coronavirus nous a montré qu'aucun expert, aucun chercheur, aucun spécialiste, pourtant très présents sur les plateaux de télévision, n'ont pu se substituer à une réflexion commune. Qu'en pensez-vous ?

Mme Sophie Crozier. - S'agissant des pertes de chance et des plaintes, je ne pourrai pas vous répondre aujourd'hui. Sans doute les représentants des usagers auraient-ils des réponses à vous donner, car les choses commencent à remonter.

Au-delà des plaintes, c'est-à-dire des personnes qui feront la démarche de demander réparation ou de signaler une perte de chance, on ne peut pas ne pas faire de retour d'expérience et ne pas penser les très probables pertes de chance pour les patients atteints du Covid et pour tous les autres patients. Ce travail prendra du temps.

Je le répète, les pertes de chance ont largement dépassé la question des décès. Les retards dans les prises en charge de cancers ou de maladies vasculaires constituent un vrai problème. J'ai échangé hier soir avec la représentante des usagers de l'AP-HP, qui fait partie de notre coordination de la démarche éthique. Pour le moment, elle n'a pas de chiffres à sa disposition.

S'agissant des accidents vasculaires cérébraux, vous avez entièrement raison, et je souhaite souligner deux points importants. Les patients atteints d'un Covid sévère ont pu présenter des maladies thromboemboliques, principalement des embolies pulmonaires, mais aussi des accidents vasculaires cérébraux. La majorité d'entre eux ont été pris en charge dans les unités dédiées au Covid, donc pas dans nos unités.

Par ailleurs, l'accident vasculaire cérébral est une pathologie qui survient chez des personnes âgées de plus de 75 ans, nombre d'entre elles venant donc d'établissements de santé comme les Ehpad. Ces dernières, de toute façon, ne nous ont pas été adressées.

Pendant la période du confinement, on a observé partout une activité extrêmement réduite. Nous avons interpellé nos collègues français, il y a eu des échanges au niveau international. Surtout, les patients arrivaient avec des retards de prise en charge que je n'avais pas vus depuis dix ans : il y a eu un renoncement aux soins, les gens n'ont pas osé déranger, alors qu'ils avaient des symptômes d'AVC.

Madame Jasmin, certes, il y a eu un emballement médiatique qui a été à l'origine de biais dans la perception de ce qui se passait réellement sur le terrain. Ce focus sur le Covid a eu un impact sur nos pratiques soignantes. Nous finissions par ne plus faire que ce diagnostic, ce qui était problématique. C'est certain, les professionnels devront se remettre en question.

Concernant la centralisation des décisions, je suis entièrement d'accord avec vous. L'approche du cas particulier, même avec des recommandations, est un principe garant du respect de la dignité de la personne.

Quant à la coopération, il s'agit d'un élément essentiel. Notre difficulté à coopérer entre hôpitaux publics, entre hôpitaux publics et privés, entre hôpitaux et médecine de ville était connue. Espérons que cette crise accélère ce qui était engagé depuis longtemps par le ministère de la santé. Nous devrons tirer les leçons de la crise et apprendre à travailler ensemble, pour améliorer de façon globale nos pratiques soignantes. Je reste convaincue de l'importance de faire exister la démarche éthique.

M. René-Paul Savary , président. - Les leçons n'ont donc pas encore été tirées ?

Mme Sophie Crozier. - Je ne le pense pas.

Pour le moment, la situation des hôpitaux publics est la même qu'avant la crise. C'est peut-être même pire, les soignants étant épuisés. Ils ont perdu leur motivation et leur confiance envers les pouvoirs publics, ce qui est tout de même extrêmement préoccupant.

Madame Meunier, il me semble qu'un discours de loyauté et de vérité est meilleur, dans ce contexte, pour ce qui concerne l'adhésion à des recommandations. Le doute des professionnels concernant la loyauté des directives a vraiment posé problème. À titre personnel, j'estime que cette absence de loyauté a eu des conséquences majeures. L'adaptation des directives à la pénurie a mis en danger les personnels soignants et la population. Cet aspect doit être questionné.

Vous me demandez si j'ai été entendue. Non, je ne suis pas entendue ! Quand, à d'autres occasions, j'ai pu alerter sur les difficultés de l'hôpital public - je suis très engagée dans la défense de l'hôpital public depuis des années -, la pénurie de personnel et de moyens, les restrictions budgétaires qui conduisent à une paupérisation de l'hôpital et l'abandon des professionnels qui travaillent dans des conditions épouvantables, je n'ai pas été entendue !

Monsieur Husson, je suis entièrement d'accord avec vous, la métaphore guerrière a permis de faire comprendre le sacrifice des soignants, qui tombaient faute d'armes pour se défendre. Il faudrait évaluer le choc psychologique qu'elle a provoqué auprès des citoyens. Des sociologues s'intéresseront sans doute à la question, car l'un des « bénéfices » du confinement a été une grande production intellectuelle, qui éclairera peut-être, dans les prochaines semaines, ces questions essentielles.

M. Emmanuel Hirsch. - Nous sommes dans une période post-confinement : les conditions sont-elles réunies pour assumer la situation actuelle ? Nous découvrons les politiques publiques au jour le jour, il y a un manque de pédagogie. La dimension du respect de l'autre dans le port du masque n'a pas été assez promue par les responsables politiques. Or, ce n'est pas du jour au lendemain qu'on a découvert cette question. Si les médias ont assumé un rôle de pédagogie, avec parfois des excès, c'est par absence d'initiatives de pédagogie sociale. Le monde de la culture n'a pas été mobilisé par exemple, pour apporter une ouverture, un horizon. Les tribunes d'intellectuels n'ont pas été transposées dans les décisions publiques.

Pendant le confinement s'est posée la dialectique entre liberté et égalité. En termes de valeurs, il y a eu des valeurs inconditionnelles qui ont été affirmées, dont le respect des plus vulnérables. Il faut montrer que le respect de la vie comme valeur est une richesse pour la société. Il est regrettable que ces sujets ne soient pas davantage abordés dans le débat public. La reconnaissance exprimée à l'égard des professionnels de santé a été exceptionnelle. Mais qu'en est-il des endeuillés ? On n'a pas suffisamment pris en compte et valorisé tous ceux qui ont été affectés. Une cérémonie de deuil aurait pu être organisée. La défense de la démocratie a surtout été présentée sous l'angle de la santé publique mais bien d'autres pans auraient dû être mis en avant. Il y a une dimension éthique fondamentale dans les souffrances qui ont été vécues du fait du confinement et de l'isolement. L'accompagnement des personnes qui ont souffert aurait pu être valorisé.

La métaphore de la guerre a été employée. Ce qui est important c'est la mobilisation et l'esprit d'engagement. C'est un discours, on peut le contester. Si on se mobilise dans un contexte démuni, en l'espèce sans équipements de protection suffisants, cela demande une forme d'humilité de la part des autorités publiques. Lors de la grippe H1N1, le ministère de l'intérieur a eu une position centrale. Aujourd'hui, les enjeux de santé et d'humanité ont été au rendez-vous pendant la crise.

Il est possible de concilier le temps de l'urgence et le temps de l'éthique. Les professionnels avaient besoin d'approfondissements pour s'interroger sur ce qu'ils font et sur ce qu'ils sont. Aujourd'hui, on semble prendre des mesures par défaut, comme sur le port du masque, plutôt qu'avec un volontarisme soutenu et fondé sur un projet. Par exemple, pendant la grippe H1N1, il y a eu des réunions dans des municipalités aux États-Unis pour trancher des questions éthiques, en particulier sur la priorisation des patients.

Les interrogations éthiques doivent permettre d'éclairer les enjeux et de les documenter. L'une des questions était de savoir si on pouvait prendre des décisions en examinant chaque cas individuel face à l'urgence et à la cohorte des patients. Les Samu ont mis en place des dispositifs et on en tirera des enseignements, pour autant qu'on veuille bien le faire.

Je souhaiterais que la commission d'enquête prenne bien en compte le faire que l'éthique doit être incarnée par les professionnels, ce qui suppose qu'ils en aient les moyens. S'il n'y a pas de concertations et que le Conseil national de l'ordre des médecins n'est pas un peu plus présent, on ne progressera pas. J'en appelle à la concertation de l'ensemble des instances éthiques compétentes pour tirer les leçons de la crise sanitaire.

Mme Angèle Préville . - Comment s'est-on laissé imposer certaines décisions prises par les autorités sanitaires ? On a vécu des épisodes grippaux, nous avons des connaissances en santé publique, en particulier les médecins. Comment se fait-il que nous n'avons pas pu infléchir la communication du Gouvernement pour assumer le manque d'équipements de protection ? Comment se fait-il que les médecins ne soient pas montés au créneau sur le port du masque ?

Sur les visites des patients, notamment ceux en fin de vie, se pose une question éthique plus large. On aurait dû solliciter les sciences humaines et sociales car sur ce sujet, il paraît évident qu'on a franchi une ligne rouge. Il y a eu une perte de valeurs considérable sur le renoncement aux visites des personnes en fin de vie. Quel regard devons-nous avoir sur ce sujet ?

Mme Annie Guillemot . - Je vous remercie pour vos propos très marquants. J'ai conduit une mission pendant la crise sanitaire sur le logement et l'hébergement d'urgence, avec ma collègue Dominique Estrosi Sassone. Le secteur de l'hébergement a connu de grandes difficultés pendant la crise. Le personnel n'avait pas d'équipements de protection, la priorité étant donnée aux professionnels du secteur sanitaire, avant le secteur social. Or ils ont dû prendre en charge des malades car personne ne voulait venir les chercher. Avez-vous identifié des enjeux éthiques sur ce secteur ?

Je souhaite aussi évoquer la cacophonie qui a résulté des expressions contradictoires des médecins dans les médias. Pour les citoyens, cela a été difficile à vivre. Aujourd'hui nous assistons à des manifestations anti-masques, c'est grave. Comment se fait-il en outre que des médecins doivent encore faire des pétitions pour que soit précisée la stratégie du dépistage ? Pourquoi le ministère de la santé a-t-il été au premier rang dans la gestion de la crise ? Cela a marqué les décisions qui ont été prises. Par ailleurs, que pensez-vous de la concurrence qui a pu exister entre les pompiers et le Samu ?

Concernant la mobilisation des sciences sociales, nous sommes aujourd'hui en déficit de recherche en sciences humaines et sociales et c'est un problème qui dépasse la crise sanitaire.

Mme Laurence Cohen . - Le problème de fond est celui d'un système de santé en souffrance depuis des années, au sein duquel les professionnels sont peu et mal entendus. Alors, dans ce système, lorsqu'une pandémie survient, les problèmes sont exacerbés. En matière d'éthique, la crise a révélé la faiblesse de la démocratie sanitaire. Avec les modifications qui se sont opérées dans le système de santé, le pouvoir n'est qu'entre quelques mains.

Nous avons besoin de ce retour d'expérience car il faut que nous puissions faire la part des choses entre la non connaissance du virus, puis une connaissance progressive, et des décisions qu'il faut analyser pour ne pas réitérer les erreurs commises. C'est très important car la méfiance naît au sein de la population lorsque les décisions sont dictées par la pénurie plutôt que par la connaissance scientifique.

Sur les transferts de patients, il est important de creuser cette question d'un point de vue éthique car des urgentistes nous ont dit que, pour certains patients, ils constituaient une perte de chance. Il y a certes l'état physique du patient mais aussi son état psychologique, lié notamment à l'éloignement de sa famille.

Concernant le traçage des patients, une question éthique se pose. Il y a la nécessité de suivre les personnes contaminées par le virus mais aussi la nécessité de préserver les libertés. Quel est votre avis sur ce sujet ?

Enfin, je pense qu'on aurait besoin de se pencher sur la notion d'expert. Aujourd'hui, tout le monde se proclame expert sur les réseaux sociaux et dans les médias !

Mme Muriel Jourda . - Madame Crozier, quel est votre opinion sur le fait que, selon certains médecins, le renoncement aux soins est venu des messages diffusés par la direction générale de la santé de ne pas se rendre chez son médecin sauf si on y était convoqué ?

Monsieur Hirsch, vous nous disiez que vous aviez été peu sollicité sur les questions éthiques pendant la crise. Vous-même, avez-vous contacté certaines institutions et quelles ont été leurs réponses ?

M. Emmanuel Capus . - Le philosophe André Comte-Sponville a publié une tribune dans laquelle il explique que le confinement traduit une politique de précaution pour protéger principalement les populations âgées, au prix d'un effort considérable de la société. Il en conclut que c'est un basculement éthique inédit. Qu'en pensez-vous ?

Ensuite, les libertés individuelles ont été profondément encadrées pendant le confinement, notamment la liberté de culte. Le Conseil d'État a même considéré que certaines de ces restrictions étaient excessives. Où doit-on fixer le curseur entre protection de la santé et préservation des libertés ?

La question des rites funéraires et des hommages aux morts est essentielle dans notre civilisation. Où doit-on mettre le curseur entre le principe de précaution et les rites funéraires que toute société pratique vis-à-vis de ses morts ?

M. Arnaud Bazin . - Ma question porte sur le rapport entre la responsabilité et l'éthique. Nous vivons dans une société de plus en plus judiciarisée et des décisions ont été dictées par la crainte du contentieux. Comment percevez-vous d'un point de vue éthique l'intensification de cette judiciarisation ?

Mme Sophie Crozier . - Je vous remercie pour toutes ces questions. Concernant la communication sur les équipements de protection individuelle, elle pose la question éthique de la désobéissance à des ordres absurdes. C'est une question qui n'est pas nouvelle. On se la pose régulièrement dans nos pratiques soignantes. J'espère que cette crise va nous conduire à être en capacité d'interroger des consignes absurdes. Si on avait un doute sur la contagiosité du virus alors il fallait se protéger. Les Italiens ont vite réagi en disant qu'il fallait se protéger le visage, même avec un bout de tissu. Début mars, il n'y avait pas de consigne de port du masque pour les soignants dans mon service. C'est à ce moment-là que des soignants ont été contaminés. La question est aussi de savoir si les responsables politiques ne se sont pas défaussés sur des médecins pour prendre des décisions et les médecins n'ont pas toujours émis des recommandations basées sur le principe de précaution.

Sur les questions de logement et d'hébergement, je n'ai pas de compétence mais cela pose évidemment des questions éthiques. Ce sujet me fait penser à la question de la priorisation des équipements de protection. Ils ont été donnés d'abord à l'hôpital mais au sein même de l'hôpital, on nous culpabilisait de les utiliser. On se disait que certains services en avaient plus besoin que nous. On a donc mal fait, en réutilisant les masques par exemple, car nous avions intégré le fait qu'il y avait une pénurie.

Sur le système hospitalier, les problèmes qui se posent aujourd'hui dépassent la crise sanitaire. C'est le moment de revoir ce système, de revoir l'accès aux soins. La gouvernance du système hospitalier est une question essentielle sur laquelle il va vraiment falloir avancer.

La concurrence entre les pompiers et le Samu est un problème politique, même s'il peut poser des questions éthiques. Sur les éventuelles pertes de chances liées aux transferts de patients, il faudra évidemment savoir ce qu'il en a été. Par ailleurs, toute la dimension psychologique de la crise devra être étudiée.

La question du traçage des patients a émergé dans un climat de méfiance et de défiance, ce qui peut expliquer que très peu de personnes ont adhéré à ce dispositif. Il y a là une question de communication et de verticalité de la décision.

Sur la définition de l'expert, on pourrait y passer des heures. S'agissant de la communication de crise en général et de l'attribution du qualificatif d'expert, il y a une responsabilité des médecins et il faudra absolument qu'on s'interroge pour ne pas reproduire ces discours contradictoires.

La parole publique a effectivement eu un effet sur le renoncement aux soins. Si cette crise peut apporter des améliorations dans les échanges entre la médecine de ville et l'hôpital ce sera très bénéfique. Une autre source du renoncement aux soins vient du fait que les patients ne voulaient pas déranger les médecins en pleine crise. Il y a donc eu une part d'autocensure.

M. Emmanuel Hirsch . - Je n'ai pas rencontré d'autres institutions que le conseil régional d'Île-de-France et le conseil scientifique. J'ai eu des échanges directs avec Jean-François Delfraissy. J'ai adressé des documents à la direction générale de la santé et j'ai eu quelques échanges avec les services de la mairie de Paris. Cela montre que la concertation est possible. Nous la poursuivons, notamment avec les associations.

Le retour d'expérience est très intéressant, nous continuons à y travailler et il faudra en tirer des enseignements. Certains services ont été très affectés pendant la crise, en raison de décisions prises qui ont remis en cause des valeurs éthiques fondamentales. Pour d'autre, la cohésion a été maintenue en s'accrochant à ces valeurs ou en s'interrogeant collectivement sur des questions éthiques. La crise a tout autant aggravé les fragilités que permis de renforcer la cohésion des équipes professionnelles.

La question de l'accueil des plus vulnérables est fondamentale. Les gymnases ou les campements étaient mal équipés pour protéger les personnes. Des structures d'accueil ont dû être fermées par manque d'équipements de protection. Les maraudes et les Samu sociaux n'ont pas déserté, il faut leur rendre hommage. Ils attendent de la reconnaissance, plus que des indemnisations.

L'image de la personne hébergée en institution a beaucoup évolué avec la crise : on s'est aperçu que ce sont des personnes qui ont encore des relations sociales.

Je suis un admirateur d'André Comte-Sponville. Bernard-Henri Lévy s'est aussi exprimé sur la crise. Leurs positions pourraient être analysées, notamment sur la critique du biopouvoir. Ce sont des questions que beaucoup de personnes se posent : comment en débat-on socialement, au-delà des tribunes ? Il faut en discuter, maintenant que la sidération est passée. Le confinement a déjà été un moment de réflexion. C'est la première pandémie que l'on a vécue de chez soi, en direct, avec l'écran de télévision pour seul horizon. On peut aussi s'interroger sur la transparence de l'information, sur la manipulation de l'information, notamment de l'information scientifique.

Je pense que ce qui est en jeu, ce sont les valeurs de la République. La pandémie est une circonstance inattendue qui fait émerger des questions politiques et éthiques qu'on ne doit pas évacuer. Nous avons vécu une période extraordinaire, marquée par la dureté abyssale de ceux qui ont vécu des souffrances irréparables, de ceux qui sont dorénavant en fragilité économique et sociale. On doit témoigner des solidarités. De mon expérience, jamais la demande d'éthique, de sens et de politique n'a été aussi forte. Je vous remercie de nous avoir associés à vos travaux et de vos nombreuses questions qui nourrissent notre réflexion. Nous sommes inquiets de repères qui s'effondrent, qui font que la question du sens de la vie en société est peut-être de plus en plus contestée.

M. René-Paul Savary , président . - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde avec des ordres des professions de santé

(mercredi 2 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président. - Notre audition de cet après-midi est consacrée aux ordres des professions de santé.

Nous entendons cet après-midi M. Patrick Chamboredon, président du Conseil national de l'ordre des infirmiers, Mme Isabelle Derrendinger, secrétaire générale du Conseil national de l'ordre des sages-femmes, Dr Serge Fournier, président du Conseil national de l'ordre des dentistes, Mme Pascale Mathieu, présidente du Conseil national de l'ordre des masseurs-kinésithérapeutes, Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l'ordre des médecins, et Dr Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens.

Dans les premiers temps de la crise sanitaire, de nombreux professionnels de ville n'ont pas été en mesure de remplir leur rôle de premier recours, comme cela aurait dû être le cas s'agissant d'une épidémie pour laquelle les formes graves sont l'exception et ciblent des catégories de la population bien identifiées. Les causes en sont diverses : crainte des patients, défaut d'équipement et crainte des professionnels. Elles ont conduit les ordres à préconiser dans certains cas de fermer les cabinets.

Dans quelles conditions aurions-nous pu maintenir une activité à un meilleur niveau, comme cela a été le cas en Allemagne ? Quel retour d'expérience les ordres ont-ils tiré des premiers temps de la crise sanitaire ? Nous réserverons une place particulière aux pharmaciens, pour lesquels la problématique des équipements de protection est très spécifique. Qui est responsable de ces approvisionnements pour les professionnels ? À quel niveau doit-on stocker ces équipements ? Qui doit les financer ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Chamboredon, Mme Isabelle Derrendinger, M. Serge Fournier, Mme Pascale Mathieu, M. Jean-Marcel Mourgues, Mme Carine Wolf-Thal prêtent serment.

M. Patrick Chamboredon, président du Conseil national de l'ordre des infirmiers . - Alors que le nombre d'infirmiers est de 700 000, seulement 350 000 professionnels sont inscrits à l'ordre. Nous possédons toutefois une vraie représentativité, d'autant que nous avons réalisé un grand nombre d'enquêtes durant la crise sanitaire.

Autre particularité, un tiers des infirmiers exercent en libéral et deux tiers sont salariés du public ou du privé.

Durant la période de confinement, les professionnels ont continué à se rendre au domicile des patients, pour assurer la continuité des soins. Ils ont pris en charge les patients atteints du covid. Pour ce qui concerne le secteur hospitalier, ils se sont mobilisés, comme en ont témoigné les images transmises à la télévision, pour renforcer les services de réanimation.

Mme Isabelle Derrendinger, secrétaire générale du Conseil national de l'ordre des sages-femmes. - Je remercie tout d'abord mes collègues de me permettre de représenter les 24 000 sages-femmes de France.

La France a traversé et traverse la plus grande crise sanitaire qu'elle ait connue depuis plus d'un siècle. Pour lutter contre la covid-19, des mesures exceptionnelles ont été prises. Le monde s'est confiné, le système de santé s'est réorganisé et l'industrie s'est réorientée. Pendant cette période hors du commun, les sages-femmes ont continué leur activité. À la question « Ont-elles fermé leur cabinet ? », je peux répondre d'ores et déjà « non », malgré des conditions particulièrement complexes. Alors que la crise a imposé une interruption de l'activité médicale non urgente dans son ensemble, soulignons que l'obstétrique ne se déprogramme pas et, de facto, ne se reporte pas.

Je veux profiter de l'occasion qui m'est donnée pour remercier mes consoeurs les sages-femmes et saluer leur professionnalisme sans faille. Il est indispensable d'exposer les conditions complexes dans lesquelles elles ont été amenées à exercer. Il s'agit de répondre aux conditions de la crise actuelle, ainsi que des prochaines crises sanitaires, et d'améliorer la prise en charge de la santé des femmes.

Tout d'abord, l'accès aux équipements de protection individuelle a été chaotique et cacophonique pour l'ensemble des professionnels de santé, encore plus pour les sages-femmes. Le 28 février dernier, le Conseil national de l'ordre a alerté les autorités de santé sur les problématiques d'accès au matériel de protection pour les sages-femmes et a reçu une réponse rassurante.

Le 14 mars a été publié un arrêté permettant aux sages-femmes de bénéficier des stocks nationaux, au même titre que les autres professionnels de santé. Mais, quarante-huit heures plus tard, un nouvel arrêté est venu contredire le premier, puisqu'il ne mentionnait pas les sages-femmes. Le Conseil national a alors saisi en urgence le cabinet du ministre et la Direction générale de la santé (DGS) pour rectification. Le soir même, un message urgent de la DGS était publié. Néanmoins, la dotation était symbolique, puisque, à ce moment-là, n'étaient octroyés que six masques par semaine aux sages-femmes exerçant dans les zones à risque.

Pour rappel, le Haut Conseil de la santé publique avait classé les femmes ayant atteint le troisième trimestre de la grossesse comme patients vulnérables, et ce dès le 14 mars. Pour rappel encore, les sages-femmes n'ont pas interrompu leur activité. Elles ont été amenées à prendre en charge des patients atteints du covid.

Cette dotation de six masques par semaine ne s'est étendue à l'ensemble des sages-femmes du territoire français que le 25 mars. Elle est passée à dix-huit masques le 20 avril, puis à vingt-quatre masques au moment du déconfinement.

Ainsi, au plus fort de la crise, les sages-femmes n'ont eu accès qu'à un nombre plus que restreint de masques, ce qui a marginalisé la profession et, par extension, la santé des femmes. Ajoutons qu'aujourd'hui encore les sages-femmes ne bénéficient toujours pas de masques FFP2 pour prendre en charge les femmes covid+.

Par ailleurs, la prise en compte de la périnatalité par les pouvoirs publics a été tardive. En conséquence, les sages-femmes et les maternités se sont organisées difficilement, avec des protocoles aléatoires. La question de la place de l'accompagnant pendant l'accouchement a crispé les débats et stressé les femmes et les couples. Les réponses concernant la périnatalité ont été publiées tardivement, à savoir le 1er avril, et n'ont pas été actualisées au moment capital du déconfinement, en raison d'un blocage lié à la stratégie de dotation en masques FFP2 pour les sages-femmes.

Par ailleurs, si l'exercice de communication du ministère des solidarités et de la santé était difficile, du fait de la progression rapide de l'épidémie et de l'évolution quotidienne des connaissances, il est devenu quasiment impossible. La confusion de la communication politique et scientifique a conduit à la cacophonie, à la perte de repères et à la décrédibilisation de la parole publique.

Dans ce contexte, l'ordre des sages-femmes, à l'échelon tant national que local, s'est organisé pour soutenir les sages-femmes dans leur pratique, afin de garantir une prise en charge sécurisée et de qualité des femmes et des nouveau-nés et de défendre les droits des femmes. L'ordre a participé à la régulation des pratiques. Dès le 15 mars, nous avons adopté des consignes gouvernementales en recommandant aux sages-femmes de maintenir leur activité, tout en reportant certains soins non urgents. Nous avons publié un guide de bonnes pratiques, toujours en vigueur, dans le cadre du déconfinement.

Dès le début de la crise, la principale préoccupation de l'ordre a été la communication. Devant des informations évolutives et parfois contradictoires, afin de limiter la confusion, le Conseil a choisi de temporiser, en recoupant et centralisant les informations provenant de différentes sources. Nous avons ainsi mis en place une communication multimodale, pour informer directement l'ensemble des sages-femmes. Dans l'enquête flash du Collège national des sages-femmes de juillet 2020, les newsletters de l'ordre et les communiqués « DGS-Urgent » ont été les principales sources d'information des sages-femmes. L'ordre a joué un rôle de veille et d'alerte à destination des autorités, en relayant les demandes, les craintes, les questions des sages-femmes. Ainsi, nous sommes intervenus pour obtenir le remboursement de la télémédecine ou des dotations d'équipement de protection.

Historiquement engagé pour défendre les droits des femmes, l'ordre s'est mobilisé pour augmenter les délais légaux d'accès à l'IVG pendant la crise. Les droits des femmes ne doivent pas reculer. Les sages-femmes ont contribué à maintenir l'accès à la contraception et à l'IVG, afin de garantir aux femmes la possibilité disposer de leur corps.

Durant la phase aiguë de la crise, les sages-femmes ont oeuvré sans ménagement, dans des conditions complexes quotidiennes. Elles ont ainsi accompagné près de 120 000 naissances pendant ces deux mois de confinement. L'activité obstétricale ne se déprogramme pas.

Fatiguées par la crise sanitaire et leur marginalisation dans la gestion de cette crise, la lassitude des sages-femmes est aujourd'hui renforcée par les conclusions du Ségur de la santé. Elles se sentent plus que jamais oubliées et méprisées par les pouvoirs publics.

Dr Serge Fournier, président du Conseil national de l'ordre des dentistes . - Pour nous, cette crise a pris un aspect particulier, pour deux raisons : d'une part, nous étions et nous sommes toujours la profession la plus exposée aux risques de contamination ; d'autre part, notre exercice est à 95 % de nature libérale.

J'ai été l'un des présidents qui, le 16 mars dernier, ont demandé à l'ensemble de la profession de fermer les cabinets, pour des raisons de sécurité. Parallèlement, l'ordre national et les ordres régionaux et départementaux ont instauré un service de garde sur le territoire métropolitain et outre-mer. Nous avons également mis en place un numéro d'appel de service de garde national. Au cours de cette période, nous avons parfaitement ressenti que tout a reposé sur les ordres, qui ont assuré la gestion de la crise en totale autonomie.

Nous avons beaucoup à dire, notamment sur la gestion de la crise par les pouvoirs publics. Si nous n'avons pas de diaporama à présenter, nous avons transmis un lien donnant accès à la dernière revue dans laquelle les secrétaires généraux et moi-même retraçons toute l'histoire de la crise.

M. René-Paul Savary , président. - Tous les documents sont les bienvenus ; ils enrichissent notre réflexion.

Mme Pascale Mathieu, présidente du Conseil national de l'ordre des masseurs-kinésithérapeutes . - Je suis très honorée d'être auditionnée dans le cadre de cette commission d'enquête. Il me semble en effet fondamental de faire part à la représentation nationale de ce que nous avons traversé en tant qu'organisateurs de nos professions respectives. Nous nous sommes à certains moments sentis bien seuls, notamment au début de la crise.

Si l'on peut comprendre que la crise était évolutive et qu'il fallait s'adapter jour après jour, ce qu'a par exemple dû faire le ministère des solidarités et de la santé, force est de constater que, très souvent, nous avons dû être les relais vers nos membres, faute d'informations. J'en veux pour preuve l'hygiène dans les cabinets : tout au début de la crise, bien avant que la Direction générale de la santé (DGS) nous donne des renseignements, il a fallu que nous nous débrouillions seuls pour délivrer des consignes claires à nos membres, puisqu'aucune n'était disponible. Moi-même, je m'étais rapprochée de la Société française d'hygiène hospitalière (SF2H), parce que je ne trouvais pas de ressources.

Les ordres ont donc vu leur rôle renforcé et réaffirmé vis-à-vis de leurs membres : ils ont en quelque sorte été les boussoles dans la crise. L'ordre des masseurs-kinésithérapeutes a envoyé des newsletters plurihebdomadaires, des flash actu ; chaque fois que nous avions des renseignements, nous mettions nos sites à jour ; nous avons dû traiter des milliers de questions écrites par internet ; nous avons organisé des Facebook Live. Nous avons dû communiquer énormément, parce que les professionnels étaient perdus.

Notre ordre compte 93 700 professionnels, dont 79 800 libéraux. Nous avons pris la décision, au moins dans les deux premières semaines du confinement, de demander la fermeture des cabinets. Cela n'était en aucun cas l'arrêt des soins, puisque nous avons recommandé à nos membres de poursuivre les soins à domicile non reportables et les soins urgents. Nous leur avons demandé de décider par eux-mêmes des soins qu'ils devaient mettre en oeuvre : si une entorse de cheville n'est pas une urgence, elle peut l'être chez un patient porteur d'un Parkinson en perte d'autonomie.

Si les 79 800 libéraux n'accomplissaient ne serait-ce que dix actes par jour, cela revenait à faire se déplacer quasi 800 000 personnes. Nous considérions que ce n'était pas raisonnable en période de confinement. Il nous a donc paru nécessaire d'adapter nos consignes. Nous les avons assouplies au bout de deux semaines, car il n'est pas toujours possible de reporter certains actes plus longtemps.

Cette crise a mis en exergue plusieurs éléments que je dénonce depuis des années, notamment le manque de kinésithérapeutes dans les établissements de santé. J'ai d'ailleurs pris l'initiative d'écrire à la commission des affaires sociales du Sénat tout au début de la crise pour l'alerter sur le fait que la prise en charge des patients serait compromise. D'ailleurs, je pense qu'elle l'a été, non pas en réanimation parce que l'on y trouve des kinésithérapeutes, mais dans les autres services vers lesquels les patients des services de réanimation ont été envoyés quand il y avait trop de bousculade, en raison du manque de kinésithérapeutes.

Nous avons été exclus des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) très tôt, dès le mois de janvier. J'ai alerté les pouvoirs publics et les fédérations d'Ehpad. Je suis très inquiète, car, pour sauver des vies, on a compromis l'autonomie de nombreux patients, ce qui ne se voit pas. Je suis sûre que des patients sont morts, non pas de la covid, mais des conséquences de la sédentarité et de l'absence de kinésithérapie dans les services.

Cette semaine, j'ai dû intervenir, car l'agence régionale de santé (ARS) Occitanie avait donné la consigne d'empêcher les kinésithérapeutes d'accéder aux Ehpad. Alors même que certains médecins coordonnateurs demandaient aux kinésithérapeutes de venir, ceux-ci se voyaient refuser l'entrée de ces établissements par les directeurs d'Ehpad. Cela s'est produit tout au long de la crise et cela recommence encore maintenant. J'ai contacté le ministère des solidarités et de la santé, qui a réagi tout de suite, et l'ARS Occitanie, qui a parlé de surinterprétation des consignes du ministère. Nous sommes là face à une réelle difficulté.

Sur la question des masques, ma collègue sage-femme a fait une présentation exhaustive. Nous étions soumis aux mêmes conditions, c'est-à-dire six masques par semaine, ce qui était ingérable. Nous nous sommes appuyés sur les acteurs locaux - les maires, les présidents de département - plus que sur les ARS, sauf lorsque nous avions des relations privilégiées avec elles et qu'on les connaissait par exemple personnellement.

Nous nous sommes heurtés à d'autres difficultés. Par exemple, des écoles ont refusé les enfants de kinésithérapeutes, parce que la liste des professionnels prioritaires ne précisait pas spécifiquement tous les professionnels de santé.

Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l'ordre des médecins . - L'ordre des médecins représente 307 000 médecins, dont un peu plus de 198 000 en activité régulière et 18 000 en cumul emploi-retraite, à peu près à parts égales entre ceux qui exercent une activité salariée, notamment hospitalière, et ceux qui ont une activité libérale, ce que l'on appelle communément médecine de ville, avec à présent une parité entre nos consoeurs et nos confrères.

Je découperai cette pandémie en trois phases, avec des observations, des constats et des griefs qui parfois se recoupent, parfois sont propres à chaque période.

Avant le confinement - c'est la première phase -, et c'est un constat commun, on note une impréparation de la France à ce risque sanitaire de pandémie, malgré des rapports qui ont été peu lus quant à la forte augmentation ces quarante dernières années des zoonoses, c'est-à-dire des pathologies transmissibles de l'animal à l'homme. Faut-il rappeler pendant cette décennie la diminution par dix des moyens de protection que sont les masques, une dépendance accrue vis-à-vis de ces moyens de protection et aussi des médicaments essentiels, notamment dans la sphère de la réanimation, très fortement fabriqués à l'étranger ? Et que dire des tests très notablement insuffisants, qui ont été ciblés pour le seul traçage des clusters, comme si les clusters et leur surveillance n'étaient pas appelés à devenir incontrôlés ? Tout cela a largement contribué à ce que la France, dans les pays qui ont des registres de mortalité fiables, soit hélas parmi les pays en tête au début de cette pandémie.

Pendant le confinement - c'est la deuxième phase -, on a parlé de résilience du système de santé. On devrait plutôt parler de formidable adaptation, dans l'urgence, des professionnels de santé, qui ont su casser les barrières, sur le plan tant de l'organisation que de leurs pratiques ou de leurs horaires pour absorber le surcroît de patients atteints. Cependant, le système a aussi montré ses faiblesses, en particulier pour des raisons d'organisation, mais aussi à cause de l'insuffisance d'implication, hélas, des établissements de santé privés et de la médecine de ville.

Cette période a aussi montré une désorganisation profonde du système de santé hors covid. Faut-il rappeler l'annulation massive de consultations et de soins programmés, les difficultés aggravées dans l'accès aux soins ? Ainsi, début juillet, 80 % des consultations ayant été annulées n'avaient toujours pas été refixées. C'est ainsi que l'on peut parler d'une perte de chance dans le suivi des pathologies graves ou chroniques et pour les personnes âgées, comme l'a évoqué Mme Mathieu.

Pendant ce confinement, l'information a été confuse. Sur ce point, les responsabilités sont partagées. Certes, la parole des scientifiques, dont celle des médecins dans les médias, a parfois été inaudible et contradictoire, mais il en est de même pour les agences régionales de santé vis-à-vis des professionnels de santé, lesquels étaient parfois mieux informés par la presse générale que par ces agences.

Le déconfinement - c'est la troisième période - montre des difficultés à retrouver un fonctionnement antérieur du système de santé, des incertitudes dans l'anticipation opérationnelle, s'il y avait une deuxième vague d'importance, ce qui est toujours craint, notamment cet automne. Il met aussi en lumière de façon particulièrement crue des insuffisances du système de santé avec toutes les incertitudes relatives aux mesures du Ségur de la santé dont chacun s'accorde à dire qu'elles sont insuffisantes, même si elles sont encore récentes. On note également un manque de transversalité dans le système de santé et de coordination : les agences régionales de santé ont été des agences de déconcentration, plutôt que des agences de décentralisation.

Je n'oublie pas la protection des soignants, qui a été insuffisante et qui a probablement largement expliqué les messages de santé publique sur le faible intérêt du port du masque, diamétralement opposés à ceux qui, heureusement, sont tenus aujourd'hui.

Je parlerai aussi de l'insuffisante concertation dans une prétendue démocratie sanitaire. Ainsi, les ordres ont été absents des comités scientifiques, alors que nous étions face à des questions éthiques, notamment vis-à-vis de la prise en charge des personnes âgées en Ehpad.

In globo, la prise en charge nous a semblé beaucoup trop administrative, pas suffisamment inclusive au regard de ce que les ordres des professionnels de santé, celui des médecins notamment, par leur engagement, leur représentativité de l'ensemble des professionnels inscrits au tableau auraient pu apporter, notamment sur les questions éthiques.

Dr Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens . - Dès le début de la crise sanitaire, au même titre que l'ensemble des professionnels de santé, les pharmaciens de tous les métiers se sont activement mobilisés pour répondre aux enjeux de santé publique. Les pharmaciens ont été en première ligne aux côtés de la population, malgré le confinement. Après la fermeture de la plupart des commerces le 15 mars et le confinement de la population le 17 mars, les officines de pharmacie et les laboratoires de biologie médicale sont toujours restés ouverts : ils étaient parfois les seuls professionnels de santé accessibles pour répondre aux questions d'une population inquiète et angoissée par le climat de pandémie ; tous les pharmaciens ont rempli leur mission de santé publique sans surenchère, sans céder à la cacophonie ou au doute qui a parfois prévalu sur certains sujets.

Les pharmaciens ont contribué à surmonter cette crise sanitaire, quelle que soit l'activité exercée, dans le seul but de garantir la continuité des soins. Fabricants, distributeurs en gros, pharmaciens exerçant en officine ou dans les établissements de santé, pharmaciens biologistes, pharmaciens réservistes : tous ont oeuvré pour la santé publique.

Le contexte était difficile et inédit. Chaque conseiller ordinal était présent pour soutenir ses confrères qui devaient faire face non seulement à une situation exceptionnelle, mais aussi à des violences verbales et physiques. Je tiens à votre disposition le nombre d'agressions déclarées par les pharmaciens officinaux, mais aussi d'escroqueries, notamment sur la vente de masques, et de sollicitations d'escrocs.

Bien sûr, les pharmaciens d'officine ont également dû s'adapter quotidiennement à de nouveaux modes d'organisation. Ils ont ainsi fait face à des équipes réduites, car ils n'avaient pas plus de masques que les autres professionnels de santé. Il a fallu mettre en place l'accueil du public dans les officines, sous l'égide de l'ordre qui a élaboré des guides et formulé des recommandations.

Par ailleurs, il a fallu adapter les règles de dispensation tout au long de la crise, avec des mesures exceptionnelles pour garantir la continuité des soins ou le bon usage des médicaments - on pourra revenir sur l'épisode de l'hydroxychloroquine -, mais aussi faire face au risque de pénurie. Sur tous ces sujets, l'ordre a été partenaire des pouvoirs publics afin de garantir l'accès aux soins.

Je n'oublie pas le rôle qui a été confié aux officinaux, sur la demande du ministère, de l'intérieur de recueillir les témoignages de violences conjugales. Dans ce temps où de nombreux lieux étaient fermés, les officines ont servi de lieu de relais et d'accueil aux personnes victimes de violences familiales, puisque ces agressions ont malheureusement beaucoup augmenté pendant cette période.

Nous aurons l'occasion de revenir sur la distribution des masques du stock État. C'est l'ordre des pharmaciens qui s'est porté volontaire auprès du ministère pour aider les autorités à acheminer ces masques vers les professionnels de santé de ville. Les pharmaciens ont accepté cette mission et l'ont relevée vaillamment, ce qui n'a pas été simple.

Je souhaite parler des pharmaciens de pharmacies à usage intérieur dont on a peu parlé. On a beaucoup parlé des lits de réanimation qui étaient ouverts, mais ceux-ci n'auraient pas été armés sans la présence des pharmaciens dans les hôpitaux, qui ont dû eux aussi faire des prouesses.

Les pharmaciens biologistes ont très rapidement été concernés pour mettre en place les solutions de dépistage et de diagnostic.

Au coeur de la crise sanitaire, en plein confinement, les pouvoirs publics ont dû gérer en urgence la pénurie des masques et les pharmaciens ont relevé cette mission difficile.

Très tôt, l'ordre a souhaité collaborer avec les ministères sur les autres sujets, notamment sur la mise en place de mesures pour préserver l'accès aux soins. Je ne les rappelle pas, mais tiens cette liste à votre disposition : le renouvellement des ordonnances, le circuit ville-hôpital de distribution des médicaments rétrocédés, la préparation des solutions et des gels hydroalcooliques, les restrictions sur les prescriptions d'hydroxychloroquine et de paracétamol, lequel a été limité pour éviter les ruptures, les mesures exceptionnelles de l'accès aux médicaments de l'IVG médicamenteuse, les médicaments de réanimation qui a nécessité la mise en place d'un circuit adapté. Les missions ont donc été nombreuses.

Ma principale préoccupation, c'est la préservation de la santé publique, tout faire pour la santé des soignants et celle des patients qui venaient tous les jours à l'officine. Les pharmaciens ont toujours été en première ligne et ont toujours répondu présent, quelles que soient les circonstances. Je suis extrêmement fière du comportement de tous les pharmaciens et je tiens à les remercier : durant cette crise, ils ont été à la hauteur des enjeux et des responsabilités que l'on attendait d'eux et qui, très souvent, dépassaient largement le cadre habituel de leur activité. Je veux souligner l'investissement très important des conseillers ordinaux dans l'accompagnement de leurs confrères dans l'exercice de leur activité.

Je souhaite que ces commissions d'enquête parlementaires soient l'opportunité de formuler des propositions constructives, tant sur l'évolution de nos exercices professionnels que sur nos relations avec les pouvoirs publics, afin que, si nous devions faire face à une nouvelle crise sanitaire, les choses soient plus claires sur le rôle de l'ordre et ce qu'il peut apporter aux pouvoirs publics. Ce sera peut-être l'occasion de mettre en place de nouvelles mesures dans de prochains textes de loi.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteur . - À la suite de notre audition de ce matin, nous avons été les destinataires d'un mail émanant de l'ordre des médecins du Vaucluse, datant du 20 mars dernier et ayant pour objet une information covid-19 à diffuser à tous les confrères du département. L'introduction indique que « le poste médical avancé va être monté sur l'hôpital, permettant de faire le tri adapté des patients avant d'entrer dans l'enceinte de celui-ci ». Un peu plus loin, un paragraphe précise que, « malheureusement, au vu des dernières recommandations, les patients des maisons de retraite et Ehpad présentant des comorbidités et en détresse respiratoire ne seront bientôt plus admissibles à l'hôpital. Il devra être envisagé pour eux des soins de confort. Nous avons conscience que ces choix éthiques à venir seront douloureux, mais inévitables. Nous réaborderons bien entendu ce sujet prochainement. »

Monsieur Mourgues, avez-vous eu connaissance de ce mail ? Y avez-vous réagi au titre de votre ordre ? À votre connaissance, d'autres départements ont-ils adopté la même position ? Le Conseil national de l'ordre des médecins a-t-il validé cette disposition prévoyant que les patients des maisons de retraite et des Ehpad ne seraient plus admissibles à l'hôpital ? Dois-je comprendre, par ce mail en tout cas, que le Conseil national de l'ordre des médecins aurait cautionné cette disposition ?

Dr Jean-Marcel Mourgues . - Je vous remercie très sincèrement de cette question.

L'ordre national des médecins a eu connaissance de ce mail et, autant dire les choses très clairement, c'était une crainte de l'ensemble de la communauté des soignants que la situation française ne devienne identique à celle de l'Italie. Fort heureusement, même si on a tangenté les capacités maximales de réanimation, celles-ci n'ont pas tout à fait été atteintes et, grâce à la formidable résilience de femmes et d'hommes professionnels de santé qui ont su ouvrir des lits supplémentaires et organiser des transferts sanitaires, on a évité cette situation qui aurait été catastrophique sur un plan éthique.

Le Conseil national s'est exprimé tout à fait clairement par communiqué de presse pour condamner tout éventuel tri. Fort heureusement - et il n'y a aucune ambiguïté là-dessus -, cela a été évité.

En revanche, hors de la pandémie, conformément à ce qu'il est communément admis par les collèges et sociétés savantes d'anesthésistes et de réanimateurs, la réanimation a été opérée sur des personnes en fonction de leur état de santé et de leur vulnérabilité sans que les soignants soient accusés d'acharnement thérapeutique déraisonnable. Je peux vous garantir que la situation où des personnes âgées notamment vivant en Ehpad n'auraient pas eu les soins auxquels ils avaient naturellement droit a pu être évitée et j'en remercie très sincèrement l'ensemble des soignants.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Je m'adresse à vous tous. Avant l'acmé de l'épidémie, qui est survenue vers la mi-avril, avez-vous été associés à l'élaboration de référentiels de prise en charge des patients ? Avez-vous eu des contacts avec les membres du cabinet ou de la DGS pour parler de l'épidémie ?

Ce matin, lors de notre réflexion sur l'éthique médicale, nous nous sommes interrogés sur la parole des médecins pendant cette crise et ses aspects contradictoires. Certes, il est bien normal qu'elle soit variée s'agissant d'une profession qui est elle-même diverse et qui a une pluralité d'expression. L'ordre des médecins estime-t-il qu'il y a eu dans cette séquence des infractions à la déontologie ou à l'éthique médicale ou que l'on est resté dans la controverse scientifique, laquelle est un élément normal du débat ? Des procédures sont-elles en cours ?

Monsieur Fournier, regrettez-vous d'avoir décidé la fermeture des cabinets dentaires ?

Dr Jean-Marcel Mourgues . - En ce qui concerne les référentiels de prise en charge, en particulier les référentiels médicaux, autant que je sache, il n'y a pas eu de contact direct avec le Conseil national de l'ordre.

Pour autant, je veux nuancer la critique que j'ai formulée à l'endroit des agences régionales de santé. Certaines ont accompli un travail remarquable. Ainsi, la gestion par l'ARS Île-de-France pour éviter une submersion des moyens a été louée à sa juste mesure. Une critique en règle n'est pas de mise.

Pour ce qui concerne la parole des médecins, la situation est complexe et complètement inédite. Lors de la grippe dite espagnole qui est survenue voilà un siècle et qui est la dernière référence de pandémie, il n'y avait pas d'autres médias que la presse écrite et cette effervescence médiatique n'existait pas.

Le temps scientifique n'est ni le temps humain ni le temps de la communication. La science est par nature évolutive ; elle est faite de doutes, avant confirmation ou infirmation. Il faut respecter l'expression de chacun, sans pour autant faire la promotion de thérapeutiques déraisonnables non éprouvées ou qui exposeraient les patients à une dangerosité particulière. Je ne suis pas là pour faire la publicité de tel ou tel médecin ou de telle ou telle procédure en cours. Les choses suivent leur rythme : l'audition de certains médecins par des conseils départementaux de l'ordre des médecins pourra entraîner, le cas échéant, au cas par cas, des traductions en chambre disciplinaire de première instance.

Dr Serge Fournier . - Dès le début de l'épidémie, l'ordre des chirurgiens-dentistes a été à l'initiative et à la réalisation de la création de la commission scientifique en médecine bucco-dentaire, dont il a assuré le total pilotage. Aujourd'hui, nous en sommes à la troisième version des recommandations, qui est un petit peu plus allégée. Il a été compliqué de réunir la totalité de la communauté scientifique.

M. René-Paul Savary , président . - À partir de quand cette commission s'est-elle exprimée ?

Dr Serge Fournier . - Dès le début, entre le 20 et le 30 mars, avec la première version des recommandations, laquelle a ensuite été avalisée par la Haute Autorité de santé (HAS), mais c'est arrivé en tout dernier.

Non, je ne regrette pas d'avoir recommandé la fermeture des cabinets, et ce pour une raison essentielle : nous nous étions aperçus depuis la mi-février, dans les échanges de courriers avec M. Jérôme Salomon, que l'État ne disposait pas de matériels de protection, notamment les masques FFP2, spécifiques pour les chirurgiens-dentistes. À partir du moment où nous avons eu cette conviction, il était hors de question de laisser mes confrères et mes consoeurs chirurgiens-dentistes exercer : cela aurait été une véritable boucherie.

J'ai donc pris cette décision et ce sera vraisemblablement la seule fois, car je n'ai pas l'intention, quoi qu'il arrive, de redemander la fermeture des cabinets. C'est historique dans la profession : jamais un président d'ordre n'a demandé à une profession libérale de cesser son activité, d'autant plus que j'avais demandé à plusieurs reprises la couverture des pouvoirs publics, du ministre des solidarités et de la santé et du Premier ministre pour appuyer cette recommandation, qui était à la limite de la légalité, puisqu'elle ne s'appuyait sur aucun fondement juridique.

M. René-Paul Savary , président . - Si vous aviez eu des masques FFP2, vous auriez pu maintenir cette activité ?

Dr Serge Fournier . - Si nous avions disposé de tels masques et de surblouses de protection, vraisemblablement.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - C'est à la mi-février que vous avez échangé avec le directeur général de la santé pour demander des moyens de protection ?

Dr Serge Fournier . - J'ai eu des échanges par mail entre mi-février et fin février.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Pourrez-vous nous transmettre ces échanges ?

Dr Serge Fournier . - Bien entendu.

Mme Pascale Mathieu . - Pour notre part, nous avons été sollicités par la HAS le 25 mars pour élaborer avec des personnes de la profession que nous avons désignées des réponses rapides sur la prise en charge des patients covid+, puis post-covid. Quand nous avons eu à faire valider les recommandations en matière d'hygiène et d'accueil dans les cabinets que nous avions instaurées nous-mêmes avec une grande fluidité, nous avons eu des relations permanentes avec la HAS.

S'agissant des relations avec le cabinet du ministère, nous avons pu solliciter en tant que de besoin un conseiller, qui nous a toujours répondu instantanément, même si ce qu'il nous répondait ne nous satisfaisait pas forcément.

Mme Isabelle Derrendinger . - Nous avons été convoqués à la DGS, à la demande de Jérôme Salomon pour des réunions de crise, les 29 janvier et 6 février.

Le Conseil national de l'ordre des sages-femmes n'a pas été associé à la rédaction du guide de préparation du 16 mars. Nous l'avons regretté, car nous aurions pu anticiper l'organisation des soins périnataux, qui ont été maintenus.

Nous avons nous aussi été associés aux travaux de la Haute Autorité de santé dans le cadre des réponses rapides ; celles-ci sont intervenues un peu plus tardivement en périnatalité, ce qui se comprend au regard des priorités sanitaires au cours du mois d'avril.

M. Patrick Chamboredon . - Pour notre part, nous avons été associés aux réunions des 29 janvier et 6 février sous l'égide de la DGS, présentant le développement de l'épidémie, mais nous n'avons pas été associés à quelque démarche que ce soit.

Nous avons continué notre activité au fil de l'eau. Ma profession est très habituée à prendre en charge des patients qui ont des bactéries multirésistantes ou toute autre pathologie transmissible et assez virulente. Nous n'avons pas émis de consigne particulière et aucun cabinet n'a fermé. Des mesures de précaution ont été prises dans les cabinets libéraux, ils ont reçu moins de patients à chaque fois. Toutefois, nous n'avons ni formulé de recommandations particulières ni demandé la fermeture des cabinets ou l'arrêt des soins.

Pour les moyens de protection, c'est toujours le même nombre, à savoir dix-huit masques hebdomadaires, dont six FFP2, ce qui était largement insuffisant pour assurer la continuité des soins. La question porte aussi sur les surblouses : quand on fait dix à vingt domiciles par jour, le FFP2 est indispensable, mais d'autres équipements aussi.

Dr Carine Wolf-Thal . - L'ordre des pharmaciens a été associé au démarrage aux réunions qui ont eu lieu à la DGS, tant que celles-ci ont été possibles, c'est-à-dire jusqu'au 18 février. La mise en place des diverses mesures que j'ai évoquées tout à l'heure s'est ensuite faite au coup par coup, au fil des événements. Nous avons également eu des contacts avec le cabinet en tant que de besoin ; la réactivité a été certaine. Il en est de même avec les cellules de crise, notamment la cellule de crise masques pour la distribution des masques. Tout cela s'est fait avec plus ou moins de succès.

Dr Jean-Marcel Mourgues . - Je confirme les réunions auprès de la DGS et, en pointillé, sans rythme systématique et régulier, des contacts avec le cabinet ministériel, voire, ponctuellement, avec le ministre.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - La chronologie est pour nous majeure. Vous nous annoncez des réunions qui auraient eu lieu fin janvier et début février et des mesures qui, pour certaines, ont été prises le 27 mars, alors que le gros de l'épidémie dans le Grand Est était début mars. Lors de ces premières réunions, le stock des protections a-t-il été évoqué ?

Nous avons évoqué les relations avec la DGS et les ministères, mais comment les relations locales se sont-elles passées ? Qui était votre interlocuteur privilégié, le directeur de l'ARS ou le directeur de la délégation départementale ?

Il a été question de la rupture de soins. Comment se fait la reprise, notamment chez les dentistes ? Sur le terrain, on a l'impression que les délais sont très longs, car le nombre de patients reçus est très réduit.

Comment les dispositifs de télémédecine ont-ils été élaborés pendant cette période ? Que souhaitez-vous voir pérenniser ?

Monsieur Mourgues, vous avez parlé de sanctions disciplinaires, ce qui a choqué de nombreux praticiens. Il s'agit là d'une atteinte à la liberté de prescription qui a été cautionnée par le Conseil national de l'ordre.

Dr Jean-Marcel Mourgues . - La liberté de prescription doit être assortie d'un cadre qui est généralement celui de thérapeutiques validées ne mettant pas en danger la vie d'autrui, tout en sachant que les patients, que l'on appelle communément les usagers de la santé, confient en quelque sorte au médecin le choix éclairé d'une thérapeutique, les patients n'ayant bien évidemment pas la connaissance pour faire le tri entre telle ou telle thérapeutique. C'est inscrit dans le code de santé publique et n'est nullement nouveau. En revanche, ce qui est nouveau, c'est la situation inédite de cette pandémie brutale, pour laquelle nous n'avions pas de thérapeutique éprouvée.

Pour autant, cela n'est pas suffisant que les médecins s'affranchissent des garanties de sécurité qu'ils doivent apporter aux patients.

Il n'y a pas de sanction disciplinaire systématique sur des signalements. Des auditions sont organisées au cas par cas. Il peut y avoir des plaintes et, en fonction des explications qui seront apportées et de la gravité potentielle des fautes qui ont été commises, certains médecins pourront être traduits en chambre disciplinaire de première instance. Les chambres disciplinaires, toutes présidées par un magistrat, seules jugeront. Nous sommes dans un État de droit, avec une première instance, un niveau d'appel et un pourvoi en Conseil d'État.

M. René-Paul Savary , président . - La question est plus précise. Quand nous interrogeons individuellement des médecins, certains déclarent qu'ils prendraient de la chloroquine, s'ils avaient la maladie. Et il n'y a pas eu que la chloroquine !

Dr Jean-Marcel Mourgues . - La situation est complexe. Le temps scientifique est plus long que les attentes de nos concitoyens. Faut-il pour autant s'affranchir des règles de sécurité en matière de prescription du médicament ? Certainement pas. Reste que la question que vous posez demeure tout à fait licite. Je pense que l'on ne peut pas s'exonérer de règles qui garantissent fondamentalement la sécurité du patient dans les thérapeutiques qui lui sont proposées.

M. René-Paul Savary , président . - La question porte aussi sur le sentiment de confiance de nos concitoyens. Ce qui n'est peut-être pas entièrement justifié médicalement peut être psychologiquement volontiers accepté dans une société.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Je ne voudrais pas que le débat soit pour ou compte l'hydroxychloroquine ; ce n'était pas ma question. Certains médecins ont été convoqués par le conseil départemental de l'ordre parce qu'ils avaient prescrit des antibiotiques ou fait des associations d'antibiotiques. Reconnaissez que, pour une profession médicale, toucher à la liberté de prescrire lorsqu'un médecin est face à un patient atteint d'une pneumopathie et essaie d'agir avec ce qu'il y a dans l'arsenal thérapeutique pose question.

Dr Jean-Marcel Mourgues . - Il convient d'être très précis : convocation ne vaut pas condamnation, mais vaut explication. Le cas échéant, cela peut conduire à une traduction devant une chambre disciplinaire. Dans un État de droit, et nous y sommes très attachés, tout médecin ayant fait l'objet d'une plainte a la possibilité d'être défendu, de faire appel de cette condamnation, voire, en phase ultime, de se pourvoir en cassation auprès du Conseil d'État.

Quantité de confrères ne comprennent pas non plus que la liberté de prescription puisse s'assortir des règles qui, jusqu'à présent, ont garanti la sécurité des patients. La brutalité de cette pandémie nous a plongés dans une situation inédite : force est de constater que, sur le plan thérapeutique, nous avons été désarmés. Cela introduit des réflexions fondamentales qui doivent être davantage approfondies.

Il n'est absolument pas dans notre intention de fracturer tant la communauté française que celle des médecins ; il s'agit bien plus d'édicter des principes garantissant la sécurité à laquelle nos patients ont le droit le plus absolu.

Mme Pascale Mathieu . - Sur la reprise des soins, je souhaite insister sur la perte de chance, qui est une évidence pour moi, même si je n'ai pas de chiffres à avancer.

Dans les établissements de santé, y compris dans les services de soins de suite et de réadaptation (SSR), très souvent, il n'y a pas de kinésithérapeutes et on confie des patients à d'autres professionnels en imaginant que c'est de la rééducation. On recrute par exemple des éducateurs sportifs, diplômés de la fac de sport. Certains ont une licence de sport, c'est-à-dire une formation de trois ans, et parfois font trente heures dédiées à la médecine ; ce qui s'appelle sport-santé. Certes, ils ont un rôle à jouer dans le système de santé, mais je crains que, sous couvert de sport-santé, ces établissements, au lieu de prendre les choses en main, c'est-à-dire de recruter les kinésithérapeutes et de les payer convenablement, mettent des succédanés qui ne sont ni des rééducateurs ni des professionnels de santé. Pour moi, c'est un véritable scandale sanitaire.

La perte de chance ne se mesure pas. Les neuromyopathies consécutives à la réanimation impliquent des lésions musculaires ou des lésions articulaires, qui appellent une rééducation très spécifique et particulière. Si ces patients ont par exemple une capacité de récupération à 80 %, mais ne récupèrent que de 60 %, qui va le dire et qui va le savoir ? C'est cela, la réelle perte de chance. Il faut donc que le système change.

À un moment, j'ai arrêté le recrutement d'un ostéopathe en réanimation en région parisienne- j'ai tous les mails -, alors que de nombreux kinésithérapeutes étaient inscrits et dans la réserve sanitaire et sur la plateforme #Renforts-Covid. Comme cela s'est ébruité sur les réseaux sociaux via Twitter, Nicolas Péju, le directeur général adjoint de l'ARS Île-de-France, m'a indiqué que l'AP-HP ne savait pas que des kinésithérapeutes étaient inscrits sur cette plateforme. Personne n'y a pensé ! On est face à des dysfonctionnements de cet ordre.

La télémédecine a également été pour nous un véritable scandale. Dès le début du confinement, j'ai écrit au ministre pour lui demander le télésoin, qui était absolument fondamental pour nous et qui permettait de maintenir des soins de rééducation à distance tout en préservant la santé de nos concitoyens et des kinésithérapeutes. Des textes ont été publiés pour les orthophonistes, pour les ergothérapeutes, pour les psychomotriciens, mais jamais pour nous !

Il a fallu encore une fois que j'interpelle Nicolas Revel via Twitter pour dire que les kinésithérapeutes étaient les paillassons. Pourquoi ? Qu'est-ce qui bloquait ? Pour les kinésithérapeutes, on proposait un acte dégradé, c'est-à-dire inférieur au tarif habituel, alors que, ni pour les sages-femmes, ni pour les infirmiers, ni pour les médecins, le montant de l'acte n'avait été abaissé. C'était pour la traçabilité, m'a-t-on indiqué. J'ai répondu qu'il suffisait d'augmenter l'AMK de 1,1 point. À la suite de mon intervention très vigoureuse, tout s'est débloqué en deux jours, mais les textes ne sont parus que le 16 avril, alors que nous avions formulé cette demande dès le début du confinement, que j'avais écrit partout, à Bruno Le Maire, à Cédric O, à Olivier Véran, en ayant l'impression de ne pas être entendue.

M. René-Paul Savary , président . - Vous n'avez pas bénéficié du chômage partiel ?

Mme Pascale Mathieu . - Non, nous avons maintenu l'activité, mais les kinésithérapeutes ont reçu l'aide de 1 500 euros, même si cela ne couvrait pas tout. Et il y avait les soins à domicile.

Pourquoi les kinésithérapeutes ne font-ils plus de domicile ? J'ai mis ce sujet à l'ordre du jour du prochain conseil national dans quinze jours, car je suis sollicitée à outrance par des patients qui ne trouvent plus de kinés se rendant à domicile. C'est aussi une question de tarifs : c'est du travail à perte ! Je ne suis pas là pour parler des rémunérations, mais la qualité des soins et des patients est une préoccupation pour moi. Or je n'ai pas les moyens de contraindre les kinésithérapeutes à aller à domicile.

Dr Serge Fournier . - Pour notre part, nous attendons toujours l'arrêté concernant les téléconsultations et ce n'est pas faute d'avoir fait le siège de l'ensemble des instances !

Si une téléconsultation avait été mise en place au moins de façon provisoire durant la crise, un nombre important de patients auraient pu être soignés. En chirurgie dentaire, il y a les actes techniques, mais il y a aussi l'acte intellectuel. Un certain nombre de cas aurait pu être temporisés par ces téléconsultations.

Pour les chirurgiens-dentistes, le déconfinement a été réussi et c'est grâce à l'État : le ministère nous a fourni 150 000 masques FFP2 cash, que nous avons distribués par l'intermédiaire des conseils de l'ordre. Je pense également aux dotations d'État, et je voudrais remercier les pharmaciens qui ont une fois de plus accepté de participer à la distribution hebdomadaire, qui a permis aux chirurgiens-dentistes de redémarrer leur activité.

Cela étant, nous sommes maintenant assez inquiets face aux investissements importants qui incombent aux cabinets dentaires et face au nombre de patients que nous pouvons voir chaque jour, à savoir un par heure, malgré des recommandations allégées. Celles-ci ne vont pas manquer d'entraîner, à moyen terme, des problèmes économiques et des problèmes de santé publique. Certains patients cherchent en vain à être reçus, ce qui pose un gros problème déontologique et d'éthique de la santé.

Mme Isabelle Derrendinger . - Les relations avec les ARS ont sans doute été moins marquées pour nous, puisque les échanges se faisaient à l'échelon national. Nous avons toutefois interrogé nos collègues élues départementales et régionales et l'ensemble de la communauté des sages-femmes concernant ces relations. Nous avons noté des variabilités. Certaines ARS ont associé des sages-femmes - de surcroît, quand une sage-femme exerce dans une ARS, l'habitude veut qu'on oublie moins la santé périnatale et la place des sages-femmes - pour discuter notamment des liens ville-hôpitaux. A contrario, d'autres ont complètement omis de convier les sages-femmes à une information aux professionnels de santé sur les risques liés au virus.

Dans le cadre de l'enquête que nous avons menée auprès des 24 000 sages-femmes, quasi 11 000 ont répondu, ce qui montre la proactivité de la profession dans cette pandémie : 42 % des sages-femmes ont annoncé avoir des relations avec leur ARS, ce qui signifie que 58 % restent sur le côté.

L'ordre national a saisi le ministère le 14 mars pour demander le remboursement des actes de télémédecine pour les sages-femmes ; cela a été acté cinq jours plus tard. La réactivité a donc été réelle et nous en remercions le ministère. Cependant, ce dispositif est soumis à échéance et, à ce jour, doit s'éteindre le 31 octobre prochain. La profession en demande la pérennisation.

N'ayant pas interrompu leur activité pendant le confinement, les sages-femmes l'ont bien évidemment préservée au moment du déconfinement. Moi aussi, je tiens à remercier mes collègues pharmaciens de leur réactivité. Vous le savez, nous avons été très modulés par les notes de la DGS concernant la dotation de masques, cela a demandé aux professionnels des officines de s'adapter de façon extrêmement rapide aux demandes des sages-femmes qui veillaient jour et nuit aux publications de la DGS.

M. Patrick Chamboredon . - Les infirmiers ont des relations avec un conseiller particulier du cabinet du ministère de la santé. Nous avions des réponses par SMS ou par téléphone, qui ne nous satisfaisaient pas toujours.

Je me suis toujours demandé pourquoi les infirmiers n'étaient pas présents dans les conférences régionales de santé et d'autonomie (CRSA) : il n'y a que des médecins. Nous sommes les seuls professionnels de santé à être répartis H24 sur le territoire ; pourtant, nous ne sommes pas conviés à ces conférences et à ces informations. C'est une situation que je souhaite voir très largement évoluer.

Nous n'avons pas pu faire de télésoin, même si le texte est paru assez rapidement, parce qu'il fallait une prescription médicale pour le déclencher. Or c'était une façon d'avoir une présence de professionnels de santé, à un moment où les consultations médicales ont fortement évolué en télémédecine et où les infirmiers étaient quasiment les derniers professionnels de santé à se rendre au domicile des patients. Sur le forum de questions en ligne que nous avons créé sur notre site internet, des infirmiers nous ont signalé que des patients leur refusaient l'accès au domicile : il y a eu des abandons de soin parce que les patients pensaient que les infirmiers étaient des vecteurs potentiels de la pathologie.

À ce jour, le texte sur le télésoin n'est pas pérennisé et n'est pas rédigé de la même façon que pour les kinés par exemple : si ces derniers déclenchent l'acte de télésoin sur leurs compétences propres, les infirmiers ne le peuvent pas. Pourtant, ils font autant d'études ; ils pourraient donc avoir aussi cette liberté.

Nous avons plutôt des relations avec les représentants de proximité, c'est-à-dire les maires et les délégations territoriales de l'agence régionale de santé (DTARS).

Dr Carine Wolf-Thal . - Je souhaite revenir sur la pénurie de matériels de protection. Oui, nous étions au courant, notamment depuis la dernière réunion à la DGS, le 18 février. Nous savions qu'il y avait une difficulté notamment sur l'acheminement des masques du stock État, qui se situait à Santé publique France, vers les professionnels de santé, notamment ceux de premier recours. C'est lors de cette réunion que j'ai proposé d'utiliser le réseau des pharmaciens pour la distribution aux professionnels locaux, puisque, par leur maillage, leur présence sur tout le territoire et surtout le fait que les officines restaient ouvertes et accessibles en cette période, c'était une solution. Cela a aussi été permis par le système de distribution en gros, à la fois les dépositaires et les grossistes répartiteurs, qui étaient en capacité, pour la partie logistique, d'aller chercher ces masques chez Santé publique France et de les acheminer en toute sécurité dans les officines.

Si nous étions au courant, nous ne savions pas trop et nous n'avons d'ailleurs jamais trop bien su pas trop quel était réellement le stock disponible et combien de masques nous allions pouvoir distribuer aux professionnels de santé dans les premières semaines et dans la suite du confinement.

M. René-Paul Savary , président . - Votre interlocuteur était Santé publique France ou les ARS ?

Dr Carine Wolf-Thal . - Ce n'étaient pas les ARS ; c'était la cellule de crise masques, mais cela concernait les opérationnels, c'est-à-dire les dépositaires et les grossistes répartiteurs, pour la partie logistique. En tant qu'ordre, nous n'étions pas du tout dans les discussions relatives aux dotations. On recevait simplement du DGS-Urgent le nombre de masques à donner aux médecins : dix-huit, douze, six...

Concernant les relations avec les ARS, je ferai la même réponse que les autres intervenants : cela variait d'une région à une autre en fonction de la situation sanitaire dans la région - les relations étaient différentes dans le Grand Est et en Normandie, par exemple, où j'exerce. Cela dépendait aussi des interlocuteurs : c'étaient souvent les unions régionales de professionnels de santé (URPS), qui sont les interlocuteurs privilégiés des ARS. Localement, il y a bien évidemment eu des contacts et des organisations.

Sur la télémédecine, même si les pharmaciens sont moins directement concernés, je profite de cette tribune pour dire que nous appelons depuis très longtemps de nos voeux la e-prescription. La téléconsultation donne lieu à une prescription. Or vous savez qu'il existe énormément de fraudes et de fausses ordonnances liées aux ordonnances dématérialisées. Rien n'est plus difficile au comptoir que de déterminer, à partir d'un smartphone, si une ordonnance est bonne ou fausse, si elle a déjà été délivrée dans une autre pharmacie ou pas. Tenter d'authentifier autant que faire se peut la validité de la prescription a constitué une véritable difficulté pour nous. La solution, c'est la e-prescription, qui est en travaux depuis bien longtemps. La France est très en retard sur ce sujet.

Sans ranimer le débat sur la liberté de prescription, je précise, en tant que pharmacien au comptoir, qu'il importe, quand il y a une prescription hors autorisation de mise sur le marché (AMM), que ce soit indiqué sur la prescription. Souvent, ce n'est pas le cas. Je pense qu'il faut que le médecin l'indique sur l'ordonnance, l'explique au patient et que le pharmacien puisse éclairer le patient en lui indiquant que ce produit est hors AMM et n'est pas remboursé. La liberté de prescription hors AMM doit se faire dans un cadre réglementaire. D'ailleurs, l'ordre des médecins et l'ordre des pharmaciens vont conjointement publier dans les jours qui viennent un guide sur la prescription et la délivrance hors AMM : que faut-il faire ? Quelles sont les responsabilités engagées ?

Dr Jean-Marcel Mourgues . - Sur la liberté de prescription, les règles et la loi indiquent qu'il faut prescrire selon les règles d'autorisation de mise sur le marché. Dans le cas contraire, le prescripteur est obligé de donner toute l'information en précisant les raisons pour lesquelles il passe hors AMM.

Faut-il rappeler les dommages sériels considérables des prescriptions de médicaments hors AMM ? Les victimes et associations de victimes auraient du mal à entendre que l'on puisse prescrire sans ces contraintes, car elles-mêmes ou les membres de leur famille l'ont parfois payé de leur vie.

Les relations avec les agences régionales de santé ont très largement varié d'une région à l'autre : certaines - l'Île-de-France, la Nouvelle Aquitaine ou d'autres - ont su nouer des relations particulièrement bienveillantes et de qualité avec les professionnels et les ordres, non seulement les conseils départementaux, mais aussi en relais les conseils régionaux, en ce qui nous concerne.

En ce qui concerne la télémédecine, on peut dire que rien ne sera comme avant, mais il faut séparer l'ivraie du bon grain. Que faudra-t-il retenir de la télémédecine ? C'est tout le chantier. Il faudra veiller à ce que l'essor de la télémédecine ne se fasse pas sans perte de qualité des soins et veiller aussi - on a pu le voir notamment avec les téléconsultations covid - au problème de la fracture sociale, numérique et territoriale. La télémédecine ne peut pas résoudre cela : des barrages à l'accès aux soins existent selon les catégories sociales, les tranches d'âge, les territoires, les dessertes numériques. Il faut veiller à l'équité dans l'accès aux soins pour tous.

Mme Muriel Jourda . - Monsieur Mourgues, vous avez indiqué qu'il existait de nombreux rapports sur l'accroissement des zoonoses depuis quelques dizaines d'années. Qui établit ces rapports ? De quelle façon ont-ils pu être transcrits et transmis aux pouvoirs publics ?

Vous avez tous indiqué avoir eu des réunions avec le ministère, la Direction générale de la santé au cours desquelles les pénuries d'équipements de protection individuelle (EPI) avaient été actées, quoique les chiffres n'en soient pas connus, si j'ai bien compris. La possibilité d'un confinement général a-t-elle été évoquée à un moment ou à un autre comme une réponse à cette pénurie ?

Madame Wolf-Thal, vous avez indiqué quel avait été votre rôle dans le recueil des propos des femmes pour les violences conjugales. La pharmacie s'est-elle révélé un lieu approprié ? Avez-vous pu exercer ce rôle et quelle a été l'importance des propos des femmes que vous avez pu recueillir ?

Mme Victoire Jasmin . - Monsieur Chamboredon, dans les conférences régionales de santé et d'autonomie, il n'y a pas que des médecins ! Chaque organisation propose ses candidats : il y a des représentants d'élus, mais aussi les URPS, les médecins. Si vous voulez y participer, il suffit qu'avec vos syndicats vous en fassiez la demande.

Madame Derrendinger, quel est votre avis sur les maisons de naissance ? En pareille circonstance, ces structures pourraient-elles apporter une plus-value, en complémentarité avec les structures conventionnelles ?

Pendant cette période, pour diverses raisons, il y a eu des freins vers les différentes structures, en particulier vers certains professionnels de santé. Ces freins étaient notamment liés à l'obligation de justifier les déplacements : de nombreuses personnes étaient contraintes d'écrire pour dire où elles allaient ; certaines personnes avaient des rendez-vous et les professionnels étaient disponibles, mais elles n'avaient pas forcément la capacité d'écrire ou n'avaient pas accès au numérique. Et que dire des victimes de l'illettrisme ? Ces différentes dispositions n'ont pas favorisé les personnes qui avaient besoin de soins.

Selon moi, il y a eu une hiérarchisation des différents professionnels, en particulier de certains paramédicaux : les orthoptistes, les orthophonistes et un certain nombre de professionnels ont été écartés des dispositions qui ont été prises, ce qui a lésé des adultes, mais aussi des enfants.

Les professionnels, par exemple les infirmières en pratique avancée (IPA), ont-ils été suffisamment pris en compte sur leur territoire, dans la mesure où les dispositions qui avaient été prises ont été pendant une période principalement focalisées sur le tout hospitalier, en négligeant les professionnels libéraux qui étaient disponibles et qui attendaient vainement que leurs difficultés soient prises en compte - je pense en particulier à leur dotation ? C'était parfois difficile en fonction de l'aménagement du territoire.

Mme Annie Guillemot . - Je souhaite revenir sur les difficultés rencontrées sur le terrain pendant le confinement par l'ensemble des professions.

J'ai souvenir de pharmaciens se faisant engueuler toute la journée pour des masques, j'en ai vu pleurer. Quand il s'est agi de distribuer ces masques à certaines professions de santé, les aides à domicile, les Ehpad, les maisons d'accueil pour personnes âgées, ils n'en avaient pas.

Les cabinets dentaires ont fermé. Pour eux, la reprise se fait difficilement et c'est aussi un problème de santé.

Certaines sages-femmes se protégeaient avec des sacs poubelle et ne savaient même pas si celles qu'elles accouchaient avaient le covid.

Les citoyens ne comprennent pas certains débats, notamment sur la prescription de la chloroquine. À quoi servent les ordres si l'on convoque les médecins qui en ont prescrit ? Et que dire de la cacophonie sur toutes les chaînes, avec des médecins qui disaient tout et son contraire, alors que l'ordre ne s'est jamais exprimé ? Cette cacophonie explique peut-être la défiance des concitoyens vis-à-vis des consignes.

Tous les services d'aide à domicile, infirmiers, kinésithérapeutes sont absolument indispensables. Vous avez parlé de perte de chance et je pense que c'est vrai.

Madame Mathieu, vous avez parlé de paillasson. Pour avoir beaucoup travaillé sur cette question et être souvent intervenue en questions écrites ou orales, je pense qu'il y a un vrai problème de reconnaissance : les kinésithérapeutes n'ont pas obtenu la revalorisation tarifaire, le congé maternité - les femmes médecins l'ont eu -, l'inclusion des études dans le cursus universitaire alors qu'ils sont obligés d'avoir le concours de médecine.

Pour ma part, je m'inquiète que, dans certains Ehpad, on recommence aujourd'hui à ne pas vouloir de kiné. C'est comme pour les infirmiers ou les soins à domicile ! J'ai été maire pendant dix-sept ans, les gens m'appelaient parce qu'ils ne trouvaient pas de kiné avant quatre ou cinq mois : aujourd'hui, ils ne marchent plus alors qu'avant ils marchaient !

Aujourd'hui, on favorise l'hospitalisation à domicile et c'est tant mieux, mais comment faire s'il n'y a pas d'infirmiers et de kinés ?

Les kinés ont reçu de nombreuses consignes contraires : on leur a d'abord demandé de laisser leur cabinet ouvert, ensuite de les fermer, ensuite de les rouvrir, ensuite de les fermer de nouveau. J'aimerais que vous nous disiez un peu comment cela s'est passé.

J'en viens au forfait surcoût. Pour les kinés, mais c'est pareil pour les dentistes, des consignes ont été données et le protocole est extrêmement lourd : il faut mettre toutes ses affaires dans un sac, ensuite il faut tout désinfecter. Rien de tel quand on va sur une plage privée ! Quand les kinés parleront-ils du forfait surcoût et obtiendront-ils une compensation ?

J'insiste également sur le manque de produits. Nombre de professionnels n'arrivent plus à trouver des produits désinfectants qui respectent les normes. C'est un grave problème.

Mme Jocelyne Guidez . - Monsieur Mourgues, les médecins de mon territoire que j'ai reçus n'ont pas compris que le Gouvernement ait demandé aux patients de ne pas se déplacer dans les cabinets. Résultat, les médecins n'ont pas vu leurs patients, alors que certains avaient des suivis réguliers pour des pathologies bien spécifiques et très graves. Certains sont même décédés, non de la covid, mais de leur propre pathologie. Si une deuxième vague survient, pensez-vous réagir de la même façon ?

Dr Jean-Marcel Mourgues . - Je ne m'attendais pas une question sur les zoonoses et le risque sanitaire accru de pandémie. Je n'ai pas les références, mais je pourrai vous communiquer ces rapports par mail. L'un des tweets que j'ai par ailleurs envoyés il y a quelques semaines contient notamment les références de l'un de ces rapports. En revanche, je ne sais pas comment ces rapports sont transmis aux pouvoirs publics.

Ces rapports indiquent que l'augmentation des zoonoses est réelle depuis plusieurs décennies et est liée à de multiples critères : le réchauffement climatique, la perte de la biodiversité, l'urbanisation, les modifications des modes de pratiques agricoles, etc . On peut parler de risques sanitaires au pluriel puisque, dans le même temps, dans le cadre d'une véritable politique de prévention de santé publique, il va falloir que nous absorbions les défis liés au réchauffement climatique, la canicule de 2003, les maladies vectorielles - dans le Sud-Ouest où j'exerce, les moustiques sont maintenant présents quasiment toute l'année avec des cas autochtones de dengue -, les perturbateurs endocriniens, les insecticides, etc .

Il faut une réflexion fondamentale pour que cela devienne une priorité de politique de santé publique et de prévention. Sinon, nous paierons au centuple l'insuffisance de ces politiques.

Dans tous les pays, le confinement s'est imposé. Là où ce ne fut pas le cas, par exemple dans des régimes populistes, la population a hélas payé un lourd tribut, avec une mortalité particulièrement forte, notamment outre-Atlantique.

Mme Muriel Jourda . - Sur le confinement, je souhaite savoir si, dans les rapports réguliers que vous avez eus fin janvier et en février avec le ministère, la Direction générale de la santé, le confinement général a été évoqué comme pouvant être une solution en raison de la pénurie d'équipements de protection.

Dr Jean-Marcel Mourgues . - En janvier, autant que je sache, non ; début mars, oui, puisque des rumeurs circulaient sur un confinement pour les régions les plus atteintes. Et puis se sont invités dans le débat politique des rendez-vous électoraux.

On savait que le confinement serait très probable début mars. Autant que je sache, en janvier et en février, le confinement généralisé n'était pas prononcé. Cela n'était pas stipulé pas dans les rapports que nous avions. Début mars, cela a été clairement édicté. Dans la mesure où l'on n'avait plus de maîtrise sur les clusters, la question était de savoir quand ce confinement aurait lieu.

En ce qui concerne la cacophonie dans l'expression médiatique, je ne peux que vous donner raison. Je m'exprime maintenant en tant que médecin généraliste en exercice dans le Lot-et-Garonne : tous les jours, j'entends des patients le déplorer. Je suis donc extrêmement sensibilisé à ce sujet.

Cela pose à mon sens deux questions fondamentales et il faudra que nous le rappelions à l'ensemble des médecins, un travail est d'ailleurs en cours sur ce point. A-t-on légitimité à s'exprimer sur un sujet que l'on ne connaît pas ? On ne peut pas être expert de tout. Avant de s'exprimer, a-t-on au préalable fait une expertise et a-t-on une pleine connaissance du sujet à débattre pour que l'expression soit robuste ? Manifestement, ce n'est pas le cas. Il faudra bien remettre de l'ordre dans tout cela. Reconnaissez cependant que la situation était inédite.

Le Premier ministre a incité les Français à n'aller dans les cabinets médicaux que s'ils étaient « convoqués ». Ce terme a été utilisé sans aucune intention malveillante, mais il était absolument inhabituel et pas du tout approprié. Dans les faits, les patients ne sont pas venus : soit ils ont eu peur d'être infectés dans les cabinets de soins, soit ils ont pris cela comme une injonction à ne surtout pas se déplacer, soit certains parcours de soins ont été chaotiques avec des rendez-vous annulés. Tout cela, pêle-mêle, a entraîné des retards dans les parcours, avec des pertes de chance.

Un reconfinement généralisé semble excessivement peu probable, mais, si on se trouvait face à une tension forte du système de santé nécessitant des mesures assez strictes selon les territoires, il faut espérer qu'avec les acteurs locaux et les agences régionales de santé des réunions soient organisées à l'échelon des bassins de vie et des départements pour éviter, en pratique, de trop nombreuses ruptures de soins.

Les problèmes dans les Ehpad existent en dehors même de la pandémie covid. Au fil du temps, les médecins traitants sont de moins en moins dans ces établissements, parce qu'il y a des difficultés d'accès aux soins et de coordination de soins. Il faut espérer que, dans le cadre des mesures qui suivront le Ségur, un véritable effort soit déployé en faveur des Ehpad. C'est peut-être un voeu pieux.

Je rappelle que tous les Ehpad n'ont pas de médecins coordonnateurs, et ce n'est pas la fonction de ces derniers. Améliorer l'accès aux soins et la coordination des soins dans ces établissements est un chantier considérable.

M. René-Paul Savary , président . - Nous avions demandé à ce que les médecins coordinateurs puissent prescrire !

Dr Jean-Marcel Mourgues . - La sous-préfecture dans laquelle j'exerce compte deux Ehpad privés : aucun des deux n'a de médecin coordinateur, parce qu'ils n'en trouvent pas !

Quand bien même un médecin coordinateur est présent, chaque patient a le choix de conserver son médecin traitant qu'il connaît depuis vingt ou trente ans. Par ailleurs, le médecin coordinateur est souvent à temps partiel et non pas H24. Je pense qu'il y a une complémentarité des fonctions : il ne faut pas le vivre comme une superposition. On a besoin des uns et des autres, et pas des uns à la place des autres.

Dr Carine Wolf-Thal . - Si le confinement était prévisible dès janvier et février, ce n'était pas dû au manque d'EPI, puisque, à cette époque, le port du masque n'était ni obligatoire, ni recommandé, ni nécessaire. Il suffit de se référer aux communications publiées fin février.

M. René-Paul Savary , président . - Ce n'était pas nécessaire, parce qu'il n'y en avait pas !

Dr Carine Wolf-Thal . - Oui, mais nous l'avons su après. Si la question du confinement a été évoquée, elle ne nous a pas été exposée comme étant liée au manque d'EPI.

Mme Muriel Jourda . - Je partage l'analyse du vice-président : si les masques n'ont pas été obligatoires, c'est parce que nous n'en avions pas. Nous avons été ensuite en grande difficulté pour répondre positivement à cette prescription.

Dr Carine Wolf-Thal . - Après la réunion du 18 février, nous n'avons plus été en contact.

M. René-Paul Savary , président . - Vous n'avez donc pas été associés à cette décision.

Dr Carine Wolf-Thal . - Non.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Si je comprends bien, dans les réunions de fin janvier jusqu'à mi-février, le confinement n'a pas été évoqué.

Vous a-t-on dit qu'il y aurait une pénurie ou une tension sur les équipements ?

Sans que ce soit lié à un manque de masques, puisqu'à l'époque on nous disait qu'on n'en avait pas besoin, le confinement a-t-il été évoqué, lors de ces premières réunions, hormis le fait peut-être d'isoler dans le cadre de clusters ?

Dr Carine Wolf-Thal . - Non.

Sur la question des violences intrafamiliales, qui ont aussi concerné les enfants et pas seulement les femmes, j'ai à l'époque été directement contactée par M. Castaner et, sans une seconde d'hésitation, j'ai proposé que les pharmaciens soient le relais de ces personnes en détresse. Cela a été annoncé le soir même par le ministre, ce qui m'a même un peu prise de cours. Le principe était lancé et les pharmaciens ont répondu à cette demande.

On ne nous a pas demandé de relevés statistiques, je n'ai donc pas le chiffre exact du nombre de personnes que les pharmaciens ont accueillies, mais nous avions mis à disposition sur le site Cespharm les documents que les pharmaciens pouvaient télécharger et la procédure à suivre. Il a été très consulté. Moi-même, dans le cadre de mon exercice, j'ai accueilli une femme qui était visiblement en fuite de son domicile. Quelques exemples ont été médiatisés, mais je dois dire que les pharmaciens accueillent les femmes même hors période covid : le pharmacien est souvent un confident, comme beaucoup d'autres professionnels de santé, il offre une aide et une écoute. Il est vrai que ce dispositif a permis de donner plus d'outils aux pharmaciens pour orienter vers les associations d'aide aux victimes, les avocats.

Cela a permis de construire d'autres réflexions associant d'autres ordres - sages-femmes, médecins, avocats, etc . - pour aller encore plus loin dans ce dispositif d'aide.

M. Patrick Chamboredon . - Vous pourriez sans doute avoir accès au compte rendu qui a été établi par la DGS. Il s'agissait surtout de réunions d'information, avec de nombreux slides, et je ne voudrais pas me mouiller en disant que c'était annoncé. La stratégie thérapeutique de confinement a été faite dans certaines contrées. A-t-on été trop bête pour comprendre ou est-ce que cela n'avait pas été dit clairement ? Mais il y avait forcément quelque chose.

On a découvert que, dans certains Ehpad, il n'y avait pas de médecins. Cela fait dix ans que l'on prône la présence d'infirmiers aussi la nuit. Nous avons de nouveau parlé de ce manque lors du Ségur.

Madame la sénatrice Jasmin, soixante infirmiers en pratique avancée (IPA) sont inscrits cette année au tableau de l'ordre ; nous sommes donc en phase de déploiement. Nous n'avons pas encore les effectifs nécessaires pour les déployer. Il est une spécialité qui n'existe pas encore, mais qui pourrait être promue dans le prochain projet de loi Grand âge de Mme Bourguignon : cette spécialité pourrait être utile dans les Ehpad.

Je considère que tous les ordres devraient être représentés dans les CRSA et nous voyons bien la complémentarité de chaque ordre ici présent. L'ordre des infirmiers ne figure pas dans le texte réglementaire qui fonde les CRSA.

C'est d'ailleurs bien en raison de cette complémentarité que l'on nous a fait venir aujourd'hui : chacun détient un bout de la vérité de la prise en charge des patients. Les infirmiers ont besoin de la prescription du médecin et ont besoin que le pharmacien leur délivre les médicaments pour faire des soins. Cette réalité ne se retrouve actuellement pas dans les instances de délibération de proximité régionale ou de DTARS pour permettre la prise en charge optimale des patients, d'autant qu'il s'agit d'une prise en charge de ville et l'on voit bien la confiance qui a été faite à la ville.

On parle beaucoup des prises en charge hospitalières, mais le plus gros des patients qui ont été soignés et sauvés l'ont été en ville. Il y a eu 30 000 décès, c'est très malheureux, mais beaucoup de gens s'en sont sortis et ont été pris en charge en ville.

Que fait l'ordre, demandez-vous ? Les textes sont très contraints, mais nous avons été là pour représenter les professionnels, pour les soutenir, pour agir pour eux, pour les aider, pour les écouter, pour remplir des missions que personne n'a remplies. Tous les professionnels de santé ont été en première ligne et ont réussi.

C'est un peu passé sous les radars, mais certains praticiens se sont demandé s'ils allaient exercer durant cette période. Certes, les EPI ont manqué pour la totalité des professionnels, mais, pour ceux qui sont obligés d'aller au combat, pour reprendre le terme du Président de la République, et de soigner les patients en proximité, il y a quelquefois eu des doutes et nous avons souvent été obligés de téléphoner ou de faire des écrits pour expliquer de nouveau la doctrine sur les épidémies et ce moment exceptionnel pour la France et le monde à l'occasion duquel les principes éthiques et déontologiques ont quelquefois pu tanguer.

Mme Isabelle Derrendinger . - Les maisons de naissance sont-elles une solution face à la situation de crise ? Je ne souhaite pas que cette épidémie soit l'occasion d'une approche réductrice des maisons de naissance. Il s'agit de structures expérimentées et évaluées dont nous attendons la généralisation. Pour répondre à votre question sur le fond, ce sont aussi des espaces de proximité, fondés sur le choix des femmes en termes d'orientation.

Les plus grands clusters ayant été les hôpitaux et les maternités se trouvant la plupart du temps dans les hôpitaux, nous avons eu de nombreuses inquiétudes concernant les freins de la population à venir.

Pour être moi-même une hospitalière, j'ai vu les locaux de l'hôpital de la maternité désaffectés par les femmes, à la suite des publications officielles mentionnant qu'il ne fallait se déplacer que lorsque l'on était très malade.

Sur la justification des déplacements et la pertinence des modalités mises en place, je ne suis pas en mesure de répondre.

Au-delà d'invisibiliser les sages-femmes, les publications parfois contradictoires ont aussi invisibilisé les femmes et leur santé. Certes, un certain nombre de sages-femmes ont connu des difficultés dans leurs déplacements professionnels, mais les femmes aussi, qui voyaient leurs déplacements interrompus, et pas seulement en raison de barrières linguistiques ou logistiques ! Pour les pouvoirs publics en effet, il n'était par exemple pas justifié de se déplacer pour une demande contraceptive. Or, sans contraception, c'est une grossesse non désirée.

Quid de la situation sanitaire catastrophique des sages-femmes dans votre hôpital et de la communication de l'ordre ? En plus d'être des élus ordinaux, nous sommes des professionnels de santé ; nous sommes donc très au fait des conditions que vous avez évoquées, car directement concernés. Je rappelle que nos communications ont été nombreuses, aussi bien vers les pouvoirs publics que les médias. Nous avons joué un rôle d'alerte, dans la phase épidémique. Nous avons composé un rôle différent de celui qui nous était préalablement attribué. De surcroît, notre communication a été inédite : je pense à notre tribune du 30 avril. C'est un fait sans précédent, puisque tous les ordres se sont rassemblés pour communiquer et alerter sur les masques de protection.

Sur la situation, la préparation à l'après, la communication des ordres et ce que les ordres réclament pour la suite, il me semble avoir été claire dans mon propos liminaire : j'ai alerté sur la situation de la périnatalité et de la santé des femmes en France. Il y a des actions à mener. Pour ma profession, cela signifie obtenir enfin des masques FFP2. Je le dis publiquement : aujourd'hui, les sages-femmes continuent à exercer avec des patientes covid+ sans masque de protection adapté. Par ailleurs, il est absolument important de se focaliser sur des éléments tels que la télémédecine.

La question qui a été soulevée est partagée. Nous avons eu une approche consensuelle interordinale sur les actions de santé à mener collectivement.

M. Mourgues a évoqué la difficulté pour les citoyens en mauvaise santé à réfléchir à la pertinence de leur déplacement vers un cabinet médical. De surcroît et je le rappelle, une femme enceinte n'est pas malade, une femme qui souhaite une contraception ou qui souhaite avoir accès à sa gynécologie de prévention ne l'est pas non plus. Nous considérons donc que les femmes ont été relativement invisibilisées dans la dimension pandémique qu'a connue la France.

Dr Serge Fournier . - Sur le problème des masques, pour essayer d'être clair, il est évident que, à la fin de l'histoire, on a l'impression que les services de l'État ont essayé de cacher le plus longtemps possible, y compris aux professionnels de santé et aux corps intermédiaires, l'absence de moyens de protection, notamment de masques FFP2 ou de masques chirurgicaux.

J'entends que l'on me reproche d'avoir fait fermer les cabinets. J'ai fait fermer les cabinets lundi 16 mars, à 17 heures, soit trois heures avant l'intervention du Président de la République qui a confiné - pour les mêmes raisons ! - les Français. Qui plus est, je venais de découvrir que l'on n'avait pas un masque en réserve en France.

Quelques heures après, le ministère nous octroie 100 000 masques FFP2 ; or, la consommation par semaine pour l'ensemble des chirurgiens-dentistes est de 800 000 masques. Cela aura permis de faire fonctionner pendant un mois les cabinets de garde judicieusement répartis par département sur l'ensemble du territoire, même si je pense que, pour nous les donner, l'État a raclé les tiroirs.

Sur le moment, on n'en a pas fait la publicité, car nous savions que, dans les hôpitaux, dans les cabinets libéraux, les médecins, les pharmaciens, les infirmiers et tous les autres professionnels de santé n'en avaient pas. Certes, nous sommes les plus exposés.

Je découvre à la fin de l'histoire que n'avons pas de stock ! Dans les cabinets dentaires, les masques chirurgicaux que nous avons ne sont pas adaptés à l'état de crise. Or nous ne pouvons travailler qu'avec des masques FFP2, qu'il nous faut renouveler deux fois par jour. Nous ne disposons pas de ces masques.

Sur l'allongement des délais, nous sommes dans un processus totalement mécanique. Un cabinet moyen reçoit vingt patients par jour ; aujourd'hui, il n'en reçoit plus qu'un par heure. En travaillant dix heures par jour, son activité se voit mécaniquement réduite de 50 %. Par conséquent, selon les régions, les délais d'attente vont être multipliés par deux.

On m'a demandé de diminuer le caractère coercitif des recommandations que nous avons émises. Nous en sommes à la troisième version. Certes, ces recommandations sont allégées, tout en maintenant la sécurité du patient, du personnel des cabinets dentaires et du praticien. Nous ne pourrons pas aller en deçà. En revanche, j'ai vivement demandé à mes 46 000 confrères de bien vouloir augmenter leur temps de travail, afin de diminuer le délai de prise de rendez-vous. Il me semble que c'est possible, notamment chez les jeunes générations qui n'ont pas forcément l'habitude de travailler six jours par semaine.

L'ordre national a une position très claire sur le forfait covid : il ne peut y avoir de dépassement sauvage pour des soins conventionnés. Ces dépassements peuvent exister pour des soins à honoraires libres, à condition qu'ils soient affichés, mis sur le site et soumis à un devis préalable. Nous l'acceptons, car c'est la réalité du terrain, mais comment appliquer un forfait covid à un patient bénéficiaire de la CMU ? Aujourd'hui, dans un cabinet dentaire, les fournitures de protection représentent un budget considérable, qui, à terme, sans aide de l'assurance maladie comme cela devait être le cas puisqu'il était question d'avoir un forfait négocié avec les syndicats - ce forfait a disparu des négociations - posera problème.

Il n'est pas question d'appliquer un dépassement aux plus défavorisés ou pour des soins simples, bien que le matériel de protection soit le même. Nous sommes là sur la bande blanche et je suis en train de jouer un numéro d'équilibriste un peu compliqué.

Mme Pascale Mathieu . - Lors des réunions à la DGS au mois de janvier et après, on nous a remis des diaporamas. On a d'abord évoqué devant nous ce qui se passait en Chine, on nous a donné des chiffres, en nous disant, je pense en toute bonne foi, que c'était très contagieux, mais peu mortel. Peut-être avions-nous des chiffres qui ne correspondaient pas à la réalité, on l'a bien vu ensuite avec les incinérations en Chine. Nous sommes donc partis d'un postulat qui était faux. Je me souviens de cette première réunion où a été évoqué le fait de traiter d'abord les patients à l'hôpital, puis, quand le nombre de patients serait trop important, si on n'arrivait pas à juguler l'épidémie, de les traiter à domicile en confinement. En aucun cas, on ne nous a parlé de confinement généralisé.

J'ai gardé les diaporamas, je les ai revus récemment pour refaire l'historique : cela n'a pas du tout été évoqué. Peut-être d'ailleurs que cela nous aurait permis de mieux anticiper et de mieux nous organiser. Je pense que cela n'était tout simplement pas dans les tuyaux de l'administration.

M. René-Paul Savary , président . - Pourrez-vous nous faire venir ces diaporamas, avec leurs dates ? Cela nous permettra de reconstituer la chronologie.

Mme Pascale Mathieu . - Y participaient des virologues, des membres de l'Institut Pasteur, ce que la France compte de plus hautes autorités scientifiques en matière de virologie et d'épidémie. Il s'agit de réunions très intéressantes, mais plus informatives.

Madame la sénatrice Guillemot, je vous remercie d'avoir évoqué la souffrance des personnels. On ne nous a pas entendus à ce propos, dites-vous. C'est vrai. Nous avons l'impression d'être un peu loin de cette phase aiguë, alors que nous en sommes très proches, même si le quotidien a repris un petit peu le dessus.

Les professionnels ont été très angoissés, comme la population. On recevait des informations contradictoires, parce que l'on ne savait rien. On avait peur, car on avait tous des proches âgés. Il y avait aussi l'angoisse de l'avenir ; l'angoisse financière a parfois généré beaucoup d'agressivité, avec des comportements difficiles à gérer, notamment sur les réseaux sociaux. J'ai indiqué en creux le nombre de mails auxquels nous avons dû répondre en permanence. Très souvent, je demandais aux professionnels de me donner leur numéro et j'ai parfois passé quatre à cinq heures par jour au téléphone !

C'était la même chose dans les départements. Nous avons été au plus près des professionnels, mais il y avait beaucoup de questions et d'angoisse chez une profession qui est déjà en souffrance. Vous l'avez souligné, elle souffre d'un manque de reconnaissance.

D'ailleurs, je vois avec grand plaisir la plupart des professions autour de moi évoluer parce que la santé et la prise en charge de la population évoluent. Je me réjouis de voir de nouvelles compétences pour les pharmaciens, pour les infirmiers, pour les sages-femmes, mais je déplore que toutes les demandes que je formule pour ma profession ne soient jamais entendues. Je ne me l'explique pas et les kinésithérapeutes ne se l'expliquent pas non plus : ils voient leurs compétences distribuées à d'autres professions et ne savent plus du tout sur quel pied danser et ce que l'avenir leur réserve. C'est une véritable préoccupation. J'écris partout, à vous, aux députés, au ministre, et je n'ai pas de réponse.

On a parlé des médecins coordonnateurs dans les Ehpad. Pour ma part, je déplore que, dans ces établissements, les administratifs prennent le pas sur les médecins et les professionnels de santé. Je reçois de nombreux mails à ce propos. Quand le médecin coordonnateur demande à ce qu'il y ait un kinésithérapeute, rédige la prescription, appelle lui-même le kinésithérapeute, je ne comprends pas que le directeur de l'Ehpad lui refuse l'entrée. C'était peut-être illusoire, mais j'avais même demandé au ministère si l'on ne pouvait pas envisager l'absence de responsabilité pénale des directeurs d'Ehpad, car leur crainte en faisant entrer des gens dans leur établissement, c'est d'être accusés de mise en danger d'autrui.

Au mois de janvier, bien avant le confinement, quand les Ehpad ont commencé à refuser les kinésithérapeutes, j'ai alerté le ministère et les fédérations d'Ehpad : le ministère m'a répondu que ce n'était pas du tout leurs consignes, mais que les Ehpad avaient peur que le système de santé ne puisse pas tenir s'il y avait un afflux trop important de patients. Le ministère m'a dit : s'il y a trop de patients dans les hôpitaux, on sera peut-être amené à devoir trier et, dans les Ehpad, on ne pourra pas forcément mettre les personnes en réanimation, parce que la durée en réanimation, c'est au moins trois semaines, quelques fois jusqu'à six semaines ; avoir des personnes âgées polypathologiques susceptibles d'« encombrer » des lits d'hôpitaux et ne pas pouvoir intégrer des jeunes les inquiétait. Je ne dis pas qu'il y a eu du tri, mais c'est pour cette raison qu'on a très tôt limité l'accès aux Ehpad, y compris pour des soins qui sont pour moi essentiels. Les personnes âgées n'ont pas fini d'en payer les conséquences, d'autant que ce genre de situation se reproduira et se reproduit déjà maintenant.

S'agissant des kinésithérapeutes dans les Ehpad, on en revient aussi à la qualité des soins. Le maintien de l'autonomie d'une personne âgée en Ehpad est coté 12,60 euros bruts ; on est à 48 % de charges avant impôts, il reste donc 6,10 euros au kinésithérapeute. Ce n'est pas rentable, surtout s'il veut passer trois quarts d'heure pour faire un bon travail. La question de la rémunération devra donc se poser.

Vous avez raison, madame la sénatrice, sur les consignes diverses, je l'ai moi-même déploré et je m'en suis moi-même expliquée. L'ordre a donné des consignes en responsabilité, parce que nous n'avions pas d'équipement et que les conditions d'hygiène dans les cabinets sont très difficiles : on n'est pas dans la situation des infirmiers libéraux, qui accomplissent la majorité de leurs soins à domicile et très peu à leur cabinet, ou dans celle des médecins. Les cabinets sont pour la plupart pluriprofessionnels avec beaucoup de praticiens. C'est d'ailleurs ce que veulent le Gouvernement et peut-être la représentation nationale, on nous demande de nous regrouper. La ministre avait dit : plus d'exercice individuel.

Dans un cabinet qui regroupe quatre kinésithérapeutes, si l'on ajoute les patients et les accompagnants - la plupart des patients ne peuvent se déplacer seuls à cause de leur pathologie -, cela fait un monde considérable dans les salles d'attente et dans les salles de soins, qui, si elles sont individuelles, n'en sont pas moins communes ! Nous n'avons donc pas eu d'autre choix en début de crise. Actuellement, les consignes d'hygiène sont très strictes, mais je ne vois pas comment on pourrait faire autrement.

De ce fait, cela limite le nombre de patients accueillis et limite aussi les rémunérations. C'est pourquoi nous sommes également inquiets pour la santé économique de nos confrères.

Il y a eu de grosses difficultés d'approvisionnement en masques. Les pharmaciens ont été en première ligne et cela n'a pas été facile pour eux. En Sud Gironde où j'exerce, pendant trois semaines consécutives, en début de crise, je n'ai pas eu de masques : je n'avais pas ma dotation tout simplement parce que le pharmacien n'en avait pas ! Comme tous les autres professionnels de santé, j'ai râlé. Cela a été très compliqué pour les pharmaciens comme pour les professionnels. C'est pour cela que l'ordre a commandé des visières très solides et de qualité, qui ne se substituent bien évidemment pas au masque. Cela évite aussi de toucher le masque et permet d'avoir un peu plus de sécurité dans nos soins.

À la suite de cette crise, on nous a dit que ce ne serait plus jamais comme avant : il va y avoir le Ségur et ce sera le grand soir... Finalement, je n'ai qu'un regret, c'est que, pour la kinésithérapie et la rééducation en général, il n'y ait rien eu. Je n'ai pas du tout été entendue.

La rééducation est la grande absente des politiques publiques dans ce pays où on parle peu de prévention et jamais de rééducation et de réadaptation. C'est parce que l'on est dans le soin que nous sommes souvent les grands oubliés : nous sommes invisibles. Certes, un chirurgien orthopédiste sait très bien que, sans kinésithérapie, il n'obtiendra pas de bons résultats, les médecins avec lesquels nous travaillons le savent, mais les pouvoirs publics n'en sont pas conscients.

Mme Michelle Meunier . - Madame Derrendinger, sachez que je partage totalement votre colère et votre indignation : l'invisibilité sur la santé des femmes, notamment le périnatal, a été problématique. On l'a bien perçu au début du confinement sur la question de l'interruption volontaire de grossesse, mais aussi sur les suivis de grossesse et les accouchements.

Au cours du confinement, dans l'exercice de vos professions respectives, avez-vous eu le sentiment d'aller à l'encontre de l'éthique ? Les enquêtes que vous menez le corroborent peut-être. Les sages-femmes par exemple sont-elles allées plus vite, sans donner les bonnes pratiques ou les bons conseils ? Il est peut-être un peu tôt pour le savoir, mais quels sont les indicateurs en termes de déclenchements de naissance ou de recours aux césariennes ? Y a-t-il eu des heurts entre l'exercice de vos professions et le contexte tout à fait particulier du confinement ?

Lors des auditions précédentes, on a beaucoup entendu parler d'anticipation et vous-mêmes en avez parlé. En termes de dépistages et de tests, vous avez été plusieurs à faire des courriers ou des lettres ouvertes au Président de la République ou au ministre, avez-vous eu des réponses ? Je pense en particulier aux chirurgiens-dentistes.

Mme Laurence Cohen . - Connaissez-vous le nombre de professionnels de santé qui ont été contaminés dans leur activité et qui n'ont pas pu continuer à exercer ?

Les professionnels de santé comme ceux du secteur médico-social sont particulièrement exposés. Sont-ils prioritaires pour les tests ? D'une manière générale, la mise en place des tests a été longue et les laboratoires ont un peu partout des difficultés à suivre le rythme.

Vous avez donné une chronologie de ce que vous avez vécu lors de cette pandémie : manque d'anticipation, manque d'équipements, etc . Avez-vous des dates pour travailler avec les différentes autorités, notamment le ministère des solidarités et de la santé, pour faire un retour d'expérience ? Ce que vous nous dites dans le cadre de cette commission d'enquête est extrêmement riche et intéressant. Ce retour d'expérience devrait pouvoir profiter à l'ensemble pour corriger le tir.

Madame Mathieu, vous avez parlé de l'invisibilité des kinésithérapeutes et des difficultés en matière de rééducation. Je pense que cette situation dépasse le cadre de cette pandémie et que la crise a exacerbé cette problématique : en réalité, c'est l'ensemble du système de santé sur les questions de rééducation qui est en souffrance.

Aujourd'hui, nous vous recevons parce que vous êtes des représentants d'ordres. Les orthophonistes ne participent pas à cette table ronde, parce qu'ils ne sont pas constitués en ordre. Pour avoir visité bon nombre d'hôpitaux, d'Ehpad et d'autres structures, lorsque j'ai demandé où étaient les orthophonistes, on m'a répondu : il n'y en a pas, mais on se débrouille. Quand un patient a des troubles neurologiques avec des séquelles au niveau du langage, on ne se débrouille pas, car c'est autant de perte de chance pour lui. Le constat est donc global et interroge l'ensemble de notre système de santé.

Je terminerai sur une inquiétude. Il y a ce manque d'équipements de protection - on parle des masques, mais c'est vrai des blouses, des surblouses, etc . En tant que parlementaires, nous avons beaucoup été alertés sur les sacs poubelle utilisés en guise de surblouses. J'ai bien entendu que les sages-femmes étaient toujours en déficit de masques FFP2. Comment corriger cette situation ? On ne tire pas d'enseignement de ce qui vient d'être vécu.

Dans le cadre des auditions menées par Catherine Deroche, nous avons eu l'occasion de vous recevoir le 14 mai dernier, monsieur Fournier, et vous nous avez donné des éléments extrêmement précis concernant les chirurgiens-dentistes. Pouvez-vous revenir sur le fait que la remise en route des cabinets pose problème en raison des conditions d'aération et de désinfection qui sont imposées ? Vous aviez alors mentionné l'aspect économique, qui n'affecte pas seulement les cabinets dentaires, et indiqué que les soins dentaires représentaient un budget de 12 milliards d'euros, soit 3 % du budget de la sécurité sociale. Cela aura donc un impact non seulement sur le volet des soins, mais aussi sur le volet économique.

Mme Angèle Préville . - Je souhaite revenir sur la question de la pénurie. Apparemment, c'est en février qu'en tant que président de votre ordre vous avez pris conscience, pour chacune de vos professions, qu'il y avait pénurie sur les protections individuelles. Quand tous les praticiens en ont-ils pris conscience ? Comment ont-ils vécu les protocoles qui ont été élaborés, notamment le fait que, pendant un certain laps de temps, le port du masque n'était pas obligatoire, alors que la plupart d'entre vous avaient conscience qu'il fallait des protections individuelles ?

On peut s'intéresser à titre individuel aux zoonoses, mais y a-t-il une formation sur ces questions ? Les professionnels de santé sont-ils tous à même de comprendre ce que c'est ? Selon vous, cela doit-il être enseigné et cette connaissance devrait-elle être plus largement partagée pour mieux envisager l'avenir ?

Dr Jean-Marcel Mourgues . - La question des violences intrafamiliales nous concerne tous, tous ordres réunis, et nous émeut. Manifestement, ces violences ont augmenté, en grande partie en raison du confinement, tant et si bien qu'un comité national des violences intrafamiliales a été mis en place avec plusieurs partenaires. Il est présidé par l'une des vice-présidentes du Conseil national de l'ordre des médecins.

Avons-nous le sentiment que le confinement a heurté l'éthique du métier ? C'est une question très complexe. Nous l'avons vu cet après-midi, différentes questions se sont posées à nous, notamment le fait improbable que les capacités d'accueil des services d'urgences réanimation puissent être dépassées. Heureusement, cela n'a pas été le cas. Souvenez-vous que, lorsque le confinement généralisé a été déployé le 17 mars, trois régions se trouvaient déjà en forte tension : le Grand Est, l'Île-de-France et les Hauts-de-France. Il s'agissait de savoir si le confinement généralisé allait permettre d'éviter la généralisation de cette déferlante sur l'ensemble du territoire national.

C'était l'époque des grandes incertitudes et des questions sur l'accès aux soins. On a d'emblée compris, notamment avec l'application du Plan blanc et l'annulation en masse des soins et des consultations, que nos concitoyens souffriraient d'un retard dans l'accès aux soins pour tout ce qui ne concernait pas les soins liés à la pandémie covid. Il s'agit là de questions encore récurrentes, puisque l'on ne peut pas dire que la situation soit pleinement satisfaisante.

Sur le dépistage, on est à peu près tous d'accord pour dire qu'il faut tester. En l'état actuel des choses, on en est à peu près à 900 000 tests par semaine, l'objectif étant au moins un million. Plusieurs problèmes se posent, en particulier pour les tests dits virologiques par prélèvement nasopharyngé : on se heurte aux capacités intrinsèques des laboratoires à absorber la demande, avec des délais de rendez-vous les plus courts possible et la communication des résultats le plus vite possible. En effet, si les délais sont très longs, quelqu'un qui est encore positif peut basculer dans une négativité ou être à la limite, et les retards de dépistage sont préjudiciables, notamment pour les personnes asymptomatiques qui n'auront pas forcément l'idée de s'isoler tant qu'elles n'auront pas leurs résultats.

Un confrère corse conseiller national m'a confié la semaine dernière qu'il recevait un millier d'appels par jour pour des demandes de dépistage. Vous comprenez aisément qu'il n'existe aucune plateforme téléphonique adaptée et opérationnelle capable d'absorber un tel afflux. La question connexe, c'est celle de la hiérarchisation des demandes de tests selon des critères médicaux. On va du cas fortement suspect, cas contact lui-même malade d'un cas index, à une personne anxieuse, qui n'a aucun symptôme, qui ne s'est pas rendue par exemple dans des réunions festives où le risque est important, mais qui a besoin d'être rassurée.

Ce collègue et moi en convenions : il serait pertinent de pouvoir hiérarchiser dans le temps, selon des critères médicaux, pour traiter les cas les plus urgents. Cependant, cela pose un problème, parce qu'il n'est pas question de mobiliser le personnel des laboratoires qui est déjà en tension, pour réaliser un screening, c'est-à-dire une différenciation.

Si l'on revient à la prescription médicale, on neutralisera ceux qui vont au laboratoire sans prescription et il sera alors très difficile d'atteindre les objectifs d'un million de personnes testées.

Une autre question se pose, mais qui reste pour l'instant en suspens, et qui ne relève pas tout à fait de ma compétence, c'est celle des autres tests, dits salivaires. Pour le moment, mais les choses peuvent évoluer très vite, ils ont une sensibilité inférieure d'environ 20 % par rapport à celle des tests RT-PCR, laquelle est de 90 % à 95 % si les prélèvements sont bien réalisés, ce qui n'a pas toujours été le cas. Il s'agit donc d'améliorer le plus rapidement possible la sensibilité des tests salivaires, si cela est possible, et de les proposer alors à une population qui n'est pas symptomatique, qui n'est pas à fort risque et qui de toute façon ne se ferait pas prélever. En outre, le caractère désagréable du prélèvement nasopharyngé disparaît et, avec un matériel adéquat, les résultats pourraient être produits dans un délai d'une heure.

Je pense pouvoir dire que, dès le début du confinement, voire un peu avant, début mars, l'inquiétude vis-à-vis des masques de protection a été largement partagée par l'ensemble des professionnels de santé. J'ai acheté à l'officine à côté de mon cabinet des masques qui étaient anciens, mais que ce pharmacien avait en stock. J'ai dû ensuite m'approvisionner à la débrouille avec des fournisseurs de collectivités territoriales qui avaient des masques de protection et qui avaient communiqué de façon informelle, en réseau, leur numéro de mobile aux professionnels de santé pour qu'ils puissent s'approvisionner.

Faut-il rappeler le contexte de l'époque ? Il n'y avait pas de tests, sauf pour les cas graves et les professionnels de santé. Et encore ! On a connu des situations où même le 15 nous répondait qu'il n'y avait pas moyen de tester, qu'il fallait travailler protégé. Je prends cet exemple, mais il ne s'agit bien évidemment pas de stigmatiser le 15. Je rappelle que nous étions en fin de période de grippe, il n'y avait pas de tests rapides d'orientation diagnostique (TROD) dans les cabinets de ville et nous étions dans le brouillard complet sur le plan épidémiologique.

Je le répète : il y a vraiment un progrès à faire dans le lien entre les agences régionales de santé et les professionnels de santé de terrain sur un complément d'information sur la réalité épidémiologique par bassin de vie. Il n'est pas normal que les professionnels de santé ne reçoivent pas une information plus complète et différenciée que ceux qui regardent les médias généraux.

En ce qui concerne le prix payé par les professionnels de santé, c'est complexe parce qu'il n'y a pas de répertoire centralisé. Une cinquantaine de médecins seraient décédés. S'agissant du nombre de médecins malades, c'est la grande inconnue.

Le ministre Olivier Véran a annoncé le 23 avril devant l'Assemblée nationale la reconnaissance, avec une présomption d'imputabilité, d'une maladie professionnelle, lorsque les professionnels de santé étaient atteints de la covid. Il semble bien que le tableau de maladies professionnelles liées à ce virus ne reconnaîtra finalement ces critères qu'en cas de gravité particulière. En d'autres termes, le répertoire de maladies professionnelles que collectera l'assurance maladie sous-estimera de façon importante le nombre réel de professionnels de santé atteints.

S'agissant des décès, comme on pouvait s'y attendre, on note une surreprésentation des généralistes, qui sont au-delà de la représentation numérique dans la démographie médicale. On peut en effet s'interroger sur le lien direct avec l'insuffisance de protection ou d'informations sur la réalité de la situation dans les bassins de vie.

La remise en route des cabinets pose problème à plus d'un titre. Il y a toujours des protocoles de désinfection quand les patients passent les uns après les autres, dans les salles d'attente, etc . C'est très contraignant et il s'agit de ne pas baisser la garde.

La reprise des parcours de soins est une préoccupation très forte, car la situation est loin d'être satisfaisante. Quantité de patients n'ont pas repris lien parce que les structures ont appelé pour annuler des consultations, qui ont été reportées sine die, et qu'ils n'ont été recontactés : cela va emboliser les professionnels de santé pour remettre ces patients dans le parcours de soins, mais avec un effet de d'embouteillages.

Le département du Lot-et-Garonne a enregistré onze décès hospitaliers et deux en dehors de l'hôpital. Rapporté à la France entière, cela ferait 2 500 morts. On a donc été relativement épargné par la première vague. En revanche, si l'on avait la possibilité de mesurer la surmortalité liée à tout autre raison - retards de prise en charge, glissements dans les Ehpad -, même si, sur les courbes Insee, ce n'est pas très net, on aurait selon toute vraisemblance davantage de décès hors Covid. Je rejoins ce qu'a dit Pascale Mathieu : un patient atteint de Parkinson qui a une entorse peut voir compromises sa rééducation fonctionnelle et son autonomie, ce qui peut provoquer un alitement et... on connaît la suite, pour peu qu'il y ait de l'isolement.

Je conclus sur l'aspect économique. Il sera très intéressant d'étudier l'impact en termes de démographie médicale que cette crise aura sur les jeunes médecins dans leur projet d'exercice libéral. Il semblerait, mais je serai très prudent, que les incertitudes énumérées à juste titre par les praticiens libéraux sur la période passée risquent d'aggraver le déficit d'attractivité de l'exercice libéral. Début 2021, nous aurons un retour sur l'année passée.

M. René-Paul Savary , président . - Avez-vous été sollicité pour des dates de retour d'expérience ?

Dr Jean-Marcel Mourgues . - Non, sachant qu'il y a plusieurs types de retour d'expérience : un retour d'expérience de la pandémie qui doit être réalisé le plus rapidement possible pour savoir ce qu'il faut faire si une deuxième vague d'envergure survient, un retour d'expérience à plus long terme sur les risques sanitaires liés notamment aux pandémies virales, un retour d'expérience pour savoir en quoi cette situation a pu aggraver ou mettre en lumière les insuffisances de notre système de santé. On mesure bien à quel point c'est complexe.

M. René-Paul Savary , président . - J'imagine que vous avez des propositions à faire !

Dr Jean-Marcel Mourgues . - Bien sûr ! Nous en avons d'ailleurs formulé dans le Ségur de la santé et je partage l'avis collectif : nous sommes inquiets.

Mme Angèle Préville . - Vous n'avez pas répondu sur la formation des médecins, des infirmiers et autres sur les zoonoses.

Dr Jean-Marcel Mourgues . - Sur cette question, je serai très prudent : dans le milieu universitaire, les formations sur ces questions sont limitées. Ma formation initiale est très limitée, mais elle date. En ce qui concerne le développement professionnel continu et la formation des médecins durant toute leur carrière, je crois que c'est également très limité. Manifestement, dès la formation initiale, mais aussi dans le développement professionnel continu, il faudra intégrer un gros bloc de santé publique et de prévention des risques sanitaires, dont les zoonoses.

Dr Carine Wolf-Thal . - Dans l'exercice pharmaceutique, tous métiers confondus, il n'y a pas eu de pratiques allant à l'encontre de l'éthique. Bien au contraire, tout ce qui a été mis en place visait justement à assurer une continuité d'accès aux soins et à éviter des dérapages ou des ruptures dans les soins.

Sur le nombre de contaminés, je ferai le même constat : il est très difficile d'avoir des chiffres précis et d'avoir la certitude que ces cas sont bien liés à la covid. Il n'y a pas de surmortalité chez les pharmaciens au cours de la période. Pour autant, on sait maintenant que des pharmaciens sont décédés, mais cela reste dans l'épaisseur du trait, si j'ose dire.

Sur les arrêts maladie, notamment des pharmaciens salariés, là encore, il est difficile de faire la part entre les arrêts maladie covid et les arrêts maladie pour garde d'enfants ou pour d'autres raisons, puisque certains salariés n'étaient pas eux-mêmes contaminés. On sait par des enquêtes déclaratives qui ont été notamment menées par les syndicats que 40 % des arrêts maladie ont été dus à un collaborateur malade. Dans le cadre d'une enquête réalisée également par un syndicat, 10 % des pharmaciens titulaires d'officine ont répondu que, dans leur équipe, ils ont été contaminés. C'est très approximatif, mais c'est lié au fait que le recensement n'existe pas.

L'ordre des pharmaciens a mis en place une cellule d'écoute spéciale pour répondre aux angoisses des pharmaciens, laquelle a été largement sollicitée. Les conseillers ordinaux ont été très présents et ont appelé un à un chaque pharmacien d'officine, pour échanger, écouter et essayer de tenter d'apporter des solutions.

Je vous fournirai les chiffres, mais le nombre de fréquentations de notre site spécial covid est impressionnant : on a atteint des dizaines de milliers de vues et de consultations de nos foires aux questions (FAQ). Nous avons organisé des webconférences qui ont réuni plus de 5 000 participants. L'ordre a été visible auprès de ses ressortissants. Il l'a probablement été moins dans les médias, même si je me suis personnellement rendue sur des plateaux télé. Il est vrai que nous étions bien occupés et dans nos exercices et à informer et accompagner nos confrères ; nous avions peut-être moins le temps d'être dans la presse. Notre priorité était la visibilité pour nos confrères.

Je reprends à mon compte les propos de Jean-Marcel Mourgues sur les tests et sur l'importance de la priorisation. J'ajoute que de nombreuses personnes ont besoin de se faire dépister soit pour des voyages, soit pour des process administratifs : on leur demande ce test. Pour eux, c'est prioritaire, car ils ne peuvent faire sans. C'est donc toute la difficulté de la priorisation des tests.

Les pharmaciens sont formés aux zoonoses ; notamment outre-mer, certains pharmaciens sont particulièrement au fait des dengues, zika et autres. De plus en plus, nous proposons des formations, car, comme cela a été dit, dans certaines régions françaises commencent à se développer des pathologies transmises notamment par les moustiques. Il faut probablement renforcer certaines procédures à l'avenir.

M. Patrick Chamboredon . - Nous avons incité les professionnels à faire des tests et, dans les dernières mesures, nous avons obtenu que les infirmiers puissent prescrire des tests pour faciliter l'accès au test.

Concernant la contamination des professionnels, Santé publique France a mené une enquête. Nous ne sommes pas en capacité de le faire, car le tableau n'est pas totalement inscrit. En revanche, nous avons insisté auprès de l'Assemblée nationale pour que les enfants de tous les professionnels de santé puissent bénéficier d'un statut similaire à celui de pupille de la Nation : cela a été débattu en séance publique et c'est maintenant entre les mains du Gouvernement.

Les professionnels de santé ont été en grosse difficulté. On a créé une adresse mail d'écoute et le site a été très consulté. On a proposé des rendez-vous avec des psychologues cliniciens, au-delà de l'entraide confraternelle, de façon à ce que les professionnels soient suivis dans la continuité.

On n'a pas de calendrier des travaux. On est très inquiet pour la suite, au-delà de la formation que vous avez indiquée sur les zoonoses. Une enquête a été menée sur les étudiants infirmiers qui est parue la semaine dernière : certains vont abandonner. Les étudiants infirmiers de troisième année ont fait fonction d'infirmiers dans les services de réanimations et ailleurs pour pallier l'ouverture des lits et la nécessité de continuité des soins pour les infirmiers. Certains nous ont dit qu'ils allaient abandonner la profession parce qu'ils avaient été mis en difficulté pendant leur exercice professionnel jusqu'au dernier moment et des étudiants qui étaient en fin de formation disent que les conditions étaient tellement dures - sans compter les retards de diplomation - que cela pose un vrai sujet.

On n'a pas de date. Vers la mi-mars, nous avons remonté au Gouvernement qu'il y avait un problème concernant la prise en charge des patients hors covid. Dans le même temps, dans la même enquête, les infirmiers ont évoqué les problèmes d'EPI, et pas seulement les masques.

Pour ce qui est de l'anticipation, nous avons demandé que la possibilité que nous avions obtenue de la Caisse nationale d'assurance maladie que les remplaçants exercent en même temps que les titulaires soit pérennisée jusqu'à la fin de l'année, de façon à augmenter sur les territoires la quantité de professionnels disponibles, notamment en médecine de ville, pour assurer la prise en charge. En effet, on voit que cela reprend à bas bruit.

Mme Isabelle Derrendinger . - Ai-je été heurtée dans mon éthique professionnelle ? Oui. Comment ne pas être heurté dans son éthique professionnelle et ordinale quand on encourage ses collègues à préserver l'activité sans avoir les mesures de protection pour soi et pour les autres ?

Je vous rappelle que c'est le 28 février que le Conseil national de l'ordre des sages-femmes a alerté la DGS sur les remontées du terrain des sages-femmes qui s'inquiétaient de l'absence de dotation. Nous sommes élus, mais nous sommes aussi professionnels, et nous connaissions le même déficit de fourniture.

Comment ne pas être heurté dans son éthique professionnelle quand la Haute Autorité de santé envisage de publier des réponses rapides en sortie de confinement pour les femmes et les enfants, que le Conseil national de l'ordre répond au cabinet du ministère qui l'a interrogé le 5 mai sur les préconisations ordinales pour la sortie du confinement qu'il faut doter les sages-femmes de masques FFP2, que, le 11 mai, l'ordre relit les réponses rapides de la Haute Autorité de santé et que celles-ci ne seront publiées que le 23 juin ? Ce qui diffère entre les réponses rapides du 11 mai et celles du 23 juin ? C'est la disparition des masques FFP2 pour les professionnels de santé périnatale. Suis-je heurtée dans mon éthique professionnelle ? À 100 %. Mes collègues sont-elles heurtées ? Oui.

Nous avons parlé des difficultés financières relatives à l'obligation de se doter d'équipements de protection et des variabilités d'activité pour les professionnels de santé libéraux. Je rappelle que les sages-femmes libérales ont les revenus les plus faibles des professionnels de santé libéraux en France. Qu'est-ce à dire quand elles doivent s'équiper de matériel, maintenir une activité et ne pas avoir eu une activité deçà de 50 % qui leur aurait permis de bénéficier des aides d'État ?

Comment le vivent-elles ? Je vous rappelle que l'ordre a interrogé les 24 000 sages-femmes, 11 000 ont répondu. Le collège a aussi interrogé les sages-femmes. Le burn out existe. À la sortie du confinement, une sage-femme sur deux veut renoncer à sa profession. J'ose à peine faire des hypothèses statistiques après les conclusions du Ségur de la santé.

Y a-t-il des axes d'amélioration ? Oui.

Avons-nous été conviées pour une date de retour d'expérience ? Non.

Dr Serge Fournier . - Vous demandez si la situation a pu aller à l'encontre de l'éthique des professionnels. La question est très intéressante et, pour les chirurgiens-dentistes, la réponse est oui. En effet, nous n'avons pu assurer les soins que par le biais de cabinets de garde : cinq lieux d'exercice pour un département important comme celui de la Haute-Garonne, d'où je viens. Par conséquent, un tri important a dû être fait par les régulateurs. À peu près un patient sur cinq était reçu dans les cabinets de garde, car ceux-ci ne pouvaient recevoir que dix patients en une journée.

Dans ces conditions, l'éthique du professionnel de santé a été fortement touchée et je n'ose pas imaginer ce qui devait se passer dans les hôpitaux de Paris, où des tris concernant l'urgence ont peut-être été faits. Or je peux dire aujourd'hui qu'au CHU de Toulouse les lits étaient vides et qu'on attendait avec impatience que les malades viennent. Je passe sur les cliniques privées qui n'ont pas vu un seul patient par un manque d'accord entre l'hôpital public et les cliniques privées.

Concernant les tests de dépistage, je m'étonne également que les chirurgiens-dentistes ne figurent pas sur la liste. Nous avons le droit d'opérer, d'aller dans un sinus, mais pas celui de mettre un coton au fond de la gorge : nous ne comprenons pas cette incohérence.

Cependant, nous attendons avec impatience l'éclosion des tests salivaires qui, s'ils étaient amenés à être fiables, nous permettraient de dépister dans nos cabinets un maximum de population.

Concernant le nombre de chirurgiens-dentistes contaminés durant la période hard, la réponse est zéro, puisque j'ai demandé à ce que l'on ferme les cabinets. Un ou deux praticiens se sont retrouvés en réanimation, mais ils n'ont pas forcément été contaminés dans l'exercice de leur métier. En revanche, depuis le 11 mai, le nombre de chirurgiens-dentistes et d'assistantes dentaires qui travaillent au fauteuil croît, même si je ne dispose pas de statistiques officielles sur tout le territoire. Cela vient peut-être du fait que l'on a baissé un petit peu la garde en matière de mesures de protection.

Nous n'avons plus aucun contact avec le ministère depuis le 11 mai. Cela étant, il y a un peu plus d'un mois, j'ai fait une demande d'audience auprès du ministre pour évoquer le retex covid, mais aussi d'autres sujets en cours. À ce jour, je n'ai pas de réponse. Je n'ai pas de proposition de date, bien que je comprenne que la situation soit un petit peu tendue.

Sur la remise en route, nous n'avons pas effectué de soins pendant deux mois et nous effectuons des soins à moitié vitesse au moins jusqu'à la fin de l'année. On peut donc penser que, sur les 12 milliards d'euros qui sont alloués aux soins prothèses dentaires et traitements d'orthodontie, on devrait retrouver 6 milliards d'euros de positif dans le budget de la sécurité sociale.

Je donnerai en passant un petit coup de patte aux organismes dont on n'a pas parlé : les assureurs complémentaires ont brillé par leur absence durant la totalité de la période covid, alors que les soins dentaires, c'est un tiers l'assurance maladie, un tiers les assurances complémentaires et un tiers la poche du patient. Concernant le tiers économisé par les assureurs, nous espérions qu'il pourrait y avoir un retour dans ce domaine, mais ils sont pour le moment extrêmement discrets.

Comment les praticiens voient-ils l'avenir ? Bien et mal. Pour l'instant, ils sont contents de pouvoir exercer leur métier, de distribuer des soins, mais ils aimeraient bien que l'on baisse le niveau des recommandations, ce qui ne va pas être possible.

Je conclus en disant que je suis évidemment extrêmement fier d'eux, de ce qu'ils ont fait en toute autonomie, sans rien demander à personne, et avec efficacité, mais avec des larmes. N'étant pas reconnus par les pouvoirs publics, il a fallu qu'ils se déshabillent sur les réseaux sociaux pour qu'enfin les médias et l'État veuillent bien leur accorder leur attention. L'opération #dentistesàpoil a permis de réveiller les médias.

Mme Pascale Mathieu . - Sur la question éthique, Mme Derrendinger a fort bien résumé la situation. Les kinésithérapeutes eux aussi ont souffert de ne pouvoir suivre certains patients. Concernant les Ehpad, j'ai saisi le Défenseur des droits au plus fort de la crise, et je rencontrerai ses représentants la semaine prochaine, pour les alerter sur cette atteinte au droit fondamental à être soigné.

D'autres patients, immunodéprimés, souffrant par exemple de sclérose en plaque, ont interrompu leurs traitements par peur. Ils étaient très angoissés et, au déconfinement, malgré la reprise d'une vie normale, certains n'ont pas repris les soins. Nombre de kinésithérapeutes s'interrogent : ils ont recontacté en vain les personnes. Ils ne savent que faire et expriment une véritable préoccupation éthique et morale.

Permettez-moi d'évoquer mon propre exemple au sujet des tests. La Direction générale de la santé a demandé aux professionnels de se faire tester si possible avant de reprendre leur activité. Rentrée de vacances samedi, j'ai cherché hier en vain un laboratoire pouvant me recevoir pour un test, je n'ai pu obtenir de rendez-vous avant... début octobre ! De retour dans ma province, j'aurai peut-être plus de facilité à faire le test. Il y a certes un drive spécialisé pour les professionnels dans le XVII e arrondissement, mais il est réservé, logiquement, à ceux qui exercent à Paris.

J'ai été surprise de constater que les sapeurs-pompiers pouvaient apporter leur concours pour les tests... tandis que nous ne sommes pas dans la liste des professions concernées. Nous faisons pourtant des prélèvements, par exemple pour l'analyse des crachats dans la recherche des bronchites. Au cas présent, à notre offre de services, on a répondu qu'il serait fait appel à nous « si besoin »... J'espère que ce point pourra se débloquer, car plus nombreux sont les intervenants susceptibles de pratiquer des tests, plus élevé le nombre de personnes pouvant être testées.

Les problèmes touchant les équipements ont été fort mal vécus par les kinés.

J'ai été sollicitée par APF France handicap, autrement dit l'Association des paralysés de France, car beaucoup de ces patients ont arrêté leurs soins et rencontrent en conséquence de grosses difficultés physiques. Je les ai appelés, dans le cadre de l'émission Le Magazine de la santé, à retourner chez leurs kinés, affirmant que les professionnels pouvaient assurer les soins, avec des équipements et en appliquant les gestes barrières. J'ai reçu des torrents d'insultes, émanant de confrères qui m'accusaient de les envoyer à la mort, protestant qu'ils n'avaient même pas de masques. Les kinés ont fort mal vécu la période, ils avaient le sentiment d'abandonner leurs patients.

J'ai été également saisie par des associations de patients, par exemple ceux qui souffrent de bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO). J'ai expliqué que nous ne pouvions assurer les soins faute de masques FFP2. Cependant, grâce à certains réseaux, certains CHU - comme à Bordeaux -, nous avons reçu des masques et avons pu mettre en place des systèmes de garde pour les patients atteints de mucoviscidose et pour ceux qui avaient besoin de kinésithérapie respiratoire.

Sur les zoonoses, nous avons une formation de base, limitée, peut-être insuffisante. Il faudra sans doute revoir cela.

Les dotations de l'État pour l'achat d'équipements protecteurs prendront fin prochainement. J'ai demandé que nous bénéficiions au moins de prix planchers : nous avions l'habitude d'acheter des masques et d'en porter l'hiver, mais les prix ont flambé, c'est une charge devenue insupportable.

Les kinés m'ont alertée sur les directives contradictoires adressées par les caisses primaires d'assurance maladie. Certaines caisses estiment que le praticien qui serait un cas contact doit rester chez lui pendant quinze jours. Or, s'il soigne des patients atteints de covid, il est par définition cas contact ! J'ai donc écrit au directeur général de l'assurance maladie et au ministre pour les alerter et leur demander de mettre fin aux disparités.

M. René-Paul Savary , président . - Ce sont des cas contacts, mais qui appliquent des mesures de protection.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Il y a la jurisprudence sur les soignants !

Mme Carine Wolf-Thal . - Merci à Mme Mathieu de soulever ce point, car nous rencontrons le même problème : depuis peu, on a tendance à mettre en quarantaine des équipes officinales entières. Va-t-on fermer toutes les officines ?

M. René-Paul Savary , président . - Alors qu'elles sont par construction en contact avec des patients !

Mme Pascale Mathieu. - Pour finir, je signale qu'aucune concertation ne nous a été proposée sur les suites du covid, alors que les kinésithérapeutes, je les en remercie vivement, ont fait montre d'un bel engagement. Merci aussi aux conseillers ordinaux qui ont été à la hauteur de nos attentes.

Enfin, je remercie la commission d'enquête du Sénat, qui nous donne l'opportunité de faire connaître notre vécu au quotidien, durant cette crise... qui n'est pas terminée.

M. René-Paul Savary , président . - Merci à vous tous de la franchise avec laquelle vous vous êtes exprimés, et de l'attention profonde que vous portez à cette réflexion.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde avec des fédérations
hospitalières et médico-sociales

(jeudi 3 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée aux fédérations hospitalières. Je vous prie d'excuser l'absence du président Alan Milon, qui est retenu dans son département.

Nous entendons ce matin Mme Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer, M. Lamine Gharbi, président de la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP), M. Antoine Perrin, directeur général de la Fédération des établissements hospitaliers et d'aide à la personne privés non lucratifs (Fehap) et M. Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France (FHF).

Les sujets que nous souhaitons aborder avec nos intervenants sont nombreux, qu'il s'agisse de la préparation de la crise, de sa gestion concrète, des équipements de protection, de la coopération public/privé en lien avec la question du transfert des patients, de la relation entre la ville et l'hôpital ou encore de la mise en oeuvre du plan blanc et de l'accès aux soins des patients non-covid. Sur l'ensemble de ces sujets, nous avons entendu beaucoup d'affirmations, souvent contradictoires et souvent peu étayées.

Les situations ont évidemment varié en fonction des territoires, selon l'ampleur de la vague épidémique qui les a touchés, la qualité de la relation entre les différents acteurs, mais aussi la capacité des autorités à prendre des décisions adaptées à la situation.

Sommes-nous dans la situation que nous aurions pu vivre si notre pays avait été correctement équipé en masques et en tests ? Risquons-nous de nouvelles tensions ? Si oui, sommes-nous prêts à y faire face ?

Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434 -13 à 434 -15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sophie Beaupère et MM. Lamine Gharbi, Antoine Perrin et Frédéric Valletoux prêtent serment.

Mme Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer. - La crise sanitaire a pu mettre en évidence les valeurs essentielles des acteurs de notre système de soins, notamment le dévouement et l'humanité de nos soignants, ainsi que leur extraordinaire capacité d'organisation et de coopération.

Les centres de lutte contre le cancer (CLCC) ont dû poursuivre le traitement des patients et assurer leur sécurité, ainsi que celle des personnels. C'est toujours le cas aujourd'hui. Depuis le début, le travail de coordination de l'offre de soins et de gestion de la crise a été remarquable, tant à l'échelon national que de la part des agences régionales de santé (ARS). La situation était très complexe, et les délais contraints. Il fallait au maximum anticiper les tensions sur les capacités d'hospitalisation et favoriser la gradation des soins. Les difficultés d'approvisionnement en masques et en équipements de protection individuelle (EPI) pendant plusieurs semaines pour le personnel et les patients, alors qu'ils sont vraiment à risque dans le cadre du covid, ont été la principale problématique pour les CLCC.

La crise a révélé au grand jour la nécessité d'une réforme profonde du système hospitalier. Les propositions formulées lors du Ségur de la santé, comme celles sur la valorisation des professionnels, apporteront sans doute des améliorations, notamment sur l'exercice des missions de service public et la préparation à la crise sanitaire. Les mesures de financement permettront de sortir du tout tarification à l'activité (T2A), de piloter l'Objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam) de manière pluriannuelle et de revaloriser les financements liés à la recherche et l'innovation, qui sont essentielles face à une crise sanitaire. Il nous semble impératif de lever les freins à l'innovation, afin de contribuer au rayonnement de la Nation et de se préparer face aux crises, en poursuivant l'adaptation des procédures actuelles, qui ont pu être allégées durant cette période.

Alors que la crise se poursuit, l'enjeu majeur est celui de la continuité des prises en charge, notamment en cancérologie. Selon une étude menée pour l'ensemble des CLCC, il y a eu 7 % de nouveaux patients en moins durant les quatre mois de crise. Cela montre les conséquences qu'il a pu y avoir sur la prise en charge de maladies chroniques.

M. Antoine Perrin, directeur général de la Fédération des établissements hospitaliers et d'aide à la personne privés non lucratifs (Fehap). - La crise a montré la qualité de notre société et de notre système de santé. Globalement, nous, les Français en général, y avons répondu dans un esprit solidaire. La mobilisation a été sans précédent sur le système de santé : public comme privé, ambulatoire comme hospitalier, sanitaire comme médico-social et social. Je salue l'engagement des associations, des mairies, voire des individus. Je songe aussi aux volontariats multiples dans les quartiers, à la fabrication de masques par des associations auto-créées ou déjà existantes, aux cagnottes, aux applaudissements, aux dons et aux renforts. Je porte donc un regard positif sur notre société.

Le secteur privé solidaire a été très mobilisé du fait de sa mission hospitalière, en santé et de service public. Mais nous avons peiné à être reconnus à notre juste place, à la hauteur de notre engagement. En particulier, en début de crise, dans le Grand Est, nous avons libéré des lits qui sont restés inoccupés pendant plusieurs jours alors que le secteur public était débordé, que l'on armait un hôpital militaire et que les transferts vers d'autres régions commençaient. Lors du Ségur, les personnels médicaux n'ont pas été pris en compte.

Le médico-social n'a été considéré que dans un deuxième temps, quand on s'est aperçu que lui aussi était débordé. Le secteur du domicile et du social, pourtant le plus à même d'aider les personnes en situation vulnérable et précaire, ont été l'oublié de la crise.

Le pilotage par les autorités a été important et volontariste, mais parfois inégal et difficile. Au début, il y a eu un retard à l'allumage. On pouvait le comprendre, puisque la crise a surpris. Les contradictions entre les directions générales du ministère ont vite été réglées. Le pilotage régional par les ARS est à saluer. Toutes ont été parfaitement présentes sur le territoire. Nous avons pu dire ce que nous avions à dire et être entendus.

Les avis du Conseil scientifique et d'autres instances nous sont parfois parus contradictoires, évolutifs et difficiles à comprendre. Certains dépendaient des capacités en EPI, et non de considérations uniquement scientifiques.

Il y a aussi eu des contradictions entre le ministère du travail et le ministère de la santé sur la protection des salariés et l'absentéisme en cas de test positif ou de crainte de covid. D'ailleurs, cela a conduit à un jugement à Lille. Je vous en parlerai.

On a regretté et craint la responsabilité des employeurs vis-à-vis des salariés et des malades face aux difficultés à assurer la permanence des soins et de l'accompagnement, avec des agents parfois absents, car contaminés ou craignant de l'être.

Nous avons salué le changement de méthode de l'État dans la gouvernance. Sur les réanimations, il s'est passé des procédures classiques - il n'avait pas le choix - pour augmenter les capacités en laissant la main aux acteurs. Quand il a fallu doubler, voire tripler les capacités de réanimation en Île-de-France en quelques jours, il n'y a pas eu besoin de toute la procédure des autorisations, des visites de conformité, etc . La confiance qui a été accordée aux acteurs est à saluer. Il faudra en tenir compte pour la suite.

La démocratie sanitaire a été en retrait. La place des usagers n'a pas pu être prise en compte. Les modalités de confinement des personnes âgées n'ont pas pu être discutées et ont parfois été très mal vécues. Et le décret du 1 er avril sur les conditions de mise en bière a également été considéré comme très brutal par les personnes et leur famille.

M. Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France (FHF) . - Pour rappel, la Fédération hospitalière de France représente les 1 000 hôpitaux publics et près de 4 000 établissements médico-sociaux. La crise est arrivée alors qu'il y avait eu 9,4 milliards d'euros d'économies sur les hôpitaux dans les quinze dernières années.

À l'instar des précédents orateurs, je souligne l'adaptabilité et la capacité à faire face en urgence à la crise des hôpitaux, qui ont tenu dans des conditions parfois très difficiles. Dans la perspective d'un éventuel rebond des cas de covid, regardons ce qui a marché et ce qu'il faudrait en urgence corriger.

Ce qui a bien fonctionné, c'est la mobilisation et la capacité d'adaptation des hospitaliers. C'est la coopération entre le public et le privé, ainsi qu'entre les régions. C'est la chaîne de service public, comme les gardes d'enfants pour les hospitaliers et les médico-sociaux. C'est le modèle des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), même s'il y aurait beaucoup à dire sur les protections. C'est le déploiement fortement accéléré de la télémédecine.

C'est la mobilisation forte des hôpitaux psychiatriques, avec, même si c'est moins visible, un soutien psychologique à la population et aux soignants.

Mais des améliorations à très court terme s'imposent. Je pense à la mise en place dans les territoires des politiques claires de prévention et de santé publique pour éviter de contaminer les plus fragiles. Les ARS doivent faire le point sur l'offre de soins et le rôle que doivent tenir les acteurs pour conforter l'offre de premier recours. Il faut aussi fixer une doctrine pour permettre de limiter le renoncement aux soins. Une grande vigilance sur les EPI est de mise. Passons aussi la vitesse supérieure dans le médico-social et recrutons rapidement, peut-être via une campagne de communication, pour résoudre le problème des sous-effectifs.

Il faut clairement repenser l'organisation nationale en temps de crise. Nous attendons beaucoup de commissions comme la vôtre. La multiplication selon les sujets des cellules dans la chaîne de pilotage n'a pas toujours été source de clarté et d'efficacité.

Il faut sans doute aussi mieux anticiper les processus de mobilisation et de recrutement de renfort de professionnels tels qu'ils ont été mis en oeuvre dans le Grand Est et en l'Île-de-France, afin d'être plus réactifs.

Dès le mois d'avril, notre fédération avait plaidé pour un new deal de la santé. Nous avons été partiellement entendus lors du Ségur de la santé, qui a permis d'avancer au moins sur le financement du système et de l'investissement défaillant, d'une part, et les carrières et la revalorisation salariale dans les établissements, d'autre part. Mais des questions sont demeurées sans réponse sur trois sujets qui nous semblent urgents : la remise à plat de la gouvernance, tant nationale que dans les territoires, du système de santé, l'articulation entre préfets et délégués départementaux des ARS n'ayant pas fonctionné comme elle aurait dû ; le grand âge et l'autonomie ; enfin, l'organisation de notre système de santé dans les territoires.

M. Lamine Gharbi, président de la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP) . - Nous le savons, le péril pandémique est loin d'être écarté. Tirer les enseignements des mois écoulés relève donc d'une impérieuse nécessité.

La crise sanitaire a révélé les ressources inouïes de mobilisation et d'engagement des acteurs de santé, plus que les failles du système. Dans un dialogue permanent entre l'État, le ministère de la santé, les ARS, les acteurs de santé, les parlementaires et élus des territoires et les patients, nous sommes parvenus à faire face à la vague épidémique qui déferlait.

Pour autant, ne faisons pas preuve d'angélisme. Il y a eu au début des replis sur soi et des réticences à la coopération. Mais, face à l'urgence et aux besoins impérieux, il a bien fallu sortir des cadres convenus. Des innovations se sont alors déployées. Des délais de réponse ont été réduits. Des organisations qui se regardaient en chiens de faïence ont collaboré, dans un remarquable partage de ressources humaines et matérielles. En Île-de-France, 26 % des malades en réanimation ont été soignés dans des établissements privés. L'ARS a su mettre tout le monde autour de la table.

Cette leçon d'espoir doit irriguer nos pratiques pour l'avenir. N'attendons pas demain que l'épidémie parvienne à un stade critique pour faire appel à toutes et à tous : les retours d'expérience sont toujours préférables aux règlements de comptes. Nous devons adresser un message positif aux Français, qui sont légitimement inquiets. Nous sommes prêts à travailler ensemble, sous l'égide d'ARS garantes d'une régulation équilibrée et équitable.

Face à l'adversité, il y eu une capacité collective à surmonter des obstacles. Vous êtes conscients de la complexité dans laquelle s'ouvre le débat. La crise sanitaire a allégé certaines pesanteurs administratives sur les autorisations ou les créations de lits pour y substituer davantage de réactivité et de pragmatisme. Malheureusement, il en a été autrement s'agissant des EPI, qui nous ont tant préoccupés pour la sécurité de professionnels et de nos patients. Il faut clarifier drastiquement les chaînes de décision. Empruntons résolument le chemin de la simplification et de la clarification tracé par l'expérience. Il profitera à tous : puissance publique, acteurs de la santé et patients.

Je tiens à exprimer ma fierté et ma gratitude envers de l'action des hôpitaux et cliniques privés. Je remercie aussi l'État protecteur, qui a donné aux établissements de santé de tous statuts les garanties de financement indispensables pour travailler de manière pérenne et qui a choisi de privilégier l'équité de traitement dans les revalorisations aux professionnels.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Les chiffres de la Ligue contre le cancer sur le différentiel de cancers diagnostiqués par rapport à l'année précédente sont plus importants que ceux qui viennent d'être indiqués. Où en est-on en matière de renoncement aux soins ? On nous a parlé de patients ne souhaitant pas revenir en hospitalisation et de personnels en récupération...

Selon certaines personnes auditionnées, cela a pris du temps pour que les lits libérés dans les établissements privés soient occupés. Qu'en a-t-il été dans vos différents établissements ? Comment avez-vous vécu, notamment dans le secteur privé, les transferts de patients alors que des lits étaient disponibles dans vos services ?

Avez-vous une idée du tribut payé par vos personnels à la maladie ?

Dans beaucoup de départements, la distribution des équipements relevait des groupements hospitaliers de territoire, qui sont publics. Comment le privé les recevait-il ?

Comment les établissements publics qui hébergent des SAMU ont-ils vécu les consignes initiales, consistant à inciter à ne pas surtout pas aller chez son médecin traitant et à appeler le SAMU ? Quid des liens entre SAMU et pompiers ?

Mme Sophie Beaupère. - En cancérologie, le renoncement aux soins est un sujet majeur. Le chiffre de 7 % correspond aux nouveaux patients accueillis dans les CLCC. Ceux de la Ligue contre le cancer concernent sans doute le dépistage. Entre mars et mai, le nombre de patients dépistés au sein des centres a baissé de 50 %, voire, dans certaines spécialités, comme les coloscopies, de 80 %. Selon les estimations des centres, 30 000 malades n'auraient pas été diagnostiqués pendant cette période. Des cas plus graves arrivent. Il y a un véritable effet de cliquet.

L'activité et l'accueil des nouveaux patients ne sont pas revenus à la normale. Nous observons toujours une baisse des nouveaux patients par rapport à l'année dernière. La crise continue. Les conditions de sécurité - je pense notamment au bloc opératoire - complexifient la prise en charge et les parcours des patients. Elles ralentissent également et augmentent les délais de prise en charge.

La problématique est donc double : diminution du nombre de patients dépistés et complexité de l'organisation. Une étude en cours de publication montre une surmortalité, avec un taux de mortalité de près de 30 % à trente jours pour des patients covid et cancer avec RT-PCR, contre 4 % normalement.

Dans la plupart des régions, la coopération entre les établissements publics et les autres a été excellente. Nous avons pu accueillir des transferts de patients de cancérologie des hôpitaux publics dont les réanimations étaient saturées vers les CLCC en prenant les mesures d'organisation nécessaires. Parfois, mais plus rarement, la coopération était plus complexe, mais nous avons pu échanger avec les établissements concernés et les ARS.

À ce jour, nous n'avons plus de difficultés d'approvisionnement en masques et en EPI. Nous avons pu refaire des commandes. La situation est revenue à la normale. Cela nous permet de protéger l'ensemble des professionnels et des patients.

M. Antoine Perrin. - Le retard à l'allumage sur la mobilisation des établissements n'a été qu'au début de la crise et il n'a concerné que la région Grand Est. Il a d'ailleurs servi de leçon. Dans les autres régions, tout s'est bien passé, voire de manière exemplaire, comme en Île-de-France, deuxième grande région très mobilisée.

Entre le 15 mars et le 19 mars, les hôpitaux publics du Grand Est, principalement Strasbourg, Mulhouse et Colmar, ont tout de suite été submergés du fait de la brutalité de la crise. On nous a demandé dès le 15 mars de libérer nos lits. Nous l'avons fait. Pendant plusieurs jours, alors qu'on annonçait des évacuations sanitaires, dès le 18 mars à Toulouse, et la mise en place de l'hôpital militaire, nos établissements étaient vides. Il s'est probablement moins agi d'une volonté de ne pas nous mobiliser que d'une habitude : le SAMU arrivait directement aux hôpitaux publics, car c'était son habitude. Les directeurs du public et du privé se sont contactés, et le problème a été réglé le 19 mars.

Nous n'avons plus aujourd'hui de problèmes de protections dans le sanitaire. Il reste des difficultés, en particulier sur les surblouses et les gants, dans le médico-social.

M. Lamine Gharbi . - Dans le Grand Est, nous avions le 15 mars 70 lits de réanimation vides, et nous sommes montés à 110 lits occupés sur la période. Je ne serai peut-être pas aussi angélique que M. Perrin sur les raisons pour lesquelles on ne pensait pas à nous. Je pense qu'il y a eu une volonté délibérée de gérer les patients concernés dans les hôpitaux. Mais ils n'ont pas vu la vague arriver, et ils ont été submergés. Les établissements privés ont proposé bien avant le 15 mars leurs services et leurs lits de réanimation aux ARS. Ces lits n'ont pas pu être armés dès le 15 mars. C'est à cette date que cela a commencé à « flamber », faute de masques, de protections et de surblouses. Ces équipements sont parvenus dans les hôpitaux publics à Strasbourg le mercredi 18 mars.

Les collaborateurs qui ont eu à prendre en charge des patients covid dans le Grand Est, en Île-de-France et dans les Hauts-de-France sont effectivement épuisés. Dans les autres régions, il n'y a pas eu de saturation. Il y a bien eu des patients en réanimation, mais le public et le privé ont parfaitement pu les gérer. Mais, pour les 7 000 patients en réanimation, il y a bien eu épuisement moral, humain, psychologique et matériel.

Avant le déconfinement, nous avons, avec nos collègues d'autres fédérations, notamment Unicancer, alerté sur les retards de prise en charge, qui étaient préoccupants : on ne peut pas laisser se développer des tumeurs pendant deux mois sans surveillance, dépistage ou traitement. Dès le mois d'avril, nous avons appelé à la reprise des blocs opératoires. Nous n'avons pas été entendus par la population, qui était encore effrayée, confinée à domicile.

Lors du confinement, c'est-à-dire à partir du 12 mai, nous avons eu un problème majeur de drogues - c'est le terme, même s'il n'est pas très élégant - ou de produits d'anesthésie : les « curares. » Nous étions contingentés. Nous ne pouvions pas avoir une activité opératoire normale. Nous avons reçu des menaces ou, du moins, des mises en garde dans des termes quelquefois violents de la part des ARS : la reprise devait se faire uniquement sur les « soins urgents. » Comment définit-on un soin urgent ? Hormis une fracture ouverte ou une tumeur visible au premier examen, l'urgence est toujours relative...

Nous sommes toujours confrontés au problème. Pour pouvoir opérer un patient, nous devons réaliser le test covid. Nous devons encore mettre nos patients dans des chambres individuelles. Toutes les chambres doubles ne peuvent pas être armées, ce qui réduit la capacité de nos établissements et la reprise d'activité. Nous ne sommes donc pas revenus au rythme normal de prise en charge des patients. C'est inquiétant : nous sentons des retards.

Il y a eu aux alentours d'une cinquantaine de décès parmi nos personnels. Ce drame est dû, je le pense, au manque de protections et à la méconnaissance de ce virus en raison d'une observation insuffisante de ce que nos voisins avaient vécu dans d'autres pays, notamment en Italie. Nous avons donc un peu de rancoeur.

Nous serons prêts. D'ailleurs, nous le sommes. N'étant pas épidémiologiste, je ne sais pas à quelles difficultés les établissements de santé seront confrontés demain. Mais nous sommes prêts. Aujourd'hui, nous n'avons pas beaucoup de patients dans nos lits de médecine en hospitalisation classique, et nous avons très peu de patients en réanimation. Tant mieux.

M. Frédéric Valletoux . - Les cas de renoncements aux soins sont parfois lourds, en raison des retards de prise en charge. Mais nous estimons globalement être revenus à des niveaux d'activité à l'hôpital ne permettant pas de pointer la durabilité du phénomène, qui a été très fort au printemps et qui s'est progressivement atténué au début de l'été. Cela étant, il y a effectivement eu beaucoup de cas plus lourds, de témoignages et de chiffres avérés. C'est pourquoi j'évoquais la nécessité de faire passer les bons messages ou d'organiser les filières pour que ce phénomène massif ne se reproduise pas.

Il faudra interroger les régulateurs qui ont mobilisé les acteurs de terrain pour savoir s'il y a eu ou non des retards. Moi non plus, je ne suis pas angélique : nous avons des témoignages très précis. À Mulhouse et à Colmar, des médecins privés sont venus tout de suite et spontanément donner un coup de main à leurs collègues du public. Des établissements ont hésité au démarrage à participer à la prise en charge : eux-mêmes ne comprenaient pas très bien les mesures qui devaient accompagner l'accueil de patients covid. Cela a été l'affaire de quelques jours. Il n'y a pas d'un côté ceux qui voudraient s'accaparer les patients et de l'autre ceux qui auraient été privés d'en traiter. Il y avait des incompréhensions. Les régulations n'étaient peut-être pas automatiques. La régulation par le 15 est orientée par le public, pas forcément par choix, mais parce que les filières de prise en charge fonctionnent ainsi. Si le concept d'urgence était partagé par tous les établissements quel que soit leur statut, la prise en charge au quotidien, c'est-à-dire hors des périodes de crise, serait sans doute meilleure. En période de crise, on reproduit ce qui se passe le reste du temps.

Vous avez évoqué les pompiers. La régulation du SAMU est une régulation médicale, ce qui n'est pas le cas du 18. Face à une crise sanitaire, la régulation devait être médicale : c'est un médecin qui devait décrocher. Or les plateaux d'appels des pompiers sont moins fournis en médecins et en régulation médicale que le 15. Bien entendu, tout cela est sur fond de vieilles tensions, de vieilles batailles. J'accorde donc peu d'importance aux propos qui avaient été repris, et d'ailleurs vite oubliés, dans un rapport malencontreux.

Nous n'avons pas de chiffres sur le tribut payé par les soignants. Je sais que la Direction générale de l'offre de soins (DGOS) est en train de faire remonter un certain nombre de données. Dans l'offre publique, de nombreux décès ont effectivement été déplorés, des médecins jusqu'aux agents administratifs.

Dans certaines régions, en particulier en Île-de-France, les groupements hospitaliers de territoire ont servi effectivement de maille, notamment pour organiser les répartitions d'équipements. À mon sens, dans la perspective de la réflexion territoriale qu'il faudra avoir dans les prochains mois ou dans les prochaines années, cette maille mérite d'exister. Elle doit mieux agréger l'ensemble des partenaires sur les territoires de santé.

Les territoires qui ont le mieux répondu en matière de coopération sont aussi ceux où la médecine libérale était la mieux organisée, notamment via les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). Nous avons vu l'intérêt de telles structures, qui permettent une coordination de la médecine libérale. Or cette coordination, quand elle existait, a été un vrai appui et a véritablement bénéficié à la réponse sanitaire globale.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteur . - Madame Beaupère, quel regard portez-vous sur la priorisation des malades atteints du covid ? Quelle a été la perte de chances pour les malades atteints du cancer ? Y a-t-il eu des dysfonctionnements majeurs ?

Quels ont été les bienfaits de la téléconsultation ?

Avez-vous des assurances, notamment de l'ARS, pour que le fonctionnement public-privé soit pleinement opérationnel en cas de nouvelle vague ? La synergie s'est effectivement bien passée en Île-de-France. Dans le Grand Est, cela a été plus problématique.

Mme Sophie Beaupère . - Dans les CLCC, la mobilisation a été très forte et très rapide, car nos médecins des centres étaient très en contact avec leurs collègues, par exemple italiens, et ont ainsi disposé, plus tôt que d'autres sans doute, d'informations sur les conséquences du covid en matière de prise en charge des cancers. Les centres se sont mobilisés courant mars. Dès la troisième semaine de mars, ils se sont organisés pour la continuité de la prise en charge, en veillant aux urgences et aux cas qui devaient être traités, en décalant ce qui pouvait l'être, en mettant en place la téléconsultation - il y a eu une information spécifique sur les sites internet au sein de la fédération -, en transmettant des recommandations à l'Académie de médecine et en travaillant à la fois sur l'organisation et sur les modalités de prise en charge, afin d'éviter au maximum les pertes de chances.

Comme je l'ai souligné, le principal risque était lié à l'absence de masques pour permettre à l'ensemble des professionnels d'être protégés et de protéger les patients. Les masques pouvaient être disponibles pour les services d'hématologie, où il y avait les patients les plus immunodéprimés, mais pas pour l'ensemble des professionnels. Cela a été le gros point de tension. Pour les CLCC, notamment avec le retour d'expérience des centres italiens de cancérologie, il fallait impérativement que l'ensemble des professionnels puissent bénéficier de masques et que l'on puisse mettre des points de filtrage à l'entrée. C'est ce que nous avons indiqué à ce moment-là. Cela a duré trois semaines. Ensuite, nous avons pu nous débrouiller pour équiper l'ensemble des professionnels et des patients.

Vous m'interrogez sur les difficultés de prise en charge des patients en cancérologie, plus particulièrement dans le Grand Est. Le CLCC de Nancy avait mis du personnel à disposition pour le CHU. Des anesthésistes ont aidé le CHU, qui manquait de personnel. Beaucoup de structures privées ont fait de même, en coopération avec les structures publiques. Le CLCC de Nancy s'était mis en ordre de marche pour pouvoir accueillir des patients de cancérologie de la région, afin de soulager les structures de niveau 1. Tout n'a pas été complètement fluide à ce moment-là. Il a fallu une discussion au niveau de l'ARS pour que les patients puissent venir dans les CLCC susceptibles de les accueillir, comme cela avait été prévu, et qu'il n'y ait pas de retard de prise en charge.

La télémédecine a été bénéfique à l'organisation des soins. En cancérologie, comme pour d'autres pathologies, elle a permis la continuité des soins en toute sécurité pour des patients qu'il n'était pas nécessaire de faire venir sur place. Dans les CLCC, nous sommes passés de quelques dizaines de téléconsultations en 2019 à 45 000 entre mars 2020 et avril 2020. C'est devenu le mode opératoire principal pour les consultations moins urgentes, parce que les règles ont été assouplies. Cela a conduit à des changements accélérés dans les centres, où tout le monde a dû se mettre à la téléconsultation, en mobilisant les outils adaptés et en procédant à des réorganisations entre professionnels.

M. Antoine Perrin . - La crise a été très instructive sur les modalités du processus de décision. La DGOS, qui nous avait habitués à des consignes très précises et très cadrées, avec peu de marges de manoeuvre pour les ARS, a compris pendant la crise qu'elle ne pouvait donner des instructions qu'à grosses mailles. Elle a donc chargé les ARS de préciser les petites mailles, l'intensité et la temporalité de la crise variant selon les régions. Cela a été une très bonne chose, et il y a eu un véritable dialogue : lorsque nous n'étions pas d'accord, nous avons pu le dire et être entendus.

C'est lorsque les ARS ont laissé les établissements s'entendre entre eux que tout a le mieux marché. Dans le Grand Est, les directeurs se sont directement appelés le 19 mars et ont réglé la question de la répartition des malades sans passer par l'ARS.

Dans l'éventualité d'un retour de la crise, tirons les leçons et profitons des contacts qui ont été établis - honnêtement, ce n'était pas forcément les plus solides auparavant - entre les directeurs et entre les structures. Cette culture du dialogue direct entre les acteurs doit perdurer. Je songe notamment aux liens avec la médecine de ville. Il faut que les acteurs s'organisent eux-mêmes, sous l'autorité et le contrôle des ARS, si la deuxième vague a lieu. Mais je suis positif : je pense qu'en tirant les leçons de l'expérience, nous éviterons certains écueils que nous avons connus.

Sur la télémédecine, nous sommes passés d'une culture craintive à une culture engagée. Auparavant, tout avançait doucement : les tarifs venaient d'être donnés, de manière très limitée, et l'on craignait clairement les abus, c'est-à-dire des consultations non-contrôlables et mal faites. La crise a montré que la télémédecine était au contraire très utile, et qu'il fallait en voir non les éventuels abus, mais l'intérêt pour les patients, qui pouvaient ainsi consulter sans crainte de contaminer autrui ou d'être eux-mêmes contaminés, et les professionnels. Nous allons, je le crois, voir la télémédecine totalement différemment à l'avenir, dans le lien direct des patients avec les médecins et d'autres types de soignants, comme les infirmiers ou les kinésithérapeutes, ainsi qu'avec les établissements.

M. Frédéric Valletoux . - À mon sens, la clé réside dans la médecine de ville.

Si la coopération entre les établissements a pu patiner en Alsace entre le 16 mars et le 18 mars, elle s'est globalement bien faite. Et ce sera d'autant plus le cas : les quelques errements constatés au printemps n'ont plus de raison d'être. Que M. Gharbi soit donc pleinement rassuré s'il est un peu marri de s'être senti oublié. Nous n'avons pas tourné la page de l'épidémie. Tous les acteurs doivent continuer à prendre en charge l'ensemble des patients et à montrer que l'effort est bien collectif, et pas simplement en période de crise aiguë.

À la décharge des médecins de ville, l'impréparation et le manque de matériel, qui n'étaient pas de leur fait, ont conduit les cabinets à se vider : les patients autres que covid ne venaient plus, et les praticiens, qui n'étaient pas protégés, avaient des difficultés à accueillir des patients covid. D'ailleurs, eux aussi ont payé un lourd tribut.

La mobilisation de la médecine de ville se met en place dans les territoires. Il y a des expériences. À Annecy ou en Bretagne, des centres covid qui fonctionnent aujourd'hui s'appuient sur les centres hospitaliers et sur des médecins volontaires, en lien avec les CPTS et les unions régionales de professionnels de santé (URPS). Cela permet de soulager les urgences et d'assurer une prise en charge plus rapide et spécifique de patients covid.

M. Lamine Gharbi . - Cela fait quelques années qu'avec mon homologue de la FHF, nous sommes associés sur l'ensemble des problématiques de notre branche. Nous avons déjà montré que nous étions unis et complémentaires. Et cela se passe bien. Mais j'ai été surpris du décalage qui pouvait exister entre notre volonté partagée, avec la FHF, la Fehap et Unicancer, de porter des messages communs, et l'action sur le terrain de certaines équipes qui n'avaient peut-être pas forcément entendu la bonne parole centrale. Certes, c'était surtout au début. Mais ne nous voilons pas la face : sur le terrain, des équipes de médecins ne jouaient pas forcément la complémentarité entre le public et le privé. J'espère que c'est un souvenir, d'autant que nous n'avons pas le choix : il faut faire différemment, et tout de suite.

Au demeurant, cela ne concerne pas seulement la crise liée au covid. Nous devons aussi prendre en charge des patients chroniques en urgence. Soyons donc forces de propositions sur la prévention. Il faut que nous opérions immédiatement.

J'ai trouvé que c'était un non-sens absolu de confier aux GHT la distribution de masques pour l'ensemble de la profession hospitalière ; ce n'est pas leur rôle. Les pharmacies sont livrées sur l'ensemble du territoire en trois heures ; un Doliprane arrive au fin fond de tous les départements en quelques heures. Je pense que nous aurions pu avoir une distribution nominative, établissement par établissement. Il y a 22 000 pharmacies et 1 000 hôpitaux privés. Il était facile, me semble-t-il, de confier à un distributeur la régulation des masques. Certes, les GHT ont joué le jeu de la transparence et de la répartition équitable en fonction de ce qui avait été ordonné par les ARS ou la DGOS. Mais ce n'était absolument pas leur rôle d'effectuer cette distribution en temps de crise. Vous le savez, je suis un élu, mais aussi un opérateur sur le terrain : une partie des stocks de masques étaient sous clé à mon domicile, car nos pharmacies et nos établissements avaient été cambriolés. Une partie de la population a profité de la situation de crise pour revendre des masques à des prix effroyables. C'était devenu le produit le plus recherché avec les solutions hydroalcooliques. Nombre d'établissements ont été cambriolés, pour certains à plusieurs reprises.

M. René-Paul Savary , président . - La décision avait été prise par Santé publique France. Avez-vous eu des remontées de contacts ?

M. Frédéric Valletoux . - Les contacts étaient directement avec les ARS.

Les hospitaliers, à travers les GHT, n'étaient pas demandeurs sur la distribution des masques. Mais nécessité fait loi : la décision prise dans l'urgence devait s'appliquer. Comme maire, j'ai été en contact avec un important réseau de pharmaciens dans le sud de la Seine-et-Marne. C'est pour moi un doux rêve d'imaginer les pharmaciens stocker chez eux les cartons pour des dizaines d'équipements, qu'il s'agisse de gants, de masques, de blouses ou de charlottes.

Ils avaient déjà parfois du mal à stocker ce qui correspondait à leurs propres besoins ou à ceux de leurs clients. Il y aurait eu des risques de cambriolages. Quoi qu'il en soit, la décision de s'appuyer sur les GHT a fonctionné.

M. René-Paul Savary , président . - Cela a tout de même été long.

M. Frédéric Valletoux . - Ce qui a été long, c'est non pas la distribution et la constitution des stocks de masse restés dans les lieux de stockage des GHT, mais l'approvisionnement sur le terrain et l'arrivée des équipements de protection, bref la logistique. D'ailleurs, les ARS ont fait montre de défaillances à cet égard. Les collectivités locales, notamment dans le Grand Est et en Île-de-France, mais aussi dans d'autres régions, ont prouvé qu'elles savaient acheter mieux et plus vite. Elles ont été meilleures logisticiennes que les ARS, voire parfois que l'appareil d'État, en obtenant des masques plus rapidement. Certaines entreprises, par exemple dans le luxe, ont aussi pu faire venir des masques beaucoup plus rapidement que les circuits administratifs étatiques.

L'autre question est celle de l'articulation sur le territoire. Les agences régionales de santé sont des structures très concentrées. Dans les grandes régions, l'éloignement est encore plus important. Classiquement, et en période de crise, l'État est plus implanté à l'échelon départemental, autour du préfet. Il y a eu des décalages importants dans les réponses : le lien avec les maires, les collectivités locales et les acteurs de terrain était plus difficile pour les ARS. Dans la perspective de futures crises, cela doit nous interpeler.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Il nous a été indiqué, notamment à propos du Grand Est, que les ARS avaient bien conscience de n'être pas faites pour la logistique, ce qui soulève la question du pilotage par le ministère de la santé : en « temps de guerre », cela aurait pu relever des préfets des zones de défense.

Les masques que les GHT étaient chargés de distribuer étaient exclusivement réservés aux hôpitaux ; la médecine de ville et les soins à domicile n'avaient rien. Et les pharmaciens étaient catastrophés de devoir en refuser à des patients ayant quitté l'hôpital et devant rester en convalescence chez eux.

Le problème tient à la pénurie. Les soignants et les personnels des hôpitaux, des urgences ou des services de réanimation ont été jugés prioritaires, ce qui peut s'entendre. Mais, face à l'inefficacité de l'État, les collectivités locales ont pris le relais.

À l'issue de la crise, il faudra revoir la gouvernance. Si les choses se sont bien passées dans les grandes régions, le lien entre les directions départementales de l'ARS et les préfets, avec parfois des conflits entre ces deux instances, s'est fait en proximité. Les lourdeurs administratives ont été des freins inutiles, avec des conséquences non négligeables.

Mme Sophie Beaupère . - Nous avions été plusieurs fédérations à demander que la distribution relève non des GHT, mais plutôt, par exemple, des grossistes répartiteurs ; ils ont l'habitude de répartir les dispositifs médicaux et sont bien implantés dans les territoires. Les GHT ont pleinement joué leur rôle, mais cela a représenté une pression, une charge de travail et une responsabilité supplémentaires pour eux.

Les fédérations avaient aussi demandé que l'on puisse voir les dotations attribuées aux établissements. Il y a toujours des erreurs ; c'est assez technique. En outre, dans le cas d'un calcul basé sur le nombre de professionnels, il y a toujours des éléments à mettre à jour. Les centres ont été confrontés à des sous-dotations pendant dix jours. Nous avons dû faire jouer la solidarité. Certains centres avaient un peu plus de stocks. On envoyait des masques à nos adhérents, ainsi qu'aux préfets, aux collectivités locales et aux entreprises. La médecine de ville a été en grande difficulté. Nous avons essayé de fournir des masques aux infirmières libérales qui travaillent avec nous.

M. Antoine Perrin . - Je n'ai aucune inquiétude sur la capacité du système sanitaire et de la médecine de ville à être prêts en cas de retour de la crise. Nous serons prêts. Certes, nous l'avons vu, il peut y avoir des obstacles. Mais, si c'est le cas, ils seront franchis. Toutefois, il y a deux points sur lequel je pense que nous ne sommes pas prêts.

D'abord, la démocratie sanitaire a été totalement mise sous le chapeau pendant la crise. Les décisions étaient prises - certes, on peut comprendre la nécessité d'agir vite - sans que les représentants des usagers et des familles soient consultés et puissent donner leur avis. En cas de reprise de la crise, il faudra absolument y remédier. Attention à un éventuel reconfinement dans les Ehpad ! Le confinement y est parfois vécu comme une grande violence par les personnes et les familles, qui en connaissent les conséquences. En matière de démocratie sanitaire, les processus de prise en compte des représentants des usagers et des familles ne sont pas encore au point.

J'ai également des craintes sur la prise en compte des acteurs vis-à-vis des plus vulnérables. Je pense aux personnes âgées à domicile qui ne sont pas dans des institutions et qui ne sont donc pas accompagnées au plus près, ainsi qu'aux personnes handicapées ou socialement précaires. Les acteurs du domicile ont été totalement absents. Ils n'ont pas suffisamment de protection. Il est question d'aborder le sujet dans le texte relatif au grand âge. Pour le moment, rien n'a été fait pour eux lors du Ségur. Pourtant, en cas de reprise de l'épidémie, ces professionnels de l'accompagnement au quotidien, du lever, du laver, de l'habillage, de l'alimentation et de l'activité simple seront en première ligne. Nous ne sommes pas prêts vis-à-vis de l'accompagnement social, en particulier dans les centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et les maisons d'enfants à caractère social, avec l'aide sociale à l'enfance (ASE). La seule solution a été le confinement. Or, confiner des personnes socialement précaires, enfants ou adultes, c'est les mettre dans une cocotte-minute sans aucune perspective d'activité. Cela a fait de gros dégâts. Et, faute de réflexion sur le sujet, c'est la seule solution qu'on leur proposera en cas de reprise.

M. Arnaud Bazin . - En début de crise, le stock national de masques était clairement insuffisant, contrairement à ce qui avait été prévu pour les pandémies grippales. Apparemment, pendant le quinquennat précédent, il avait été décidé de renvoyer cette responsabilité au terrain, c'est-à-dire aux établissements, voire aux entreprises.

Avez-vous eu des consignes précises pour entretenir ces stocks ? Peut-on penser les stocks de masques sans penser aussi les stocks d'EPI, qui se sont révélés nécessaires ? Sur qui reposait vraiment la responsabilité des stocks avant la crise ? Nous avons bien compris que la protection du public hors personnels spécialisés ne pouvait pas relever de vos établissements.

L'hospitalisation privée considère-t-elle la capacité réduite d'un malade par chambre comme un critère totalement scientifique et incontournable ? La prise en compte des risques de contentieux entrait-elle, au moins pour partie, dans la décision ?

Le président de la FHF a indiqué attendre la mise en place de politiques de territoire, de prévention et de santé publique en cas de nouvelle vague. Peut-il être un peu plus précis ? Qu'est-ce qui lui paraît manquer dans ce qui a été annoncé par le Gouvernement ? Dans quel agenda des actions envisagées pourraient-elles être menées ?

Mme Muriel Jourda . - La coopération entre l'hôpital public et le privé passera-t-elle plus par la constitution de CPTS que par le truchement de l'ARS ?

Face à ce que tout le monde a appelé une crise de l'hôpital, plusieurs solutions ont été préconisées, dont une diminution du personnel administratif au profit d'une augmentation du personnel soignant. Partagez-vous cette position ?

Le ratio entre personnel administratif et personnel soignant est-il le même dans le secteur privé que dans le public ?

Mme Michelle Meunier . - Les nombreuses contradictions dans les communications du Gouvernement, mais également sur les territoires, que M. Perrin a montrées ont été sources de confusion pour les Français et les personnels, parfois aussi de stress, voire de souffrance. Pouvez-vous nous en dire plus sur le service d'écoute psychologique et le dispositif de soutien éthique pour les professionnels et les directions que la Fehap avait mis en place ? Un bilan a-t-il été réalisé ?

Monsieur Valletoux, pouvez-vous revenir sur la notion de « doctrine » que vous avez évoquée à propos des renoncements aux soins ?

M. Frédéric Valletoux . - Il y a effectivement eu un changement de doctrine sur les stocks de masques en 2013. Il est demandé aux établissements de constituer des stocks pour une utilisation courante et pour faire face à une crise de quelques jours. Cela ne concernait pas la perspective d'une épidémie dont l'intensité n'avait jamais été atteinte dans notre pays. Là, ce sont des stocks stratégiques de l'État qui devaient venir en complément. Les stocks qui sont demandés aux établissements sont ceux qui doivent permettent de faire face à l'activité courante ou à une crise dont on pensait - on avait en tête les attentats terroristes ou des crises environnementales - que l'intensité serait de quelques jours.

Nous avions interrogé les fournisseurs habituels des hôpitaux en EPI sur les masques. Le 28 février, le réseau des acheteurs hospitaliers (Resah), qui est une centrale d'achat publique, nous répondait ceci : « À ce jour, les titulaires des marchés Resah ne livrent plus, sur ordre du ministère de la santé, qui va prioriser les commandes. Les établissements auront un retour du ministère et de l'ARS. » De son côté, l'Union des groupements d'achats (UGAP) indiquait : « En ce qui concerne les masques, et tous types de masques, l'UGAP n'est plus en mesure d'approvisionner aux conditions de ses marchés la sphère publique, et notamment les hôpitaux. Santé publique France a directement pris en charge à l'échelle nationale, en lien avec l'État et ses services, cette typologie de fournitures. »

M. René-Paul Savary , président . - Pourrez-vous nous communiquer ces réponses ?

M. Frédéric Valletoux . - Bien entendu.

Dès la fin du mois de février, nos établissements ne pouvaient plus compter que sur leur stock propre, c'est-à-dire le stock courant, celui qui devait permettre de faire face à une crise de quelques jours. Le constat du 28 février était déjà entré en ligne de compte depuis plusieurs jours. La pénurie touchait aussi les établissements eux-mêmes. La tension a été maximale dans le courant du mois de mars.

Sur les territoires de santé, la question est celle de la coordination. La grande promesse de Ma santé 2022, réitérée à l'occasion du Ségur de la santé, était que l'ensemble des acteurs, dans un système historiquement en tuyaux d'orgue, arrivent à se parler et à créer ensemble des filières de prise en charge, en fonction de l'état les forces dans chacun des bassins de vie ou des territoires. Cela varie évidemment entre monde urbain et monde rural, entre littoraux attractifs et zones moins attractives, etc . La clé se trouve dans la qualité et la réalité de la coordination, que les CPTS doivent d'ailleurs permettre d'améliorer pour le monde libéral. Il y a des expérimentations très intéressantes à Brest, Saint-Brieuc ou Annecy : le public et le privé travaillent main dans la main.

Encore une fois, là où les CPTS existaient déjà - mais celles-ci n'existent pas partout et ne sont pas obligatoires pour le monde libéral -, la réponse a été plus efficace, plus élaborée, en prenant en compte l'ensemble des acteurs. Le jour où la réalité de ce qui marche bien dans certains territoires sera constatée partout en France, on passera peut-être d'une approche beaucoup trop jacobine et centralisée à une approche plus en dentelles.

M. Bazin m'interroge sur l'agenda. Je souhaite que les réponses viennent le plus rapidement possible. Mais cela repose aussi sur la compréhension des enjeux par les acteurs.

Pour moi, les coopérations entre le public et le privé passent plus par les acteurs de terrain que par des oukases de l'ARS. Avec une approche trop administrative ou bureaucratique, on rate sa cible une fois sur deux. Faisons confiance aux acteurs de terrain pour proposer des modes d'organisation qui dépendent de l'état des forces dans les territoires.

Si l'objectif est d'avoir le ratio entre personnels soignants et personnels administratifs le moins élevé possible, je sais déjà qui, du privé ou du public, va gagner. Un directeur d'établissement reçoit à peu près 150 instructions ou directives par an des ARS. La pesanteur bureaucratique est beaucoup plus lourde dans le public. Nous avons vu émerger des nouveaux métiers liés à cette pesanteur, qui n'a eu de cesse s'accentuer au cours de ces dernières années ; leur seule utilité est de gérer des plannings compliqués, alors que des effectifs importants font défaut. La question de l'attractivité des carrières est majeure. Nous recrutons des personnels administratifs non pas pour nous faire plaisir, mais pour répondre à un contexte réglementaire qui s'est profondément alourdi ces quinze dernières années. Les acteurs médicaux et administratifs ont de moins en moins de marges de manoeuvre, et l'administration s'est considérablement étoffée. Il serait peut-être intéressant de comparer la courbe des effectifs au ministère de la santé avec celle des effectifs dans les ARS. Même si je n'ai pas fait d'étude experte, je n'ai pas le sentiment que la création de ces dernières ait permis d'alléger la tutelle nationale sur les politiques de santé. Je pense que la bureaucratie s'est installée à tous les étages et que la déconcentration n'a pas empêché chaque étage de gonfler ses effectifs. Tout cela pèse sur les hôpitaux.

Par « doctrine » sur le renoncement aux soins - le terme était peut-être un peu fort -, je faisais simplement référence au fait d'adresser des messages clairs aux Français. La crise n'exclut pas qu'il faille continuer à se faire soigner, à fréquenter son médecin. Rassurons nos concitoyens et donnons aux praticiens les moyens de les prendre en charge.

M. Lamine Gharbi . - Un malade par chambre, c'est uniquement lié au risque d'infectiologie ; pas au risque contentieux. Nous vivons en permanence avec le risque contentieux, dès qu'un malade franchit le seuil de l'établissement ou du cabinet médical. Ce n'est pas ce qui nous motive à progresser, tant s'en faut. En l'occurrence, il s'agit simplement de ne pas mettre un patient covid avec un patient non infecté. De même, les patients atteints de maladies bactériennes style staphylocoque ou bactérie multirésistante sont toujours en chambre d'isolement. Là, comme il y en a plus, nous sommes obligés de les séparer.

La coopération avec l'hôpital public a été largement commentée. Nous ne sommes pas membres de droit dans les CPTS, et toutes ne fonctionnent pas de manière équivalente. Cela n'apporte donc pas une réflexion pertinente à l'échelon national. Nous demandons que l'ARS soit le garant de la répartition des autorisations de réanimation, des patients et des prises en charge et que des contrôles soient effectués.

Au sein de l'hospitalisation privée, nous avons 12,8 % d'agents administratifs. Je suppose que le taux est supérieur dans les hôpitaux publics. Nous avons évidemment aussi des secrétaires médicales. Tous nos praticiens ne sont pas dotés en secrétariat médical.

M. Antoine Perrin . - On a beaucoup d'espoir dans les CPTS, mais je rappelle - le chiffre nous a été donné par le directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM) en début de semaine - qu'il y en a actuellement 20 en France. Certes, il y en a 200 à venir. Pour le moment, c'est une institution en devenir.

À la Fehap, il y avait trois espaces différents. Le premier, mis en place par le ministère, était pour tout le monde et concernait les professionnels de santé ; il a été très sollicité. Le deuxième était spécifiquement pour les directeurs et les responsables de soins ; il a été peu sollicité. Le troisième, l'espace éthique dont vous parlez, était très intéressant. Je n'ai pas de bilan à vous présenter pour le moment, mais il y en aura un. Des professionnels en responsabilité confrontés à des questions éthiques douloureuses pouvaient demander à être entendus en débat avec un éthicien, un philosophe ou autre. Il y a eu des débats très intéressants. Des acteurs devant prendre à des décisions difficiles ont pu vider leur sac.

L'état psychique des professionnels est contrasté. Globalement, ils sont très fiers de ce qu'ils ont fait. Une infirmière me disait encore hier : « On l'a fait, et on a gagné. » Ils gardent la mémoire de leurs collègues qui ont subi la maladie et en sont morts ; il y en a eu dans tous les secteurs, y compris le nôtre. Cela reste très douloureux. Les vacances ont été utiles ; ils repartent motivés. Je pense qu'ils seront prêts en cas de nouvelle crise. Il y a tout de même une amertume, car nos médecins n'ont été ni reconnus dans le cadre du Ségur et ni revalorisés comme dans le public ; pour le moment, nous n'avons rien à leur proposer.

Les problèmes de doctrine s'agissant de l'éviction des professionnels touchés par la maladie se sont posés dès le 20 février. Nous avions des questions. Que fait-on d'un professionnel touché par la maladie ? À l'époque, il n'y avait pas beaucoup de tests. Que fait-on quand on a des suspicions ? Les réponses orales de la DGOS étaient très hésitantes.

S'il était moins difficile de compenser les absents dans le sanitaire, car l'activité de certains services avait été arrêtée - cela restait tout de même difficile -, les insuffisances en termes d'encadrement pour les personnes âgées et les personnes handicapées dans le médico-social avaient déjà été dénoncées avant la crise. Dès lors, quand des professionnels étaient malades ou invoquaient un droit de retrait, avéré ou non, on se trouvait en difficulté. Les doctrines qui nous ont été données en l'absence de connaissance du virus et de tests ont été très variables. Une fois, on nous avait dit que les professionnels asymptomatiques pouvaient continuer à travailler avec des protections. Or il est tout de même difficile d'être efficaces dans une telle situation, protections ou pas. Surtout, cela posait un problème de la responsabilité pour nos employeurs, qui craignaient d'être impliqués au pénal en cas d'infection avec des conséquences graves d'un malade, d'une personne accompagnée ou d'un autre professionnel. Faute de réponse claire, j'avais interrogé la DGOS le 12 mai ; je rappelle que nous n'avions alors pas suffisamment de protections dans le médico-social. Il a fallu attendre le 23 mai pour que le Haut Conseil de la santé publique donne un avis écrit et que nous disposions des directives claires sur l'éviction des professionnels. Cela a été très long. L'hésitation était liée à la mauvaise connaissance de la maladie et de ses implications possibles vis-à-vis des activités et des malades.

Une ordonnance du tribunal judiciaire de Lille du 3 avril 2020 montre les difficultés qu'il a pu y avoir entre le ministère du travail et nous. Suite à une saisine de l'inspection du travail et de la CGT, un établissement de services à domicile s'est trouvé condamné, certes de manière très symbolique, pour ne pas avoir mis en place les mesures de protection de ses salariés alors même qu'il n'en disposait pas, puisque l'État était incapable de les fournir. Nous avons ainsi fait l'objet d'injonctions contradictoires.

Mme Sophie Beaupère . - Notre centrale d'achat a constaté dès la fin du mois de février qu'il n'était plus possible de commander des masques et des EPI.

M. René-Paul Savary , président . - Étiez-vous déjà en situation de pénurie ?

Mme Sophie Beaupère . - Nous disposions de stocks pour un fonctionnement courant et un risque normal, mais pas de réserves pour une crise sanitaire.

M. René-Paul Savary , président . - Il n'y avait pas de tension sur les approvisionnements ?

Mme Sophie Beaupère . - Pas en février.

M. René-Paul Savary , président . - Mais tout a été bloqué dès le 28 février, puisque l'État était prioritaire.

Mme Sophie Beaupère . - Exactement. D'ailleurs, c'est normal. Mais l'enjeu était ensuite la redistribution. Cela soulève la question de la préparation de l'ensemble des établissements à de telles crises sanitaires. Nous participions tous à des exercices relatifs aux risques terroristes ou aux risques nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques (NRBC), mais pas à ce type de risques.

Comme cela a été souligné, nous ne sommes pas membres de droit des CPTS. Tous les CLCC ne sont pas dans l'ensemble de CPTS, même si c'est un dispositif qui permet la concertation. Pour nous, le décloisonnement ville/hôpital passe à la fois par des outils informatiques permettant de partager les informations entre professionnels libéraux et établissements pour faire des parcours de soins coordonnés et par des financements incitatifs.

Je ne dispose pas du taux des personnels administratifs des CLCC. L'important à nos yeux est d'avoir un mode de gouvernance permettant de faire confiance aux professionnels et d'être coopératifs. Les centres essayent de promouvoir ce type de modèle managérial. Pour nous, le sujet principal est l'attractivité de nos établissements face aux difficultés à recruter un certain nombre de médecins, notamment spécialistes.

Il y a effectivement une véritable fierté de la part des professionnels d'avoir pu assurer la continuité de la prise en charge dans un tel contexte, mais un certain essoufflement, notamment du corps médical. Nos professionnels non-médicaux ont bénéficié des mêmes mesures de revalorisation que dans l'hôpital public. Mais ce n'est pas le cas de nos professionnels médicaux. Nous souhaitons l'équité de traitement. Les médecins des centres de cancérologie vivent mal la situation alors qu'ils éprouvent des difficultés à exercer normalement leur métier du fait des contraintes liées au covid.

Nous avons dû nous organiser rapidement, dès le mois de mars, c'est-à-dire avant la parution des documents officiels. Celui du ministère de la santé et de l'Institut national du cancer (INCa) relatif à l'organisation de la prise en charge du cancer dans le contexte de l'épidémie de covid-19 est daté du 27 avril.

Mme Véronique Guillotin . - En cas de deuxième vague, ou simplement de rebond, sachant que l'hiver va faire exploser les maladies infectieuses et respiratoires de tous ordres, on se demandera souvent si tel patient est atteint du covid ou non. Plusieurs d'entre vous se sont montrés optimistes, en indiquant que l'approche ne serait pas la même que lors de la première vague. Avez-vous eu des consignes claires, écrites, de la chaîne de commandement sur le renoncement aux soins, la distribution des masques, la coordination ville-hôpital ou privé-public ou l'organisation des soins en général ? Va-t-on encore compter sur les bonnes volontés de terrain et la capacité des acteurs à s'organiser selon les territoires ? Là où il n'y a pas de CPTS, c'est plus compliqué.

Mme Victoire Jasmin . - Nous savons très bien qu'il y a des déserts médicaux. Ce que vous avez vécu chez vous ne vaut pas nécessairement pour l'ensemble du territoire national. Les contrats locaux de santé (CLS) pourraient-ils permettre d'améliorer le vécu de certains patients et des professionnels ?

Aurait-il fallu qu'Unicancer puisse anticiper sur la prise en charge des personnes qui étaient déjà programmées lors du déclenchement du plan blanc ?

Les chefs d'établissement privé ou public ont des démarches d'accréditation ou de certification. Dans le cadre de l'amélioration continue de la qualité, avez-vous envisagé de revoir les dispositifs pour effectuer des réajustements en cas de nouvelle vague ?

M. Valletoux a fait part de sa satisfaction s'agissant des décisions prises lors du Ségur en matière de prise en charge financière pour certains professionnels. Mais envisagez-vous de tenir compte des difficultés et des psychotraumatismes de certaines personnes, en recrutant des médecins du travail et des psychologues ?

M. Roger Karoutchi . - Je le dis en toute sérénité, je n'apprécie que l'on déclare avoir « gagné » au printemps. Il y a eu 40 000 morts dans les hôpitaux, les Ehpad et à domicile. Cette commission d'enquête a pour objet de déterminer si tout ce qui a été fait a été bien fait ou si certains responsables publics ont failli. Car 40 000 morts, ce n'est pas rien. Et nous ne savons pas ce qui va se passer dans les mois à venir.

J'ai très mal vécu cette période. Le préfet des Hauts-de-Seine, département que M. Valletoux connaît bien, appelait les parlementaires pour leur demander s'ils savaient où trouver des masques. Des hôpitaux privés nous faisaient part de leur incompréhension : personne ne les appelait alors qu'ils avaient des places. Et les ARS nous disaient que tout était sous contrôle, ce qui n'était pas vrai. Je n'incrimine personne. Mais qu'on ne me dise pas que tout s'est bien passé. Ou alors, nous n'avons pas dû vivre dans le même pays.

On nous répète à chaque audition que les choses changent et que nous serons mieux préparés en cas de vraie deuxième vague. Mais il est un point sur lequel je ne vois toujours rien venir. En six mois, on s'est bien rendu compte que la centralisation ne marchait pas et que la multiplication des comités - je pense à Santé publique France, dont l'action se limite à faire des clips télévisés franchement nuls - ne servait pas à grand-chose. La responsabilité des acteurs de terrain n'est pas assez mise en avant. A-t-on envisagé une forte décentralisation pour leur rendre une réelle responsabilité et une capacité d'agir ? Comment améliorer le lien privé-public ? Faut-il avoir des ARS surdimensionnées, avec autant de fonctionnaires, de contrôles, de signatures ? En cas de deuxième vague, nous serons encore dans l'urgence. En temps de guerre, il ne faut pas multiplier les structures. Les acteurs de terrain doivent pouvoir mieux se coordonner et mener le combat.

Tout est-il en ordre aujourd'hui ? Les Français, dont on parle finalement bien peu, peuvent-ils se dire que le système mis en place les protège, les soigne et les aide ?

M. Lamine Gharbi . - La réponse est oui. Aujourd'hui, nous sommes organisés. L'erreur qui a été commise, outre l'absence de masques et de respirateurs, a été de considérer - mais nous ne le savions pas ; il est facile de refaire le match - que la pandémie serait sur tout le territoire national. Or cela n'a pas été le cas. Tant mieux. L'erreur, que nous ne ferons pas une deuxième fois, a été de vouloir mobiliser le peu de moyens que nous avions. S'il y a demain un cluster sur un territoire, tous les autres sont prêts, en cas de surrégime ou de dépassement de capacité, à venir immédiatement en renfort, qu'il s'agisse du matériel ou des moyens humains. L'approche est totalement différente par rapport au mois de mars.

Nous avons tous fait des exercices de plan blanc, mais ce n'est pas la vraie vie. La vraie vie, c'était en mars, quand des patients étaient en détresse respiratoire et allaient mourir dans les prochaines heures si nous ne faisions rien ; c'était un flot continu de patients. Il faut avoir vécu cette situation pour en parler de manière réelle, et avec émotion.

Aujourd'hui, notre rôle est de rassurer nos concitoyens, dont nous sommes chargés de garantir la santé. Il y a tellement de faux messages qui circulent toute la journée, tellement d'inquiétudes. Je suis choqué que toutes les manifestations, professionnelles, amicales ou autres, soient annulées les unes après les autres. Cela devient très anxiogène. Je rends hommage au Mouvement des entreprises de France (Medef), qui a tenu son université d'été, avec 2 500 personnes ; nous étions tous masqués, et nous avons simplement pu continuer à vivre. On ne pourra pas continuer longtemps à annuler toutes les manifestations, notamment professionnelles ; l'activité doit reprendre.

Nous sommes prêts. L'ARS a continué sa veille et nous réunit quotidiennement, en fonction des clusters. Chez moi, dans l'Hérault, en Occitanie, où il y a eu des foyers infectieux importants liés au tourisme, l'ARS est mobilisée. Nous sommes en lien avec la médecine de ville, avec le monde hospitalier public, privé et associatif et, bien entendu, avec le médico-social. Nous sommes prêts. Les moyens sont arrivés. Surtout, nous avons le retour d'expérience. Ne parlons pas d'« erreurs » ayant été commises ; nous ne savions pas.

Mais si une telle situation - vous l'avez dit, il y a eu 40 000 morts ; c'est effroyable ; nous avons tous eu des drames humains à gérer  - devait ressurgir aujourd'hui, je pense que nous serions prêts. C'est vraiment le message que je veux faire passer aujourd'hui. Nous devons rassurer nos concitoyens sur la solidité de notre système de santé. Certes, il y a eu des erreurs. Il vous appartiendra de déterminer lesquelles et d'en identifier les responsables. Notre rôle n'est absolument d'incriminer telle ou telle personne.

Toutefois, nous faisons un constat. Comme l'a souligné M. Valletoux, nous avons vécu une austérité budgétaire effroyable pendant dix ans, avec des baisses de tarifs de 2 % chaque année. Ne nous étonnons pas que la mariée soit un peu moins belle si les budgets de fonctionnement ont été amputés de 10 %, voire de 15 % pendant dix ans.

M. Frédéric Valletoux . - Monsieur Karoutchi, la certitude que nous avons aujourd'hui, c'est que tout serait en ordre en cas de retour d'une crise aussi forte que celle du printemps dernier. Le système tiendra. Il a déjà tenu. Certes, le prix a été élevé. S'il y a eu des erreurs, il vous appartiendra de les mettre en exergue. Mais le système a tenu.

Néanmoins, soyons réalistes, il y aura toujours des difficultés. Cela ira sans doute mieux sur les approvisionnements. Mais prenons la question des effectifs : les hôpitaux ont tenu parce que les hospitaliers se sont dépensés et mobilisés comme jamais, au prix d'un effort humain important. Il faut un an pour former une aide-soignante, trois ans pour former une infirmière, dix ans à quinze ans pour former un médecin, et il y a 30 % de postes vacants à l'hôpital. La réalité des effectifs n'a pas changé. La réalité de l'effort à fournir en cas d'épidémie d'une telle intensité ne changera pas non plus. La capacité humaine à faire face tiendra une fois de plus, grâce à un effort immense des professionnels de santé devant l'afflux.

Il est possible de mettre des respirateurs dans des salles hospitalières si on en achète. Il faut entre huit et dix professionnels autour d'un lit de réanimation pour un patient. On ne forme pas des infirmiers spécialisés en quelques semaines. On peut demander en urgence à des dermatologues ou à des médecins divers et variés de se plonger dans la vie d'un service de réanimation et de donner un coup de main. Cela a été le cas. Dans les services, les gens qui étaient autour de lits de réanimation n'étaient pas tous des infirmiers spécialisés, des réanimateurs. Tout le monde, moi le premier, connaît des médecins d'autres spécialités qui sont venus donner un coup de main et qui étaient sous les ordres d'infirmiers spécialisés. Cela n'a pas changé, et ne changera pas. Le système de santé est un paquebot, et les paquebots font des manoeuvres un peu lentes : entre le moment où on décide d'opérer un virage et son exécution, il se passe du temps. En l'espèce, cela se compte en nombre d'années.

À mon avis, il y a une prise de conscience ; elle s'est exprimée lors du Ségur. On a effectivement été trop loin dans les demandes d'économies et de rationalisation du système de santé. Aujourd'hui, cela ne peut plus passer. Il faut recoudre ce qui a été détricoté. Cela va prendre des années, à condition d'être à la hauteur des vrais enjeux.

Nous avons obtenu des réponses à peu près satisfaisantes sur les rémunérations. Le Gouvernement a mobilisé 7 milliards d'euros à 8 milliards d'euros. Il faut saluer cet effort, qui est sans précédent. Cela sera-t-il suffisant pour rendre les carrières hospitalières plus attractives et donner envie aux jeunes de s'engager dans ces métiers pénibles et pas toujours bien rémunérés ? C'est une vraie question, et elle n'est pas tranchée.

Dans notre système de santé, les écarts de rémunération entre public et privé sont abyssaux. Il faut regarder cette réalité en face. Comment demander à un hôpital public de tenir ses missions avec de tels écarts ? Il est compliqué de garder des médecins dans certaines spécialités. À cinquante ans, cinquante-cinq ans ou soixante ans, on peut n'avoir plus forcément envie de subir certaines contraintes de vie, comme celles qui sont liées aux gardes.

En France, la santé est sans doute l'un des sujets qui a le plus fait l'objet de littérature administrative, parlementaire ou savante, mais qui a le moins fait l'objet de véritables réformes. On a laissé prospérer des situations qui ne peuvent plus durer. Le temps des vraies réformes est venu. Le Ségur est un début de réponse, mais un début seulement.

Je suis malheureusement un peu plus nuancé sur la réponse à apporter à Roger Karoutchi. J'aimerais pouvoir être enthousiaste et dire qu'il n'y a pas de problème. Nous sommes évidemment prêts à faire face, mais à prix qui restera élevé et douloureux.

M. Antoine Perrin . - Les écarts de rémunération qu'évoque Frédéric Valletoux ne sont pas entre le public et le privé solidaire. En fait, les écarts entre le public et le privé solidaire vont même être inverses, compte tenu ce que le public a gagné dans le Ségur.

Monsieur Karoutchi, je pense qu'aucun d'entre nous n'a dit que nous avions « gagné ». Nous avons dit que nous avions tenu.

M. Roger Karoutchi . - Si ! Vous avez-vous-même employé le terme « gagné ».

M. Antoine Perrin . - Je ne me souviens plus à quelle occasion je l'ai employé. Face à la crise, nous avons tenu. Mon propos n'est nullement de dire que nous serions les gagnants et que le virus serait le perdant. Nous avons tenu dans une crise extrêmement difficile. Nous sommes prêts à y retourner, avec crainte. Je pense que nous tiendrons encore en cas de retour de la crise, mais il y a des conditions.

Des leçons ont été tirées sur le pilotage. Le national a compris qu'il ne pouvait pas faire descendre toutes ses décisions, notamment dans une crise qui touchait différemment les régions. Si nous voulons être à même de faire face à une nouvelle crise, il faut laisser des marges de manoeuvre pour que des réponses adaptées puissent être apportées à l'échelon régional. Bien entendu, il faut beaucoup de passerelles entre les régions s'il y a des besoins de transferts. Cela a été fait pendant la crise, mais cela peut être amélioré.

M. René-Paul Savary , président . - Pensez-vous que nous y soyons prêts ?

M. Antoine Perrin . - Je l'ai dit, c'est à améliorer. Il faut être plus réactifs.

M. René-Paul Savary , président . - Sur le terrain, on n'a pas vu bouger grand-chose.

M. Antoine Perrin . - Il y a eu des transferts entre régions, mais insuffisamment. Par exemple, les transferts vers les professionnels d'Occitanie, qui étaient inoccupés, n'ont pu être faits que début mai. Il faut mieux s'organiser.

Des améliorations s'imposent aussi à l'échelon infrarégional. Les ARS ont elles-mêmes reconnu que leurs délégations départementales n'étaient pas forcément armées pour accompagner au mieux nos attentes. Certaines décisions nationales mises en oeuvre par les ARS en région ont été sans effet dans les délégations départementales. Il y a là une faille à combler. Le lien avec les collectivités départementales a été très inégal, parfois inexistant, notamment sur l'action de proximité en faveur des personnes vulnérables ou en situation de handicap. Il faut absolument améliorer le lien entre les délégations départementales des ARS et les collectivités départementales.

M. René-Paul Savary , président . - Les situations étaient différentes selon les départements. Le secteur médico-social n'était pas touché là où le covid ne circulait pas.

M. Antoine Perrin . - Il n'était peut-être pas touché par le virus, mais il l'était par les mesures prises. Quand une personne autiste est isolée à domicile, sans activité, elle explose, de même que sa famille.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Les acteurs du domicile nous ont indiqué que la situation était effectivement très variable selon les départements. Sans tomber dans la délation, pouvez-vous nous préciser les départements dans lesquels le lien que vous évoquez a été bon et ceux où il a été moins bon ?

Mme Sophie Beaupère . - Il est clair que nous sommes beaucoup mieux préparés aujourd'hui, et heureusement. Les équipements et les tests sont présents. Le contact tracing, qui permet de suivre les contacts des patients positifs, est très important pour mieux maîtriser l'évolution de l'épidémie.

Nous avons aussi progressé sur la flexibilité des capacités de réanimation. Nous avons pu ouvrir ou transformer des soins intensifs en réanimation. Pour l'instant, nous avons conservé ces autorisations, ce qui permet d'avoir une variable d'ajustement importante.

Notre connaissance de l'épidémie s'est également améliorée, du fait notamment des essais que nous effectuons. Il nous semble important que ceux-ci puissent répondre à des questions spécifiques, comme l'efficacité de molécules spécifiques pour traiter les symptômes de patients atteints de cancer. Nos études de taille moyenne permettent d'avancer sur la connaissance de l'épidémie et sur ses interactions avec l'ensemble des pathologies.

La capacité humaine à faire face à la crise est un point crucial. Je ne reviens pas sur les enjeux de formation et de valorisation des professionnels. Les difficultés de recrutement en anesthésistes, en chirurgiens et en radiothérapeutes que connaissent les CLCC deviennent évidemment encore plus aiguës dans un contexte de crise.

Le rôle des élus a été essentiel.

M. René-Paul Savary , président . - Nous pouvons par exemple évoquer les CLS.

Mme Sophie Beaupère . - Il nous paraît très important que les élus puissent avoir une vision et une capacité d'anticipation, notamment sur les investissements. L'investissement, c'est la clé de la préparation des établissements et de l'ensemble des acteurs. C'est ce qui permet de se projeter à plus long terme en matière de santé publique.

Nous connaissons bien le sujet des déserts médicaux en cancérologie. Les difficultés à avoir des médecins experts et spécialistes dans beaucoup de territoires créent des inégalités de prise en charge. En période de crise sanitaire, cela ne s'améliore évidemment pas. La téléconsultation est une réponse, mais elle a ses limites.

Mme Victoire Jasmin . - Et il y a aussi des déserts numériques.

Mme Sophie Beaupère . - En effet. La solidarité nationale doit pouvoir jouer. Je pense par exemple aux transferts de professionnels, comme cela a été demandé, pour la Guyane. Il faut pouvoir continuer à promouvoir les exercices partagés médicaux - cela peut évidemment être développé dans le cadre des GHT - entre des centres d'expertise et des territoires qui connaissent des difficultés de recrutement.

Les CLCC ont déclenché des plans blancs très tôt, dès que des premiers patients ont été testés positifs au covid, avec des réunions quotidiennes. Évidemment, cela peut sans doute s'améliorer, avec davantage d'exercices, nationalement comme régionalement.

M. René-Paul Savary , président . - M. Karoutchi est-il rassuré ?

M. Roger Karoutchi . - Non ! J'attends le vaccin.

M. Jean Sol . - Selon M. Valletoux, malgré les 9,4 milliards d'euros d'économies réalisées ces quinze dernières années, les hôpitaux ont tenu. Certes, mais à quel prix ! Nos équipes soignantes, qui étaient déjà épuisées avant cette crise sanitaire sans précédent, le sont encore plus aujourd'hui. Je ne suis pas convaincu que le Ségur de la santé ait des résultats magiques. La pénurie en matière d'effectifs et de compétences spécifiques, notamment en réanimation, que nous dénonçons régulièrement avec mes collègues au Sénat, a-t-elle été un frein majeur à la gestion des prises en charge de nos patients ? Comment y avez-vous remédié ? Que préconisez-vous ?

Monsieur Gharbi, comment les menaces sur l'utilisation des curares dont vous avez fait l'objet se sont-elles traduites ? Verbalement ? Par écrit ? En avez-vous mesuré les conséquences de la prise en charge de vos patients, notamment en termes de pertes de chances ou de surmortalité ? Que sont devenus vos 110 lits de réanimation disponibles ?

Mme Laurence Cohen . - Le problème du déficit de démocratie sanitaire ne se pose pas seulement en période de crise, même s'il a été exacerbé à ce moment-là. D'une manière générale, il n'y a pas de réelle démocratie sanitaire. L'organisation ne permet pas de donner la parole et la possibilité d'agir aux acteurs et aux actrices de terrain. Je pense non seulement aux chefs de service et aux médecins, mais à l'ensemble des personnels - ce sont eux qui sont confrontés aux difficultés - et aux patients. Comment modifier totalement cela ?

Vous avez tous été rassurants sur les EPI. Mais il n'y a pas que les masques. Il y a aussi les surblouses, les charlottes, etc . Pendant la crise, nous avons vu des infirmières, des infirmiers et des sages-femmes utiliser des sacs poubelles. Lors de nos auditions, les acteurs du médico-social, singulièrement les aides à domicile, nous ont alertés sur le fait que l'État n'allait plus les approvisionner. Comment allez-vous prendre le relais ?

Tout le monde dit que le personnel a été exemplaire. Mais reconnaître leur exemplarité nécessite de prendre en compte leurs revendications. Le Gouvernement a mis en place des primes. Or ce que les concernés demandent, ce sont des revalorisations salariales et la reconnaissance de leurs différents métiers.

Suite aux récents propos du Président de la République indiquant vouloir accorder des primes à tous les personnels, il y a eu une certaine cacophonie : selon les départements, selon que l'établissement est privé ou public, les personnels n'auront pas les mêmes primes, ou pas au même niveau. Cela exacerbe les inégalités. Qu'en pensez-vous ?

En tant que parlementaires, nous avons été souvent alertés sur la souffrance des patients atteints de troubles psychiatriques. On nous a dit qu'ils étaient, pour beaucoup, laissés en errance, non pris en charge ou isolés. Nous aimerions avoir votre retour d'expérience.

Monsieur Gharbi, vous déclarez que vous serez prêts, parce que l'ARS a institué un dispositif de veille, avec des réunions quotidiennes et des retours d'expérience. Je suis agréablement surprise ; jusqu'à présent, toutes les personnes que nous avons auditionnées nous ont indiqué qu'il n'y avait aucun retour d'expérience. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Aujourd'hui, tout le monde dénonce l'austérité. Mais, en tant que parlementaires, nous avons une responsabilité. J'espère que le Sénat va cesser d'adopter majoritairement des budgets d'austérité, que moi et les membres de mon groupe avons toujours refusé de voter.

Mme Sophie Beaupère . - La démocratie sanitaire a été un peu mise à mal pendant la crise. Cela renvoie au sujet, que nous avons soulevé dans le cadre du Ségur - nous n'étions pas les seuls -, de la place des patients, qui doivent pouvoir donner leur avis sur un certain nombre de décisions stratégiques des établissements, mais aussi sur l'amélioration concrète de l'organisation et le parcours des soins.

La revalorisation des professionnels est un vrai sujet ; nous l'avons évoqué à plusieurs reprises. Nous pensons par exemple qu'il faut beaucoup travailler sur la valorisation du personnel infirmier. Je pense notamment aux infirmières en pratique avancée. C'est à la fois bon pour le système de santé, car cela permet de développer des compétences, et motivant pour les professionnels, en leur offrant des perspectives intéressantes de carrière. Il faut développer les protocoles de coopération entre médecins et personnels paramédicaux. La question des primes a été complexe. Il y a eu beaucoup de discussions avant d'obtenir la certitude qu'elles pourraient être versées dans les CLCC.

Comme vous l'avez souligné, ce qui compte pour les professionnels, c'est la revalorisation financière pérenne, plus que les primes. Cette revalorisation a été effective pour le personnel paramédical nous concernant. Elle ne l'est pas pour le personnel médical. Cela reste un point de crispation majeur pour nos professionnels.

M. Antoine Perrin . - Il y a une culture de la démocratie sanitaire et de la place des usagers en santé. Ils sont intégrés au conseil d'administration. Ils ont des associations bien organisées. Ils ont fait le constat de ce défaut de démocratie sanitaire pendant la crise. Par exemple, les associations de patients ont pu dénoncer la suppression des collations pendant les dialyses ou l'absence de masques vis-à-vis des personnes dialysées.

Le pire, c'est dans le médico-social, où la culture de la démocratie sanitaire est beaucoup plus récente. Ainsi, les compétences ou les capacités à agir des conseils de vie sociale (CVS) dans les Ehpad ou les structures pour personnes handicapées sont très limitées. Encore une fois, attention au reconfinement dans certains Ehpad, où les décisions sont prises par le directeur, avec une légitimité que l'on peut parfaitement comprendre, mais sans aucun dialogue avec les familles, ce qui est catastrophique. Il faut absolument anticiper et éviter ces problèmes par l'établissement d'un dialogue, avec des partenaires parfois difficiles à saisir.

Nous n'avons pas abordé l'abandon des carrières. Beaucoup de professionnels en santé abandonnent, parce qu'ils sont épuisés. Nous devons agir sur l'attractivité des parcours. Une jeune femme qui s'engage dans la carrière d'aide-soignante doit savoir qu'elle aura des perspectives. Elle ne doit pas penser qu'elle fera seulement des toilettes, même si ce n'est pas dévalorisant, toute sa vie. Elle doit avoir un parcours permettant d'évoluer dans son métier, voire de changer de métier. Cela vaut pour tous les professionnels.

La question de la psychiatrie ne concerne pas que l'institution psychiatrique. Elle concerne l'abord de la santé mentale de toute la population. Cela a été très difficile pendant la crise. Nous n'avons pas encore fait le point des conséquences psychologiques, voire psychiatriques de la crise sur toute la population. Les professionnels, qui sont au plus près, peuvent être suivis, même si c'est difficile. Les populations pour lesquelles je crains le plus sont, encore une fois, les populations précaires. Dans la rue, 30 % des personnes présentent des problèmes psychiatriques et 30 % - peut-être les mêmes ? - présentent des addictions. C'est énorme. Or, pendant la crise, la situation psychiatrique de ces personnes a été beaucoup moins prise en compte. Nous devons être vigilants.

M. René-Paul Savary , président . - Il n'y a pas eu de retour d'expérience ?

M. Antoine Perrin . - Non.

M. Frédéric Valletoux . - Les questions de pénurie constituent effectivement un point d'inquiétude et de vigilance. Pour le système de santé, c'est un point d'amélioration majeure. Il faut concentrer les efforts pour - M. Perrin l'a souligné - rendre les carrières beaucoup plus attractives. Je ne pense pas que cela ait été un frein à la prise en charge, car la mobilisation de tous les soignants à l'hôpital, quelle que soit leur spécialité, a permis de faire face à l'afflux de patients.

Nous l'avons fait une fois. Nous pouvons imaginer le faire deux fois. En revanche, nous ne pouvons pas imaginer pérenniser un système reposant uniquement sur la mobilisation des femmes et des hommes qui servent l'institution.

La question des carrières et des rémunérations doit être posée. La Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) du ministère de la santé a accepté de mener une enquête sur les écarts de rémunération. C'est une nécessité. Aujourd'hui, nous avons énormément de mal à conserver des radiologues ou des anesthésistes réanimateurs du fait de ces écarts.

Il faut poser tous ces sujets en transparence. Le Gouvernement semble d'accord pour le faire, de même que nos fédérations. Il y va de l'attractivité et de la pérennité de l'attractivité de chacun de nos secteurs.

Je souhaite corriger ce qui a été indiqué à propos du Ségur. L'accord que nous avons cosigné à Matignon ne portait pas uniquement sur des primes. Il visait la réorganisation d'un certain nombre de grilles statutaires, donc de carrières, et sur des mesures relatives aux rémunérations. La prime de reconnaissance covid faisait suite à la mobilisation exceptionnelle. Le fait qu'elle n'ait pas été versée de la même manière à tous les personnels soignants ne me choque pas : tous les territoires n'ont pas été touchés de la même manière, et tous les professionnels de santé n'ont pas vécu le même printemps. On ne peut pas réclamer que notre système de santé évolue vers un peu moins d'uniformité et prenne mieux en compte les réalités des territoires et regretter dans le même temps que la prime ait plutôt servi à ceux qui avaient été en première ligne. D'ailleurs, un socle concernait l'ensemble des hospitaliers.

M. Lamine Gharbi . - La restriction des drogues organisée par l'administration centrale n'a évidemment pas abouti à des pertes des chances. En revanche, nous disposons d'écrits des ARS - nous pourrons vous les communiquer - nous mettant en garde pour que nous prenions seulement en charge les patients urgents ; il pouvait y avoir des contrôles et des demandes de remboursement des actes si nous prenions en charge des patients non urgents.

M. René-Paul Savary , président . - Ces documents nous ont été transmis.

M. Lamine Gharbi . - Les 110 lits de réanimation du Grand Est, c'est 40 supplémentaires en plus des 70 lits autorisés. Ils ont été désarmés. Nous sommes revenus au niveau initial de 70 lits.

M. René-Paul Savary , président . - Combien de ces 110 lits ont été occupés ?

M. Lamine Gharbi . - Ils ont été occupés en totalité, mais progressivement : un mois après le début de la crise.

M. René-Paul Savary , président . - Beaucoup d'établissements ont confié des respirateurs ou du personnel, se sont retrouvés dans le circuit et ont récupéré en provenance d'autres hôpitaux des malades en gériatrie, pour lesquels leurs spécialistes n'étaient pas formés. Cela a posé des difficultés.

M. Lamine Gharbi . - Exactement.

M. René-Paul Savary , président . - Certains de vos professionnels ont-ils eu des prêts garantis par l'État ou droit à l'activité partielle ?

M. Lamine Gharbi . - Dès le début de la crise, nous avons eu la garantie de compensation de nos charges. Nous avons pu - je n'ai eu de cesse de remercier le Gouvernement de son action - nous concentrer sur l'organisation des soins face à la pandémie sans souci de chiffre d'affaires. Comme nous sommes tarifés à l'activité, dès lors que le Gouvernement nous a demandé d'arrêter du jour au lendemain toute notre activité, c'est-à-dire 100 000 opérations sur la semaine à venir, nous n'avions plus de recettes. Mais nous avons eu une compensation totale.

M. René-Paul Savary , président . - Cette compensation a-t-elle été effectivement versée ?

M. Lamine Gharbi . - Oui. Bien entendu, quelques points, comme la part complémentaire avec la part du ticket modérateur, restent à voir. Mais environ 85 % de nos charges ont été solvabilisées. Je remercie donc la solidarité nationale. C'est le seul secteur en France où le privé a été totalement pris en charge. D'ailleurs, c'est normal, puisqu'on nous avait demandé d'arrêter notre activité. En revanche, les médecins n'ont pas été compensés. Ils l'ont été à la fin sur une partie de leurs charges fiscales et sociales.

Les réanimations dans le Grand Est ont été renforcées. Dans le même temps, les ARS ont créé quatre-vingt-dix-neuf services de réanimation temporaires sur le territoire. En d'autres termes, là où il fallait dix ans pour avoir une autorisation de réanimation, en trois jours, nous avons eu l'autorisation d'armer des services de réanimation. Cela a été un révélateur de ce que l'administration peut faire rapidement.

C'est une bonne chose que les ARS soient renforcées par les élus.

Sur l'Ondam, vous avez été trompés pendant des années. Chaque année, vous avez voté une augmentation dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale en pensant nous aider pour que nous ayons plus de moyens pour faire fonctionner les hôpitaux et les cliniques. Mais, derrière cette augmentation de 2 % de l'Ondam, il y avait des baisses de tarifs, et vous n'avez pas été sollicités pour les approuver. Il y a donc eu tromperie.

M. René-Paul Savary , président . - Ce n'est pas une tromperie. Nous avons voté en toute connaissance de cause. Nous savions très bien que si nous augmentions l'Ondam de 4 milliards d'euros par ans alors qu'il aurait fallu 8 milliards d'euros, il manquerait encore 4 milliards d'euros.

M. Lamine Gharbi . - Là où il y a tromperie, c'est que vous avez cru décider une augmentation alors qu'il y avait en fait une baisse.

M. René-Paul Savary , président . - Non. Nous le savions très bien. Nous avions passé des heures à analyser les budgets. Nous faisons notre travail de parlementaires.

M. Lamine Gharbi . - Je suis d'accord avec M. Valletoux pour qu'il y ait une comparaison des salaires. Sur les personnels soignants non médicaux, infirmières, aides-soignantes, les salaires de la fonction publique sont supérieurs à ceux du privé, parce que nous avons un différentiel de charges en notre défaveur. Sur les médecins, il y a effectivement un écart que nous devons analyser, notamment en comparant avec le temps de travail. Mais, au-delà de cette comparaison, qui amènera toujours des commentaires, voire des tensions, il faudrait réfléchir à la possibilité pour les médecins d'un secteur d'intervenir dans l'autre, et réciproquement, ainsi qu'au fait de laisser à chacun la liberté de son appartenance professionnelle, salariat ou médecine libérale. Un exercice mixte me semblerait profitable pour l'ensemble des fédérations.

M. René-Paul Savary , président . - Nous partageons ce point de vue. Nous y avons déjà travaillé, et nous voyons bien les difficultés. Vous pourrez peut-être nous aider.

M. Lamine Gharbi . - Il y a bien eu un retour d'expérience. Dans le cadre de mon activité professionnelle - j'ai des fonctions syndicales, mais mon « vrai » métier est la gestion d'établissements de santé -, j'ai participé la semaine dernière à des réunions sur l'organisation des soins au sein de l'ARS d'Occitanie. Il s'agissait pour les 138 cliniques privées et les 150 hôpitaux publics de la région de faire un point sur l'état actuel de la charge médicale dans nos établissements en médecine, en chirurgie et en réanimation, ainsi que sur une éventuelle dégradation du nombre d'hospitalisations et de réanimations. En Occitanie, il n'y a pas de cas de covid de manière importante. Il y a quelques cas en médecine, quelques hospitalisations et réanimations, mais pas plus. Aujourd'hui, la situation est stable. Évidemment, je ne sais pas ce qu'il en sera demain.

Sur les retours d'expérience, nous sommes vraiment, je peux vous l'assurer, au plus près de l'actualité épidémiologique et des risques sanitaires pour le pays.

M. René-Paul Savary , président . - Plusieurs questions se posent. A-t-on tiré les conséquences de la première vague ? Sommes-nous mieux préparés à une deuxième ? A-t-on réorganisé sur les territoires la coopération entre hôpital public et médecine de ville ou entre ARS et élus ? Il faut des retours d'expérience, pour voir ce qui n'a pas marché, sans animosité. Quoi qu'il en soit, je vous remercie de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de Mme Katia Julienne,
directrice générale de l'offre de soins
au ministère des solidarités et de la santé

(jeudi 3 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Mes chers collègues, je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, que je remplace pour les auditions du mois de septembre.

Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Katia Julienne, directrice générale de l'offre de soins au ministère des solidarités et de la santé.

Cette audition fait écho à celle des fédérations hospitalières qui s'est tenue ce matin. Les thématiques sont nombreuses : nous nous interrogeons notamment sur le choix d'un traitement très hospitalier de l'épidémie, mais aussi sur celui de réorienter complétement l'offre hospitalière sur la prise en charge des patients covid - peut-être au détriment des autres -, y compris dans des zones peu touchées. Nous nous interrogeons également sur le point de savoir si cette stratégie n'a pas été dictée par les capacités disponibles, au moins dans un premier temps.

Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Katia Julienne prête serment.

Mme Katia Julienne, directrice générale de l'offre de soins au ministère des solidarités et de la santé . - Je voudrais tout d'abord saluer l'engagement des soignants et, plus largement, celui de l'ensemble des personnels qui ont concouru au bon fonctionnement du système de santé. Il me semble important de souligner devant vous leurs efforts et leur engagement - aujourd'hui encore - dans la gestion de cette crise.

Je voudrais également souligner l'importance des relations que nous avons pu nouer durant la crise avec les fédérations hospitalières, que vous avez auditionnées ce matin, avec les conférences hospitalières et avec les sociétés savantes, sans oublier France Assos Santé. Ces contacts permanents tout au long de la gestion de l'épidémie ont joué un grand rôle dans les décisions que nous avons prises.

La Direction générale de l'offre de soins (DGOS) a mis au service de la Direction générale de la santé (DGS), qui pilote la gestion de la crise sanitaire, non seulement sa capacité à activer l'offre de soins, mais aussi une partie de ses agents dans les cellules - cellule « logistique », cellule « opération »... - mises en place par la DGS, ce qui a permis d'introduire plus d'agilité à l'échelle nationale. Nous avons ensuite retrouvé cette agilité dans les agences régionales de santé (ARS) et dans les établissements de santé. Nous avons profondément fait évoluer nos organisations internes - nous n'y étions pas habitués - pour faire face aux contraintes et aux difficultés liées à la gestion de l'épidémie.

Il en a été de même à l'échelon interministériel : un certain nombre d'évolutions ont pu être mises en place rapidement. Je pense notamment à la garde des enfants des soignants, ce qui a été extrêmement important pour garantir la continuité des soins, ou à la prise en charge des transports, notamment les taxis, pour ramener les soignants à leur domicile. Ces deux exemples témoignent de la très forte coopération interministérielle durant l'ensemble de la crise.

Nous avons suivi deux lignes directrices. Tout d'abord, nous avons constamment veillé à lever les freins et à faciliter l'adaptation du système de santé pour aider les acteurs de terrain, à travers les déprogrammations ou en permettant aux ARS d'octroyer des autorisations exceptionnelles dans des délais très réduits, ce qui a facilité l'extension d'autres activités, notamment de réanimation. Je pense aussi à l'appui sanitaire aux établissements d'hébergement des personnes âgées dépendantes (Ehpad), levier extrêmement important, pour faciliter la prise en charge sanitaire des résidents.

Nous avons ensuite pris des mesures sur les plans administratif, juridique et financier pour faciliter notre engagement massif en termes de réaffectation et de renforts des professionnels de santé entre établissements. Ce fut aussi le cas pour la garde des enfants ou le recours aux taxis que j'évoquais à l'instant.

De même, il était essentiel d'assurer aux établissements de santé publics et privés le maintien de leur financement, qu'il s'agisse d'aides en trésorerie, de délégations financières ou de garanties de financement pour leur éviter toute préoccupation financière et leur permettre de se concentrer sur la gestion des patients covid. Tous ces exemples témoignent de ce que doit être la posture d'une administration centrale : elle n'est pas en première ligne, mais elle vient en appui des acteurs de terrain.

Après cette période de gestion de l'épidémie, nous avons eu à coeur d'organiser des réunions, dans des délais extrêmement courts, pour capitaliser ensemble sur les enseignements à tirer de cette crise. Nous avons ainsi rencontré, fin juin, le Conseil national de l'urgence hospitalière (CNUH), un certain nombre de sociétés savantes, les réanimateurs, les représentants de la médecine physique et de réadaptation (MPR)... Ces réunions nous ont permis, par exemple, de mieux comprendre combien les télésoins réalisés par les kinés avaient permis d'assurer la continuité de la prise en charge de patients dans les services de soins de suite et de réadaptation (SSR), notamment non-covid, durant la période de confinement. Les enseignements que nous pourrons tirer de la gestion de cette crise nous permettront à la fois de nous préparer à un éventuel rebond ou à une reprise de l'épidémie et de mettre en oeuvre des évolutions plus pérennes de notre système de santé.

Nous continuons d'échanger, depuis juillet, avec les deux conseils nationaux professionnels (CNP) de réanimateurs. Nous avons retravaillé avec eux certaines des instructions envoyées dès la fin du mois de juillet aux ARS pour qu'elles se tiennent prêtes en cas de reprise de l'épidémie. Nous travaillons également sur des évolutions plus structurelles des services de réanimation, qu'il s'agisse des professionnels - je pense notamment aux infirmiers - ou de la question du capacitaire. Ce dernier point est important : nous devons choisir avec eux les bons critères de détermination des capacités de réanimation, non seulement au plan national, mais aussi - et surtout - au plan régional. Ces capacités peuvent en effet être très différentes selon les territoires. Nous ne réglerons pas cette question dans les deux mois qui viennent, mais il faut impérativement la traiter. Nous devons travailler à la fois sur le court et le moyen terme.

Les décisions du Ségur constituent un autre élément important. Certaines étaient très attendues par l'ensemble du système de santé - je pense à l'investissement hospitalier, aux rémunérations, aux primes, aux parcours de carrière de l'ensemble des professionnels, personnels médicaux et non médicaux... Ces décisions, que nous mettons en oeuvre dès maintenant, portent sur plusieurs milliards d'euros.

D'autres sujets sont également très importants. Nous avons maintenu la prise en charge à 100 % des téléconsultations. L'épidémie a permis d'accroître très notablement le nombre d'actes de télémédecine, de télésoins, avec des professionnels assez différents. Je pense que la télémédecine a trouvé sa place. Nous devons la conforter de manière pérenne.

Je pense également à l'ancrage sanitaire autour des Ehpad : pendant la gestion de l'épidémie, nous avons demandé aux ARS de mettre en place un maillage sanitaire autour des Ehpad, notamment à travers des astreintes, pour qu'aucun établissement n'ignore qui appeler pour un appui sanitaire, qu'il s'agisse de soins palliatifs ou d'une aide plus générale aux professionnels. Nous avons demandé aux équipes mobiles de gériatrie de sortir de plus en plus de l'hôpital pour aller vers les Ehpad et les aider. Nous avons levé les restrictions qui pouvaient limiter les interventions de l'hospitalisation à domicile (HAD), laquelle a réalisé un travail remarquable auprès des résidents de ces établissements.

Il en va de même du déploiement du service d'accès aux soins qui nous permettra de parfaire l'organisation de la régulation médicale avec les généralistes et les urgentistes. Nous avons demandé aux ARS qui ont monté des projets de sites pilotes de les déployer et de nous faire un retour d'ici au 30 septembre.

Voilà quelques exemples d'évolutions structurelles, dont certaines peuvent être mises en place très rapidement et d'autres en quelques mois, que nous devons enclencher dès maintenant pour améliorer notre système de santé de manière pérenne et nous préparer au mieux à ce qui pourrait advenir.

J'évoquais les autorisations exceptionnelles de soins critiques - il en a d'ailleurs été question lors de votre audition de ce matin. Nous les avons mises en place dans le cadre de l'état d'urgence, pour une durée limitée. Nous nous interrogeons aujourd'hui pour savoir s'il ne serait pas intéressant - à titre personnel, j'y souscris - de confier cette responsabilité aux ARS plutôt qu'à l'administration centrale pour leur permettre de décider directement de l'octroi de ces autorisations dans un délai plus court, ce qui leur permettrait de mieux s'adapter à la situation de leur région.

Durant cette crise, il était important pour nous d'avoir des échanges permanents avec les acteurs de terrain afin d'identifier le plus tôt possible les difficultés qui étaient de notre ressort et de modifier, dans les délais les plus courts possible, les textes qui constituaient des freins administratifs ou d'agir sur les leviers financiers à notre disposition pour faciliter l'action locale de ces acteurs. C'est cet état d'esprit qui nous a animés.

Il me semble essentiel de préserver cette écoute entre nous et cette capacité de réactivité, ce qui nous conduit à définir des cadres généraux et à laisser les ARS et les acteurs de terrain en déterminer les modalités concrètes d'application. Lorsque nous avons demandé aux ARS de reprendre les soins, y compris hors covid, le 7 ou le 8 mai dernier, nous avons souligné qu'elles devaient le faire en fonction de la situation propre à leur territoire. La situation n'était alors pas la même dans le Grand Est et en Occitanie, par exemple. Il appartenait au plan local de déterminer, en fonction de ses contraintes et de ses capacités, comment conduire la reprise d'activité et non à l'administration centrale de donner des guidelines ou de publier des textes très prédictifs.

M. René-Paul Savary , président . - Madame la directrice générale, vous avez dressé un tableau de ce que vous avez fait, et nous ne doutons pas que vous avez agi au mieux. Mais pourriez-vous nous parler de ce qui s'est moins bien passé sur le terrain : réorientations, pénurie de matériels, malades non-covid ayant connu des retards de soins... Les auditions que nous avons déjà conduites nous ont permis de constater un certain nombre de dysfonctionnements - ce qui est inévitable en période de crise - qu'il serait possible d'améliorer. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

Mme Katia Julienne . - Je pourrais parler de la déclinaison entre décisions nationales et régionales. Lors de sa montée en puissance, nous ne savions pas si l'épidémie allait concerner essentiellement quelques régions ou se propager sur l'ensemble du territoire. Nous avons donc pris des décisions très fortes - je pense notamment à la déprogrammation - pour dégager des capacités en matériels, en renforts de personnels et en prise en charge de patients.

Nous devons recourir aujourd'hui à ces outils de façon beaucoup plus localisée et proportionnée. La déprogrammation reste intéressante, mais doit être maniée avec beaucoup de précaution en fonction de la situation dans une région ou dans un département et être beaucoup plus circonscrite au territoire concerné par l'épidémie. Nous avons développé un certain nombre d'indicateurs qui nous permettent de prendre des mesures plus limitées dans l'espace et dans le temps en fonction de la situation. C'est un enseignement très important.

Nous avons concentré les évacuations sanitaires sur les patients covid. Demain, nous pourrions être conduits à y recourir pour d'autres types de patients et mieux piloter les places disponibles. Nous avons développé de bons outils ; nous devons maintenant en faire un usage plus proportionné dans l'espace et dans le temps.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Comme l'a souligné le président, nous aimerions vous entendre sur ce qui, selon vous, n'a pas fonctionné de façon optimale et sur les voies d'amélioration en matière d'offre de soins.

La question du dépistage est aujourd'hui un des éléments importants de notre capacité à freiner la circulation du virus. Or cette offre est difficile à mettre en oeuvre : les laboratoires sont débordés et nous cherchons d'autres lieux pour réaliser ces tests. Les collectivités locales, les agences régionales de santé et d'autres acteurs prennent des initiatives pour porter une offre de dépistage en dehors des laboratoires. La détermination du public-cible pose également question. Cet exemple montre combien nous devons sans cesse adapter notre réponse. Selon vous, notre système de santé est-il conçu, adapté et pensé pour la gestion d'une épidémie ? Quelles voies d'amélioration pouvez-vous proposer ?

Vous avez évoqué la volonté de la DGOS d'améliorer et de faciliter l'offre de soins en Ehpad. Comment cette offre a-t-elle évolué - selon quels ratios - entre 2003 et début 2020 dans les Ehpad et les établissements médico-sociaux ? Vous aurez peut-être du mal à nous apporter une réponse précise aujourd'hui, mais j'aimerais avoir quelques éléments que vous pourrez ensuite compléter par écrit.

Enfin, nous nous interrogeons sur la faible mobilisation du secteur ambulatoire. En mars, les formes légères devaient être prises en charge par l'ambulatoire et les formes plus sévères par l'hôpital. Ce principe de répartition n'a pas vraiment fonctionné, même en amont. Les premières alertes avaient été actionnées courant janvier. Pourquoi le secteur ambulatoire n'a-t-il pas été mobilisé de façon satisfaisante ? Pourquoi n'a-t-il pas pleinement participé à l'offre de soins et à la lutte contre l'épidémie lors de cette première phase ?

Mme Katia Julienne . - L'organisation de notre système de soins est-elle adaptée pour gérer une épidémie ? Pendant trop longtemps, nous n'avons pas su tisser de liens suffisants entre le secteur médico-social et le secteur sanitaire. C'est une constatation. Nous avons demandé aux ARS de monter en quelques jours des dispositifs à même de faciliter, pour tous les Ehpad, cette prise en charge, quels que soient les acteurs sanitaires - hôpitaux de proximité, SSR, HAD, équipes mobiles de gériatrie... Nous devons impérativement consolider cette faiblesse de notre système de santé et pérenniser les dispositifs mis en place. Plus aucun Ehpad ne doit être privé d'appui sanitaire. Il s'agit d'un enseignement très fort de cette crise.

Début mars, nous recommandions à l'ambulatoire de prendre en charge les patients aux pathologies les plus modérées. Son rôle a sans doute été insuffisant et nous devons nous interroger sur la façon de renforcer la place de ces acteurs. Je nuance toutefois le propos : si le nombre de consultations a beaucoup baissé dans les cabinets de médecins généralistes, celui des téléconsultations a beaucoup augmenté. Nous avons aussi développé la prise en charge de l'appel téléphonique pour faciliter la prise en charge de certains patients. Ce levier est en train de trouver sa place. Jusqu'alors, nous n'avions pas de très bons chiffres en matière de téléconsultation au plan national. Les choses ont changé : la téléconsultation ne doit se substituer ni aux consultations ni aux visites à domicile, mais trouver sa place dans la prise en charge en ambulatoire que nous offrons à tous les patients.

Nous devons encore renforcer la place de la médecine de ville, surtout si nous devons être confrontés à un nouveau rebond de l'épidémie. Nos difficultés sur les équipements de protection individuelle (EPI) ont sans doute pesé. Avec le confinement, certains patients avaient aussi des réticences à aller physiquement chez leur médecin ou leur professionnel de santé. Nous devons travailler sur ces points pour nous assurer que la médecine générale ou, plus largement, la médecine de premier recours, joue pleinement son rôle dans la prise en charge des patients, y compris en cas de rebond épidémique.

La mise en place du service d'accès aux soins vise à mieux organiser sur le territoire la régulation médicale de la prise en charge des soins non programmés, qu'elle soit effectuée par le généraliste ou par l'établissement. C'est quelque chose qui nous manque et que nous développons. Au cours de cette période épidémique, des sas préfigurateurs ont été mis en place dans certaines régions. Ce n'est pas un hasard : nous avons besoin de ce mode d'organisation et nous devons renforcer l'organisation structurée en ville, comme vous l'avez largement souligné ce matin.

Très peu de communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) se sont constituées en tant que telles, mais le nombre de projets a très fortement augmenté - 578 au total, me semble-t-il - ces derniers mois. C'est très important, car nous avons besoin que les acteurs de ville se structurent entre eux et dans leurs relations avec l'hôpital et le médico-social.

Nous avons aussi facilité l'intervention des professionnels libéraux dans les Ehpad pour améliorer la prise en charge des résidents.

Pour résumer ma pensée, une des pistes d'amélioration de notre système de santé consiste à renforcer l'organisation et la structuration en ville et les liens du secteur sanitaire avec les Ehpad. Ce sont les deux points qui me semblent particulièrement importants.

Je serai prudente en ce qui concerne le dépistage, piloté par la Direction générale de la santé. Hier, nous avons atteint le seuil du million de tests réalisés en sept jours. Nous y sommes aussi parvenus parce que nous avons fait évoluer, au cours des dernières semaines, les textes sur les modalités de prélèvement et sur la capacité des professionnels à les réaliser.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Merci de la qualité de vos réponses, madame la directrice générale.

Nous partageons de longue date votre constat sur les Ehpad - j'ai évoqué 2003 à dessein. Depuis la loi de 1975, le fossé qui s'est creusé entre le médico-social et le sanitaire est pointé dans une somme de rapports et de travaux. Il s'agit d'une interrogation collective : pourquoi n'avons-nous pas comblé ces lacunes qui nous ont probablement coûté très cher lors de la survenue de la crise ? Sur un aussi grand nombre d'années, il ne s'agit pas d'une interrogation politicienne.

Une question d'organisation demeure sur le dépistage. Nous avons nettement dépassé le million de tests effectués sur sept jours, mais le quantitatif n'est pas le seul aspect à prendre en compte. Passons sur les limites et défauts du test PCR - faute d'avoir encore les tests salivaires. Quand les délais sont trop longs entre la demande de prélèvement, le prélèvement en lui-même et les résultats, on finit par rater la période de contagiosité et il devient compliqué de rompre la chaîne de transmission. Il s'agit encore d'une difficulté d'organisation que nous avons du mal à anticiper - ce n'est pas faute d'avoir eu les bons concepts : tester, tracer, protéger. La stratégie est élaborée depuis longtemps et l'assurance maladie et les agences régionales de santé, par exemple, ont mis en place - certes, avec retard - différents dispositifs pour aller au contact des populations et mieux dépister.

Pourtant, les modalités ne sont pas satisfaisantes aujourd'hui. Est-ce par défaut de responsabilisation des acteurs locaux ou par manque d'habitude ? Quand on fait face à une crise pour la première fois, on n'a pas nécessairement les bons réflexes... J'aimerais que vous dépassiez le constat des lacunes pour nous dire comment les choses pourraient mieux fonctionner.

M. René-Paul Savary , président . - C'est le propre d'une commission d'enquête de se poser ces questions, madame la directrice générale.

Mme Katia Julienne . - Pendant l'épidémie, nous avons dû faire évoluer les pratiques et les textes. Il existait, par exemple, des restrictions sur l'intervention rapide de la HAD en Ehpad. Des questions de moyens se posaient également, notamment pour les équipes mobiles de gériatrie. C'est à nous de donner les moyens, y compris financiers, permettant de faire fonctionner ces structures et de les développer.

De même, il faut financer les astreintes et il faut que des professionnels viennent. Cela fait partie des choses que nous n'avions pas faites. Nous avons fait bouger les textes et mis les moyens pour faire en sorte - c'est notre objectif - qu'il n'y ait plus d'Ehpad sans accroche sanitaire. C'est ce que nous avons fait concrètement et c'est ce que nous devons continuer de faire pour nous assurer que cette organisation persiste sur l'ensemble du territoire.

Nous avons piloté tout cela avec les ARS en instaurant un reporting hebdomadaire pour vérifier que les choses étaient bien mises en place. Je pense que cette organisation a bien fonctionné et que nous devons la conserver.

Encore une fois, la question des tests relève plutôt de la compétence de la DGS. Je préfère rester prudente. Les laboratoires ont connu un afflux très important de patients venus se faire dépister, une prescription n'étant plus nécessaire. Il était donc essentiel pour nous de permettre une priorisation dans la prise en charge de ces patients.

En ce qui concerne les délais, s'il existe encore des disparités selon les lieux - à charge pour nous de renforcer nos capacités -, il me semble que le délai moyen s'établit aujourd'hui à 1,6 jour. Nous avons ainsi étendu les types de professionnels pouvant faire les prélèvements pour faciliter l'organisation locale mise en place par les ARS.

M. René-Paul Savary , président . - Vous avez étendu aux kinés ?

Mme Katia Julienne . - Nous sommes en train de le faire.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteur . - Vous avez évoqué l'agilité des ARS. Je pense qu'elle aura été différente selon les territoires, et ce d'autant plus qu'elles n'auront pas été sollicitées de la même façon.

Vous avez ensuite parlé des coopérations interministérielles, très efficaces dans certains cas. Toutefois, au cours de nos auditions, nous avons pu constater quelques dysfonctionnements entre les préfets et les ARS. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ? Comment éviter que ces incidents ne se reproduisent ?

Contrairement à mes deux excellents collègues rapporteurs, je ne suis pas médecin. Selon moi, la priorisation des patients ne va pas de soi. Comment déterminez-vous cette organisation ? J'ai cru comprendre que les patients covid avaient été priorisés durant la crise. Comment décider de faire perdre davantage de chances de survie aux malades non atteints du covid ? Il s'agit d'une interrogation éthique.

Toujours en ce qui concerne la priorisation, et à la lumière des auditions que nous avons conduites hier, était-il bien prévu que les patients des Ehpad ne soient plus admis à l'hôpital ? Il semblerait que cette priorisation soit caractérisée. Pouvez-vous nous donner des explications ?

Vous avez également évoqué la réorganisation de la capacité de réanimation au niveau national et au niveau régional. Est-ce quelque chose de ponctuel ou de pérenne ? Allez-vous faire monter en puissance la capacité nationale ? Allez-vous mettre en place une adaptabilité au niveau régional de façon à pouvoir répondre aux infections plus localisées ?

Mme Katia Julienne . - En ce qui concerne l'agilité, tout n'est pas absolument parfait au plan national comme au plan local. Comme vous l'avez souligné, chaque ARS a été confrontée à des réalités différentes.

J'ai écouté avec attention ce qu'elles nous ont dit. Ce qui ressort de positif n'exclut évidemment pas les difficultés qui ont pu apparaître. La région Île-de-France a eu de très bonnes coopérations, tout comme les Hauts-de-France. Des choses intéressantes ont été mises en place. Je pense notamment aux ARS qui ont développé des échanges avec les établissements publics et privés. Il s'agit d'une bonne pratique qu'il nous faut développer. Les échanges que nous avons nous permettent de progresser dans la façon de faire face à une épidémie de ce genre.

En ce qui concerne la priorisation, nous n'avons pas donné de consigne. Nous avons demandé de déprogrammer toutes les activités non urgentes pour pouvoir se concentrer sur les patients covid. Nous n'avons pas défini quelles étaient les activités urgentes ne relevant pas du covid : ce n'était pas au national de définir qui devait être pris en charge durant l'épidémie.

Au moment de la reprise d'activité, nous n'avons pas fixé de listes de pathologies ou d'actes. Ce n'est pas à nous de le faire, mais aux acteurs locaux en fonction de l'état de santé des patients, de la situation des établissements et du niveau de l'épidémie. Ce n'est pas à nous de dire quels sont les patients prioritaires. Nous n'avons pas donné de consigne de priorisation.

Nous n'avons pas non plus donné de consignes pour les résidents des Ehpad. Je crois que les sociétés savantes se sont exprimées sur ce point en juillet dernier. Il existe des recommandations de bonnes pratiques de ces sociétés sur les critères d'admission et de prise en charge des patients. Nous n'avons pas à donner de recommandations de ce type et nous ne l'avons pas fait. C'est très important : nous considérons que la prise en charge des patients est fonction de leur état de santé et non d'instructions venant d'une administration centrale. Les sociétés savantes de réanimation et d'urgentistes l'ont clairement dit en juillet dernier. Il me semble important qu'il n'y ait pas d'ambigüité sur ce point.

En ce qui concerne la réorganisation des capacités de réanimation, vous connaissez les chiffres : nos capacités de réanimation, de soins continus et de soins intensifs sont importantes, mais diffèrent d'une région à l'autre. Nous travaillons avec les réanimateurs pour déterminer le bon niveau de capacité en réanimation dont nous devons disposer au plan national et au plan régional. Ces deux questions sont également importantes : certaines régions n'ont pas eu les capacités suffisantes pour prendre en charge leurs patients. Je pense à de grandes régions comme Grand Est, Hauts-de-France ou Île-de-France, mais aussi à Bourgogne-Franche-Comté qui a organisé directement des transferts de patients avec Auvergne-Rhône-Alpes dont les capacités étaient plus importantes.

Nous réfléchissons à déterminer le bon nombre de places. Peut-être faudra-t-il en créer à tel endroit plutôt qu'à tel autre. Je ne préjuge pas de la fin de nos discussions. Ce qui est certain, c'est qu'elles doivent aboutir à des décisions pérennes. Pour autant, cela n'exclut pas d'étendre à moyen terme les capacités de prise en charge - les professionnels ont très bien su le faire durant la crise - en ayant recours aux unités de soins intensifs et de soins continus et de mettre en place ce que certains d'entre eux ont appelé des « réas éphémères » pour répondre à un afflux important de patients dans les services de soins critiques.

M. René-Paul Savary , président . - Vous dites ne pas avoir dressé de listes d'actes dans le cadre de la reprise des activités. Mais il semblerait que certaines ARS ont signifié à des établissements qu'ils ne seraient pas remboursés s'ils ne respectaient pas le critère d'urgence. S'agit-il de décisions locales ?

Mme Katia Julienne . - Il ne s'agit pas de décisions nationales. J'ai écouté votre audition ce matin...

M. René-Paul Savary , président . - Vous le confirmez ?

Mme Katia Julienne . - Comme vous, je l'ai entendu ce matin, je ne peux donc rien confirmer. Je vais regarder cette question. Ce que je peux vous dire, c'est qu'il ne s'agissait pas d'une consigne nationale. Nous avons laissé le soin à chaque ARS de décider de la mise en oeuvre de la reprise d'activités, compte tenu des contraintes différentes qui pouvaient peser sur elles en termes de nombre de patients, de capacité ou de médicaments disponibles. Ce dernier point a été très important à un certain moment de la gestion de l'épidémie.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . -Vous avez dressé le bilan de votre action. Ce matin, les fédérations ont salué l'assouplissement de certaines procédures par la DGOS. Toutefois, toutes nos auditions - acteurs du domicile, représentants des Ehpad, ordres professionnels... - montrent que tout n'a pas été aussi parfait que ce que vous avez laissé entendre. Mais peut-être vous ai-je mal comprise...

Vous avez évoqué la télémédecine en soulignant le retard que nous avions en ce domaine. Il y a eu des prolongations de prise en charge jusqu'au 31 décembre pour certains actes. Pouvez-vous nous préciser lesquels ? Si nous étions en retard, c'est aussi parce que nous étions en pleine négociation sur le remboursement des actes de télémédecine entre la CNAM et les professionnels de santé. Où en est-on et les choses vont-elles se pérenniser ?

J'ai vu qu'il s'agissait d'un des objectifs de la feuille de route que le ministre Olivier Véran a confiée au nouveau directeur de la CNAM. Hier, les kinés évoquaient les difficultés qu'ils avaient rencontrées dans les télésoins avec des tarifs peu encourageants qui ne correspondaient pas aux besoins.

À quel moment la bascule s'est-elle opérée entre les consignes du départ, selon lesquelles il ne fallait surtout pas aller chez son médecin traitant mais appeler le 15 - consignes que nous avions nous-mêmes relayées au Sénat - et celles selon lesquelles on pouvait finalement se rendre chez son médecin ? Avez-vous une idée de la date précise de cette bascule et des raisons qui y ont conduit ? Début mars, au Sénat, j'avais alerté le ministre sur les risques d'engorgement du 15.

Quelles étaient les réflexions de la DGOS par rapport à la gestion de cette crise au mois de février, avant que n'arrive la vague du Grand Est puis l'accélération des procédures, avec la crainte que l'épidémie ne se développe partout ? Quelque chose me frappe : le Grand Est nous a dit que, tout début mars, on voyait le tsunami arriver. Or, dans le même temps, le 6 mars, le Président de la République incitait les Français à aller au restaurant, au cinéma, au théâtre... Était-on dans une démarche d'immunité collective qui n'aurait pas été dite ? Pourquoi pas, il ne s'agit pas d'une critique... Comment expliquer le décalage entre ce qui se passait dans le Grand Est et les conseils donnés à Paris ?

Mme Katia Julienne . - Il existait effectivement plusieurs freins au développement de la télémédecine, notamment la tarification. Le ministre a demandé au nouveau directeur général de la CNAM de reprendre les négociations sur cette question.

La prise en charge à 100 % par l'assurance maladie obligatoire a permis de faciliter les choses. Nous avons pris ce texte au tout début de la crise. C'était important, parce que tous les patients ne sont pas à l'aise avec la téléconsultation. La CNAM discute et négocie sur ce point. Notre responsabilité consiste maintenant à préserver cette prise en charge dans la palette des pratiques pour l'ensemble des professionnels, qu'ils soient médecins, kinés ou infirmiers.

Il y a eu plusieurs phases assez différentes. La période que vous évoquez correspond aux phases 2 et 3.

Durant la phase 2, l'épidémie était très concentrée sur quelques lieux. Par ailleurs, on savait très peu de choses de la maladie. Notre préoccupation collective était d'isoler, de contenir l'épidémie et d'éviter sa propagation. Dans cette phase, nous nous sommes beaucoup reposés sur le 15. L'activité du SAMU a alors très fortement progressé - nous vous transmettrons les chiffres, mais on constate un pic très important d'activité. J'avais alors des échanges quotidiens avec les urgentistes. Ils ont fait évoluer très fortement leur capacité à prendre en charge les appels avec des renforts de personnels et l'aide d'organismes de téléphonie pour s'équiper et s'adapter. Dans certains endroits, ça a été extrêmement impressionnant. Et cela a duré durant toute la phase 2, tout début mars.

La bascule en phase 3 a fait baisser cette pression. On savait alors que la propagation de l'épidémie serait plus importante. Je pense que le directeur général de la santé en parlerait mieux que moi, puisqu'il pilotait ces différentes phases. C'est à ce moment que la pression s'est beaucoup relâchée sur le 15. Je vous ferai parvenir la chronologie précise.

Notre préoccupation était alors de préparer l'ensemble du système de santé au développement de l'épidémie. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la déprogrammation a lieu le 12 mars. La chronologie est vraiment parlante : en phase 2, certains territoires comme la région Grand Est ou l'Oise sont clairement identifiés ; la bascule en phase 3 correspond à la propagation de l'épidémie et à la prise de mesures très fortes comme le confinement afin de stopper cette propagation et de limiter l'afflux de personnes en réanimation - comme vous le savez, le pic de prise en charge de patients en réanimation a été atteint le 7 avril. Entre début mars et le 7 avril, la montée du nombre de patients pris en charge a été constante et assez impressionnante.

M. René-Paul Savary , président . - Je n'ai pas eu l'impression que le message avait changé. On voyait encore à la télévision les spots incitant à appeler le 15...

Mme Katia Julienne . - Quand la situation est grave, le message est toujours d'appeler le 15. Si les personnes ont un doute sur leur état de santé ou si elles ont besoin d'aide, elles doivent appeler. Après, le message consistait également à inciter les personnes ayant une forme modérée de la maladie à appeler leur médecin généraliste. Durant toute la durée de l'épidémie, la prise en charge de ces patients via la téléconsultation a représenté une partie très importante de l'activité des médecins.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous ne m'avez pas répondu sur l'immunité collective.

Mme Katia Julienne . - Je vous prie de m'excuser, mais je ne suis pas en mesure de le faire. Le directeur général de la santé serait bien plus à même de vous répondre.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Nous avons bien l'intention de lui poser la question.

Mme Muriel Jourda . - Selon vous, madame la directrice générale, un des acquis de cette crise a été de permettre aux ARS de prendre des décisions dans des délais plus courts qu'habituellement. Vous avez notamment évoqué les autorisations pour les lits de réanimation. Quel est le délai habituel et quel fut-il durant la période de crise ?

Accorder plus d'autonomie aux ARS constituerait selon vous une piste pour l'avenir. Quelle est aujourd'hui l'autonomie des ARS par rapport à la direction générale de l'offre de soins ?

Vous avez évoqué la collaboration entre l'hôpital public, les structures privées et la médecine de ville. Aviez-vous une vision, une doctrine sur cette collaboration et quelles ont été les consignes données pour la mettre en oeuvre ? Comment l'envisagez-vous à l'avenir ?

Au début de de la crise, les laboratoires départementaux, par l'intermédiaire des conseils départementaux et de leurs présidents, ont demandé à pouvoir effectuer des tests. Je crois qu'il existe soixante-quinze laboratoires départementaux en France. Il aura fallu attendre trois semaines et demie pour obtenir une réponse positive. Ce délai ne me semble pas compatible avec une période de crise qui exige des réponses rapides.

Vous nous avez indiqué que, encore récemment, différents professionnels de santé ont été habilités à procéder aux tests. Nous sommes donc passés d'un délai de quelques semaines à un délai de plusieurs mois pour faciliter enfin la réalisation des tests, ce qui ne me paraît pas davantage compatible avec une période de crise. Ne peut-on envisager, en cas de crise éventuelle future, de prendre des décisions plus rapidement ?

M. Roger Karoutchi . - Au tout début de la crise, la France disposait de 5 500 lits de réanimation. On nous a dit récemment que nous étions à peu près, du fait des commandes de respirateurs et de l'ouverture de nouvelles chambres, à 11 000 lits. Or une nouvelle notion assez surprenante est apparue, celle de « capacité de réanimation glissante ». Il s'agit de déterminer combien de personnes peuvent passer en réanimation sur un ou deux mois - puisque, par définition, ils n'y restent pas tous deux mois... La direction générale de la santé nous a donc fait savoir que la France était en capacité d'accueillir 17 000 personnes en réanimation en deux mois. Peut-on avoir un vrai chiffre, définitif et clair ? Quelles sont nos réelles capacités, non pas avec des respirateurs de complément, mais avec des respirateurs lourds et le personnel nécessaire ? Sommes-nous plus proches des 11 000 lits ou ne s'agissait-il que d'une capacité provisoire, liée à la crise ?

Ce matin, comme lors de nos auditions précédentes, on a souligné qu'il existait trop de structures - ARS, comité scientifique, direction générale de la santé, comité national de la santé publique et autres organismes en tout genre... On n'y comprend plus grand-chose et chacun défend son « pré carré » : c'est moi qui m'occupe des masques, c'est moi qui m'occupe de la répartition, c'est moi qui m'occupe de je-ne-sais-quoi... N'avez-vous pas le sentiment que cette crise aurait dû ou devrait permettre une simplification des structures de décision en matière de santé. En temps normal, cette concurrence ne pose peut-être pas de véritable problème, mais elle est tout à fait ravageuse en période d'urgence et de crise.

Mme Victoire Jasmin . - Je voudrais parler des invisibles, qui sont aussi inaudibles : les laboratoires de biologie médicale, ceux des établissements publics de santé et ceux des établissements extrahospitaliers.

Dans votre intervention liminaire, vous n'avez pas du tout parlé de la place des laboratoires dans l'offre de soins. Or ils jouent un rôle essentiel dans le diagnostic clinique et dans l'aide à la décision. Je ne comprends pas que le Gouvernement ait fait des annonces concernant le nombre de tests à réaliser avec une très grande méconnaissance - dans le droit fil des propos de Mme Jourda - de la situation exacte des différents laboratoires.

Tous n'étaient pas en capacité de prendre en charge les tests. Au début, ces derniers n'étaient pas assez performants ni fiables ou sensibles. À cela s'ajoutent des difficultés en matière d'équipement. Fin 2019, quasiment tous les laboratoires, à l'appel de tous les syndicats de biologistes, étaient en grève. Je ne sais pas si vous connaissez les raisons de cette colère, mais on s'est rend compte, peu de temps après, que les laboratoires étaient limités, faute de disposer des équipements nécessaires. Les surcoûts pour les doter sont considérables.

Le Gouvernement a également annoncé qu'il pourrait recourir aux laboratoires vétérinaires. Mais avant de pouvoir les mettre à disposition, il faut qualifier le matériel et habiliter le personnel. Je regrette qu'à aucun moment vous n'ayez montré une attention particulière pour les biologistes et pour les techniciens de laboratoire qui ont travaillé quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant toute cette période pour répondre non seulement aux besoins liés au covid, mais aussi à tous les autres besoins de santé dans les milieux hospitaliers et dans les cliniques.

Il faut revenir sur les dysfonctionnements, mais aussi sur les omissions, volontaires ou non. Les laboratoires ont besoin d'une attention particulière. La grève de novembre 2019 témoigne de leurs difficultés. Ces personnels sont invisibles : ils sont dans des labos, ils ne font pas de bruit, ils n'étaient pas sur les ronds-points... Pourtant, ils connaissent de grosses difficultés. Regardez les files d'attente devant certains laboratoires : vous voulez tester, mais pour cela il faut des personnes formées, des personnes qualifiées, des personnes compétentes. Il en manque certainement, mais il faut commencer par valoriser ceux qui sont déjà là et prendre en compte non seulement les différentes recommandations pour l'accréditation des laboratoires, mais aussi les besoins qu'ont exprimés quasiment tous les syndicats de biologistes lorsqu'ils ont interpellé le Gouvernement avant même le début de cette crise.

Je voudrais déjà que vous, en tant que directrice générale de l'offre de soins, preniez en compte les laboratoires et les personnes qui y travaillent. M. Jomier a parlé des tests, tout comme Mme Jourda, mais les tests ne se font pas tout seuls.

Mme Katia Julienne . - Quand j'évoquais l'hypothèse de transférer des autorisations aux ARS, je pensais aux autorisations d'activité exceptionnelle, lesquelles ont notamment servi pour la réanimation. La procédure diffère du régime des autorisations habituelles qui répondent à des textes que nous souhaitons d'ailleurs simplifier. Quel que soit le secteur d'activité, nous pensons que nous devons progresser, notamment sur la question du renouvellement des autorisations et simplifier les procédures existantes. Cette question fait consensus avec les fédérations hospitalières et fait partie des discussions que nous avons eues dans le cadre du Ségur sur le volet simplification.

Cette mécanique est un peu particulière, puisqu'il s'agit de répondre à une situation exceptionnelle. Il me semble que l'ARS est alors mieux à même de mesurer les raisons pour lesquelles elle a besoin de cette autorisation, et dans quelles conditions. Ce transfert n'exclut pas une évolution du process d'autorisation qui est assez long et dont la durée peut varier entre l'autorisation initiale et son renouvellement. Les process peuvent différer selon le contenu des dossiers et selon les demandes liées à la qualité et à la sécurité des soins. Ils répondent à une procédure qui découle des projets régionaux de santé (PRS) élaborées par les ARS.

Il est nécessaire de simplifier le droit commun, au moins pour le renouvellement. C'est un point très important. Par ailleurs, afin de répondre à des besoins qui ont montré leur utilité durant la gestion de l'épidémie, il me semble nécessaire de transférer aux ARS la capacité de délivrer ces autorisations dont elles sont les plus à même de déterminer le caractère primordial ou non.

M. René-Paul Savary , président . - Quel est le délai traditionnel ?

Mme Katia Julienne . - Il s'agit de cycles : les autorisations sont corrélées à des renouvellements de programme...

M. René-Paul Savary , président . - Nous parlons d'un an, de deux ans... ?

Mme Katia Julienne . - Il faut un plan régional de santé...

M. René-Paul Savary , président . - Il faut donc des années, par rapport aux quelques semaines que vous évoquiez pour les autorisations exceptionnelles.

Mme Katia Julienne . - En cas d'urgence, les autorisations exceptionnelles peuvent effectivement être prises en quelques jours. Elles permettent d'être très réactifs en cas de crise. Elles ne rentrent pas dans l'organisation pérenne des soins sur un territoire, mais permettent de répondre à une demande urgente ponctuelle.

Nous avons toujours eu des relations avec les acteurs privés et publics. Durant la crise, nous avons eu des conférences avec toutes les fédérations hospitalières en même temps, tous les deux jours. Il était très important qu'elles disposent toutes du même niveau d'information. Dans les recommandations que nous diffusions, nous ne faisions pas de différence et demandions à ce que l'organisation soit mise en place avec les secteurs public et privé. Dans la recommandation de début mai que j'évoquais sur la reprise d'activité, nous demandions explicitement que l'ensemble des acteurs du territoire soit pris en compte.

Quel type de recommandation pourrions-nous donner ? Je pense à la mise en place d'une gouvernance généralisée, à l'instar de ce que font déjà beaucoup d'ARS, notamment celles d'Île-de-France ou des Hauts-de-France qui avaient mis en place des échanges réguliers, voire quotidiens, avec les établissements publics et privés. Il nous semble qu'il s'agit d'une bonne pratique que nous pourrions recommander. Mais la plupart des ARS en ont déjà l'idée et je sais que l'une d'entre elles l'a fait encore très récemment.

Mme Muriel Jourda . - Cela vaut aussi pour la médecine de ville ?

Mme Katia Julienne . - Tout à fait. Tous les directeurs généraux des ARS auxquels nous en avons parlé nous ont dit de le faire. Je pense que cette recommandation ne présente que des avantages. Vous avez raison, nous devons travailler avec l'ensemble des acteurs, y compris la médecine de ville. Au plan national, nous avons eu des liens réguliers avec la médecine de ville, qu'il s'agisse des médecins, des infirmiers ou des kinés. C'est extrêmement important.

En ce qui concerne les tests, je ne verrais également que des avantages à améliorer les délais. Nous essayons de faire un point très régulier avec les laboratoires. Pardon, madame Jasmin, si j'ai pu donner le sentiment de négliger le rôle des laboratoires. Ce n'était pas mon intention : les laboratoires en ville et les laboratoires hospitaliers jouent un rôle fondamental en temps normal et a fortiori en ce moment. Je tiens à le dire.

Cette stratégie est pilotée par un autre directeur et je me dois de rester prudente s'agissant d'une compétence qui lui échoit tout particulièrement. Mais le rôle des laboratoires est bien évidemment fondamental. Nous avons fait évoluer un certain nombre de textes pour faciliter les capacités à prélever. Nous savons qu'il faut améliorer la capacité des laboratoires en général : la cellule test pilotée par le directeur général de la santé se réunit chaque semaine avec les représentants des syndicats de biologistes pour faire un point sur les difficultés qu'ils peuvent rencontrer, y compris celles que vous évoquiez.

M. René-Paul Savary , président . - Une question vous était posée sur le délai des agréments, pour les laboratoires vétérinaires ou pour les autres. Pour les kinés, ce n'est toujours pas fait. Pourquoi ne prenez-vous pas de décision pour former très rapidement ces personnels à effectuer le prélèvement nasal ?

Mme Katia Julienne . - Nous avons pris plusieurs arrêtés visant à étendre le nombre de professionnels, après une formation assez courte, ayant la capacité de réaliser ces prélèvements.

M. René-Paul Savary , président . - Mais les délais étaient très longs : trois semaines pour les labos vétérinaires. Il nous semble que les choses pourraient aller plus vite.

Mme Katia Julienne . - Toutes les pistes sont bonnes à prendre. Nous pouvons nous pencher sur les délais d'agrément de la même manière que nous l'avons fait sur les autorisations.

M. René-Paul Savary , président . - Vous avez parlé d'un million de tests. Mais ce qui nous intéresse, ce sont les tests réalisés. Il en allait de même pour les masques : c'est très bien d'en commander un milliard, mais seuls ceux dont les résultats sont arrivés nous intéressent. Ce qui importe, c'est la capacité des acteurs de réaliser un million de tests et non de commander un million de tests. Il faut prioriser les demandes, tenir compte des délais durant lesquels les gens ne sont pas isolés... On a l'impression de perdre du temps. Quelle optimisation recherchez-vous pour améliorer le dispositif ?

Mme Katia Julienne . - Monsieur le président, hier, nous avons bien atteint le seuil du million de tests réalisés. Nous avons beaucoup augmenté nos capacités. Pardonnez-moi si je n'ai pas été suffisamment claire.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Quel est le délai de résultat ? On a beau augmenter le nombre de préleveurs, encore faut-il analyser le plus rapidement possible pour mieux répondre aux exigences en termes de voyage, de travail et surtout pour éviter de contaminer son entourage.

Mme Katia Julienne . - Actuellement, le délai moyen est de 1,6 jour.

M. René-Paul Savary , président . - Ce n'est clairement pas le chiffre qui nous est remonté. Peut-être reste-t-il encore à faire... Pardonnez notre impertinence, mais le but d'une commission d'enquête est aussi de faire avancer les choses

Mme Katia Julienne . - S'agissant des chiffres de réanimation, vous avez eu raison de souligner qu'il existait plusieurs notions différentes. La première concerne la capacité en réanimation : notre capacité initiale stricto sensu - je parle exclusivement des lits pour adultes - était d'un peu plus de 5 000 lits. Nous pouvions ajouter des capacités en soins continus d'un peu plus de 7 000 lits et, en soins intensifs, d'environ 5 800 lits. Il s'agit de nos capacités en matière de soins critiques.

Nous avons eu pour objectif de réarmer ou d'armer en respirateurs et en professionnels et de transformer des lits de soins continus ou de soins intensifs en capacités de réanimation, ce que certains professionnels appellent les « réas éphémères ». C'est de cette façon que nous avons pu étendre nos capacités de prise en charge de patients en réanimation.

La question de déterminer le bon niveau capacitaire en temps normal demeure. Mais en tout état de cause, nous pouvons réarmer des lits pour étendre nos capacités de réanimation très au-delà des 5 000 lits initiaux. Au pic de la crise - de mémoire, le 12 avril -, nous avons pris en charge 7 000 patients en réanimation.

Cette question est différente de celle du nombre de patients que nous pouvons prendre en charge en même temps. Nous regardons ce sujet de très près, puisque nos capacités de prise en charge dépendent aussi de la durée moyenne de séjour des patients. Comme vous l'avez vu, cette durée pouvait être très variable et parfois assez longue, ce qui a des conséquences sur la prise en charge non seulement en réanimation, mais aussi en soins de suite et de réadaptation. On en a peu parlé, mais c'était très important dans la filière de prise en charge : après avoir passé des temps parfois longs en réanimation, certains patients avaient besoin d'une réadaptation très importante. C'est un segment de l'offre de soins qui a joué un rôle très important et sur lequel nous sommes très vigilants.

M. René-Paul Savary , président . - Il s'agit des fameuses « réas éphémères » ?

Mme Katia Julienne . - Tout à fait, monsieur le président.

M. René-Paul Savary , président . - Comment expliquer la différence avec l'Allemagne en termes de nombre de lits par habitant ?

Mme Katia Julienne . - Nous en avons parlé avec les CNP de réanimation en juillet dernier : nous nous interrogeons sur la comparabilité. De mémoire, le chiffre de 28 000 lits est avancé pour l'Allemagne. Devons-nous les comparer aux 5 000 lits de réanimation ou faut-il additionner les lits de soins continus ? Si on additionne, on est à peu près à 18 000 lits. Il faut prendre les chiffres avec précaution.

La question de fond qui nous est posée est de déterminer le niveau de capacité de prise en charge en soins critiques que nous devons assurer à nos concitoyens au plan national et en termes de répartition régionale. C'est sur cette question que nous travaillons et c'est celle qui importe.

Devons-nous simplifier notre organisation ? Certaines questions se posent. Nous avons modifié nos organisations et notre fonctionnement durant toute la période de la gestion de crise : la Direction générale de la santé pilotait l'ensemble des dispositions sanitaires de la crise et réunissait, sous son égide, l'action de la Direction générale de l'offre de soins, de la Direction générale de la cohésion sociale, de la Direction générale de la sécurité sociale... Nous avions tous les jours des points quotidiens avec la Direction générale de la santé et l'ensemble des directions pour veiller à ce qu'il y ait une bonne articulation. Nous avons dû nous réorganiser pour monter des cellules spécifiques, que ce soit en matière de logistique - pour les équipements de protection individuelle - ou bien en matière de tests, constituées d'agents de différentes directions pour ces missions très spécifiques.

Devons-nous pour autant nous réorganiser de manière plus fondamentale ? La question peut se poser. Toujours est-il que les réorganisations que nous avons dû mener très rapidement pour être en capacité de répondre aux difficultés de cette crise ont montré qu'il nous fallait être capable de faire évoluer nos organisations et de fusionner des équipes traitant de sujets proches, parfois de manière séquencée dans le temps.

Mme Angèle Préville . - Je voudrais revenir sur quelque chose qui ne s'est pas particulièrement bien passé lors de cette crise, à savoir le nombre de personnes âgées décédées. Ces dernières constituent quasiment la moitié des décès, principalement dans des établissements pourtant mis à l'isolement.

Faute d'équipements de protection, les salariés qui entraient et sortaient de ces établissements ont été une source de contamination que nous n'avons pas su identifier, alors que c'était évident. Cet isolement, même bien respecté, n'a donc pas protégé. Pensez-vous que la situation aurait été pire si on ne l'avait pas fait ? Mon département du Lot a été très peu touché par le virus. Pourtant, la moitié des résidents des quatre structures de ma commune et des communes voisines a été testée positive - avec quelques décès, malheureusement. Quel enseignement tirer de tout cela ? Nous avons déjà connu la canicule : n'est-il pas possible de faire passer une consigne claire au niveau national, notamment sur les salariés qui entrent et qui sortent de ces établissements ? Isoler, c'est bien ; mais à quoi cela sert-il si on ne teste pas et si on ne dispose pas d'équipements de protection ?

M. Jean Sol . - Pouvez-vous quantifier et qualifier les personnels mobilisés, tout particulièrement ceux venus en renfort dans le cadre de cette crise sanitaire sans précédent, si possible par catégorie socio-professionnelle et par territoire ? Bien évidemment, il faudrait corréler ces indicateurs au nombre de patients traités pour le covid et aux équipements de protection individuelle (EPI) commandés, et surtout utilisés.

Pouvez-vous également quantifier le nombre de personnels contaminés et décédés, là aussi par catégorie socio-professionnelle et par territoire, qu'il s'agisse de titulaires ou de renforts ?

Qu'est-il prévu en matière de reconnaissance de maladie professionnelle pour ces personnels touchés ? Que vont advenir les personnels venus en renfort et qui n'avaient pas un statut de titulaire ou de contractuel ?

M. René-Paul Savary , président . - Avez-vous organisé un retour d'expérience sur chaque département pour pouvoir fluidifier le parcours des liens complémentaires des uns par rapport aux autres et se préparer à toute nouvelle échéance éventuelle ?

Mme Katia Julienne . - En ce qui concerne les Ehpad, je serai encore une fois prudente, dans la mesure où la Direction générale de la cohésion sociale, que vous avez auditionnée hier, est en charge de ces questions.

Il est important de mettre en place une stratégie claire de dépistage dans les établissements sociaux et médico-sociaux et de bien recenser les personnels qui reviennent de vacances, par exemple, et qu'il est important de dépister pour protéger les résidents et les protéger eux-mêmes. Cette stratégie est aussi importante au sein des établissements de santé, si vous me permettez d'élargir votre question : nous devons veiller à ce que les professionnels puissent bénéficier de dépistages. Pour en avoir discuté, je sais que ces stratégies se mettent en place dans les établissements. Il est très important de l'adapter en fonction de l'état de santé des professionnels et des services dans lesquels ils travaillent. Ces modalités de mise en oeuvre sont extrêmement importantes.

Je pourrai vous transmettre les chiffres de Santé publique France sur les personnels contaminés. Entre le 1 er mars et le 21 juin, ils montrent qu'un peu plus de 30 000 professionnels avaient été contaminés dont 84 % de professionnels de santé, 10 % de non-soignants, 29 % d'infirmiers... Cette étude permet de faire le point à date à sur le nombre de personnes contaminées et de personnes décédées, par région.

La Direction de la sécurité sociale (DSS) travaille sur la reconnaissance pour maladie professionnelle. Les discussions se poursuivent. Nous pourrons vous transmettre les documents que la DSS nous transmettra sur l'état d'avancement de ces travaux très importants pour les professionnels, quel que soit leur statut.

Je n'ai pas les chiffres en tête sur les renforts par catégorie ou par territoire. Je vous les transmettrai également. Cette crise nous a permis de voir que nous devions aussi faire évoluer la réserve sanitaire et la façon dont nous organisions les renforts. Il s'agit d'un point de recommandation important : on voit bien que la réserve sanitaire avait initialement été mise en place pour des crises limitées dans le temps et dans l'espace. Or nous avons fait face à une crise qui a exigé que nous organisions de manière territorialisée des renforts de professionnels d'établissements publics et privés vers d'autres établissements sur un même territoire - organisés par une ARS - ou vers d'autres territoires. Ce fut un mouvement extrêmement important et très massif. Nous vous transmettrons les chiffres ; ils sont particulièrement éloquents. Nous avons mis en place une plateforme nationale qui permet de faciliter ces renforts, qu'il s'agisse du secteur sanitaire ou du secteur médico-social.

La DGOS a organisé des retours d'expérience au plan national avec ses interlocuteurs - sociétés savantes, représentants syndicaux ou de professionnels... Nous n'en avons pas organisé par département. Je pense que les ARS doivent se pencher sur ces questions. Vous avez tous souligné combien il est important d'avoir un retour rapide pour capitaliser sur ce que nous avons pu faire d'intéressant et sur ce que nous devons faire évoluer. C'est fondamental, car les chiffres actuels de propagation de l'épidémie nous conduisent à mettre en place l'ensemble des évolutions indispensables pour lui faire face.

M. René-Paul Savary , président . - Comptez-vous augmenter les capacités de traçage, au regard du nombre de clusters en augmentation exponentielle ? N'avez-vous pas peur d'être saturés ?

Mme Katia Julienne . - C'est effectivement une charge très lourde qui pèse sur les ARS. Cela fait partie des sujets sur lesquels nous travaillons. Le nombre de cas contacts a beaucoup augmenté à partir de ces clusters, notamment pour les jeunes qui ont une vie sociale très importante. Nous regardons comment aider les ARS, les CPAM et la CNAM pour faire face à cet afflux.

M. René-Paul Savary , président . - Le débordement risque effectivement de venir de ce côté et non du système hospitalier.

Mme Céline Boulay-Espéronnier . - Je voudrais revenir sur la question du délai nécessaire pour se faire tester aujourd'hui en France. Vous avez évoqué le chiffre moyen de 1,6 jour sur l'ensemble du territoire national. Avez-vous des chiffres affinés par département ?

J'ai passé quelques jours à Ajaccio, cet été. Je devais récupérer mon fils, qui était dans une autre partie de la Corse. Or il a été en contact avec quelqu'un ayant contracté le coronavirus. Le temps que je trouve un laboratoire pouvant le tester, trois jours se sont écoulés. C'était avant le week-end et deux jours se sont encore écoulés avant d'obtenir les résultats. Nous avons pu l'isoler durant ces cinq jours et le garder à la maison. Mais ses autres amis, loin de leurs parents, de leur foyer, sont tous repartis en avion pour se faire tester à Paris. L'histoire s'est bien terminée, puisqu'ils se sont tous avérés négatifs. Ce problème de délai est tout de même très important. Est-ce par manque de personnels dans les laboratoires, comme le soulignait Victoire Jasmin - et l'on peut comprendre qu'ils soient éreintés ? Est-ce parce que des personnes particulièrement inquiètes continuent de se faire tester de manière régulière, même sans aucun symptôme, ce qui augmente les délais ? Pouvez-vous nous donner plus de précisions ? Le délai nous semble encore bien trop important, surtout pour les cas contacts.

M. René-Paul Savary , président . - À l'aéroport, rien ne s'est passé non plus ?

Mme Katia Julienne . - J'ai bien indiqué que le délai de 1,6 jour était une moyenne qui pouvait recouvrir des situations différenciées. Je vais regarder quels chiffres nous pourrions vous transmettre pour vous donner les précisions demandées. Nous avons d'abord renforcé la capacité à prélever : depuis le mois de juillet, nous avons modifié à plusieurs reprises l'arrêté dressant la liste des professionnels habilités à réaliser ces prélèvements, sous réserve qu'ils aient suivi une formation. Ce levier nous a été demandé par les ARS pour accroître leur capacité de prélèvement.

Dans cet afflux très important, nous priorisons les personnes symptomatiques et les cas contacts.

Nous sommes en train d'analyser les motifs en cours pour les faire évoluer. Nous en discutons en permanence avec les ARS et avec les laboratoires de biologie que nous rencontrons une fois par semaine. Nous avons agi sur plusieurs leviers et nous regardons encore ce que nous pouvons améliorer. D'ores et déjà, nous pouvons nous réjouir d'avoir atteint, hier, le million de tests réalisés.

M. Roger Karoutchi . - Même si elle est crédibilisée, on se dit par moments qu'il serait bon de faire entendre davantage la parole publique. À la fin du mois d'août, sur toutes les chaînes d'information, des épidémiologistes de talent et des virologues estimés ont appelé, dans leurs débats, tous les jeunes qui rentraient de vacances à se faire tester. Tous ! Résultat des courses, on a provoqué une sorte de panique : tout le monde a voulu faire tester ses enfants, même s'ils étaient en parfaite santé. Pourquoi ne peut-on entendre une parole publique expliquer dans quels cas précis et dans quel délai il est nécessaire de se faire tester ? Les gens ne sont pas absurdes, mais entre les conseils des uns et des autres sur les plateaux de télévision, tous plus savants les uns que les autres, c'est du grand n'importe quoi ! Comme si les jeunes partis en vacances étaient, par définition, tous positifs.

M. René-Paul Savary , président . - Si nous en avions les moyens, ce serait l'idéal.

Merci, madame la directrice générale, d'avoir répondu à nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde avec les associations de patients

(mardi 8 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons aujourd'hui nos travaux avec une audition consacrée aux associations de patients. Je vous prie d'excuser l'absence du Président Milon, retenu dans son département.

Nous entendrons ce matin Mme Catherine Simonin-Benazet, vice-présidente de la Ligue nationale contre le cancer ainsi qu'Emmanuel Jammes, délégué à la mission « société et politique de la santé », Mme Magali Leo, responsable du plaidoyer de l'association Renaloo, et enfin M. Gérard Raymond, président de France Assos Santé.

Nous nous interrogerons sur la continuité des soins pendant la crise, en particulier pour les patients chroniques, mais aussi sur le fonctionnement de la démocratie sanitaire. Il est en effet apparu au cours de ces auditions que cette dernière avait, eu du mal à fonctionner ces derniers mois. Quel modèle permettrait de mieux impliquer les patients en temps de crise ?

L'épidémie du sida est souvent prise comme référence, mais cette dernière vous paraît-elle pertinente dans la mesure où la Covid-19 est bénigne pour certains, mais fatale pour d'autres.

Dans un premier temps, les intervenants présenteront brièvement leur principal message, leur prise de parole ne devra pas excéder cinq minutes. Des échanges sur des questions plus précises pourront ensuite avoir lieu.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais à présent vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Je rappelle par ailleurs que le port du masque est obligatoire et vous remercie pour votre vigilance.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Catherine Simonin-Benazet, M. Emmanuel Jammes, Mme Magali Leo et M. Gérard Raymond prêtent serment.

Mme Catherine Simonin-Benazet, vice-présidente de la Ligue nationale contre le cancer . - Je le jure.

M. René-Paul Savary , président . - Emmanuel Jammes, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites « je le jure ».

M. Emmanuel Jammes, délégué à la mission « société et politique de la santé » . - Je le jure.

M. René-Paul Savary , président . - Magali Leo, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites « je le jure ».

Mme Magali Leo, responsable du plaidoyer de l'association Renaloo . - Je le jure.

M. René-Paul Savary , président . - Gérard Raymond, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites « je le jure ».

M. Gérard Raymond, président de France Assos Santé . - Je le jure, Monsieur le Président.

M. René-Paul Savary , président . - Écoutons à présent Catherine Simonin-Benazet.

Mme Catherine Simonin-Benazet . - J'interviens au nom de la Ligue nationale contre le cancer, une association déclinée en 103 comités sur tout le territoire. Ses quatre missions principales sont le financement de la recherche, l'action pour les personnes malades, la prévention, et enfin la démocratie en santé avec la commission « société et politiques de santé ».

Dès le début de cette crise, des malades nous ont alertés sur la situation qu'ils vivaient, ce qui nous a conduits, le 8 mars, à ouvrir une ligne d'écoute supplémentaire, sur décision de notre président, le professeur Axel Kahn. Dans ce cadre, les oncologues bénévoles engagés dans notre association ont répondu à un grand nombre d'appels.

Le 14 mars, le Haut Conseil de la santé publique a édité, dans le cadre du Plan blanc, un avis permettant aux personnes vulnérables de rester à domicile et de changer de forme de traitement. De nombreuses chimiothérapies ont, dès lors, été réalisées par voie orale plutôt que par injection. Toutefois, ce type de traitement n'a pas été accessible à tous, et celui de certains malades a été ajourné. D'autres ont été obligés de se rendre dans leur centre de soin dans des conditions particulièrement anxiogènes. De nombreuses structures de dépistage ou de radiologie ont également été fermées et peinent, encore aujourd'hui, à reprendre une activité normale. Ce contexte a naturellement généré une grande angoisse chez les personnes atteintes de cancer, inquiète d'une dégradation de leur état de santé.

Le transfert des soins de l'hôpital vers la ville a ensuite été réalisé, sans qu'une attention particulière soit accordée aux inégalités territoriales ou aux difficultés rencontrées par les personnes soignées à domicile.

La mise en place des téléconsultations a permis, dans une certaine mesure, de rompre l'isolement extrême dans lequel certaines personnes se trouvaient. Ce type de consultation est cependant resté propre à la médecine de ville, et seuls les patients bénéficiant d'un dispositif de coordination des soins ont pu y avoir recours. Les autres, sans interlocuteur, se sont tournés vers la Ligue nationale contre le cancer.

Ainsi, certains soins médicaux ont été entravés et parfois même interrompus. C'est le cas également des prestations annexes, telles que les aides à domicile, les séances d'orthophonie, de kinésithérapie, de psychologie ou de prise en charge de la douleur. La Croix rouge et les municipalités, auxquelles certains comités ont fait appel, sont parfois intervenues pour aider les personnes isolées et âgées à faire leurs courses.

Cette crise sanitaire a rendu plus difficile encore la fin de vie des personnes atteintes de cancer, souvent décédées à domicile. Les aidants ont par ailleurs été très sollicités dans le cadre des soins curatifs ou palliatifs.

La Covid-19 a également accentué les problèmes de pénuries, connus depuis plusieurs années déjà. Au cours de cette période, les demandes de Midazolam, utilisé pour les sédations terminales, ont en effet augmenté de 2000 % au niveau mondial. Les personnes en fin de vie n'ont pas eu accès à ce médicament, conservé pour la réanimation. Du Rivotril, moins adapté, leur a été administré en substitut.

Le confinement a ensuite aggravé la situation économique et sociale des personnes les plus fragiles. Les comités ont donc versé un certain nombre d'aides, palliant les retards pris par celles de l'État.

Je souhaite enfin évoquer la fermeture des structures d'accueil aux aidants, fortement problématique dans le cadre des cancers pédiatriques. Les parents les plus fragiles sur le plan socio-économique ont parfois interrompu les soins de leur enfant, en raison de l'absence de solution d'hébergement auprès de l'établissement de référence. Un bilan territorial de ces fermetures sera bientôt établi.

Mme Magali Leo . - Renaloo est une association de patients insuffisants rénaux concernés par les maladies rénales, la dialyse et la greffe. Nous comptons en France environ 50 000 personnes dialysées et 40 000 personnes greffées, toutes exposées à des formes graves de Covid-19, comme en atteste le taux de mortalité de 20 à 25 % au niveau international. À ce jour, environ 20 % des patients transplantés rénaux diagnostiqués Covid-19 sont décédés, dont 23 % en Île-de-France. À noter que 25 % de ces victimes avaient moins de 60 ans : la mortalité concerne donc des personnes plus jeunes que dans la population générale dans laquelle plus de 90 % des décès touchent des personnes de plus de 65 ans. Ces chiffres indiquent que si l'âge est un facteur de mortalité important, la pathologie ne l'est pas moins. En outre, ces données sont cohérentes avec celles recueillies par l'étude britannique OpenSAFELY, réalisée à partir de l'analyse de 17 millions de dossiers médicaux du National Health Service (NHS). La transplantation d'organes y est placée en tête des pathologies à risques, avec une multiplication par 4,3 des risques de mortalité.

Dès le début de la crise, Renaloo s'est impliqué dans la recherche d'informations et dans la production de conseils aux patients. L'association a en effet été très sollicitée à travers son site internet, dont le trafic a augmenté de manière significative, ainsi qu'à travers les réseaux sociaux. Ce phénomène démontre l'échec de la communauté médicale dans son ensemble et des néphrologues en particulier à fournir au bon moment des informations claires à leurs patients.

Nous avons donc contacté l'Agence de la biomédecine et sa directrice afin de recueillir des données permettant d'évaluer les risques individuels des personnes en fonction des facteurs de comorbidité. Notre demande a cependant été rejetée, nous empêchant ainsi de remplir pleinement notre rôle d'information et de conseil auprès des malades.

Cependant, ce défaut d'information n'est pas le seul élément symptomatique d'un recul de la démocratie sanitaire et du non-respect de la loi du 4 mars 2002. Car non seulement les institutions locales et nationales ont cessé de fonctionner, mais en plus les associations de patients, dont Renaloo, ont été écartées des concertations des professionnels de santé et responsables administratifs.

Malgré les progrès effectués, il manque toujours, à l'heure actuelle, une interface permettant le dialogue avec les associations de patients. Jean--François Delfraissy, France Assos Santé, la Conférence nationale de santé (CNS), la Société française de santé publique (SFSP) ont pourtant tous appelé à la création d'une telle instance.

Le décret du 29 août précisant la liste des personnes hautement fragiles éligibles au dispositif de chômage partiel a par ailleurs été conçu selon une méthodologie que nous contestons et qui a déjà donné lieu à de nombreuses critiques. Les associations de patients auraient pu prendre part à ce décret qui, contrairement à ceux publiés lors du confinement, n'a pas été réalisé dans l'urgence. Elles ont cependant, une fois encore, été écartées de la négociation.

L'épidémie a également eu de lourdes conséquences sur les droits individuels des patients insuffisants rénaux, et notamment sur ceux des patients dialysés. En effet, depuis le début du confinement, ils sont nombreux à être privés de repas et de collation pendant leurs séances de dialyse, et ce sans qu'aucune explication leur soit donnée. En outre, une très grande majorité de patients n'a pas pu partir en vacances au cours de l'été. Ces reculs, que nous avons dénoncés, relèvent de l'abus de pouvoir et de la maltraitance. Aussi, nous réclamons qu'un plan de sortie de crise mette fin à ces situations intolérables.

M. Gérard Raymond . - France Assos Santé est l'union nationale des associations agréées du système de santé. Elle compte 90 structures adhérentes et a pour objectif de faire vivre et de développer la représentation des usagers, encore trop modeste actuellement.

Nous n'étions prêts à affronter une telle crise ni collectivement ni individuellement. De plus, les mesures d'urgence, peu préparées et basées sur des avis scientifiques qui ne prennent pas en compte l'expérience citoyenne, ne peuvent être satisfaisantes. Or, ce processus décisionnel est à l'origine des difficultés de compréhension et d'application qui ont été observées tout au long de la crise.

Ainsi, nos dirigeants ont omis de nous consulter alors même que dès le 27 février, France Assos Santé prenait la parole à travers un communiqué pour demander la mise en place de mesures destinées à protéger les plus fragiles. Nous avons également soutenu le projet de « liaison citoyenne » proposé par le professeur Delfraissy. Celui-ci n'a malheureusement pas encore abouti.

Quant au plan de déconfinement, nous avons proposé au Premier ministre Castex de participer à son élaboration, mais sans succès. Un peu plus tôt, alors qu'il auditionnait les représentants institutionnels, le Premier ministre Philippe n'avait, pour sa part, pas souhaité nous entendre.

Un lien très fort a cependant été créé avec l'Assurance maladie ainsi qu'avec le ministère de la Santé. Nous avons en effet été en contact avec le Secrétariat aux affaires sociales et avec Olivier Véran dès la nomination de ce dernier. Ainsi, nous avons pu relayer auprès de ces instances les questions et inquiétudes des associations que nous représentons.

En outre, les mesures d'urgence et mesures dérogatoires destinées à protéger les personnes dites « fragiles » ont été prises à notre demande, ou suite à notre validation. Nous avons de même été consultés dans le cadre de l'élaboration de l'application « Contact Covid ».

Sur le plan régional ensuite, nos délégations ont eu les plus grandes difficultés à entrer en contact avec les agences régionales de santé (ARS). Il a parfois fallu attendre fin avril pour obtenir des réponses. Ainsi, même en région, les instances de démocratie en santé ont été écartées.

M. René-Paul Savary , président . - Merci. Nous allons maintenant écouter les questions.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Le non-recours aux soins, ou le retard pris dans ces derniers a des conséquences graves sur la santé. Certains des problèmes que vous signalez avaient d'ailleurs déjà été évoqués par Norbert Ifrah et Axel Kahn lorsque je les ai entendus, en tant que rapporteur assurance-maladie, avant l'été.

J'aimerais tout d'abord connaître vos interlocuteurs et la date de vos échanges. Pourriez-vous par ailleurs nous éclairer sur vos éventuels contacts avec Santé publique France et avec ses antennes locales.

Avez-vous été sollicité pour un retour et, le cas échéant, pouvez-vous nous dire qui en a été le commanditaire et quand la demande a été réalisée ?

Ma question suivante s'adresse plus précisément à Renaloo. Car s'il a souvent été question des dialysés en centre, vous avez peu évoqué les dialysés à domicile : des précisions sur leur situation seraient bienvenues.

Quant à France Assos Santé, je souhaiterais savoir de quelle manière les personnes âgées y sont représentées, dans la mesure où ce sont les pathologies plutôt que l'âge qui font avant tout l'objet d'une classification.

Enfin, j'aimerais savoir quelle est la vision actuelle des trois associations. Quels éclairages pouvez-vous nous apporter sur la situation d'aujourd'hui ?

M. Emmanuel Jammes . - À propos d'abord de nos interlocuteurs, nous avons été en contact régulier avec l'Institut national du cancer, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), ainsi qu'avec l'Assurance maladie. Auprès de ces trois instances, nous avons oeuvré pour que les proches de malades soient pris en compte par le dispositif de chômage partiel, et bien que cette demande ait été entendue, nous souhaitons aujourd'hui qu'elle soit pérennisée. Les structures de dépistage et le tissu associatif font également partie de nos interlocuteurs privilégiés.

En ce qui concerne ensuite le retour d'expérience, les nombreuses demandes d'information que nous avons reçues nous ont encouragés à nous autosaisir. Les questions de nos adhérents, souvent très concrètes, témoignaient d'une grande inquiétude, particulièrement au début du confinement. À noter que les personnes dotées d'un gradient social moins élevé, déjà touchées plus massivement par le cancer, ont davantage souffert de cette crise que les autres. Au demeurant, un retour d'expérience nous semble indispensable : il s'agit en effet d'une démarche qui nous permettra de tirer des leçons de cette crise. Nous espérons d'ailleurs que cette commission d'enquête participera à une amélioration de la gestion du système de santé en temps de crise.

Mme Catherine Simonin-Benazet . - La reprise des soins n'a pas été facile. En effet, un certain nombre de médicaments utilisés en oncologie était en pénurie. Aussi, afin de progresser sur ce sujet, la Ligue contre le cancer ainsi que France Assos Santé participent au comité de pilotage « pénurie » mis en place par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn.

Les pénuries de médicaments, tels que les curares ou les anesthésiques, ont empêché la reprise des programmes opératoires en oncologie. Or si une intervention peut être déplacée d'un ou deux mois, au-delà, les effets sont délétères. Ainsi, dans la région Grand Est, Axel Kahn a dû intervenir pour permettre à un patient de 40 ans d'être opéré. Sans cela, ce malade serait peut-être décédé aujourd'hui.

La reprise du suivi des personnes en surveillance active accuse également un certain retard. Les oncologues semblent en effet débordés par le nombre de demandes, consécutives à l'activité restreinte du confinement. Heureusement, des téléconsultations ont parfois lieu, ce dont nous nous félicitons. En outre, l'Assurance maladie doit jouer pleinement son rôle de suivi et s'assurer que le patient a la possibilité de contacter son médecin, et ce de sa propre initiative. Des abus de surfacturation, facilités par la téléconsultation, ont en effet été observés occasionnellement.

Enfin, de nombreux dépistages et diagnostics sont encore en attente. Certains médecins restent difficilement joignables et les patients sont parfois réticents à reprendre contact avec le milieu médical.

M. René-Paul Savary , président . - Pourriez-vous nous donner des chiffres à propos de ces retards de diagnostic et de suivi ?

M. Emmanuel Jammes . - Unicancer considère que les diagnostics ont pris un retard de 20 à 30 % selon les centres.

Mme Magali Leo . - Nos premiers interlocuteurs sont les patients eux-mêmes. Tout au long de la crise, nous nous sommes efforcés d'alimenter notre site internet, de répondre aux questions qui nous parvenaient, et de produire des conseils, en dehors de toute recommandation des sociétés savantes. Celles-ci ont en effet trop tardé à réagir et à prendre la parole. Des groupes de soutien, sous forme de rendez-vous hebdomadaires, ont également vu le jour et ont permis aux patients d'exprimer leurs inquiétudes. À cette occasion, un recueil de témoignages a été établi.

Au mois de juin, nous avons par ailleurs lancé une grande enquête auprès de nos patients, à laquelle plus de 2 000 réponses nous sont parvenues en deux semaines. Celles-ci ont permis de mieux comprendre la manière dont les patients avaient vécu l'épidémie. La difficulté d'accès à l'information a souvent été mentionnée et nous notons que le site internet de Renaloo a été un recours important puisque pour 76 % des répondants, il a été la source principale d'information.

Nous avons également appris grâce à cette enquête que nombre de personnes à risque se sont « hyper confinées » : 20 % des répondants ont en effet affirmé ne pas être sortis de chez eux pendant toute la durée du confinement. À noter que les premiers résultats de cette enquête ont été publiés dans le British Medical Journal, ce dont nous nous réjouissons tout particulièrement.

En outre, France Assos Santé, dont nous sommes membres a été un interlocuteur important au cours de cette crise.

Enfin, des contacts ont été établis avec des associations de patients greffés, ainsi qu'avec les pouvoirs publics. Le 11 mars, nous avons ainsi écrit à l'Agence de la biomédecine afin de manifester notre étonnement face à son absence de recommandations. Le même jour, nous avons alerté le ministre de la Santé sur la réticence des médecins-néphrologues à fournir des arrêts de travail aux insuffisants rénaux. Peu après, l'Assurance maladie, à laquelle nous nous sommes parallèlement adressés, a créé un portail permettant une autodéclaration d'arrêt de travail. Cette mesure a été salvatrice.

Le 16 mars, nous avons appris de manière quasiment fortuite que l'activité de prélèvement et de greffe était suspendue. Or, ni les associations de patients ni les patients eux-mêmes n'ont été associés ou informés officiellement de cette décision. Nous ne contestons pas le fond de cette dernière, motivée par la situation sanitaire de l'époque. Cependant, la manière dont elle a été prise est inacceptable. Ainsi, sur la période de mars à mai 2020, près de 600 reins n'ont pas été greffés par rapport à l'année précédente, ce qui constitue une importante perte de chance chez les patients. En outre, nous n'avons pas non plus été informés lorsque l'activité de greffe a repris, et ce alors même que nous avions encouragé l'Agence de la biomédecine à prendre une décision dans ce sens.

Alors que le plan « blanc » vient d'être activé dans les Bouches-du-Rhône, il semble indispensable d'anticiper une éventuelle aggravation de la situation sanitaire. Toutes les mesures, permettant d'éviter une suspension des greffes, doivent être prises.

Enfin, à l'heure actuelle, la dialyse à domicile concerne une minorité de patients : seuls 9 % d'entre eux sont en dialyse péritonéale et moins de 1 % en hémodialyse à domicile. Or cette crise a montré la nécessité de développer les moyens de la dialyse autonome et hors centre. Malheureusement, depuis nos premières demandes en 2015, aucune évolution positive n'a été observée. C'est, au contraire, un léger recul qui a été enregistré.

M. Gérard Raymond . - Dès le mois de janvier, Madame Rambaud, vice-présidente de France Assos Santé et Monsieur Thierry, médecin conseiller, nous ont alertés sur le fait que la Covid-19 donnerait probablement lieu à une crise sanitaire.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Savez-vous sur quelles bases reposaient ces informations ?

M. Gérard Raymond . - Les informations alarmantes en provenance de l'étranger, et notamment de Chine, les ont alertés. Aussi, dès le 27 février, nous avons demandé des équipements de protections, notamment des masques, au ministère de la Santé. À cette époque cependant, les masques étaient jugés inutiles par les autorités. Cette demande a par ailleurs été renouvelée dans un communiqué de presse daté du 17 mars.

Les instances politiques et représentatives nous ont ignorées, qu'il s'agisse du Comité scientifique ou du Comité de liaison citoyenne. Nous avons en revanche travaillé efficacement avec le ministère de la Santé et l'Assurance maladie. Ces deux instances ont pris des mesures dérogatoires de protection sociale uniques au monde, et leur action doit être saluée. Grâce à elles, les plus fragiles ont pu être, dans une certaine mesure, protégés.

En interne, les associations membres de France Assos Santé se sont fortement mobilisées. Notre plateforme information-droit a par ailleurs été très sollicitée, ce qui témoigne d'un fort désir d'information de la part des citoyens.

Au sujet à présent du retour d'expérience, nous nous sommes, comme la Ligue nationale contre le cancer, autosaisis. Notre enquête « Vivre Covid » portant sur l'impact psychologique et sanitaire du confinement se poursuit encore aujourd'hui.

Je confirme ensuite que les personnes âgées constituent un collège important de France Assos Santé. Nous avons avec elles des contacts réguliers, un travail communautaire est par ailleurs en cours.

Je crois enfin pouvoir dire que tout au long de cette crise, la démocratie en santé a été fragilisée. Nous avons été le relais des préoccupations des citoyens sans pour autant être entendus des autorités, ce qui est regrettable. Certaines failles, telles que le manque d'outils numériques, ont été mises en lumière. Grâce à eux, une meilleure coordination entre usagers, professionnels et institutions aurait certainement été possible.

M. René-Paul Savary , président . - Merci. Aucun d'entre vous n'a évoqué ses relations avec Santé publique France.

M. Gérard Raymond . - Nous avons beaucoup entendu parler du Haut Conseil de la santé publique et de son rôle. Quant à la Haute Autorité de Santé, nous avons occasionnellement travaillé avec elle, principalement les week-ends dans le cadre de la validation de recommandations d'urgence. Quant à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, ou à Santé publique France, elles se sont montrées plus discrètes.

M. Emmanuel Jammes . - Nous n'avons pas eu de relations particulières avec Santé publique France.

M. René-Paul Savary , président . - Ainsi, vous vous êtes autosaisis sans être directement associés aux réflexions. En outre, dans les territoires, les Conférences régionales de santé n'ont pas eu lieu.

M. Gérard Raymond . - Les ARS semblaient trop occupées pour réunir les instances de démocratie sanitaire, ce qui est regrettable.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - J'aimerais vous questionner plus particulièrement sur la période du printemps. Comme vous le savez, les hôpitaux se sont trouvés en situation de pénurie de moyens de protection. Certains mettent en cause l'évolution de l'organisation des hôpitaux depuis plusieurs années. Les publications indiquent par exemple qu'une part croissante de personnels non soignants travaille dans les hôpitaux. Plus récemment, Bernard Debré indiquait dans une interview à La Revue des deux mondes que l'hôpital Cochin comptait désormais huit directeurs au lieu d'un seul par le passé. Aussi, malgré le nombre croissant de personnes attachées à la prospective, cet événement sanitaire n'a pas été anticipé à sa juste mesure. À vos yeux, les hôpitaux subordonnent-ils désormais les soins à d'autres impératifs. Pouvez-vous, en tant qu'associations directement liées au milieu hospitalier, nous donner votre expertise sur le sujet ?

J'aimerais ensuite obtenir votre point de vue sur l'organisation actuelle du dépistage. Alors qu'au printemps, l'absence des tests ne permettait pas de rompre les chaînes de transmission, ils sont aujourd'hui massifs, mais réalisés dans des conditions insatisfaisantes. Le ministre de la Santé l'a d'ailleurs reconnu ce matin même à demi-mot. Le délai, de la prise de rendez-vous jusqu'à l'obtention des résultats, est trop long.

En ce qui concerne le dépistage salivaire, avez-vous participé à l'élaboration de règles ou de messages pédagogiques à destination des usagers. La situation actuelle, différente de celle du printemps, semble en effet permettre une concertation avec les associations de patients.

M. Gérard Raymond . - Nous subissons actuellement les conséquences d'une vision économique de l'hôpital à l'oeuvre depuis plusieurs années. Les groupements hospitaliers de territoire (GHT) et la prédominance de la T2A en sont la conséquence directe.

Nous avons cependant constaté que les hôpitaux ont su faire face à la crise, et ce principalement parce que les médecins ont pris l'ascendant sur les pouvoirs administratifs. Ce rééquilibrage, mis en valeur pendant le Ségur de la Santé, doit à présent inclure les usagers.

Notre système de santé doit être repensé, notamment dans son organisation. Ainsi, une plus grande place doit être accordée aux territoires, et le rôle des acteurs doit être mieux déterminé. Un plan d'urgence sanitaire clarifiant ces informations permettrait par exemple de mieux gérer d'éventuelles crises à venir.

En ce qui concerne le dépistage, qu'il s'agisse de prélèvement nasopharyngé ou de tests salivaires, nous craignons que le manque de vision stratégique ne fasse échouer l'objectif profond de ce projet. Quel peut être l'efficacité d'un million de dépistages réalisés par semaine si aucun ciblage des populations n'a lieu. À ce jour, nous n'avons pas été associés à ces réflexions. Nos dirigeants ne semblent pas avoir compris que nous pouvions être un facteur favorisant dans l'organisation politique de notre système de santé, ainsi que dans sa compréhension par nos concitoyens. En nous écartant de leurs réflexions, ils nous contraignent à élever la voix afin de nous faire entendre.

M. Emmanuel Jammes . - Lorsque les hôpitaux se sont trouvés en difficulté pour assurer la continuité des soins des personnes atteintes de cancer, un déplacement vers la médecine de ville a été observé. Cependant, certains cabinets sont restés fermés ou injoignables. Or, si l'accompagnement des personnes en dehors de l'hôpital est posé depuis de nombreuses années, la crise nous a montré qu'il s'agit là d'une question encore irrésolue. L'impact sur les aidants de cette absence de continuité de soins est en outre particulièrement dommageable.

Mme Catherine Simonin-Benazet . - J'aimerais également répondre à Monsieur Jomier à propos des protections. Par le passé, des stocks de masques existaient, mais lorsqu'ils sont arrivés à péremption, ils n'ont été ni renouvelés ni suivis.

Le problème est identique pour les médicaments. Nous demandions, à l'origine, qu'un stock de six mois soit constitué pour les molécules en pénurie, avant de consentir à abaisser ce chiffre à quatre mois pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur et à deux mois pour les autres médicaments.

Cependant, le décret actant ces négociations n'a toujours pas été publié, et les chiffres dont nous avions convenu devraient être revus à la baisse.

Quant à la continuité de soin entre la ville et l'hôpital, il nous semble essentiel qu'un lien soit automatiquement établi entre les GHT et les communautés professionnelles de territoire (CPTS) lors du retour à domicile des patients. Des outils numériques permettraient une meilleure coordination entre ces deux acteurs.

Par ailleurs, la vision de la santé en France est encore très curative, la place laissée à la prévention est encore trop modeste, comme en atteste la difficulté que nous avons eue à accepter et appliquer les gestes barrière. Nombre de pathologies chroniques peuvent être évitées grâce à un simple lavage de mains, et nous sommes satisfaits que les élèves apprennent ce geste à leur retour à l'école.

Enfin, Gérard Raymond et moi-même appartenons au Comité de contrôle et de liaison Covid-19, présidé par le docteur Emmanuel Rusch et constitué de sénateurs, de députés, de représentants de la société civile, d'usagers, de membres de la conférence nationale de santé (CNS), et du vice-président du Conseil national de l'ordre des médecins. Cette instance a vu le jour grâce à la publication de quatre avis de la CNS se positionnant en faveur d'une amélioration de la participation citoyenne dans le processus de gestion de crise. Elle a pour vocation de produire chaque semaine des travaux et d'émettre des avis portés ensuite par le président Rusch.

M. René-Paul Savary , président . - Merci. Je vous demanderais, pour la suite des échanges, de limiter votre temps de parole afin que celui-ci soit équivalent pour chaque association représentée.

Mme Magali Leo . - Je souhaite tout d'abord répondre sur la question du dépistage. En effet, les files d'attente devant les laboratoires d'analyse médicale sont consternantes, et l'organisation des tests doit impérativement être revue. Renaloo souhaite que les personnes fragiles soient reçues séparément afin d'éviter tout contact avec d'autres personnes potentiellement contaminées. Nous proposons ensuite que des tests, si possible salivaires, soient systématiquement effectués lors de chaque séance de dialyse. En cas d'impossibilité, le dépistage pourrait avoir lieu au moins une fois par semaine, y compris auprès des personnels de santé.

L'hôpital est aujourd'hui en crise. Les projets structurels de réformes annoncés dans le cadre du plan « Ma santé 2022 » et le Ségur de la santé témoignent d'attentes sociales fortes.

L'humanisation des soins doit également être prise en compte au sein de ces discussions. Selon nous, une grande part de la souffrance exprimée par les personnels hospitaliers est liée à la perte de sens de leur métier.

À Renaloo, nous souhaitons que des États généraux des droits des patients aient lieu afin que de nouvelles modalités de rémunération et de financement de l'hôpital, basées sur la qualité des soins ressentie par les patients, soient mises en place. Les premiers rapports de Jean-Marc Aubert évoquaient déjà cette possibilité, qui permettrait une revalorisation de certaines activités, telles que les soins de support dans les centres de dialyse, les soins en diététique, le suivi psychologique, ou encore l'assistance sociale.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Pourrez-vous développer vos réponses, notamment sur le dépistage, dans votre travail écrit. La gestion de ces derniers témoigne en effet d'un manque d'anticipation et de réactivité regrettable.

M. Gérard Raymond . - Nous nous interrogeons également sur le manque d'anticipation. Néanmoins, nous n'avons pas été associés aux réflexions des autorités. Nous sommes par ailleurs encore dans une phase d'apprentissage et de dialogue avec toutes les parties prenantes, les conclusions de cette crise n'ont pas encore été tirées.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Je souhaiterais revenir sur la priorisation des soins. Madame Leo, vous disiez plus tôt que c'est la manière de prendre les décisions qui vous avait posé problème plutôt que les décisions elles-mêmes. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur la priorisation des soins, dans l'hypothèse d'une deuxième vague. Doit-on privilégier la guérison de patients atteints de la Covid-19 à la guérison d'autres patients ? Il s'agit là d'une question éthique certes délicate, mais importante, que nous avons déjà eu l'occasion de soulever avec Madame Beaupère de l'association Unicancer.

Évoquons ensuite la territorialisation des réponses apportées à la crise sanitaire. Alors que lors de la première vague, le confinement a été réalisé à l'échelle nationale, ne serait-il pas préférable, dans la perspective d'une deuxième vague, de proposer des solutions adaptées aux territoires et à leur niveau de contamination ? Un certain nombre de pertes de chance pourrait ainsi être évité.

Mme Magali Leo . - La décision d'interrompre les greffes a probablement été très douloureuse pour ceux qui l'ont prise. Cependant, compte tenu du contexte sanitaire très incertain à cette époque, nous n'avons pas contesté cette décision. Nos critiques ont porté exclusivement sur la manière dont cette décision a été prise.

Il s'agit aujourd'hui de préparer l'avenir. Nous disposons à la fois de données, d'une certaine expérience et d'un précieux temps d'organisation. Ce dernier doit être mis à profit pour organiser des filières Covid -, et pour mutualiser des moyens permettant à la fois de maintenir l'activité dans certains centres et de maintenir l'accueil de patients de divers territoires.

En tant qu'association, nous ne pouvons pas nous positionner sur la priorisation de soin à un patient atteint du Covid-19 par rapport à une personne insuffisante rénale au stade terminal. Néanmoins, il existe des moyens de s'organiser afin d'éviter qu'un tel choix s'impose aux unités hospitalières. Nous répétons cependant notre désir d'être associés aux réflexions afin d'être en mesure de remplir notre rôle d'explication et d'accompagnement auprès des patients.

Mme Catherine Simonin-Benazet . - Je crois, comme Madame Leo, que des filières de continuité des soins doivent être créées. Certains territoires ont d'ailleurs déjà mis en oeuvre ce type de dispositif. Des freins persistent cependant. Du côté des patients, certains ont parfois été très réticents à se rendre à l'hôpital, tandis que du côté des établissements, le nombre restreint de lits en réanimation a parfois posé problème. Ainsi, une patiente qui devait subir une opération nécessitant une réanimation a dû être opérée en deux fois, et accepter la pose d'une stomie. Cet exemple montre toute la complexité de la question et la nécessité de revoir l'organisation de l'hôpital.

Nous pensons en outre que, dans la perspective d'une deuxième vague, des stocks de matériel de protection doivent être constitués. Dans ce cadre, la Ligue nationale contre le cancer et France Assos Santé ont demandé une gratuité des masques pour toutes les personnes à risque.

Enfin dans certaines régions, la notion de territoire à laquelle vous faisiez référence doit être départementale. Et pour cause, en Occitanie par exemple, la Covid-19 a touché très inégalement la Lozère, le Tarn-et-Garonne, et la ville de Toulouse qui a, pour sa part, connu un grand nombre de cas.

M. Gérard Raymond . - Cette épidémie a été gouvernée par la peur. Cette dernière, en effet, a guidé toutes les décisions, et notamment celle de donner la priorité aux patients atteints de Covid-19.

Nous avons accepté le confinement, tout en rappelant très tôt que les malades, atteints d'autres pathologies, devaient continuer d'être soignés. Les prochaines études, auxquelles Santé publique France prendra peut-être part, montreront les conséquences de la crise sur l'état de santé général de la population d'ici 2021.

Il convient aujourd'hui de bannir la peur et de mettre à profit le temps à disposition pour penser l'organisation, la prévention, et la concertation. Nous jouissons en France des moyens nécessaires pour soigner tous les malades et une priorisation de certains par rapport à d'autres n'est plus envisageable.

Mme Magali Leo . - La protection des personnes à risque doit être une priorité. C'est elle, en effet, qui permettra d'éviter les situations dramatiques que nous avons vécues dans le passé.

Le Haut Conseil de la santé publique considère cependant qu'il n'est pas possible de dresser la liste des populations fragiles, alors même que les États-Unis et le Royaume-Uni ont eux-mêmes produit ce document. Ainsi, le décret du 29 août qui identifie officiellement ces personnes a été réalisé sans avis scientifique préalable et échoue donc à protéger les plus vulnérables. Les associations de patients n'ont par ailleurs été consultées que trois jours avant la publication de cet avis alors qu'une concertation les invitant à prendre la parole aurait largement pu être organisée pendant l'été.

M. Emmanuel Jammes . - La gestion des stocks de médicaments montre bien qu'une priorisation des patients a eu lieu. Certaines personnes ont en effet vu leur opération repoussée en raison de problèmes de stocks de curare, ou d'autres molécules destinées aux soins palliatifs.

Or ce problème n'est pas nouveau. En effet, l'ANSM qui trace les problèmes de stock et d'approvisionnement de certains médicaments indique que les pénuries ont été multipliées par 34 au cours des dix dernières années. En 2019, plus de 1 500 signalements de rupture d'approvisionnement ont par ailleurs été réalisés. Il est attendu que ce chiffre sera encore en augmentation en 2020.

Nous nous sommes emparés de ce sujet depuis plusieurs années et réclamons une sanctuarisation de l'ensemble des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur.

Mme Laurence Cohen . - Je m'adresse tout d'abord à Madame Leo. J'aimerais en effet comprendre pourquoi les greffes de rein ont été interrompues alors que celles d'autres organes se sont poursuivies.

Il semble ensuite que le décret du 29 août ignore un grand nombre de personnes, dont l'état de santé rend le retour au travail très anxiogène. Nous avons également eu, en tant que parlementaires, de nombreux témoignages à ce sujet. Quelle est, selon vous, la place prise par le contexte économique dans l'élaboration de ce texte.

Vous avez ensuite évoqué le manque de démocratie sanitaire et la faible prise en compte de l'avis des usagers, des patients et des familles. Il semble que la parole des personnels eux-mêmes soit éludée au sein des débats qui concernent l'hôpital. La création d'instances de réflexion permettant à ces groupes d'être davantage entendus est une piste intéressante. Les véritables changements viendront cependant des hauts lieux de pouvoir, dans ce contexte, une réelle évolution vous semble-t-elle possible ?

Au sujet à présent des médicaments, le groupe auquel j'appartiens se positionne en faveur de la création d'un pôle public des médicaments et de la recherche. Selon nous, l'existence d'une telle instance éviterait en effet la mainmise d'un certain nombre de laboratoires dans ce domaine. Pourriez-vous nous donner votre avis sur ce projet ?

Mme Victoire Jasmin . - Je souhaiterais savoir si des informations vous sont parvenues au sujet de la gestion des cancers pédiatriques en outre-mer. En effet, ces deniers ne sont pas pris en charge dans ces territoires et sont systématiquement traités dans les différents établissements parisiens de l'Hexagone. Or, les restrictions de trafic aérien et la durée du confinement ont été des freins pour les parents des enfants touchés par la maladie.

Pensez-vous par ailleurs qu'il serait possible de modifier les procédures du Plan blanc afin de dissocier la partie concernant les personnes dialysées d'une part et les personnes suivies en oncologie d'autre part. Les incompatibilités de système de partage de données encouragent en effet à progresser sur ce sujet.

Qu'en est-il ensuite de vos liens avec la Commission spécialisée des droits des usagers du système de santé (CSDU) ? Si France Assos Santé est souvent représentée au sein de la CSDU, qu'en est-il de Renaloo et de la Ligue nationale contre le cancer ?

Je souhaite enfin revenir sur le sujet de la déshumanisation, ainsi que sur les démarches de certification et d'accréditation dans les services hospitaliers. La charge de travail administratif des professionnels les éloigne parfois de leur coeur de métier. N'est-ce pas là la vraie raison de la déshumanisation dont vous faites état. Quel est, d'autre part, le rôle joué par le manque d'effectif sur ce phénomène ?

Mme Angèle Préville . - Je souhaite, en ce qui me concerne, revenir sur la fermeture des structures de dépistage de cancers. Les pertes de chance seront-elles évaluées ? Le cas échéant, savez-vous quand ce bilan sera réalisé ?

De même, les abandons de soin de cancers pédiatriques feront-ils l'objet d'un état des lieux chiffré ?

Pourriez-vous ensuite nous apporter des précisions sur la manière dont vous avez l'intention de faire remonter vos enquêtes auprès des instances décisionnaires ?

Mme Jocelyne Guidez . - Ma première question s'adresse à Renaloo. Selon vous, un meilleur accès à la dialyse à domicile aurait-il permis à un plus grand nombre d'insuffisants rénaux de partir en vacances ?

Au sujet des aidants, je souhaiterais souligner le rôle important joué par les enfants dont le retour à l'école n'était, au printemps, pas obligatoire. Ces derniers se sont souvent occupés de leurs parents malades, ce qui a créé chez certains des troubles psychologiques préoccupants. Avez-vous eu des remontées à ce sujet ?

L'accès aux tests est enfin source de nombreuses inquiétudes. À l'heure de la rentrée scolaire, les enfants se mélangent et s'exposent à des maladies courantes et bénignes. Obligés de réaliser un test de dépistage, ils sortent désagréablement marqués par cette expérience. Quant aux parents, les délais de prise en charge et d'obtention des résultats les obligent à s'absenter de leur travail de manière prolongée. Les réactions à cette épidémie ne vous semblent-elles pas exagérées ?

M. Martin Lévrier . - Ma question porte plus particulièrement sur les clusters. Les patients que vous représentez ont-ils eu, cet été, à suivre des protocoles particuliers lorsqu'ils se trouvaient dans des clusters tels que la Mayenne ou Quiberon ?

Mme Magali Leo . - La greffe rénale a été suspendue en raison de la possibilité pour les patients d'être dialysés. Cependant bien que cette forme de traitement ait été possible en substitution d'une greffe, les patients lorsqu'ils se rendaient en centre s'exposaient à d'importants risques de contamination.

Je confirme par ailleurs que le décret a été guidé par des intentions économiques, il s'agissait en effet pour le gouvernement d'assurer le retour au travail du plus grand nombre de personnes possible. Notre rôle aujourd'hui est de démontrer que le retour au travail en présentiel représente un trop grand risque pour certaines catégories de la population. Nous espérons faire évoluer ce décret à l'aide des données que nous sommes en train de réunir.

En ce qui concerne la démocratie en santé et la représentation des usagers, il revient au législateur de créer des instances ou d'équilibrer des organes de gouvernance. De cette manière, des représentants d'usagers pourraient siéger dans des conseils de surveillance, d'administration, ou d'orientation d'agences de santé. La culture des agences et des communautés professionnelles sortirait grandie d'une telle démarche.

On déplore par ailleurs un manque d'information allant à l'encontre de la loi du 4 mars 2002. Ainsi, de nombreux insuffisants rénaux ignorent qu'ils peuvent recevoir un rein d'une personne vivante ou être dialysés à domicile. Or, la démocratie sanitaire commence avec le respect des droits individuels, dont l'information des patients fait partie. Le droit à la décision médicale partagée doit également progresser. Il s'agit cependant d'une démarche qui ne se fera pas sans un changement législatif ou une évolution organisationnelle au sein des agences.

Je souhaite également souligner le phénomène de toute-puissance accordé à la parole médicale au cours des derniers mois. Celui-ci a parfois mené à des situations de maltraitance pour lesquelles nous avons sollicité la HAS.

Le partage des données est ensuite, il est vrai, un sujet sensible. Ainsi, jusqu'à présent, l'Agence de la biomédecine refuse de transmettre les informations en sa possession. L'accès à ces données est pourtant un enjeu majeur de la connaissance collective du virus et nous continuerons à réclamer davantage de transparence.

Au sujet des commissions des usagers (CDU), le nombre de représentants de Renaloo en leur sein est à ce jour relativement modeste, bien qu'il soit en progression.

Abordons à présent la question de la déshumanisation. Si la HAS a certes un rôle de certification, il n'existe, à ce jour, aucun indicateur de qualité des soins tels que perçus par les patients.

En ce qui concerne les vacances des personnes dialysées, la difficulté est d'ordre organisationnel. On observe en effet cette année une faible rotation des patients, conséquence d'un faible nombre de départs en vacances. Ainsi, dans de nombreux cas, les personnes désireuses de partir n'ont pas pu le faire en raison de l'absence de place disponible dans des centres de dialyse sur leur lieu de vacances.

Mme Catherine Simonin-Benazet . - Il est vrai qu'un grand nombre de personnes craint de retourner travailler en présentiel. Et si les salariés sont concernés, les autoentrepreneurs, chefs d'entreprise, commerçants et artisans le sont tout autant et sont parfois dans l'impossibilité de s'arrêter de travailler. Nous avons donc demandé que le décret élargisse sa prise en compte des personnes à haut risque à ce type de statut.

En ce qui concerne ensuite la politique des médicaments, le groupe de travail numéro sept du copil ministériel luttant contre les pénuries devait prendre en charge cette question. Il n'a malheureusement jamais vu le jour. Les associations sont cependant favorables à la création d'un pôle public du médicament, notamment dans le cadre de médicaments en pénurie récurrente comme l'Ametycine, utilisée dans le cadre du cancer de la vessie. Nous souhaitons également assister à une diversification de l'approvisionnement en médicaments, sujet qui, à nos yeux, doit être gérée au niveau européen, voire au niveau mondial. À ce sujet, le rapport de Jacques Biot proposait d'une part que l'ANSM soit une sorte de contrôle de l'évaluation du stock de médicaments et d'autre part que ceux-ci soient mobilisés en cas de pénurie. Cette agence ne dispose malheureusement pas des moyens suffisants pour assurer de telles missions. À l'échelle communautaire, l'Agence européenne du médicament (EMA) pourrait, à l'avenir, jouer ce rôle de régulateur.

Je rejoins par ailleurs Madame Leo sur le droit à l'information des patients. Celui-ci, de même que la dignité des personnes, doit absolument être respecté. Ainsi, nous demandons qu'une solution soit trouvée pour répondre aux trop fréquentes pénuries de Midazolam, utilisé dans le cadre de la fin de vie des malades en phase terminale.

Au sujet des jeunes aidants, il est vrai que ces derniers endossent parfois le rôle de soignant à domicile, tout comme le font les conjoints. Cette situation, source de tensions et de conflits néfastes pour toute la famille, n'est pas acceptable.

M. Emmanuel Jammes . - Vos questions concernant notamment l'évaluation des pertes de chance ou le primat économique sur la santé des patients montrent le fort besoin de données à l'oeuvre aujourd'hui. Aussi, des études larges couvrant à la fois les domaines des sciences humaines et sociales et de l'épidémiologie doivent être menées en collaboration étroite avec les associations.

La Ligue nationale contre le cancer possède des comités en outre-mer, et une étude réalisée l'année dernière montre que la situation des malades du cancer y est plus difficile que dans l'Hexagone. La Covid-19 a également été source de complications dans ces régions en raison, notamment de la difficulté d'accès aux soins. Cela a été particulièrement le cas en Guyane où le réseau routier est peu dense. En outre, le cas des outre-mer montre bien que la territorialisation de la réponse à la crise n'est possible que si les structures locales ont des moyens à disposition.

Mme Catherine Simonin-Benazet . - Au sujet des clusters, l'exemple de la Mayenne doit être suivi. Le processus dépistage, traçage et isolement a été bien réalisé, et les données ont été maîtrisées.

Nous avons par ailleurs été contactés par Alexandra Fourcade, chargée de la démocratie en santé à la Direction générale de l'offre des soins (DGOS), au sujet des cancers pédiatriques. Ses questions nous ont encouragés à solliciter notre réseau afin d'avoir une vision plus précise du phénomène de fermeture des structures d'accueil parentales. C'est ainsi que nous avons su que la majorité d'entre elles ne recevaient plus de public. Selon l'Union nationale des parents d'enfants atteints de cancer et de leucémie (UNAPECLE), ces fermetures ont eu un impact particulièrement négatif sur les soins d'enfants provenant de familles à faible gradient social.

Enfin, la Ligue contre le cancer possède 500 représentants d'usagers répartis dans les différentes CDU présentes sur le territoire. Ces dernières toutefois, n'ont pas fonctionné pendant la crise et les patients n'ont pas pu rencontrer le représentant des usagers lorsqu'ils en ont fait la demande. Un dialogue n'a été possible que dans une minorité de cas, lorsque le représentant était bien intégré au sein de l'établissement.

M. Gérard Raymond . - Il est absolument nécessaire que la réflexion et la communication sur le dépistage soient réalisées par l'ensemble des acteurs.

Au sujet du décret du 29 août, il nous paraît également insatisfaisant et nous ferons preuve d'une grande vigilance à son égard, particulièrement en cas d'évolution de la crise.

Lors du Ségur de la santé, nous avons réclamé la création d'un Parlement sanitaire territorial. Nous souhaitons que cette nouvelle instance, réunissant tous les acteurs de santé d'un territoire, soit plus autonome que les Conférences régionales de la santé ou les Conférences de territoire. Leur existence devrait en outre permettre une progression de la démocratie en santé et le développement de thèmes sous-traités jusqu'ici (prévention, l'éducation à la santé).

En ce qui concerne ensuite les CDU, nous souhaitons vivement que ces dernières puissent participer à la gouvernance des hôpitaux. Si la HAS a d'ores et déjà instauré la certification V2020, nous espérons que nos demandes visant à instaurer une évaluation qualité établie par le patient seront entendues.

Notre voix a par ailleurs plus de retentissement lorsqu'elle repose sur des données précises. C'est pour cela que nous menons régulièrement des enquêtes : ces dernières nous permettent de valoriser nos arguments et nos démarches.

Nous sommes, en outre, favorables à un travail sur les outils numériques et sur leur interopérabilité. Ils permettront effectivement en cas de crise future, une meilleure coordination des acteurs, sous réserve que chacun d'entre eux soit bien équipé. Aussi, un réel effort doit être réalisé par tous dans ce domaine.

Enfin, la gestion des clusters ne fait pas exception : elle doit selon nous être réalisée en lien avec tous les acteurs. Il nous semble en effet, et nous le répétons, que la réflexion collective est la clé de la gestion des crises à venir.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Merci de bien vouloir nous faire parvenir les éléments relatifs aux alertes lancées dès le mois de janvier.

M. René-Paul Savary , président . - Un traçage précis des événements nous permettra en effet d'établir le rapport dont nous avons la charge en tant que commission d'enquête.

Merci pour votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition du Pr Claude Jeandel,
président du conseil national professionnel de gériatrie

(mardi 8 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, président la commission des affaires sociales, retenu dans son département et que je serai amené à remplacer pour les auditions du mois de septembre.

Nous poursuivons nos travaux avec l'audition du Pr Claude Jeandel, président du conseil national professionnel de gériatrie. Nous savons les difficultés que nous avons pu rencontrer dans ce domaine, les personnes âgées ayant été les plus touchées.

Nous espérons que cette audition contribue à répondre à nos interrogations sur la manière dont notre pays aurait pu apporter une meilleure réponse à la crise sanitaire, qui permette d'éviter autant de décès chez les résidents d'Ehpad et les personnes âgées les plus fragiles.

Je vais donner à notre intervenant un temps de parole d'environ 10 minutes avant de passer aux questions des rapporteurs, puis de nos commissaires.

À toutes fins utiles, je rappelle à tous que le port du masque est obligatoire et je vous remercie pour votre vigilance.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jeandel prête serment.

M. René-Paul Savary , président . - Monsieur le Professeur, vous avez la parole.

M. Claude Jeandel, président du conseil national professionnel de gériatrie . -Je m'exprime aujourd'hui au nom du Conseil professionnel de gériatrie, instance qui fédère huit composantes nationales représentatives des différents métiers de l'exercice gériatrique : une société savante, la société française de gériatrie-gérontologie ; une société universitaire, le collège national des enseignants de gériatrie ; deux fédérations, l'association des médecins coordonnateurs d'Ehpad, le syndicat national de gérontologie clinique ; le syndicat CSMF (Confédération des Syndicats Médicaux Français) des médecins coordonnateurs ; les médecins gériatres libéraux et enfin l'association des jeunes gériatres.

Dès la mi-mars, nos instances ont entretenu des relations très proches avec les cabinets du ministère des Solidarités et de la Santé, puis avec Matignon et les administrations centrales. La direction générale de la cohésion sociale (DGCS) organisait également des réunions mensuelles auxquelles je participais. Nous étions de plus en lien avec la direction générale de l'offre de soins (DGOS), avec les agences régionales de santé (ARS) au niveau régional ainsi qu'avec le conseil scientifique qui nous a interrogés.

Le 20 mars 2020, avec dix autres organismes nationaux, représentant l'ensemble du secteur - la fédération hospitalière de France (FHF), le syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (Synerpa), les différentes associations de directeurs d'établissement et de soins à domicile et l'Uniopss - nous avons attiré l'attention du ministère sur les équipements de protection individuelle (EPI), et particulièrement les masques, qu'il nous paraissait urgent de mettre à disposition des résidents des Ehpad et des personnels. Nous avions estimé à 500 000 le nombre de masques nécessaires par jour pour les Ehpad uniquement, à savoir 60 masques pour un Ehpad de 80 places, soit 5 masques par jour et par personne.

Dans cette même correspondance, nous faisions référence aux difficultés d'accès des résidents des Ehpad à l'hospitalisation. Les mesures ont été mises en place de manière graduelle pour doter en EPI ces établissements.

Une seconde correspondance du 26 mars attire l'attention sur la nécessité d'identifier les personnes à risque, dans les Ehpad, mais aussi à domicile pour les personnes vulnérables - âgées de plus de 75 ans ou présentant des facteurs de comorbidité tels que des polypathologies ou des infections. Nous avions différencié trois situations :

- les résidents d'établissement étant soit en soins palliatifs, soit en fin de vie, pour lesquels la prise en soin doit être assurée là où ils sont hébergés ;

- les résidents qui présentent une suspicion de covid-19 et dont le pronostic vital n'est a priori pas en jeu au regard de leur morbidité et des premières manifestations de la maladie ;

- les résidents présentant une infection sur un organisme vulnérable, accompagnée de signes de détresse respiratoire ou en tout cas de formes cliniques préoccupantes justifiant le recours à l'hospitalisation.

Je rappelle que les Ehpad, par leur histoire, ne sont pas à même d'assurer des soins continus chez des patients à risque de décompensation d'organe. La covid est un des facteurs pronostics et survient sur des organismes fragilisés. La permanence infirmière n'est notamment pas assurée la nuit dans ces établissements.

Nous avons annoncé neuf mesures afin d'atténuer l'impact de l'infection de covid-19 : garantir l'accès à l'hospitalisation des résidents et des personnes âgées vivant à domicile, suspectées ou confirmées et dont le pronostic vital est engagé ; permettre le recours à l'expertise gériatrique et en soins palliatifs en renforçant les équipes mobiles se déplaçant dans les établissements ; faciliter l'accès aux tests PCR au sein des Ehpad et à domicile et garantir leurs conditions de réalisation ; renforcer l'encadrement médical des Ehpad et garantir le financement d'une permanence infirmière de nuit ; assurer une permanence de gériatres 24 heures sur 24 par territoire, ce qui a été mis en place au travers d'une plateforme ; autoriser le recours aux molécules réservées à ce jour à l'usage hospitalier. Un décret a mis en place cette mesure quelques jours plus tard ; élargir les autorisations de prescriptions du médecin coordonnateur dans cette situation exceptionnelle ; permettre la mise en oeuvre par l'infirmière de la prescription réalisée à distance par le médecin ; engager rapidement un essai clinique sur le volet recherche.

Ces mesures ont pour la plupart d'entre elles été suivies de réponse. J'ai ici une fiche ARS, intitulée « Stratégie de prise en charge des personnes âgées en établissement et à domicile dans le cadre de la gestion de l'épidémie de Covid 19 » qui reprend en grande partie ces éléments. Nous avons élaboré un logigramme pour aider à la prise des décisions des établissements, en tenant compte de différents paramètres.

Je voudrais mentionner une correspondance du 10 avril, qui attire l'attention sur les effets potentiellement délétères du confinement, en incitant à mettre en place des solutions impliquant l'ensemble des professionnels de santé libéraux, les médecins généralistes et les spécialistes.

Enfin, une correspondance du 11 avril, à la demande du cabinet du ministre, a trait à la doctrine à établir quant à la réalisation de tests en Ehpad, en insistant sur la nécessité de tester l'ensemble des résidents et soignants dès l'apparition d'une suspicion d'infection.

Ces réflexions se sont traduites par la révision d'un manifeste publié en 2019, comportant initialement quinze mesures et élargi à 22 mesures en 2020. Certaines ont fait leurs preuves pendant cette crise. Je pense notamment aux plateformes gériatriques qui font l'interface entre l'Ehpad, l'hôpital et le domicile, la nécessité de revoir la dotation des Ehpad en matière de moyens humains avec un ratio de soignants minimal pour un Ehpad de 80 places, le fait de permettre aux médecins de se déplacer plus volontiers au domicile pour tenir compte de la spécificité des personnes à domicile qui sont GIR 1, 2 ou 3 et se déplacent difficilement. D'autres mesures avaient trait à la spécialité que je représente, à savoir la nécessité de revoir le nombre de gériatres qualifiés.

Je m'arrête ici pour respecter le temps de parole qui m'est attribué.

M. René-Paul Savary , président . - Nous traitons dans cette commission d'enquête de la crise, et nous n'allons pas régler la problématique des gériatres. Vous avez souhaité être auditionné, vous avez attiré l'attention du ministère, vous avez été écouté pour partie. Votre aide pourra être précieuse afin de savoir comment tirer les leçons de cette crise. Je laisse la parole aux rapporteurs.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Je réagis par rapport aux neuf mesures que vous avez déclinées. La première vise à garantir l'accès à l'hôpital à toute personne en Ehpad présentant des graves difficultés. Cela n'a donc pas toujours été le cas ?

M. Claude Jeandel . - Dans la région Grand Est, qui a été parmi les premières touchées, la réponse n'a pas été immédiatement adaptée du fait d'un effet de sidération. Nous avons proposé pour cette raison d'ouvrir l'ensemble de l'offre sanitaire.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Pouvez-vous quantifier le nombre de personnes en Ehpad qui seraient concernées ?

M. Claude Jeandel . - Je ne dispose pas de cette information. Mais la proportion des plus de 75 ans dans les services d'urgence n'a pas été corrélée au fait que cette population était la plus impactée. On pourrait en déduire que cette population n'a pas été amenée vers l'hôpital aussi rapidement que les autres tranches d'âge.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Michèle Delaunay, spécialiste du grand âge, nous indiquait que l'isolement a pu être terrible pour les personnes âgées. Quelle a été la gestion de cet isolement dans les établissements ? Quelles en sont les causes en matière de pénurie d'EPI ou de tests ? Par ailleurs, on voit actuellement des cas positifs détectés dans des établissements, parmi le personnel et les résidents, par exemple dans un Ehpad de l'Aveyron. Quelle est aujourd'hui votre vision de la situation des personnes âgées ?

M. Claude Jeandel . - Le confinement avait pour but de protéger les personnes les plus vulnérables. Nous avions annoncé que le risque de chaîne de contamination était grand dès lors que le virus entrait dans un Ehpad. Nous savions que le premier vecteur était les aides-soignants et les proches. Aujourd'hui, dans la mesure où les mesures barrière sont strictement respectées, la situation est différente et doit permettre d'éviter un nouveau confinement. Je parle ici de prévention, les cas contaminés peuvent être quant à eux isolés.

Le respect des gestes barrière doit permettre d'éviter les transmissions. Dans les établissements au sein desquels on constate des premiers cas, il est impératif d'appliquer ces mesures barrières strictes et de réaliser des tests, dès lors qu'on a une quelconque suspicion concernant un soignant ou un proche.

M. René-Paul Savary , président . - Si nous avions eu le matériel de protection nécessaire, nous aurions pu éviter certains cas.

M. Claude Jeandel . - Il ne s'agit pas uniquement de matériel, mais aussi de procédures, de contrôle de ces procédures et d'éducation. Concernant le comportement vis-à-vis de l'hygiène, nous avons tous été repris à l'ordre. Dans le secteur médico-social et bien évidemment à domicile, les pratiques hygiénistes n'étaient peut-être pas suffisamment appliquées par rapport aux établissements sanitaires, qui étaient peut-être plus armés.

M. Bernard Jomier . - Je reprends la question posée par Catherine Deroche qui s'appuyait sur les propos de Michèle Delaunay. Il y a là une question de fond, qui est revenue dans les propos du Comité consultatif national d'éthique (CCNE). Quelle légitimité avons-nous de décider pour des personnes n'ayant pas de trouble cognitif et qui disposent de leur libre-arbitre ? Est-ce que, parce qu'on a 75, 80 ou 85 ans, et qu'on réside dans un habitat collectif, on doit être soumis à une décision, et non pas choisir soi-même si on veut assumer un risque ou si l'on accepte une contrainte d'isolement social ? Comment votre instance aborde-t-elle la question du libre choix et du fait qu'être une personne âgée n'est pas synonyme d'infantilisation ni de renoncement à exercer ses droits ?

Cette épidémie nous a surpris sur de nombreux plans, mais nous savions en observant l'épidémie en Chine que les personnes âgées étaient plus à risque. Avant même que la vague ne déferle, nous savions que cette catégorie de population serait touchée du fait de l'expérience chinoise. Quelle a été la parole des gériatres au mois de février ? Comment vous êtes-vous préparés et qu'avez-vous alors dit aux pouvoirs publics ? Avez-vous été sollicités pour préparer le monde de la gériatrie à protéger les personnes âgées ?

M. Claude Jeandel . - Pour répondre à la première question, 80 % des personnes en Ehpad présentent des troubles de la cohérence qui ne permettent pas de prendre des décisions éclairées et d'évaluer les risques qu'elles encourent. Nous sommes dans ce cas obligés, a fortiori lorsque ces personnes sont sous protection juridique, de prendre des précautions. Cela fait partie de notre responsabilité collective. S'agissant des personnes, je n'aime pas le terme de personnes âgées, disons plutôt de « personnes avançant en âge », dès lors qu'elles ne présentent pas de trouble cognitif, il n'y a pas de différence entre une personne de 90 ans et quelqu'un de 50 ans. Il faut dans ce cas s'assurer que le risque pour elles et pour leurs proches, ainsi que les enjeux, sont bien connus et bien pris en compte.

M. Bernard Jomier . - Ce n'est pas ce qui a été fait pour les personnes ne présentant pas de troubles cognitifs massifs. Vous donnez corps aux propos de Michèle Delaunay.

M. Claude Jeandel . - La grande difficulté sont les personnes isolées qui présentent des troubles sans le savoir. Il faut vérifier qu'elles sont informées et qu'on a mis en place les mesures les concernant. M. Guedj a fait un rapport sur ce sujet pour tenter d'identifier ces personnes. C'est un enjeu majeur de société sur lequel il faut travailler et dont la crise a révélé les fragilités.

Sur la deuxième question, nous étions en prise directe avec le virus à partir du premier foyer dans le Grand Est. Je crois que vous avez été amenés à auditionner certains de mes collègues qui étaient dans cette région. Nous ne pouvions que gérer la crise, nous étions la « tête dans le guidon » et loin de pouvoir nous exprimer sur les sujets que vous avez évoqués. Nous ne sommes pas un grand corps professionnel, nous sommes peu nombreux et la plupart d'entre nous sommes sur le terrain à pratiquer notre métier.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - « Grand Est » signifie donc début mars.

M. Claude Jeandel . - Tout à fait.

M. René-Paul Savary , président . - Moi qui suis un élu du Grand Est, nous avons effectivement constaté que les personnes âgées n'étaient pas prises en compte ou très tardivement. Si nous n'avions pas alerté le département et les ARS, le retard aurait été encore plus accentué. Il est vrai que la vague a été très brutale. L'expérience a t-elle été tirée ?

M. Claude Jeandel . - Nous parlons des Ehpad, mais il ne faut pas oublier les personnes à domicile pour lesquelles nous avons moins d'informations.

Les établissements médico-sociaux n'étaient pas armés, à la différence des établissements sanitaires qui disposent de moyens humains et d'une médicalisation bien différente. Un grand nombre, voire la majorité des Ehpad ont su faire face, tirant les leçons de la région Grand Est. Pour autant, ce secteur reste fragile au regard de la population qu'il accueille. Depuis la création des Ehpad en 1999, nous n'avons plus affaire aujourd'hui à la population qu'il y avait il y a vingt, ou même dix ans si l'on regarde les profils de soins ou d'accompagnement, les fameux PMP-GMP. Et ce mouvement est appelé à se prolonger. Il faut donc se repencher sur le modèle des Ehpad. La résidence d'autonomie d'aujourd'hui est l'Ehpad d'hier et l'Ehpad d'aujourd'hui ressemble à un soin de longue durée. Il faut réagir.

M. René-Paul Savary , président . - Le délai moyen pour finir ses jours en Ehpad est de deux ans à deux ans et demi, il faut le rappeler.

Mme Laurence Cohen . - Pour poursuivre les réflexions de Catherine Deroche et de Bernard Jomier, cela pose la question du libre arbitre de ces résidents, pour les personnes en capacité de jugement. Il y a là quelque chose qui ne va pas : ils subissent des décisions prises sans eux et en dehors d'eux. Cela constitue un déficit de notre démocratie sanitaire. Les associations de patients ne sont pas associées aux prises de décisions et nous voyons avec la crise de la covid-19 l'acuité de ce manque. C'est une problématique qui concerne les professionnels qui passent des Ehpad aux soins à domicile, mais aussi de la société toute entière. Après un certain âge, conserve-t-on une citoyenneté pleine et entière ? Cette question me semble fondamentale.

La représentante de l'association Renaloo, que nous avons auditionnée ce matin, a posé cette question du pouvoir du corps médical à l'égard des patients. Elle nous a alertés sur le maintien du droit individuel à l'information et à la décision médicale partagée pour les patients. Nous voyons qu'il y a aujourd'hui une dérive de notre système.

Quelle est votre approche par rapport à cet état de fait et comment travaillez-vous pour le dépasser ? Avez-vous le sentiment qu'il y a désormais une prise de conscience des pouvoirs publics ?

J'entendais samedi dernier sur France Inter une dame de 102 ans, navrée de sa privation de liberté et coincée dans sa chambre du fait d'un lourd protocole de désinfection. Je ne dis pas que ces mesures n'étaient pas nécessaires, mais les conditions dans lesquelles elles sont prises se font en dehors de la personne et sans son adhésion. Cela peut entraîner ce qu'on appelle des phénomènes de glissement. Certaines personnes ne sont pas mortes de la covid-19 mais du fait d'être trop seules.

Comment cela peut-il être dépassé ?

M. Roger Karoutchi . - Pendant la crise, les 120 Ehpad de mon département des Hauts de Seine ont été très durement touchés. L'immense majorité d'entre eux a subi des cas de covid-19 et de nombreux décès. La conception des Ehpad doit-elle être modifiée ? Les chiffres des morts en Ehpad ou issus des Ehpad mais décédés à l'hôpital s'élèvent entre 15 000 à 16 000 décès sur 700 000 résidents, soit le même nombre de décès que celui constaté sur les cinq millions de personnes âgées vivant à domicile. Le vrai sujet est de savoir si la conception de l'Ehpad pensée il y a vingt ans n'est pas dépassée aujourd'hui.

Une majorité des résidents en Ehpad n'ont pas toutes leurs capacités cognitives et ne se rendent pas compte qu'ils risquent la mort. Mais la minorité, c'est-à-dire les 25 % restant qui ont toutes leurs facultés, est traitée de la même manière. Je sais bien qu'on me répondra qu'une telle sectorisation est impossible. Le fonctionnement des Ehpad peut-il cependant être modifié pour éviter ces situations ? La mortalité en Ehpad n'est-elle pas un élément déterminant qui nous indique qu'il n'est pas possible de continuer avec un système qui ne permet pas de sauver les personnes ?

Dans le département des Hauts-de-Seine, on avait parfois le sentiment que, à partir du moment où il y avait quelques cas dans un Ehpad, c'était fini, on attendait juste de savoir qui pouvait survivre, ce qui est épouvantable.

M. Claude Jeandel . - Aujourd'hui, la question est d'informer largement les patients sur leurs droits. J'ai été exceptionnellement sollicité pour l'élaboration de mandats de protection juridique. Cela permet d'anticiper le jour où la prise de décision ne sera plus possible et de transmettre à une personne de confiance la possibilité d'une mise en protection. En tant que médecin, je suis habilité à établir ces mandats. Les textes existent mais ne sont généralement pas connus. C'est un élément de réponse.

Lorsqu'on accueille un résident dans un établissement médico-social, on crée un plan d'accompagnement personnalisé, afin de connaître la personne, son historicité et ses besoins et personnaliser le plan de réponse individuelle. Cette mesure est appliquée dans la majorité des établissements. La difficulté est que les personnes accueillies en Ehpad aujourd'hui sont dans des situations beaucoup plus extrêmes qu'il y a dix ou quinze ans. A l'époque, on programmait l'admission. Aujourd'hui, plus de la moitié des résidents arrivent après avoir été hospitalisés parce qu'il y a eu une situation de crise, une maladie chronique ou un événement non prévisible, pour lequel la seule réponse est l'hospitalisation. C'est l'hôpital qui oriente ensuite vers l'Ehpad. Nous ne sommes plus dans une situation de préparation.

Mais dans un Ehpad, il y a des sous-populations. Certaines personnes ont des niveaux cognitifs préservés et la population n'est pas non plus homogène en termes de soins et d'accompagnement. Mais dans un établissement collectif, on applique des règles collectives. La restauration est un exemple caricatural.

La difficulté aujourd'hui est de réviser ce modèle pour essayer de mieux personnaliser les réponses. Il faut répondre aux attentes quand elles ont pu être exprimées et tenir compte des profils de soins. Il y a dans des Ehpad des personnes en unité protégée qui cohabitent avec des personnes qui n'ont pas de troubles du comportement. C'est une situation complexe. Nous accueillons aussi des personnes handicapées ou migrantes vieillissantes en l'absence de structure idoine, alors que ces établissements n'avaient pas vocation au début à accueillir cette typologie différenciée. Le professionnel doit être bon en tout et traiter des situations aussi variées. C'est un élément qui a un impact sur l'attractivité de la profession et qui crée chez les soignants des frustrations, tout simplement parce qu'on ne peut pas demander à un aide-soignant d'être capable de traiter des situations aussi variées.

Mme Victoire Jasmin . - Avez-vous dans ces établissements des procédures dégradées concernant la chaîne de décision et la continuité des activités en fonction des différents professionnels ? Lors des auditions organisées par ma collègue Corine Féret il y a quelques mois, un responsable d'association avait évoqué la situation d'une infirmière lanceur d'alerte qui a été révoquée, parce qu'elle avait annoncé qu'il y avait un nombre trop important de personnes qui mouraient dans cet Ehpad. Cette personne a eu des problèmes de santé et, d'après les informations que j'ai eues, est actuellement en décompensation dans un établissement psychiatrique. Ne pourrions-nous pas éviter ce stade de souffrance professionnelle ?

D'autre part, nous avons eu un grand nombre de personnes décédées en Ehpad. Nous n'avons pas ressenti dans votre intervention les grandes souffrances des familles et des proches qui en sont victimes.

Mme Annie Guillemot . - Certains professionnels de santé n'ont pas pu rentrer dans les Ehpad pendant le confinement, par exemple les kinésithérapeutes. Lors de l'audition des ordres professionnels la semaine dernière, on nous a annoncé que c'était de nouveau le cas. Qu'en dites-vous ?

Mme Angèle Préville . - Je reviens sur le nombre de décès qui a été évoqué par d'autres collègues, qui est dramatique. Quels enseignements tirer de cette situation ? Nous avions déjà connu avec la canicule un nombre de décès important. En avait-t-on tiré les conséquences ? Quelqu'un, à la tête d'une des organisations, aurait-il dû tirer la sonnette d'alarme et ne l'a pas fait ? J'ai posé une question écrite le 2 avril, dont la réponse a été publiée il y a quelques jours, pour demander qu'il y ait des protections dans les Ehpad de mon territoire. Dans mon département du Lot, la moitié des résidents des Ehpad proche de chez moi a été testée positivement faute de matériel, alors même que le Lot a été très peu touché.

Aura-t-on autant de décès au prochain épisode affectant les personnes âgées ?

M. Claude Jeandel . - Je ne vais pas m'attarder sur les chiffres qui sont publics. Nous avons tous les jours réagi d'ailleurs par un certain nombre d'éditoriaux, je ne pensais pas utile de le rappeler. Il s'agit de comprendre et de tirer des réponses pour éviter que cette situation ne se renouvelle.

Nous avons évoqué tous les déterminants, les pratiques hygiéniques, les bons réflexes, la formation aux mesures d'hygiène, les cellules d'hygiène, les interfaces avec le sanitaire, les équipes mobiles, les médecins coordonnateurs assurant ce rôle en l'absence de médecin... Le lien qui a pu s'établir avec les filières hospitalières gériatriques et les autres filières hospitalières a joué un rôle important pour réduire les risques.

Concernant les libéraux, sachant qu'il existait un risque de transmission par tous les professionnels, ce risque ne pouvait être levé que lorsque ceux-ci respectaient les mesures barrières. Cela a effectivement nécessité un délai. L'alternative, c'est l'accès à l'hospitalisation.

Il faut également rappeler que le modèle des Ehpad n'était pas préparé à affronter cette situation terrifiante pour les soignants.

Il fallait ouvrir toutes les lignes d'hospitalisation y compris les hôpitaux de proximité et non uniquement les services d'urgence ou de réanimation, pour s'assurer que les établissements médico-sociaux puissent orienter leurs résidents. Des unités Covid ont été mises en place. Il faut appliquer, renforcer et surtout pérenniser ces mesures. Cette crise nous aura montré le cloisonnement entre le sanitaire, le médico-social et le social classique. Il faut trouver des solutions en créant des interfaces beaucoup plus opérationnelles. Il faut médicaliser ces établissements et les renforcer en moyens humains.

Les enveloppes de soins peuvent être partielles ou globales. Il faut peut-être se reposer la question de l'intérêt de ces enveloppes globales, qui sont mieux adaptées que les enveloppes partielles.

Des pistes figurent parmi les 22 mesures que j'ai évoquées et que je n'ai pas eu le temps de développer. Je crois qu'il faut maintenant les mettre en application et les renforcer.

Il faut également trouver des professionnels pour appliquer ces propositions. Ce sont des métiers difficiles tout au long de la chaîne de soin et qui doivent être revalorisés.

M. René-Paul Savary , président . - Qui aurait dû tirer la sonnette d'alarme ? Qui devra la tirer demain ? Dans la dichotomie entre le médico-social et sanitaire, êtes-vous ou non pour séparer les compétences des établissements ?

M. Claude Jeandel . - Avoir séparé soin et dépendance nous interroge. Dans la majorité des cas, la dépendance est la conséquence de la maladie chronique : il n'y a pas de dépendance sans cause médicale pour les personnes âgées. La plupart du temps, cette dichotomie n'est pas adaptée pour les personnes âgées.

Il faut revoir l'organisation territoriale pour s'interroger sur le parcours des personnes âgées et la bonne dimension de ce territoire. Il faut vérifier que toute l'offre est présente pour assurer un parcours de soins adaptés à ces populations particulières, parce que polypathologiques ou présentant des maladies aussi bien somatiques neuro-psychologiques.

Ce sont des sujets compliqués pour lesquels les réponses sont plurielles. Les dispositifs d'appui à la coordination doivent être efficients, car nous avons utilisé aujourd'hui des réponses nombreuses mais pas forcément coordonnées. Les moyens existent mais ne sont pas bien utilisés. Il faut s'appuyer sur le plan personnalisé de santé qui définit pour chaque individu ses besoins et en regard desquels on doit mettre en place les bonnes réponses.

M. René-Paul Savary , président . - Sur la sonnette d'alarme ? Tout le monde la tire mais personne ne l'entend.

M. Claude Jeandel . - Je n'ai pas bien compris votre question, parce que tout le monde l'a tirée. Nous nous sommes manifestés bien avant la crise. Les informations que je vous ai données aujourd'hui figuraient déjà dans nos manifestes précédents. La gériatrie n'est qu'une spécialité depuis 2004. Nous sommes une jeune discipline. Par ailleurs, nous ne cessons d'attirer l'attention, je vous ai notamment parlé des 22 mesures du manifeste publié bien avant la crise. Tout ce que je vous ai dit aujourd'hui, ce sont des éléments qui figuraient déjà dans nos textes précédents. Mais peut-être n'avons-nous pas su les faire connaître.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - La crise a mis en évidence les insuffisances de beaucoup de domaines, et notamment celui de la prise en charge des personnes avançant en âge. Comment le conseil national professionnel de gériatrie était-il impliqué dans la gestion de la crise, et à quel moment vous être vous manifesté ? La loi « Grand Âge » va arriver, nous aurons l'occasion d'en débattre à la commission des affaires sociales et, je l'espère, de trouver des solutions et de rédiger un bon texte.

À quel moment vous dites-vous que vous avez été prévenus trop tard ? Vous avez sollicité cet entretien par rapport à une gestion de crise, c'est donc cela que je voudrais entendre.

M. Claude Jeandel . - Comme évoqué dans mon propos liminaire, nous étions en lien rapproché avec les cabinets des ministres dès le courrier du 20 mars. Nous avions également des échanges oraux réguliers. Des questions nous parvenaient et nous y répondions quasiment en temps réel. Quant aux administrations, nous avons participé aux échanges avec la DGCS et la DGOS. Les relations préexistaient par ailleurs. Nous donnons régulièrement notre opinion au vu des enjeux démographiques et épidémiologiques. Nous avons participé à l'élaboration des rapports de M. Libault et de Mme El Khomri.

Nous ne pouvons que dénoncer des opinions qui prennent appui sur ce que nous constatons dans notre vie quotidienne, c'est-à-dire les insuffisances que nous détectons : les ruptures de parcours, le recours aux urgences, etc . Ces réflexions sont aussi en cours dans « Ma Santé 2022 ».

Le recours direct à l'hospitalisation implique en regard une offre qui soit adaptée. Il faut revoir les capacités hospitalières en gériatrie : le nombre de lits de médecine gériatrique et de soins gériatriques n'est pas adapté aux besoins actuels et futurs.

D'un point de vue préventif, nous devons mettre en place des outils de la prévention de la perte d'autonomie. Il en existe d'ailleurs déjà. Les expérimentations dans les régions ont montré leur intérêt. Il faut déployer tous ces dispositifs de prévention pour éviter l'afflux des personnes âgées dépendantes annoncé d'ici dix à quinze ans.

M. Roger Karoutchi . - Je ne sais pas si l'alerte a été sonnée assez tôt, mais je pense que ce n'est pas la question. Le représentant départemental de l'ARS et la préfecture nous ont par exemple alertés dans les Hauts de Seine dès la fin février sur les risques dans les Ehpad, alors qu'il n'y avait pas encore de prise de conscience dans le reste de la société.

Certes, les pouvoirs publics et les responsables d'Ehpad étaient alertés mais, du fait du manque de moyens financiers et de personnels, ils ne pouvaient pas faire complètement face à la crise.

Plus largement, si à Sparte la fonction de géronte était à vie, les sociétés occidentales vieillissent et n'acceptent pas de se dire qu'il faut changer de modèle. Les personnes âgées sont de plus en plus marginalisées dans nos sociétés alors qu'elles vont être de plus en plus nombreuses. Comment va-t-on payer et comment va-t-on organiser dans les années qui viennent cette société ?

M. René-Paul Savary , président . - Les gériatres sont-ils associés au Conseil scientifique présidé par le professeur Delfraissy ?

M. Claude Jeandel . - Non, mais nous avons été interrogés à deux ou trois reprises.

M. René-Paul Savary , président . - L'élargissement du Conseil scientifique, limité aux sachants et insuffisamment ouvert sur l'ensemble des professionnels concernés, est une préconisation possible. Cela entraîne une incompréhension des mesures par la population. L'acceptabilité est remise en cause dès lors la décision n'est pas suffisamment partagée.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition commune de MM. Jong-Moon Choi,
ambassadeur de la République de Corée en France
et Philippe Lefort, ambassadeur de France en République de Corée

(mercredi 9 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée ce matin à la gestion de la crise en République de Corée.

Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.

Nous entendons ce matin MM. Jong-Moon Coi, ambassadeur de la République de Corée en France, et Philippe Lefort, ambassadeur de France en République de Corée.

La Corée a elle aussi été confrontée à une éruption violente de l'épidémie en février dernier. Comme en Grand Est, un rassemblement religieux a été à l'origine de nombreuses contaminations, mais la comparaison avec la France s'arrête là. Le pays a mis en place une stratégie de tests massifs, de contact tracing, de distanciation sociale et de port du masque qui a produit de bons résultats.

En matière de tests, le pays est devenu l'un des premiers producteurs mondiaux de kits de dépistage.

Nous avons donc souhaité consacrer une audition au retour d'expérience coréen sur la gestion de la crise sanitaire.

Je vais donner à nos intervenants un temps de parole d'environ 10 minutes avant de passer aux questions des rapporteurs, puis de nos commissaires.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Lefort prête serment.

Monsieur l'ambassadeur de la République de Corée en France, vous avez la parole.

M. Jong-Moon Choi, ambassadeur de la République de Corée en France. -C'est un grand honneur pour moi de participer aux travaux de la commission d'enquête du Sénat ce matin. À cette occasion, je voudrais vous expliquer ce que la Corée du Sud a fait pour endiguer la crise sanitaire ces derniers mois.

L'objectif de ma présentation est le partage d'informations. Ce n'est ni un jugement ni une recommandation.

Le premier cas confirmé a été rapporté le 20 janvier, mais la situation a commencé à se dégrader rapidement fin février. La Corée du Sud est par la suite devenue le deuxième pays le plus contaminé par le virus après la Chine.

De nombreux pays ont alors averti leur population sur les risques de voyage en Corée. Quelques pays sont allés jusqu'à fermer leur frontière aux Coréens.

Sept mois plus tard, en Corée, le bilan s'élève à 21 400 cas confirmés et 340 morts, dans un pays qui compte 52 millions d'habitants.

Grâce à sa gestion de la crise sanitaire, la Corée du Sud a pu éviter un confinement total. Les élections législatives se sont tenues mi-avril sans encombre. La Corée du Sud n'a également jamais fermé ses frontières aux autres pays.

Selon le rapport de l'OCDE publié voilà deux semaines, l'économie de la Corée du Sud devrait se contracter cette année, mais de manière limitée, à - 0,8%.

J'aimerais maintenant évoquer la façon dont mon pays a agi pour éviter une dégradation de la situation. Depuis 2000, la Corée a été frappée par une série d'épidémies qui n'ont que très peu touché l'Europe : le SARS, le H1N1, le H5N1, et enfin, le MERS, en 2015. Sur la base des leçons tirées de chaque épidémie, le Gouvernement a mis en place deux mesures principales.

En 2015, une loi pour mieux réagir à de futures épidémies a été votée à l'Assemblée nationale. Elle permet notamment au centre coréen de contrôle et de prévention des maladies ou KCDC, agence indépendante créée en 2004, de voir ses ressources financières et humaines augmenter.

Par ailleurs, le rôle des gouvernements locaux est primordial. Sur le terrain, leurs agents ont été de véritables soldats sur le front de la lutte contre les épidémies. Un nouveau système de collaboration entre le Gouvernement central et les collectivités territoriales a alors vu le jour.

Face à la covid-19, la stratégie du KCDC peut se résumer en trois « T » : tests, traçage et traitements.

Dès le début de la crise sanitaire, et avant même que le premier cas soit confirmé en Corée, le Gouvernement et des entreprises de biotechnologie locale ont commencé à travailler ensemble sur le développement d'un kit de test. Un mois plus tard, nous avons atteint une capacité de dépistage allant jusqu'à 40 000 par jour.

La seconde étape a été de faciliter l'accès aux tests. Environ 600 centres de dépistage, publics et privés, ont été ainsi mobilisés pour les personnes présentant des symptômes, ainsi que pour les cas de suspicion de contamination ; 48 stations de tests mobiles (drive-through) ont même été aménagées, permettant aux conducteurs de l'effectuer sur place, sans sortir de leur véhicule.

Les cas confirmés sont étroitement suivis par les équipes d'enquête épidémiologique du KCDC, lequel publie les données relatives aux déplacements des cas confirmés, mais seulement quand l'ensemble des personnes potentiellement concernées n'ont pas pu être identifiées. Ces données sont obtenues au moyen d'outils numériques variés, comme les historiques de transaction de cartes de crédit, la vidéosurveillance ou les données GPS des téléphones portables.

Cette procédure a été mise en place sur la base de la loi adoptée par consensus à l'assemblée nationale coréenne en 2015. Elle avait alors consulté des experts, des associations, et bien sûr, l'opinion publique, ce qui explique l'adhésion des Coréens à la loi, considérée comme étant au service de l'intérêt commun.

De plus, toutes les informations collectées sont gérées et contrôlées, dans leur intégralité, de manière anonymisée, dans le respect des lignes directrices fixées par la commission nationale des droits de l'homme. Après utilisation, ces informations sont détruites par les autorités sans délai.

Sur la base de ces chaînes de contamination vérifiées et rendues publiques par le KCDC, des entreprises privées développent et diffusent des applications destinées à la population. Grâce à ces applications, les Coréens ont la possibilité de vérifier s'ils ont fréquenté les mêmes endroits que des personnes contaminées ou s'ils les ont croisées.

Dans la lutte contre le virus, le mot clé est la transparence. La transparence libère la population d'une peur diffuse. Les Coréens ont le droit d'être informés des dernières évolutions épidémiques et des réponses qui seront apportées.

En ce qui concerne la dernière étape, celle du traitement, en l'absence de vaccin ou remède, les mesures mises en place par les différents gouvernements ne peuvent qu'être similaires. La différence majeure en Corée tient à son système de gestion des patients, particulièrement ceux présentant des symptômes légers. Afin de prévenir la propagation du virus, ils sont provisoirement isolés dans des établissements non hospitaliers, appelés « centres de traitement », et suivis médicalement.

Monsieur le président, dans cette crise, rien n'aurait été possible sans la coopération active et volontaire des citoyens.

Tout comme le gouvernement français, le gouvernement coréen a lancé une stratégie pour renforcer l'adhésion et l'engagement de la population. Cette stratégie a encouragé la distanciation physique, ainsi que la suspension de voyages inutiles et de certaines activités sociales.

Les citoyens coréens ont répondu de manière très positive à la campagne sur les gestes barrières, dont le port du masque. J'entends souvent dire que les Coréens sont culturellement familiarisés avec le port du masque. Or ils trouvent aussi le port du masque étouffant et inconfortable. Cependant, grâce à l'expérience des précédentes épidémies et aux conseils suivis des experts, les Coréens, dans leur grande majorité, ont accepté le port du masque. Ils ont surtout simplement conscience de l'importance de se protéger les uns les autres.

Dans la ville côtière de Busan, presque 7 millions de personnes se sont rendues sur la plage pendant ces vacances. Cela n'a pas causé de nouveau foyer de propagation. Les efforts menés par la mairie de Busan pour la surveillance du respect des gestes barrières semblent avoir été efficaces, particulièrement sur le port du masque.

La propagation du Coronavirus constitue une crise non seulement sanitaire mais aussi économique. Le gouvernement coréen, comme d'autres, a lancé un programme budgétaire pour minimiser les conséquences négatives sur l'économie. Le Gouvernement a ainsi injecté presque 200 milliards d'euros dans l'économie nationale via trois budgets rectificatifs et différentes mesures d'aide financière.

La pandémie ne connaît pas de frontières. C'est pourquoi l'ensemble de la communauté internationale doit coopérer. À cet égard, le leadership de la France dans le combat contre la crise sanitaire mondiale dans un cadre multilatéral est très apprécié. De notre côté, étant à la présidence des groupes de l'amitié pour la sécurité sanitaire mondiale à l'ONU, à l'OMS et à l'Unesco, nous faisons des efforts pour promouvoir la coopération internationale.

Par ailleurs, la Corée et l'Organisation internationale de normalisation (ISO) travaillent ensemble sur la standardisation des mesures prises par le gouvernement coréen, dont les tests mobiles, drive-through et walk-through, les centres de traitement, l'autodiagnostic sur smartphone et les applications d'auto-isolement.

Pour finir, à l'échelle bilatérale, nos deux pays coopèrent étroitement. Après l'échange téléphonique entre le président Moon Jae-in et le président Emmanuel Macron, des projets variés sont en cours, y compris le développement d'un traitement par l'Institut Pasteur en Corée.

M. Philippe Lefort, ambassadeur de France en République de Corée . - (en visioconférence) Merci de l'honneur que vous nous faites et de l'attention que vous portez à l'expérience coréenne. Bienvenue, si j'ose dire, à l'ambassade de Corée virtuellement, et j'espère bientôt physiquement.

Mon collègue a dit l'essentiel sur les grands traits de l'expérience coréenne. Je vais me contenter de trois réflexions, qui, à mon sens, expliquent le succès coréen dans la lutte contre la pandémie, puisque le pays n'a jamais été confiné et que les frontières sont restées ouvertes, mais contrôlées, et contrôlées de façon très sérieuse. Par conséquent, l'impact de la pandémie sur la croissance a été limité par rapport à d'autres économies majeures, avec des estimations qui varient, selon les instituts, d'une perte de 0,5 % du PIB à 2 % en cas de démarrage d'une nouvelle phase.

Les atouts de la Corée dans cette épreuve étaient à mon avis les suivants.

Le premier, c'est certainement une conscience plus aiguë que partout ailleurs dans le monde de la présence et de la proximité du danger. La Corée est un pays voisin de la Chine, et la Chine est souvent à l'origine, pour des raisons géographiques et démographiques, d'un certain nombre de crises sanitaires. Il y a donc une conscience accrue du risque sanitaire au sein de la population coréenne, laquelle a été, de surcroît, particulièrement stimulée par le précédent de la crise du MERS. Le MERS, qui est une forme de coronavirus passant par le chameau, en l'occurrence, et qui était originaire du Moyen-Orient, a occasionné une crise douloureuse pour les Coréens en 2015, crise qui n'a pas forcément été très bien gérée à l'époque. Le Gouvernement et l'administration avaient été fort critiqués, mais ils ont su en tirer des enseignements très opérationnels. Enfin, comme l'a dit mon homologue, il y a la culture du masque, liée au fait que les gens ont l'habitude de se protéger avec le masque facial lors des périodes de petites pollutions aux microparticules. Je ne répondrai pas aujourd'hui à la question que tout le monde se pose sur l'utilité du masque face à la pandémie, mais je puis vous assurer que le masque a un effet visuel très impressionnant qui constitue une forte incitation à la distanciation.

L'autre atout, c'est l'existence d'une véritable structure d'état-major prépositionnée, montée en puissance au moment de la crise, avec un plan d'escalade préétabli. De façon générale, la gestion d'une crise se passe toujours à peu près de la même façon, et le modèle est foncièrement militaire : cela repose d'abord sur le renseignement et l'information, ensuite sur l'analyse, puis sur le commandement, et, enfin, sur l'échelle d'exécution. S'agissant du KCDC, je vous ferai passer une petite infographie en complément de mon intervention pour vous en montrer les structures. C'est une organisation qui a été réformée à l'occasion de la crise du MERS et qui répond à ces impératifs.

L'information a été, je crois, l'atout spécifique de la Corée dans la gestion de cette crise, puisque, de l'expérience du MERS est venue la certitude qu'il fallait très rapidement disposer des données permettant de remonter les chaînes de contamination et ainsi contrôler les agrégats. Souvent, on a une vision un peu excessivement technologique de la Corée. En réalité, les technologies qui ont été mises en oeuvre sont tout à fait ordinaires et disponibles. C'est tout d'abord l'agrégation des données de bornage de téléphonie mobile. Ce n'est pas très précis en ville, mais cela permet effectivement de délimiter un carré d'environ 50 mètres. À la campagne, les antennes sont plus rares et c'est plutôt de l'ordre de 200 à 300 mètres, mais elles sont utilisées avec les données de paiement. En Corée, on paie beaucoup avec des cartes de crédit et de débit - même les plus petits commerçants acceptent ce moyen de paiement -, ce qui laisse des traces de géolocalisation. Enfin, il y a le croisement des données issues des caméras de vidéosurveillance, qui, elles aussi, sont présentes à peu près dans tous les espaces.

Le tout est échangé par les opérateurs par voie d'e-mail, ce qui n'a rien d'exceptionnel. À partir du moment où le dispositif de crise est monté en puissance, on a fait appel, d'une part, à une industrialisation des échanges de données avec les opérateurs, et, d'autre part, à l'utilisation de moyens plus modernes. Les Coréens sont allés chercher ce que l'on appelle un système d'information géographique, tiré de leurs travaux sur la ville intelligente, et qui permet, effectivement, la représentation des données sur une carte. Au départ, donc, rien de miraculeux.

S'agissant des effectifs, il y a eu de fausses informations qui ont circulé en France, puisque l'on a parlé de 20 000 personnes impliquées dans les enquêtes épidémiologiques. Le véritable chiffre, que nous avons vérifié auprès du KCDC, est de 403, dont 300 à l'état-major, et le reste auprès des collectivités territoriales, au contact avec les centres de dépistage. Cette organisation, qui a prouvé son efficacité, ne repose donc pas que sur une accumulation de moyens.

Tout cela s'est fait conformément à une législation très protectrice des données, pratiquement équivalente à celle du règlement général sur la protection des données (RGPD) en Europe, et sous le contrôle de la commission de protection des droits de l'homme, qui, en Corée, est une organisation placée en dehors des pouvoirs publics. Elle ne relève ni du législatif ni de l'exécutif ou du judiciaire, et elle est appelée à s'autosaisir de questions impliquant notamment la protection des données personnelles. Il y a eu effectivement quelques petits incidents en la matière puisque, en dehors de l'agrégation des données autorisée par la loi, les Coréens ont aussi une politique de communication consistant, en cas d'incertitude, à signaler les cas anonymisés en envoyant des messages du type SMS, sous l'autorité des collectivités territoriales et du KCDC. Les données étaient un peu trop riches, en quelque sorte, et il y a eu quelques cas où des personnes ont été identifiées dans des lieux peu convenables, ou avec des personnes avec lesquelles ils n'auraient pas dû être. La commission des droits de l'homme a été saisie mi-mars et a donné des consignes au KCDC pour dégrader la qualité des données transmises à l'ensemble de la chaîne d'exécution.

Enfin, les questions de commandement ont été organisées de façon tout à fait sérieuse, avec un maximum de niveau 4, qui implique effectivement la prise de direction de l'ensemble du dispositif par le Premier ministre, autour duquel se tenait une réunion tous les matins à 8 heures avec l'ensemble des autorités impliquées dans la lutte contre l'épidémie.

En résumé, on a un système de renseignement, d'analyse et de commandement clair, ajouté à une chaîne d'exécution prédestinée qui a bien fonctionné. Elle est fondée essentiellement sur des dispensaires gérés par les collectivités territoriales dans les grandes villes ou au niveau des cantons.

La réponse à la crise, sous l'autorité du Gouvernement, et plus précisément du KCDC, a permis, avec un numéro de téléphone unique, le 13-39, de séparer la chaîne de tests et de prise en charge des malades suspectés de porter le virus du reste des urgences médicales, ce qui a permis d'éviter la saturation du système hospitalier.

Je le répète, ce dispositif est directement issu de l'expérience du MERS en 2015.

Il y a aussi la chance, qui a son importance. L'avantage de la Corée, par rapport à d'autres pays, dont le nôtre, c'est qu'elle n'a pas de frontière terrestre, la zone démilitarisée (DMZ) ne pouvant être considérée comme telle. C'est naturellement beaucoup plus facile de contrôler des frontières aériennes ou maritimes. Les Coréens ont aussi eu la chance d'avoir un seul gros agrégat lié aux activités de l'église, en février à Daegu, au milieu du pays. Certes, il y a quand même eu 25 000 personnes touchées, mais le cluster est resté circonscrit grâce à une forte mobilisation des pouvoirs publics.

La Corée a traité la pandémie de la même façon que l'on traite des incendies de forêt. On ne peut pas éviter les départs de feu, mais il faut éviter que ceux-ci se transforment en incendie. C'est ce qu'ils sont parvenus à faire jusqu'à présent, à une petite nuance près. Après le 15 août, en effet, il y a eu un petit rebond des contaminations, avec une situation qui a un peu inquiété nos amis coréens, car ils n'arrivaient pas très bien à retracer les chaînes de contamination. Ils ont donc décidé la fermeture temporaire des écoles pendant quelque temps.

Je termine en appelant votre attention sur les activités de la Corée en matière de recherche médicale et biomédicale. Les choses avancent moins vite qu'on ne le voudrait, mais il y a plusieurs pistes très significatives qui sont en cours d'études en Corée, en collaboration avec d'autres pays, dont la France, car il y a peu de cas actuellement sur place. Qu'il s'agisse de médicaments génériques, des anticorps, du traitement par plasma ou du vaccin, j'espère que nous aurons de bonnes nouvelles dans les mois qui viennent.

Je vous montre maintenant quelques éléments d'infographie, qui vous seront distribués, afin d'illustrer mes propos.

Tout d'abord, la chronologie, avec les grandes dates dans la lutte contre la pandémie en Corée. Vous le voyez, le niveau d'alerte a été très rapidement activé, dès janvier, en raison de la proximité avec la Chine. L'autre avantage de la Corée, c'est qu'elle a rapidement eu à sa disposition les éléments sur le code génétique du virus, ce qui lui a permis de mobiliser très rapidement son industrie pharmaceutique pour développer des tests.

Le 18 février, c'est l'explosion de l'agrégat de Daegu, avec le patient 31. Très rapidement, avec la mise en place du dispositif de traçage, l'épidémie est circonscrite. Au mois de juin, plusieurs jours de suite sans cas déclaré, puis le rebond post-15 août, qui conduit temporairement à un renforcement du dispositif de distanciation sociale.

Les statistiques nous montrent que, en gros, on est sur un ordre de grandeur de 1 à 10 avec ce que nous avons connu en France et dans d'autres pays européens.

J'y insiste, tout ne repose pas sur les technologies. La Corée est une démocratie, mais il y a beaucoup plus d'acceptation sociale de l'utilisation des données personnelles par le Gouvernement. C'est un élément important dans le succès de leur stratégie. Cette demande sociale forte s'est exprimée à la suite de la crise du MERS.

Je vous montre maintenant les quatre niveaux d'alerte épidémiologique qui ont été mis en oeuvre : bleu, jaune, orange, rouge. On est passé directement en février du niveau 2 au niveau 4, avec le pilotage de la crise en direct par le Premier ministre, et l'élargissement des compétences de l'autorité centrale du Gouvernement sur les dispositifs locaux gérés par les collectivités territoriales. On est à l'heure actuelle au niveau 2,5 à cause de l'épisode du rebond. Vous avez également la structure de l'état-major, qui est quasiment militaire. Enfin, le contenu des données de géolocalisation disponibles chez les opérateurs et la description des applications à destination des personnes en quarantaine. Vous le voyez, les contrôles sur les mouvements de ces personnes sont beaucoup plus stricts.

En conclusion, la coopération internationale est indispensable dans la gestion de ces crises. La coopération franco-coréenne a été particulièrement dense, notamment au travers du réseau des instituts Pasteur, mais également en matière industrielle. Nous devons maintenant nous efforcer de construire le monde post-covid dans un cadre multilatéral.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Merci, vos exposés sont très instructifs, compte tenu des résultats que la Corée a obtenus dans la gestion de la pandémie. Je souhaiterais néanmoins avoir quelques précisions.

Si j'ai bien compris, le KCDC est une autorité de santé indépendante, chargée de piloter la réponse à une épidémie, mais comment s'articule-t-elle avec les autorités politiques, notamment le ministère de la santé, sachant que l'ambassadeur Lefort nous a décrit une structure très verticale, centralisée, avec le Premier ministre au sommet ?

Ensuite, je m'interroge sur la place des tests dans votre stratégie. Je crois savoir que vous en faisiez 40 000 par jour au plus fort de l'épidémie, ce qui n'est pas énorme. Êtes-vous toujours au même niveau ? Quelle est votre stratégie en la matière ?

M. Jong-Moon Choi . - Le KCDC a été créé en 2004, lors de la crise du SARS, mais ses pouvoirs ont été considérablement accrus en 2015 lors de l'épidémie de MERS. Il est affilié au ministère de la santé et des affaires sociales, mais, compte tenu de son expertise en épidémiologie, il est assez indépendant en matière d'organisation et de fonctionnement. Par exemple, le ministère des affaires étrangères a dû suivre ses recommandations pour la gestion des frontières. Il va même très prochainement voir ses pouvoirs et ses moyens devenir encore plus importants, notamment au niveau local.

En matière de tests, c'est l'anticipation qui a fait la différence. Avant même le premier cas confirmé, notre industrie biotechnologique avait développé un test. Nous avons eu une approche maximaliste dès le début. N'importe qui, présentant ou non des symptômes, pouvait être testé s'il le désirait. Il s'agissait d'isoler le plus vite possible les porteurs asymptomatiques.

Aujourd'hui, nous effectuons entre 20 000 et 40 000 tests par jour, mais nous avons une capacité de 70 000 tests par jour.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteur . - Messieurs les ambassadeurs, j'ai trois questions à poser. Tout d'abord à M. l'ambassadeur de la République de Corée. Qu'en est-il de votre autonomie en matière de production d'équipements de protection individuelle ? Est-ce à la suite des crises précédentes que vous avez adapté votre appareil de production ? Étiez-vous prêt au mois de janvier ?

S'agissant de l'impact économique, vous avez déclaré que votre pays avait été relativement épargné, n'ayant pas eu à confiner sa population ni à fermer ses frontières. Le Gouvernement a pourtant injecté 200 milliards d'euros dans l'économie. Quelles sont les activités qui ont été touchées pour justifier un tel plan ?

Enfin, ma dernière question s'adresse à M. l'ambassadeur Lefort. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l'état des recherches de l'Institut Pasteur en Corée ?

M. Philippe Lefort . - Comme il s'agit de recherche clinique en cours, je ne vous répondrai que de manière générale, parce que nous sommes soumis à certains impératifs de discrétion. L'Institut Pasteur de Corée est effectivement indépendant du dispositif de recherche coréen. Il s'insère dans le réseau Pasteur, qui ouvre l'accès à toutes les bibliothèques d'agents infectieux en Europe. C'est un laboratoire de niveau 3, donc à très haut niveau de sécurité.

Il y a également des investissements très importants qui ont été réalisés dans le domaine de l'imagerie biologique. Depuis le départ de la crise, ils se sont beaucoup investis dans l'analyse in vitro de l'activité d'environ 150 molécules génériques ou non. Ils ont réussi à en sélectionner trois, dont la capacité est effectivement très prometteuse. Il s'agit d'un anti-coagulant, d'un anti-parasitaire et d'un anti-inflammatoire. À l'heure actuelle, des recherches ont été engagées en Corée sur le premier médicament, qui était un générique employé depuis 40 ans en Corée et au Japon. Son historique de sécurité est donc indéniable. C'est l'une des pistes véritablement prometteuses sur lesquelles la Corée et d'autres travaillent actuellement.

Il y a aussi des recherches très actives de la part de plusieurs entreprises pharmaceutiques coréennes, notamment sur des médicaments à base d'anticorps destinés à empêcher la pénétration du virus à travers la « protéine ». Ces recherches avaient été entamées au moment des épidémies Ebola et MERS. Il y a enfin des recherches très actives sur des personnes guéries. Un certain nombre de pistes justifient dans certaines entreprises la préparation de capacités industrielles de production. Je crois que l'on n'est pas loin d'une solution thérapeutique, mais il faut naturellement respecter tous les stades requis par la méthodologie. C'est frustrant, parce que l'on voudrait aller plus vite, et c'est tout naturel. Pour terminer, je précise que la Corée est le pays où le montant de dépense publique par habitant pour la recherche est le plus important, devant Israël.

M. Jong-Moon Choi . - Dès le 20 janvier et le premier cas confirmé, le Gouvernement a imposé les gestes barrières et le port du masque à l'intérieur. Il y a eu consensus dès le départ entre le Gouvernement et les autorités médicales sur l'utilité du port du masque. Pendant le premier mois, il y a eu quelques problèmes d'approvisionnement, mais, très vite, la production est montée en charge et il n'y a pas eu de rupture. Nous avons connu quelques achats de panique après le rebond du 15 août, ce qui a occasionné des tensions. Néanmoins, il faut savoir que les pharmacies sont regroupées dans une base de données publique pour éviter que des fraudeurs ne tentent de se procurer plus de masques que ce qu'autorise le Gouvernement. Tout se fait dans la transparence.

Le Gouvernement incite à produire des masques par des réductions de taxes, des aides au recrutement, des subventions pour les heures supplémentaires. Nous avons eu une pénurie de masques fin février, mais le problème a été réglé en mars. En juillet, nous n'avons plus de rationnement. Début février, nous produisions 10 millions de masques par semaine ; fin août, 273 millions.

Nous avons des stocks de vêtements de protection, et pas de problème d'approvisionnement. Nous étions très dépendants de l'étranger pour les matériels médicaux centraux. Le Gouvernement a subventionné la production locale de douze appareils importants ; la Corée possédait la technologie, mais il était parfois plus simple d'acheter ces appareils à l'étranger. Nous allons développer des appareils dits ECMO (oxygénation par membrane extracorporelle), des thérapies de remplacement rénal continu, des tests PCR (réaction de polymérisation en chaîne) dont il faut améliorer la technologie.

De nombreux secteurs, comme le tourisme ou la restauration, ont besoin du plan de relance. Nous avons un New Deal vert qui aide les industries vertes, afin de lutter contre le changement climatique. Ce plan de relance attribue aussi une aide financière à chaque foyer. Nous vous enverrons des documents précis sur ce sujet.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Je vous remercie, messieurs les ambassadeurs, pour la qualité de vos communications, qui seront très instructives pour notre rapport.

Monsieur Choi, combien de temps restent les patients isolés dans les établissements non hospitaliers, dans lesquels ils sont suivis médicalement ? Un test est-il réalisé avant leur sortie ?

Vous avez rappelé avoir une capacité de test importante. Sont-ils fabriqués en Corée ?

Monsieur Lefort, quels traitements ont été testés en Corée lors d'essais cliniques ? En France, il y a eu des débats sur l'hydroxychloroquine et des essais sur le Remdesivir notamment. Cette dernière molécule a-t-elle été testée en Corée ?

M. Philippe Lefort . - Ce sujet est un peu sensible, et je parlerai sous le contrôle de l'ambassadeur Choi. En Corée, la réponse médicale a été très largement décentralisée, auprès des médecins et surtout des institutions hospitalières, qui rédigent traditionnellement des recommandations thérapeutiques. Différentes pistes ont pu été proposées initialement selon les régions et les hôpitaux. Mais dans l'ensemble, la première réponse était d'utiliser la combinaison antivirale Kaletra ainsi que le Remdesivir. Le Remdesivir a été autorisé ponctuellement, mais avec peu d'enthousiasme. À ma connaissance, il n'y a pas d'essai clinique sur le Remdesivir. Le Kaletra a été complètement abandonné. En revanche, l'hydroxychloroquine a été prescrite par beaucoup de médecins en Corée, dans un second temps, après la publication de l'étude chinoise. Tout cela figure dans ma réponse écrite.

Un des essais cliniques coréens porte sur l'hydroxychloroquine, mais la combinaison avec l'azithromycine n'est pas trop utilisée, à ce stade. De nombreux essais sont menés par la Corée avec des pays tiers sur l'utilisation de génériques, d'anticorps et de plasma. Cela devrait donner des pistes intéressantes dans les prochaines semaines. Les Coréens font de la recherche sur les vaccins, mais sans véritable essai à grande échelle en Corée.

M. René-Paul Savary , président . - Vous évoquez une réponse médicale décentralisée. Cela signifie-t-il que les médecins locaux pouvaient prescrire ce qu'ils voulaient, selon les connaissances du moment ?

M. Philippe Lefort . - Oui, des exceptions ont même été permises par rapport au remboursement des médicaments, afin que les médecins aient le maximum de marge de manoeuvre.

M. Jong-Moon Choi . - Une fois que le cas est confirmé positif, le médecin évalue si les symptômes sont graves ou légers. En cas de symptômes graves, le patient est transféré à l'hôpital pour être soigné. Au début de l'épidémie, les patients avec des symptômes légers allaient à l'hôpital, mais la charge est devenue trop lourde pour les établissements. Ils ne pouvaient rester à la maison, au risque sinon de propager le virus. Nous les guidons donc vers l'un des 140 centres de traitement ou d'isolement - qui sont des résidences où se déroulaient des séminaires d'entreprise. Les médecins passent les voir deux fois par jour, et si leur cas s'aggrave, ils sont transférés à l'hôpital.

Dès le début de l'épidémie de coronavirus, nous avons défini 70 hôpitaux dédiés à la covid. Le Gouvernement leur a alloué un budget spécifique. Dans une centaine d'hôpitaux, un quota de lits est réservé à des patients atteints du coronavirus, et des lits supplémentaires ont été ouverts.

Au total, la Corée a eu 300 décès liés à la covid ; 50 % sont des octogénaires, 30 % des septuagénaires, 12,5 % des sexagénaires. Dans les établissements à haut risque, l'équivalent de vos établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), nous avons eu un premier cas le 20 janvier. Le Gouvernement a limité les visites dans ces centres, et dès qu'un membre du personnel avait des symptômes, il était isolé. L'admission de nouveaux résidents a été retardée pour mieux surveiller la situation. Chaque jour, un point d'étape est réalisé sur la situation du coronavirus.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Faut-il un test négatif pour sortir d'un centre de traitement ? Les tests sont-ils fabriqués en Corée ?

M. Jong-Moon Choi . - Nous sommes autosuffisants, les kits de dépistage sont à 100 % produits en Corée. Nous avons été les premiers, dans le monde, à les produire en masse. Nous avons exporté - vendu ou donné à titre d'aide humanitaire - des kits à 149 pays.

Effectivement, une personne sort d'un centre de traitement uniquement lorsqu'elle a un test négatif. On dit souvent que la Corée est très stricte, et que cela gêne les Coréens. Mais lorsque vous avez dîné avec un cas confirmé, vous êtes un cas contact et vous êtes donc testé. Même si vous êtes testé négatif, il y a un risque de contamination puisque la période d'incubation est de 14 jours : on vous demande de vous isoler. La plupart du temps, la population accepte ce dispositif. Durant ces 14 jours, un fonctionnaire communique avec la personne à l'isolement via une application. Cette personne peut demander de voir un médecin, et elle est suivie.

M. René-Paul Savary , président . - Allez-vous conserver la durée de 14 jours, ou souhaitez-vous réduire ce délai pour ce qui est plus un isolement qu'une quarantaine ? En France, la personne peut rester avec sa famille...

M. Jong-Moon Choi . - La durée s'applique à partir du dernier contact avec la personne contaminée. Si vous avez dîné avec une personne positive il y a 5 jours, il vous reste 9 jours d'isolement. Pour l'instant, nous n'envisageons pas de réduire cette durée.

M. Damien Regnard . - Monsieur Choi, quelle est la procédure appliquée pour les voyageurs arrivant en Corée à l'aéroport, Coréens de retour ou étrangers ? Prévoyez-vous des mesures au départ ? J'ai lu que vous seriez en capacité de tester tous les étrangers à l'aéroport, est-ce vrai ? Combien de personnes sont ainsi testées ? Comment gérez-vous les flux de passagers ?

Notre commission va se rendre à Roissy-Charles de Gaulle, qui fait preuve d'un certain amateurisme en matière de sécurité, avec de nombreuses lacunes. Je suis très intéressé par vos procédures. Fin juillet, un décret du Gouvernement français exigeait des tests PCR au plus tard 72 heures avant le vol pour certains pays.

Sénateur des Français établis hors de France, monsieur Lefort, je m'intéresse aux 4 500 Français résidant en Corée, que ce soit pour leur situation économique - par le biais de la chambre de commerce franco-coréenne - financière - avec l'Alliance française et l'Institut français- ou sanitaire. Est-il possible pour eux de voyager et de revenir en France ? Quels impacts a eu la pandémie, notamment sur le lycée français, sur l'obtention de bourses, sur l'aide sociale négociée difficilement ?

M. Olivier Paccaud . - Merci de vos présentations rigoureuses et passionnantes. Les ressortissants français sont français. Nous avons beaucoup à apprendre de votre pays, dans lequel l'anticipation, l'organisation sont érigées comme des sciences. C'est notamment dû au fait que vous avez l'expérience d'autres épidémies comme le SRAS, les grippes H1N1, H5N1, le MERS - lequel a, selon M. Lefort, provoqué un électrochoc. Quel bilan en faites-vous ? Les Coréens font preuve d'une autodiscipline formidable pour le masque, et la loi a été votée de manière consensuelle. Comment est sanctionné le non-port du masque, par une amende ? Combien de citoyens ont été verbalisés pour cette raison ?

Mme Angèle Préville . - Pour lutter contre le virus, il faut de la transparence. Vous avez évoqué la vidéosurveillance, et consulté experts, associations et opinion publique. Comment cette dernière a-t-elle été consultée ?

Monsieur Lefort, on ne peut pas éviter un départ de feu, mais l'important est la rapidité de la réponse. Compte tenu de l'expérience de la Corée, la réaction immédiate a-t-elle été importante ?

M. Philippe Lefort . - La communauté française est un peu plus nombreuse que le chiffre que vous citez : nous comptons 6 000 foyers enregistrés. C'est une communauté très active, engagée dans les affaires. La France est l'un des premiers investisseurs en Corée. Le socle français en Corée est cinq fois supérieur au socle d'investissements coréens en France. Nous voulons développer ces investissements, notamment industriels, en France. La communauté française a réagi avec beaucoup de sagesse et de discipline. Nous avons dû traiter le cas de personnes plus fragiles et précaires, notamment les jeunes qui ont des visas vacances-travail. L'organisation de leur départ était compliquée. Nous n'avons pas eu de problème massif de situations sociales précaires, mais nous avions prévu un dispositif mutualiste avec la chambre de commerce franco-coréenne - en plus des aides publiques, assez faibles. Actuellement, ce sont surtout les auto-entrepreneurs qui sont en difficulté. Mais il nous reste de la réserve pour les mois à venir.

En revanche, il était difficile de faire rentrer en France ou surtout de faire rentrer en Corée des ressortissants français, en raison de la quatorzaine. Je m'y suis moi-même plié. Par ailleurs, le Gouvernement coréen a restauré l'obligation de visa pour les courts séjours, en contrepartie du rétablissement de la frontière Schengen. Nous avons levé les contraintes, nous aimerions que la Corée lève cette obligation de visa pour faciliter les échanges.

La communauté a été peu touchée par le virus - au maximum cinq personnes. Nous avons détecté à la fois des voyageurs et des résidents, dont une jeune femme qui a été hospitalisée plusieurs semaines, avec des complications. Heureusement, elle est guérie.

M. Jong-Moon Choi . - En 2015, lors de l'épidémie du MERS, 38 personnes sont décédées ; nous étions le deuxième pays touché après l'Arabie saoudite. Mais à la différence d'aujourd'hui, nous n'étions pas encore prêts, d'où ce nombre de décès. Le système a été amélioré et est aujourd'hui plus performant. Comme le disait M. Lefort, nous recourons au big data, aux nouvelles technologies, qui nous sont très utiles.

Dans les aéroports, nous avons supprimé, à partir de fin mars, l'exemption de visa pour un séjour de moins de 90 jours qui valait pour les ressortissants de certains pays visitant la Corée, car 10 % des cas confirmés étaient importés. Nous avons alors demandé un test négatif pour visiter la Corée. La personne arrivant en Corée repasse un test en arrivant, car elle a pu être contaminée entre sa demande de visa et son arrivée en Corée. Le résultat est disponible dans les 24 heures. Les mêmes règles s'appliquent à tous, qu'il s'agisse de ressortissants coréens ou étrangers. Les personnes positives vont à l'hôpital, tandis que les autres sont auto-isolées, et ne peuvent partager le même espace que d'autres personnes. Cette mesure n'est pas stricte à 100 %, des exemptions sont possibles en cas de funérailles, réunion économique stratégique ou signature de contrats par exemple.

Les amendes pour non port du masque s'élèvent à 70 euros. En Corée, le port du masque fait consensus : on se protège soi-même, et on protège les autres. En 2015, le KCDC a obtenu des pouvoirs accrus, dont le pouvoir de traçage, le plus important, pour collecter des données. Il y a 300 parlementaires en Corée, dans une chambre unique. Une trentaine de parlementaires a proposé un amendement à la loi. Certains craignaient une atteinte à la vie privée. Nous avons eu de nombreux débats avec la société civile et l'opinion publique. La loi a été votée avec 247 voix pour, aucun vote contre, et deux abstentions, soit une majorité écrasante. Il y a un consensus de la population par rapport à cette loi, et le KCDC est expert en ce domaine.

M. René-Paul Savary , président . - Vous nous confirmez donc qu'il y a bien eu une consultation publique avant l'adoption de cette mesure ?

M. Jong-Moon Choi . - Oui, et nous avons débattu pour rassurer et atteindre un consensus. Il y a 52 millions de citoyens coréens ; vous en trouverez toujours qui sont opposés à ces mesures sanitaires, mais l'écrasante majorité y est favorable.

M. Damien Regnard . - Tous les passagers, qu'ils soient coréens ou d'un pays tiers, sont-ils testés à l'aéroport ? Que faites-vous des passagers durant les 24 heures en attendant le résultat du test ?

M. Jong-Moon Choi . - Toutes les personnes arrivant sur le territoire coréen sont testées à l'aéroport. Elles sont ensuite emmenées dans des établissements dédiés près de l'aéroport pour attendre le résultat ; le transport est pris en charge par le Gouvernement car il y aurait sinon un risque de contamination.

M. Roger Karoutchi . - Une de mes nièces vivait en Corée avec son mari et ses deux enfants. Ils sont rentrés il y a un mois en France. En février, nous étions inquiets pour eux ; depuis mars, ce sont eux qui s'inquiètent pour nous. Et depuis qu'ils sont rentrés, ils sont sidérés par le laisser-aller et par l'absence de mesures sanitaires en France. Ils n'étaient pas inquiets à Séoul, ils sont paniqués par la scolarisation de leurs enfants à Paris.

Monsieur Choi, vous habitez Paris, et vous savez parfaitement ce qui se passe en Corée. Si vous étiez conseiller du Gouvernement français, quelles seraient les deux propositions que vous lui feriez pour réduire la force de la pandémie ? Vous avez eu 300 morts, nous en avons eu 40 000...

Monsieur Lefort, vous connaissez parfaitement la France et vous habitez à Séoul. Compte tenu de votre expérience, quelles seraient aussi les deux mesures que vous proposeriez au Gouvernement français pour lutter contre la recrudescence de la pandémie ? Certes, il y a en Corée une unité de l'opinion publique par rapport à la vision médicale et aux autorités. Il n'y a eu aucun débat sur le port du masque, les tests, les mesures prises, ce qui est loin d'être le cas en France...

Mme Muriel Jourda . - Monsieur Choi, quelle est l'importance du stock de réserve que vous évoquiez ? Est-il réservé aux professionnels de santé ou à toute la population, et avec quel délai d'autonomie prévu ? J'ai bien compris que les équipements de protection individuels (EPI) étaient fabriqués en Corée.

Avec la réorganisation des hôpitaux, qu'avez-vous fait de leur activité habituelle et programmée durant cette période ?

Monsieur Lefort, qu'avez-vous dit au gouvernement français sur la crise sanitaire lorsque vous avez vu qu'elle risquait d'être mondiale ? Avez-vous communiqué sur la manière dont le gouvernement coréen a traité la crise, lui qui a tant d'expérience en la matière ?

M. Jean-François Rapin . - Monsieur Choi, vous évoquiez la plage et les vacances et notamment la manière dont la mairie de Busan a pris des mesures pour éviter la propagation du virus durant les vacances.

En France, nous avons travaillé avec le ministère et l'Association nationale des élus du littoral - que je préside - pour rédiger un document afin que le maire et le préfet puissent éventuellement reconfiner dans les meilleures conditions. Tout cela est devenu obsolète avec les exagérations estivales ; une partie de la reprise virale serait due à la promiscuité dans les stations balnéaires. Quelles mesures avez-vous prises en dehors du port du masque ? Chez nous, il était difficile, voire quasiment impossible, d'exiger le port du masque sur la plage - c'est déjà plus facile sur une digue. Quels moyens avez-vous également pris pour vérifier que ces mesures étaient bien appliquées ?

Mme Victoire Jasmin . - L'identification faciale fait-elle partie de la législation coréenne sur l'utilisation des données personnelles ? Tous vos laboratoires sont-ils classés P3 ou sont-ce seulement les laboratoires de recherche de l'Institut Pasteur ?

M. Jean Sol . - Comment est composée la KCDC ? De quels moyens financiers dispose-t-elle ?

Vous dites que les cas confirmés sont suivis par les équipes d'enquête épidémiologique de la KCDC ; les autres épidémiologistes sont-ils occultés ?

M. Philippe Lefort . - La différence fondamentale entre l'approche coréenne et l'approche européenne - car nous avons beaucoup communiqué avec l'Allemagne - est l'utilisation des données des opérateurs pour tracer les chaînes de contamination. En Corée, il y a un absolu consensus sur la nécessité de donner au centre de crise de la KCDC tous les moyens pour identifier les clusters et établir des chaînes de contamination pour éteindre les foyers le plus rapidement possible. Cela n'a pas posé de problème au public, aux partis politiques ni aux relais d'opinion.

En France, j'ai senti une grande réticence sur le fait de confier ces données à une administration. Or le RGPD comprend une exception au principe de consentement en cas d'épidémie, dans des termes très proches de la loi coréenne de 2015, prise à la suite de l'épidémie de MERS. C'est une différence d'approche et de sensibilité. En Corée, il y a un niveau de confiance envers le Gouvernement et l'administration largement supérieur à celui existant en France.

Lorsque nous referons l'historique de la crise, il faudra réfléchir à de tels dispositifs, tout en mettant en place des garanties, un tiers de confiance pour un bon usage des données personnelles. En Corée, il n'y a jamais eu de suspicion de détournement des données personnelles par le KCDC, ni demande d'un tiers de confiance pour s'assurer que les données étaient bien utilisées et ensuite détruites.

M. Jong-Moon Choi . - Il n'y a pas eu pénurie d'EPI ; c'était davantage un problème d'approvisionnement, et notamment en raison des achats de panique. L'offre est largement supérieure à la demande. Nous n'avons eu aucun problème, pas même pour les équipements de protection. Nous avons suffisamment de filtres MB (melt blown) pour les masques.

Il y avait des risques de contamination dans les hôpitaux qui accueillaient des patients atteints, c'est pourquoi nous avons transféré ceux-ci dans des hôpitaux dédiés aux coronavirus.

Vous évoquiez la plage de Busan ; à Biarritz, cet été, j'ai été étonné que le masque soit si peu porté... À Busan, la distance de deux mètres entre deux personnes est strictement respectée. Il y a 50 % de parasols en moins. Différentes mesures sont mises en place... Les vacanciers coréens respectaient toutes les mesures sanitaires ; c'est une évidence en Corée. La mairie a réagi avec efficacité, et cela a été compris par la population.

Nous n'avons pas utilisé les outils de reconnaissance faciale, uniquement ceux de traçage. Ces outils, comme le bornage des téléphones mobiles et des cartes de crédit, sont très utiles à tout un chacun pour reconstituer son emploi du temps : essayez de dire précisément où vous étiez et qui vous avez vu avant-hier ou la semaine dernière, vous verrez que c'est difficile et combien les nouvelles technologies peuvent vous y aider - ces outils sont utiles, plutôt qu'intrusifs.

Pendant le confinement, j'ai relu La Peste, le chef d'oeuvre d'Albert Camus, il m'a fait réfléchir aux relations humaines, à la liberté, à la mort. Dans un monde parfait, on pourrait lutter efficacement contre l'épidémie sans limiter en rien aucune liberté individuelle - mais chacun sait que le monde n'est pas parfait. Le Parlement coréen entend protéger la population coréenne tout en respectant les libertés individuelles, qui comptent parmi nos valeurs fondamentales - les mesures prises répondent à une situation de crise et elles ont visé à protéger la population, c'est sur cette base que le consensus a été possible au sein du Parlement coréen.

Le KCDC compte un millier d'employés, dont une centaine d'enquêteurs épidémiologistes, la plupart sont médecins, auxquels s'ajoutent les enquêteurs rattachés aux collectivités locales. Cette épidémie a révélé des manques d'enquêteurs, nous allons renforcer leur nombre.

M. René-Paul Savary , président . - Avez-vous été conduit à déprogrammer des opérations pour donner la priorité à des patients atteints par la covid-19 ?

M. Jong-Moon Choi . - Au plus fort de la crise, la Corée a compté seulement 160 patients gravement atteints par la covid-19, leur prise en charge n'a guère nécessité de report des opérations d'urgence, d'autant que la population, par peur de contracter le virus, se rendait moins à l'hôpital. Ensuite, la téléconsultation, normalement interdite en Corée, a été autorisée pendant la crise.

M. René-Paul Savary , président . - Les services de l'ambassade ont-ils interrogé les autorités coréennes sur les mesures prises en Corée pour faire face à la crise ?

M. Philippe Lefort. - Oui, nous avons informé régulièrement la chancellerie et les assemblées parlementaires sur ce que nous voyions, en particulier sur la gestion des données par le KCDC. Dès le 15 mars, nous avons fait savoir que le traçage nous semblait avoir fait preuve de son efficacité, et qu'il était la clé pour éviter un débordement des services sanitaires - c'est l'élément fondamental face à cette crise sanitaire.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Vous mentionnez la date du 15 mars, mais vos échanges d'informations sur le sujet remontent bien au 20 janvier ?

M. Philippe Lefort. - Oui, mais il faudrait que je revoie la correspondance pour être plus précis. Nous avons correspondu de façon au moins hebdomadaire sur l'évolution de la crise et les mesures prises par les autorités coréennes.

M. René-Paul Savary , président . - Vous mentionnez 430 personnes dans le KCDC, l'ambassadeur de Corée nous parle d'un millier de personnes : quel est le bon chiffre ?

M. Philippe Lefort . - Les deux : le KCDC compte un millier de collaborateurs en incluant l'ensemble de ceux qui sont mis à sa disposition par les autres ministères, et 439 est le chiffre qui m'a été communiqué en mai dernier pour les personnes chargées de la collecte et de l'intégration des données.

Mme Victoire Jasmin . - Je n'ai pas eu de réponse sur la classification P3 des laboratoires.

M. Philippe Lefort . - Je ne suis effectivement pas en mesure de vous répondre maintenant.

M. René-Paul Savary , président . - Nous attendrons donc vos réponses par écrit. Merci à tous.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition commune de MM. François Chih-Chung Wu,
représentant de Taïwan en France,
et Jean-François Casabonne-Masonnave,
représentant de la France à Taïwan

(mercredi 9 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée à la gestion de la crise à Taïwan.

De nombreux éléments nous intéressent dans la gestion de la crise à Taïwan. La géographie a sans doute rendu nécessaire une alerte précoce dans la gestion de l'épidémie et la mise en place rapide de contrôles aux frontières. Au-delà, fort de l'expérience des épidémies de SRAS et de MERS, et de la résilience de la population, le pays a mis en place une stratégie de protection, d'isolement et de traçage qui a, semble-t-il, permis d'éviter un confinement général.

Quelles ont été les orientations retenues en matière de tests ? La pénurie d'équipements de protection a-t-elle été ressentie ? Comment les lieux accueillant des personnes fragiles, en particulier les personnes âgées, ont-ils été gérés ?

Autant de questions que nous nous posons sur le retour d'expérience taïwanais sur la gestion de la crise sanitaire.

Je vais donner à nos intervenants un temps de parole d'environ 10 minutes avant de passer aux questions des rapporteurs, puis de nos commissaires.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, demander à M. Jean-François Casabonne-Masonnave, représentant de la France à Taïwan, de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-François Casabonne-Masonnave prête serment.

M. François Chih-Chung Wu, représentant de Taïwan en France . - Quelques mots de contexte. Taïwan est un État d'une population de 24 millions d'habitants, c'est-à-dire deux fois la Belgique et l'équivalent de l'Australie. Le PIB taïwanais est légèrement supérieur à celui de la Suède. Au niveau commercial, nous importons plus que l'Australie, la Russie et le Brésil et nous exportons plus que la Suisse, la Belgique, l'Espagne et l'Inde. Taïwan est une île dont la superficie équivaut à celle des Pays-Bas ou de la Belgique. Il est à noter que Taïwan n'a jamais été confinée et que la croissance économique s'est maintenue à un taux de 1,5 % pour cette année.

Taïwan est séparée de la Chine par un détroit large de 150 kilomètres et les échanges de part et d'autre sont denses : 40 % des échanges commerciaux de Taïwan se font avec la Chine. En 2019, 2,7 millions de Chinois se sont déplacés à Taïwan pour du tourisme et chaque année, 4 millions de Taïwanais voyagent en Chine. Pourtant, depuis l'apparition de la covid-19, Taïwan n'a recensé à ce jour que 495 cas confirmés, 7 personnes sont décédées et 13 personnes sont actuellement à l'hôpital pour une mise en quarantaine.

La réussite de Taïwan à endiguer l'épidémie jusqu'à ce jour tient à six facteurs, que je vais détailler : l'expérience, la vigilance, l'efficacité, la confiance, les masques et la technologie.

L'expérience, d'abord : nous avons su tirer les leçons du passé. Taïwan a été l'un des pays les plus touchés par l'épidémie de SRAS en 2003. À l'époque, 346 personnes ont été infectées et 81 sont décédées, soit un taux de plus de 20 % de létalité. Par manque de coordination entre le gouvernement central et local, un hôpital municipal de Taïpei a été confiné, causant la mort de 7 professionnels et des suicides. Des images apocalyptiques de personnes confinées voulant forcer la ligne de confinement et la directrice municipale de la santé portant une combinaison spatiale pour rentrer à l'hôpital ont traumatisé la population de Taïwan.

La vigilance, ensuite. Dès l'aube du 31 décembre 2019, Taïwan a exprimé ses craintes à l'OMS sur la possibilité d'un virus transmissible entre humains à Wuhan en Chine. À partir du 31 décembre 2019, le ministère de la santé taïwanais a commencé à effectuer des prises de température systématiques et des examens complets pour les cas suspects dès l'atterrissage des vols en provenance de Wuhan puis, très rapidement, sur tous les vols en provenance de Chine et ce jusqu'à la fermeture complète des frontières. Le 25 janvier, le gouvernement taïwanais décide de fermer les frontières aux touristes chinois. Tous les groupes de touristes chinois à Taïwan ont dû repartir avant le 31 janvier. Le 7 février, l'entrée à Taïwan a été interdite aux ressortissants étrangers qui se sont rendus en Chine au cours des 14 derniers jours. Enfin, le 18 mars, a été décidée l'interdiction d'entrée sur le territoire pour les ressortissants étrangers et la quatorzaine pour tous les voyageurs taïwanais entrants.

Troisième facteur, l'efficacité. Nous avons activé le Centre de commandement central des épidémies à partir du 20 janvier 2020 sous la responsabilité du ministre de la santé : le ministre dispose de toutes les ressources de l'exécutif, y compris le recours à l'armée si nécessaire.

Quatrième facteur, la confiance : la transparence des informations a inspiré confiance à la population. Une conférence de presse présidée par le ministre de la santé lui-même pendant 140 jours consécutif est tenue quotidiennement et les journalistes peuvent poser des questions illimitées. Cela permet de rassurer la population sur la pandémie et de combattre la manipulation d'informations.

Cinquième facteur, l'indépendance rapide de la production des masques : alors que Taïwan dépendait beaucoup de la production des masques en Chine, nous sommes devenus le deuxième plus grand pays producteur de masques au monde. Le 31 janvier, le Gouvernement a décidé de mettre en place une « équipe nationale » spécifique dédiée à la covid-19 ; il réquisitionne alors et supervise l'installation de 92 chaînes de production supplémentaires pour faire passer la production de masques de 2 millions à 20 millions d'unités par jour. Le 3 avril, le gouvernement taïwanais décrète le port de masque obligatoire pour les usagers des transports en commun y compris dans les taxis.

Enfin, sixième facteur, la technologie accompagne une politique de mise en quatorzaine très stricte pour les personnes soupçonnées d'être infectées. Pour améliorer le suivi des voyageurs entrants, le gouvernement taïwanais a imposé une déclaration de santé obligatoire à tous les passagers à leur arrivée. Une déclaration inexacte est passible d'une amende pouvant aller jusqu'à 4 500 euros. Cette déclaration obligatoire a permis de classer les voyageurs dans différentes catégories à risques et de mettre en oeuvre une politique de quarantaine adaptée. Une fois placé en quatorzaine, tout individu est dans l'obligation de respecter des consignes strictes sous peine de six mois de prison ferme et 30 000 euros d'amende. Le gouvernement taïwanais fournit aux personnes mises en quatorzaine un téléphone portable qui permet de faire respecter l'interdiction totale de sortie du domicile. Ce système a permis également au gouvernement taïwanais de prioriser les tests sur les personnes présentant les symptômes caractéristiques du coronavirus.

Le recours à l'application des technologies est autorisé par l'article 7 de la loi spéciale de prévention de la covid-19 d'assistance et de relance, adoptée le 25 février 2020, qui permet au Commandant du centre de mettre en oeuvre toutes les mesures d'urgence nécessaires pour prévenir et contrôler l'épidémie.

Taïwan a gagné une première bataille contre la covid-19 mais n'a pas encore gagné la guerre. L'opinion publique taïwanaise exige que le Gouvernement utilise tous les moyens à sa disposition pour endiguer le virus en dehors des frontières nationales sans confinement général de la population.

La prospérité de Taïwan dépend fortement de ses échanges avec le monde extérieur. Dans ce contexte, il est crucial pour Taïwan de trouver un équilibre d'ouverture des frontières avec la communauté internationale car le virus, selon toute vraisemblance, va continuer à circuler. C'est un défi auquel Taïwan doit faire face.

Nous pensons néanmoins qu'il est très difficile de porter un regard sur les réponses d'un autre pays qui a ses propres facteurs et ses spécificités à prendre en compte pour limiter la propagation du virus. Pour autant, dans un monde où les échanges entre chaque pays ne font qu'augmenter, il serait indispensable de pouvoir partager, au niveau bilatéral et multilatéral, les expériences dans la lutte contre cette crise sanitaire qui ne connait pas de frontières. Je pense que cette invitation de la commission d'enquête au Sénat constitue d'ores et déjà une première étape vers l'intérêt commun pour nos deux pays et pour celui de l'humanité.

M. Jean-François Casabonne-Masonnave, représentant de la France à Taïwan . - Nous avons convenu avec M. Wu que je ne répèterai pas ce qu'il vient de dire, et que je reprends à mon compte. L'expérience de Taïwan est unique : celle d'une île directement exposée à la pandémie qui, parce qu'elle a réagi immédiatement, en est indemne, comptant seulement 500 cas et 7 morts. Cette réussite tient à l'anticipation : avant même que la covid-19 ne se manifeste à Taïwan, tout le monde était prêt, du chef de l'État au simple citoyen. La clé, c'est l'expérience acquise avec le traumatisme du SRAS. Le phénomène s'est produit aussi à la suite d'un tremblement de terre survenu en 1999, lequel a occasionné une reprise en main des outils de gestion de crise.

Les autorités ont agi rapidement et avec cette conscience que dans une société démocratique, l'efficacité dépend de la confiance envers les autorités. Mes interlocuteurs me l'ont répété, une fois que les mesures prises avaient démontré leur efficacité et qu'ils étaient en confiance. Le point d'information quotidien, suivi par toute la population, et animé par le ministre de la santé - dont la popularité culmine aujourd'hui à 90% -, est un élément majeur de la stratégie.

Deuxième exemple, les masques. Lorsque, début janvier, le risque a été identifié, la production nationale atteignait 2 millions d'unités par jour, loin de suffire aux besoins ; en cinq mois, elle a décuplé, passant à 20 millions d'unités quotidienne. Comment cela a-t-il été possible ? Dès janvier, le ministère des finances a débloqué des fonds pour l'achat de machines en Allemagne, l'armée a été mobilisée pour les monter, et elles ont été mises à disposition des industriels, qui sont les mieux placés pour la fabrication de masse. La montée en puissance a été si rapide et maîtrisée que, dès le début mars, mes interlocuteurs du ministère de l'économie se montraient sereins et tout à fait disposés à partager leur expérience. Cette production de masques a donc vite permis de lever une pression de la population, qui a pu être approvisionnée de manière efficace.

Chaque nation a sa propre expérience, le résultat taïwanais tient à des raisons objectives. Aujourd'hui, les autorités taïwanaises se trouvent comme piégées par la qualité de leur gestion, car la population ne supporte pas l'idée que le virus entre sur l'île et elle demande des contrôles toujours plus stricts et rigoureux, ce qui peut aller contre l'intérêt de l'économie de l'île, si ouverte sur le monde - j'ai participé à une réunion où les représentants des pays européens demandaient plus de souplesse, au moins pour les entreprises.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Il semble que les tests aient été réalisés d'abord sur les personnes symptomatiques, puis que le contrôle ait été élargi à un ensemble plus large de la population : où en est-on ? Ensuite, sur les traitements : quels sont les médicaments utilisés et quelles sont les études cliniques conduites à Taïwan ?

M. François Chih-Chung Wu . - Les tests ont d'abord été ciblés sur les personnes présentant des symptômes, la stratégie d'ensemble étant d'empêcher le virus d'entrer sur l'île. Nous avons aussi testé les personnes en contact avec des malades. Cependant, le test est accessible à tous, chacun peut se faire tester à ses frais. Le ciblage a été préféré à une stratégie qui aurait consisté à tester tout le monde, stratégie qui nous est apparue peu soutenable, on l'a vu ensuite avec le cas de l'Allemagne. La quatorzaine a été appliquée de façon très stricte : l'un de mes amis, ambassadeur en Thaïlande, a été confiné 14 jours alors qu'il rentrait pour prendre des fonctions ministérielles, et c'est confiné chez lui qu'il est entré dans ses fonctions...

M. Jean-François Casabonne-Masonnave . - Le nombre de personnes touchées est si réduit, que l'on ne peut guère tirer de leçons stratégiques pour le traitement de la maladie dans d'autres pays : nous parlons d'à peine 500 malades, de quelques dizaines d'hospitalisations graves, il n'y a guère de statistiques significatives à cette échelle. On peut dire que c'est l'un des problèmes de Taïwan pour la recherche sur la covid-19 : il n'y a pas suffisamment de malades pour y conduire des recherches...

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Avez-vous eu besoin d'un plan de relance ? De quel montant, pour quel secteur, et comprenait-il des mesures de chômage partiel ?

M. François Chih-Chung Wu . - L'économie taïwanaise fonctionne bien mais nous avons eu besoin d'un plan de relance, en particulier dans les secteurs des spectacles ou encore du tourisme ; le plan avoisine les 30 milliards d'euros.

M. Jean-François Casabonne-Masonnave - Taïwan est une société riche, l'État est peu endetté - environ au tiers de son PIB -, il peut mobiliser des moyens et son gouvernement d'orientation sociale-démocrate l'a fait sans états d'âme pour protéger la population et l'économie. Les transports, le tourisme, en particulier le tourisme d'affaire ont souffert, la restauration aussi - mais le goût bien connu des Taïwanais pour la ripaille a repris le dessus dès que les restaurants ont rouvert... Les plans de soutien à l'économie ont été très ciblés, avec un soutien aux chômeurs et, de façon très large, un soutien à la consommation par un système de bons d'achat.

M. François Chih-Chung Wu . - Le système en est assez simple : le consommateur doit commencer par dépenser une certaine somme, ce qui lui donne droit à des bons d'achat d'une valeur supérieure délivrée par le Gouvernement. En réalité, tous les secteurs économiques se sont adaptés, pour inciter à la consommation.

M. Jean-François Casabonne-Masonnave .  - Des mesures ont été prises également dès le mois d'avril pour l'action culturelle. L'économie a aussi bénéficié de secteurs florissants, comme celui des semi-conducteurs - le confinement a fait bondir les commandes de puces électroniques, secteur où Taïwan est leader mondial, et l'entreprise phare Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TMSC) a même vu son cours remonter alors qu'elle venait de perdre successivement deux clients très importants, Apple puis Huawei...

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Merci pour vos explications, des points communs apparaissent avec la situation coréenne, en particulier la proximité géographique avec le foyer de l'épidémie et la mémoire récente d'une autre épidémie. Vous parlez d'un pilotage par le ministre de la santé, mais dispose-t-il d'une agence ? Quid, ensuite, des controverses scientifiques, telles que nous les avons connues, qui ont un impact sur la compréhension des phénomènes par l'opinion ? Quelles mesures prises pour le masque ? Enfin, comment pensez-vous que l'expérience taïwanaise puisse être mieux partagée avec d'autre pays ?

M. François Chih-Chung Wu . - Le ministre de la santé s'appuie sur le Centre de commandement, lequel réunit tous les spécialistes de la santé. Il y a eu des tensions, des débats, par exemple lorsqu'un médecin a décidé de son propre chef un dépistage massif dans une localité, sans en informer le niveau central. Cependant, le problème a pu être réglé. Sur les masques, ensuite, il y a eu une sorte de progressivité : pendant le rationnement, le Gouvernement a assuré l'accès de chaque citoyen à un nombre minimal de masques ; ensuite, nous avons pu lever le rationnement et, même, envoyer des masques à l'étranger, cela dès le mois d'avril.

M. Jean-François Casabonne-Masonnave . - Le centre de crise est activé en cas de besoin, il est présidé par le ministre de la santé. À Taïwan, comme dans d'autres pays d'Asie, le port du masque est naturel en cas de maladie, avec cette idée qu'en se protégeant, on protège les autres et qu'en protégeant les autres, on se protège soi... Le masque n'est donc pas vu comme un signe de désocialisation, mais d'inclusion dans la société - et tout le monde porte le masque, y compris les enfants. Les règles d'accès au masque ont varié dans le temps, l'approvisionnement s'est libéralisé, aujourd'hui on vit à Taïwan quasiment sans masque, les consignes sont allégées. La visibilité de Taïwan s'est accrue, pour de bonnes raisons, j'ai ressenti beaucoup de curiosité envers cette île.

Quant aux coopérations scientifiques, mon expérience m'enseigne qu'elles ne peuvent guère être montées à chaud. La coopération scientifique avec Taïwan existe, elle est riche et diverse, et nous avons constaté que pendant la crise, ont travaillé ensemble les équipes qui coopéraient déjà. Je suis donc optimiste sur les coopérations.

Mme Angèle Préville . - Vous parlez du traumatisme vécu lors de l'épidémie de SRAS en 2003, mais les chiffres que vous nous donnez sont très faibles par rapport aux dizaines de milliers de décès que nous devons déplorer.

Sur la production des masques, comment les choses se sont-elles passées concrètement ? Aviez-vous anticipé la possibilité d'aller chercher des machines en Allemagne ? Avez-vous rencontré des pénuries, des moments de tension ? Où avez-vous trouvé la main d'oeuvre, alors que votre pays compte si peu de chômage ? Vos propos donnent l'impression de facilité... Enfin, que pensez-vous du vocabulaire que nous utilisons, celui des gestes « barrières » plus que de protection ? Quelles sont les expressions utilisées à Taïwan ?

Mme Victoire Jasmin . - Parmi les victimes de la covid-19, quelle est la part des personnes âgées ?

Mme Jocelyne Guidez . - L'armée est intervenue en France pour soulager les hôpitaux, nous avons déployé une médecine de guerre en particulier dans les départements de l'Est ; quel rôle l'armée a-t-elle tenu à Taïwan ?

M. Damien Regnard . - Comment fonctionne le contrôle aux départs et aux arrivées à l'aéroport ? Tous les passagers sont-ils testés ? Quelles sont les procédures ?

M. François Chih-Chung Wu . - L'épisode du SRAS en 2003 a été traumatique moins par le nombre de victimes, que par les conditions dans lesquelles il a eu lieu. Nous savions que le virus était très mortel, qu'il venait du continent, et la décision avait été prise de confiner l'hôpital où entraient les malades ; le personnel soignant y entrait mais n'en sortait pas, et chacun y entrait avec une combinaison complète, les images étaient très fortes, elles ont marqué les esprits. Aujourd'hui, la connaissance médicale est bien supérieure, les technologies numériques aident, le confinement sur place est possible.

Le nombre de malades de la covid-19 à Taïwan étant très faible, nous n'avons pas de statistiques par catégorie d'âges.

Enfin, l'armée taïwanaise est intervenue dans la production des masques, elle a fourni de la main d'oeuvre pour la production.

À l'aéroport, il y a un appareil thermique permettant de tester les voyageurs arrivant. En cas de fièvre, les voyageurs étaient immédiatement envoyés à l'hôpital pour un contrôle. Toute personne entrante pouvait être confinée 14 jours, dans l'attente de symptômes éventuels. Ce qui change de la France, c'est que les arrivées sont moins nombreuses.

Nous ne pouvions pas nous permettre de laisser pénétrer le virus, car notre système hospitalier n'aurait pas pu résister.

M. Jean-François Casabonne-Masonnave . - S'agissant des masques, il y a eu des tensions dans la chaîne d'approvisionnement en février. Il a fallu gérer la pénurie, mais il n'y a eu aucune hésitation sur le principe même du port du masque. Les débats portaient plus sur le point de savoir si une dotation de 9 masques pour un adulte et de 5 masques pour un enfant était suffisante. Les jeunes, les étudiants sont parfois victimes de leur précarité, mais on peut assister à des scènes amusantes dans les bus, lorsque des grands-mères leur donnent des masques. Il y a eu aussi des tensions lorsque des étrangers refusent de le porter.

Il faut bien comprendre qu'une stratégie individuelle ne peut pas marcher face à une telle épidémie, car nous ne sommes pas tous égaux face au virus. Seule une action collective est efficace. J'ai suivi les débats sur telle ou telle limite concernant le port du masque ou la prise de température dans les aéroports, mais il faut se dire que si cela marche essentiellement, globalement, il faut le faire. En France, en Europe, on a trop tendance à s'appuyer sur des démarches individuelles. C'est une différence culturelle. On a appris à manger des sushis et à faire du judo ; de la même manière, on apprendra à porter un masque.

L'armée a été utilisée au début pour la mise en place des chaînes de montage, mais, très vite, l'industrie a pris le relais.

Enfin, les patients gravement malades ou décédés ont été, comme partout, des personnes assez âgées ou déjà malades, mais je ne dispose pas de statistiques précises sur ce point.

S'agissant des mesures dans les aéroports, la situation est différente pour les nationaux et les étrangers. Avec une quinzaine de pays dont la situation est jugée satisfaisante, la procédure est allégée pour les hommes d'affaires. De manière générale, il faut un test PCR moins de 72 heures avant le voyage. Pour les nationaux, l'accès est ouvert, mais les contrôles se font dès l'atterrissage. Les gens se déclarent souvent d'eux-mêmes lorsqu'ils ressentent un symptôme. Il arrive même qu'ils rentrent exprès pour se soigner et bénéficier de la qualité du système taïwanais. En ce qui me concerne, j'aurai droit à une semaine de quarantaine chez moi à mon retour la semaine prochaine. Pour les nouveaux arrivants, il existe des hôtels spécialement dévolus, ainsi que des taxis. Voilà, c'est extrêmement balisé et personne ne peut passer entre les mailles du filet. Mais les Taïwanais peuvent aussi être indisciplinés : cet été, il en a été repéré un au karaoké, alors qu'il aurait dû être en quarantaine.

M. René-Paul Savary , président . - C'est une semaine ou 14 jours ?

M. Jean-François Casabonne-Masonnave . - Il y a différentes formules. En fait, il y a au minimum la semaine de quarantaine avec un isolement très strict. Si l'on n'a pas chez soi la capacité de s'isoler du reste de la famille, on doit aller dans un hôtel spécialisé. Ensuite, on privilégie l'auto-surveillance : il s'agit d'éviter les transports, les regroupements de personnes et de porter le masque en permanence pendant deux semaines. Au total, cela fait trois semaines de contraintes imposées. Il y a le même questionnement qu'en France actuellement sur la nécessité d'assouplir un peu ce régime.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition du Colonel Bruno Cunat,
ancien commandant de la base aérienne 110 de Creil

(mercredi 9 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition du Colonel Bruno Cunat, ancien commandant de la base aérienne 110 (BA 110) de Creil, qui complète notre précédente audition sur la gestion de la crise sanitaire dans l'Oise.

Je vous prie, Colonel, d'excuser l'absence du président Alain Milon, retenu dans son département.

Deux aspects nous intéressent : la place de la base de Creil dans l'épidémie, qui a suscité beaucoup d'interrogations, et la gestion du cluster qu'a été la base avec les moyens spécifiques du ministère des armées.

Je vais vous donner la parole pour un propos liminaire d'environ dix minutes, avant de passer aux questions des rapporteurs, puis de nos commissaires.

Auparavant, et conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais vous demander de prêter serment. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. le Colonel Bruno Cunat prête serment.

Colonel Bruno Cunat . - Je tiens tout d'abord à me présenter rapidement, à présenter la base de Creil ainsi que les fonctions que j'occupais sur celle-ci lors de la phase initiale de la crise de la covid-19, à la fin du mois de février 2020.

J'ai une carrière de pilote de chasse et d'instructeur sur Alpha Jet et Mirage 2000. Dans la seconde partie de ma carrière, j'ai servi dans les domaines de la communication et des relations internationales militaires, à Paris mais aussi à Londres. J'ai enfin commandé la base de Creil d'août 2018 à août 2020.

La base de Creil est située au nord de Paris, dans l'Oise. C'est une installation dite « prioritaire de défense », qui héberge de nombreuses unités opérationnelles de l'armée de l'air, mais aussi des unités interarmées. Elle abrite également les unités de soutien nécessaires à son bon fonctionnement. Cette base d'environ 2 500 personnels civils et militaires concourt directement, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, à des missions opérationnelles sur notre territoire national, mais aussi au profit des théâtres extérieurs, notamment dans les domaines du transport et de la logistique stratégique, du renseignement, de l'imagerie satellitaire ou encore de la cartographie. Je tiens à souligner que certaines des unités opérationnelles de la base de Creil sont vitales et stratégiques pour les opérations militaires françaises.

La base possède ses propres services de soutien, une antenne médicale et un service de soutien administratif et de soutien général. Elle bénéficie d'un réservoir d'environ 400 réservistes. Certaines fonctions sont confiées à des sous-traitants privés, notamment la restauration collective, le transport ainsi que le ramassage des ordures et le nettoyage des bâtiments. Cette base est donc un véritable écosystème, avec de nombreux acteurs en interaction permanente. Ce facteur est dimensionnant dans la gestion d'une situation pandémique comme celle de la covid-19.

De 2018 à 2020, j'ai assumé trois fonctions. J'étais tout d'abord commandant de la base aérienne, donc plus spécifiquement le chef des unités de l'armée de l'air. J'étais aussi chef de la base de défense et, à ce titre, chargé de la coordination des soutiens ainsi que du pilotage des projets majeurs de transformation de la base. J'étais, enfin, délégué militaire départemental de l'Oise et, à ce titre, chargé, en coordination avec le préfet, de la mise en oeuvre des moyens militaires potentiels sur le territoire du département, comme pour les missions Sentinelle ou Résilience.

J'en viens au coeur du sujet, la crise sanitaire. À compter du 25 février 2020, la base de Creil a été impactée par l'épidémie de covid-19. Un cluster s'est développé au sein de l'unité de soutien commun et administratif, que nous désignons sous le sigle « GSBdD », pour « groupement de soutien de la base de défense ».

Le premier cas répertorié a été rapporté dans la nuit du 25 au 26 février, au CHU d'Amiens. Ce personnel civil du GSBdD, oeuvrant plus particulièrement comme vérificateur des prestations de nos sous-traitants privés, est placé en réanimation. Au sein du GSBdD se développe ensuite, en quelques jours, un cluster de 14 personnels malades, plus ou moins symptomatiques. On compte deux autres cas isolés dans d'autres unités de la base, mais ces cas ne donnent pas lieu à l'apparition de clusters. Donc 16 malades ont été identifiés entre le 26 février et le 3 mars. C'est ce cluster que nous nous sommes efforcés de contenir au plus tôt.

Je vais aborder plus particulièrement la gestion de la crise initiale, c'est-à-dire sur la période du 26 février au 17 mars, date du passage du pays en confinement généralisé. La base de Creil a été la première enceinte militaire touchée lourdement par la crise. Mes premières actions, le 26 février, ont été axées sur l'alerte aux différentes autorités militaires et au préfet. Dès le 26 février au soir, la base a bénéficié de l'arrivée de spécialistes du service de santé des armées (SSA). Ces spécialistes venaient renforcer l'équipe de l'antenne médicale de la base. Dans les premiers jours, j'ai également pu bénéficier du déploiement sur la base d'une équipe de désinfection de l'armée de l'air, spécialisée dans la lutte contre les risques nucléaires, radiologiques, bactériologiques et chimiques. Cette équipe venait de la base de Cazaux.

Dans cette gestion initiale de la crise, je devais, comme tout militaire, m'assigner, en liaison avec l'état-major de l'armée de l'air, un objectif global, que je devais tenir au mieux. Je l'ai formulé ainsi : « dans un contexte sanitaire dégradé et très incertain, je dois assurer au mieux la sécurité des personnels, mais aussi continuer à assumer les missions opérationnelles qui sont assignées à la base, et ce dans le calme. » Dans ce cadre, quatre actions principales ont été entreprises, en coordination étroite entre le commandement de la base et les médecins experts du SSA qui étaient déployés sur le site : traiter les malades ; identifier et isoler les sujets contacts ; préserver les autres personnels de la base ; informer en boucle la plus courte possible.

La première ligne d'opération a donc été de traiter les malades. La première action immédiate a été de désinfecter l'antenne médicale ainsi que les bureaux où les premiers malades avaient travaillé. Il a aussi été nécessaire de réorganiser le service médical afin de pouvoir accueillir dans des conditions adaptées de potentiels malades infectés, qui ont ensuite pu être dépistés dans une chaîne de dépistage laryngo-pharyngée mise en place grâce à l'expertise du SSA. Si le test était positif, les patients étaient orientés vers un CHU civil ou un CHU militaire, l'hôpital Bégin, en fonction de leur position physique - à domicile ou sur la base - au moment où nous recevions le résultat du test. Une hotline de consultation a été mise en place pour les personnels ayant un doute sur leur état de santé, afin de poser un premier diagnostic qui permettait de décider de la suite du traitement, au cas par cas.

Le deuxième axe était d'identifier et d'isoler les personnels à risque. Le renfort du service de santé comprenait, entre autres, trois épidémiologistes - j'ai travaillé plus particulièrement avec deux d'entre eux -, qui se sont chargés du contact tracing, afin de définir le plus rapidement possible quels étaient les sujets contacts à placer en confinement. Je tiens à souligner ici la nécessité et l'efficacité du dialogue très étroit qui s'est instauré très rapidement entre ces épidémiologistes, les patients, les responsables du GSBdD et moi-même pour construire cette liste au plus vite. Le GSBdD a fonctionné à effectifs minimaux dès le 27 février. L'apport direct de ces épidémiologistes sur le site même de la base a donc été particulièrement précieux.

Le troisième axe de l'effort a consisté à préserver les autres personnels de la base. Nous avons mis en place immédiatement les consignes individuelles sanitaires préconisées par le ministère des solidarités et de la santé. Par ailleurs, les liaisons entre la base et les autres entités du ministère des armées qui n'étaient pas vitales ont été suspendues dès le 27 février. Nous avons annulé tous les rassemblements - séances de sport, grosses réunions, stages, visites, chantiers d'infrastructures... Surtout, dès le lundi 2 mars, toutes les unités de la base sont passées en effectif réduit, suivant un principe de bordée, avec un passage en télétravail lorsque cela était possible. Nous avons commencé à mettre en place une équipe de bionettoyage et à mettre à disposition du gel hydroalcoolique et, plus tard, des masques chirurgicaux, des visières et des plaques de plexiglas. Nous avons également pris des mesures restrictives pour les espaces de restauration collective.

Enfin, le quatrième axe a été d'informer en boucle la plus courte possible le personnel, via les commandants d'unité, ainsi que les autorités militaires et le préfet, la base étant la première emprise de défense impactée par le virus. Nous avons également tenu informés le chef du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) et certaines crèches et écoles où les enfants des personnels étaient scolarisés.

À ce moment, l'origine de la contamination n'avait pas été décelée. Au regard des mesures de prévention strictes qui avaient été prises à la suite du rapatriement des ressortissants français de Wuhan, il était peu probable que la base soit à l'origine de la contamination. Il convenait toutefois d'être transparent avec le personnel dans ce contexte d'incertitudes.

Je tiens, à cet instant de mon intervention, à souligner que le cluster au sein du GSBdD a été stabilisé dès le 3 mars, soit six jours après l'apparition du premier cas, puis asséché en une quinzaine de jours, ce qui est un succès très significatif. Dans les semaines suivantes, la base a continué à assumer ses missions opérationnelles prioritaires et nous avons pu tirer les premières leçons pour les semaines suivantes.

Quels enseignements puis-je tirer de cette phase initiale de la gestion de crise ? Je veux tout d'abord évoquer l'importance de s'entraîner au travers du plan de continuité d'action, lequel comprend le montage d'une cellule de crise et liste les risques et les menaces - épidémiologiques, mais pas seulement - susceptibles de peser sur le bon fonctionnement de la base. Dans ce cadre, nous nous entraînons tous les six mois à des scénarios testant, par exemple, la sécurité et la protection de la base, en montant cette cellule de crise.

Je veux ensuite citer le caractère vital d'un suivi administratif exhaustif de nos personnels, qui a été assuré par la cellule de crise. Il s'agissait de savoir qui était malade, qui avait des symptômes, où les malades se situaient physiquement, s'ils étaient en stage ou en mission, quelle était leur position administrative, afin de les protéger en cas d'accident, etc . Il fallait aussi recenser ceux qui avaient des proches à risque ou âgés, connaître la position exacte en temps réel des malades placés en confinement - sur la base, dans des chambres dédiées ou à domicile - et celle des personnels sains, réservoir de forces permettant de compenser l'éventuel départ de malades.

Je veux aussi évoquer l'aspect logistique, très important dans la mise en place efficace des équipements et des dispositions de protection sur notre base, puisque le GSBdD, chargé de cette mission logistique, était impacté par le cluster et ne fonctionnait plus qu'en mode minimal.

Un autre enseignement est la prise en compte complexe de ce que le chef d'état-major des armées appelle la « singularité militaire ». Dans cette crise, il a fallu en permanence déplacer finement le curseur entre la nécessité de maintenir certaines opérations militaires et l'impératif de protection sanitaire de chaque personnel. Il a fallu décider des activités qui devaient être suspendues et de celles qui devaient absolument être menées, en coordination étroite avec l'état-major des armées et l'état-major de l'armée de l'air. Cette singularité, qui est liée à la nature de la fonction militaire, demande d'être appliquée avec discernement dans un contexte très incertain, ce qui place le commandant face à ses responsabilités.

Je veux également aborder l'importance du management de l'information, rendu complexe par le nombre d'interlocuteurs et d'organismes dont je devais coordonner l'action localement, mais aussi la remontée d'informations vers mes autorités hiérarchiques, pour bâtir notamment le retour d'expérience en boucle courte en vue d'aider à prévenir l'apparition et la diffusion du virus sur d'autres emprises du ministère ou vers le monde civil. C'était le ministère des solidarités et de la santé qui communiquait sur les aspects sanitaires de l'épidémie.

Les difficultés d'approvisionnement pour constituer des stocks de produits de désinfection et d'équipements de protection ont bien sûr été un facteur dimensionnant. À cet égard, la gestion initiale par priorité de distribution des masques en fonction des impératifs opérationnels et de régimes de travail particuliers est un autre enseignement que je veux citer. Les personnels indispensables travaillant en espace confiné, les personnels de sécurité et de protection travaillant à l'entrée de la base ont ainsi été prioritaires. Le personnel médical du SSA disposait de son propre stock.

Je retiens aussi l'apport vital des prestataires et des sous-traitants privés. Ils faisaient vraiment partie de l'équipe de la base. S'ils s'étaient désengagés, la gestion de la crise aurait été beaucoup plus problématique et la résilience de la base aurait été impactée.

Enfin, j'évoquerai la nécessité, dans la gestion initiale d'une crise, de préparer l'avenir, en estimant l'impact des mesures et des annulations d'activité, notamment sur le processus de recrutement, qui est permanent sur la base, avec des flux RH importants, sur l'entraînement et la formation, c'est-à-dire, in fine , la préparation opérationnelle de nos combattants. Cette dette organique a dû rapidement être mesurée. Mon successeur a la charge de la résorber au mieux dans les mois et les années à venir.

Je veux, pour terminer, rendre un hommage appuyé à tous les personnels de la base qui ont continué à assumer leurs missions opérationnelles au service de notre pays, avec professionnalisme et dévouement, tout en appliquant les consignes sanitaires qui leur étaient imposées, avec une mention toute particulière pour les personnels du service de santé, qui étaient en première ligne tout au long de cette crise.

M. René-Paul Savary , président . - Je vous remercie de votre présentation. Vous nous avez présenté ce qui a été fait. Nous allons désormais passer aux questions, en commençant par celles de nos rapporteurs, pour voir ce que l'on pourrait améliorer...

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteur . - Le 25 février, quel était l'état de votre stock d'équipements de protection individuelle ?

Comment avez-vous été approvisionnés à la suite de la détection du premier cas ? Comment avez-vous pu mettre en place la protection de la base ?

Quel était votre contact au ministère des solidarités et de la santé ? Avez-vous eu des contacts avec Santé publique France ?

La base peut-elle aujourd'hui opérer le dépistage des personnels de manière fluide ? Dispose-t-elle d'une quantité suffisante de tests ?

Colonel Bruno Cunat . - Les stocks étaient en situation de grande tension au début de la crise, puisque, le 25 février, nous n'avions sur la base que 3 000 masques, relativement anciens, et 13 combinaisons intégrales, assez anciennes. L'antenne médicale disposait d'un stock limité de masques chirurgicaux - une centaine. Elle a été réapprovisionnée en tout ce dont elle avait besoin - masques, surblouses et gants - dès le 26, quand les renforts sont arrivés. Nous avions également, au début de la crise, 50 litres de gel hydroalcoolique en stock sur la base. Nous avons reçu les premiers réapprovisionnements au début du mois d'avril, avec 12 000 masques. Environ 72 000 masques ont été distribués sur la base jusqu'au mois de juillet, d'après le dernier chiffre dont je dispose.

Nous ne voulions pas consommer tout le stock. Les masques ont été distribués selon quatre priorités qui avaient été définies par l'état-major des armées : les retours potentiels au travail des personnels qui avaient été symptomatiques, une fois qu'ils étaient guéris ; les personnels en situation de permanence opérationnelle, notamment dans des milieux confinés ; ceux qui travaillaient à plusieurs dans le même bureau et y étaient séparés par des distances faibles ; tous les personnels en interaction avec d'autres personnes, en particulier l'entrée de la base.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteur . - Y avait-il des masques pour les personnels entre le 25 février et le début du mois d'avril ?

Colonel Bruno Cunat . - Avant le début du mois d'avril, avec le premier stock de 3 000 masques dont j'ai parlé, nous avons surtout approvisionné les personnels de l'Estérel et ceux qui assuraient les missions logistiques sur la base. Nous avons mis de petits lots à leur disposition. Les gendarmes ont également été équipés dès le début.

L'approvisionnement en gel hydroalcoolique a lui aussi commencé à se mettre en place au mois d'avril. Nous en avons reçu des centaines de litres. Nous en avons équipé toutes les entrées des bâtiments, notamment le mess.

Nous avons également reçu, à la fin du mois d'avril, 700 lots de quatre masques en tissu, afin notamment d'équiper les personnels devant prendre les transports en commun vers la région parisienne. Puis, à la mi-mai, nous avons reçu 2 000 lots de quatre masques en tissu, ce qui a permis d'équiper toute la population de la base.

S'agissant des contacts avec le ministère des solidarités et de la santé, j'ai eu quelques interactions avec le directeur de l'ARS, M. Champion, mais celles-ci sont restées relativement peu nombreuses. En fait, le contact avec le ministère se faisait via les épidémiologistes du SSA, qui étaient en relation quotidienne avec leurs homologues civils, lesquels travaillaient notamment sur le cluster de l'Oise. Il était très important qu'ils puissent partager leurs informations pour recouper les listes de sujets contacts. Cela passait par une transmission d'informations et une conférence téléphonique quotidiennes.

Pour ce qui concerne l'accès aux tests aujourd'hui, oui, l'antenne médicale a maintenu la chaîne de dépistage, qui peut au besoin être réactivée. La capacité est d'environ 15 à 20 tests maximum par jour, à destination des personnels qui tomberaient malades sur la base. En revanche, un personnel qui n'est pas sur la base doit rester confiné chez lui et être testé dans le civil. C'est conforme à ce que nous avons fait pendant le confinement, la majorité de nos personnels n'étant plus sur la base dès le 2 mars. Faire revenir les malades sur la base pour les tester n'aurait pas été très logique.

M. René-Paul Savary , président . - Les personnels habitent-ils majoritairement dans le secteur ?

Colonel Bruno Cunat . - C'est très variable. Sur la base de Creil, beaucoup de militaires sont célibataires géographiques. La moitié habite dans l'Oise ou dans le nord de la région parisienne. Beaucoup viennent de Picardie, du Nord, du Nord-Est, notamment des anciennes bases de Reims et de Cambrai. Les autres viennent de toute la France. En temps normal, 600 personnes dorment sur la base chaque nuit. Les militaires ont de plus en plus de mal à concilier leur carrière avec celle de leur conjoint. Certains font donc le choix du célibat géographique.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Le 6 mars, vous avez évoqué la difficulté liée à la décision de permettre le retour en activité des personnels sortis des CHU sans test biologique négatif. Qui a pris cette décision et de quels personnels s'agissait-il ?

Le dépistage obligatoire des enfants des personnels de la base confinés avant leur éventuel retour à l'école a-t-il eu lieu, conformément aux recommandations sanitaires émises par le préfet de l'Oise ? Sinon, pour quelles raisons ?

Enfin, comment avez-vous géré le retour des militaires déployés sur l'opération Barkhane qui, sauf erreur de ma part, a eu lieu le 23 avril ? Les militaires avaient-ils les équipements nécessaires ? Y a-t-il eu ultérieurement d'autres retours d'opérations extérieures ?

Colonel Bruno Cunat . - Dans ma remarque du 6 mars, j'anticipais que les malades symptomatiques qui étaient confinés à domicile ne seraient testés en CHU qu'en cas de symptômes graves et d'urgence. Nous nous retrouvions donc avec une population de personnels absents, munis d'un certificat médical, mais non testés. Nous ne savions donc pas s'ils avaient contracté la Covid-19 ou la grippe saisonnière. Une fois guéris, ces personnels devaient revenir dans les réservoirs de forces. Ils le faisaient sept jours après la disparition de leurs symptômes et devaient porter un masque. S'ils n'avaient pas repris le travail, il serait arrivé un moment où la base n'aurait plus pu fonctionner.

Certains enfants seulement ont été testés. La décision de tester était prise par les épidémiologistes présents sur la base, sur des cas bien particuliers, notamment certains enfants de parents du cluster de la base ou de Crépy-en-Valois. Nous en avons reçu 15 sur la base. Les autres ont été testés dans le civil. Tous ont été négatifs. Nous n'avons pas testé toute la population des enfants de la base mis en confinement. Cela aurait complètement saturé nos capacités.

À la fin du mois d'avril, nous avons reçu 97 personnels qui revenaient de Barkhane. Le préavis a été très court. Cette voie aérienne militaire a été montée assez rapidement. Les personnels n'ont pas reçu de masques. On leur a distribué du gel hydroalcoolique et on les a mis en isolement dans un bâtiment de la base dédié. Ils n'ont pas eu d'interactions avec les autres personnels de la base. Ils mangeaient dans une salle dédiée. Ils sont arrivés le jeudi soir. Le vendredi, ils ont tous été testés. Le test était obligatoire dans le cadre d'une stratégie de santé mise en place pour les opérations extérieures. Nous avons pu les libérer dès le week-end. Ils sont donc restés 48 heures sur la base. La base n'a pas été réutilisée, d'autres bases en France - non seulement des emprises militaires, mais aussi, par exemple, des centres de vacances Igesa - ayant très rapidement été identifiées pour assurer ce type d'accueil.

Le paramètre psychologique doit être pris en compte : ces militaires revenaient de cinq mois d'opérations dans le désert. Ils étaient donc éprouvés, fatigués. La perspective d'une quatorzaine sur la base de Creil ne les enchantait pas, ce que l'on peut comprendre. Il a donc fallu trouver des endroits pouvant servir de sas de décompression avant leur retour dans leur famille.

M. Olivier Paccaud . - Je suis très heureux que nous puissions vous entendre aujourd'hui. L'Oise est le premier département à avoir été touché par la crise, le premier où une personne est décédée. Aujourd'hui, le bilan y est d'environ 420 morts. Au coeur de ce département, la BA 110 de Creil est un théâtre particulier.

Vous nous avez apporté des éléments relatifs à la situation postérieure au 26 février. Pour ma part, c'est la période du 31 janvier au 26 février qui m'intéresse.

Je dois vous dire que beaucoup d'habitants ou d'élus de l'Oise sont devant leur écran, parce qu'ils se posent beaucoup de questions. Il y a eu des rumeurs. Peut-être faut-il les déconstruire, mais il est également nécessaire d'apporter quelques réponses très précises, très factuelles, certains faits demeurant aujourd'hui dans le flou.

Nous avons reçu en fin de matinée le rapport provisoire consécutif aux investigations sollicitées par la direction générale de la santé sur le cluster de l'Oise. Ce rapport est riche d'enseignements, mais aussi de lacunes. Vous nous permettrez peut-être d'y voir un peu plus clair.

Premièrement, je veux revenir sur le rapatriement des Français de Wuhan. Le 31 janvier, un Airbus militaire A340 rapatrie 193 Français de Wuhan. 18 militaires de l'escadron Estérel, dont les installations sont situées sur la base aérienne de Creil, les accompagnent. Les militaires sont accueillis à Istres par Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé. Les 193 passagers sont placés en quatorzaine dans un centre de vacances, à côté de Carry-le-Rouet. Les mesures sont strictes : ils sont tous testés, à plusieurs reprises. Les militaires sont quant à eux invités à retourner chez eux, dans des conditions qui méritent d'être précisées. Ils ne sont pas placés à l'isolement. Dans l'édition du 28 février d'Aujourd'hui en France, une source militaire déclarait qu'« aucun n'a été placé en quarantaine, seulement en permission - c'est le mot utilisé - de 14 jours à leur domicile, mais sans contrôle de leurs allées et venues, pas plus que de celles de leur famille ». Peut-être aurait-il été plus prudent de prendre à leur endroit les mêmes précautions que pour les rapatriés.

Les militaires de la mission et leur famille ont-ils été testés ? La ministre a affirmé qu'ils l'avaient été. D'autres sources, dont vous, ont affirmé l'inverse. Dans l'édition du 2 mars du même journal, vous avez ainsi déclaré : « ils n'ont pas eu de test biologique mais ont suivi des contrôles réguliers durant la période d'incubation et n'ont depuis développé aucun symptôme. »

Toutes les sources et tous les témoins que j'ai pu consulter - ils sont nombreux - me laissent penser que c'est vous qui avez raison.

Deuxièmement, on nous a dit que les militaires qui étaient allés à Wuhan n'étaient pas repassés par la base. Le confirmez-vous ? Combien d'entre eux ont un conjoint qui travaille sur la base et qui a continué à y travailler ? Combien avaient leur logement sur la base ? Il semble qu'il y en ait. Avaient-ils reçu des consignes particulières, comme de ne pas manger au mess ?

Il existe une relation physique évidente entre les militaires de Wuhan et la BA 110. Vous avez évoqué les 16 cas positifs qui se sont déclarés entre le 26 février et le 3 mars, mais l'enquête épidémiologique n'a pas pu établir ce lien. Elle conclut de façon très floue que l'hypothèse ne peut pas être totalement démontrée. Il y a une raison très simple à ce flou : ce ne sont pas les épidémiologues de l'ARS ou du ministère de la santé qui ont mené l'enquête, mais le SSA. Vous évoquez un contact quotidien. Dans le document, on nous parle de deux réunions téléphoniques en un mois.

On ne peut qu'avoir des suspicions sur la présence du virus sur la base, mais il importe de savoir si c'est à partir de celle-ci qu'il s'est répandu ailleurs, notamment dans le deuxième cluster de l'Oise, Crépy-en-Valois - il y a eu 21 cas au lycée Jean-Monnet. Or il y a un lien direct entre ce lycée et la base aérienne de Creil : des matelots du bâtiment de commandement et de ravitaillement (BCR) Somme avaient un partenariat citoyen avec une classe du lycée. Ces 8 matelots sont venus dans le lycée les 5 et 6 février. Ils y ont déjeuné les deux jours. Le 5 février au soir, ils sont allés dîner dans un restaurant de la ville. Ils ont été accueillis par des professeurs. Me confirmez-vous que ces 8 matelots sont bien allés au lycée Jean-Monnet et qu'ils avaient dormi sur la base aérienne de Creil les 4 et 5 février ? Il est stupéfiant que cela ne figure en aucun cas dans le document émanant de l'ARS, qui a mobilisé six épidémiologistes.

Dans les questions qui ont pu être posées à certains malades, on a bien cherché qui avait pu être au contact des cas positifs en aval, mais pas en amont. On n'évoque jamais ce lien entre la base aérienne et le lycée. Or, dans l'Oise, notamment à Crépy-en-Valois, beaucoup le connaissaient... Y a-t-il eu transmission par l'intermédiaire de ces matelots ? On ne peut que se poser la question. Aviez-vous transmis des consignes de sécurité aux matelots ?

Troisièmement, après le rapatriement de Wuhan, avez-vous reçu des consignes particulières de la part de votre hiérarchie ? La ministre des armées, qui twitte régulièrement, n'a pas twitté sur le coronavirus avant le 28 février. Elle évoque les préconisations qui vous ont été transmises. Avez-vous vraiment reçu des instructions précises ?

Quoi qu'il en soit, avez-vous pris des initiatives particulières entre le 31 janvier et le 28 février ? Pensez-vous avoir pris toutes les précautions nécessaires pour éviter une diffusion du virus ? Cette problématique ne vous est pas étrangère, les membres de l'escadron Estérel pouvant y être confrontés sur certains théâtres d'opérations.

Mme Victoire Jasmin . - Vous avez évoqué la présence d'épidémiologistes sur le site de Creil. Vous avez également indiqué que les personnes qui étaient atteintes du virus avaient la possibilité de se faire tester sur place.

Parmi ces épidémiologistes, y avait-il des biologistes ? Quels types de prélèvements ont été pris en charge ? Avez-vous bénéficié de l'aide de Santé publique France ?

Colonel Bruno Cunat . - Avant même le vol de Wuhan, nous n'avions pas pris de mesures actives sur la base, parce qu'il n'y avait alors pas d'épidémie. Nous suivions bien sûr la situation sanitaire en France. La grille de lecture pour alerter sur un potentiel cas de Covid-19 était la même que dans le civil : soit un retour de Chine ou de zone à risques, soit un contact avéré avec un cas positif. C'est ce qui explique d'ailleurs la détection tardive des premiers cas, notamment dans les CHU.

Ensuite a débuté la phase de préparation du vol de Wuhan. Il y a une petite confusion sur les chiffres : ce sont 180 ressortissants français de Wuhan que nous avons rapatriés. Ces derniers ont été accompagnés, dans l'avion, par 13 personnels du ministère des solidarités et de la santé et du ministère de l'Europe et des affaires étrangères - experts en biologie, en procédures douanières... - pour faciliter l'embarquement. S'y sont ajoutés 14 personnels navigants de l'Estérel, 3 auxiliaires sanitaires en renfort et un mécanicien navigant de la société de maintenance.

Il a fallu monter la mission. C'est le SSA qui était à la manoeuvre, mais nous avons suivi l'affaire. Les experts sont montés à bord pour former l'équipage, qui portait des équipements de protection - masques, gants, lunettes et surblouses - pour l'accueil et la montée des 180 passagers. L'avion s'est posé à Wuhan, mais les personnels ne sont pas sortis de l'avion. On a vérifié que les ressortissants français étaient asymptomatiques. Ils étaient tous équipés de masques. Ils ont été installés dans une zone de l'avion à distance de sécurité des experts présents à bord et du personnel navigant. C'est ce qui a fait dire au SSA que nos personnels navigants n'étaient pas à risque, puisqu'ils étaient équipés, à distance de sécurité de personnes qui n'étaient pas symptomatiques et qui ont été testées négatives deux fois.

Le vol retour s'est déroulé sans encombre. Aucun passager n'a été malade. Il n'y a donc pas eu de contacts directs avec les ressortissants, qui, à Istres, ont été testés une dernière fois avant de partir en confinement à Carry-le-Rouet. Mes personnels navigants ont eu pour consigne de prendre leur température deux fois par jour pendant 14 jours et sont repartis chez eux. Ils n'ont pas été testés.

Les deux personnels de l'Estérel qui ont été testés après coup avaient des liens indirects avec des personnels du GSBdD. Nous voulions absolument nous assurer qu'ils étaient négatifs, ce que le test a confirmé. Les militaires du rang, qui n'ont pas beaucoup d'argent et qui logent sur la base, ont été mis en chambre individuelle. Ils prenaient leurs repas dans une salle dédiée, sans pouvoir aller au mess.

M. Olivier Paccaud . - Ils n'y allaient jamais ?

Colonel Bruno Cunat . - Je ne peux pas vous le garantir, mais c'est la consigne qui a été donnée.

Et en tout état de cause, ils ont été mis au repos, le vol ayant été assez éprouvant puisqu'il a duré quasiment 24 heures. Je veux encore une fois leur rendre hommage, parce qu'ils ont, dans un contexte assez incertain, réalisé leur mission avec rigueur. Ce ne sont pas des spécialistes du service de santé, mais ils se sont très bien adaptés. Ils n'ont pas développé de symptômes par la suite.

Je ne peux pas vous dire combien ont un conjoint qui travaille également sur la base. Je vous le communiquerai ultérieurement.

M. Olivier Paccaud . - Parmi les 18 personnels, combien étaient sur la base ?

Colonel Bruno Cunat . - Je ne le sais pas exactement. Je vous transmettrai les chiffres.

L'étude épidémiologique a été faite conjointement entre les épidémiologistes du SSA et les épidémiologistes civils. Ces derniers se sont assez rapidement orientés vers un possible lien de Crépy-en-Valois avec la base. Or les premiers symptômes des malades de Crépy sont apparus entre le 14 janvier et le 1 er février, donc avant le vol de Wuhan, ce qui plaide pour une contamination depuis Crépy vers la base.

Je n'ai pas eu beaucoup d'informations sur les matelots qui ont dormi sur la base. Cela dit, je ne doute pas que ce que vous dites est vrai... En revanche, ils n'ont pas eu de contacts directs avec les personnels initiaux du cluster du GSPdD, avec les premiers malades de la base, puisqu'ils étaient en chambre. Ils sont ensuite partis directement à Crépy. Ils n'ont fait qu'un aller-retour sur la base pour la nuit.

Pour ce qui est des consignes du ministère des armées, je suivais les consignes du SSA, qui apportait l'expertise épidémiologique. J'ai pris les devants sur le plan opérationnel, dans la mesure où, dès le samedi 29 février, voyant que le cluster était confirmé et qu'il fallait assurer les missions vitales de la base, j'ai demandé à l'état-major de l'armée de l'air de passer tout de suite en effectifs restreints et en confinement. Certaines de nos unités sont ainsi descendues à quasiment 20 % ou 30 % de leurs effectifs dix jours avant le passage des armées en effectif minimum. Dès le week-end, l'état-major me donne son accord. Ne reviennent le lundi que les personnes de la première bordée, pour réaliser les missions prioritaires. Dès la semaine précédente, j'avais demandé à mes commandants d'unité de préparer leur plan de contingence en vue d'un passage en effectifs réduits dès le lundi. Ont alors surgi toutes les questions relatives au télétravail, au statut du personnel à domicile. Cela a servi de retour d'expérience pour les autres bases.

Nous avons évidemment consenti un gros effort sur l'Estérel. Dès l'apparition du cluster, beaucoup de missions ont été annulées, mais certaines devaient absolument être effectuées, en particulier des relèves d'opérations extérieures, notamment dans les territoires d'outre-mer. Nous avons très rapidement développé, avec l'armée de l'air, une doctrine de protection des personnels de l'Estérel : port du masque en permanence, fin des services à bord - ils ne servent plus à manger, une bouteille d'eau est prépositionnée sur le siège... Les passagers qui n'ont pas été testés sont séparés de ceux qui l'ont été, pour éviter les interactions.

Tout cela, je ne l'ai pas fait uniquement localement. Je l'ai fait en coordination étroite avec les experts en santé et l'état-major de l'armée de l'air, pour que ces procédures soient appliquées in fine dans toutes les flottes de transport, au-delà des Airbus de l'Estérel - l'A400M, les ravitailleurs d'Istres, les C-130, etc .

Je vous confirme, madame Jasmin, que la chaîne de prélèvements repose sur des tests PCR laryngo-pharyngés. Cette chaîne a été mise en place grâce à l'expertise d'épidémiologistes et de deux médecins de l'Institut de recherche biomédicale des armées (Irba), qui ont une vraie habitude de la virologie, avec une capacité de 15 à 20 tests par jour, à destination des personnels présents sur la base. Les personnels confinés à domicile ont été envoyés dans un CHU ou aux urgences pour être testés dans le milieu civil.

C'est le service de santé des armées qui a monté de A à Z la chaîne de tests sur la base. Nous étions entièrement autonomes.

M. René-Paul Savary , président . - Vous n'avez donc pas eu de relations avec Santé publique France ?

Colonel Bruno Cunat . - Non. Le dialogue avait surtout lieu entre épidémiologistes civils et militaires.

M. René-Paul Savary , président . - Localement, vos échanges avec la sphère civile passaient plutôt par le préfet que par l'ARS ?

Colonel Bruno Cunat . - Oui. Dans mes fonctions de délégué militaire départemental, mon point d'entrée unique était le préfet et son directeur de cabinet, qui ventilaient les informations, notamment vers l'ARS.

M. René-Paul Savary , président . - Est-ce le lien habituel entre l'armée et les territoires ?

Colonel Bruno Cunat . - Oui, c'est le lien privilégié du délégué militaire départemental.

M. René-Paul Savary , président . - L'exemple est intéressant.

Mme Jocelyne Guidez . - Vous avez déclaré qu'il fallait s'entraîner à tous les scénarios. Que pensez-vous de la mise en place, tous les ans, voire tous les deux ans, d'un exercice de simulation, sur toutes les bases et concernant tout le personnel, d'une situation précise - une pandémie par exemple -, avec un objectif pédagogique ou d'évaluation de la prise de décisions ?

Colonel Bruno Cunat . - Une situation de pandémie fait effectivement partie des scénarios que nous pourrions envisager pour un exercice. La crise actuelle montre que les crises biologiques font intervenir un nombre très élevé d'acteurs. L'exercice serait donc bénéfique s'il était interministériel. Il serait utile de tester les connexions et les procédures en interministériel, via la préfecture.

Sur la base, nous avons d'assez bonnes connexions avec les forces de sécurité intérieure : nous nous entraînons régulièrement avec la gendarmerie, la police, les pompiers. Le SDIS vient régulièrement s'entraîner sur la base. En revanche, nous n'avons pas encore développé d'exercice avec des services de décontamination civils, comme le SAMU. Cela peut-être une voie d'amélioration.

M. Damien Regnard . - Comment avez-vous été appelés dans la chaîne ? Est-ce le ministère de l'Europe et des affaires étrangères qui vous a sollicités ?

J'ai suivi d'assez près le rapatriement d'un certain nombre de compatriotes. Il me semble qu'il y a aussi eu une évacuation assez discrète de civils depuis la République démocratique du Congo (RDC). Des mesures spécifiques ont-elles été prises pour cette opération ?

Y a-t-il eu d'autres évacuations de ressortissants français ? Les procédures sanitaires ont-elles évolué à la suite de ce qui s'est passé ?

Colonel Brunot Cunat. - En ce qui concerne l'évacuation du Wuhan, le 31 janvier, nous avons en effet répondu à la demande du ministère des affaires étrangères et du ministère de la solidarité et de la santé. Cette demande a été traitée directement à l'état-major des armées, par le centre de planification et de conduite des opérations, qui a transmis la mission à l'armée de l'air et au SSA pour assurer l'appréciation santé, le respect des procédures et la coordination avec les experts du ministère de la santé présents à bord. Nous étions des exécutants, notre rôle était seulement de décoller et d'aller chercher nos ressortissants.

Vous évoquez un rapatriement qui a eu lieu dans les semaines suivantes, depuis la République centrafricaine (RCA), et non la République démocratique du Congo. Nous avions alors mis en place les protocoles que j'ai évoqués précédemment en matière d'équipement et de ségrégation des passagers. La leçon que nous avons tirée de ces vols est qu'il importe de s'assurer de l'historique de santé des gens que l'on embarque ; comment le fait-on à l'étranger ? Comment savoir si tel passager a été placé en quatorzaine ? Comment en être sûr ? Est-ce déclaratif ou basé sur une validation officielle ? C'est une difficulté à laquelle nos commandants de bord de l'escadron Estérel ont dû faire face, ils ont placé à l'isolement les passagers dont ils n'étaient pas certains de l'historique.

M. René-Paul Savary , président . - Les procédures militaires sont donc très différentes des procédures civiles !

M. le colonel Brunot Cunat. - Je ne parle que du volet militaire, je ne me permettrais pas de juger des procédures civiles.

M. René-Paul Savary , président . - Les marins du BCR Somme qu'évoquait notre collègue ont-ils été testés ensuite ? Ont-ils déclaré la maladie ?

Colonel Brunot Cunat. - Ces marins ne sont jamais apparus dans mon radar, non plus que dans les remontées sanitaires, je vais me renseigner auprès du SSA.

M. Olivier Paccaud . - Ils n'ont pas été malades. Un professeur d'histoire-géographie est allé les voir à Brest ; ils n'ont pas été malades, mais ont pu être porteurs sains.

M. René-Paul Savary , président . - Je vous remercie de vos réponses à nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de Mme Andrea Ammon,
directrice du Centre européen de prévention
et de contrôle des maladies (ECDC)

(mercredi 9 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Andrea Ammon, directrice du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC).

Il s'agit pour nous de revenir sur le rôle de cet organisme et sa place dans la coopération européenne au cours de la gestion de la crise sanitaire.

Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.

Je vais donner à notre intervenante un temps de parole d'environ 10 minutes avant de passer aux questions des rapporteurs, puis de nos commissaires.

À toutes fins utiles, je rappelle à tous que le port du masque est obligatoire et je vous remercie pour votre vigilance.

Mme Andrea Ammon, directrice du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies . - L'ECDC a été créé en 2005, à la suite de l'épidémie du SARS en 2003. Sa mission est d'identifier, d'évaluer et de communiquer sur les risques que font peser les maladies infectieuses sur la santé humaine ; nous ne couvrons donc pas tout le champ de la santé publique. En outre, la gestion des maladies reste de la compétence des États membres. Nous nous basons sur les preuves disponibles et nous permettons aux États membres d'apporter leurs réponses, il leur revient en effet de décider d'utiliser ou non nos recommandations. Certains les suivront de près, d'autres feront des choix différents, c'est ainsi.

S'agissant de surveillance, nous fonctionnons sur deux piliers : l'un est la notification par les États membres des maladies observées dans leur pays, par le biais d'une législation spécifique, parfois avec retard ; l'autre est la veille épidémiologique qui nous conduit à surveiller dans les médias ou sur les réseaux sociaux les rumeurs de maladies et tous types d'événements inhabituels, afin de déterminer les mesures à prendre.

Une autre partie de nos attributions est l'assistance à la préparation des États membres à l'aide d'exercices, de simulations, d'outils de classement des risques et de comptes rendus transmis par les gouvernements en cas de menaces à la santé publique sur leur territoire. Notre système de réponse et d'avertissement précoce nous permet de mettre les États membres en relation entre eux pour échanger des informations sur des événements et sur des mesures prises ou à prendre, c'est précieux dans une situation comme celle que nous connaissons.

Nous renforçons nos capacités en matière de surveillance des épidémies ainsi que notre niveau de préparation, de manière à apporter une réponse efficace. Enfin - c'est important -, nous développons des efforts en matière de communication.

Une grande part de notre travail consiste à identifier et à évaluer rapidement les risques apparus dans les États membres, mais aussi en dehors de l'Europe, et qui pourraient concerner les citoyens européens. Nous identifions les dangers d'importation de maladies en Europe par un voyageur de retour de l'étranger ou par un étranger de passage.

Pour le Coronavirus nous avons fait tout cela. Nous avons d'abord essayé d'apprendre des foyers infectieux de pneumonie, les clusters, en décembre 2019. En janvier, l'agent infectieux a été identifié comme étant le nouveau coronavirus. Nous avons alors publié onze mises à jour de notre évaluation des risques, car nos connaissances étaient limitées au début, mais ont été actualisées à chaque fois que des données étaient disponibles. Nous avons également fourni des recommandations aux États membres en matière de gestion des risques et de préparation du secteur de la santé dans les hôpitaux comme dans les maisons de retraite.

Début janvier, nous avons connu les premiers cas en Europe, nous avons mis en place un protocole de surveillance, et nous avons conseillé les États membres en matière de tests et de recherche de cas contacts ainsi que sur la manière dont les professionnels de santé en première ligne pouvaient gérer cette crise sanitaire. Nous avons également fourni des conseils sur les voyages, sur les écoles, sur les centres de réfugiés, sur tous les cadres dans lesquels le coronavirus a eu un impact important.

Aujourd'hui, nous nous préparons avec les États membres à la saison hivernale, s'agissant notamment de la cohabitation de la grippe saisonnière et d'autres virus saisonniers avec le coronavirus. Que faut-il mettre en place en matière de tests et de surveillance épidémiologique pour effectuer un suivi de tous ces virus en même temps ?

La situation actuelle en Europe est la suivante. Nous avons donc connu un pic en avril, suivi, grâce aux mesures prises par les États membres, d'un déclin de 80 %. Nous étions descendus à 20 % des cas identifiés au 9 avril. Depuis six ou sept semaines, nous constatons une nouvelle augmentation des cas dans la plupart des pays, mais pas uniformément sur le territoire. Partout, les situations épidémiques diffèrent selon les zones.

En outre, les plus jeunes sont affectés et les taux d'hospitalisation sont plus bas, parce que ces personnes développent des formes moins sévères, c'est une différence par rapport à la situation de mars ou d'avril. Dans quelques pays, toutefois, cette résurgence touche également des personnes plus âgées, ce qui induit des taux d'hospitalisation plus élevés. Nous entrevoyons des mesures régionalisées dont nous ne connaissons pas les fruits. J'ai l'espoir que les pays qui ont appris de l'expérience vécue en mars et en avril réagiront plus tôt, afin que l'on ne retrouve pas les taux que nous avons connus alors.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Une question sur les harmonisations entre pays : au moment de l'expérience italienne, vous indiquez avoir donné des consignes particulières aux autres pays pour tirer les leçons de ce que vivait alors ce pays. La France vous a-t-elle alerté sur les difficultés d'approvisionnement en équipements de protection ? N'aurait-il pas fallu opérer une commande européenne globale en masques, en tests ou en réactifs pour éviter les tensions qui se sont produites ?

Vous donnez des conseils, comment expliquez-vous les discours très différents tenus d'un pays à l'autre et le fait que les agences nationales sanitaires ne communiquent pas toutes de la même manière ? Comment construire un discours commun ?

Enfin, sur la recherche, comment expliquer l'échec relatif de l'essai Discovery, qui n'a rien fédéré au-delà de nos frontières ? D'autres pays ont-ils connu, comme la France, des controverses entre experts scientifiques ?

Mme Andrea Ammon. - Sur l'harmonisation, nous avons proposé aux États membres en février différents scénarios dans lesquels étaient décrites les mesures à prendre, mais il a fallu du temps pour que chaque pays identifie le scénario dans lequel il se trouvait ; l'un décrivait des foyers locaux, d'autres une transmission globale. Le développement de l'épidémie semblait aller vers ce second cas de figure, dans laquelle on ne pouvait pas déterminer le point de départ de la chaîne de transmission. Dans cette situation, nous avons dit qu'il fallait tester les personnes contact, isoler les cas, et procéder à des quarantaines. La distanciation physique devait être maintenue, ce qui a mené à ce que les pays interdisent d'abord les grands rassemblements puis prennent peu à peu des mesures de fermeture des écoles et des commerces, jusqu'à ce que la population ne puisse plus sortir que pour les achats de première nécessité. Une évaluation locale a été menée : ces questions sont de la responsabilité des États membres, voire, pour certains, des échelons locaux.

En ce qui concerne les équipements de protection, il aurait été possible de procéder à des achats groupés ; la Commission européenne pouvait le faire, mais il aurait fallu pour cela que les États membres se manifestent et indiquent la quantité requise. Ils auraient alors pu recevoir les produits. Cela a été mis en oeuvre, et nous avons eu des indications de la part de certains pays sur des réactifs ou des consommables pour les tests.

En janvier, nous avons demandé aux États membres s'ils s'attendaient à connaître une pénurie, mais ceux-ci n'avaient pas anticipé qu'ils en subiraient une, parce que l'augmentation des cas a été très rapide. C'est un enseignement : il est préférable de disposer d'un stock important de produits et de médicaments essentiels, la pénurie ayant également touché certains médicaments dans les services de soins intensifs.

Nos conseils étaient les mêmes pour tous les pays, mais ceux-ci peuvent choisir de retenir ce qui leur semble pertinent par rapport à leurs situations spécifiques. En mars, celles-ci étaient différentes : en Italie, par exemple, certaines régions connaissaient une augmentation très importante des cas alors que, dans d'autres, l'épidémie était plus sporadique. Les situations différant, les réactions n'ont pas été identiques.

Nous n'avons rien repéré de spécifique à la France en matière de décalage entre les conseils émis et ce qui a été retenu et mis en oeuvre ni rien de spécifique au coronavirus, d'ailleurs. Je travaille dans ce domaine depuis vingt-cinq ans et je peux vous dire que ça se passe comme cela à chaque fois.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Je précise mes questions : la France a lancé l'essai Discovery avec l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et l'a ouvert à plusieurs pays ; or les patients entrés dans les essais ont été quasiment exclusivement des Français. Selon vous, comment expliquer cet échec à l'ouverture hors de France ?

Par ailleurs, nous connaissons beaucoup de controverses entre scientifiques, sur le port du masque ou les traitements, sur l'utilisation de l'hydroxychloroquine, par exemple, qui déstabilisent la population, d'autres pays font-ils également cette expérience ?

Enfin, en réponse à vos conseils, la France a-t-elle indiqué dès le départ que tout allait bien ? À quel moment a-t-elle fait savoir qu'elle avait besoin de quelque chose ?

Mme Andrea Ammon. - Discovery était un des essais cliniques qui a été mis en place. Au début il existait une forme de concurrence entre les différents essais dont l'effet a été que la plupart d'entre eux se sont révélés trop petits pour donner des résultats probants. Cette question ne fait pas partie de nos attributions, mais nous avons dit que, quand des thérapies préexistantes pouvaient être testées avec tous les contrôles nécessaires, une cohorte de patients suffisamment importante pour permettre l'interprétation était nécessaire. Il a semblé, au début, qu'il était également plus pertinent de privilégier une étude multinationale, donc nous avons voulu intégrer des patients de différentes nationalités, mais les cohortes étaient trop faibles.

L'hydroxychloroquine est un traitement utile pour certaines pathologies, mais les essais cliniques n'ont mis en évidence aucun effet sur le coronavirus, c'est l'exemple typique d'une piste prometteuse qui ne s'est pas révélée probante. Les pratiques établies exigent, en outre, de procéder à des essais cliniques randomisés contrôlés en double aveugle, c'est cela qui permet d'évaluer l'efficacité et l'innocuité d'une thérapie.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteur . - Vous avez déclaré à plusieurs médias que l'Europe devait se préparer à une deuxième vague, laquelle ne serait pas nécessairement désastreuse. Que signifie « désastreuse » à vos yeux ? Pourrait-on connaître un nouveau confinement ou saurons-nous l'éviter ? À combien estimez-vous le taux d'immunité de la population en Europe à ce jour ?

Enfin, estimez-vous que nos hôpitaux sont prêts pour faire face à cette deuxième vague ? Disposons-nous des stocks de médicaments nécessaires ?

Mme Andrea Ammon. - On m'a posé cette question à de très nombreuses reprises : la notion de deuxième vague vient de la grippe, mais, dans le cas de nouveaux pathogènes, on observe souvent un premier pic, un déclin puis une résurgence. Il y a un débat sur ce que nous connaissons aujourd'hui : s'agit-il d'une résurgence limitée ou du début d'une deuxième vague ? La notion de vague est toutefois trompeuse, car elle suggère que le virus disparaîtrait entre deux vagues ; or ce n'est pas le cas. Après le premier pic, au printemps, les gens ont cru que c'était fini et que l'on pouvait revenir à la normale, c'est pourquoi j'ai toujours dit que le virus n'avait pas disparu et que, dès que nous nous relâcherions, il reviendrait. On assiste donc à une résurgence et, à mon sens, nous connaîtrons ces fluctuations jusqu'à la diffusion d'un vaccin efficace.

Sur l'immunité, nous n'avons pas encore de réponses à toutes nos questions ; nous avons beaucoup appris, mais pas tout. Elle est mesurée par les anticorps, des protéines que le corps produit quand il est en contact avec un virus ou une bactérie et que l'on peut mesurer. Lorsque les tests pour le faire ont été validés, des études ont été menées, dont les résultats ont été décevants : une très faible proportion de la population a été en contact avec le virus, 5 % à 10 %-15 %, avec très peu de zones, très localisées, excédant 20 %. Cela signifie que la majorité de la population n'est pas immunisée. C'est pourquoi les mesures de précautions, le lavage des mains, le port du masque doivent être maintenues, pour se protéger soi-même et protéger les autres.

S'agissant de la préparation des hôpitaux, nous savons rétrospectivement qu'il s'agit d'un maillon essentiel. Il faut veiller à la capacité à augmenter le nombre de lits et de professionnels de santé disponibles : que se passerait-il si des membres des équipes médicales tombaient malades ? Tous les pays n'ont pas su intensifier les capacités, certains d'entre eux ont pu libérer des lits en reportant les opérations non essentielles, d'autres ont érigé des hôpitaux de campagne. Nous devons garder à l'esprit ces solutions pour être prêts à les mettre en oeuvre si cela devenait de nouveau nécessaire dans les mois qui viennent. À l'heure actuelle, il n'y a pas de débordement des systèmes de santé, les hôpitaux peuvent encore gérer les cas. Une autre dimension de la préparation concerne les stocks de produits - médicaments, produits, respirateurs, équipements de protection.

Tels sont les deux piliers de la préparation du milieu hospitalier. J'espère que les pays membres ont appris de ce que nous avons vécu et que nous ferons mieux en matière d'achats groupés, mais cela prend du temps, il faut donc anticiper.

M. Damien Regnard . - Merci de votre présentation. Je suis désespéré par la réponse européenne : Kissinger disait « si vous voulez appeler l'Europe, quel est le numéro ? » Le gouvernement français indiquait que l'Europe n'était pas chargée de la politique de santé, mais je suis ravi de voir que l'ECDC existe !

À quelle date avez-vous commencé à vous inquiéter de la situation ? L'Europe a-t-elle pris la situation italienne suffisamment au sérieux ? N'aurions-nous pas pu faire mieux ? Votre rôle principal est de donner des conseils, la France a-t-elle suivi vos recommandations ?

Comment jugez-vous la situation en France aujourd'hui ? Quelle est votre perception de la réponse européenne à la covid, par rapport à l'Asie, par exemple ? Il s'agit d'une des premières situations de pandémie depuis la création de l'ECDC, quelles leçons avons-nous apprises ? Quelles sont les pistes d'améliorations ?

Quel est le rôle de l'ECDC au regard de l'OMS ?

Enfin, l'Union européenne et ses États membres n'ont pas été des modèles de cohésion, comme en témoignent les choix opérés en matière de trafic aérien ou de confinement. Comment améliorer cela ?

Mme Angèle Préville . - Quand avez-vous fait des recommandations aux pays européens et à qui les adressez-vous ? Aux ministères de la santé, sans doute, mais les avez-vous envoyés à tous les pays ? Les États membres vous informent-ils des choix qu'ils font après les avoir reçues ? Avez-vous préparé des recommandations à partir du moment où des cas se sont produits en Italie ? Vous nous avez indiqué que vous travailliez à partir des notifications des États membres ; est-ce que ce qui s'est passé en Chine avait déjà provoqué une réaction et l'envoi de recommandations ? Concrètement, avez-vous conseillé le port du masque, l'organisation de tests, le confinement ? À partir de quand ?

Comment, enfin, vous emparez-vous de la question des commandes, notamment sur l'obtention de masques en période de pénurie alors que l'on recommande à sa population d'en porter ?

Mme Victoire Jasmin . - Un budget communautaire est-il prévu pour la recherche et l'innovation ? Si tel est le cas, à combien s'élève-t-il ? Menez-vous des études comparatives sur la performance et la sensibilité des tests qui sont sur le marché ? Il s'agit aujourd'hui de tests naso-pharyngés, les tests salivaires français ne sont pas encore commercialisés en France, alors qu'ils seraient plus simples. Quels conseils pouvez-vous donner à ce sujet ?

Envisagez-vous de faire de la recherche clinique à l'échelle de l'ensemble des États membres de l'Union européenne ?

Mme Andrea Ammon. - L'Union européenne n'est en effet pas chargée de la santé, laquelle relève des États membres.

Nous avons commencé à être préoccupés quand les caractéristiques du virus ont été connues, étape par étape. Au début, celui-ci était lié aux marchés d'animaux vivants, nous supposions donc qu'il s'agissait d'une zoonose. Il est devenu clair qu'il y avait transmission d'humain à humain, puis que les personnes asymptomatiques étaient contaminantes, ce qui a été confirmé mi-février. Nous avions alors élaboré des scénarios intégrant différents modes de transmission. En effet, un nouveau virus transmis par des porteurs asymptomatiques est très difficile à contrôler, car lorsque l'on a connaissance d'un cas, toutes les personnes contacts sont peut-être déjà infectées. Nous essayons donc souvent de rattraper notre retard.

Début février, j'étais à Bruxelles, une semaine après que des mesures très restrictives ont été prises en Chine. Au Parlement européen, on me disait qu'il ne serait jamais possible de faire cela en Europe. C'est, à mon sens, la situation en Italie qui a démontré qu'il s'agissait d'un virus sérieux appelant des mesures draconiennes. Quand les Italiens ont mis en place des mesures comparables à celles de la Chine, il a sans doute été plus facile pour d'autres pays de suivre son exemple, mais il a fallu que l'Italie soit touchée pour que l'on prenne conscience que cela ne concernait pas seulement la Chine. Cela relève de la responsabilité des États, nous n'avons donc pas de mandat qui nous permette d'évaluer ce que ceux-ci mettent en oeuvre. Je ne me lancerais donc pas dans cette sorte d'audit.

S'agissant du manque de cohésion, ce que vous avez dit est exact, mais j'ai l'impression que l'on en a pris conscience. Au début, la première réaction de la plupart des pays a été de s'occuper de soi-même d'abord, mais l'on s'est rendu compte que l'on ne pourrait réussir isolément et qu'il fallait savoir ce que les autres mettaient en oeuvre. Il était important que nous comprenions qu'il s'agissait d'un problème commun et que nous essayions de le contrôler ensemble. Après cette prise de conscience, il faut que les pays se coordonnent, voire qu'ils s'alignent, malgré leurs organisations différentes. La coordination doit donc être suffisamment souple. À mon sens, la volonté est plus claire maintenant, mais le besoin est toujours présent d'évaluer nos propres situations respectives et de décider nous-mêmes des mesures appropriées.

Contrairement à ce que vous indiquez, il ne s'agit pas de la première pandémie : la grippe de 2009 a fait craindre à tout le monde une épidémie très grave, qui a finalement été modérée. C'est, en revanche, la première pandémie sérieuse, non pour l'ECDC, mais pour l'Europe.

Nous travaillons en étroite collaboration avec l'OMS, qui a un mandat sur les maladies infectieuses et à laquelle appartient également chaque État membre de l'ECDC. Nous coordonnons donc nos recommandations, parce que des différences pourraient susciter de la confusion. Parfois, l'action de l'OMS en Europe, soumise aux procédures internationales, prend un peu de temps, nous essayons donc de déterminer la direction qu'elle prendra pour réduire ce délai.

Nos interlocuteurs sont les instituts de santé publique des États membres et les ministères de la santé, nos documents sont discutés au sein d'un comité de sécurité sanitaire dans lequel les autorités sanitaires des États membres sont représentées, de sorte qu'elles soient pleinement avisées et puissent apporter leur contribution. Les États membres rapportent les mesures qu'ils mettent en place, par exemple, en matière de réponse précoce.

La mesure de l'efficacité des tests n'entre pas dans nos attributions, nous ne disposons pas de laboratoires, mais nous observons les tests qui apparaissent et nous formulons des recommandations. Il s'agissait au début de tests naso-pharyngés, mais il existe maintenant des tests salivaires, plus faciles à utiliser pour les patients comme pour les médecins. Nos collègues nous ont indiqué que ces tests apparaissaient comme aussi fiables que les tests PCR sur prélèvement naso-pharyngé.

De même, les essais cliniques ne font pas partie de nos attributions, mais il existe un consortium de recherches cliniques qui a été mis en place dès janvier ou février et qui est très impliqué dans ces essais.

M. René-Paul Savary , président . - Vous évoquez des tests salivaires, mais nous n'en utilisons pas en France. D'autres pays en disposent-ils ?

Mme Andrea Ammon. - Ces tests sont récents et je ne crois pas qu'ils soient encore présents partout, mais des collègues norvégiens nous ont indiqué avoir comparé leurs résultats à ceux des tests naso-pharyngés et avoir constaté que ceux-ci étaient identiques. Ils ont vocation à être plus utilisés à l'avenir.

M. René-Paul Savary , président . - Où les trouve-t-on ?

Mme Andrea Ammon . - Je ne sais pas, des collègues norvégiens ont spécifiquement évoqué cela, je ne sais pas à quel point ils sont déjà utilisés, mais ils vont l'être.

Mme Catherine Deroche , rapporteur . - Pourrez-vous répondre par écrit de manière factuelle aux questions concernant le moment auquel la France a reçu vos recommandations et les retours que vous avez eus de sa part depuis janvier ?

M. Damien Regnard . - Je vous ai demandé quand précisément avez-vous entendu parler de cette pandémie et vous m'avez répondu sur la transmission et la propagation, mais sans avancer de date, sinon mi-février. Début janvier, la France et d'autres pays européens fermaient leurs établissements scolaires en Asie, et rapatriaient leurs ressortissants. Des cas ont été identifiés en France dès janvier. J'espère que vous avez été saisis de cette information avant mi-février, quand la pandémie était déjà connue en Europe.

Deuxième question : pouvez-vous avancer des éléments concrets sur ce que votre structure a appris de cette crise ? Chaque pays s'est replié sur lui-même, a fermé ses frontières sans concertation avec ses voisins, une multitude de politiques intra-européennes ont été mises en oeuvre toutes différentes. Avons-nous appris ? Sommes-nous capables d'avoir des recommandations plus fortes de la part de l'ECDC ?

Enfin, les ministres de la santé de chaque pays siègent-ils avec vous, ou votre structure est-elle composée de fonctionnaires européens ?

M. René-Paul Savary , président . - Pouvez-vous répondre également sur le budget et le sens des recommandations envoyées, s'il vous plaît ?

Mme Andrea Ammon. - Nous allons vous envoyer par écrit les dates précises, cela remonte à janvier, mais je n'ai pas les dates précises en tête. Notre première évaluation de risque date du 17 janvier, alors qu'il n'y avait pas de cas en Europe. Nous vous enverrons une liste des différents documents que nous avons publiés.

J'ai dit dans mon propos introductif que nous avons appris l'existence d'un élément nouveau le 31 décembre, mais nous ne savions pas alors qu'il s'agissait d'un nouveau virus, cette information date du 9 janvier. À la fin du mois de janvier, l'OMS a décidé de parler de pandémie.

En ce qui concerne la France, je vous dirais quand nous avons été informés du premier cas en France, mais il me semble que c'était fin janvier.

Pour l'heure nous ne pouvons que proposer des options et les États membres sont libres de les suivre ou non, ce qui ne nous permet pas d'imposer un alignement entre pays. Sous la présidence allemande, il a été dit que le mandat et les compétences de l'ECDC avaient vocation à être modifiés pour imposer des recommandations plus strictes, la Commission européenne doit maintenant produire un document en ce sens dans la perspective d'une réunion en décembre.

Les États membres eux-mêmes ont exprimé leur désir que l'ECDC émette des recommandations plus fortes ; j'en serai heureuse, parce que nous rencontrons des difficultés chaque jour en raison des approches différentes des pays et cela a un impact sur les chiffres : nous comparons des données issues de différents systèmes de tests. Nos protocoles de surveillance ont été transmis très tôt, avant que les cas soient trop nombreux. J'appelle donc de mes voeux un mandat plus fort, mais ce n'est pas encore le cas.

Nous avons tiré comme enseignement que la manière dont nous procédons à la surveillance est actuellement entravée par le comportement des experts qui considèrent qu'ils ont d'autres priorités que de fournir des données à l'Union européenne. Le Conseil s'est accordé en juillet pour considérer que des ressources devaient être consacrées à la mise en place de solutions numériques pour la transmission d'informations et de données de manière à ne plus devoir passer par des experts chargés de saisir ces éléments. Il faut rationaliser nos processus. En outre, nous devrions disposer d'un plan pour l'Union européenne en lien avec les programmes des États membres.

Notre budget s'élève à 60 millions d'euros au total et nous avons 280 membres du personnel.

Enfin, nous travaillons avec des représentants permanents des États membres à Bruxelles, mais également au travers des contacts directs avec les ministères.

M. René-Paul Savary , président . - Merci, madame, de vos réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde sur la politique de dépistage

(jeudi 10 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec cette audition consacrée à la politique de dépistage.

Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, président, retenu dans son département.

Nous entendons ce matin le docteur François Blanchecotte, président du syndicat des biologistes médicaux, le professeur Bruno Lina, virologue au laboratoire des hospices civils de Lyon et membre du conseil scientifique et le professeur Philippe Froguel, endocrinologue et généticien, directeur de l'UMR Inserm 1283 et directeur de l'Institut européen de génomique du diabète (EGID).

Avec la question des masques, nous assistons avec les tests au deuxième grand fiasco de cette crise.

J'espère que notre audition de ce matin permettra de déterminer les raisons pour lesquelles notre pays s'est trouvé, et se trouve encore, dans l'incapacité de répondre à l'injonction de l'Organisation mondiale de la santé : « testez, testez, testez », alors que d'autres pays y sont parvenus.

Alors que le génome du virus a été connu très tôt dans la crise, la mise en place de procédures et le développement de capacités n'ont visiblement pas correctement suivi.

La doctrine semble avoir été très changeante, les organisations inadaptées, les capacités insuffisantes, la fiabilité discutable et les délais en tout état de cause beaucoup trop longs pour que les tests puissent jouer leur rôle dans la lutte contre l'épidémie.

Cette question des délais est cruciale : on peut sérieusement s'interroger sur l'intérêt de réaliser un million de tests par semaine si un prélèvement ne peut intervenir que plusieurs jours après les symptômes et si l'obtention du résultat intervient encore plusieurs jours après.

Constatant l'embolie du système, le Gouvernement envisage désormais des restrictions d'accès, à rebours de ses choix initiaux.

Cette situation appelle des correctifs urgents et nous souhaiterions savoir quelles sont les préconisations de nos invités à ce sujet.

Je demanderai à nos intervenants de présenter brièvement leur principal message, en cinq minutes chacun, afin de laisser le maximum de temps aux échanges, en répondant aux questions des rapporteurs et commissaires. Je demanderai à chacun, intervenants et commissaires, d'être concis dans les questions et les réponses.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. François Blanchecotte, Bruno Lina et Philippe Froguel prêtent serment.

M. René-Paul Savary , président . - Je cède la parole aux intervenants avant de passer aux questions des rapporteurs puis des autres membres de notre commission d'enquête.

Dr François Blanchecotte . - Je vous remercie de me donner l'opportunité de m'exprimer devant cette commission d'enquête.

En ce qui concerne le secteur libéral que je représente, nous n'étions pas prêts techniquement à organiser massivement ces tests.

Dans un premier temps, la réalisation des tests a été centralisée dans les hôpitaux, puis les pouvoirs publics se sont adressés au secteur privé. Or, nous n'avons au départ reçu aucun masque, aucun équipement de protection. Les laboratoires privés sont engagés dans une démarche française d'accréditation à une norme mondiale : environ 120 plateaux techniques sont accrédités par le comité français d'accréditation (Cofrac) sur un total de 900 plateaux techniques français privés. Ce fut une contrainte. Certaines ARS ont refusé que des laboratoires privés non accrédités développent ces technologies, même s'ils avaient déposé les dossiers en amont.

Ensuite, nous avons fait face à un problème de goulet d'étranglement pour l'acquisition de réactifs et les commandes de machines, les achats par les laboratoires étant conditionnés aux décisions de remboursement des tests. La commission de hiérarchisation des actes décide après avis de la Haute Autorité de santé de la liste des réactifs que nous pouvons utiliser. Lors de la publication au Journal officiel le 8 mars de l'arrêté inscrivant les tests PCR à la nomenclature des actes de biologie médicale, la liste des fournisseurs était limitée à 6. Elle a ensuite évolué vers 14, 18 puis 34 fournisseurs. Imaginez acheter sur un marché mondial auprès de fournisseurs asiatiques que nous ne connaissions pas, sur la base d'une liste limitative de réactifs autorisés sur le sol français. La situation vécue au départ a été extrêmement compliquée. Nous avons tenté d'ajuster nos commandes malgré de nombreux déboires.

Je regrette qu'à la fin du confinement le port de masque n'ait pas été rendu obligatoire. Il a fallu beaucoup de temps pour que notre personnel, les secrétaires médicaux comme les techniciens de laboratoire, soit considéré comme devant être protégé. Nous avons acheté à nos frais tout le matériel de protection pour les personnels de nos laboratoires. Nous avons également pris au départ la sage décision de fermer de nombreux laboratoires et de mettre des techniciens au chômage partiel pour protéger les équipes, et certains sont encore dans cette situation aujourd'hui. D'autres personnels ont été placés en arrêt de travail.

Si le chiffre du million de test a été atteint la semaine dernière, ce n'est pas selon moi un objectif. Ce qui manque, ce sont les cibles, alors que les délais de prise en charge se sont allongés.

Les fournisseurs mondiaux ont établi des quotas par pays. Quand vous doublez la quantité de tests à produire, vous vous trouvez en file indienne sur le marché mondial pour acheter des réactifs ou autres produits. Les délais de commande s'allongent, ils sont de trois à quatre semaines. Un appareil n'est pas une machine à café. Il doit être validé, certifié et connecté, ce qui demande une bonne semaine pour être opérationnel.

Le Gouvernement, je le salue pour cela, a entièrement financé le système d'information national de dépistage du Covid-19 (SIDEP) qui a permis de connecter l'ensemble des laboratoires privés en quatre semaines pour la mise en ligne des résultats.

Aujourd'hui, nous n'avons pas encore suffisamment de matériel pour répondre à une demande soutenue. Par exemple, il m'a été demandé ce matin de dépister tous les personnels de l'aide à domicile en milieu rural (ADMR) de l'Indre-et-Loire. Je n'ai pas de solution technique pour dépister ces milliers de personnes. La préfète a évoqué la semaine dernière le dépistage de 35 000 étudiants de Tours. Ces décisions nous noient.

Il nous faut à présent être clair, comme je l'ai indiqué dans une récente déclaration. Veut-on prendre en charge les cas symptomatiques et les personnes contacts au sein de filières prioritaires en nous engageant sur un délai de prise en charge et de résultat ? Pour les autres, nous pouvons créer des centres ad hoc dans lesquels accueillir le plus grand nombre de personnes, sans la même contrainte de délai Les personnes doivent être rassurées sur le fait qu'elles pourront passer le test.

Les violences se multiplient aux accueils des laboratoires. Cette situation devient insupportable. Les personnes qui voyagent attendent le résultat du test PCR demandé par les compagnies aériennes pour pouvoir prendre l'avion. Cela devient insoutenable. Dans l'éducation nationale, lorsqu'un enfant éternue, certains ont déterminé que toute la classe devait être testée. Nous n'y arriverons pas. J'ai sollicité la Société française de pédiatrie. Si les écoles ferment parce que tous les enfants ne sont pas testés, je ne sais pas comment nous ferons.

Ce n'est plus un problème de préleveur. Nous avons environ 400 000 préleveurs potentiels en France. Faut-il aujourd'hui se recentrer sur le diagnostic de la maladie ? Comment évaluer les clusters ? Telles sont aujourd'hui les questions posées. Nous devons revenir à notre métier initial. 1 Français sur 4 vient au laboratoire pour se rassurer, certaines personnes passant le test plusieurs fois par semaine. Chacun a une bonne raison de venir. Il faut revenir sur l'essentiel, remettre les médecins au centre du jeu et nous permettre de faire correctement notre travail.

Le prélèvement salivaire simplifiera l'opération de prélèvement. Je n'ai pas de résultats scientifiques pour me prononcer sur le test antigénique.

Les biologistes sont motivés, même s'ils sont « à genoux ». Nous nous sommes engagés vis-à-vis des Français qui attendent et rouspètent de ne pas avoir les résultats des tests au bout de cinq jours.

C'est peut-être l'objet de cette commission : rappeler ce qui est essentiel dans ce pays pour traiter l'épidémie.

Pr Bruno Lina . - Je m'exprime ici en tant que virologue d'un laboratoire hospitalier et responsable du centre national de référence (CNR) pour les maladies respiratoires. Vous recevez prochainement Jean-François Delfraissy, qui interviendra quant à lui au titre du conseil scientifique.

M. René-Paul Savary , président . - Tout à fait.

Pr Bruno Lina . - Nous avons au CNR été au centre du déploiement d'un certain nombre d'outils et vu les difficultés qui apparaissaient au fil de l'eau. Les connaissances se sont accumulées progressivement. La stratégie de test est aujourd'hui inadaptée ou peut-être en difficulté, mais il n'existe aucun pathogène pour lequel nous organisons 1 million de tests par semaine.

Dans mon laboratoire de CHU, probablement l'un des plus importants de France, je fais plus de tests du coronavirus par semaine que de tests du VIH par an, soit 52 fois plus de tests du coronavirus que de tests du VIH.

Le volume d'activité du laboratoire a augmenté de 50 %. La production s'établissait à 50 millions d'actes de BHN-RIHN (actes de biologie hors nomenclature) contre 75 à 80 millions aujourd'hui. Nous avons été en capacité de répondre à la demande hospitalière qui reste très élevée actuellement. Nous sommes montés en puissance, en recrutant 24 personnes pour faire fonctionner la plate-forme 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. Nous avons travaillé ainsi durant toute la période du confinement jusqu'à la fin du mois de juin. Nous avons eu un mois de juillet un peu plus calme avant de reprendre ce rythme en août. Nous avons un rendu des résultats à partir du prélèvement plus rapide que la moyenne observée, de 18 heures pour la plate-forme et 9 heures pour l'hôpital.

Le CNR est intervenu pour l'accompagnement des laboratoires hospitaliers.

Je suis d'accord avec le docteur François Blanchecotte : nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins avec une puissance analytique considérable qui doit être organisée. Nous devons prioriser les tests sur les patients et les cas contacts et nous adapter pour le dépistage qui répond à une autre philosophie, avec une vocation de santé publique alors que le diagnostic des cas contacts et des patients a une ambition médicale.

Pr Philippe Froguel . - Je vous remercie de l'honneur et de la confiance que vous me faites en m'invitant à cette commission d'enquête. Je suis à la fois professeur de médecine génomique à Londres, où je dirige un laboratoire et un master de génétique humaine, endocrinologue à Lille et directeur d'un des principaux centres génomiques français. L'extraction d'acides nucléiques par PCR constitue mon coeur de métier depuis trente ans, je la pratique à très haut débit, ce qui m'autorise à livrer un avis sur les tests covid-19.

Par ailleurs, je suis l'un des cinq médecins français les plus cités au monde. Je sais écrire, « reviewer » et comprendre un article scientifique, ce qui m'a permis d'être un lanceur d'alerte, en débusquant le premier en France l'imposture du papier du Lancet sur l'hydroxychloroquine. Vous vous en souvenez probablement.

Je me suis intéressé au diagnostic de la covid-19 dès le mois de février en lisant ce qui se passait en Corée. J'ai découvert que nous pouvions très bien faire les tests PCR dans un laboratoire de recherche. J'ai alerté ma hiérarchie hospitalo-universitaire au début du mois de mars à laquelle j'ai proposé nos services. Le directeur général du CHU de Lille, Frédéric Boiron, m'a répondu négativement en considérant que nous n'étions que des chercheurs et que nous n'avions pas à faire de diagnostic.

Heureusement, j'ai rencontré le directeur général de l'ARS des Hauts-de-France, Étienne Champion, qui a très bien compris la situation. Il a dit que nous étions entrés dans l'ère des pénuries et que le réglementaire ne pouvait perdurer comme avant. Je vous demande de bien réfléchir à cette phrase. Il a tenté en vain de sensibiliser la direction générale de la santé. J'ai dû organiser une campagne médiatique et sur les réseaux sociaux, envoyer une note à Édouard Philippe dont le cabinet a été très réceptif. Cette démarche a mené à l'arrêté du 5 avril qui a autorisé les équipes de recherche et vétérinaires à effectuer les tests PCR.

Hélas, rien n'a été simple après le 5 avril du fait de l'hostilité de la plupart des directions de CHU et des responsables de pôle de biologie médicale des hôpitaux. Les syndicats de biologistes hospitaliers redoutaient que l'on touche à leur monopole : ils ne voulaient pas que l'on fasse entrer le loup dans la bergerie. Sur les 50 laboratoires recensés par le Gouvernement dans le cadre de cet arrêté, seule une poignée est arrivée à une convention de partenariat, en réalité de sous-traitance. Notre action a été limitée dans l'arrêté pour ne pas froisser nos collègues biologistes médicaux, mais en réalité on nous a demandé de faire plus. Mon laboratoire était le premier à signer une telle convention en France, avec le groupe privé Synlab, et cette collaboration a été exemplaire.

C'est à ce moment-là, je crois, que nous avons perdu la bataille des tests PCR, situation que nous payons au prix fort alors que la deuxième vague de la pandémie arrive au galop. En effet, le Gouvernement a alors rejeté la proposition de la communauté de la recherche génomique académique française, malgré le soutien de Frédérique Vidal et de son cabinet, d'organiser de grandes plateformes régionales de diagnostic 7 jours sur 7 à très haut débit (au moins 10 000 tests par jour) avec nos partenaires de CHU et surtout les laboratoires privés, en particulier les grands groupes comme Synlab, Biogroup ou Cerballiance.

Seules ces plateformes seraient en mesure de faire face en quelques jours à des mégaclusters localisés nécessitant de tester dans une zone précise des dizaines de milliers de personnes, comme cela a été fait dans certains endroits en Chine et en Corée.

Au contraire, le Gouvernement a enchaîné selon moi les erreurs. Tout d'abord, il a vainement essayé d'augmenter la production de tests dans les laboratoires de virologie hospitaliers. Il a acheté des robots chinois mal distribués et souvent mal utilisés, qui n'ont changé la donne que de manière marginale. Le Gouvernement a ensuite tout misé sur les laboratoires privés, qui réalisent actuellement je crois 90 % des tests PCR. Sans vouloir les accabler, ces derniers ont montré leurs limites structurelles, ce qui était prévisible, en étant incapables de respecter l'engagement de rendu des résultats en moins de 48 heures.

Que faire ? Les collègues biologistes ou infectiologues demandent de revenir sur le principe de l'accès direct aux tests covid-19 de la population française. Ce droit est selon moi irréversible. Le Gouvernement ne parviendra pas à le remettre en question. Comme l'a dit hier un dirigeant d'un grand groupe de laboratoires privés, au lieu de restreindre de nouveau l'accès aux tests, il faut maintenir le dépistage de masse et faire en sorte que les laboratoires privés s'adaptent en augmentant leur capacité d'analyse, en diversifiant leurs fournisseurs, et non pas gérer la pénurie une nouvelle fois. Je partage pleinement cette opinion. Les laboratoires doivent travailler avec les experts de la génomique à très haut débit pour monter enfin les plateformes dont nous avons besoin.

En conclusion, mon message sera très simple : l'accès aux tests avec des résultats en 24 heures, qu'il s'agisse de prélèvements nasaux ou salivaires, de tests PCR ou protéiques, permettra seul d'isoler à temps les porteurs de virus et d'arrêter les contaminations en chaîne. Les masques réclamés depuis le printemps sont désormais portés par tous. Il n'y a aucun résultat magique sur l'épidémie, étant donné que ce ne sont que des retardateurs de contamination : comme pour les feux de forêt, les liquides versés par les canadairs sont des retardateurs, mais il faut aussi des pompiers sur place pour arrêter les feux.

Si on ne règle pas enfin la question des tests en France avec plus de tests, plus rapides et mieux faits et que l'on continue dans l'erreur qui perdure depuis février, on va progressivement remplir les services de réanimation comme à Marseille, et on confinera de nouveau, ce qui conduira à plus de casse sociale.

Errare humanum est, persevare diabolicum, je vous propose que votre commission en fasse sa devise.

M. René-Paul Savary , président . - Je vous remercie. Nous attendons de cette commission une confrontation confraternelle. Je suis certain que les questions des rapporteurs et commissaires vont vous passionner.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Merci pour ces propos liminaires. Il y aurait de nombreuses questions à vous poser. Hier, les représentants diplomatiques de la Corée du Sud ont expliqué leur stratégie de test, de traçage et d'isolement, ce que nous n'avons pas fait en France contrairement à l'Allemagne, et que nous payons.

Lorsque nous avons entendu le professeur Arnaud Fontanet au sujet du cluster de l'Oise, il a évoqué le fait que l'Institut Pasteur avait développé très tôt un test, mais que le retard était venu ensuite de l'incapacité française à produire ces tests. Comment l'expliquer ?

Le docteur Blanchecotte a évoqué les tensions internationales sur les commandes de matériel. Quelle est la raison de cette situation ? D'où vient le matériel ? Qui le produit ?

Pourquoi l'évaluation des tests et l'autorisation des laboratoires départementaux agréés ont été si longues à obtenir ?

Où en est-on des tests salivaires ?

Qu'en est-il en outre de la fiabilité des tests ? Un médecin évoquait récemment le cas de 2 patients asymptomatiques dont le test était positif et de 2 patients symptomatiques dont le test était négatif. Cette situation est-elle liée au prélèvement ou aux manifestations de la maladie ?

Nous entendons aussi que le virus muterait. Avez-vous dû modifier le test pour tenir compte de cette situation ? Nous entendons des propos contradictoires qui ne rassurent pas la population.

Pr Bruno Lina . - Il n'y a pas de mutation du virus, celui-ci est stable. Lors de son déploiement à l'échelle planétaire, trois génogroupes sont apparus. Le génogroupe G n'entraîne aucune modification : c'est un marqueur génétique qui permet de suivre l'évolution du virus. Comme ce génogroupe est apparu en Europe, épicentre de la diffusion du virus en février-mars 2020, il s'est diffusé ensuite dans les autres zones contaminées, notamment l'Amérique du Nord, l'Amérique du Sud et le reste du monde.

Le système de surveillance de l'OMS permet de vérifier quotidiennement les quelque 90 000 séquences génétiques déposées par les laboratoires. Il n'y a aucune mutation entraînant intrinsèquement une mutation de virulence, de pathogénicité ou de transmissibilité. Une hypothèse veut que le génogroupe G apparu en février aurait, dans un tube à essai, un petit avantage réplicatif par rapport aux autres, mais ce n'est pas observé chez les individus. En conclusion, rien de documenté ne permet d'établir une mutation. Le sujet est observé en particulier dans les zones des amorces proposées par les différents centres de desease control chinois et américains. Une amorce connaît quelques modifications, mais elle n'est plus utilisée. Ces examens permettent de s'assurer de la stabilité de la possibilité d'effectuer un diagnostic dans de bonnes conditions.

L'analyse de la fiabilité des tests suppose d'étudier la qualité du prélèvement et la qualité de l'amplification. En ce qui concerne la qualité du prélèvement, je me suis battu pour le maintien du prélèvement naso-pharyngé, qui est le prélèvement de référence. Le virus se réplique essentiellement dans la zone naso-pharynx. Environ 20 dispositifs de tests existent aujourd'hui. Ils ont été en grande partie évalués par les laboratoires du CNR. Ils sont fiables et robustes, et livrent des réponses de qualité avec des nuances en termes de performance.

Ont été documentés dès les mois de mars-avril des cas asymptomatiques, en particulier chez les jeunes mais pas seulement. En parallèle, des personnes présentant des signes cliniques ont des affections liées à un rhinovirus. Aujourd'hui, on constate dans mon laboratoire dans le cadre de la surveillance communautaire trois fois plus de rhinovirus que de coronavirus qui donnent des infections des voies aériennes supérieures. Cette situation encourage le développement de diagnostics différentiels ou de détections dites multiplexes afin de mesurer plusieurs pathogènes dans un échantillon. Cela permet de comprendre que des personnes symptomatiques n'ont pas le coronavirus, mais un autre virus. Un cas symptomatique négatif peut aussi être lié à un diagnostic manqué.

S'agissant de la décision réglementaire de recours aux autres catégories de laboratoires, j'ai utilisé les ressources techniques de mon laboratoire de recherche en infectiologie pour pallier la difficulté rencontrée dans la réalisation des tests. Cette démarche suppose une logistique et une organisation. Il est compliqué de déporter des analyses. Cet aspect réglementaire pourrait être levé : dans un contexte d'urgence, il me semble que certaines règles qui freinent peuvent tomber. Certains laboratoires vétérinaires et de recherche ont été associés à la démarche, ce qui a permis d'augmenter la puissance de tir.

Les décisions prises aujourd'hui n'auront un impact sur la dynamique épidémique que dans quinze jours. Si je reprends ma casquette de membre du conseil scientifique, nous avons recommandé dans le dernier avis d'adopter une logique focalisée sur les méthodes de dépistage, les méthodes de diagnostic, l'isolement des patients et des cas contacts afin d'avoir une stratégie sur les tests de dépistage et de diagnostic, dans un contexte d'évolution technique.

En ce qui concerne le test salivaire, la première question est de savoir si la salive est un bon prélèvement pour établir un diagnostic. Une étude a été engagée par mon laboratoire, le laboratoire de Caen et des préleveurs en Guyane. Les résultats sont en cours d'évaluation et devraient être publiés d'ici une à deux semaines. Nous aurons alors une vision claire des atouts et limites du prélèvement salivaire par rapport au prélèvement naso-pharyngé. La plupart des publications a concerné des patients hospitalisés avec un prélèvement salivaire effectué le matin au réveil, ce qui ne raconte pas ce qui se passerait en vie réelle dans un système de dépistage massif. Pour la tuberculose, les crachats du matin étaient beaucoup plus informatifs que ceux prélevés le soir. L'opportunité de basculer vers des systèmes de prélèvements simples à haut débit représente un enjeu majeur.

Nous commençons l'évaluation des tests antigéniques à l'AP-HP, dans mon laboratoire et ailleurs. Nous ne croyons pas les fournisseurs qui nous vendent du rêve et promettent 100 % de sensibilité. Si nous ne faisions pas cette évaluation, vous nous le reprocheriez. Nous commençons à voir où se positionne la sensibilité des tests antigéniques par rapport à la référence de la PCR sur prélèvement naso-pharynghé, ce qui permettra de décliner leur utilisation et de réduire les délais d'attente, notamment dans le cadre du dépistage, qui est la demande la plus importante aujourd'hui. Il faut bien faire la différence entre dépistage et diagnostic.

M. René-Paul Savary , président . - Que pensez-vous des tests antigéniques ? Est-ce de la biologie moléculaire ?

Pr Bruno Lina . - Non, c'est une détection par bandelette. Vous déposez l'échantillon dans une « savonnette ». Si la protéine du virus est présente, une bande s'éclaire, comme pour détecter l'angine à streptocoque.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Pouvez-vous intervenir sur le retard de développement des tests dont a parlé le professeur Arnaud Fontanet ?

Pr Bruno Lina . - Rappelons le calendrier des événements. Le virus est séquencé le 7 janvier 2020. Il est immédiatement partagé avec la communauté internationale, ce qui permet de fabriquer des cibles, des amorces et des sondes. Le laboratoire de l'hôpital de La Charité à Berlin propose un jeu d'amorces et de séquences que le CNR acquiert très rapidement. L'Institut Pasteur développe simultanément plusieurs jeux d'amorces progressivement optimisés. Le premier patient français est identifié le 23 janvier pour un diagnostic établi le 24 janvier. Nous utilisons les prélèvements sur les cinq premiers patients parisiens et le patient bordelais pour vérifier que nos dispositifs sont performants. Nous constatons que le test développé par l'Institut Pasteur présente une supériorité analytique, c'est-à-dire qu'il est plus sensible que celui développé par La Charité. C'est une bonne nouvelle même si cela se retourne maintenant contre nous puisqu'on nous dit que notre test est trop sensible.

Le 7 février apparaît le cluster des Contamines-Montjoie, géré par mon laboratoire. Nous avons établi un diagnostic rapide grâce aux outils de la Charité et de l'Institut Pasteur, avec un résultat rendu en fin de journée. Les échantillons ont voyagé en hélicoptère pour ne pas perdre de temps. Les patients ont été mis en isolement dans les services hospitaliers de Saint-Étienne, Grenoble et Lyon.

À cette occasion, nous avons constaté que la sonde fournie par la Charité était contaminée : nous avions des résultats faussement positifs. Le fournisseur avait mis dans la sonde des amorces qui entraînaient des résultats faussement positifs. Les laboratoires français auxquels nous avions fourni ce matériel se retrouvaient avec des résultats potentiellement contaminés. Le problème n'était pas franco-français mais lié à un fournisseur international. Mi-février 2020, la plupart des laboratoires en charge du diagnostic ont dû jeter leurs outils et demander une nouvelle synthèse.

La situation est devenue chaotique : il n'y avait pas de synthèse suffisante pour alimenter tous les laboratoires européens. Nous avons demandé des synthèses à deux fournisseurs différents. J'ai envoyé ce matériel à Philippe Brouqui à Marseille pour le dépistage des personnes rapatriées de Wuhan.

Ensuite, quand nous avons cherché à déployer les tests, nous avons rencontré une autre difficulté liée au fait que les laboratoires hospitaliers n'ont plus que des machines travaillant sur des systèmes fermés. Les fournisseurs donnent un dispositif « clé en main ». Par analogie, si vous avez un solex et que vous n'avez pas de solexine, vous ne pouvez le faire fonctionner. L'accréditation contraint à fonctionner ainsi. Seul le CNR peut être accrédité pour des techniques manuelles. Les laboratoires n'avaient plus la ressource technique simple, présente dans les laboratoires de recherche, pour faire de la PCR dite « manuelle ». 5 procédures d'extraction ont été évaluées par le CNR. Nous avons par ailleurs constaté que certaines machines d'extraction ne fonctionnaient pas. Cette situation explique une partie des retards à l'allumage.

Pr Philippe Froguel . -Pour la PCR, si les mutations du virus ne portent pas sur l'endroit où se fixent les primers, il ne peut pas y avoir d'incidence sur le test. S'il y avait d'autres mutations, nous changerions de primers. Il faut séquencer le virus pour étudier si des mutations ne permettront pas aux primers de se fixer au bon endroit.

Entre février et mars, un travail a été accompli par le CNR, parfois contradictoire avec ce qui a été fait ailleurs. En ce qui concerne les TROD autorisés après évaluation par le CNR, j'ai livré à l'Élysée des résultats d'analyse prouvant que 80 % de ces TROD étaient de qualité médiocre. Ils ont pourtant été homologués par le CNR, ce qui m'a surpris.

Pr Bruno Lina . - Pour clarification, M. Froguel parle, s'agissant des TROD, de tests sérologiques et non de tests PCR.

Pr Philippe Froguel . - Dans les laboratoires de virologie où il n'y a pas de recherche et développement, j'ai remarqué que l'extraction d'ARN était plus compliquée qu'elle ne l'est dans les laboratoires de génomique. Leur fonctionnement est plus compliqué et plus lent. L'autorisation donnée aux laboratoires de génomique de fonctionner le 5 avril a nécessité une semaine pour acquérir un robot, vérifier qu'il extrayait avec la même qualité que notre partenaire Synlab et comparer des échantillons. Nous avons conçu une chaîne informatique. Les laboratoires de génomique emploient des informaticiens (qui n'existent plus dans les hôpitaux) et des ingénieurs de recherche. Ce qui a semblé compliqué à d'autres nous a été facile parce que c'est notre métier. Les robots chinois n'ont pas fonctionné dans certains CHU qui n'ont pas réussi à les faire fonctionner alors qu'ils ont fonctionné immédiatement dans d'autres.

Le CNR et les laboratoires de biologie médicale hospitalière se sont privés d'une expertise très forte. Des centres de génomique étaient capables de développer rapidement les extractions. Aux États-Unis, le Broad Institute, principal laboratoire de génomique au monde, a réalisé un million de tests. Je pense que nous avons perdu beaucoup de temps en respectant des procédures antédiluviennes qui se comprennent en cas de paix, et non en cas de guerre. Nous aurions pu augmenter plus rapidement le nombre de tests comme l'ont fait les Allemands. Très peu de personnes ont pu être testées en dehors des hôpitaux jusqu'à fin avril/début mai.

M. René-Paul Savary , président . - Merci. Docteur Blanchecotte, vous souhaitiez apporter des précisions.

Dr François Blanchecotte . -Nous n'allons pas compliquer la situation par des polémiques. Je n'ai jamais parlé d'interdiction de tests en masse.

La plupart des plateformes dont le professeur Froguel citait les noms peuvent atteindre 10 000 ou 20 000 tests par jour. Vous avez cité un groupe auquel j'appartiens.

Sur la question des achats, les laboratoires privés achètent les machines clé en main et les paient « cash » avant qu'elles n'arrivent, ce qui nécessite de la trésorerie. Les fournisseurs avec lesquels nous travaillons habituellement n'étaient pas prêts. En outre, les tests validés au départ en France n'étaient pas de bonne qualité.

Les machines achetées initialement étaient plutôt de la transposition manuelle. L'automatisation a été progressive. Hormis Roche qui fait du tout en un, les machines sont en séquence 2, avec une partie d'extraction et une partie d'amplification.

Nous sommes soumis à des règles qui nous limitent à un panel de machines validées par l'État. La plate-forme Duster mise en place par le Gouvernement ne correspond pas à nos besoins dans l'efficience et la rapidité de la commande. Nous sommes obligés d'avoir plusieurs fournisseurs différents, parfois 3, 4 ou 5. Le délai entre la commande et la livraison est multiplié par 2 ou 3.

Des machines à haut débit sont commandées sans être encore livrées. Il faut ensuite une semaine pour leur qualification.

M. René-Paul Savary , président . - Est-ce la même machine utilisée pour les tests salivaires ?

Dr François Blanchecotte . - Oui, mais nous attendons que les autorités scientifiques disent si nous pouvons utiliser un prélèvement salivaire sur nos machines.

Sur les diagnostics différentiels, je rappelle qu'en France aucun test multiplexe n'est inscrit à la nomenclature et remboursé dans les laboratoires privés. La nomenclature des actes de biologie est obsolète. Nous avons dans le privé en France peu de tests de biologie moléculaire par rapport à nos collègues allemands.

Pr Bruno Lina . - Les prélèvements salivaires seront utilisés sur une plate-forme RT PCR : seul le mode de prélèvement change. Il faut les distinguer des kits de tests salivaires « clés en main » qui sont des dispositifs complets, fonctionnant par amplification isotherme (LAMP). Ces dispositifs permettent d'obtenir des résultats rapides, quoiqu'avec une petite perte de sensibilité. Ils sont en cours d'évaluation pour étudier s'il est possible de les utiliser en routine. Ce qui est intéressant, c'est que les machines peuvent être déplacées sur site, par exemple dans les Ehpad.

M. René-Paul Savary , président . - Quand leur évaluation sera-t-elle disponible ?

Pr Bruno Lina . - C'est en cours. Il y a le temps médiatique, le temps politique, le temps biologique et le temps de la recherche. Nous travaillons sur ce sujet, conjointement avec l'AP-HP. Les résultats devraient être disponibles avant la fin du mois.

M. René-Paul Savary , président . - Aurons-nous le matériel ?

Pr Bruno Lina . - Oui. Je souhaite signaler que nous constatons des effets de bord. Un certain nombre de laboratoires ne reçoivent plus les réactifs d'autres pathogènes, notamment pour les immunodéprimés. Des producteurs de ces réactifs affirment que du fait qu'ils augmentent la production pour les réactifs liés au coronavirus, il y aura une pénurie de réactifs pour d'autres pathogènes.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Cette situation peut avoir des conséquences.

Pr Bruno Lina . - Bien entendu.

Pr Philippe Froguel . - Je souhaite remarquer que la France n'est pas seule au monde et qu'il y a des pays en avance sur nous. En Angleterre, l'Imperial College a mis au point un test LAMP, une amplification isotherme à partir de salive. Le Gouvernement britannique a commandé il y a un mois 5 millions de tests pour 160 millions de livres sterling. Je m'étonne que le conseil scientifique n'en parle pas en France. En France, nous sommes un peu à la traîne, y compris sur les essais thérapeutiques comme Discovery. Des pays vont plus vite et il faudrait s'y intéresser.

M. Bernard Jomier . - Nous tâchons de comprendre pour quelle raison, alors que la stratégie au printemps était de tester, la montée en charge a été extrêmement lente. Fin avril, nous n'avions pas les capacités suffisantes pour tester les soignants. Il a fallu attendre le mois de mai pour atteindre un niveau plus satisfaisant.

Je remercie le professeur Lina pour ses explications scientifiques, mais elles ne m'éclairent pas sur le pourquoi. La communauté internationale a reçu la « carte d'identité » du virus permettant de commencer à fabriquer le test vers le 10 janvier. Pour quelle raison certains pays ont-ils lancé une production rapide et pour quelle raison cela a-t-il été très lent en France ?

Le professeur Froguel affirme que le CNR n'a pas si bien travaillé. Nous attendons des précisions concernant ces propos lourds de conséquences. Il y a sans doute d'autres facteurs que nous aimerions comprendre.

Docteur Blanchecotte, vous affirmez que « certaines » ARS refusaient que les laboratoires développent ces technologies. Il apparaît une hétérogénéité sur le territoire national.

Y avait-il une doctrine au niveau national ? Quelle était-elle ? Comment expliquez-vous aujourd'hui encore l'absence de doctrine claire ?

Professeur Lina, vous parlez d'une puissance analytique considérable que nous devons organiser. Comprenez que nous nous questionnons. Qu'est-ce qui ne fonctionne pas ? Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ? Pour quelle raison nous posons-nous encore aujourd'hui ce type de question ?

Le professeur Froguel, dans un écrit qu'il nous a adressé, indique, en évoquant le début de l'épidémie : « en ce qui me concerne, je pouvais réaliser 600 à 700 tests par jour, mais les prélèvements qui me parvenaient étaient inférieurs à mes capacités du fait de l'incapacité des pouvoirs publics à mettre en place ces prélèvements. J'ai dû protester à deux reprises pour que la situation s'améliore. » De quel moment parlez-vous ?

Pr Philippe Froguel . - Je parle de la mi-avril 2020.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Pourriez-vous être plus précis sur les raisons de cette situation ? La réglementation n'était selon vous pas adaptée. Or, l'agilité est essentielle pour gérer une épidémie. La réglementation était-elle effectivement inadaptée ? Pourquoi a-t-il fallu attendre le 5 avril pour qu'elle change ? Est-elle alors devenue adaptée pour permettre une prise en charge suffisamment rapide?

Pr Bruno Lina . - La doctrine consiste depuis le début à tester, tracer, isoler. En mars ou avril, nous ne savions ni tester, ni tracer, ni isoler. Pour tracer, il y a eu le développement de Stop covid et la décision d'utiliser le personnel des CPAM pour réaliser des investigations de cas contact. En ce qui concerne les tests, nous avons travaillé à augmenter la puissance analytique. Certains laboratoires vétérinaires ou de recherche ont participé à l'effort. Isoler, on en reparlera.

Aujourd'hui, la capacité de tester a atteint un bon niveau. Mais nous sommes montés en puissance sans structurer. Avant l'été, nous ne réalisions que du dépistage parce qu'il n'y avait pas de malades. La situation a évolué en devenant plus complexe, avec des malades à diagnostiquer, des cas contacts à investiguer et du dépistage à conduire.

Demain, si le président d'une université souhaite que 50 000 étudiants soient testés, comment ferons-nous ? Une autre université pourrait formuler la même demande. Tous les quinze jours, le nombre de cas de coronavirus double. S'il faut réaliser des tests chaque semaine pour tous les étudiants, comment fait-on ?

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Nous attendons vos réponses !

M. René-Paul Savary , président . - Quelle serait la capacité de test nécessaire ?

Pr Bruno Lina . - Les tests PCR ne suffisent pas. De fait, il faudrait passer aux tests LAMP ou antigéniques pour répondre à cette demande. Certes, le dépistage est important mais le plus important est de ne pas passer à côté du diagnostic des cas. Si vous ne les testez pas en temps réel, l'épidémie se diffuse. Il faut prioriser les patients pour que les malades soient diagnostiqués. Cette décision doit s'accompagner de mesures d'isolement des personnes en incubation ou malades. Nous avons beaucoup appris au fil du temps. Pouvons-nous décliner d'autres stratégies de prélèvement ? Oui, bien entendu. Mais cela doit se construire.

M. René-Paul Savary . - Vous confirmez donc qu'il n'y a pas de doctrine.

M. Bernard Jomier . - J'en conclus également qu'il n'y a toujours pas de doctrine. Je vous ai posé une question sur l'organisation de la puissance analytique et vous répondez qu'il faut organiser la puissance analytique. Pouvez-vous être plus précis ?

Pr Bruno Lina . - Le dépistage doit être effectué différemment du diagnostic. Il doit y avoir des filières de diagnostic dédiées. Le diagnostic est un acte médical qui doit se dérouler en lien avec le médecin ou le service hospitalier du patient, en mobilisant prioritairement les laboratoires médicaux.

Le dépistage doit s'appuyer sur un inventaire de la puissance analytique disponible. Il ne faut pas décider de tester les étudiants de toutes les universités si nous savons que nous ne pouvons pas le faire.

M. René-Paul Savary , président . - Pour quelle raison cela n'a-t-il pas été fait ?

Pr Bruno Lina . - C'est une décision qui appartient à l'exécutif.

Pr Philippe Froguel . - Je suis en désaccord avec ces propos sur plusieurs points. À Liège, à quelques kilomètres de Lille, tous les étudiants sont testés chaque mois. Cette pratique est aussi en oeuvre à Stanford. À Lille, aux Arts et Métiers, nous avons organisé le test de tous les étudiants de manière intelligente. Nous réalisons des sondages par groupe de résidence universitaire et par colocation. Nous testons 50 étudiants par semaine choisis judicieusement parmi les potentiels futurs clusters. Nous avons proposé de tester aléatoirement un étudiant de chaque sous-groupe pour obtenir un échantillon représentatif. Ce dispositif m'a paru très intéressant.

Je suis d'accord avec les propos relatifs aux personnes symptomatiques qui doivent être accueillies avec une ordonnance dans les hôpitaux ou les laboratoires de ville. Quant aux autres, le dépistage ne veut pas dire grand-chose. Il y a des personnes inquiètes, ce qu'on appelle des hypocondriaques. Et il y a les habitants des quartiers nord de Marseille, où la prévalence est très élevée. Il s'agit alors de tester une population entière dans un territoire précis. Là, les grandes plateformes régionales pourraient prélever 30 000 personnes, comme cela a été fait en Chine, à Taïwan ou en Nouvelle-Zélande. J'aimerais que les scientifiques travaillent avec des méthodes différenciées. Il y a dépistage et dépistage.

M. Bernard Jomier . - Professeur Froguel, pouvez-vous répondre aux réponses précises sur la réglementation et sur votre affirmation concernant une capacité de tests non utilisée de manière délibérée ?

M. René-Paul Savary , président . - Nous allons revenir sur ce point. Au sujet des ARS, nous aimerions entendre le docteur Blanchecotte.

Dr François Blanchecotte . - Les ARS ont une certaine autonomie de décision, même si la direction générale de la santé leur donne des directives. Certaines ARS ont estimé au départ que des laboratoires ayant déposé des dossiers auprès du Cofrac pour faire de la biologie moléculaire, sans que ces dossiers ne soient encore validés par cet organisme, n'avaient pas capacité ou qualité pour effectuer de la biologie moléculaire.

Précisément, 117 plateaux techniques étaient autorisés dans le privé à faire de la biologie moléculaire au mois de février. Nous avons environ 4 000 sites et 900 plateaux techniques en France, dont des laboratoires de nuit et d'urgence. Il y a 402 sociétés d'exercice libéral (SEL), un système qui n'existe qu'en France.

S'agissant de la doctrine, les pouvoirs publics nous ont demandé de tester. Le 29 mars, 25 réactifs étaient autorisés. Je rappelle que durant le confinement, la plupart des laboratoires a fermé. Nous n'avons pas vu de patients, alors que nous en voyions en moyenne 500 000 par jour. Le chiffre d'affaires des laboratoires a chuté de 45 % en avril.

Le premier jour du déconfinement, le ministre nous a demandé d'être en capacité de faire jusqu'à 700 000 tests. En juin, l'objectif affiché par Olivier Véran était un million de tests par semaine. Je me suis plaint alors dans les médias d'avoir des stocks de tests en surcapacité dans nos frigidaires. Certains grands groupes ont cherché à revendre sur le marché mondial des tests en stock. Les laboratoires privés ont investi des millions d'euros sur des dispositifs qui devaient être jetés.

La déclaration du Président de la République le 14 juillet autorisant les personnes à se présenter au laboratoire sans ordonnance nous a cependant surpris.

Aujourd'hui, nous avons la capacité à réaliser un million de tests. Des laboratoires travaillent avec les laboratoires vétérinaires ou de recherche pour la phase analytique. Comme l'ont dit mes collègues, il faut absolument prioriser, diversifier les tests employés et surtout fixer des objectifs pour ne pas dépister pour dépister.

M. René-Paul Savary , président . - Vous rapprochez-vous des propositions du professeur Lina ?

Dr François Blanchecotte . - Tout à fait.

M. René-Paul Savary , président . - Quelles sont vos propositions au sujet d'une réglementation qui paraîtrait lourde et inadaptée à la situation ?

Dr François Blanchecotte . - En temps de crise, les décisions doivent être prises rapidement et de manière concentrée. Le temps que la DGS reçoive l'autorisation de la Cnam et que les ARS s'en mêlent, les pouvoirs publics nous demandaient tellement d'informations par divers canaux que nous ne parvenions plus à travailler. Je salue le travail remarquable réalisé sur l'outil SIDEP qui a institué un seul tuyau pour faire remonter les informations. Nous avons pour la première fois en France réussi à connecter 400 sociétés en quatre semaines, grâce au travail de plus de 150 ingénieurs de Capgemini.

L'utilisation de tests plus rapides posera la question de la dégradation du traçage des personnes testées de cette manière.

M. René-Paul Savary , président . - Il faut l'organiser simultanément.

Dr François Blanchecotte . - Les tâches administratives pesant sur les laboratoires sont très lourdes. On demande de nombreuses informations aux patients, ce qui alimente les études réalisées par Santé Publique France. Nous avons donné notre accord pour le faire, mais il faudra étudier la possibilité et le besoin de réaliser la même chose dans le cadre d'un dépistage, selon les objectifs fixés.

Pr Philippe Froguel . - Permettez-moi de livrer une petite anecdote. Début avril, dans les Hauts-de-France, une légende courait sur internet, disant que l'ARS interdisait les tests, ce qui était faux. La rumeur a été levée en quelques jours. Il peut apparaître des malentendus entre ARS et laboratoires.

En avril, il m'a été demandé d'intervenir uniquement pour les Ehpad. Les autres laboratoires n'étaient pas en mesure de le faire. Nous avons diagnostiqué 500 résidents d'Ehpad positifs, ce qui a contribué à ralentir la progression de l'épidémie dans le nord de la France. J'étais toutefois étonné de n'avoir les premiers jours que 100 ou 200 prélèvements à analyser, ce qui était lié au fait que notre laboratoire partenaire Synlab n'avait pas le droit de démarcher certains Ehpad. J'ai écrit au Préfet et au directeur général de l'ARS, et nous avons pu étendre les tests à des résidents d'autres Ehpad. À mon grand étonnement, il n'y avait eu aucune organisation du prélèvement dans les Ehpad par les autorités compétentes.

Ce qui a beaucoup manqué, ce sont des réunions associant les différents acteurs publics et privés, et les autres laboratoires. Nous n'avons jamais su qu'elle était la production de tests par le CHU de Lille, ce qui ne permettait pas d'évaluer les besoins en termes de développement de capacités supplémentaires.

M. René-Paul Savary , président . - Quelles sont vos propositions pour améliorer la réglementation actuelle ?

Pr Philippe Froguel . - Lors de la publication du décret le 5 avril, la vice-présidente d'un des syndicats de biologistes hospitaliers a twitté : « on bafoue la profession de biologiste médical ». Un autre biologiste a soutenu que « bientôt les tests seront vendus chez les buralistes ». Ces propos sont étonnants. Le monopole du diagnostic médical par les biologistes médicaux est positif dans 95 % des cas, mais s'avère bloquant dans d'autres situations.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Professeur Froguel, vous soutenez qu'il faut plus de tests, plus rapides, mieux faits et regrettez que très peu de personnes aient été testées en dehors des hôpitaux jusqu'à la fin du mois d'avril. Pendant plusieurs mois, des milliers de personnes symptomatiques n'ont pas pu être testées.

Aujourd'hui, des milliers de gens tentent de vérifier s'ils ont eu le coronavirus ou non. Ils utilisent des tests sérologiques. Sont-ils fiables ? Les mêmes personnes peuvent avoir un test sérologique négatif puis positif quinze jours plus tard : comment cela s'explique-t-il ? Qu'en est-il de l'immunité ? Quels sont les risques de rechute ?

Enfin, quel est votre avis sur les perspectives de vaccin ?

Pr Philippe Froguel . - Au début du mois d'avril, j'ai découvert que pour le professeur Delfraissy, la solution viendrait des tests sérologiques et non des tests PCR. J'ai l'impression qu'en France à ce moment, certaines personnes n'ont pas considéré que le standard des tests était la PCR.

Je vous ai dit que j'étais très surpris de l'homologation des tests sérologiques par le CNR alors que les laboratoires privés considéraient que 80 % de ces tests ne devaient pas être utilisés. Le Sénat, par exemple, a utilisé des tests sérologiques de très mauvaise qualité.

Les anticorps développés par les personnes qui ont été malades sont-ils protecteurs ? Je n'en sais strictement rien. Des publications évoquent la possibilité d'une réinfection, mais peut-être de façon beaucoup moins grave en raison de l'immunité cellulaire.

Pr Bruno Lina . - Les tests sérologiques sont toujours extrêmement complexes pour les virus respiratoires, quels qu'ils soient. On ne sait pas bien quelle est la bonne cible à identifier. À part dans des activités de CNR, personne ne fait de sérologie pour des virus respiratoires. Le développement des tests sérologiques est néanmoins indispensable pour évaluer une immunité collective dans le cadre d'une évolution du virus vers une dynamique saisonnière comme cela a été le cas pour d'autres coronavirus au XIX e siècle. C'est sans doute le message qu'a voulu faire passer le professeur Delfraissy. Ces tests performants, nous ne les avons pas. Les tests sérologiques évalués par le CNR sont souvent défaillants.

Le cahier des charges que nous avions pour l'évaluation des tests sérologiques portait uniquement sur des patients hospitalisés, dont les réponses en anticorps sont beaucoup plus élevées que les patients non hospitalisés ou les personnes asymptomatiques qui ont souvent des anticorps à peine détectables ou détectables de façon transitoire. Cette situation signifie-t-elle que ces personnes sont protégées vis-à-vis d'une autre infection ? Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question.

Des réinfections sont documentées par deux articles scientifiques dans deux situations extrêmement différentes. Une première situation évoque une personne asymptomatique, tandis que la seconde concerne un patient qui avait connu l'ensemble des manifestations cliniques « classiques » du coronavirus. Quatre à cinq mois après une première infection, certaines personnes peuvent faire une réinfection. Nul ne sait si cette situation peut constituer une généralité. Quoi qu'il en soit, l'immunité d'une personne infectée est de courte durée pour les coronavirus saisonniers. Pour le SARS-COV 1, l'immunité était beaucoup plus longue, de deux à sept ans. La fourchette s'étend donc de cinq mois à sept ans.

À quoi sert un vaccin ? À développer une immunité protectrice. Or, nul ne sait ce qu'est une immunité protectrice. Il faut être extrêmement prudent. Des vaccins seront disponibles à un moment donné. Les effets indésirables qui surviennent au moment du développement des vaccins, c'est assez classique. Il est très probable que l'essai qui vient d'être placé en pause reprendra lorsqu'il sera prouvé que l'effet indésirable grave n'est pas lié au vaccin mais à un autre événement intercurrent.

Faire des effets d'annonce sur la vaccination alors que nous sommes encore en phase d'évaluation, c'est extrêmement risqué et irresponsable. Je ne peux pas vous promettre un vaccin disponible à court terme : il faudra attendre plusieurs mois voire plusieurs années pour avoir un vaccin utilisable. Ces vaccins peuvent avoir deux rôles, d'une part empêcher l'infection, comme le vaccin contre la diphtérie, d'autre part empêcher la forme grave de l'infection, comme les vaccins contre la tuberculose ou contre la grippe.

Dr François Blanchecotte . - Nous avons semble-t-il 13 millions de doses de vaccination contre la grippe, alors que la cible potentielle s'élève en France à 20 millions de personnes. Santé publique France en aurait deux millions supplémentaires. J'ai une inquiétude. Des personnes symptomatiques se présenteront avec les mêmes symptômes pour la grippe que pour la covid-19.

Pr Philippe Froguel . - Un certain nombre d'entreprises développent des tests croisés grippe et covid-19. Il est très important que les biologistes puissent réaliser ces tests qui seront un élément de discrimination entre la grippe et la covid-19.

Pr Bruno Lina . - Cette évaluation est en cours au CNR.

M. René-Paul Savary , président . - Quand aurons-nous les résultats ?

Pr Bruno Lina . - Nous pouvons évaluer les kits quand ils nous sont envoyés par les fournisseurs. Pour le moment, je n'en ai que deux qui sont évalués, contre 8 à 10 qui sont annoncés. L'évaluation demande trois à quatre jours.

Mme Annie Guillemot . - Le professeur Lina déclarait au Progrès de Lyon il y a quinze jours qu'une douzaine de vaccins étaient prêts pour la phase 3 des essais cliniques, mais qu'il fallait surtout trouver de nouveaux médicaments. Pouvez-vous faire le point sur les traitements comme le remdesivir et l'immunothérapie ?

Mme Victoire Jasmin . - Ma première question s'adresse au docteur Blanchecotte. La grève qui a conduit les laboratoires à fermer en fin d'année 2019, à l'appel des syndicats de biologistes, leur a-t-elle permis d'être écoutés par le Gouvernement ?

De nombreuses mesures annoncées seraient considérées comme non-conformes en dehors d'une situation d'urgence. Quel est votre avis sur ce point ?

Il apparaît une méconnaissance du fonctionnement des laboratoires, notamment dans leur capacité à travailler avec des laboratoires vétérinaires. Concernant les dispositifs médicaux, vous avez évoqué les problèmes et surcoûts liés aux équipements fermés, du fait des certificats d'exclusivité limitant les consommables et réactifs utilisés. Il y a quelques jours, nous avons entendu la directrice générale de l'offre de soins. J'ai soutenu que les laboratoires étaient invisibles et inaudibles. Nous n'avons pas suffisamment pris la mesure de l'importance des laboratoires dans notre système de soin. Ils n'ont pas été suffisamment associés pour étudier les possibilités de les impliquer davantage.

Enfin, connaissez-vous le laboratoire Easy 2 de Montpellier qui développe un test salivaire utilisé à l'étranger et pas encore en France ? Êtes-vous informés de cette situation ? La responsable européenne interrogée hier par la commission d'enquête n'était pas informée.

Des masters forment des bioinformaticiens dans le domaine de la génomique. Les jeunes ainsi formés ne trouvent pas de travail en France, leur travail n'étant pas valorisé.

M. Arnaud Bazin . - Nous avons pu mesurer lors de précédentes auditions des pertes de chance de patients. Je m'interroge sur le risque lié au fait qu'un certain nombre de malades chroniques ne se présentent pas dans les laboratoires pour leurs examens réguliers. En effet, devant les laboratoires, nous voyons des files d'attente qui peuvent décourager les personnes inquiètes du risque de contamination. Une nouvelle perte de chance due à une insuffisance de diagnostic ne s'annonce-t-elle pas ?

Vous soutenez, professeur Lina, que des épisodes de coronavirus auraient eu lieu au XIX e siècle. Pourriez-vous être plus précis ?

J'ai entendu que les masques ne sont que des retardateurs de l'épidémie alors que le dépistage, le traçage et l'isolement sont des moyens d'action plus radicaux. Sur quels éléments vous appuyez-vous pour cette affirmation ?

Mme Céline Boulay-Espéronnier . - Sur les tests sérologiques, peut-il y avoir des faux négatifs mais aussi des faux positifs ?

Pr Bruno Lina . - Oui.

Mme Céline Boulay-Espéronnier . - Les cas de réinfections cités ont-ils eu lieu en France ou dans le monde ? Le virus reste-t-il aussi dangereux qu'avant l'été ?

Pr Bruno Lina . - La réponse est oui sur ce dernier point.

Mme Céline Boulay-Espéronnier . - Il circule de nombreuses fausses informations sur internet sur ce sujet.

Peut-on reprendre des anti-inflammatoires que l'on nous interdisait ?

Le Président de la République a dit cinq ou six fois dans son discours que nous étions en « guerre ». Sommes-nous encore en « guerre » ?

M. Jean Sol . - Professeur Froguel, vous préconisez un accès rapide aux tests et un résultat en 24 heures. Comment faire de manière concrète et pragmatique ? Vous recommandez la mise en place de plateformes régionales. Pour quelle raison ne sont-elles pas mises en place ? Que faudrait-il pour que ces plateformes soient rapidement mises en place ? Enfin, des experts en génomique paraissent avoir été mis à l'écart. Quelle en est la raison ?

M. René-Paul Savary , président . - Ces questions précises appellent des réponses précises.

Dr François Blanchecotte . - La grève des laboratoires de 2019 a alerté les pouvoirs publics après dix années consécutives de baisse des tarifs. La signature d'un accord conventionnel devait permettre d'introduire de nouveaux actes et de moderniser la nomenclature. Cela n'a pas été le cas. Le volume d'actes de biologie augmente de 3 % par an. En acceptant que l'enveloppe de biologie médicale n'augmente que de 0,1 % par an, la valeur des actes ne peut que diminuer.

Fin 2019, nous étions en discussion avec le directeur général de la Cnam sur le troisième renouvellement de cet accord. Celui-ci a prévu une augmentation des tarifs mais des coûts supplémentaires ont dû être absorbés sans compensation. Aujourd'hui, des grèves se profilent dans nos laboratoires, en raison du sentiment qu'ont nos personnels d'avoir été oubliés pendant cette crise. Une lettre signée par l'ensemble des syndicats publics et privés demandant l'allègement des procédures devant le Cofrac a été adressée au ministère de la santé.

Le travail avec les laboratoires vétérinaires pour la phase analytique posait un problème de transmission de données. Alors que le RGPD impose de sécuriser les flux de données, des résultats ont dû être envoyés et transmis sur fichier Excel. Des hackers font des ransomwares, ce qui impose de surprotéger nos systèmes informatiques.

Les surcoûts liés à l'achat d'équipements ont été très lourds. Nous sommes encore confrontés à une forte tension sur les gants. Les approvisionnements sont difficiles sur un marché mondialisé. Le prix du test en France est inférieur à celui pratiqué en Europe. Certains pays se livrent à de la surenchère.

Nos laboratoires et leur organisation territoriale sont désormais mieux connus des ARS. Dans toutes les régions, des réunions sont organisées presque chaque semaine entre préfectures, ARS, laboratoires privés et publics, sapeurs-pompiers, sécurité civile voire CPTS. Nous tâchons aujourd'hui d'être au plus près des besoins dans tous les départements. La relation entre les laboratoires et l'ARS Occitanie, par exemple, se déroule extrêmement bien.

A propos de la dégradation de la prise en charge des maladies chroniques, l'ensemble des professionnels de santé confirment que la santé de la population s'est dégradée durant le confinement. Les patients venant pour les soins de biologie courante doivent avoir un accès dédié et sécurisé. Certains laboratoires consacrent ainsi le matin à la biologie courante, puis l'après-midi au dépistage de la covid-19. Nous rendons les résultats à J+1 pour la majorité de nos examens. Il faut absolument que les laboratoires privés assument leur rôle premier.

La sérologie est essentiellement un test de rattrapage. Au mois de juin, 3 millions de tests PCR et 144 000 sérologies ont été effectués en France, essentiellement pour des professionnels de santé s'agissant de ces dernières.

Pr Bruno Lina . - En ce qui concerne les aspects thérapeutiques, l'équipe de l'essai Discovery échange en permanence avec ses homologues de l'essai britannique Recovery, qui est complémentaire et n'a pas de bras remdesivir. Le bras hydroxychloroquine a été abandonné. Il reste à analyser le bras remdesivir et l'immunothérapie. L'essai Discovery se poursuit. 25 inclusions ont eu lieu la semaine dernière.

M. René-Paul Savary , président . - Cet essai est-il international ou français ?

Pr Bruno Lina . - Discovery est un essai international.

M. René-Paul Savary , président . - Il y a quelques semaines, il y avait seulement un patient Luxembourgeois.

Pr Bruno Lina . - Le « noyau dur » de Discovery est situé en France et en particulier en Guyane. Mais des centres vont ouvrir en Belgique ou ont déjà ouvert au Luxembourg, au Portugal et en Autriche. Nous entrons dans une nouvelle dynamique d'inclusion, avec environ 900 patients.

M. René-Paul Savary , président . - Combien y-a-t-il de Français sur les 900 patients ?

Pr Bruno Lina . - Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. Les patients non-Français sont aujourd'hui marginaux, mais ils ne le seront plus à l'avenir. Telle est la finalité. Le bras remdesivir sera analysé et des données scientifiques seront publiées. Une réunion est prévue lundi 14 septembre pour évoquer ce sujet. Les premiers articles vont être envoyés pour revue en septembre.

Les équipements fermés des laboratoires sont un vrai problème. Un certain nombre de machines fermées disposent cependant d'un canal ouvert : on peut y adapter du « fait maison ». Cette situation a soulevé de nombreuses réflexions concernant la logique d'équipement de nombreux laboratoires hospitaliers et probablement privés.

La première version d'EasyCov ne peut être utilisée en laboratoire si vous êtes rigoureux étant donné que nous devons ouvrir le tube post-amplification pour mettre le réactif de détection de l'amplification. Nous attendons la version 2 en cours de développement. Malgré cet écueil de fonctionnement, un certain nombre de dispositifs EasyCov ont été commercialisés, notamment dans des aéroports. Il n'y aura a priori aucun frein à l'utilisation de la version 2 d'EasyCov.

M. René-Paul Savary , président . - Le problème est-il lié au risque de contamination ?

Pr Bruno Lina . - Oui, avec la version actuelle. L'ouverture du tube risque de contaminer l'environnement et d'avoir des résultats faussement positifs.

M. René-Paul Savary , président . - Cette situation ne gêne-t-elle pas les étrangers qui l'utilisent ?

Pr Bruno Lina . - C'est leur problème. Nous préférons attendre la version 2 qui ne présentera plus cet écueil. Cela lèvera les freins à la diffusion de cette technique.

Nous constatons également en milieu hospitalier un problème pour l'accès aux actes de biologie des patients atteints de maladies chroniques. L'organisation des files d'attente des laboratoires et de l'accès au dépistage devrait permettre de retrouver une situation normale.

La première pandémie influenza a été décrite par Hippocrate. Au XIX e siècle, nous avons à deux reprises la trace de l'introduction d'un coronavirus entraînant un phénomène pandémique. L'horloge moléculaire montre que ces virus sont apparus dans la population humaine au milieu du XIX e siècle. Il s'agissait déjà de zoonoses c'est-à-dire de virus transmis par les animaux. L'histoire ne fait que se répéter. J'espère que nous serons mieux préparés la prochaine fois.

M. René-Paul Savary , président . - Nous n'étions donc pas bien préparés.

Pr Bruno Lina . - Nous le sommes de mieux en mieux. J'ai connu le SRAS en 2003, la pandémie H1N1 en 2009 et la pandémie actuelle de 2020. La situation est-elle parfaite ? Non, mais le chemin accompli depuis 17 ans est considérable. J'ai aussi connu la grippe aviaire en 1997. Rien n'était prêt à l'époque.

Il y a des faux positifs et des faux négatifs sur les tests sérologiques. Si on ne contextualise pas la réalisation de tests sérologiques, on s'expose à des erreurs d'interprétation majeures. Un exemple de leur bonne utilisation, par exemple dans un Ehpad qui a été atteint par le coronavirus, est de combiner tests PCR et tests sérologiques pour avoir un panorama complet des personnes immunisées ou non immunisées et des personnes infectées. Sans épidémie documentée, les risques de faux négatifs ou de faux positifs sont élevés. Imaginons que l'analyse ait lieu en Bretagne où la prévalence du virus a été relativement faible avec 2 % de personnes infectées. La spécificité d'un test sérologique s'établit à 98 %. C'est-à-dire que 2 % des tests seront faussement positifs. Si un test est positif, il y a dans ce contexte une chance sur deux que ce soit un faux positif.

Il existe des tests sérologiques de bonne qualité, performants. Quoi qu'il en soit, un certain nombre de personnes perdent leur immunité.

En ce qui concerne une éventuelle mutation, le virus n'est ni moins ni plus grave. 60 % des patients en réanimation sont âgés de plus de 60 ans, le même pourcentage que durant la première vague de circulation du virus. L'application des mesures barrières, notamment de distanciation physique, réduit le risque de transmission d'un virus respiratoire. C'est un effort collectif. La distanciation sociale par excellence est le confinement.

M. René-Paul Savary , président . - C'est la situation extrême.

Pr Bruno Lina . - Certes, mais nous pouvons grader la distanciation sociale. Parmi les éléments de réflexion, il existe la notion de « bulle sociale ». Deux pays ont réfléchi à cette stratégie, la Grande-Bretagne et le Danemark. La Grande-Bretagne considère que vous ne devez pas rencontrer plus de 6 personnes différentes de façon régulière dans des conditions présentant un risque de transmission. Pourquoi 6 personnes ? C'est aux Anglais qu'il faut poser la question. Le Danemark recommande une bulle sociale de 50 personnes.

La création de plateformes régionales de dépistage est un objectif. Il a manqué un bras armé de Santé publique France en termes de puissance de diagnostic dans les territoires. C'est une leçon de cette pandémie. Il faut s'appuyer sur un inventaire de la puissance de diagnostic pour mettre en oeuvre une stratégie similaire à l'Allemagne. Je rappelle toutefois que les Allemands ne font pas aujourd'hui plus de diagnostics que nous et qu'ils sont confrontés à des délais de trois à quatre jours pour obtenir les résultats des tests. Nous ne sommes pas les seuls à rencontrer ces difficultés.

M. René-Paul Savary , président . - Ont-ils des plateformes territorialisées en Allemagne ?

Pr Bruno Lina . - Oui. Concernant les plateformes génomiques, j'ai discuté avec mes homologues de Lyon qui n'ont pas voulu faire les tests, mais leur personnel est venu aider à faire fonctionner nos plateformes.

Pr Philippe Froguel . - En Angleterre, la bulle sociale se compose de 6 personnes, alors qu'elle est de 20 personnes au Pays de Galle, 35 personnes en Irlande et 40 personnes en Écosse. La situation n'est pas si simple au Royaume-Uni. En Angleterre où je travaille, personne n'a compris ce que souhaite Boris Johnson.

Les masques ne sont pas la panacée : si c'était le cas, 8 000 personnes n'auraient pas été diagnostiquées positives en France hier. Je suis absolument favorable au port du masque, notamment en lieu clos. Les personnes sont souvent contaminées en famille ou au restaurant. Les masques sont utiles, mais personne ne les porte 24 heures sur 24. Certains prétendent en outre que l'inoculum est plus faible avec le masque. Je ne sais pas si cette affirmation est sérieuse.

Il aurait été positif de discuter du développement des plateformes régionales il y a six mois. Le ministère de la recherche y était favorable, mais s'est heurté à l'intransigeance du ministère de la santé.

À Lille, nous sécurisons l'achat d'une dizaine d'extracteurs, de machines PCR et de consommables. Nous avons demandé à la maire Martine Aubry la possibilité d'installer cette plateforme au Palais des Congrès. L'équipe de mon laboratoire a cessé d'analyser les prélèvements en juin étant donné qu'il n'y avait plus suffisamment de demande. Nous sommes prêts à reprendre, mais nous ne pouvons plus le faire dans nos laboratoires. En revanche, nous pouvons former du personnel et renforcer les équipes qui mèneront les tests dans cette plateforme régionale. Celle-ci devrait fonctionner à la fin du mois de septembre. Une telle plateforme aurait été utile par exemple à Rennes où il existe des équipes de génomique pour gérer le cluster de la Mayenne, alors qu'ils n'ont pas réussi à dépasser 3 000 tests par jour.

M. René-Paul Savary , président. - Quels sont les partenaires impliqués pour pouvoir atteindre 30 000 tests par jour ?

Pr Philippe Froguel . - À Lille, nous le ferons avec le seul secteur privé. Dans d'autres endroits, le système peut être plus oecuménique en impliquant les CHU. Les situations sont liées au contexte humain.

M. René-Paul Savary , président . - Est-ce l'ARS qui organise la plateforme régionale ?

Pr Philippe Froguel . - Non, nous l'organiserons avec le secteur privé. L'ARS donnera uniquement l'autorisation.

Pr Bruno Lina . - L'ARS donne le feu vert. Elle n'organise pas stricto sensu la plateforme régionale : les laboratoires s'organisent entre eux. Le CHU de Clermont-Ferrand a créé une plateforme de diagnostic en lien avec un laboratoire privé. Des collaborations existent dans ce domaine.

M. René-Paul Savary , président . - Souhaitez-vous que ce dispositif se généralise pour permettre le dépistage de masse ?

Pr Philippe Froguel . - Je ne vois pas le Gouvernement revenir en arrière sur l'accès direct aux tests. Il faudra se débrouiller. Nous manquons de personnel au CHU de Lille du fait que de nombreux agents sont confinés. Le CHU teste tout son personnel toutes les trois semaines, ce qui me paraît raisonnable. Les laboratoires privés ont quant à eux à gérer les patients symptomatiques et la meilleure méthode consisterait à ce qu'ils viennent avec une ordonnance. Pour les autres, les grandes plateformes seront utiles.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - En ce qui concerne les essais cliniques, vous affirmez qu'il reste un bras remdesivir à analyser. Y a-t-il un bras avec le plasma de patients infectés ? L'Agence européenne du médicament a délivré une autorisation de mise sur le marché conditionnelle du remdesivir à la fin du mois de juin. Comment expliquez-vous une telle autorisation alors que les essais cliniques ne sont pas terminés ? Qu'en est-il de l'autorisation temporaire d'utilisation (ATU) du remdesivir ?

M. Martin Lévrier . - Je souhaiterais une précision. Les plateformes territoriales évoquées pourront-elles fonctionner compte tenu des problèmes de livraison de consommables ou de réactifs évoqués en début d'audition ? Enfin, ma collègue a posé une question sur les deux personnes ayant contracté à deux reprises le coronavirus : s'agit-il de deux personnes en France ou dans le monde ?

Pr Bruno Lina . - Je parle de deux cas publiés dans des revues scientifiques. En pratique, plusieurs dizaines de cas sont en cours d'investigation en France. C'est une réalité que nous devons analyser.

Nous sommes dans un contexte de pénurie de traitement. En fonction de la publication des articles notamment américains et chinois, il y a un signal d'efficacité qui est un résultat intermédiaire, ni positif ni négatif. Le fait de ne pouvoir montrer une efficacité est-il lié au nombre de patients inclus ou au fait que le remdesivir ne fonctionne pas très bien ? La fusion des bases de données de l'essai Discovery et de l'essai l'OMS permettra de générer un nombre de patients suffisamment important pour répondre à cette question, avant la fin du mois de septembre. C'est du fait de ce contexte que l'Agence européenne du médicament a donné une autorisation provisoire même en l'absence de données robustes d'efficacité, pour éviter les pertes de chances.

En ce qui concerne l'immunothérapie, la sérothérapie ne fait pas partie du panel. Le sérum de plasma convalescent est utilisé dans certaines circonstances particulières, en particulier pour les immunodéprimés.

Selon moi, les plateformes régionales doivent être déployées à court-moyen terme. Ce n'est pas une réponse immédiate. Pour le moment, nous devons structurer les forces en puissance dans les régions pour organiser la réponse à la demande. À terme, il sera intéressant d'élaborer ces plateformes et les maintenir dans la durée.

Pr Philippe Froguel . - Si l'on veut faire ces plateformes, la logique ou la prudence consiste à sécuriser l'achat de réactifs lorsque nous achetons les machines. Si nous ne le faisons pas dès le départ, les machines ne servent pas, comme cela a pu être le cas.

M. René-Paul Savary , président . - C'est fait au détriment des autres si vous prélevez les réactifs pour les plateformes.

Pr Philippe Froguel . - Nos premiers réactifs venant de Chine ont été volés sur le tarmac de Düsseldorf par le gouvernement allemand. J'ai fait venir les premiers réactifs d'Amérique.

Pr Bruno Lina . - Au départ de la Chine, des personnes payaient en cash à l'aéroport du matériel destiné à l'Europe, afin de l'envoyer aux États-Unis. Concernant des machines acquises, des engagements des fournisseurs sur l'approvisionnement en matériel permettant de les faire fonctionner n'ont pas été tenus.

Dr François Blanchecotte . - Je souhaite vous rappeler la loi de 2013 relative à la biologie médicale. Les généticiens ne sont pas des biologistes médicaux. Nous nous sommes battus auprès de l'Union Européenne pour que la biologie médicale française ne soit pas incluse dans les directives Service. Nous engageons notre responsabilité sur le résultat des tests et devons transmettre par SIDEP le nom d'un médecin traitant. Cette donnée est quasiment absente dans le secteur public. Nous ne pouvons pas renvoyer les malades vers le médecin traitant. Il faut une collaboration plutôt qu'un dictat : les plateformes ne sont pas la panacée.

M. René-Paul Savary , président . - Il faut en effet un suivi au-delà du seul dépistage, pour organiser ses conséquences et la prise en charge. C'est peut-être un rôle qui revient à l'ARS. Ces échanges nous ont éclairés même si tout n'est pas réglé. Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde sur les équipements de protection

(jeudi 10 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée aux équipements de protection. Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon.

Nous entendons cet après-midi M. Laurent Bendavid, président de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP), M. Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), M. Gilles Bonnefond, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO) et M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD).

Notre pays a été confronté à une pénurie d'équipements de protection qui a affecté, sinon conditionné, sa réponse à la crise sanitaire.

Ce n'est pas tant la question des stocks que nous examinons aujourd'hui - nous y reviendrons au cours d'autres auditions - mais celle de la réponse apportée à cette situation.

À quelle période la rupture de la chaîne d'approvisionnement a-t-elle été effectivement constatée ? À quelle période a-t-elle été rétablie ?

Dans cet intervalle, quels étaient les acteurs les plus efficaces pour acheter des masques, pour les stocker, pour les distribuer ? Quels ont été les effets concrets de la réquisition par l'État et les leçons de la crise dans ce domaine ?

Je vous demanderai de prêter serment, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête. Tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Laurent Bendavid, Philippe Besset, Gilles Bonnefond et M. Jacques Creyssel prêtent serment.

M. Laurent Bendavid, président de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP). - Depuis février, les entreprises de la répartition pharmaceutique sont pleinement mobilisées pour répondre aux nombreuses sollicitations des pouvoirs publics lors de la crise de la covid-19. La distribution des masques du stock d'État était au coeur de la coopération entre la profession et les autorités de santé. Complexe, elle a mobilisé des moyens considérables. Les grossistes répartiteurs ont distribué plus de 500 millions de masques, et continuent, chaque semaine, à distribuer 30 millions à 35 millions de masques du stock de l'État.

Outre cette mission prioritaire, le ministère de la santé a sollicité les grossistes répartiteurs afin d'acheminer des traitements sensibles des pharmacies hospitalières vers les pharmacies d'officine, car certains patients ne pouvaient pas se rendre dans les hôpitaux - leur présence n'était pas souhaitée étant donné la propagation du virus. Ainsi, près de 10 000 traitements ont été transférés, via un dispositif logistique totalement exceptionnel et spécifique géré par les répartiteurs.

Les agences régionales de santé (ARS) ont aussi largement sollicité la profession pour distribuer des masques et du gel hydroalcoolique, en raison de notre proximité avec les officines, notre réseau et notre expertise logistique. Nous avons près de 180 établissements pharmaceutiques répartis sur l'ensemble du territoire français, couvrant l'ensemble de la population et des officines françaises.

Dans le même temps, la répartition a continué à livrer les pharmacies tous les jours pour garantir leur approvisionnement en médicaments et en produits de santé, les pharmacies ayant été définies comme des commerces indispensables durant la période du confinement. Il était donc tout à fait normal de maintenir notre qualité de service envers nos clients, les pharmacies. Durant cette période très complexe, nous avons maintenu l'ensemble de nos équipes, soit 12 000 collaborateurs, au service des pharmaciens.

Les répartiteurs ont assuré leurs missions exceptionnelles de santé publique - et continuent à les assurer avec fierté et efficacité - pour soutenir les pharmacies, car ils sont particulièrement attachés à leur rôle d'acteur de santé publique. Nous livrons les 21 000 pharmacies près de deux fois par jour sur l'ensemble du territoire, afin que nos concitoyens aient accès aux traitements nécessaires.

À travers cette crise, les entreprises de la répartition ont démontré à la fois leur capacité à s'adapter et à s'extraire de leurs process habituels pour intégrer les contraintes imposées par les circonstances. Elles ont démontré leur pertinence et la force de leur implantation au plus près des territoires et des patients, et leur très grande réactivité pour répondre efficacement à toutes les demandes urgentes qui nous ont été adressées.

Pour autant, il me paraît important de vous alerter sur la fragilité du secteur. Nous traversons une crise exceptionnelle depuis plus de dix ans qui affecte notre économie d'une manière sans précédent. Les entreprises de la répartition ont abordé la crise en étant affaiblies. Plusieurs entreprises de distribution de médicaments ont mis en place des plans de restructuration qui se traduiront par des suppressions d'emplois et des fermetures de sites.

La répartition, acteur indispensable, particulièrement pendant les crises sanitaires et durant la crise de la covid-19, est en grande souffrance, voire en danger depuis plusieurs années. Nous réclamons vainement des mesures de soutien économique. Le Gouvernement s'est engagé sur une première mesure d'augmentation de marges ; nous attendons la publication d'un arrêté dans les prochains jours, mais malheureusement, ce sera insuffisant pour redresser le secteur. C'est pourquoi nous avons soumis trois autres mesures au Gouvernement, en cours de discussion : l'allégement de la contribution sur les ventes en gros, la création d'un forfait pour les médicaments thermosensibles, et le relèvement du plafond de rémunération. Ces mesures économiques sont indispensables pour pérenniser l'existence de la profession, dont le rôle est fondamental pour préserver l'accès quotidien de tous nos concitoyens à leurs médicaments dans toutes les pharmacies de tous les territoires.

C'est un enjeu de santé publique. J'ai conscience qu'une telle demande n'est pas l'objet de cette commission, mais il m'était impossible de ne pas aborder ce sujet structurant et pouvant hypothéquer la mobilisation de notre profession lors d'une prochaine crise sanitaire.

M. Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF). - Le 18 février 2020, lorsque nous avons été convoqués par Agnès Buzyn, pour la première réunion de crise au ministère de la santé - et reçus par Olivier Véran, dans sa première et seule réunion présentielle avec l'ensemble des acteurs de santé - nous, les deux organisations professionnelles et l'ordre des pharmaciens, nous sommes portés volontaires pour participer à la distribution des masques du stock d'État aux professionnels de santé.

À ce moment-là, le réseau pharmaceutique, de santé et de proximité, est en souffrance économique, et depuis longtemps : nous perdons environ 200 officines de proximité par an depuis les années 2000. Il reste 21 500 officines pour réaliser la mission que nous proposons à Olivier Véran, et qu'il décide de nous confier. À l'époque, nous ne savions pas quel était l'état des stocks de Santé publique France. Il y avait quelques stocks résiduels dans les pharmacies d'officine ; avant cette crise épidémique particulière, le port du masque n'était pas répandu dans notre société, ni chez les soignants - hormis les chirurgiens-dentistes qui en utilisent quotidiennement - ni par les patients. Les ventes de masques en officine étaient donc plutôt confidentielles, avec très peu de stocks.

Le 3 mars paraît un décret de réquisition générale de tous les masques sur le territoire. Le lendemain, il n'y a plus de masques disponibles et il nous est interdit de nous approvisionner.

Le 23 mars, la situation change. L'arrêté de réquisition est confirmé pour tous les masques produits sur le territoire français, mais nous sommes autorisés, comme tous les acteurs, à acheter des masques sur le marché international. Nous nous heurtons alors au problème du long délai entre la commande et la réception des masques, et surtout de la concurrence des demandes : le monde entier essaie au même moment d'avoir des masques sur ce marché. Nous avons eu des difficultés extrêmes à assumer notre mission.

Les pharmaciens ont mené beaucoup d'autres actions durant la crise. Ils ont renouvelé les traitements chroniques ; selon l'enquête Epi-phare menée par la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), il n'y a pas eu d'interruption de traitement sur les patients chroniques, grâce au fait qu'ils ont pu renouveler leur traitement en officine. Je ne reviens pas sur ce qui a été dit sur la dispensation en ville des médicaments hospitaliers, réalisée pro bono par les pharmaciens.

Bien sûr, nous avons porté à domicile les médicaments pour les patients malades atteints de la covid-19. Nous avons mis en place les premiers moyens de protection dans des lieux ouverts au public - on a réinventé les hygiaphones à cette occasion, les sens de circulation, la ventilation, ce que maintenant vous voyez dans l'ensemble des commerces et des lieux ouverts au public.

La profession était très unie le 16 mars. Avec le président de l'USPO et la présidente de l'ordre des pharmaciens, nous tenions des réunions quotidiennes pour définir les messages et mobiliser le réseau.

Dans cette période suivant le Ségur de la santé et précédant le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), il faut traiter le sujet économique. Nous ne demandons évidemment pas de récompense particulière par rapport à cette action, mais nous estimons que nous sommes sanctionnés financièrement. Nous aurons l'occasion de vous en dire plus à l'occasion du PLFSS. Je ne pense pas que le réseau mérite une sanction financière compte tenu de son implication lors de la crise.

M. Gilles Bonnefond, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO). - Merci de votre invitation. Point le plus important, les pharmacies sont restées ouvertes, elles se sont organisées pour répondre aux besoins des patients. Notre maillage territorial est un atout formidable pour accéder aux médicaments sans difficulté.

Nous avons obtenu des pouvoirs publics des choses qui auraient été impensables en janvier, notamment pour assurer la continuité des soins lorsque le médecin est indisponible. En accord avec eux, même si l'ordonnance est expirée et à condition que l'état du patient soit stable, nous pouvions renouveler tous les médicaments, ce qui a rassuré les personnes âgées. Nous avons travaillé très en avant avec les médecins, puisque nous avons renouvelé des traitements chroniques, de stupéfiants, d'opiacés, d'hypnotiques, qui sont très sensibles. Cela a permis d'éviter une crise supplémentaire.

Ce travail a été compliqué. Il a fallu équiper les pharmacies, protéger et se protéger, fabriquer du gel hydroalcoolique, participer à la politique de prévention et de dépistage... On nous a aussi demandé de participer à la lutte contre les violences conjugales, à la distribution de médicaments hospitaliers, et permettre des interruptions de grossesse (IVG) médicamenteuses dans des conditions qui n'étaient pas faciles.

Cela a eu beaucoup d'impact sur le personnel des officines, parfois en danger, peu rassuré, qui avait parfois des difficultés à faire garder ses enfants, certains étaient asthmatiques... Nous avons travaillé avec un personnel réduit, dans des conditions difficiles. Nous avons rempli notre mission de santé, parce qu'il était hors de question de réduire l'activité des pharmacies en termes d'amplitude horaire ou d'accès aux médicaments.

La distribution des masques a été extrêmement chronophage, mais ce système a permis d'avoir accès à tous les professionnels de santé, dans des conditions de gestion de pénurie de ces masques, afin qu'il n'y ait pas de gaspillage.

Nous avons aussi participé au bon usage des médicaments : lorsque la crise est arrivée, nous avons eu une flambée de demandes de paracétamol. Nous avons donc averti les pouvoirs publics du risque de rupture. Nous avons limité la consommation et l'usage du paracétamol en le donnant boîte par boîte. Nous avons aussi limité la consommation d'ibuprofène, déconseillée pendant cette crise. Nous avons demandé à être protégés par rapport à une demande d'hydroxychloroquine pour pouvoir continuer de fournir les personnes à besoin chronique. Lorsqu'est parue une communication sur la nicotine, nous avons demandé de pouvoir limiter l'offre, car sinon il y aurait eu un important mésusage de médicaments. Nous avons participé à la garantie du bon usage.

Notre travail dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) est passé totalement inaperçu, dans une situation extrêmement tendue : les pharmaciens ont permis à tous les patients d'avoir accès, sans difficulté, à leurs médicaments - et ce n'était pas simple.

Le réseau, à l'épreuve de la tempête, a bien résisté. Il a assuré les nombreuses missions qu'on lui a confiées, sans faillir. Cela a permis d'avoir des dispositions qui pourraient être renouvelées, en coordination avec les infirmiers, les hôpitaux et les médecins.

M. René-Paul Savary , président . - Je vous remercie d'avoir insisté sur la continuité des soins et le rôle important des pharmaciens, car certains collègues nous avaient interrogés sur ce sujet, même si ce n'est pas directement notre thème. Votre rôle de secours était essentiel et entre dans la stratégie des masques, car sans protection, il ne se passe rien.

M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). - La distribution a eu un rôle totalement stratégique. Il n'était pas question que les Français ne puissent pas trouver de quoi se nourrir. L'ensemble des pouvoirs publics a d'ailleurs rendu hommage à nos salariés.

Aucun de nos 30 000 magasins n'a fermé, malgré un taux d'absentéisme important. Nous tenions, plusieurs fois par jour, des réunions avec les pouvoirs publics, notamment au niveau ministériel - surtout avec le ministre Bruno Le Maire, mais aussi avec les ministres du travail, de la santé et de l'agriculture.

Le sujet des masques est revenu tout au long de ces mois de travail, et était essentiel pour nos salariés et nos clients.

Je rappellerai les dates importantes : avant le 15 mars, nous ne vendions quasiment aucun masque, sauf marginalement.

Après le discours du 14 mars annonçant le confinement, Bruno Le Maire a réuni le 15 mars au matin les patrons des différentes enseignes. Ils se sont engagés pour que l'ensemble des magasins puissent fonctionner avec des exigences sanitaires élevées. Le 15 mars après-midi, nous avons bâti et envoyé aux pouvoirs publics un protocole sanitaire qui a été publié le 16 mars. Nous n'avions pas le droit, à l'époque, de rendre obligatoire le port du masque pour les salariés car nous n'avions pas la possibilité d'avoir des masques, réservés aux soignants. Une des enseignes avait cherché à acheter des masques. On lui avait répondu que c'était possible, sous réserve de réquisition, mais que cela ne servait pratiquement à rien pour lutter contre la maladie...

M. René-Paul Savary , président . - On vous a dit que les masques ne servaient à rien ?

M. Jacques Creyssel. - Une direction départementale, dans le Val-de-Marne, a répondu à une enseigne qu'il fallait indiquer que seuls les masques FFP2 servaient à lutter contre le coronavirus, et que porter d'autres masques ne servait à rien - nous vous avons envoyé ces précisions en mai. Nous avons donc privilégié les vitres en plexiglas et les visières, seuls équipements de protection disponibles.

Mais dès le 21 mars, à la suite de nos demandes répétées, nous avons obtenu l'autorisation d'acheter des masques pour nos salariés, et en avons massivement acheté. Nous avons aussi commencé à équiper les PME qui le souhaitaient - nous ne pouvions pas encore fournir de masques au grand public - dans les conditions fixées par le Gouvernement : il fallait le déclarer, mentionner la possibilité de réquisition... Nous l'avons fait naturellement. Nos enseignes ont l'habitude d'acheter, c'est leur métier. Nous avons massivement acheté, en Chine notamment, avec des coûts importants.

Le 14 avril, en amont du déconfinement, le Gouvernement a souhaité que nous travaillions ensemble sur les voies et moyens de la participation de la grande distribution au déconfinement et au port du masque. Nous avons commencé à travailler d'abord sur la disponibilité des masques en tissu - selon le Gouvernement, la production globale de masques chirurgicaux était insuffisante par rapport aux besoins. On nous a demandé de faire un sourcing en France et à l'étranger pour compléter ces achats. Nous avons répondu présents, mais signalé que la fabrication à la demande de masques en tissu prenait du temps, et qu'il était possible d'acheter des masques chirurgicaux sur le marché. Nous avons proposé de participer à la mise à disposition de ces deux types de masques.

Le 24 avril, cela nous a été confirmé : il n'y avait plus de possibilité juridique de nous l'interdire, et les études montraient qu'il y avait besoin, pour déconfiner, d'avoir suffisamment de masques.

Le 29 avril, nous avons rédigé un communiqué commun avec la ministre Agnès Pannier-Runacher, indiquant que la grande distribution était prête à vendre des masques - chirurgicaux et en tissu - avec des prix encadrés selon des conditions définies en commun.

Pour les entreprises de la FCD, le confinement et le déconfinement ont représenté des surcoûts énormes. La sécurité, avec les masques et les plexiglas, a coûté de 300 millions à 400 millions d'euros ; avec les primes et le personnel supplémentaire, nous avons eu plus d'un milliard d'euros de surcoûts. Mais dans le cadre de notre mission de service public, la question de ces surcoûts ne s'est jamais posée durant la crise.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteur . - Pouvez-vous nous en dire plus sur la négociation avec l'État des prix encadrés ? De nombreuses choses ont été dites sur les marges de la grande distribution pour la vente de masques ou d'équipements. Il faudrait être plus transparent sur les marges et les pertes...

M. Jacques Creyssel. - Certains éléments varient selon les enseignes. Les pouvoirs publics ont souhaité, sur le fondement de leur analyse, que le prix maximal d'un masque chirurgical soit d'un euro. En réalité, ils sont plutôt vendus entre 50 et 60 centimes, car nous nous sommes collectivement engagés à les vendre à prix coûtant, sans marge. Au début, nous avons acheté de nombreux masques à un prix élevé, pour le week-end du 1 er mai. Nous n'avions pas le droit de les vendre à perte. Au fur et à mesure de la constitution de nouveaux stocks, les prix ont baissé. Actuellement, le prix minimum est de 20 centimes le masque.

Sur l'ensemble de la période, nous avons pris l'engagement, auprès du Gouvernement, de ne pas augmenter nos prix sur l'ensemble des produits vendus dans nos magasins, hormis les produits frais : nous avions promis au secteur agricole de donner la priorité aux produits français - asperges, fraises... - dont les prix d'achat sont supérieurs à ceux des produits étrangers.

La totalité de nos surcoûts est largement supérieure au chiffre d'affaires supplémentaire réalisé sur la période, d'autant que les Français ont acheté des produits à plus faible marge - pâtes, steaks hachés... - durant le confinement.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Allons plus loin. Vous êtes tous en bout de chaîne, en contact avec la personne qui achète. Mais d'autres facteurs concernent l'amont. Il semblerait que des intermédiaires, notamment transporteurs, au plus fort de la crise, aient multiplié par dix, quinze, voire vingt leurs tarifs, le justifiant par des tensions sur le transport international, notamment maritime, mais dans une proportion sans rapport avec l'augmentation des frais induits par l'épidémie. Confirmez-vous cette hausse importante des prix des intermédiaires, notamment pour le transport ? Qu'en pensez-vous ?

Nous espérons qu'un vaccin sera bientôt trouvé. Il nécessitera une production et un transport de masse, et donc une chaîne de distribution suffisante dans un contexte où le transport maritime est sous tension, avec des prix largement supérieurs à l'avant-crise. Quelle organisation des chaînes logistiques faudra-t-il pour délivrer rapidement un vaccin sans un surcoût gigantesque - comme cela a été le cas pour les équipements de protection individuelle (EPI) ?

Quand, en mars, l'État a confié à Géodis cette mission de transport des masques, l'entreprise a eu de grandes difficultés à la remplir. Elle ne l'a finalement pas effectuée seule. Le choix d'un unique opérateur est-il adapté ? Quel choix aurait-il fallu faire ?

M. Gilles Bonnefond . - Pour les vaccins, il y a une chaîne de santé avec des prix fabricant, grossiste répartiteur et au patient fixés par les pouvoirs publics. Les grossistes répartiteurs et les pharmaciens font face à des prix réglementés, tandis que les fabricants négocient le prix fabricant avec l'État. Pour l'approvisionnement, si les vaccins sont en France, la logistique existe avec les grossistes répartiteurs et les pharmaciens. Il n'y a pas de risque particulier.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Les prix sont fixés en France, notamment sur la filière des médicaments. Mais si la chaîne logistique mondiale impose des facturations plus importantes et que les prix sont 25 % à 100 % plus chers hors de France, alors nous n'aurons pas de vaccin... Votre réponse vaut pour le territoire national, mais elle n'est pas efficiente dans un marché mondial.

M. Gilles Bonnefond . - Nous avons connu cela lors de la grippe H1N1 : il fallait se positionner rapidement pour pouvoir ensuite vacciner. Cela avait fait débat à l'époque. Nous sommes actuellement dans la même situation : nous devons préempter des doses de vaccin pour éviter des difficultés ultérieures. Les négociations ont lieu au niveau de l'État.

M. René-Paul Savary , président . - Vous n'avez pas été associés ?

M. Gilles Bonnefond. - Non. Cette négociation devrait même se dérouler au niveau européen, pour éviter des compétitions entre pays européens...

Geodis, structure logistique pour acheter les masques en Chine, a remplacé durant une semaine les grossistes répartiteurs ; cela n'a pas fonctionné, et s'est arrêté de suite. Ce métier de logisticien pour les 21 000 pharmacies est un métier de spécialistes, on ne peut s'improviser grossiste répartiteur en une semaine. L'État a compris que ce n'était pas la bonne stratégie et a réagi immédiatement.

Je rappellerai les dates concernant la gestion des masques par le réseau pharmaceutique. Nous étions en lien avec le ministère de la santé et pas celui de l'économie, ce qui a sans doute posé certains problèmes, voire créé des incompréhensions.

Le 18 février, nous nous sommes portés volontaires pour distribuer des masques. Le ministre de la santé l'a approuvé. Le 2 mars, nous avons commencé la distribution aux professionnels de santé - dont les pharmaciens étaient exclus jusqu'au 15 mars, et il a fallu un mois pour que nos préparateurs en pharmacie en aient !

Le 3 mars a eu lieu la réquisition de tous les masques. De nombreuses entreprises devant assurer le fonctionnement de leur activité devaient avoir des masques, comme l'industrie pharmaceutique ou les entreprises en contact avec la population.

Le 21 mars, il y a eu une levée partielle des réquisitions pour permettre l'achat et la revente à des entreprises en ayant besoin - mais pas au consommateur.

Le 5 avril, une instruction interministérielle des directions générales du travail, des douanes, de la consommation, de la santé, établissait que les masques, les EPI et les dispositifs médicaux ne devaient pas être commercialisés pour les consommateurs. Cette instruction ayant été confirmée à plusieurs reprises à la suite de nos demandes, nous sommes restés sur cette position interministérielle. Lorsque des masques ont commencé à arriver, nous les avons donc proposés aux patients fragiles, gratuitement, jusqu'en juin. Nous n'avons toujours pas été rémunérés de ce travail. En juin, nous avons été rémunérés, d'un euro, pour cette distribution de masques aux professionnels... Or il fallait réceptionner des boîtes de 50 masques, les ouvrir dans un lieu isolé, compter 14 masques par semaine, les remettre en sachet pour le professionnel de santé et assurer leur traçabilité. Nous avons géré ce travail pour aider les professionnels et sans surstocker, pour éviter davantage de pénurie.

Mais le 29 avril, nous avons été surpris : le Premier ministre a annoncé qu'on pouvait distribuer des masques à tous les consommateurs, sans nous avoir avertis. M. Creyssel vient de nous dire que le 14 avril, la grande distribution avait été associée à une réunion pour modifier la doctrine, sans que les pharmaciens ne soient jamais associés ! Il aurait mieux valu que les deux réseaux soient complémentaires. Nous avons été exclus de ces réunions. Nous avons appris par la presse et les opérations de communication que certaines enseignes avaient 30 millions de masques, d'autres 80 millions ! Mais c'était compliqué ; certaines enseignes les vendaient par paquet de dix, d'autres exigeaient la carte de fidélité de leur magasin pour en vendre ou un caddie minimal de trente euros... (M. Jacques Creyssel le conteste).

M. Gilles Bonnefond. - J'ai des preuves. Ces pratiques ne convenaient pas à une gestion de crise sanitaire.

Nous étions gênés, car nous avions expliqué à tous les pharmaciens qu'il ne fallait pas vendre au consommateur. Les deux ou trois pharmacies qui l'ont fait ont été punies très sévèrement par le conseil de l'ordre. Il y a donc eu un dysfonctionnement. Un ministère ne peut pas interdire la vente au consommateur si un autre ministère organise en même temps l'approvisionnement pour d'autres ! Cela a créé des tensions inutiles.

Nous avons insisté pour qu'il y ait un encadrement des prix, afin d'éviter d'être en situation d'opportunité en période de crise. Il y a donc eu un prix maximal de vente et un prix intermédiaire. Le prix maximal - lorsque seul le transport aérien était possible - était d'un euro par masque. Cela ne veut plus rien dire aujourd'hui, car nous avons désormais d'autres modes de transport qui réduisent les coûts. Désormais, tout le monde vend des masques à un prix inférieur au prix maximal.

M. Philippe Besset. - On ne parle pas de la même chose. Actuellement, dans mon officine, j'ai deux stocks de masques, d'environ 1 000 à 2 000 masques. J'ai acheté un stock de masques pour le grand public, que je vends au même titre que le fait la grande distribution. Mais cela n'est pas notre coeur de métier.

Nous avons un autre stock livré par les grossistes répartiteurs, provenant de Santé publique France. C'est comme pour le vaccin. Nous n'en sommes pas acheteurs. Jusqu'à mi-juin, nous avons reçu des masques sans savoir quand ils arrivaient et pour quel volume. Ils arrivaient un beau jour...

M. René-Paul Savary , président . - ... du ciel !

M. Philippe Besset. - Parfois certaines régions n'en avaient pas, il y avait du retard... Nous n'avions aucunement la main sur leur arrivée. Les patients ne comprenaient pas pourquoi certaines officines en avaient, et d'autres pas, ce qui a provoqué quelques crispations.

Notre métier, c'était cela : équiper les soignants et les malades avec le stock de l'État - ce qui est différent de la gestion de la stratégie de déconfinement, qui relève de l'État.

La communication de l'État a été trop précoce, alors que nous étions encore en pleine tension avec Santé publique France pour la livraison de masques aux professionnels. Tout le monde était de bonne foi. La grande distribution voulait participer à la stratégie de déconfinement, mais nous n'en étions pas encore là : nous devions encore gérer la pénurie des stocks de masques pour les soignants et les malades les plus fragiles.

Il faudrait, le plus rapidement possible, que l'État instaure un dispositif qui perdure au-delà du 4 octobre pour que nous poursuivions la distribution des masques aux malades ; le 4 octobre est prévue la fin de la livraison de masques aux officines par Santé publique France, et nous n'avons pas d'alternative connue.

M. René-Paul Savary , président . - Le rôle logistique de Santé publique France a été difficile à vivre pour les pharmacies ?

M. Philippe Besset. - Il était chaotique...

M. René-Paul Savary , président . - C'est bien de parler de Santé publique France au bout d'une heure d'audition sur les masques...

M. Philippe Besset. - Je l'ai dit à l'Assemblée nationale : Santé publique France, nous ne savons pas qui c'est...

M. Roger Karoutchi . - Personne ne le sait, et eux non plus !

M. Philippe Besset . - C'est un problème. Lorsqu'on doit dire qu'il faut modifier ou changer le système de distribution, mieux vaudrait savoir à qui s'adresser, et le connaître ! Nous connaissons le cabinet des ministres, le directeur de la CNAM, le directeur général de la santé, celui de l'offre de soins, mais pas Santé publique France...

M. Laurent Bendavid. - Cet épisode démontre que la distribution dans des réseaux de proximité ne s'invente pas du jour au lendemain. Nous n'avons pas été associés aux décisions, et avons appris la veille la distribution par cet autre acteur logistique. Nous ne sommes que preneurs d'ordre. Au bout de quatre jours, le ministère de la santé est revenu au réseau normal de distribution des masques. Distribuer 7 millions de masques par semaine vers 21 000 points de vente ne s'invente pas. Nous avons 12 000 professionnels, sept entreprises principales sur tout le territoire, et 5 000 chauffeurs livreurs qui connaissent toutes les pharmacies, leurs horaires d'ouverture. Ils ont pu remplir leurs missions. Cela démontre la force du réseau de santé publique en France et sa coordination. Nous avons, par l'interaction avec l'ensemble des métiers de la chaîne et de la filière de distribution, des médicaments et des produits de santé, une capacité de mobilisation qui n'existe que dans très peu d'autres pays européens. À nous de maintenir, faire vivre et solliciter ce réseau. Nous avons démontré notre capacité à assumer cette mission de santé publique et la continuerons jusqu'au 4 octobre, voire davantage.

En un mois, les volumes de masques demandés ont été multipliés par 100 000. Aucune chaîne logistique n'est capable de tenir des effets d'élasticité aussi importants. Il y a eu une nécessaire adaptation. Il faut savoir comment nous pouvons nous adapter et quel est le temps de réactivité de l'ensemble du réseau à ces évolutions.

Nous sommes partis sur une longue période d'approvisionnement des professions de santé et le grand public en masse. Actuellement, les stocks sont là et nous sommes prêts à affronter les prochains mois si une augmentation du nombre de malades se confirme.

M. René-Paul Savary , président . - Vous avez des stocks de masques ainsi que de tous les EPI - gants, blouses, etc . ?

M. Laurent Bendavid. - Les grossistes répartiteurs et les professionnels de santé ont fait un certain nombre de commandes d'anticipation pour pouvoir y faire face.

M. René-Paul Savary , président . - Vous les avez ?

M. Laurent Bendavid. - Oui.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Certains surcoûts durant cette crise étaient légitimes, mais des acteurs, comme les complémentaires santé, ont connu des baisses de charges et ont été taxés en conséquence, nous devons donc répondre à la question suivante : l'augmentation des tarifs a-t-elle été proportionnelle à la hausse des coûts induite par la situation ou a-t-elle donné lieu à des profits bien supérieurs ? Il serait tout de même extraordinaire que le secteur sanitaire soit mis à contribution alors que le secteur marchand se partagerait les dividendes.

M. Laurent Bendavid. - Durant cette période, notre profession a rempli sa mission, alors même que nous n'étions pas reconnus comme personnel pouvant bénéficier d'une protection. J'ai 4 000 salariés, 3 000 étaient sur les routes ou dans les entrepôts chaque jour, nous avions mis en place des mesures de protection, mais nous n'avions pas de masques. Dans le stress et l'angoisse, ils ont assuré leur mission.

Ensuite, nous avons adapté les équipements de nos salariés en fonction des mesures gouvernementales, ce qui a emporté des coûts importants sur notre distribution. Nous avons poursuivi notre activité, car nous sommes acteurs de la santé publique, et il était inconcevable que nous arrêtions la distribution de médicaments ; l'absentéisme a été multiplié par trois, ce qui a également entraîné une hausse des coûts. Tout cela a renchéri le coût de la distribution. Or dans la même période, le chiffre d'affaires des pharmacies a baissé de 20 %, ce qui s'est répercuté sur le nôtre. Nos comptes étaient déjà sous pression, et nous avons donc connu une hausse des coûts et une baisse de chiffre d'affaires. Nous discutons donc aujourd'hui avec les pouvoirs publics afin que ceux-ci nous aident à passer cette vague. Sans juger votre question, je voulais vous expliquer les enjeux et les impacts économiques de cette période pour nous. Nous avons rempli notre rôle de santé publique ; certains en ont peut-être profité, nous pas, bien au contraire.

M. René-Paul Savary , président. - De combien de temps avez-vous eu besoin pour vous adapter à cette explosion des volumes ?

M. Laurent Bendavid. - Celle-ci était liée à l'explosion de la fourniture de masques aux professions de santé. La problématique à laquelle nous avions dû faire face relève de l'approvisionnement, plus que de Santé publique France. Pour servir les professionnels de santé et préparer le déconfinement, il nous a fallu six à sept semaines pour assurer des chaînes de logistique et garantir que les pharmacies avaient des masques quand les pouvoirs publics ont ouvert leur commercialisation au public. Nous avons cherché des masques dès la publication du décret du 23 mars, et nous avons eu besoin de six semaines pour assurer un approvisionnement stabilisé, en raison de la pénurie mondiale.

M. René-Paul Savary , président. - Durant quelle semaine Santé publique France s'est-elle occupée de la distribution dans les pharmacies ?

M. Laurent Bendavid. - Durant la semaine du 17 mars.

M. Gilles Bonnefond . - La pharmacie n'a pas bénéficié de la crise : nous avons connu des baisses de chiffre d'affaires et une augmentation du travail et de sa complexité. Les patients nous téléphonaient pour renouveler leur traitement alors qu'ils étaient confinés. Nous passions alors du temps à rassurer et à expliquer, puis nous faisions de la dispensation à domicile, sans aucune rémunération. De même, nous avons pris en charge sans rémunération la distribution des médicaments précédemment uniquement dispensés à l'hôpital, pour éviter aux patients de longs trajets. Enfin, nous avons distribué gratuitement des masques aux professionnels de santé pendant trois mois. Nous allons peut-être entamer une négociation pour définir un forfait de compensation de ce travail. Nous nous sommes protégés et nous avons appris aux autres commerces à faire de même : nous leur avons conseillé le plexiglas, des associations fabriquaient des visières et passaient par nous, il y a eu un véritable élan de solidarité.

Nous avons donc connu une activité diminuée, mais beaucoup plus complexe, qui a emporté un impact sur la gestion du personnel et de la distanciation. C'était compliqué, ça l'est encore, mais nous sommes dans un secteur dans lequel on apprend parfois à ne pas compter.

Mme Catherine Deroche , rapporteur. - Qu'est-ce qui a poussé l'État à décider que Géodis prenne en charge la distribution durant ce court intermède ?

Ensuite, nous avons beaucoup entendu parler de rupture dans les soins, consécutive à la fermeture de cabinets médicaux et paramédicaux, qui a entraîné une moindre prescription. Pourriez-vous nous envoyer des chiffres sur le type de pathologies qui ont été sacrifiées lors de cette rupture des soins ? En ce qui concerne le Doliprane, ce sont bien les pharmaciens, en effet, qui ont demandé que la distribution soit réglementée.

Les fédérations hospitalières nous ont dit que la distribution s'était faite par le biais des groupements hospitaliers de territoire (GHT) ; ce n'est pourtant pas leur vocation. Pourquoi ont-ils été chargés de cela ? Santé publique France a des antennes régionales, même si personne ne semble le savoir.

Comment, selon vous, la gestion de stocks stratégiques de l'État devrait-elle être idéalement configurée à l'avenir pour faire face à une nouvelle pandémie ?

Enfin, dans la grande distribution, vous avez évoqué le surcoût lié aux protections, mais ne pensez-vous pas que ces gestes d'hygiène de bon sens devront être prolongés après la covid ? Cela permet de limiter la transmission de certaines maladies.

M. Philippe Besset. - sur Géodis, je ne sais pas, je ne suis pas dans la tête des pouvoirs publics.

M. René-Paul Savary , président. - Vous avez bien une petite idée, non ?

M. Philippe Besset . - Non, aucune. Je suis sous serment, et je vous garantis que lorsque j'ai des idées, je les communique. En tout état de cause, à mon avis, c'était une très mauvaise idée, nous nous y sommes opposés quand nous l'avons su, mais je ne sais pas pourquoi cette décision a été prise.

Sur les maladies négligées, je vous ferai parvenir les trois études menées par Epi-Phare, rassemblant la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), qui montrent la répartition de l'évolution de la consommation de médicaments selon les catégories. Celle des traitements des maladies aiguës s'est effondrée, car les gens n'allaient plus chez le médecin, ainsi que celle des médicaments nécessitant un geste médical, c'est-à-dire les produits pour la radiologie ou les vaccins. Pour les vaccins des enfants, un rattrapage est en train de se faire, mais ce n'est pas le cas pour les rappels de vaccins pour adultes. Au contraire, les médicaments prescrits pour les maladies chroniques qui n'ont pas souffert de rupture, pour lesquels le pharmacien pouvait intervenir, n'ont pas été touchés. Si nous avions été inclus parmi les vaccinateurs pour effectuer les rappels des adultes, nous aurions pu éviter le problème. C'est ce qu'ont fait les États-Unis. Ce qui s'est passé est donc assez logique : pas de médecins, donc pas de maladies aiguës, donc chute des antibiotiques, et chute des produits nécessitant l'intervention d'un professionnel de santé, mais stabilisation pour les maladies chroniques, car nous avons assuré la continuité des soins.

Sur le paracétamol, et l'ensemble des médicaments qui ont été médiatisés, nous avons joué notre rôle ancestral de gardien des poisons. Nous avons appliqué les recommandations des autorités de santé et nous avons donc refusé la délivrance, parfois sur ordonnance, parfois sans, de médicaments qui allaient à leur encontre. Nous surveillions ces traitements médiatisés, tels que la chloroquine ou la nicotine - chaque semaine un médicament était désigné et le lendemain, beaucoup de gens venaient en chercher. Nous avons donc joué notre rôle, mais nous avons tout de même constaté une augmentation, certes modérée, des prises de ces substances.

Mes collègues ont beaucoup parlé d'absentéisme ; en pharmacie, cela n'a pas été le cas. Les équipes officinales sont restées sur le pont, sauf en cas de maladie, et nous avons connu très peu de retrait en raison de la covid. Nous avons malheureusement rencontré un problème récurrent au sujet duquel nous avons interpellé le ministre de l'éducation nationale et les autorités de santé : nous avons eu du mal à faire reconnaître les préparateurs en pharmacie comme des soignants, leurs enfants n'étaient donc pas acceptés dans les écoles et ils n'avaient accès ni aux tests ni aux masques. Cela paraît fou : nous ne pouvions accepter que le pharmacien soit masqué, mais pas le préparateur ! Nous avons beaucoup discuté avec l'Éducation nationale et, dans ce cas - c'est le seul -, nous n'avons pas appliqué la règle imposée par les pouvoirs publics.

M. Gilles Bonnefond. - Vous nous avez interrogés sur les stocks. Un stock, cela se gère. Il faut avoir de quoi assurer une distribution en période de crise ou de pénurie, il faut donc définir un volume nécessaire pour les hôpitaux, pour les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et pour les professionnels, puis le faire vivre. En effet, un stock s'abîme et se périme, on l'a vu pour les masques, qui étaient périmés, ce qui n'était pas très grave, mais parfois aussi moisis, ce qui l'était un peu plus. Il n'y a pas eu de gestion dynamique de ce stock. Il serait intéressant de mettre cela en place, parce que les hôpitaux ont besoin de volumes que l'on connaît. Maintenir le stock de l'État en assurant une rotation me paraît relever du bon sens.

Nous avons senti une forme d'abandon de ce stock, car il avait été constitué pour H1N1 et il n'a pas servi à grand-chose. Malheureusement, la crise arrive sans prévenir et nous nous trouvons démunis. C'est donc une question de stratégie, qui emporte des coûts.

S'agissant de la distribution des masques, vous avez évoqué la participation des hôpitaux : il y a eu deux flux, l'un pour les hôpitaux, puis, pour les Ehpad et les services de soins infirmiers à domicile (Ssiad), qui consommaient un gros volume, et un autre pour les professionnels libéraux, les aidants familiaux et toutes les personnes intervenant auprès des malades, souvent âgés, et qui avaient été oubliés. D'autres groupes ont ensuite été ajoutés, comme les employés des pompes funèbres. À chaque fois, il fallait transmettre des masses d'informations aux 21 000 pharmaciens. Chacune de ces évolutions s'est faite sans que nous en soyons informés, alors que nous avons trois organisations, deux syndicats et un ordre, que nous étions pleins de bonne volonté et que nous acceptions de faire ce travail difficile, mais nécessaire, pour protéger les professionnels.

Cette absence de dialogue avec Santé publique France quand la doctrine évoluait était très perturbante et nous avons dû envoyer plusieurs courriers communs au ministère pour demander à être informé des changements de doctrine : informez-nous que vous ajoutez les employés des pompes funèbres à la liste, afin que nous réfléchissions à la manière de les identifier en officine ! Cela nous a beaucoup crispés et nous a demandé beaucoup de temps en communication auprès des pharmaciens pour limiter les erreurs, car nous avions de surcroît un devoir de traçabilité sur les masques.

Un stock est donc évidemment nécessaire, pas seulement pour les masques, mais aussi pour les équipements de protection tels que les gants - dont la pénurie n'est pas encore réglée -, les charlottes, les blouses, etc . Il faut avoir une véritable stratégie, ce stock pourra être écoulé vers les hôpitaux en fin de période d'utilisation, qui s'équiperont ainsi à un coût compétitif puisqu'ils feront vivre le stock de l'État.

M. Philippe Besset. - Sur le stock stratégique, M. Grégory Emery, membre du cabinet du ministre, nous a indiqué que le stock d'un milliard de masques serait reconstitué mi-septembre. La doctrine est désormais de disposer d'un stock stratégique en Champagne, chez Santé publique France, et de prépositionner un stock tactique chez l'ensemble des professionnels de santé, selon la stratégie officielle mise au point début août par Mme Katia Julienne, la directrice générale de l'offre de soins. Nous y avons été associés, pour la première fois, au dernier moment.

M. Jacques Creyssel. - Nous ne nous sommes jamais posé la question des surcoûts, nous n'avions qu'un seul objectif : que les Français puissent avoir accès aux magasins dans une situation de sécurité sanitaire et de sécurité tout court satisfaisante. Durant un week-end, nous nous sommes demandé si nous n'allions pas devoir mettre en place des mécanismes de rationnement et d'organisation de pénurie, mais nous avons été sauvés par l'implication de nos personnels, par les masques, et par la généralisation du chômage partiel, qui a conduit beaucoup de salariés à revenir, car leur conjoint pouvait garder les enfants.

Sur la suite, faudra-t-il continuer dans la même direction ? La réponse appartient aux pouvoirs publics ; nous avons pris l'habitude de travailler en appliquant des protocoles sanitaires en permanence, même s'il est difficile de porter le masque toute la journée. Faut-il conserver les vitres en plexiglas aux caisses, qui sont un retour en arrière ? Il faudra y réfléchir, nous n'en sommes pas encore là.

M. Philippe Besset. - Les GHT servent à équiper les hôpitaux, ils ont peut-être reçu une mission complémentaire, mais ce n'est pas notre domaine. On peut le regretter, mais il y a deux mondes dans la santé en France : le monde libéral et celui de l'hôpital. Nous n'approvisionnions que le premier ; les GHT, j'imagine, s'occupaient du second, je n'en sais rien, il faudra le leur demander.

M. René-Paul Savary , président. - Les grossistes avaient-ils été sollicités pour les GHT ? Les fédérations hospitalières avaient évoqué cette question.

M. Laurent Bendavid. - Nous n'avons pas été sollicités pour cela. Nous avons largement été mis à contribution sur la distribution des masques aux personnels de santé libéraux au travers du réseau des pharmaciens, en période de pic d'équipement du personnel de santé, nous avons distribué jusqu'à 70 millions de masques par semaine, ce qui a saturé notre réseau, c'est sans doute pour cela que nous n'avons pas été contactés pour l'hôpital.

Il y avait eu une période de pénurie de masques auparavant, il a donc fallu rattraper le retard pour équiper tout le personnel concerné. Durant la dernière semaine de mars et la première d'avril, en particulier, nous avons connu un pic important de libération de masques pour équiper l'ensemble des professionnels de santé libéraux concernés et venir en support de la médecine de ville.

M. Gilles Bonnefond. - La logistique pour les hôpitaux, les volumes concernés et les types d'équipements demandent de grandes capacités ; or celles des grossistes répartiteurs étaient mobilisées par la distribution aux soignants libéraux, laquelle a été organisée de manière hebdomadaire afin d'absorber la masse et de la répartir régulièrement. Le choix opéré a été d'irriguer le secteur hospitalier, les maisons de retraite et les Ssiad par un circuit différent, aux mains des agences régionales de santé et de Santé publique France sur les territoires, et les autres professionnels de santé dispersés, qui exigeait des quantités et des types de masques divers, par le réseau pharmaceutique.

M. Philippe Besset. - N'y a-t-il pas eu un malentendu avec la Fédération hospitalière française parce que les libéraux travaillant en clinique ne savaient pas d'où venait leur matériel ? Ils dépendent en effet de nous pour le versant libéral de leur activité, mais pas pour la partie hospitalière.

Mme Victoire Jasmin . - Êtes-vous inclus dans les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) ?

Certaines pharmacies vendaient des masques grand public, disposiez-vous de certificats de conformité aux normes Afnor ? Étiez-vous en mesure d'assurer une traçabilité conforme à votre éthique, en comparaison de la grande distribution, qui n'est pas soumise à la même rigueur que vous ?

Concernant les Ssiad, vous indiquez qu'ils étaient plus ou moins dotés, ils ne l'étaient pas toujours, en fonction des lieux, j'ai souvent vu des auxiliaires de vie en détresse, mais aussi des infirmiers de soins à domicile qui rencontraient de grandes difficultés pour se procurer le matériel nécessaire à leur protection et à celle de leurs patients.

Enfin, s'agissant des stocks de Santé publique France, les grossistes répartiteurs ne peuvent plus répondre aujourd'hui aux besoins des officines en Guadeloupe, parce que les stocks ont été diminués, semble-t-il, par l'ARS. Qu'en pensez-vous ?

Mme Angèle Préville . - Au début, dites-vous, pendant une période d'un mois, vous distribuiez des masques aux professionnels de santé, mais vous n'en aviez pas pour vous. Étiez-vous conscient du risque ? Comment avez-vous fait ?

Ensuite, vous indiquez que, le 3 mars, tous les masques sur le territoire ont été réquisitionnés, dont les vôtres, j'imagine. Savez-vous quelles autres structures ont dû rendre des masques ? Les Ehpad l'ont-ils fait ?

M. Philippe Besset. - Les masques sont réquisitionnés le 13 mars, et nous n'en aurons plus en propre jusqu'après le déconfinement, car nous ne pouvons-nous approvisionner qu'à partir du 23. Toutefois, nous n'en achetons pas directement, nous passons par les grossistes répartiteurs, qui en commandent à partir du 23, mais ne les reçoivent que six semaines après. Nous n'avions donc aucun masque et nous n'avions pas le droit de vendre des masques chirurgicaux jusqu'au déconfinement. Les produits de santé autorisés à la vente en pharmacie sont en effet inscrits sur une liste limitative et les masques en tissu n'y figuraient pas non plus. Nous avons dû intervenir, car nous savions depuis le début que le meilleur geste barrière était la distanciation sociale, ensuite venait le masque chirurgical ou grand public, avec un peu moins d'efficacité, qui sert à éviter la propagation du virus. Il s'agit donc essentiellement d'un geste citoyen : si tout le monde porte le masque, la couverture est la meilleure possible.

M. René-Paul Savary , président. - Ce n'est pas récent ! Le masque grand public, en revanche, a été inventé au milieu de la crise.

M. Philippe Besset. - En effet, nous savons depuis longtemps que le masque, y compris grand public, protège essentiellement les autres. Nous avons été très contrariés de devoir assumer ce qui nous semblait être du tri. En période de pénurie, certains acteurs de santé doivent appliquer des consignes spécifiques, comme en état de guerre, comme aux urgences. Il nous a été très pénible de refuser des masques à la population, notamment aux malades, car nous avions interdiction de leur fournir des masques du stock de l'État. Nous aurions donné les nôtres, mais nous n'en avions pas. Nous devions distribuer les masques du stock de l'État quatorze par quatorze, nous battre chaque semaine pour compléter la liste avec des professionnels oubliés, comme les biologistes médicaux, qui ont été ajoutés en cours de parcours. Auparavant, quand ils venaient, mais nous ne pouvions les équiper, ce qui est tout de même embêtant, car ils ont un grand rôle à jouer !

Sur la Guadeloupe, il est vrai que, en raison de la croissance du nombre de cas, nous sommes de nouveau en forte tension sur les masques du stock de l'État. Ceux-ci devraient cesser d'être fournis le 4 octobre, mais nous n'en recevons déjà plus assez, notamment les masques pédiatriques, que nous n'avons pas du tout. Nous nous occupons essentiellement de la distribution des masques du stock de l'État aux personnes fragiles et malades sur prescription médicale. C'est cela qui pose problème en Guadeloupe.

M. Gilles Bonnefond. - Les CPTS ont largement contribué à créer du lien entre les professionnels de santé, même lorsqu'il s'agissait de communautés naissantes, elles nous ont permis de communiquer, d'échanger avec l'hôpital, avec les services d'urgences, sur leur situation, sur l'existence d'un système d'accueil pour tel ou tel type de patients, sur la coordination avec les infirmières intervenant auprès de patients susceptibles d'être contaminés, tout cela a amélioré la situation et a soudé le territoire, parce que nous partagions des informations. C'est très intéressant et cela démontre que le travail coordonné permet de gagner du temps.

S'agissant des masques grand public, nous avons eu l'autorisation d'en vendre le 26 avril, après plusieurs demandes. Auparavant, nous n'en avions pas le droit, nous ne pouvions pas en acheter, alors que l'approvisionnement était tendu, et nos fournisseurs ne prenaient pas le risque d'en commander en l'absence d'autorisation.

Leur qualité dépendait alors surtout du nombre de lavages possibles. Nous avons subi une pression légitime du ministère de l'économie pour éviter que ne se mettent en place des mécanismes d'opportunité de certains fabricants avec des prix déraisonnables. On voit aujourd'hui que ces masques ne sont pas prioritaires : ils sont moins utilisés que les masques jetables, ce qui pose d'autres problèmes, écologiques, en particulier.

En ce qui concerne le calendrier, nous avons commencé à distribuer le 2 mars. Les pharmaciens ont été exclus du bénéfice de ces masques jusqu'au 15 mars ; pendant quinze jours, nous n'étions donc pas censés porter de masque. Imaginez la réaction des pharmaciens, qui n'étaient pas reconnus comme professionnels de santé, mais qui devaient en distribuer à leurs confrères médecins ! Bien sûr, comme l'a dit Philippe Besset, nous avons désobéi, sinon nous aurions dû arrêter notre activité, notre personnel refusant légitimement de travailler sans protection. Ce n'est que le 20 avril que les préparateurs ont eu accès aux masques, alors qu'ils se trouvaient dans la même situation que nous. On voit bien aujourd'hui, alors que l'on sait que dans des locaux étroits tout le monde doit être masqué, que nous avons eu raison de protéger tout notre personnel.

En ce qui concerne la réquisition, nous n'avions plus de masques à ce moment-là. Nous n'en avions pas besoin, nous n'avions donc pas de stock et nous n'en vendions pas, car il n'y avait pas de demande.

Certains d'entre nous avaient un vieux stock datant de l'épidémie H1N1. D'autres professions ont été sollicitées et nous avons été surpris de voir les dentistes restituer tous leurs masques FFP2 : quand ils ont pu reprendre leur activité, il n'avait plus ni masques ni blouses et la pénurie les empêchait toujours de s'approvisionner. Il faudra en tirer les leçons et conserver un stock tampon chez les professionnels dans la perspective de la reprise de leur activité.

M. René-Paul Savary , président. - On parlait alors de masques chirurgicaux ou FFP2, les masques grand public n'existaient pas. Quand sont-ils apparus dans les discussions ?

M. Philippe Besset. - le Gouvernement s'est fié aux autorités de santé. C'est l'Organisation mondiale de la santé (OMS) qui a donné le top départ en matière de masques grand public, en les présentant comme des succédanés des masques chirurgicaux. Il s'agissait d'avoir un masque sur le visage pour protéger les autres. Je ne me souviens pas de la date de cette recommandation, mais je vous l'enverrai.

M. Gilles Bonnefond . - Une précision : les pouvoirs publics avaient étudié la possibilité de porter des masques grand public, et les conditions dans lesquels ces dispositifs étaient suffisamment protecteurs pour constituer une alternative acceptable et pouvaient être produits en quantité suffisante. Les discussions ont dû démarrer début avril ; le 14 avril, nous avons eu cette discussion au ministère de l'économie, durant laquelle la grande distribution a été sollicitée pour distribuer ces masques. On nous a demandé si nous voulions y participer et nous avons accepté sous réserve de leur efficacité. Ensuite, les critères de nombre et de conditions de lavages ont été fixés et l'autorisation a été accordée aux pharmaciens le 26 avril.

M. Jacques Creyssel. - S'agissant des masques textiles, les réunions qui se sont tenues à partir de mi-avril portaient, initialement, sur les masques textiles. J'ai devant moi le mail : « Urgent, confcall mercredi 15 avril, masques textiles ». Nous avons alors fait valoir que, à court terme, d'ici au 4 mai, il n'y en aurait pas assez et qu'il fallait compléter les stocks. C'est pourquoi il a été décidé à partir du 24 avril d'ouvrir la vente au grand public des deux catégories. Je regrette que ces discussions aient été limitées à nous, alors que l'on nous avait dit le contraire et que la ministre l'avait même écrit dans son communiqué, lequel évoque d'ailleurs à la fois les masques textiles, avec un encadrement des prix à 2 à 3 euros pour un coût à l'usage de 10 à 30 centimes, et des encadrements de prix volontaires sur les masques chirurgicaux que l'on commençait à appeler masques à usage unique.

Ensuite, souvenons-nous que, lorsque nous avons obtenu cette autorisation et que tout cela s'est mis en place, à partir du 4 mai, le résultat global a été très positif : tous les Français ont réussi à obtenir des masques dans les jours qui ont suivi le déconfinement. Certaines choses ont échoué auparavant, certes, mais dès que nous avons eu ces autorisations, tout a fonctionné.

Enfin, nous nous sommes engagés, à cette occasion, à établir conjointement avec les services de l'État un guide de bonnes pratiques contenant des éléments différents par enseignes, avec un sujet majeur : le problème du déconditionnement.

En effet, le Gouvernement nous avait demandé de vendre les masques chirurgicaux par cinq ou par dix alors que nous les recevions par boîtes de cinquante. Tout le monde n'a pas pu le faire, car il fallait des salles pour opérer dans de bonnes conditions sanitaires, et les masques ont alors été vendus par boîtes de cinquante.

M. Gilles Bonnefond. - Sur les masques en tissu, je souhaite saluer la mobilisation des maires et des présidents de conseils régionaux, qui ont saisi l'opportunité au moment du déconfinement pour offrir des masques à leurs administrés. Cela a contribué à vider l'approvisionnement des entreprises et à nous permettre de passer la période du début du déconfinement sans tension au 11 mai. Bravo de l'avoir fait, souvent en coordination avec les différents services de l'État.

Mme Victoire Jasmin . - Compte tenu de la situation que nous avons vécue, les pharmaciens d'officines connaissent leur patientèle et savent prendre les meilleures décisions. Pour les patients que vous connaissez ne pourrait-on pas permettre désormais aux pharmaciens d'officine, comme aux Ssiad, de disposer d'une zone d'autonomie en matière de choix des orientations à prendre en fonction de leur patientèle ?

M. Philippe Besset. - Ce point concerne la traçabilité et l'autonomie du pharmacien dans la dispensation. Nous sommes attentifs à suivre les recommandations des autorités de santé et, dans la plupart des cas, le fait que nous n'ayons pas d'intérêt économique à proposer un produit conduit l'ensemble de la population, et nous aussi, à préférer que nous soyons une profession ordonnée. Pour autant, s'agissant de la prévention, notamment des masques, voire des vaccins, la situation est différente. Les arbres décisionnels sont connus et la traçabilité est possible : les patients éligibles à la dotation en masques, par exemple, sont ceux qui souffrent d'affection de longue durée (ALD) et nous pouvons les identifier avec la carte Vitale. Il n'est donc pas nécessaire de passer par la case médecin pour obtenir un bon.

M. René-Paul Savary , président. - Merci, messieurs, de vos réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition du Pr Jean-François Delfraissy,
président du conseil scientifique

(mardi 15 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition du professeur Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique.

Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.

Le professeur Delfraissy est accompagné de quatre membres du conseil scientifique, MM. Simon Cauchemez et Daniel Benamouzig, Mme Marie-Aleth Grard et M. Denis Malvy, ainsi que de Mme Caroline Jaegy, chargée de mission.

Mis en place le 11 mars 2020, le conseil scientifique a été consacré par la loi du 23 mars 2020 qui en a fait un des éléments de l'état d'urgence sanitaire.

L'article L. 3131-19 du code de la santé publique prévoit ainsi : « En cas de déclaration de l'état d'urgence sanitaire, il est réuni sans délai un comité de scientifiques. Son président est nommé par décret du Président de la République. Ce comité comprend deux personnalités qualifiées respectivement nommées par le Président de l'Assemblée nationale et le Président du Sénat ainsi que des personnalités qualifiées nommées par décret. Le comité rend périodiquement des avis sur l'état de la catastrophe sanitaire, les connaissances scientifiques qui s'y rapportent et les mesures propres à y mettre un terme, y compris celles relevant des articles L. 3131-15 à L. 3131-17, ainsi que sur la durée de leur application. Ces avis sont rendus publics sans délai. Le comité est dissous lorsque prend fin l'état d'urgence sanitaire ».

Le conseil a rendu des avis publics à chacune des étapes de la gestion de la crise, avant ou après les annonces du Gouvernement.

Il est pluridisciplinaire et notre commission d'enquête a déjà entendu plusieurs de ses membres sur différentes thématiques. C'est le cas d'Arnaud Fontanet, dans le cadre de la table ronde consacrée à la gestion de la crise sanitaire dans l'Oise, mais aussi de Bruno Lina, entendu la semaine dernière sur la question des tests et du dépistage. Nous entendrons cet après-midi Yazdan Yazdanpanah sur les questions de la recherche et des traitements.

Sur ces derniers aspects, un second comité, le Comité analyse recherche et expertise (CARE), dirigé par Françoise Barré-Sinoussi, a été mis en place. Il est chargé de faire des recommandations sur la recherche ainsi que sur des essais cliniques et thérapeutiques.

Professeur, vous avez été entendu à deux reprises par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, ce qui me permet de faire écho aux propos que vous avez tenus devant nos collègues députés. Nous sommes en effet aujourd'hui dans une logique de retour d'expérience sur la gestion de la crise.

Vous avez déclaré en conclusion, le 18 juin dernier, que vous aviez deux messages à faire passer : « Premièrement, il faut anticiper pour mieux préparer. Deuxièmement, je pense que nous devons avoir une vraie réflexion sur la construction et sur l'avenir de la santé publique en France. » Pourriez-vous développer et préciser ces deux points ce matin ?

Enfin, vous avez déclaré à l'Assemblée nationale que le conseil scientifique avait fait entendre « sa petite musique ». Pour notre part, comme nombre de nos concitoyens, nous avons plutôt eu le sentiment d'entendre une assourdissante cacophonie de la part du monde scientifique...

M. Roger Karoutchi . - C'est le moins qu'on puisse dire !

M. René-Paul Savary , président . - Comment l'expliquez-vous ?

Je vais vous demander de présenter brièvement vos principaux messages, en dix ou quinze minutes au maximum, afin de laisser le temps aux échanges. Les personnes qui vous accompagnent pourront prendre la parole pour répondre aux questions.

Mesdames, messieurs, je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. J'invite chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jean-François Delfraissy, Simon Cauchemez et Daniel Benamouzig, Mmes Marie-Aleth Grard et Caroline Jaegy, ainsi que M. Denis Malvy prêtent serment.

À toutes fins utiles, je rappelle à tous que le port du masque est obligatoire et je vous remercie pour votre vigilance.

M. Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique. - Je souhaite tout d'abord apporter une précision, monsieur le président. Vous avez fait prêter serment à Caroline Jaegy, c'est très bien, puisqu'elle est présente. Toutefois, Caroline est une stagiaire de Sciences Po, qui nous accompagne comme chargée de mission, mais qui n'est pas membre du conseil scientifique. J'en profite pour vous indiquer que les moyens humains mis à disposition du conseil depuis le début de cette crise se sont résumés à deux stagiaires.

Vous avez rappelé qui nous étions. On demande souvent pourquoi ce comité multidisciplinaire ne comprend pas d'économiste. J'avais souhaité la présence de spécialistes en sciences humaines et sociales et d'un représentant de la société civile et nous avons discuté de la présence d'économistes. Au début de la crise, les préoccupations sanitaires étaient largement dominantes, mais nous nous sommes très vite intéressés aux conséquences économiques et nous avons travaillé avec des groupes d'experts en économie. Toutefois, il ne nous est pas paru pertinent d'intégrer un économiste au sein d'un groupe qui avait une vision essentiellement scientifique et médicale, d'autant plus que le Gouvernement avait mis en place un groupe d'experts économistes.

Bien que vous l'ayez également rappelé, j'insiste sur le fait que ce comité a pour but d'éclairer le Gouvernement et les autorités sanitaires : il n'a pas pour fonction de décider. Nous voyons ressurgir des allusions à un « troisième pouvoir » médical : c'est du bullshit, oubliez ça ! On en entend parler uniquement dans les médias. La France est une grande démocratie, le comité scientifique est auditionné par le Sénat, il l'a été par l'Assemblée nationale. Les experts scientifiques et médicaux sont là pour aider à prendre des décisions difficiles parce qu'elles sont compliquées.

Si je suis venu accompagné d'un certain nombre de membres du comité scientifique, c'est parce que nous avons mené un travail de groupe, en faisant un exercice d'intelligence collective. Il ne s'agit pas du tout de la réflexion d'un homme seul, même si le président est mis en avant pour des raisons diverses et variées - tant mieux d'ailleurs, j'ai les épaules assez larges pour recevoir les coups ! Nos avis sont rendus de manière collégiale, après une phase de construction en interne. Nous avons souhaité émettre des avis écrits, destinés à être rendus publics, avec un décalage entre la remise au Gouvernement et la diffusion. Il me paraît essentiel, en termes de vision démocratique, que ce sur quoi les décideurs s'appuient puisse être partagé avec nos concitoyens. C'est d'ailleurs un mode de travail habituel en médecine, où la décision est de moins en moins celle d'une personne, mais de plus en plus celle de groupes. Les réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) ont pour but de permettre les décisions collégiales. On a dit que ce conseil scientifique était un outil très nouveau, mais son mode de travail est en fait très habituel.

Nous avons connu quatre grands moments : le premier a consisté à faire comprendre au politique, entre le 10 et le 17 mars, la nécessité du confinement du pays - cette décision n'est pas seulement française, on la retrouve dans tous les grands pays européens -  ; dans une deuxième période, nos avis ont porté sur la manière de gérer le confinement ; la troisième période a porté sur le déconfinement, en sortant du conseil immédiat pour adopter une vision stratégique - nous avons beaucoup travaillé à l'époque avec le groupe constitué autour de Jean Castex, avant que ce dernier ne devienne Premier ministre  ; dans la quatrième période, nous avons rendu quelques avis stratégiques autour du déconfinement, des différents scénarios à venir, des plans de préparation de l'ensemble des structures, afin que les différents corps de l'État ne s'endorment pas pendant l'été - notre avis n° 8 de fin juillet tentait d'anticiper la rentrée, en posant le problème des vingt grandes métropoles françaises qui représentent un enjeu majeur pour la rentrée, en termes de densité de population, notamment pour sa partie la plus jeune, d'activité économique et de transports, plutôt que les régions.

Vous nous avez interrogés sur nos relations avec les différentes agences de santé existant déjà en France. J'ai souhaité d'emblée que cet objet nouveau qu'est le conseil scientifique - vous avez rappelé qu'il a été créé par la loi, même s'il a fait ses débuts dans un vide juridique complet - ne constitue pas une nouvelle strate décisionnelle, comme on a l'habitude de le faire en France, mais s'appuie sur ce qui existait déjà. Nous avons eu bien sûr des relations avec Santé publique France, dont la directrice était présente à l'Élysée lors de la réunion du 12 mars, avec le Haut Conseil de santé publique (HCSP), dont le président est membre à part entière du conseil scientifique, avec la Haute Autorité de santé (HAS), avec la recherche, avec REACTing - Yazdan Yazdanpanah vous en parlera cet après-midi. Dans une vie antérieure, j'ai été à l'origine de la construction de REACTing comme modèle de réponse d'urgence aux épidémies. Nous avons également eu beaucoup de relations avec l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), avec le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) - je précise que je n'ai pas démissionné de la présidence de ce comité, mais que je me suis déporté en faveur de sa vice-présidente, parce que j'ai immédiatement jugé cette fonction incompatible avec une présidence opérationnelle du conseil scientifique - et avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Au mois d'avril, nous avons fait un gros effort pour créer des liens avec les académies de médecine et des sciences, avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), pour leur expliquer ce que l'on savait, pourquoi on prenait telle direction, les enjeux qui pouvaient se poser.

Enfin, avec des résultats variables, nous avons créé des liens avec nos collègues étrangers au Royaume-Uni, en Italie, en Allemagne, même si ces conseils scientifiques ne correspondent pas forcément à notre modèle. Nous avons eu des échanges d'ordre scientifique, mais l'Europe, à cette occasion, ne s'est pas très bien construite, puisque l'ensemble des décisions prises l'ont été au niveau de chaque pays, chacun ayant tendance à se refermer sur lui-même.

J'en viens à notre relation avec le politique. Cette crise est sans précédent - il y a quatre ans, dans une conférence, j'avais évoqué l'hypothèse de la mutation d'un virus grippal, et non d'un coronavirus, mais j'y croyais sans y croire... Les relations du politique avec le comité scientifique, installé par le politique, posent deux ou trois questions sur lesquelles je veux revenir.

Tout d'abord, ce comité est-il autonome ou dépend-il du politique ? Nous avons tout fait pour garder notre indépendance dans notre mode de fonctionnement : nous pouvons être saisis par le Gouvernement, mais nous pouvons aussi nous autosaisir, nous avons joué la transparence, certaines de nos propositions n'ont pas été retenues.

Ensuite, ce comité comprend des médecins et des scientifiques. Il ne correspond pas au modèle hiérarchique de la haute administration française. Nous ne sommes pas des énarques, nous ne sommes pas des hauts fonctionnaires qui doivent répondre, dans le contexte français, à l'ordre politique. Nous n'avons pas de relation hiérarchique, y compris avec le plus haut niveau de l'État, notre parole est libre.

Certains enjeux restent fondamentaux dans la relation avec le politique. Premièrement, la science se construit sur les incertitudes. S'il n'y a pas d'incertitude en science, on ne construit pas de la bonne science. Donc, nous avons des hésitations. Je comprends que certains d'entre vous puissent ensuite nous interroger sur les différentes prises de parole des scientifiques : distinguons la prise de parole des scientifiques de la prise de parole du conseil scientifique. Cette notion d'incertitude, par définition, ne plaît pas au politique, qui a besoin d'une forme de certitude à court terme pour construire ses décisions. Deuxièmement, il y a le facteur temps : le temps des médias est de quelques heures, le temps du politique est de quelques jours, le temps de la science se compte en semaines et en mois. J'ai dit d'emblée que nous n'aurions pas de résultat d'essais thérapeutiques, de construction solide, avant trois ou quatre mois. On comprend bien qu'il soit difficile pour un politique d'intégrer qu'il n'aura pas de réponse scientifique solide avant plusieurs mois. Ceux qui pensent que l'on peut avoir des résultats extrêmement rapides se trompent : pour avoir des résultats solides, la science prend un peu de temps. Troisièmement, à aucun moment, nous n'avons eu l'idée qu'un « troisième pouvoir » médical pourrait s'installer en France. Nous sommes là pour éclairer le politique sur des questions difficiles, l'actualité le prouve, mais c'est bien le politique qui décide.

De notre point de vue, la relation avec les plus hautes autorités de l'État s'est déroulée dans un climat de confiance, qu'il s'agisse des conseillers de l'Élysée, de Matignon, du ministère de la santé, sous forme de notes ou d'avis. Nous avons eu des positions divergentes : sur l'ouverture des écoles, ou sur la place du citoyen et de la société civile, aucun comité citoyen n'ayant été mis en place au niveau tant national que territorial. Nous avons également pu regretter qu'une certaine forme de gouvernance ne se soit pas installée.

J'en arrive enfin à ce que nous ne sommes pas : nous ne sommes pas une instance de décision, nous ne décidons rien, c'est le politique qui le fait, nous sommes là pour l'éclairer. J'insiste parce que je vois le débat repartir : il peut intéresser les médias, mais pas les gens sérieux ! Nous ne sommes pas une structure pérenne, nous ne sommes pas une nouvelle agence sanitaire. Le conseil scientifique est lié à la crise sanitaire, il faut qu'il ait un début et une fin ; je vous rappelle qu'il avait souhaité disparaître le 9 juillet 2020 et que ce sont les parlementaires qui ont voulu le prolonger jusqu'au 30 octobre. Ce choix nous a mis en difficulté : on aurait pu imaginer que ce conseil passe la main à d'autres scientifiques, mais nous avons jugé en notre âme et conscience qu'il était difficile de ne pas accompagner le Gouvernement en cette période d'été et de rentrée, où nous avions anticipé le retour du virus, et nous avons donc décidé de rester jusqu'au 30 octobre. Mais j'insiste sur la question de fond : à partir du moment où l'on crée un objet nouveau de ce type et qu'on croit lui confier une forme de pouvoir - qu'il n'a pas ! -, la meilleure façon de répondre aux critiques, c'est de mettre fin à cet organisme. Nous en sommes totalement persuadés ; ensuite se pose la question du moment de sa disparition.

Nous n'étions pas non plus un organisme opérationnel. Nous étions là pour guider, construire une doctrine, une réponse s'appuyant sur des bases scientifiques autant que faire se peut. La science a évolué durant cette crise. Comment construire quand on découvre en marchant ? Nous avons été une instance de santé publique. Il a été très peu question d'innovation thérapeutique jusqu'à maintenant, même si cela va arriver. Les décisions que nous avons été amenés à « faire prendre » par le politique au plus haut niveau, quand il l'a souhaité, ont été essentiellement des décisions de santé publique. On en revient donc à ce que j'avais évoqué devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale : ce comité a joué un rôle de construction de la pensée et de la décision en santé publique en France, et l'on peut donc s'interroger sur ce qui manque en termes d'outils et de construction d'une vision de santé publique. C'est l'une des grandes leçons de cette crise.

Je comprends les interrogations de nos concitoyens qui ont le sentiment d'entendre tout et son contraire de la part d'un certain nombre de personnalités scientifiques. Il faut d'abord bien séparer ce que dit le conseil scientifique au moment où il rend des avis écrits et le barnum médiatique qui existe depuis mi-avril - il s'était calmé pendant l'été, mais il reprend depuis trois semaines - où des gens qui croient tout savoir prennent la parole dans les médias, ce que l'on peut regretter. Daniel Benamouzig vous dirait qu'il y a une absence de régulation. Nous avons essayé de cadrer les choses, autant que faire se peut, mais il y a une liberté d'expression naturelle en France et il est donc difficile de réguler les prises de parole.

Enfin, les connaissances ont évolué, y compris les nôtres, concernant notamment les mécanismes de transmission (les lieux de transmission, l'existence de personnes supercontaminatrices, etc .). Il faut prendre des décisions stratégiques fondées sur la science au moment même où cette science se construit.

S'agissant de l'immunité en population, on sait maintenant qu'il y a entre 5 % et 10 % de la population, suivant les régions, qui a été contaminée et a des anticorps : ce n'était pas évident au départ ! Si l'on m'avait demandé de parier, j'aurais plutôt misé sur 20 % ou 25 % en France ; or le taux observé est nettement inférieur, et cela vaut pour l'ensemble des pays.

Sur la signification des anticorps, est-on protégé quand on a été malade une première fois ? Oui, probablement, dans l'immense majorité des cas. Mais on vient de décrire, dans les dernières semaines, quatre cas de deuxième contamination, chez des personnes ayant eu des anticorps. Concernant le supposé rôle contaminant des enfants, on s'est aperçu, en fait, que les enfants étaient contaminés par les adultes. Il y a donc eu une acquisition de connaissances au fur et à mesure, qui a rendu les décisions difficiles à prendre.

Pour conclure, je remercie publiquement l'ensemble du conseil scientifique qui a travaillé énormément - plus de 150 réunions, y compris le week-end ! L'important, c'est le travail d'équipe et l'intelligence collective. Je remercie également les Français qui, à 80 %, sont un peu inquiets, mais restent raisonnables - là aussi, les médias ont un rôle en ne s'intéressant qu'au 20 % de personnes qui, à des degrés divers, refusent les mesures.

Je voudrais enfin vous faire part d'un regret, concernant les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous avions d'emblée émis un certain nombre de recommandations et de consignes pour la prise en charge de leurs pensionnaires. La confrontation entre cette vision sanitaire et la volonté de laisser les anciens vivre normalement a mis en évidence le fait que les Ehpad étaient beaucoup moins médicalisés qu'on ne le pensait, que l'organisation de la prise en charge médicale était complexe - cela avait été signalé depuis longtemps dans d'autres structures. S'il devait y avoir une reprise du virus dans quelques semaines, il ne faudrait pas répéter ce qui s'est passé et faire en sorte que tout soit prêt.

S'il nous reste du temps en fin d'audition, nous pourrons vous donner notre vision de ce qui pourrait se passer dans les semaines ou les mois qui viennent, afin de ne pas parler uniquement du passé.

M. René-Paul Savary , président . - Effectivement, notre commission d'enquête ne se penche pas seulement sur le passé, mais elle tend à préparer l'avenir. Le présent reste important, parce que la situation évolue.

Il est de tradition, après l'exposé de la personne auditionnée, que les rapporteurs posent leurs questions. Nous passerons ensuite aux questions des membres de la commission que je regrouperai.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Je tiens tout d'abord à remercier les membres du conseil scientifique, parce que leur tâche est difficile et que leur engagement est entier. Pour nous tous, cette audition est l'occasion de chercher les réponses à apporter pour améliorer notre attitude collective face à une épidémie. Les réflexions du conseil sont donc essentielles à cet égard.

Je me limiterai à deux questions sur des sujets que vous avez abordés, monsieur le professeur. La première porte sur l'existence de votre instance, dont les membres et le travail ne sont pas en cause. Quand une épidémie flambe dans un pays, quelle signification peut avoir la création ex nihilo d'une nouvelle instance et sa ratification, quelque temps plus tard, par le Parlement ? Cette création procédait de la seule volonté du chef de l'État. Que dit cette décision de l'état de notre système de santé et de notre préparation à la survenue d'une crise sanitaire de cette ampleur ? Comment voyez-vous la réponse à cette question ? Vous avez rappelé vous-même la durée de vie limitée de cette instance, qui n'a pas vocation à s'inscrire dans le paysage de la gouvernance sanitaire de notre pays. Si l'on partage votre raisonnement sur l'utilité de vos travaux, le jour où cette instance disparaît, quelque chose ne fonctionne plus à nouveau.

Ma deuxième question porte sur la façon dont la controverse scientifique fonctionne dans notre pays. Dans une période où la connaissance se construit pas à pas, dans une situation inquiétante, la controverse a connu des modalités qui dépassaient la légitimité du débat scientifique. Pour parler plus clairement, on a plus assisté à la controverse des ego qu'à autre chose. L'absence de régulation a-t-elle été liée au fait que nous sommes une démocratie ? La parole est libre, et c'est heureux, mais quand les excès prennent le pas sur l'utilité du débat scientifique, c'est l'ensemble de notre population qui en paie les conséquences. Comment remédier à cet état de fait ?

M. Jean-François Delfraissy. - Je répondrai à votre première question et je laisserai Daniel Benamouzig vous répondre sur le problème de la régulation.

Sur le premier point - pourquoi une nouvelle instance ?-, il manquait probablement quelque chose...

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Un long silence s'installe...

M. Jean-François Delfraissy. - Le conseil scientifique a été créé à la suite de signaux d'alerte que j'avais envoyés à l'Élysée au retour d'une réunion de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) où je m'étais rendu au titre du CCNE, parce que j'avais trouvé que les Chinois ne nous disaient pas grand-chose. Après m'être entretenu avec des collègues italiens et avoir pris contact avec Simon Cauchemez sur les modélisations, j'ai contacté l'Élysée. Le 5 mars, une réunion multidisciplinaire de 24 scientifiques s'est tenue à l'Élysée. Le conseil scientifique a été créé de novo pendant le week-end. On aurait pu imaginer que les patrons des différentes agences - Santé publique France, le Haut Conseil de santé publique, la HAS, etc . - se réunissent en comité scientifique des patrons d'agence sanitaire pour éclairer le Gouvernement, mais ce modèle n'a pas été retenu. Je suis mal placé pour parler des raisons qui ont orienté ce choix, puisque nous avons eu tout de suite les mains dans le cambouis.

Nous avons tenté d'être indépendants et autonomes. J'ai été le directeur de l'Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales (ANRS) et je sais très bien que, dans cette fonction, tout en étant soi-même, on défend l'agence que l'on dirige. Dans un comité de scientifique et d'experts indépendants, où le sens de la hiérarchie n'est pas directement impliqué, une liberté d'expression peut s'établir. En revanche, on peut se dire que, dans un climat d'extrême urgence, il s'agit d'un modèle de réponse. Si l'on observe ce qu'ont fait les autres pays européens, on trouve les deux modèles : des créations de novo et des modèles s'appuyant sur des agences déjà existantes. Au début du mois de juillet, l'ensemble des agences s'étaient organisées pour faire face à la situation et il nous revenait de leur passer la main. Vous avez souhaité que le conseil scientifique poursuive son activité, nous gardons notre indépendance d'esprit, nous sommes capables de donner des signaux d'alerte, ce qui n'est pas toujours facile...

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Pourquoi ? Quelle est la difficulté ? Vous n'êtes pas nécessairement entendus ?

M. Jean-François Delfraissy. - Nous sommes là pour émettre des signaux d'alerte, mais il peut y avoir des nuances. Les enjeux de la crise actuelle ne sont plus seulement sanitaires, ils sont aussi sociétaux et économiques. Nous en avons pleinement conscience.

Dans la relation entre un conseil scientifique et les plus hautes autorités de l'État, on passe par différentes phases, même s'il y a un climat de confiance. Je pense que les différentes agences sont parfaitement capables de prendre le relais. Nous sommes prolongés jusqu'au 30 octobre et après, on verra !

M. René-Paul Savary , président . - Donc, clairement, notre système n'était pas prêt à affronter cette crise ?

M. Bernard Jomier , rapporteur . - C'est tout l'art de la synthèse de notre président !

M. Jean-François Delfraissy. - Le système de santé publique français et notre vision de santé publique n'étaient pas prêts à affronter un tsunami de ce type.

M. Daniel Benamouzig, sociologue, membre du conseil scientifique. - Nous sommes tous conscients de vivre une situation extraordinaire, mais j'insiste sur le caractère ordinaire de notre manière de fonctionner. Jean-François Delfraissy a souligné qu'elle était assez commune dans le monde médical et, plus largement, dans le monde de l'expertise sanitaire en France. Pour ce qui me concerne, je travaillais déjà, l'an dernier, dans le cadre d'un conseil scientifique indépendant sur la question des agénésies transverses des membres supérieurs - les bébés sans bras - selon des modalités de régulation qui, dans leur forme, sont assez fréquentes dans le domaine de la santé, où l'on a besoin d'expertises scientifiques indépendantes, pluralistes, collégiales.

Une autre dimension ordinaire sur laquelle je souhaite témoigner « de l'intérieur » est l'indépendance : on regarde tous le paysage institutionnel dans lequel le conseil scientifique évolue, sa place par rapport à différents pouvoirs. On est assez friands, dans notre pays, de ce type de détails qui caractérisent une grande démocratie. Dans le fonctionnement quotidien, le mot « indépendance » a une dimension très concrète, par exemple dans nos modalités d'échanges. Jean-François Delfraissy faisait référence au nombre de nos réunions, plus de 150, ce qui veut dire que nous nous sommes réunis tous les jours, parfois plusieurs fois par jour jusqu'au mois de juillet. À travers ces délibérations, ces doutes, ces échanges, cette recherche d'angles d'attaque qui n'ont pas été examinés, on finit par construire une pensée collective, qui est un amalgame d'éléments connus de certains d'entre nous - je suis très impressionné, à titre personnel, par la qualité de mes collègues -, fondés sur leurs connaissances scientifiques ou sur leur expérience de clinicien, etc ., et d'éléments qui ne sont pas connus, qui sont discutés, débattus, très controversés. Voilà le fruit de la délibération.

De manière très concrète aussi, l'écriture de nos avis, que nous assurons nous-mêmes, représente un travail considérable pour stabiliser une forme de pensée collective, la rendre lisible, précise, s'assurer qu'elle embrasse l'ensemble des problèmes. Elle répond aussi à une exigence de transparence, permettant de rendre compte à nos concitoyens du résultat de notre travail scientifique. C'est un travail auquel il faut s'atteler quotidiennement, jusque très tard dans la nuit. Je passe sur le nombre de versions qui ont été nécessaires pour élaborer chaque document. C'est aussi là que se situe l'indépendance : nous avons la maîtrise de l'écrit, de nos délibérations, de nos questionnements, abstraction faite des questions institutionnelles concernant la saisine, l'autosaisine, la position hiérarchique.

Le deuxième point sur lequel je souhaite revenir est l'écart entre le caractère collégial et assez consensuel de nos avis, la convergence de nos points de vue, et un débat public beaucoup plus controversé sur les mêmes thématiques, parfois même illisible, qui suit des dynamiques très difficiles à anticiper, même si, au fil des mois, on observe la récurrence d'un certain nombre de configurations, comme on dit en sociologie. Ce désordre nous frappe aussi, comme n'importe quel citoyen qui cherche de l'information, mais il faut faire avec. D'une certaine manière, il exprime aussi l'autonomie et la liberté d'un certain nombre d'acteurs.

La difficulté tient au fait que, sur ce type de question, on a une conjonction d'autonomies très grandes et très légitimes. La profession médicale, pour des raisons historiques anciennes, dispose d'une très grande autonomie. La profession scientifique, pour des raisons équivalentes, mais un peu différentes, dispose également d'une très grande autonomie - je suis chercheur au CNRS et je me félicite chaque jour de l'autonomie dont je bénéficie dans mon travail scientifique, dans mes questionnements, dans les recherches que je souhaite entreprendre et ce sentiment est partagé par tous les chercheurs de notre pays. Les acteurs de la sphère médiatique disposent aussi très légitimement d'une très grande autonomie dans leur manière d'apprécier les problèmes, d'organiser les discussions ; c'est aussi un gage de notre démocratie.

Ces grandes autonomies se mélangent, s'entrechoquent et répondent à des logiques très différentes. Les logiques du champ médiatique ne sont pas les mêmes que celles du champ médical ou scientifique. Ce qui me frappe, et qui peut appeler une forme de réflexion collective des différentes professions auxquelles j'ai fait référence, c'est la difficulté de la régulation.

Dans le monde médical, la régulation a été compliquée, les divergences sont difficiles à régler, alors que des instances sont prévues et que ces problèmes se posent depuis toujours. Il y a donc une vraie difficulté à aborder ces questions dans un contexte de forte exposition médiatique. On pourrait dire la même chose des instances scientifiques, où existe une forme de régulation sur laquelle on peut s'interroger. Quel est le rôle des régulateurs de la vie scientifique dans la manière dont un certain nombre de positions sont présentées, défendues, organisées, mises en place ? Je ne suis pas un spécialiste de la recherche clinique, mais on a pu observer un certain polycentrisme, pour rester poli, voire un certain désordre. Il y a là aussi matière à progresser.

Enfin, dans le domaine de l'expression médiatique, les professionnels eux-mêmes doivent engager une réflexion, peut-être dans un cadre civique, sur la régulation des médias, dont l'autonomie est légitime, mais ne doit pas occulter le fait que sont mises en oeuvre des logiques mercantiles, d'audience, de positionnement, qui induisent des effets problématiques sur le débat en santé publique.

Rendre le conseil scientifique responsable de ce désordre, qu'on a pu qualifier de barnum, me semble un raccourci audacieux et injuste.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Je tiens également à remercier le professeur Delfraissy et les membres du conseil scientifique de nous avoir éclairés durant la gestion de cette crise. Mes questions porteront sur l'état des connaissances.

Professeur, vous avez déclaré, le 24 août : « On peut imaginer des vaccins partiels au premier trimestre 2021. » Le 10 septembre, lors de nos auditions, le professeur Lina m'a semblé plus réservé quant aux dates de sortie des vaccins. Qu'est-ce qu'un vaccin partiel ? Pouvez-vous préciser votre idée ?

J'aimerais également connaître votre avis sur l'origine du covid-19. Vous avez dit que vous aviez participé à une réunion de l'OMS en février et que vous aviez trouvé que les Chinois « ne racontaient pas grand-chose ».

M. Jean-François Delfraissy. - S'agissant des vaccins, vous avez tous compris que nous sommes dans un modèle de construction vaccinal très différent du modèle habituel : de grands groupes pharmaceutiques, s'appuyant sur les recherches de start-up ou de grandes universités comme Oxford, ont décidé d'expérimenter un certain nombre de candidats vaccins, en suivant les phases 1, 2 et 3 habituelles, et de mettre en place, dans le même temps, les outils industriels permettant une production de vaccin à haut niveau. C'est du jamais vu. D'habitude, les industriels attendent les premiers résultats de leurs produits, vaccins ou médicaments, avant de s'engager dans un processus industriel. Ils prennent donc deux risques, mais demandent aux pays de les « financer » en passant commande de millions de doses, ce qui leur permet d'investir dans l'outil industriel. On a donc un nouveau modèle où l'élaboration d'un vaccin et l'outil industriel se construisent en même temps.

Parmi les différents candidats vaccins, un certain nombre restera sur le carreau. Pour le covid-19, deux types de vaccins sont possibles. Un premier modèle permet de diminuer la gravité des formes sévères chez les patients les plus à risques, ce qui n'est pas très habituel dans la stratégie vaccinale ; le deuxième modèle, plus classique, correspond à des vaccins préventifs qui évitent la transmission d'une personne à une autre. J'ai voulu indiquer que, compte tenu de la dynamique particulière observée et de l'effort considérable entrepris, on peut imaginer que, parmi les sept grands candidats vaccins, deux ou trois donnent de premiers résultats dans le premier trimestre de 2021, pour un vaccin qui aurait une efficacité en termes de transmission de l'ordre de 50 %, par exemple, mais qui permettrait peut-être de réduire la fréquence et la sévérité des formes graves, ce qui serait un élément essentiel, puisque la maladie est bénigne dans 90 % à 92% des cas. Je ne pense pas que Bruno Lina soit en contradiction avec moi sur ce point. Quoi qu'il en soit, le conseil scientifique s'appuie sur les données dont il dispose, mais il ne lit pas dans une boule de cristal ; il y a donc une part de risque à donner une date. Je pense néanmoins que l'évolution sera plus rapide que dans les stratégies vaccinales habituelles.

Sur l'origine du covid-19, je sais qu'il y a eu beaucoup de débats sur l'hypothèse d'un virus qui se serait échappé du laboratoire P4 de Wuhan. Je n'ai aucune opinion sur ce scénario, si ce n'est que ce laboratoire répondait à des critères de sécurité de très haut niveau et que les technologies chinoises ont également atteint un très haut niveau. Je maintiens ma position sur le fait que les Chinois nous disent ce qu'ils veulent et que leur communication scientifique, tout en respectant les conditions habituelles, est quand même sous contrôle. Sur le fond, on peut imaginer qu'il s'agit du schéma habituel d'un virus porté par une chauve-souris, qui passe par un porteur animal avec une rupture de la barrière d'espèce, phénomène qu'on ne comprend pas encore très bien, et atteint l'homme.

M. René-Paul Savary , président . - Si la stratégie vaccinale permet d'éviter seulement 50 % de transmissions, pensez-vous qu'elle soit sociétalement acceptable ?

M. Jean-François Delfraissy. - Il s'agit d'une science en mouvement. Dans un premier temps, on peut avoir un vaccin dont l'efficacité soit partielle. Ce premier candidat vaccin pourra être amélioré par la suite, puisque l'on progresse en marchant. J'ai voulu indiquer que l'on n'aurait pas forcément, dans ce premier trimestre de 2021, le vaccin idéal que nous attendons tous, qui permettrait d'éviter la transmission dans toutes les classes d'âge avec une efficacité de 99 %. On aura d'abord quelque chose d'incomplet.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Je remercie également le conseil scientifique pour l'ensemble de son travail. Je poserai trois questions.

Ma première question tient au degré de connaissance. Le conseil scientifique a été installé le 11 mars, après votre travail de sensibilisation du Président de la République. À la fin du mois de janvier, la ministre de la santé, s'appuyant sans doute sur les travaux de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), nous disait que le risque que le virus pénètre en France était très faible. Aviez-vous, dans vos domaines respectifs, le même degré de connaissance ? Dans l'affirmative, cela signifierait que les modélisations de l'Inserm n'étaient pas correctes à l'époque. Dans la négative, quel était votre véritable degré de connaissance ? Pour cette période incertaine, entre janvier et début mars, où l'épidémie était déjà très forte dans la région Grand Est, les associations de patients nous ont dit qu'elles avaient déjà des connaissances. Si le degré de connaissance n'était pas bon en France, que faudrait-il faire pour améliorer, dans le cadre d'une épidémie future, la connaissance de ce qui se passe ailleurs ? Quels étaient les embryons de connaissance et de traitement en Chine ou en Italie ?

Ma deuxième question porte sur la situation actuelle. On a vu, dans la gestion par les soignants de cette épidémie, que la région Île-de-France apprenait de ce qui se faisait dans la région Grand Est, notamment pour l'évolution des traitements de réanimation, l'utilisation des anticoagulants ou des antiinflammatoires. Si l'épidémie repart, comme sa répartition territoriale est plus « lâche » - on trouve des clusters dans l'Aveyron, dans des départements dépourvus de grand centre hospitalier -, qui est chargé de diffuser des guides, des modèles ou des consignes ? La HAS, il faut bien le dire, est absente. Bien sûr, les conseils et les fiches pratiques supposent des connaissances déjà solides, ce qui n'est pas le cas dans le flou actuel. Toutefois, dans le cadre d'une épidémie nouvelle, la prudence a ses limites et entraîne forcément des pertes de chances. A-t-on prévu des échanges de conseils entre les différents réseaux, avec un vrai maillage territorial entre certains hôpitaux et des centres de référence ? Par exemple, les généralistes ont été totalement exclus au départ ; or on sait qu'il existe des biomarqueurs, etc . Qui est chargé de donner les consignes ?

Mon troisième point concerne les essais cliniques : comment peut-on concilier, dans cette épidémie nouvelle marquée par des tâtonnements thérapeutiques, la nécessité d'apporter une réponse rapide aux malades et la conduite de travaux scientifiques robustes pour s'assurer de l'efficacité d'un traitement ? Les essais cliniques n'ont-ils pas pu causer une perte de chances pour ceux qui n'ont pas pu les intégrer ?

M. Jean-François Delfraissy. - Le conseil scientifique a débuté ses travaux le 10 mars.

Je vous le dis avec beaucoup de simplicité, j'ai eu 72 ans au mois de mai, et je n'avais pas prévu dans mon agenda de m'engager dans une mission aussi active, après avoir notamment travaillé sur le VIH et Ebola.

J'avais une vision des grandes conséquences éthiques de ces épidémies, et j'ai laissé passer le mois de janvier très tranquillement, comme tout le monde d'ailleurs. C'est vraiment après cette réunion à l'OMS, où je me rendais pour autre chose, que j'ai commencé à me « réveiller ». Nous avions pu poser des questions aux Chinois par vidéo-conférence, et j'ai trouvé qu'ils n'étaient pas clairs. Ils ne répondaient pas à des questions simples : quels patients développent des formes graves ? Sont-ils ventilés ? Combien de temps ? J'ai « gueulé » à l'époque à l'OMS en disant que c'était pour partie de la langue de bois.

Ensuite, des collègues italiens m'ont interpellé mi-février à propos du phénomène d'orage inflammatoire de cytokines. Les Italiens du Nord sont très brillants, et beaucoup plus liés aux équipes américaines que nous le sommes en France.

Enfin, j'ai eu des discussions avec les modélisateurs.

Malgré ma formation scientifique et mon expérience des crises sanitaires, je ne me suis vraiment réveillé que mi-février. Je suis donc très humble sur cette question.

S'agissant des signaux d'alerte en provenance des modèles épidémiologiques, je laisse la parole à Simon Cauchemez.

M. Simon Cauchemez, épidémiologiste, membre du conseil scientifique. - Beaucoup de signaux d'alerte sont venus du monde de la modélisation. Dans une analyse faite mi-janvier, les Chinois rapportaient une quarantaine de cas confirmés, mais nous avions déjà six cas à l'international. En réalité, en analysant les flux de passagers, on pouvait déduire de ces six cas qu'il y avait sans doute déjà quelques milliers d'infections sur le territoire chinois. De fait, très rapidement après la parution de cette étude, les Chinois ont revu à la hausse leur nombre de cas déclarés, ce qui constitua un signal très inquiétant pour l'ensemble de la communauté scientifique.

En réalité, pour qui travaille dans ce domaine, les émergences sont assez fréquentes. En 2009, les premières estimations de mortalité de la grippe pandémique de 2009 étaient comprises entre 0,5 et 1 %, c'est-à-dire le taux estimé actuellement pour le covid-19. On a souvent tendance, au démarrage d'une épidémie, à surestimer la mortalité, car on considère surtout les cas sévères qui vont à l'hôpital. L'ensemble de la communauté scientifique a donc été très inquiète au démarrage de la pandémie de 2009. Puis, progressivement, on a vu que la mortalité s'établissait finalement plutôt à 2 pour 10 000.

Au démarrage de l'épidémie, on attendait donc de voir si les signaux de sévérité allaient se confirmer ou pas. On pouvait en effet être dans un scénario de sévérité très importante, avec une mortalité comprise entre 0,5 et 1 %, mais il n'était pas impossible non plus que, progressivement, on constate une sévérité moindre en même temps qu'une meilleure détection des infections. Il y a donc quand même eu une période de doute, où l'on se demandait aussi si les mesures de confinement sans précédent prises en Chine n'allaient pas réussir à stopper la propagation du virus à l'international.

M. René-Paul Savary , président . - À combien estimez-vous finalement la mortalité pour le covid ?

M. Simon Cauchemez. - Dans notre avis du 12 mars, on estimait que la mortalité, en cas d'infection, se situait entre 0,5 et 1 %. Depuis, on a multiplié les analyses à partir des données de mortalité dans 45 pays et l'on reste dans ce même ordre de grandeur, entre 0,5 et 1 %. Toutefois, pour ce virus en particulier, donner un chiffre moyen n'a pas beaucoup de sens, tant la mortalité se retrouve concentrée dans quelques groupes de population. Contrairement à d'autres virus, il ne faut pas juste penser en termes de moyenne, mais vraiment de distribution de mortalité.

M. Jean-François Delfraissy. - Durant la première phase, en mars, 85 % des décès ont été recensés chez des sujets âgés de plus de 65 ans ou souffrant d'une pathologie préexistante.

A-t-on tiré des leçons pour la prise en charge des patients ? Vous avez donné tous les éléments : les réanimateurs ont appris à mieux prendre en charge les formes graves, ce qui est un classique. Ils essayent en particulier de retarder la ventilation par intubation. On dispose également à présent de résultats solides d'essais portant sur les anti-inflammatoires de type corticoïdes et aussi, dans une certaine mesure, sur les anti-récepteurs de l'IL-6. On en sait plus aussi sur le problème de la coagulation.

Dans notre avis n° 8 du mois de juillet, on a indiqué que la recherche devait dès début août lister les questions et anticiper sur ce qui se passerait avec les formes graves à la mi-septembre. Yazdan Yazdanpanah vous en parlera certainement cet après-midi. J'ai vérifié il y a quatre jours : les consignes sont données par les sociétés savantes, soit en passant par la Haute Autorité de santé, soit par le Haut Conseil de la santé publique. Et quand il s'agit d'une consigne très médicale, très technique, ce sont souvent les sociétés savantes elles-mêmes qui la diffusent. En l'occurrence, la société des anesthésistes-réanimateurs s'est regroupée avec la société des infectiologues et celle des gériatres. Ces sociétés savantes viennent de publier des recommandations pour la prise en charge uniforme et relativement homogène des formes sévères dans l'épidémie actuelle.

Pour les médecins généralistes, il y a en effet eu un flottement, vous l'avez souligné. Sur l'organisation des essais thérapeutiques, un médecin généraliste fait désormais partie du conseil scientifique de REACTing. Pour les essais thérapeutiques qui seront menés à partir du mois de septembre, les deux ministères viennent de décider que les médecins généralistes seraient mieux associés qu'au mois d'avril.

Comment peut-on mener des essais cliniques de qualité dans une situation de crise sanitaire ? Je n'ai pas totalement la réponse. Pour Ebola, j'avais même écrit que, dans certaines circonstances, on pouvait être amené à prendre un certain nombre de décisions qui ne relèvent pas de l'essai clinique randomisé. Mais rappelons que la mortalité d'Ebola était initialement de l'ordre de 75 %. Et même dans Ebola, nous avons manqué finalement d'un grand essai randomisé qui nous permette de trancher définitivement sur le type de médicaments qui pouvait être utilisé.

Il me semble donc qu'il faut respecter au maximum les bonnes pratiques cliniques qui existent, y compris en situation de crise sanitaire. Il faut certes les moduler et faire en sorte qu'un maximum de patients puisse être inclus dans les essais, de façon à apporter une réponse la plus rapide possible.

Cela a-t-il été totalement réalisé ? Non, car c'est difficile. Les Anglais l'ont mieux fait que nous, puisque le National Health Service (NHS) a imposé que les essais thérapeutiques fassent partie intégrante de la prise en charge. REACTing l'a fait seulement en partie, Yazdan Yazdanpanah vous expliquera pourquoi.

La réponse à la crise sanitaire ne se situe pas seulement au niveau de l'individu, mais aussi du groupe d'individus. On peut finalement préférer attendre un tout petit peu d'avoir une réponse solide au niveau d'un groupe d'individus pour mieux traiter ensuite un individu donné.

Mais c'est une vraie question relevant de l'éthique de la recherche.

M. Roger Karoutchi . - La France compte globalement 40 000 morts, si l'on intègre les décès à domicile. Cela fait réfléchir. Ne nous sommes-nous pas trompés dès le départ ? Si l'on regarde les États qui ont mieux réussi que nous, on trouve d'une part les États autoritaires, qui ont pris des mesures d'une telle vigueur qu'ils ont effectivement réussi à limiter la propagation du virus, et d'autre part les États dans lesquels les dirigeants politiques se sont contentés de suivre strictement les recommandations des instances scientifiques. Curieusement, nous n'avons choisi ni l'un ni l'autre. Nous avons souvent louvoyé, donnant un sentiment de confusion à l'opinion publique, cela étant renforcé par des débats télévisés assez chaotiques où chacun venait dire sa part de vérité.

N'aurait-il pas été plus simple de suivre les avis objectifs, travaillés et neutres du conseil scientifique ? Ainsi, la semaine dernière, au vu de la remontée des contaminations, vous avez déclaré, monsieur Delfraissy, que le Gouvernement allait devoir annoncer des mesures fortes pour empêcher la pandémie de repartir. Mais finalement, lors de sa conférence de presse, le Premier ministre n'a fait aucune annonce.

N'y a-t-il pas là un vrai problème ? Pour redonner confiance aux Français, ne faut-il pas donner le sentiment que le politique et le scientifique travaillent réellement ensemble ?

M. Olivier Henno . - Ma question, assez voisine, part du constat que le système français n'était pas prêt. Mais l'a-t-il un jour été ? Avons-nous baissé la garde sous la pression économique ou pour d'autres raisons ? Quel pays est aujourd'hui le mieux préparé ?

Mme Victoire Jasmin . - Monsieur Delfraissy, quelles ont été vos relations avec les instances de démocratie sanitaire ?

Vous dites qu'il y a eu très peu d'innovation thérapeutique. En revanche, il y en a eu dans le domaine du diagnostic et du dépistage. Avez-vous déjà évalué les différents tests ? Quels sont les plus pertinents aujourd'hui ? Aviez-vous connaissance des moyens humains et matériels dont disposaient les laboratoires de biologie quand vous avez conseillé au Gouvernement de multiplier les dépistages ?

Concernant la dimension stratégique et géopolitique, avez-vous pris en compte la situation de l'archipel France, avec ses territoires d'outre-mer, particulièrement la Guyane, terre française en Amérique du Sud. Avez-vous à un moment donné pris en compte les difficultés liées aux différentes frontières, qui n'ont pas été gérées de la même manière dans l'Hexagone et outre-mer ?

On a constaté également que certaines personnes étaient contaminées une seconde fois. Concernant la production des anticorps et la réponse immunitaire, dans la perspective d'un vaccin, allez-vous suggérer que des recherches soient menées sur les personnes qui ont déjà eu le covid, pour voir quelle est leur réponse immunitaire et s'il apparaît opportun de les vacciner ?

Mme Annie Guillemot . - On entend toujours dire que le temps du politique est différent de celui des médias et des scientifiques. Vous avez dit, professeur Delfraissy, que la science se construisait sur les incertitudes. Je ne suis pas sûre que la politique ne se construise pas non plus sur des incertitudes, et ce depuis très longtemps. Il me semble que le rôle du politique est justement de gérer ces incertitudes.

Sur ces incertitudes, justement, nous avons entendu le docteur Crozier, qui nous a parlé d'éthique, et nous avons pris connaissance également de l'avis n° 106 du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), qui explique que le questionnement éthique amène souvent à confronter le principe d'autonomie et l'exigence de solidarité. Avec les pandémies, nous sommes au coeur du sujet.

Qu'il s'agisse de la situation politique internationale ou de l'évolution de notre société, notamment de la prise en compte de la précarité dans un contexte de pandémies, ne faut-il pas justement mettre en place des conseils scientifiques faisant également appel aux sciences humaines et sociales, et pas seulement économiques ?

Plus terre à terre, s'agissant de l'organisation, vous avez déclaré : « Il manquait sans doute quelque chose, on a fait le conseil scientifique. » Ne faudrait-il pas réfléchir aujourd'hui à un changement d'organisation ? Nous avons l'ARS, le préfet, Santé publique France... Mme Buzyn, lors de son audition à l'Assemblée nationale, disait que la gestion du stock stratégique de masques de protection ne revenait pas au ministre, mais à l'agence Santé publique France, que les compétences de gestion de crise avaient été diluées, avec pour conséquence un manque de réactivité et qu'il fallait requestionner le rôle des agences sanitaires. Elle préconise une agence dédiée aux crises en général, et pas seulement sanitaires. Quel est votre avis sur ce point ?

Enfin, faut-il continuer à fermer des lits d'hôpitaux ?

M. Jean-François Delfraissy. - Le modèle français de relations entre le comité scientifique et le politique était-il le bon ? Il me semble encore trop tôt pour tirer toutes les leçons de la crise. Le nombre de décès pour 100 000 habitants sera un chiffre important. La France se situera probablement en cinquième ou sixième position parmi les grandes puissances mondiales. Je rappelle que c'est la plus grande puissance mondiale, les États-Unis, qui va se trouver en tête.

Un autre élément déterminant sera le retentissement économique et sociétal. Parmi les enjeux sanitaires, il faut distinguer ceux qui sont liés directement au covid, avec une reprise possible de l'épidémie, et ceux que l'on pourrait qualifier de « covid - ». Il est impossible aujourd'hui, comme au mois de mars, de dédier 90 à 95 % des services de réanimation au covid. À Marseille ou Bordeaux, on fera peut-être le choix d'affecter 30 % de lits au covid. Sinon, nous aurions une sur-morbidité liée à des affections autres que le covid.

Nous sommes des citoyens comme vous, et nous sommes persuadés que le sanitaire ne doit pas tout dominer.

Ensuite, s'agissant de notre relation avec le politique, je l'ai dit en toute franchise, les relations se sont construites avec une certaine forme de sérénité, et l'immense majorité des préconisations du conseil scientifique ont été suivies, sauf sur trois points que j'ai rappelés.

Premièrement, on avait une vision quelque peu différente de l'ouverture des écoles au mois de mai.

Deuxièmement, sur la place du comité citoyen et de la société civile pour aider à éclairer une décision, nous n'avons pas du tout été suivis.

Troisièmement, dans l'évaluation actuelle de la reprise ou pas de l'épidémie, on reste quand même dans la nuance. Nous avions indiqué qu'il fallait s'intéresser aux grandes métropoles et construire une réaction des élus de ces métropoles avec les ARS et les préfets. C'est ce qui est en train de se faire à Marseille, Bordeaux, peut-être demain à Rennes. Globalement, il n'y a donc pas eu la dissociation que vous envisagez. Mais c'est toujours difficile. Le comité scientifique a une certaine responsabilité et fait passer certains messages. Mais comment le politique, qui a une vision plus globale, les prend ensuite en compte ? Certains pays européens ont-ils mieux marché que nous ? Oui, notamment l'Allemagne, pour des raisons à la fois culturelles et d'organisation des Länder.

Ce pays dispose aussi d'un nombre de lits de réanimation pour 10 000 habitants très largement supérieur au nôtre. Les ratios sont comparables à ceux dont nous disposons en région parisienne, lesquels sont très largement supérieurs à ceux de la province.

N'oublions pas non plus que sur les deux grands enjeux de lutte contre l'épidémie, à savoir la distanciation physique et la capacité à tester, tracer et isoler, les Allemands ont été plus sages que nous. Ils ont aussi testé beaucoup plus rapidement que nous, fin janvier et courant février.

Il y a eu enfin un facteur malchance pour la France, l'épisode de Mulhouse. Arnaud Fontanet vous l'a sans doute déjà dit : sans cet épisode, nous serions vraisemblablement dans une situation intermédiaire.

Sur la démocratie sanitaire, je laisse la parole à Marie-Aleth Grard et Daniel Benamouzig.

Mme Marie-Aleth Grard, présidente d'ATD Quart Monde, membre du conseil scientifique. - Je ne suis ni scientifique ni médecin, je suis présidente d'ATD Quart Monde et j'ai été nommée dans le conseil scientifique par le président Larcher pour que les plus pauvres ne soient pas les oubliés de cette crise sanitaire.

Dès le premier jour, dans nos réunions journalières par téléphone, j'ai été frappée par l'attention de mes collègues à cette problématique. Dans chacun des avis du Conseil, nous avons fait des préconisations pour porter l'attention du politique sur les plus pauvres dans cette crise sanitaire - logement, bureaux de poste, etc .

Au début de cette crise sanitaire, il y avait dans notre pays 9,3 millions de personnes qui vivaient sous le seuil de pauvreté. À ce jour, nous n'avons pas encore les chiffres, mais les associations envisagent plutôt un chiffre dépassant les 10 millions de personnes. À ce jour, malheureusement, les plus pauvres sont vraiment les grands oubliés du plan de relance. Les quelques miettes qui leur ont été distribuées, avec les 100 euros d'allocation de rentrée scolaire, ne suivent pas du tout les décisions prises par le politique pendant le confinement. C'est pour moi une grande déception, que je me permets de partager avec vous ce matin.

Mme Victoire Jasmin . - Si vous me permettez, monsieur le président, je n'ai pas obtenu de réponse à ma question portant sur la démocratie sanitaire, en particulier le rôle des conférences de santé et de l'autonomie et des commissions spécialisées des droits des usagers.

M. Daniel Benamouzig, sociologue, membre du conseil scientifique. - La question de la démocratie sanitaire, et plus généralement du lien entre les professionnels de santé et le reste des citoyens, est un point extrêmement important. Dans la situation d'urgence qu'on a connue au printemps, force est de constater que ce lien ne s'est pas fait selon les modalités prévues. Cette difficulté doit tous nous interroger, y compris sur la capacité de ces institutions à s'emparer d'un certain nombre de sujets. Elles sont supposées aussi avoir une capacité d'interpellation, de participation active au débat public, et cela peut appeler une réflexion à froid sur leur place et leur rôle dans le système de santé auprès des différentes institutions existantes.

Pour ce qui nous concerne, à l'échelle qui est la nôtre, on a constamment appelé dans nos avis au renforcement de ce dialogue. Il n'est pas trop tard. On entre dans une logique plus territoriale, qui a vocation aussi à impliquer des élus territoriaux dans l'ensemble des décisions qui sont prises. Il serait assez normal que, dans ce cadre-là, une parole citoyenne soit constituée. Nous y serions très favorables et nous nous sommes déjà prononcés en ce sens à plusieurs reprises. Il y a certainement des éléments qui sont améliorables. Il y a aussi des choses qui ont été faites. À titre personnel, je représente le conseil scientifique dans un comité de contrôle et de liaison qui a été créé pour contrôler en particulier les aspects numériques, présidé par un éminent collègue, par ailleurs président de la Conférence nationale de santé. C'est un premier pas, même si le mandat est à mon sens un peu restrictif sur une question importante qui mériterait sans doute une réflexion plus large.

Il a par ailleurs été mentionné très justement que différentes dimensions sociales au sens très large du terme, qui excèdent la dimension sanitaire, gagneraient à être prises en compte. Nous sommes deux spécialistes en sciences sociales, nous ne sommes pas économistes et nous travaillons en étroite liaison avec une collègue anthropologue, qui a également abordé un certain nombre de questions importantes.

Quel est notre rôle ? Par formation, nous regardons tous les phénomènes sociaux comme des phénomènes stratifiés socialement. Les citoyens ne sont pas égaux vis-à-vis de l'information, des services de santé, des risques que l'on subit. Nous examinons systématiquement cette dimension, et c'est pour cette raison aussi que nous pouvons être attentifs à certaines catégories particulièrement vulnérables de notre population, pour des raisons médicales ou sociales.

Ensuite, nous avons alerté très tôt sur des dimensions qui dépassent les aspects médicaux. Je ne pense pas seulement à la dimension économique, mais aussi aux risques psychiques, ou à ce qui se passe malheureusement une fois que la médecine a échoué et que le décès intervient. Sur différents sujets de ce type, nous avons consulté et alerté dans nos avis.

Enfin, la question a été posée de savoir si ce relatif degré d'impréparation qu'on a tous vécu venait de loin. Oui, je crois qu'il vient de loin, et même de très loin. Notre système de santé, pour des raisons historiques, compréhensibles, débattues à différents moments de notre histoire, est un système très curatif. Le président Delfraissy, devant l'Assemblée nationale, a insisté à très juste raison selon moi sur le déficit de capacités et de moyens en matière de santé publique. Il existe certains acteurs de santé publique, qui ont d'ailleurs vu leurs moyens réduits au fil des années par différentes lois de financement de la sécurité sociale, de manière relativement régulière. Mais, surtout, un certain nombre d'acteurs n'ont jamais été créés. La santé communautaire au niveau local est balbutiante. Quand on a réfléchi aux modalités de dépistage et de traçage, on a vu qu'il n'y avait pas beaucoup d'acteurs opérationnels. Nous avons aussi appelé à une action en ce sens dans nos différents avis.

Plus généralement, de mon point de vue personnel, la santé publique n'est pas à la hauteur des vulnérabilités auxquelles nos sociétés sont désormais exposées. L'épisode que nous traversons aujourd'hui est un épisode dramatique, mais nous pourrions en connaître d'autres au moins aussi dramatiques. Je ne suis pas sûr que le système de soins suffise à y faire face, en dépit de son excellence et du dévouement des professionnels.

La question de la santé publique, en tant que domaine de recherche, de formation et de recrutement d'un certain nombre de professionnels, mais aussi en termes d'organisation, y compris à l'échelle territoriale, excède de très loin la seule question des agences sanitaires et de leur rôle de surveillance, d'animation et d'expertise scientifique.

M. René-Paul Savary , président . - Ce constat vous a guidé dans vos analyses, j'imagine.

M. Daniel Benamouzig. - Ce constat, malheureusement, nous avons dû faire avec. Nous avons tenté d'imaginer des stratégies politiques en fonction des moyens que notre pays a constitués depuis quelques décennies.

L'ampleur de cette crise doit nous appeler à engager une réflexion de fond dans le renforcement de ces différentes dimensions.

M. Jean-François Delfraissy. - Sur l'outre-mer, nous avons rendu deux avis, dont l'un dès début avril. Je me souviens d'avoir appelé Mme Girardin, et nous avions également organisé une vidéo-conférence avec l'ensemble des préfets et des directeurs des ARS outre-mer. Nous avons rendu un deuxième avis sur le déconfinement outre-mer et le problème des frontières. Ces questions étaient vraiment inscrites à notre agenda. Par ailleurs, Simon Cauchemez a beaucoup travaillé sur les modèles de construction et de réponse qui pouvaient être développés en Guyane fin juillet et début août. Au passage, les expériences de la Guyane et de la Mayenne montrent que, quand on cerne bien les questions, qu'on arrête avec le territoire une série de mesures à prendre, on peut être efficaces. Nous ne devons pas être perdants en permanence. Il faut savoir reprendre la main. On peut parfaitement le faire, même si ce n'est pas facile pour les populations concernées.

S'agissant de la recherche en immunologie, oui, bien sûr, la réponse immunitaire des sujets qui ont déclaré un covid fait l'objet de beaucoup d'études. Elle fait même l'objet d'essais thérapeutiques pour regarder si les anticorps issus des patients convalescents pourraient aider à « guérir » les patients ou à réduire la sévérité des formes graves. Un essai est mené en France ; des données sont également parues en Italie et aux États-Unis. Cela permet d'anticiper ce que pourrait être une réponse vaccinale comme marqueur prédictif au niveau immunologique.

Oui, probablement, madame Guillemot, le politique vit avec l'incertitude, mais ce n'est pas à moi de le dire. Je sais en revanche que la communauté scientifique vit avec l'incertitude. La question pourrait être de savoir comment l'on fait se rejoindre ces deux formes d'incertitude. C'est bien là la complexité du dialogue, mais qui est tout à fait possible à mon avis. Cela pose la question d'une réflexion sur la réponse à apporter aux crises. À mes yeux, si une structure devait voir le jour, une nouvelle « agence » ou un « machin » à la française, elle ne devrait pas être uniquement cantonnée aux crises sanitaires. Il devrait y avoir une réflexion plus globale, à froid, sur la réponse à apporter à la crise.

Ma génération est une génération bénie des dieux, qui a eu 40 ans devant elle avec des aspects extrêmement positifs. Je comprends la jeunesse actuelle qui, dans une certaine mesure, nous dit : « Vous avez vécu une vie extraordinaire, laissez-nous vivre et confinez-vous ! »

Crises économiques, crises sanitaires : nous vivons des crises successives. Nous devons probablement développer une certaine forme de professionnalisation et de capacité à répondre à ces crises sur le plan multidisciplinaire. C'est le politique qui doit décider, bien sûr, toujours, mais il doit pouvoir s'appuyer sur une instance capable de lui fournir de l'information et des modalités de réponse aux crises.

Je ne sais pas s'il faut créer une nouvelle agence, mais, en termes sanitaires, ce qui ressort de cette crise, c'est le problème d'une réorganisation de la santé publique en France. Si l'on regarde les modèles anglo-saxon ou allemand, des pays qui ont un tout petit peu mieux réussi que nous, la santé publique n'est pas intégrée à la santé. Il existe des facultés de santé publique distinctes des facultés de médecine.

Il ne faut pas nécessairement être médecin pour faire de la santé publique. Il existe des formations à Sciences Po ou à l'Essec. Il faudrait sans doute les rassembler et développer une nouvelle vision de la santé publique.

Certains d'entre nous étaient même allés plus loin, souhaitant que se constitue finalement une sorte de secrétariat d'État à la santé publique, qui ne soit pas rattaché au ministère de la Santé, mais à Matignon.

Mme Laurence Cohen . - On entend parler de mutation du virus, qui fait dire à certains qu'il serait peut-être moins actif, ou moins dangereux. J'aimerais avoir des précisions sur ce point.

On voit qu'il est difficile aussi d'avoir dans les médias une information suffisamment étayée et qui n'entraîne pas un surcroît de peur dans la population.

En tant que parlementaires, nous avons fait en cette rentrée le tour des écoles et, dans ma ville, j'ai trouvé des directions d'école extrêmement inquiètes, parce qu'elles ne savent pas quoi faire face à des enfants qui présentent des symptômes de rhume ou de nez qui coule. Certaines directrices entendaient tout de suite alerter les médecins et pratiquer des tests, d'autres préféraient attendre un peu. En tant que conseil scientifique, avez-vous des recommandations de nature à aider ces professionnels désemparés ?

Vous avez recommandé une protection des personnes fragiles. Ces préconisations ne sont-elles pas en totale contradiction avec le décret qui exclut de la liste des personnes fragiles certaines pathologies comme l'obésité, dans le but de les contraindre à aller travailler et à ne pas pratiquer le télétravail ?

Vous estimez nécessaire de revisiter, à tout le moins, notre système de santé. Or, durant nos différentes auditions, nous avons été alertés sur le nombre important de déprogrammations d'opérations pendant toute la crise aiguë de la covid. Il y a aussi eu beaucoup de renoncement aux soins, par peur de la contagion. Face à la reprise de la pandémie qui semble se dessiner, n'y a-t-il pas un risque de déprogrammer de nouveau des opérations et de mettre la vie de personnes en danger ?

Enfin, vous avez parlé des vaccins et des traitements. Ne pensez-vous pas que les différents États se trouvent pieds et poings liés par rapport aux politiques des grands laboratoires ? N'est-ce pas le moment de créer un grand pôle public du médicament et de la recherche pour développer un certain nombre de médicaments et éventuellement de vaccins ?

Mme Angèle Préville . - Dans certains pays, notamment les pays anglo-saxons, il existe des instances scientifiques attachées au gouvernement, ce qui permet d'avoir une grande réactivité. Je pense notamment au scientifique en chef au Québec. Je serais favorable à la mise en place d'un système de ce genre, avec également toute une liste de scientifiques qu'on pourrait mettre à contribution. On devra en effet certainement faire face à l'avenir à des crises qui nécessiteront de mobiliser différents types de scientifiques, notamment des géologues, des chimistes, des physiciens, etc . Que pensez-vous de cette idée ? Il faudrait également développer une sorte de culture du risque qui manque sans doute un peu dans notre pays.

Vous avez également fait part d'un regret au sujet des Ehpad. Porte-t-il sur un défaut d'humanité par rapport aux personnes âgées ? J'ai dans mon entourage une personne âgée de 84 ans, qui vit chez elle, et qui veut rester libre de sortir ou pas, de se mettre en danger ou pas.

La santé publique a en effet subi ces dernières années une logique comptable. Je m'interroge sur le nombre de lits en réanimation dont nous disposons actuellement, beaucoup plus faible qu'en Allemagne. Avez-vous conseillé d'augmenter le nombre de lits ? Des changements sont-ils déjà intervenus ?

J'ai en effet récemment entendu un médecin dire que rien n'avait changé et que nous avions toujours le même nombre de lits de réanimation.

M. Martin Lévrier . - Le 30 octobre, ce sera aussi le jour de la Sainte Bienvenue. Faut-il redire bienvenue au conseil scientifique tel qu'il existe ? Proposez-vous des pistes pour l'améliorer ?

Vous avez parlé de la presse avec son effet loupe, voire son effet déformant. Avez-vous le sentiment que le Conseil a bien communiqué en direction de la presse ? Y a-t-il des choses à améliorer ?

Il y a eu un grand débat en France entre une méthode empirique proposée par certains et les méthodes récentes fondées notamment sur le principe du double aveugle. Cette controverse, qui s'est transformée en véritable combat, a angoissé beaucoup de Français. Ne faut-il pas que les scientifiques reprennent le chemin de la discussion pour éviter ce genre de combats qui nuisent à une bonne communication ?

Sur les Ehpad, j'ai conscience que la question est un peu caricaturale, mais vaut-il mieux mourir du covid entouré de l'amour de ses proches ou mourir seul de solitude ?

M. Emmanuel Capus . - Puisque nous sommes dans une commission d'enquête, j'ai une question à charge et une autre à décharge, ou plutôt une question qui vise les dysfonctionnements et l'autre les bons fonctionnements.

Il me semble tout d'abord que la position du comité scientifique a évolué au fil des mois sur l'usage du masque. Les recommandations du comité scientifique ont-elles évolué en fonction de l'état du stock de masques dans le pays ?

René-Paul Savary a dit que le système français n'était pas prêt, qu'il n'avait pas réussi à faire face, et vous avez acquiescé. Quand on se regarde, forcément, on se désole. Mais quand on se compare, on se console... Vous avez parlé de la situation de l'Allemagne, mais il y a aussi dans notre entourage immédiat des pays comme l'Italie, l'Espagne ou le Royaume-Uni, dont le système sanitaire semble avoir été submergé, ce qui n'a pas été notre cas. Bien que nous n'ayons pas été prêts à faire face à cette crise, quels sont les éléments qui nous ont permis de mieux la gérer que l'Espagne, l'Italie ou le Royaume-Uni ?

Mme Céline Boulay-Espéronnier . - Vous avez déclaré, monsieur le professeur Delfraissy, que vous auriez plutôt parié sur une immunité de 20 à 25 % de la population. À quel moment avez-vous fait ce pari ? Il me semble en effet que le confinement a rendu une telle immunité impossible.

Y a-t-il d'autres conseils scientifiques tels que le nôtre, ratifiés par le Parlement et destinés à aider à la décision politique ? Quelles sont leurs appellations dans les autres pays européens ? Échangez-vous avec eux ? Pour des crises futures, des conseils scientifiques harmonisés au plan européen seraient-ils souhaitables ?

Enfin, vous avez dit que vous n'étiez pas une structure pérenne et que vous étiez amenés à être dissous le 30 octobre. Mais j'ai bien compris aussi que vous entendiez peser dans un débat de fond sur les politiques publiques en matière de santé. En effet, l'expertise que vous aurez acquise pendant cette crise sera pérenne et précieuse. De quelle manière comptez-vous peser sur la réorganisation de la santé publique en France ?

M. Jean-François Delfraissy. - Le virus fait l'objet de très nombreuses études au niveau mondial, qui montrent qu'il a connu de multiples petites mutations, ainsi qu'une mutation un peu plus importante. Mais nous ne disposons d'aucune étude provenant des grands laboratoires internationaux qui décrive de mutation significative.

Il est vrai qu'il y a quelque chose d'un peu incohérent entre le décret du 29 août et le message actuellement adressé aux personnes les plus fragiles. Nous l'avons signalé aux autorités de santé. Ce décret est très mal tombé, compte tenu de la reprise de l'épidémie.

Début mars, les patients « covid+  » focalisaient toute l'attention. Le conseil scientifique a d'emblée affirmé qu'il fallait être très attentifs à la morbidité induite chez les patients « covid - ». Mais il y a aussi eu des améliorations : moins d'accidents de voiture, moins de traumatismes, moins de fractures du col du fémur chez les personnes âgées, etc . Il y a un équilibre à trouver dans la répartition pour les quatre prochains mois, avec plus de places pour les patients « covid - ». Mais comment va-t-on faire ? Il faut éviter que le système de réanimation ne se trouve de nouveau en tension.

Je suis de ceux qui pensent que l'industrie pharmaceutique occupe une place trop dominante dans notre modèle de santé. Le comité national d'éthique va d'ailleurs publier prochainement une étude sur les coûts faramineux de l'accès à l'innovation. Mais le Président de la République a demandé que le vaccin soit considéré comme un bien public mondial et que son coût soit limité à quelques dollars par unité.

Un comité scientifique doit-il être institué auprès du Président de la République ou du Premier ministre ? C'est une vraie question, elle n'est pas facile. Ce comité ne devrait pas se limiter au sanitaire. L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ne joue pas totalement ce rôle. Il faut un dialogue avec le politique, mais aussi de l'indépendance, un bon niveau et l'envie de donner à la Nation. Les parlementaires devront se poser cette question dans l'après-covid. Un tel comité a existé aux États-Unis, il existe en Grande-Bretagne et au Japon ; mais certains pays n'en sont pas dotés.

M. Denis Malvy, infectiologue, membre du conseil scientifique. - Nous avons encore des progrès à faire en matière de médecine préventive. Dans certains Ehpad, la situation a été gérée de manière moins défavorable, grâce à l'éducation sanitaire et la formation de leur personnel, à la mobilisation des ressources d'hygiène, à la construction d'équipes mobiles partagées avec la médecine ambulatoire au niveau des territoires, à l'existence de plateformes adossées à des établissements de santé, etc .

Les Ehpad sont de moins en moins des maisons de retraite, et deviennent progressivement des espaces de santé. On vient y chercher du soin, avec des niveaux de ressources humaines qui ne sont pas toujours au rendez-vous. Je rappelle que la durée de vie médiane en Ehpad est de trois ans. Que voulons-nous faire de nos Ehpad, à la lumière de cette expérience cruciale ? Nous devons trouver un équilibre entre l'obligation de la relation - protéger nos aînés ne veut pas dire les isoler ni de leur famille ni du personnel qui les entoure - et le maintien des mesures accompagnant les visiteurs - afin de faire tendre le risque de transmission vers zéro. C'est un équilibre délicat, mais essentiel. Un patient « covid+  » en Ehpad peut-il être maintenu sur site ? C'est une question que nous devons creuser. Nous devons trouver des structures intermédiaires, proposant de la gériatrie de proximité, afin d'éviter de coûteuses hospitalisations.

M. Jean-François Delfraissy. - Dès le début, le conseil scientifique a fait le constat qu'il n'y avait pas de masques et que les masques disponibles devaient être utilisés en priorité par les soignants, qui encourraient le risque le plus important. Nos propositions ont donc tenu compte de la réalité de notre capacité à avoir les masques, et nous l'avons dit. Permettez-moi de rappeler que nous ne jouions aucun rôle opérationnel dans la commande de masques. Personnellement, je pense que nous aurions dû faire plus largement appel à certaines structures privées ou à de grandes ONG dont les capacités opérationnelles auraient pu être mieux utilisées. Par ailleurs, vous avez vu qu'il y avait eu une évolution, y compris scientifique, sur l'intérêt du port du masque. Nous avons réussi, avec d'autres comités internationaux - et notamment l'OMS dont la position a évolué -, à construire une doctrine dans laquelle le masque constitue un outil additionnel pour se protéger et protéger les autres. L'évolution de nos avis a donc tenu compte de la réalité du nombre de masques et de ce que l'on attendait du port de ce masque.

Il faut peut-être attendre encore un tout petit peu avant de faire des comparaisons internationales. Les Italiens ont bien géré la crise : ils ont été en première ligne, mais aujourd'hui le niveau de circulation virale y est beaucoup plus faible que chez nous. La Grande-Bretagne a eu la chance que son Premier ministre ait été atteint, car il était initialement sur la même ligne que le président américain, mais il s'est fait très peur et a ensuite effectué un revirement de position. La situation britannique illustre parfaitement les conséquences d'un retard de 8 ou 10 jours dans la prise de décision concernant une épidémie qui évolue exponentiellement. Il est plus difficile de se prononcer sur l'Espagne, car les éléments de comparaison ne sont pas encore stabilisés.

La France ne va pas s'en sortir si mal, probablement parce que son système de soins hospitaliers est assez extraordinaire lorsqu'il est confronté à l'urgence. Nous étions déjà dans une crise hospitalière lourde en raison des contraintes budgétaires qui pèsent sur l'hôpital depuis longtemps.

Mais ce qui a été réalisé de façon extraordinaire en mars et avril ne pourra pas forcément être réédité, car on observe une fatigue générale, une lassitude et des difficultés de recrutement : c'est pour cela que nous devons aujourd'hui prévenir et éviter de nous retrouver dans le même type de situation.

Nous sommes en contact avec les autres pays européens, mais les décisions ne sont pas harmonisées. C'est une forme de faillite de l'Europe. C'était compréhensible au début de la crise, cela l'est moins aujourd'hui face à la reprise de l'épidémie.

L'immunité de population de 25 % que j'avais évoquée était une pure hypothèse de ma part, mais cette hypothèse a été très vite détruite par les chiffres qui font apparaître une immunité de l'ordre de 5 à 10 %.

Notre conseil doit-il être dissous le 30 octobre ? La décision est entre vos mains. Nous avions souhaité disparaître le 12 juillet. Nous discutons de la poursuite de notre mission : elle nous prend beaucoup de temps et nous subissons une très lourde pression. Mais en l'absence de conseil scientifique, qui conseille ? Un conseil scientifique renouvelé ?

Le nombre de lits de réanimation a très fortement augmenté à compter du mois de mars - avec des différences selon les régions - et a diminué ensuite - notamment avec le départ des personnels qui étaient venus en renfort. Le problème ne réside pas tant dans les questions de matériel que dans celles de personnel. Nous avons aujourd'hui plus de lits de réanimation qu'au 1 er février : c'est ainsi qu'à Marseille le nombre de lits de réanimation a pu augmenter dès la fin de la semaine dernière. Cette capacité d'augmentation des lits demeure, mais pour quel type de patients ? Nous ne pourrons pas consacrer à nouveau 90 % de ces lits de réanimation aux seuls patients « covid+ ». Nous devons donc limiter au maximum l'arrivée des patients en réanimation, afin d'éviter de nous trouver dans situation éthique extrêmement délicate.

Le conseil scientifique est une structure légère. Dans nos relations avec la presse, nous avons été accompagnés par une chargée de communication. Peut-être à tort - certains membres du conseil scientifique étaient partisans d'une organisation beaucoup plus professionnelle. Nous avons décidé de communiquer essentiellement à l'occasion de nos avis et de ne pas commenter les décisions gouvernementales. Mais, de temps en temps, on se fait piéger et j'en suis un bon exemple récent quand j'ai parlé de mesures difficiles : j'entendais difficiles à élaborer. Nous avons en outre décidé de ne pas être présents sur les réseaux sociaux, car je considérais que cela n'était pas le rôle du conseil scientifique. Je ne le regrette pas.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Vous avez bien fait !

M. Jean-François Delfraissy. - Nous étions dans une structuration un peu provisoire. Si un comité scientifique devait être institué auprès du Président de la République ou du Premier ministre dans l'après-covid, il faudrait mener une vraie réflexion sur sa communication avec la presse. Par ailleurs, les membres du conseil scientifique peuvent être amenés à communiquer à titre individuel, car certains d'entre eux sont des scientifiques qui peuvent éclairer les populations. Nous avons donc essayé de trouver un équilibre.

Nous ne sommes absolument pas entrés dans la controverse. J'aurais pu y entrer à titre personnel, mais je ne l'ai pas fait et je ne le souhaite toujours pas. Notre premier avis sur les résultats des essais thérapeutiques date de la fin du mois de juillet et s'appuie sur les résultats des essais randomisés.

Mme Véronique Guillotin . - Ma première question porte également sur la gestion de la communication qui a traumatisé bon nombre de nos concitoyens. Cette communication a connu des allers-retours ; elle a été parfois contradictoire ; elle a été à la fois politique et scientifique. Ne devrait-elle pas être retravaillée afin d'apaiser nos concitoyens en situation de crise ? Ils sont dans l'incompréhension.

Au cours de nos études médicales, nous apprenons que le masque sert à protéger. Mais la communauté scientifique ne semblait plus savoir à quoi servait le masque : fallait-il utiliser un masque ? Si oui, quel masque ? Le masque en tissu était-il efficace ? J'avoue avoir moi-même été un peu perdue. Les réponses à toutes ces questions ont-elles été faites en fonction d'un manque de masques dans notre pays ? Ou s'agissait-il de réponses purement scientifiques ?

Même question s'agissant des tests. L'Allemagne a beaucoup plus testé que nous. N'aurions-nous pas dû avoir une communication claire sur les tests, reconnaissant que nous devrions tester, mais que nous n'étions pas en capacité de le faire pour telle ou telle raison  ? Ignorions-nous à ce moment-là que le test était utile ?

Vous nous indiquez que la virulence semble être la même entre mars et aujourd'hui. Si l'on compare le nombre de personnes en réanimation, cela signifie donc que le nombre de personnes contaminées en mars a été beaucoup plus important que ce que l'on pensait alors. Ne pensez-vous pas que l'immunité de groupe pourrait avoir été atteinte, notamment dans certains territoires comme le Grand Est ?

M. David Assouline . - Le format de notre commission d'enquête est inédit, car nous sommes encore en pleine crise. Nous sommes donc attendus pour donner des réponses immédiates de vie quotidienne et éclairer les citoyens.

Notre collègue Roger Karoutchi a cité des pays qui réussissent mieux que la France, souvent des pays autoritaires. Bien entendu, il n'est pas question de faire le choix de ce type de régime pour répondre à la pandémie, mais en situation de crise, les citoyens attendent de l'autorité, car nous avons besoin d'une très grande confiance pour tenir ensemble. Or l'autorité politique a semblé adapter ses messages à ses moyens. Faute de masques, les porte-parole gouvernementaux nous ont expliqué à la télévision que le masque était inutile, voire qu'il était dangereux pour le grand public s'il était mal porté  ! Pouvez-vous nous confirmer que jamais le conseil scientifique n'a conseillé l'autorité publique en ce sens ? C'était des raisons politiciennes !

Nous avons aujourd'hui une stratégie : « tester-tracer-isoler ». Nous avons légiféré pour permettre à l'État de mettre en oeuvre cette stratégie, y compris avec une application numérique. Mais il n'y a aucun moyen et les citoyens sont totalement désorientés. Le mois dernier, à l'issue d'une fête familiale à laquelle je participais, une personne « covid+ » a prévenu les autres participants dès le lendemain des résultats de son test positif. Ceux-ci sont à leur tour allés se faire tester.

Or, tous ceux qui se sont révélés « covid+ » n'ont jamais reçu le moindre appel pour recueillir leurs contacts. Et aucune solution d'isolement, de type hôtel, ne leur a été proposée. Ils ont eux-mêmes prévenu leurs contacts ! S'appuyer sur les citoyens éclairés, c'est utile, mais peut-être vaudrait-il mieux reconnaître que l'on n'a pas les moyens de mettre en place la stratégie annoncée ! Comment expliquez-vous que l'on continue à adresser des messages qui ne correspondent pas aux réalités ? Aujourd'hui, les citoyens ne constatent pas qu'on les teste : il y a des queues de huit à dix heures, les résultats parviennent huit jours après et aucune solution d'isolement n'est proposée.

M. Jean Sol . - Quels sont vos moyens humains, matériels et financiers ? Avez-vous le sentiment d'avoir été entendus dans vos analyses ? Certaines de vos propositions ont-elles été occultées ? Vous semblez regretter à demi-mot le mode de gouvernance choisi par notre pays : que préconisez-vous pour l'avenir ?

Mme Jocelyne Guidez . - Le conseil scientifique comporte un pédiatre, mais pas de gériatre, alors que le virus atteint essentiellement les personnes âgées. N'est-ce pas dommageable ?

M. Jean-François Delfraissy. - Les tests effectués à partir de prélèvements salivaires devraient permettre de simplifier la mise en oeuvre de notre stratégie. Les données issues des évaluations actuellement conduites en Guyane et en région parisienne font apparaître une très bonne spécificité, ainsi qu'une sensibilité suffisante - de l'ordre de 80 %. Ils devraient donc être mis en place dès la fin du mois de septembre ou au début du mois d'octobre.

Une fois le prélèvement effectué, le test peut être réalisé par les techniques actuelles dites de RT-PCR sur de grandes plateformes ou sous la forme d'un test rapide, qui délivre un résultat en 15 minutes ou une heure. Ces tests rapides sont réalisés par des machines fermées comparables à des machines à expresso. Mais ils ne permettent de réaliser que quatre tests simultanés, alors que les grandes plateformes peuvent réaliser plusieurs centaines de tests : c'est un modèle complètement différent. Ces tests rapides ont un intérêt, mais il faudrait commander de nouvelles machines. Cela peut être intéressant pour un Ehpad, mais pas pour réaliser du dépistage de masse tel que nous le réalisons actuellement.

Enfin, les tests antigéniques sont en cours d'évaluation et seront peut-être disponibles à la mi-octobre. Nous devons encore attendre.

Début mars, le conseil scientifique a constaté que la France avait une capacité de 3 000 tests par semaine, alors que les Allemands en effectuaient 60 000. Le conseil scientifique était convaincu que la stratégie des tests était la bonne, mais nous n'avions pas suffisamment de tests pour la mettre en oeuvre. Aujourd'hui, 1 million - voire 1,1 million - de tests peuvent être réalisés chaque semaine, dans deux objectifs : d'une part, le diagnostic pour les personnes qui ont des symptômes ou qui ont été en contact et, d'autre part, le dépistage de santé publique. Reconnaissons que c'est une réussite.

M. René-Paul Savary , président . - Mais il y a du retard dans l'obtention des résultats !

M. Jean-François Delfraissy. - Les délais sont certes encore trop longs, notamment en région parisienne. Mais ailleurs, cela se passe très bien. En région parisienne, la stratégie va désormais être de distinguer le test de diagnostic du test de dépistage. Les tests sont victimes de leur succès. En nombre de tests réalisés par semaine, nous avons dépassé l'Allemagne. Une partie de la jeunesse semble avoir trouvé son mode de fonctionnement en prenant peu de précautions et en ayant recours à des tests au moment du contact avec les plus anciens.

Nous avons reconnu que nous n'avions pas les tests, mais, début mars, il était déjà trop tard pour appliquer la stratégie « tester-tracer-isoler » : il fallait confiner. Cette stratégie peut s'appliquer en sortie de confinement ou lorsque le nombre de personnes infectées est relativement bas. Dès que ce nombre augmente de façon trop importante, la stratégie « tester-tracer-isoler » est dépassée. Aujourd'hui, nous sommes à nouveau dans cette situation dans certaines régions de France.

Comment une épidémie de ce type se termine-t-elle ? Faut-il attendre d'atteindre 50 ou 60 % d'immunité de population ? Certains le pensent, je suis plus nuancé. La situation extraordinaire sur le porte-avions Charles de Gaulle a montré que ce taux de 50 % était atteignable. Faut-il atteindre ce niveau à l'échelle nationale pour que l'épidémie ralentisse progressivement ? Je n'ai pas la réponse.

La remarque de Mme Guidez concernant l'absence de gériatre au sein de notre conseil est pertinente. Denis Malvy a toutefois de nombreux liens avec les gériatres bordelais. Nous avons beaucoup écouté les sociétés savantes, au cours de nombreuses réunions. La société française de gérontologie nous a fait des propositions dont nous avons tenu compte. D'ici au 30 octobre, nous serons peut-être amenés à faire deux ou trois propositions de nouveaux entrants au sein du conseil, notamment un gériatre qui me semble être une priorité.

Nous avons soulevé la question de la gouvernance, mais nous n'avons pas forcément eu toutes les réponses. Sur ce sujet, je cède la parole à Daniel Benamouzig.

M. Daniel Benamouzig . - Pour répondre à David Assouline, d'un côté, il y a la construction d'une stratégie, de l'autre, il y a la réalité. La cohérence d'ensemble de notre stratégie « tester-tracer-isoler » est délicate à construire dans la réalité. Dans nos avis, nous avions fait des propositions de moyens spécifiques et importants, avec des brigades - ou équipes mobiles - déployées localement. Les choix faits nationalement ont été différents, ce qui ne facilite pas la cohérence jusqu'à l'isolement. Aujourd'hui, l'ensemble n'est pas consolidé et nécessite des consolidations progressives aux différents étages. À mon sens, cela illustre la difficulté de mettre en oeuvre des logiques de santé publique confiées à d'autres acteurs de santé, dont la santé publique n'est pas la vocation première - je pense notamment aux caisses primaires d'assurance maladie. Cela pose la question des moyens de santé publique que nous pouvons mobiliser dans ce type de situations.

M. Jean-François Delfraissy. - Sur la stratégie « tester-tracer-isoler », le Gouvernement s'est-il donné les moyens de ses ambitions ? Le conseil scientifique avait préconisé un autre schéma, donnant une place plus importante au médecin généraliste et à ce qui existe dans d'autres pays - en Corée, en Allemagne - et que nous avions appelé des brigades. Or le système français de repérage s'est bâti sur l'existant de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM). Mais le tableau que nous brosse M. David Assouline est très négatif : nous avons des chiffres sur le nombre de personnes qui sont contactées. Notre modèle est donc plutôt administratif, avec une très bonne volonté. Le conseil scientifique avait proposé de s'appuyer plus sur le milieu associatif, sur les assistantes sociales, sur les médecins généralistes, etc .

Sur nos préconisations, la durée de l'isolement a été réduite à sept jours, mais dès qu'il y a suspicion ou cas contact, on doit s'isoler sans attendre le résultat du test. Le maillon un peu faible de notre dispositif est le traçage et la capacité à mobiliser des troupes - même si quelque 2 000 recrutements supplémentaires ont été annoncés à la CNAM par le Premier ministre afin d'améliorer les délais de traçage.

M. David Assouline . - Sur les sept personnes contaminées dans mon entourage, aucune n'a été appelée après avoir été testée positive. Certains n'avaient pas de solution pour s'isoler et l'un d'entre eux a lui-même dû appeler la CNAM : on ne peut pas dormir à la rue ! Je ne peux que le constater : 100 % des cas que je connais n'ont été ni appelés ni isolés.

M. Jean-François Delfraissy. - C'est votre expérience sur ce cas.

M. Denis Malvy. - À Bordeaux, un travail partagé avec la CNAM, l'ARS et la plateforme de l'hôpital a été mené. Cette plateforme a même été dépassée par son succès. Il faut articuler les moyens disponibles. La priorisation est en train de porter ses fruits. Les acteurs travaillent ensemble pour s'adapter et être réactifs.

M. David Assouline . - Pourriez-vous nous communiquer le nombre de personnes contactées au regard du nombre de personnes testées positives ?

M. René-Paul Savary , président . - Cela ne relève pas de la responsabilité du conseil scientifique. Il y a des endroits où cela s'est correctement passé : rassurons nos concitoyens ! Je propose que M. Delfraissy apporte les précisions nécessaires par écrit.

Je vous remercie d'avoir répondu à nos questions. Nous vous encourageons dans cet exercice difficile : émettre un avis scientifique solide, qui soit suivi d'une décision politique fonctionnelle et acceptée sur le plan sociétal. Le Sénat aura des préconisations à faire.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition du Pr Didier Raoult,
directeur de l'Institut hospitalo-universitaire
en maladies infectieuses de Marseille

(mardi 15 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition du Professeur Didier Raoult, directeur de l'Institut hospitalo-universitaire (IHU) en maladies infectieuses de Marseille.

Je vous prie d'excuser l'absence d'Alain Milon, président, retenu dans son département.

Le bureau de notre commission d'enquête avait initialement conçu cette audition sous la forme d'une table ronde.

Comme je l'ai rappelé ce matin, alors que dans d'autres pays la réponse à la crise a été incarnée par un personnage politique, un médecin ou un chercheur, qui a réussi à rallier la population à ses recommandations, nous avons assisté, en France, à des propos discordants qui ont beaucoup nui au niveau de confiance de la population.

À propos d'un virus inconnu, les attentes dans la science étaient très élevées. Certes, la controverse est normale et fait avancer la science ; mais quand elle s'étale si largement dans les médias, elle a plutôt pour effet d'augmenter le degré d'inquiétude.

Nous avions donc souhaité demander des explications aux scientifiques. Comme certains n'ont pas manqué de nous le rappeler - mais nous ne l'ignorions pas -, nous ne sommes pas des scientifiques de haut niveau et ce n'est pas à une conversation scientifique que nous convions nos intervenants. Nous représentons des personnes qui, dans leur immense majorité, ne le sont pas davantage. C'est pourquoi nous aurions préféré éviter les monologues sans contradictoire.

Toutefois, ainsi que vous l'avez rappelé lors de votre audition à l'Assemblée nationale à propos du conseil scientifique, « vous n'êtes pas arrivés à vous parler » et il nous est apparu que vous ne parviendriez pas davantage, dans cette enceinte, à débattre en toute sérénité.

Cette audition a pour objet la recherche, les tests et les traitements. Elle abordera notamment la méthodologie applicable aux essais cliniques, les orientations privilégiées en France au vu de la comparaison entre Discovery et Recovery, les résultats ainsi que la question des publications ou des annonces précoces dans la crise.

Je vous prie de résumer vos principaux messages en dix à quinze minutes. Vous ne manquerez pas, en outre, de nous alimenter par voie écrite, comme vous l'avez déjà fait à diverses occasions.

Je demande également à chaque intervenant d'être concis dans les questions et les réponses.

À toutes fins utiles, je rappelle à tous que le port du masque est obligatoire et je remercie chacun de sa vigilance.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais maintenant vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Didier Raoult prête serment.

Pr Didier Raoult, directeur de l'institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille . - Avant tout, je tiens à faire une mise au point. Certaines personnes ont signé une tribune affirmant que je fraude et que je triche. D'autres ont porté plainte contre moi auprès du conseil de l'ordre. Dans ces conditions, la discussion scientifique n'est plus possible : c'est une limite à ma convivialité.

Je le très dis solennellement et après avoir juré de dire la vérité : je n'ai jamais fraudé de ma vie. J'ai écrit 3 500 publications internationales et je n'en ai jamais rétracté aucune. Depuis que je suis célèbre, une chasseuse de têtes me traque. Elle a réussi à trouver cinq erreurs dans l'ensemble de mes papiers scientifiques. Il y en a probablement beaucoup plus - j'estime le taux d'erreur entre 2 % et 4 %. Je ne suis qu'un pauvre humain, et je fais des erreurs comme tout le monde. Cela étant, je n'ai pas la force de discuter sereinement avec des personnes qui m'insultent. Je ne le ferai pas, je ne le ferai jamais.

J'en viens à l'analyse de l'épidémie elle-même. Depuis l'origine, je suis absolument incapable de mesurer la dimension symbolique de cette affaire. Or ce qui s'est passé n'est pas normal. On ne parle plus de chimie, de malades ou de médicaments, mais d'un sujet déconnecté de ce que je connais.

Je suis un être pragmatique, pratique. En science, il y a toujours eu une grande différence entre, d'un côté, l'empirisme, c'est-à-dire l'observation et la description des phénomènes, et, de l'autre, les théories déductives et spéculatives, dont je ne suis pas un praticien.

En l'occurrence, ce qui s'est passé est absolument inouï et marquera l'histoire des sciences. On a dénoncé l'un des deux médicaments les plus prescrits au monde - on en a probablement donné à 2 milliards de personnes - en affirmant qu'il tuait 10 % des patients. C'est la preuve d'une déconnexion entre la molécule de l'hydroxychloroquine et la manière dont elle a été perçue. Je suis extraordinairement surpris de l'ampleur prise par cette controverse.

Dès que mon premier papier a été publié, la chasseuse de têtes à laquelle je faisais allusion a prétendu que j'étais en situation de conflit d'intérêts avec Sanofi, ce qui est totalement faux : je ne fais d'essais thérapeutiques pour personne, et ma position est constante depuis vingt-cinq ans. L'article en question est aujourd'hui le document le plus cité de toute la littérature sur la thérapeutique du covid-19 : il a été cité 2 400 fois. Elle a tenté de le faire retirer en prétendant que je n'avais pas obtenu l'autorisation du comité de protection des personnes (CPP). Enfin, j'ai dû affronter un déluge de critiques de la part des maniaques de la méthodologie : je ne pouvais pas imaginer que ce papier, comme j'en ai envoyé tellement dans ma vie, entraînerait une sorte de folie mondiale. Le temps triera. Il permettra de comprendre ce qui s'est passé. Mais, personnellement, je ne comprends pas cette signification, notamment symbolique. Je ne peux pas la comprendre et ce n'est pas mon problème.

Depuis plus de vingt ans, je pense qu'il faut développer des centres de lutte contre les maladies infectieuses, accueillant à la fois les patients et les laboratoires de recherche, sur le modèle des centres anticancéreux. Je l'ai écrit quand j'étais le conseiller de M. Mattei et de Mme Haigneré. Gilles Bloch, aujourd'hui directeur de l`Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), travaillait d'ailleurs au cabinet de Mme Haigneré et il était du même avis.

Lorsque l'épidémie a commencé, nous étions en ordre dispersé. Je ne dis pas que tout est désorganisé à Paris. La Pitié-Salpêtrière dispose d'un centre de neurologie colossal. Pour la génétique, il y a l'institut Imagine de Necker. Mais, à Paris, l'organisation en matière de maladies infectieuses a subi une destruction physique ; l'unité de l'hôpital Claude-Bernard a disparu, l'Institut de veille sanitaire (InVS) a été déplacé à Saint-Maurice, alors qu'il aurait dû être adossé à l'institut Pasteur, et les services spécialisés dans les maladies infectieuses ont été dispersés dans toute la ville.

En résumé, Paris n'a pas de « patron » pour les maladies infectieuses - il en est de même en microbiologie. Or c'était le cas il y a trente ans, et Paris garde des leaders dans d'autres domaines médicaux. C'est un véritable problème pour les maladies infectieuses. Les travaux de l'hôpital Pasteur, qui étaient de nature pratique, ont cédé la place à une recherche fondamentale largement axée sur les neurosciences ; elle compte parmi les meilleures du monde. Il n'empêche que notre pays est, en la matière, victime d'une désorganisation. C'est un problème de fond.

J'y insiste, de Gaulle a répondu aux enjeux de cancérologie en créant les centres anticancéreux, regroupant la radiothérapie, la chimiothérapie, la chirurgie et la médecine. Ces structures fonctionnent de manière inégale, mais elles ont joué un rôle très important : l'institut Gustave-Roussy est l'un des meilleurs centres d'immunologie et de cancérologie au monde.

J'ai proposé la création, dans le pays, de sept centres de même nature que celui que j'ai fini par réussir à construire à Marseille. L'absence de maillage territorial ne peut qu'entraîner des discordances. Les crises sanitaires ne vont pas cesser. Or notre civilisation y est extrêmement sensible. Elles peuvent désorganiser complètement la société si nous ne sommes pas armés pour lutter contre elles.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous avez apporté aux rapporteurs des réponses très en amont de cette audition, et je vous en remercie.

Ma première question est d'ordre pratique. Le parcours du patient au sein de votre institut marseillais a-t-il évolué depuis le début de l'épidémie, en février dernier ? En quoi consiste-t-il aujourd'hui ?

À la fin du mois de janvier dernier, la ministre de la santé déclarait qu'il y avait peu de risques que le virus arrive chez nous. Quel est votre avis sur les modélisations de l'Inserm qui ont pu conduire à cet avis ? Sur quels éléments, sur quelles alertes vous êtes-vous fondé pour avoir un degré de connaissance de la situation qu'apparemment les autorités n'avaient pas ?

Ensuite, en période de crise sanitaire, les soignants doivent apporter une réponse thérapeutique rapide aux patients. Comment concilier cette mission avec l'exigence d'essais randomisés, base de travaux scientifiques robustes permettant d'évaluer l'efficacité d'un traitement ? Les patients qui n'entrent pas dans le champ des essais avec un médicament testé ne subissent-ils pas une perte de chances ? Vous résumez ce que vous pensez de ces essais dans la note que vous nous avez remise. Selon vous, ils n'étaient pas forcément adaptés à la situation pandémique que nous avons connue. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

Enfin, quel est votre avis sur les CPP, qui, à l'origine, avaient un rôle éthique ? Pourquoi, en l'occurrence, a-t-on mené certains essais assez vite, alors que l'on n'y arrive pas habituellement ?

Pr Didier Raoult . - Je l'ai dit, je ne suis pas un homme de spéculation. Je suis très empirique, très pragmatique de nature. À mon sens, on peut confirmer par les techniques méthodologiques, mais on ne peut découvrir que par l'observation, par l'empirisme.

Notre staff d'une vingtaine de personnes couvre de nombreux domaines. Avec mes équipes, nous lisons toute la littérature produite en la matière et nous travaillons ensemble - je crois aux nids de recherche, et non pas aux réseaux. Nous nous réunissons tous les jours à huit heures du matin pour échanger nos analyses. L'équipe compte un pharmacien - vous l'avez vu : applique-t-on vraiment l'autorisation de mise sur le marché (AMM) quand on est médecin ? La réponse est non - ; une spécialiste d'hématologie-coagulation, qui assure la bibliographie de stomatologie-coagulation ; un grand immunologiste, ancien directeur des sciences de la vie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui fouille les questions moléculaires, en matière de physiopathologie ; un chimiste ; des infectiologues ; des virologues ; des microbiologistes et des épidémiologistes de très haut niveau, dont celui qui a mené l'enquête relative au Charles-de-Gaulle. Nous creusons chaque question de manière très approfondie et nous avons déjà consacré cinquante-quatre publications internationales à ces sujets. Je vous en ai fourni la liste : ces papiers sont, soit publiés, soit acceptés, soit en préprint.

Face à cette situation, nous avons fait comme d'habitude : nous avons lu tout ce qu'avaient écrit les seuls sachants, à savoir les Chinois. Puis, nous avons observé ce qui s'est passé avec les autres coronavirus et avec le premier épisode de SARS.

Tout de suite, j'ai téléphoné au ministère pour que l'on se penche sur le targocid, antistaphylococcique - c'est un générique, qui ne coûte rien -, utilisé face au SARS-1 en Corée, et sur la chloroquine, également utilisée face au SARS. Les premiers résultats venus de Chine, in vitro, parus dans l'excellent groupe de journaux Cell, relevaient que c'étaient les deux médicaments qui fonctionnaient.

Ils insistaient également sur le remdesivir, qui, lui, n'était pas disponible, à moins de conclure des accords avec Gilead, ce que nous ne voulions pas.

Peu après, les Chinois ont annoncé qu'ils disposaient de leurs premiers résultats préliminaires : cent malades avaient été traités et l'on observait une amélioration clinique, radiologique, ainsi qu'au titre du portage viral.

L'idée que tout va se dérouler en France n'a pas lieu d'être : par définition, une pandémie se déploie partout. Les Chinois, qui ont été les premiers à subir le flux, avaient décrit une quantité de phénomènes, que nous avons observés plus tardivement, comme l'hypoxie heureuse.

De plus, nous avons agi dès que les premiers cas se sont présentés : trois jours après que le génome a été publié, nous avons commandé les amorces PCR. Je l'ai dit à l'Assemblée nationale : dans l'esprit du ministère, il y avait des centres nationaux de référence (CNR). Mais c'est un rêve : ce n'est pas possible pour une maladie inconnue.

Les uns et les autres n'avaient que des séquences. Nous disposions du génome publié par les Chinois. Nous avons également pris connaissance de la qPCR testée à Hambourg et des publications de l'institut Pasteur : nous avons pris tout ce qui existait, nous avons testé et regardé. Il faut toujours avoir une deuxième, voire une troisième gâchette, pour être sûr de confirmer les cas positifs, car certaines contaminations se font par la PCR. Il n'y a pas de laboratoire où cela n'arrive pas.

On a fait du benchmarking - je m'excuse de cet anglicisme - en imitant les autres ; c'est ainsi qu'avance la science, neuf fois sur dix. Très rapidement, nous avons vu que nous n'étions pas sur la même longueur d'onde. Chaque fois que l'on évoquait cette maladie, on nous parlait d'essais et de CPP. Je ne voyais pas et je ne vois toujours pas ces patients comme des sujets d'essais.

Parmi nos tout premiers patients, quelqu'un nous a parlé de son anosmie. Nous travaillions sur ce sujet pour identifier les causes d'infection respiratoire, et nous l'avons repéré ainsi. Mais il fallait commencer par chercher. Aujourd'hui, on sait que l'anosmie concerne 60 % des malades.

Les autres n'ont pas mené cette phase d'observation empirique, appuyée sur la lecture de la littérature. Ainsi, pour l'essai Recovery, les Anglais n'ont pas retenu le critère clinique. On a publié des séries, qui, aujourd'hui, sont utilisées comme une base de réflexion, mais qui portent sur des personnes n'ayant pas fait l'objet de confirmation diagnostique. Certains ignoraient même l'élément clinique le plus déterminant, à savoir l'anosmie et l'agueusie. Ce critère permet un tri extrêmement efficace, en particulier pour les personnes de moins de soixante ans. Nous l'avons testé, notamment, sur le personnel de soins.

De plus, à mesure que le savoir s'est accumulé, on a observé de très graves troubles de la coagulation - les réanimateurs ont été les premiers à les observer. Nous avons rapidement administré des anticoagulants, car les marqueurs de coagulation sont apparus comme des marqueurs de pronostic extrêmement importants. Ensuite, les premiers travaux réalisés en Chine à partir des autopsies ont prouvé que ce que l'on croyait être des pneumonies était en fait des embolies pulmonaires multiples, des lésions d'infarctus du poumon.

Les Chinois ont aussi avancé qu'il fallait des scanners low dose. Je me suis déjà prononcé : en la matière, nous connaissons un sous-équipement terrible - le nouveau gouvernement a, entre autres projets, celui de combler cette carence ; à terme, il faudrait remplacer les radios du thorax par des scanners low dose. Pour les Chinois, au moins la moitié des personnes déclarées asymptomatiques présentaient des lésions pulmonaires au scanner. Nous l'avons confirmé.

La prise en charge a donc évolué sans arrêt. En se focalisant sur la saturation en oxygène et les scanners, ce que l'on fait systématiquement, on ne voit pas la même chose. Pour savoir que le covid n'est pas assimilable à la grippe, il fallait mener d'autres observations. C'est une fois que ce travail a été fait, et non avant, que l'on a défini une stratégie.

Ne pouvant pas savoir qui aurait ou non des lésions, nous avons décidé, avant que les tests ne soient déployés en France, de tester les personnes qui se présentaient. Tout de suite, nous avons mis en place notre système de PCR à très haut débit - les Français rapatriés de Wuhan avaient été installés tout près de Marseille.

De plus, nous conseillons aux patients de mesurer leur saturation en oxygène ; si elle est inférieure à 95 %, ils doivent systématiquement se rendre à l'hôpital pour avoir de l'oxygène. Ils n'éprouvent l'insuffisance respiratoire qu'au moment d'entrer en réanimation. Utilisés plus tôt, l'oxygénation et les anticoagulants auraient pu sauver des vies. Cette discordance entre les signes cliniques et l'état d'oxygénation ne pouvait pas non plus être connue a priori ; et cette connaissance progressive se conjugue mal avec des opinions initiales très tranchées.

À mesure que le savoir évolue, nous avons modifié nos méthodes. Nous avons proposé tout de suite des essais thérapeutiques d'hydroxychloroquine, imitant ce qui avait été fait en Chine, et selon des posologies dont nous sommes familiers. Cet essai thérapeutique a toujours été à un seul bras, et, à l'époque, il a été validé par le CPP. Nous y avons ajouté de l'azythromycine - cela fait partie de la pratique clinique -, dont on savait par ailleurs que c'était un antiviral pour les virus ARN, et nous avons eu la surprise de voir que la charge virale diminuait à une vitesse spectaculaire. Nous avons tout de suite prévenu le ministère. Le résultat était si impressionnant que nous avons proposé de créer un groupe hydroxychloroquine-azythromycine pour mener un essai thérapeutique. Mais, au sein du CPP, un méthodologiste a voulu que nous repartions de zéro, en composant un groupe placebo. J'ai refusé, considérant que ce n'était pas éthique.

Nous avons poursuivi nos travaux. Face à la toxicité potentielle de la chloroquine, interrogation qui m'étonne toujours, nous avons demandé aux professeurs de cardiologie de vérifier tous nos électrocardiogrammes. Au fur et à mesure que les questions étaient soulevées, nous avons réagi pragmatiquement, car nous avons la capacité d'agir en autonomie, sur place.

Les chiffres que je vous ai donnés sont tout à fait officiels. Je ne peux pas les inventer : nous sommes dans un pays administré - parfois trop, mais c'est une autre question.

M. René-Paul Savary , président . - Quel est votre avis quant au rôle éthique des CPP ?

Pr Didier Raoult . - Je me méfie de toutes les modes, notamment les modes méthodologiques. Depuis vingt-cinq ans, la Cochrane Library analyse toutes les publications et les recommandations médicales. En vertu de ce que l'on appelle la médecine basée sur les évidences, il faut au moins un ou deux essais randomisés.

À ce titre, la Cochrane Library a analysé 250 méta-analyses, soit, en tout, plus de 4 000 analyses, pour déterminer s'il y avait une différence de résultat et de qualité entre les études randomisées et les études observationnelles. La conclusion, c'est qu'il n'y a pas de différence. On ne peut pas affirmer que les études randomisées sont l'alpha et l'oméga de la prise en charge thérapeutique : ce n'est pas vrai.

Il en est de même pour les recommandations : quelqu'un a calculé combien de recommandations de la société américaine des maladies infectieuses étaient fondées sur au moins une étude randomisée. Je vous ai donné cette référence. Le résultat obtenu est 18 %. En d'autres termes, 82 % des recommandations thérapeutiques émises aux États-Unis face aux maladies infectieuses ne reposent sur aucune étude randomisée.

Nous sommes donc face à un débat idéologique : je ne veux pas y revenir -j'ai déjà abordé ces questions, notamment en invitant Mme Costagliola à un jeudi de l'IHU pour parler des méthodes et, sur le plan idéologique, nous ne sommes pas d'accord.

Comme médecin, je ne peux pas tirer un malade au sort. Je n'ai jamais su le faire et je ne le ferai pas. D'ailleurs, la plupart des malades refusent ces méthodes, à moins qu'ils n'aient pas compris ce dont il s'agit. Cette méthode n'est pas souvent pratiquée, et nous ne sommes pas là pour cela. Notre contrat millénaire, c'est de faire de notre mieux pour le malade, spécifiquement.

Le but des CPP était d'éviter des expériences hors de propos. Je les ai vues naître : à l'origine, ces instances devaient comprendre des personnes de sagesse, notamment des prêtres catholiques, des pasteurs et des rabbins. J'ai créé le premier comité d'éthique animale en France, c'était en 1989 ; nous avons interdit les essais sur les chiens, les chats et les singes, ce qui a simplifié les rapports avec la population environnante.

Au sein des CPP, on assiste à une prise de pouvoir par les méthodologistes. Or ces instances ne sont pas faites pour valider telle ou telle méthodologie, mais pour déterminer si elle est morale. Nous sommes donc face à une dérive administrativo-méthodologique. Le législateur doit s'emparer de cette question. Soumettre l'usage des écouvillons nasopharyngés à un CPP, c'est du délire. En revanche, la réflexion morale est indispensable - je pense notamment aux essais de non-infériorité.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Je déduis de vos propos que le parcours du patient, chez vous, est le même depuis le début.

Pr Didier Raoult . - Nous l'avons amélioré, en achetant des appareils afin de mesurer la saturation pour toutes les personnes qui se présentaient. À partir de 95 %, nous faisons les radios. L'usage des anticoagulants est également devenu systématique.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - La démocratie sanitaire semble avoir été oubliée : on a négligé d'entendre les familles et, surtout, les patients. Moi-même, j'ai été malade aux alentours du 15 mars, à une époque où les tests étaient réservés aux soignants. On nous disait simplement de rester chez nous et de prendre du doliprane ; les malades n'étaient alors que des chiffres. En lançant votre essai, vous avez été le premier à nous donner l'espoir ; je vous en sais gré, et je tiens à le dire ici. Auparavant, le seul espoir que nous avions, c'était une boîte de doliprane.

Cela étant, aujourd'hui, on a le sentiment qu'il n'y a pas de démocratie dans le monde de la recherche. Pourquoi ? Est-ce à cause de la force de la pandémie, du fait de la pression médiatique, ou encore, comme vous l'avez dit en préambule, faute de patron dans le monde des maladies infectieuses ?

En outre, vous avez déclaré récemment : « Il existe deux hypothèses particulièrement plausibles, soit que l'épidémie disparaisse complètement, soit que l'épidémie reprenne et devienne saisonnière. » Pourquoi cette alternative ?

Pr Didier Raoult . - Je suis très sensible à ce que vous venez de dire. Souvent, c'est une simple anecdote ou un moment de vie qui provoque un tournant. Alors que l'épidémie grandissait, je me suis rendu à l'IHU un dimanche. Une de mes assistantes, qui y avait passé tout le week-end et qui était épuisée, était en train de se disputer avec un homme qui tenait son enfant de trois mois dans ses bras. L'homme et son enfant portaient un masque. Mon assistante ne voulait pas tester l'enfant, car il ne répondait pas aux critères que nous nous étions donnés. Cet homme avait transité par l'aéroport d'Amsterdam et avait peur que son enfant soit malade. J'ai fini par dire : ça suffit, faisons un écouvillon à cet enfant et son père partira tranquillisé. Le test était négatif ; on a appris ensuite qu'à cet âge, la plupart du temps, le résultat était négatif. Mais on ne peut pas laisser les gens sans solution. Le fait d'être sur le terrain nous a fait changer notre perception de la situation et des enjeux de prise en charge.

Pour ce qui concerne l'évolution de l'épidémie, je pondère toujours mes propos en précisant que je ne crois ni aux modèles ni aux prédictions ; à ce titre, je ne peux raisonner que par analogie. Auparavant, on dénombrait six coronavirus, dont quatre sont saisonniers. À l'origine, ils ne l'étaient sans doute pas, comme la grippe. La première grippe du XX e siècle n'était pas du tout saisonnière. Elle a commencé un été et a duré toute une année : c'est la grippe espagnole. Longtemps, on a cru, à tort, que la grippe revenait sous l'influence du froid, d'où le terme influenza, qui vient d'« influenza di freddo », influence du froid ; c'est ainsi que l'on a décrit cette maladie à la Renaissance, en Europe. Mais il y en a autant, voire plus dans les pays chauds, il y en a même toute l'année dans les zones tropicales et, en Afrique de l'Ouest, il y en a davantage pendant la saison des pluies. On ne comprend pas bien ces rythmes saisonniers. J'ajoute que tous les virus respiratoires n'ont pas la même saisonnalité.

Les autres coronavirus endémiques ont probablement connu une diffusion mondiale ; on ne sait pas quand, car on les a découverts un peu par hasard. Ils se sont installés durablement chez nous et présentent une épidémiologie saisonnière, avec quelques cas sporadiques aux autres moments de l'année. Mais le covid-19 est une nouvelle maladie, il peut se déployer différemment et sa très forte vitesse de mutation est un phénomène nouveau, que je n'ai pas vu décrite au sujet des autres coronavirus.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Vous ne m'avez pas répondu au sujet de la démocratie dans le monde de la recherche.

Pr Didier Raoult . - La recherche est comme le sport de haut niveau : par définition, elle n'est pas démocratique. Un grand historien des sciences distingue trois phases en matière de recherche : premièrement, la phase pionnière, menée par des personnes audacieuses, qui font bouger les lignes et, de ce fait, sont empoisonnées toute leur vie ; deuxièmement, la phase de plateau, dite « normale », pendant laquelle les choses avancent peu à peu, grâce à une recherche collective que l'on peut qualifier de démocratique ; et, troisièmement, la phase de déclin : le champ s'épuise et un autre champ naît.

Tous les épistémologistes l'ont observé. Or les phases de découverte sont marquées par des conflits terrifiants. Sur ce sujet, je vous recommande un livre merveilleux de Bruno Latour intitulé Pasteur : guerre et paix des microbes. Il s'agit d'une véritable oeuvre scientifique, fondée sur le dépouillement systématique des journaux de l'époque. Pasteur a pu réussir grâce à des alliés politiques et grâce au soutien des hygiénistes ; mais, pour imposer l'idée du germe, il a dû mener des combats terribles. Auparavant, Lamarck avait été condamné au silence par Cuvier, qui, à l'époque, était tout-puissant en France dans le domaine des sciences. Or Lamarck était le plus grand scientifique au monde pour ce qui concerne la question de l'évolution. D'ailleurs, mon prochain livre s'intitulera La Science est un sport de combat.

M. René-Paul Savary , président . - Vous insistez sur la vitesse de mutation du virus. Or, lors des auditions de ce matin, on nous a affirmé que ce virus ne mutait pas.

Pr Didier Raoult . - Nos équipes font énormément de séquences ; elles en font sans doute plus que n'importe qui, si bien qu'elles travaillent même le week-end. Plus de 500 séquences de virus ont été réalisées depuis juillet dernier, car nous étions étonnés des formes que prenaient alors les cas cliniques et l'épidémie elle-même.

Dès le départ, on a trouvé un mutant, que nous avons appelé Marseille, présentant vingt-trois mutations par rapport à la souche de Wuhan, et nous avons tracé sa source : il est venu du Maghreb par bateau avant de se diffuser dans l'environnement. On a répertorié 100 cas de ce virus, qui a à peu près disparu depuis le mois d'août. Aujourd'hui, on dénombre sept mutants : le plus actif actuellement est le « quatre », pour lequel nous avons répertorié 60 cas. Je viens de publier ces données en ligne.

Il faut observer le degré de variation du virus par rapport à la souche initiale. Depuis juillet dernier, la variabilité des virus a été multipliée par dix par rapport aux virus observés jusqu'en mai. Il existe quatre bases génétiques, ATGC pour l'ADN et AUGC pour les virus ARN. Normalement, la dégradation de C vers U est réparée, car la plupart du temps elle est délétère. Majoritairement, on constate une mutation de T vers U. Elle traduit, soit l'effet d'une enzyme bien connue chez les humains, qui s'appelle Apobec et qui a l'habitude de couper les virus.

En parallèle, on a comparé 100 cas à partir de juillet et 100 cas auparavant, pour mesurer le degré des troubles de coagulation. Ces derniers sont beaucoup moins nombreux et moins sévères depuis juillet, et la mortalité est plus faible. J'ai téléphoné au conseiller du ministre, Antoine Tesnière, pour lui communiquer ces données. Je lui téléphone d'ailleurs chaque semaine pour mettre les résultats de nos travaux à la disposition du ministère, de manière tout à fait démocratique. Je les mets d'ailleurs à la disposition de la planète entière.

M. René-Paul Savary , président . - 100 cas comparés, avant et après le mois de juillet, est-ce suffisant pour affirmer que le virus mute ?

Pr Didier Raoult . - La mutation, c'est une autre question : on la constate dans le virus lui-même. Nous avons fait 500 séquences de génomes viraux et nous avons observé le changement de base en juillet et en août. Nous avons constaté, avec d'autres, que l'on pouvait séquencer directement les virus sans les cultiver. Dans la pratique, pour tous les virus présentant moins de 20 CT, on peut disposer du génome entier dans les huit heures qui suivent. Je vous renvoie à notre papier, publié sur notre site.

M. René-Paul Savary , président . - Nous le lirons bien sûr avec beaucoup d'intérêt.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - À l'origine, nous voulions vous auditionner avec d'autres éminents spécialistes. Nous utilisons couramment cette méthode au sein de notre commission d'enquête. En effet, avec un savoir technique incomparable au nôtre en la matière, vous pouvez, pendant dix minutes, nous faire un exposé de virologie pour nous expliquer que le virus semble muter. Or un autre virologue éminent, le professeur Lina, nous a dit et répété que le virus n'avait pas muté. Cela ne fait pas beaucoup avancer notre compréhension.

Nous n'avons pas à mettre en scène des matches de catch, à provoquer des conflits. Notre méthode consiste à faire ressortir les points qui font clivage. Pour vous, ces confrontations peuvent être pénibles, face à tel ou tel confrère virulent. J'en suis tout à fait désolé pour les uns et les autres, mais au fond ce n'est pas notre problème. Nous devons rendre compte aux Français de ce qui s'est passé. Sur bien des sujets fondamentaux - la recherche, les tests, les dépistages -, vous disposez d'une expertise et vous avez été en désaccord avec d'autres. Pour nous, il est essentiel de vous entendre débattre avec vos confrères.

Vous avez eu l'obligeance d'adresser, en amont, un document très précis aux rapporteurs.

Ce matin, comme lors de précédentes auditions, nous avons débattu des tests et de la lenteur avec laquelle ils ont été déployés. Or, au printemps, en pleine vague épidémique, on voyait des files de personnes se présenter devant votre institut pour obtenir un test. Dans le document que vous nous avez adressé, vous affirmez que l'IHU a pratiqué 200 000 tests sur 100 000 personnes. Pouvez-vous nous préciser ce calendrier ? Comment vous êtes-vous procuré le matériel nécessaire, les réactifs, alors qu'ailleurs en France l'on n'y parvenait pas ?

De plus, vous avez parlé d'une « destruction physique » de l'organisation des maladies infectieuses, à Paris, voire en Île-de-France. Ces termes sont très forts. Globalement, malgré les polémiques, les patients hospitalisés en Île-de-France dans les services de maladies infectieuses ne semblent pas avoir subi de perte de chance par rapport à d'autres régions. Au-delà des scissions de services, en quoi consiste cette « destruction » ?

Enfin, vous êtes revenu sur l'hydroxychloroquine et l'azytromicine. Le benchmark est effectivement très utile. Vous avez mentionné la Chine et l'important savoir qu'elle a accumulé. Mais, aujourd'hui, la plupart des pays, des États-Unis au Japon en passant par la Corée du Sud, l'Allemagne et la Chine, ne recommandent pas, voire déconseillent l'hydroxychloroquine.

Il semble que la science ait parlé - ce n'est pas un jugement. Nous, spectateurs engagés de cette situation, dressons simplement ce constat. Aujourd'hui, ce traitement n'est plus guère utilisé dans le monde. Cela signifie-t-il que le monde entier est aujourd'hui dans l'erreur ?

Pr Didier Raoult . - Bien sûr, je ne suis d'accord avec vous sur aucun point.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Il ne s'agit pas d'un débat entre nous !

Pr Didier Raoult . - Tout d'abord, 4,6 milliards de personnes vivent dans des pays où l'on utilise l'hydroxychloroquine. Vous ne pouvez pas liquider la question comme cela.

En outre, je passe mon temps à faire des méta-analyses ; à peu près tous les pays du monde publient des résultats. Vous ne pouvez pas dire que vous savez mieux que moi ce dont il s'agit.

Vous voyez bien qu'il n'est pas possible de faire une opinion : c'est le temps qui s'en charge, en faisant le tri. Je l'ai dit à partir du mois de février : la quatorzaine est un fantasme analogique avec la quarantaine, elle n'a pas de sens sur le plan clinique. De même, à l'origine, on a dit que les tests de servaient à rien. On ne les a pas faits, parce que les centres nationaux de référence ont dit que c'était trop compliqué ; et, une fois que l'on a pris cet embranchement, il a été extrêmement difficile de revenir sur ce choix.

Ce n'est pas vrai que l'on n'avait pas les réactifs : je l'ai dit, redit, et je vous le dis encore une fois. Les laboratoires vétérinaires ont écrit à peu près à tout le monde, y compris au conseil scientifique, pour dire qu'ils fabriqueraient 300 000 tests. Les autres ne leur ont pas répondu ; mais, nous, nous leur avons répondu, et nous nous sommes servis de ces tests.

Dans une telle crise, des opinions différentes se confrontent, et vous ne pouvez pas penser que, par la magie du Sénat, tout le monde sera d'accord à la fin. C'est le temps qui trie : c'est à la fin que l'on voit ce qui s'est passé.

Pour ce qui concerne les tests, on a fait ce que l'on fait en situation de crise : tous les jours, nous nous sommes débrouillés. Nous-mêmes, chez nous, nous avons fabriqué de quoi faire 430 000 tests lyophilisés. Nous nous sommes organisés pour faire face. C'est l'intendance qui a suivi la décision, et non l'inverse.

Enfin, dans un papier qui vient d'être accepté, j'ai répertorié l'ensemble des pays qui recommandent l'hydroxychloroquine et relevé la mortalité qu'ils enregistrent : je ne suis pas d'accord avec l'opinion scientifique que vous émettez à cet égard. Chacun son métier et les vaches seront bien gardées.

M. René-Paul Savary , président . - Ces données sont-elles dans le document que vous nous avez adressé ?

Pr Didier Raoult . - Tout à fait.

M. René-Paul Savary , président . - Bien sûr, nous communiquerons ce document à l'ensemble des commissaires.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Je ne m'inscris pas dans un débat d'opinion : je suis rapporteur d'une commission d'enquête. Voici une liste, d'ailleurs incomplète, des pays dont les autorités de santé déconseillent actuellement l'usage de l'hydroxychloroquine. Aux États-Unis, les National Institutes of Health (NIH) et l'Infectious Disease Society of America (IDSA) déconseillent l'utilisation de l'hydroxychloroquine ; la Grande-Bretagne fait de même ; à l'échelle mondiale, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) demande de ne pas l'utiliser, quelle que soit la gravité des cas ; l'Italie déconseille ce traitement, de même que la Belgique, l'Allemagne, le Brésil, le Portugal, la Chine - le Chinese Center for Disease Control and Prevention (CDC) estime que l'utilisation de l'hydroxychloroquine doit être déconseillée, quelle que soit la gravité des cas -, le Japon, l'Australie, l'Espagne et le Canada, sans oublier l'Union européenne, via l'European Medecines Agency (EMA), la Suisse et la Corée du Sud.

Je peux entendre que ces recommandations soient erronées. J'attends qu'on nous l'explique. Je respecte votre opinion, mais vous transformez ma question en un débat d'opinion entre vous et moi, et je le déplore.

Pr Didier Raoult . - Une nouvelle fois, je vous recommande la lecture de notre papier, qui détaille la question très précisément. Les États-Unis sont un pays fédéral ; un tiers des États américains recommande l'hydroxychloroquine ; un autre tiers ne sait pas trop ce qu'il faut faire et le dernier tiers le déconseille. Il n'y a donc pas d'homogénéité. Les conflits autour de l'hydroxychloroquine sont mondiaux.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Alors, la liste est fausse ?

Pr Didier Raoult . - Nous avons dressé notre propre liste en indiquant chaque source - je peux vous envoyer le préprint de ce document si vous le souhaitez. D'après nos chiffres, 4,6 milliards de personnes vivent dans des pays recommandant ou permettant l'usage de l'hydroxychloroquine.

M. René-Paul Savary , président . - Pour revenir aux tests, vous avez répondu à la proposition des laboratoires vétérinaires : à l'échelle nationale, il y aurait donc eu un retard à cet égard ?

Pr Didier Raoult . - J'ai eu l'occasion de le dire au Président de la République : la PCR est une méthode extrêmement simple, elle ne pose pas beaucoup de problèmes et tout le monde est capable de la pratiquer. D'ailleurs, on le voit maintenant. À l'époque, le Président de la République a été surpris, mais quand je l'ai revu, il m'a déclaré : « Vous avez été le premier à me dire cela. On m'affirmait que c'était un acte très compliqué, qui ne pouvait être fait que dans les centres de référence. »

M. René-Paul Savary , président . - C'est ce que l'on nous a régulièrement dit.

Pr Didier Raoult . - L'an dernier, nous faisions déjà 150 000 PCR : l'ADN, c'est l'ADN. Je ne vois pas comment débattre avec des personnes qui prétendent que c'est très compliqué, alors que, selon moi, c'est la chose la plus simple du monde.

Je connais les chiffres des morts par ville et par région, notamment pour ce qui concerne les jeunes. J'ai publié les résultats - ce ne sont pas les miens, mais ceux de Santé publique France. La surmortalité en Île-de-France et dans l'Est est manifeste et elle est tout à fait spécifique, y compris dans des tranches d'âge où elle est inhabituelle.

M. Martin Lévrier . - La controverse scientifique a rapidement dominé la scène médiatique, avant de virer au combat scientifique. Cette situation dure depuis quatre mois ; selon moi, elle n'a que trop duré. Vous affirmez vous heurter à une incompatibilité idéologique. Je comprends votre refus des groupes placebos. Mais si vous avez raison depuis le début, combien de patients n'ont pas été soignés, pour des raisons idéologiques ? Cette question est capitale.

En outre, la communication n'a-t-elle pas pris le pas sur la véritable controverse scientifique, qui est une nécessité ? Comment sortir de ce débat, pour avancer ? C'est un sujet mondial.

M. Damien Regnard . - Sénateur des Français établis hors de France, je peux attester de votre renommée parmi eux. Cette pandémie a débuté en Asie, avant de toucher l'Europe et l'Amérique du Nord, puis l'Amérique latine. Au mois d'avril, on faisait des projections catastrophiques pour l'Afrique, mais ce continent n'a finalement pas connu une vague aussi importante que dans d'autres territoires. Vous connaissez très bien l'Afrique, en particulier le Sénégal. Comment expliquez-vous que la catastrophe annoncée n'ait pas eu lieu ?

On peut comprendre l'anxiété des Français ces derniers temps, quand plus de 10 000 nouveaux cas sont annoncés certains jours. Si vous aviez trois recommandations à faire, quelles seraient-elles ? Comment voyez-vous l'évolution de cette pandémie dans les deux mois à venir ?

M. Roger Karoutchi . - Je voudrais également entendre votre opinion quant à ce qui pourrait se passer dans les semaines qui viennent.

Que pensez-vous du fait que les médecins ont été bien souvent contraints de ne pas appliquer votre traitement et empêchés de le prescrire, alors même que les autorités scientifiques affirmaient qu'il n'y avait ni traitement ni médicament ? Est-ce normal qu'on dise simplement aux gens de rester chez eux, de prier et de prendre du doliprane plutôt que de tenter votre traitement ?

Comme je le faisais remarquer ce matin au professeur Delfraissy, l'autorité du conseil scientifique ne semble pas toujours être suivie par le Gouvernement. On a institutionnalisé un débat, certes passionnant, mais très anxiogène pour la population. Pensez-vous que l'existence du conseil scientifique tel qu'il est défini aujourd'hui a encore du sens ?

M. Olivier Henno . - On nous a expliqué ce matin, de manière assez floue et complexe, que le système de santé français n'était pas prêt ; il serait trop curatif. Quel est votre diagnostic ? Pourquoi n'étions-nous pas prêts ? Notre pays consacre des moyens importants à la santé ; ces défauts relèvent donc plutôt de l'organisation du système. Par ailleurs, notre système me semble souvent un peu trop corporatiste. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-François Rapin . - Le professeur Delfraissy nous affirmait que les informations scientifiques et cliniques qu'il avait directement reçues des Chinois, sous l'oeil bienveillant de l'OMS, étaient telles qu'on ne pouvait leur accorder qu'une confiance très réservée. Vous vous êtes pourtant appuyé sur les expertises chinoises au début de vos recherches sur le traitement à base d'hydroxychloroquine : quelle différence y a-t-il entre les approches du conseil scientifique et la vôtre ?

Vous nous avez affirmé qu'il y a de plus en plus de souches virales. Mais ce qui fait les souches, ce sont les mutations du virus, qu'elles soient plus ou moins pathogènes ou virulentes. Le virus mute-t-il, oui ou non ?

Mme Victoire Jasmin . - Concernant les essais thérapeutiques, les protocoles que vous préconisiez font-ils l'objet d'études comparatives ? D'autres équipes les utilisent-elles ? Par ailleurs, la liberté de prescrire a été mise en cause dans notre pays. Cette obstruction a-t-elle causé des pertes de chances ? Enfin, vous avez affirmé avoir commandé des séquençages du génome du virus et avoir observé sept mutations : quelle était leur nature ?

Pr Didier Raoult . - Monsieur Lévrier, je suis content que vous me posiez cette question, mais je me demande pourquoi vous ne la posez pas au ministère de la santé. Il y a des gens qui adorent faire des essais : pourquoi n'en ont-ils pas fait un pour comparer le traitement hydroxychloroquine-azythromicine à un placebo ? C'est l'un des reproches majeurs que j'ai faits au conseil scientifique : tous les essais avaient été décidés avant que ne se tienne la moindre réunion de ce conseil et il n'a été question que du remdesivir et du lopinavir, jamais de l'hydroxychloroquine, qui était le seul médicament pour lequel on disposait de données préliminaires. C'est l'une des raisons pour lesquelles je me suis mis en retrait du conseil scientifique : il n'a jamais piloté quoi que ce soit dans la recherche sur le covid-19. Qui a apporté les données montrant que les enfants n'étaient pas affectés, sinon nous ? Les gens semblent découvrir que les CT n'ont pas tous la même valeur : cela fait deux mois et demi que nous l'avons écrit ! Ce sont des choses que l'État aurait dû piloter : l'incidence des différentes couches de population, l'incidence chez les patients symptomatiques et asymptomatiques. Voilà le pilotage que le conseil scientifique aurait dû assurer. J'ai écrit très tôt que celui qui avait été mis en place ne pouvait pas piloter une recherche de crise ; je m'en suis retiré, parce que j'estime, à tort ou à raison, être plus utile sur place, dans les décisions à prendre tous les jours, mais j'ai proposé des gens qui, à Toulouse ou à Créteil, faisaient des centaines de milliers de tests PCR, connaissaient parfaitement la pharmacologie et n'auraient jamais entériné l'idée selon laquelle l'hydroxychloroquine serait un poison mortel : ces gens auraient été capables de mener une véritable politique scientifique, ce qui n'était pas le cas des membres de ce conseil scientifique, comme je l'ai exprimé au Président de la République et au Premier ministre. Je regrette qu'aucune politique n'ait été entreprise pour vérifier les quelques éléments préliminaires que j'avais apportés.

Concernant l'efficacité, nous avions bien commencé à faire une étude dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) avant que ce ne soit interdit. Ses résultats sont disponibles en ligne : on constate une baisse de 50 % de la mortalité dans les Ehpad où nous avons pu traiter les gens par rapport aux endroits où l'on n'a pas pu les traiter - on est passé de 27 % à 14 % de mortalité. Ce sont nos données : il faut les regarder et chercher à les reproduire, plutôt que de se plaindre que l'on ne fait rien dans les Ehpad. On a encore du temps, il y a encore des malades : les gens qui se posent la question de l'efficacité peuvent faire le nécessaire. Il ne faut pas vivre dans des mythes : un grand article publié dans l'American Journal of Medicine explique la place de l'hydroxychloroquine, notamment contre les facteurs qui entraînent la coagulation, au premier rang desquels la sécrétion d'anticorps antiphospholipides, ceux-là mêmes qu'on trouve dans le lupus - c'est d'ailleurs pourquoi l'hydroxychloroquine est prescrite pour le traitement de cette maladie. Ce sont des éléments réels !

Vous parlez de communication : personnellement, j'ai toujours pensé que, de ce point de vue, on allait dans le mur. Je n'ai jamais porté d'opinion sur la politique du Gouvernement, hormis quand vous me le demandez dans un cadre officiel ; je n'ai fait que donner des chiffres, communiquer les données que nous étions les seuls à détenir dans ce pays, voire dans le monde. Je vous ai transmis quatre pages de résultats de nos recherches. C'est officiel : on ne peut pas tricher avec ces résultats ! Vous estimez peut-être que ma communication est nuisible, mais quantité de pays l'ont utilisée pour prendre des mesures qui ont fonctionné. Ainsi, en Algérie, on a vite compris qu'il fallait tester et on l'a fait plus massivement qu'en France à la même époque. Les meilleurs journaux du monde, aux États-Unis comme au Royaume-Uni, ont publié des articles dont les auteurs se prononçaient sur l'efficacité de tel ou tel traitement sans même avoir fait un test biologique ! Ce phénomène de déroute n'est pas seulement français.

Les Chinois sont actuellement les seuls compétiteurs que nous ayons, avec Taïwan et la Corée du Sud. Sur les infections respiratoires, ils ont les plus grandes séries du monde, ils ont une approche extrêmement pragmatique et moderne. Quand on essaie de faire le séquençage direct d'une infection du cerveau ou du coeur, alors même qu'on obtient les résultats et qu'on commence à écrire le papier, on se rend compte qu'un papier équivalent a déjà été publié dans un journal chinois dont on n'a jamais entendu parler ! Ils ont une stratégie de recherche : il suffit de visiter l'hôpital spécialisé en maladies infectieuses qu'ils ont construit à côté de Shanghai pour s'en convaincre. Pour les maladies infectieuses, la France ne dispose pas même actuellement de ce qui existe au Sénégal, au Mali ou au Congo. Il existe près de l'aéroport de Dakar un bâtiment technologique, d'ailleurs financé par Gilead, dont le niveau d'équipement de diagnostic et de séquençage est absolument inouï. Une course technologique a commencé ; certains pays n'ont pas suivi et elle se passe aujourd'hui essentiellement en Extrême-Orient.

Je ne sais pas pourquoi la vague annoncée n'a pas eu lieu en Afrique. Je ne sais pas prédire. Beaucoup d'Africains disent que le fait qu'ils prennent systématiquement de la chloroquine a pu jouer un rôle ; c'est possible, mais je n'en sais rien, honnêtement.

Quant à l'anxiété, vous admettrez qu'elle n'est pas de mon côté : ce n'est pas moi qui affole les populations. Il n'y a d'ailleurs pas de raison d'être affolé. Les données de l'Institut national d'études démographiques (Ined) vous indiqueront la perte d'espérance de vie due à cette épidémie. C'est une donnée différente de la mortalité. La perte d'espérance de vie est moindre quand la victime souffre d'une polypathologie ou d'un cancer métastasé, ou quand elle a 92 ans, que quand elle a 18 ans et a un accident de moto. Or la perte d'espérance de vie constatée en 2020 par rapport à 2019 n'est que de 0,2 an ; cette perte est inférieure à celle qui avait été constatée en 2015. Loin de nourrir l'anxiété, j'ai toujours essayé d'être optimiste : on n'est pas face à un drame absolument insupportable. Ce débat ne va pas se régler maintenant, mais à la fin, avec les chiffres. Je les suis de manière très précise, parce que je suis empirique : cela m'intéresse de regarder les données chiffrées, de les analyser et de les comprendre. La grippe a énormément tué en 2015 et tout le monde s'en est fichu ! Elle a plus tué que ne le fera l'épidémie cette année, sauf événements absolument imprévisibles pour moi.

J'ai essayé de vous donner des données comparatives par rapport aux désastres du passé : on ne vit pas le même désastre parce que ce n'est pas le même âge qui meurt : 50 % des gens qui sont morts avaient plus de 85 ans ; 72 % d'entre eux, si je ne me trompe, avaient plus de 80 ans. Dans les pays européens, plus de 90 % des victimes avaient plus de 60 ans. Il s'agit de personnes dont l'équilibre est précaire : les circonstances font qu'elles tombent du mauvais côté. C'est ce que nous observons dans les données d'âge actuelles. Chez nous, le mort le plus jeune a longtemps été un homme de 58 ans ; malheureusement, une femme de 54 ans, dans un état absolument épouvantable, est venue mourir : elle a été refusée en réanimation parce que son état physiologique de base était trop mauvais. Avant même de prendre en compte, par des calculs très complexes, les polypathologies, on constate que la perte globale d'espérance de vie sera extrêmement mineure en fin d'année. Ce n'est pas moi qui développe l'anxiété !

Concernant l'interdiction de prescrire l'hydroxychloroquine, tout le monde connaît mon opinion à ce sujet. Je ne vois pas comment on aurait pu avoir un débat serein quand, dans l'espace d'une demi-journée, le ministère et l'OMS se sont mis à dire qu'on interdirait partout ce traitement, qui tuerait les gens, sur la base d'un article qui a été retiré trois semaines plus tard ! C'est une bande de pieds nickelés qui avait écrit ce truc ! Personne ne savait d'où ils sortaient. Ce n'est pas moi qui raconte des bêtises ! Qu'on puisse penser que cette étude était vraie, alors qu'on parle d'un médicament qui a été prescrit à 2 milliards de personnes, cela témoigne d'une déconnexion des deux parties du cerveau : l'une a perdu en pragmatisme et l'autre est devenue guerrière et symbolique. Réussir à vous faire avaler quelque chose de tel, c'est spectaculaire ! D'ailleurs, les Africains se moquaient de nous, eux qui prennent de la chloroquine depuis des décennies. Quand j'étais enfant en Afrique, j'en prenais dès l'âge de deux ans, les comprimés étaient sur la table, chacun en prenait. C'est peut-être pourquoi je ne crains pas la chloroquine.

Quant à ce qui ne marche pas dans notre système de santé, il faut là encore regarder les données chiffrées, en l'occurrence le rapport Health at a Glance que publie l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) tous les ans. Vous y verrez les différences qui existent entre la France et les autres pays quant au rapport entre effort financier et mortalité. L'effort financier français est considérable, mais nous sommes l'un des pays qui a le moins de médecins et dont les médecins sont les plus vieux, du fait du numerus clausus imposé par l'État pendant trente ans. En outre, les médecins hospitaliers, sauf s'ils sont universitaires, sont moins bien payés en France que dans la moyenne des pays de l'OCDE ; le niveau des grands équipements est lui aussi inférieur à la moyenne.

Concernant les mutations, tout mute tout le temps. Quand on copie, il y a des erreurs. En moyenne, pour l'ADN, il y a en moyenne une erreur par million de copies ; c'est assez peu. En revanche, l'ARN, présent dans ce virus, connaît environ 100 fois plus de mutations : le taux d'erreur serait entre 1 pour 10 000 et 1 pour 40 000. Parfois, il s'agit de mutations dites « synonymes », qui n'entraînent pas de changement d'acide aminé ; elles peuvent cependant parfois entraîner un changement dans la capacité du virus à se multiplier. Certaines mutations que nous avons observées agissent sur la protéine spike, spécifique à ces coronavirus, d'autres sur la nucléocapside, qui a beaucoup de points communs avec les autres coronavirus, ce qui expliquerait certaines réactions et, peut-être, protections croisées : la protéine spike et la nucléocapside sont les deux grands antigènes reconnus par la réponse immunitaire. On compte le nombre de mutations survenues par rapport au virus souche. Entre mars et mai, on n'en avait compté qu'une dizaine ; depuis, ce nombre est 10 fois plus élevé. La distance mesurée entre les versions actuelles du virus et la souche primaire augmente.

M. René-Paul Savary , président . - Pouvez-vous répondre à la question posée au sujet des préconisations du conseil scientifique qui n'ont pas été suivies par le Gouvernement ?

Pr Didier Raoult . - Je ne me rappelle pas quelles préconisations n'ont pas été suivies.

M. Roger Karoutchi . - Le conseil scientifique est censé constituer l'autorité de référence en la matière. Il délivre des avis ; parfois le Gouvernement les suit, parfois il ne les suit pas. L'existence du conseil scientifique a-t-elle encore une vraie valeur ?

Pr Didier Raoult . - Le Gouvernement détient la responsabilité politique : il lui incombe de suivre ou non les recommandations du conseil scientifique. Le Gouvernement reçoit des conseils ; je n'étais pas d'avis de les rendre publics, j'estime que les décisions auraient dû être prises autour du Président de la République ou du ministre de la santé, comme toujours jusque-là. Surtout, la composition du conseil scientifique n'était pas bonne : il était dérivé de Reacting, le groupe mis en place par l'Inserm.

Mme Angèle Préville . - L'inconscient collectif tend à associer les mutations d'un virus à une dangerosité fortement accrue. Voyez-vous arriver des souches plus virulentes ?

Vous avez évoqué les raisons éthiques qui vous ont dissuadé d'avoir recours à des placebos dans le cadre d'essais cliniques en période de crise, face à une maladie qui peut être mortelle. Que pensez-vous de l'effet placebo ?

Vous avez évoqué la création de centres anti-infectieux. La structure que vous dirigez à Marseille en est-elle un ? Que lui manquerait-il ? D'autres centres existent-ils sur le territoire national ? Les pouvoirs publics vous ont-ils entendu quant au développement, après la crise, de centres semblables au vôtre ?

Mme Véronique Guillotin . - Je regrette que cette audition n'ait pas lieu sous la forme d'une table ronde : il aurait été plus éclairant de vous voir échanger avec d'autres scientifiques.

Je voudrais rebondir sur le début de vos propos : vous dites ne pas comprendre l'emballement médiatique qu'avaient suscité vos propos. Je me rappelle le premier matin où vous êtes intervenu à la radio : vous avez affirmé l'effet positif de la chloroquine, ce qui a suscité un espoir important chez des Français inquiets en pleine période épidémique, alors que la situation de notre pays était presque catastrophique. Ne pensez-vous pas, en tant que scientifique reconnu, que vos paroles auraient dû être différées, qu'il aurait fallu attendre plus d'études, des résultats plus concrets ? Certains de nos concitoyens ont pris vos propos pour argent comptant : cela me semble avoir été le début de la fracture d'opinion dans notre pays. Reconnaissez-vous une certaine imprudence, ou feriez-vous les mêmes choix aujourd'hui en matière d'expression publique ?

Mme Céline Boulay-Espéronnier . - Quel est le sens de l'emballement médiatique autour de vous ? Que dit-il de vous et de l'état du débat contradictoire et de la démocratie sanitaire en France ?

Vous avez fait l'apologie de l'empirisme : attendons, dites-vous, et on verra qui aura eu raison. Aujourd'hui, une grande confusion règne encore dans la tête de nos compatriotes, car le retour d'expérience n'est pas encore probant : on reçoit des réponses contradictoires.

Où en sont nos connaissances quant aux malades qui ont été symptomatiques ? Les séquelles évoluent-elles ? Ces malades peuvent-ils souffrir à vie, ou durablement, d'une perte de goût ou d'odorat ?

Vous avez évoqué une destruction physique de l'organisation de la médecine spécialisée dans les maladies infectieuses ? Qui est à l'origine de cette destruction, et pourquoi a-t-elle eu lieu ?

Interrogé récemment sur le port généralisé du masque, vous avez répondu ne pas faire de politique. Tout à l'heure, vous avez dit que l'intendance a suivi la décision. Or il semblerait, au vu des déclarations que nous ont faites ce matin les membres du conseil scientifique, que l'inverse est plus proche de la réalité : on n'a pas imposé plus tôt le port généralisé parce qu'il n'y avait pas de masques. Qu'en pensez-vous ?

M. Olivier Paccaud . - Les membres du comité scientifique ont évoqué ce matin l'impréparation de notre système médical. Vous avez pointé du doigt la déstructuration programmée du système de recherche épidémiologique. N'est-ce pas une combinaison des deux phénomènes qui a abouti à ce qu'on peut tout de même considérer comme une hécatombe, quand bien même la situation, à vous croire, serait moins dramatique que lors de la grippe de 2015 ?

Vous avez évoqué le benchmarking. Les résultats français sont loin d'être brillants : il y a pire et il y a mieux. Nous avons reçu les représentants de Corée du Sud et de Taïwan, où il n'y a eu que très peu de morts. D'après vous, quand on veut éteindre un incendie épidémiologique, que doit-on faire quand on n'a pas de vaccin ?

Mme Annie Guillemot . - Vous avez dit que le temps ferait le tri. Beaucoup de papiers ont été publiés, mais certains sont faux. La confusion reste donc très importante. Cela dit, la science a parlé sur certains points. Je regrette, comme Véronique Guillotin, qu'il ne puisse y avoir ici de confrontation entre d'autres chercheurs et vous.

Une agence dédiée aux crises, qui regrouperait des scientifiques et des chercheurs en sciences humaines et sociales permettrait également de diminuer l'anxiété des Français. Qu'en pensez-vous ? Par ailleurs, on n'a pas parlé du vaccin. Quelle est votre position à ce sujet ?

M. David Assouline . - Le grand public a appris votre nom grâce à la polémique autour de votre traitement. Six mois après, même en l'absence d'autorisation officielle, dans la mesure où les gens se sont rués dessus, on devrait tout de même avoir des résultats mettant fin au débat. Or il n'y a rien de probant au-delà de vos tests sur une centaine de personnes. Que dites-vous à M. Macron et à tous les scientifiques qui nient l'efficacité du traitement ? Allez donc au bout : accusez-les de refuser un traitement qui permettrait de soigner les Français, si vous en êtes convaincu ! Je ne gobe pas tout ce que nous disent le Gouvernement ou les scientifiques, mais je reste perplexe : y aurait-il un complot pour que des Français meurent ? Je crains que, derrière le scientifique pragmatique que vous êtes, il n'y ait une idéologie qui vienne troubler votre approche : qu'avez-vous en commun avec M. Michel Onfray, avec qui vous vous apprêtez à signer une tribune ?

M. Jean Sol . - Que pensez-vous du confinement total mis en place dans notre pays ? Aurait-il pu être évité ? Quel est votre avis sur la doctrine en matière de masque ? Reconnaissons que sa géométrie a été pour le moins variable et qu'elle est encore floue aujourd'hui. Les moyens sont-ils au rendez-vous en France en matière de recherche ? Enfin, est-il possible de raccourcir les délais de réalisation des tests ?

Pr Didier Raoult . - Concernant l'effet placebo, on prétend qu'il est dramatique d'apporter de l'espoir : je ne suis pas d'accord. Au contraire, c'est dramatique d'apporter du désespoir. L'effet placebo commence par l'espoir qu'on apporte. La négligence de cet effet biologique, observable par les outils radiologiques actuels, est terrifiante. Il existe même un « effet nocebo » : quand on annonce à quelqu'un qu'il va mourir, des zones du cerveau s'éteignent. Un tel effet a été engendré par les annonces quotidiennes à la télévision. À l'inverse, quand on donne de l'espoir aux gens, l'effet placebo les calme, comme sous l'effet de benzodiazépines.

Les séquelles sont une vraie question. On a commencé à travailler dessus : nos recherches ont montré l'existence d'un hypométabolisme persistant dans certaines zones derrière le bulbe olfactif ; on ne sait pas encore combien de temps cet effet peut persister ni ce qui pourrait le guérir. Les séquelles cérébrales semblent plus importantes que les séquelles pulmonaires, qu'on redoutait davantage.

Le débat autour de l'hydroxychloroquine n'est pas seulement français : il est mondial. Ce n'est pas juste moi ! Comment une bande de polichinelles a-t-elle pu publier dans le New England Journal of Medicine et dans le Lancet si l'on n'avait pas perdu toutes notions de base ? Ces articles ont été rétractés dans les trois mois. Je n'ai jamais rien vu de tel dans toute l'histoire de la médecine ! Arrêtez de croire que c'est une histoire franco-française : il s'agit d'un phénomène international beaucoup plus puissant. L'Europe de l'Ouest et une partie des États-Unis, où les chiffres sont d'ailleurs les plus mauvais au monde, ont géré la crise d'une certaine manière, en courant après une molécule nouvelle faite par les laboratoires, puis après la vaccination, alors qu'une autre partie du monde a adopté une gestion extrêmement pragmatique. En Corée du Sud, le pragmatisme était total : on détecte et on isole. On réquisitionne les hôtels pour y mettre les gens qui sont positifs : c'est le modèle du lazaret plutôt que celui de la quarantaine.

La destruction des services de maladies infectieuses n'a pas été volontaire. On a connu une époque paradoxale, juste avant l'épidémie de sida, où on disait que les maladies infectieuses étaient terminées. On a fermé l'hôpital Claude-Bernard, l'endroit même où on aurait pu investir massivement pour lutter contre les nouvelles épidémies, en particulier contre le sida, pire épidémie du XX e siècle, qui commençait tout juste. Il est compliqué de se remettre en cause : quand on s'engage dans une direction, c'est dur de sortir du sentier et de reconnaître son erreur : cela s'applique à tous, du Président de la République au professeur Delfraissy et à moi-même ! On manque de lucidité sur ses propres erreurs.

À ce propos, je trouve curieux que des consignes relatives aux maladies infectieuses aient été données par le directeur général de l'Assistance publique de Paris, plutôt que par le titulaire de la chaire de maladie infectieuse. C'est un truc de professionnel, la médecine !

Dès 2003, je jugeais nécessaire de créer un « infectiopôle » Necker-Pasteur, un centre de taille mondiale dédié aux maladies infectieuses. Je pense toujours qu'une telle initiative est nécessaire, peut-être parce que je suis incapable de changer d'avis...

Vous m'interrogez sur le confinement et le masque. Ce sont des questions difficiles ; des chercheurs commencent à faire des études comparatives, mais elles sont difficiles à analyser dans la mesure où les comportements sociaux diffèrent suivant les pays : les contacts entre personnes ne sont pas les mêmes en Suède ou en Italie. Il est donc très complexe de comparer l'efficacité des mesures de confinement. J'ai déclaré au Président de la République que le rôle du politique était, selon moi, de prendre toutes les mesures pour éviter l'affolement ; si ces mesures produisent un effet inverse, elles ne sont plus fonctionnelles. Le confinement, suivant les analyses effectuées en Italie et en Espagne sur des milliers de donneurs de sang, n'a pas protégé les gens individuellement du risque d'infection : ceux qui n'étaient pas confinés étaient plutôt moins positifs que ceux qui l'étaient. Il n'y a pas de substrat scientifique individuel, ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas un choix de société : plutôt que d'affoler tout le monde, il pouvait être pertinent de confiner. Je ne sais pas répondre.

Pour le masque, c'est pareil : il n'y a pas de vérité scientifique brutale. Celle-ci existe pour le personnel de soin, qui opère à 30 ou 40 centimètres des patients ; le risque de contamination est alors évidemment plus important et il a été démontré que le masque diminuait ce risque dans ces conditions. Cela ne peut pas être démontré dans d'autres conditions. Là encore, c'est une question de message social : ce message peut s'avérer utile, même si je ne sais pas s'il faut être extrêmement punitif en la matière : si porter un masque change les comportements, empêche les gens de s'embrasser et leur rappelle que quelque chose circule, on peut penser que c'est raisonnable ; cela peut permettre de conserver une distance sociale sans se faire d'énormes illusions sur le pouvoir du masque lui-même. La clef, ce sont les mains, il faut se passer dix ou vingt fois de l'alcool sur les mains chaque jour.

Concernant les mutations, « mutant » ne veut pas dire « plus méchant » ! Je n'ai jamais dit le virus se faisait plus virulent ; nous avons plutôt l'impression d'observer des formes dégradées de la forme initiale, des formes moins graves, mais c'est très compliqué de deviner le pouvoir pathogène d'un virus à partir de sa séquence génétique ; personne ne sait vraiment le faire.

M. René-Paul Savary , président . - Une question concernait la régulation de la parole scientifique.

Pr Didier Raoult . - Je suis français, mais je ne vous appartiens pas. Ma parole scientifique est une parole libre, comme garantie par la Constitution et l'histoire de ce pays. Elle s'adresse à une quantité de gens dans le monde. Si vous pensez que mes propos n'ont pas eu de conséquences sur la prescription d'hydroxychloroquine-azythromicine dans le monde, vous vous trompez très lourdement. Des sondages menés sur les médicaments prescrits dans le monde montrent une influence thérapeutique énorme : vous verrez bien avec le temps. Ce n'est pas moi qui ai raconté des balivernes sur la toxicité d'un médicament qui est prescrit à 2 milliards de personnes. Vous verrez bien ! Les publications montrant que l'usage de l'hydroxychloroquine fait diminuer entre 30 % et 50 % la mortalité sont en train de s'accumuler : il en sort tous les jours !

M. René-Paul Savary , président . - Concernant les questions de Jean Sol, vous avez rappelé qu'il manque des scanners. Quant aux délais de tests, on constate que notre stratégie devrait peut-être évoluer.

Pr Didier Raoult . - Nous n'avons pas de problème en la matière à Marseille : le délai moyen de rendu est chez nous de huit heures ; aucun test n'est rendu en plus de vingt-quatre heures.

M. Jean Sol . - Ce n'est pas partout ainsi.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Certains laboratoires ont des machines très rapides, mais elles ne sont pas présentes partout.

Pr Didier Raoult . - On nous demande pourquoi les approches ne se réconcilient pas. Les gens n'ont qu'à venir voir ce qu'on fait ! On a testé 79 000 personnes, mais le ministre n'est même pas venu à l'IHU lors de sa visite à Marseille ! Je suis républicain : je respecte donc les gens qui sont aux affaires. Je publie nos données chaque semaine : si vous voulez voir comment on y parvient, il faut venir voir, je ne refuse personne, je discute avec tous les gens intelligents, quel que soit leur bord.

M. René-Paul Savary , président . - Merci de vos réponses : il n'y a pas eu de confrontation, mais des échanges frontaux, ce qui était important.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition commune des professeurs Dominique Costagliola,
épidémiologiste, membre de la cellule de crise de l'Académie des sciences et Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses
et tropicales de l'hôpital Bichat, directeur de l'Institut thématique d'immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie
de l'Inserm (Reacting), membre du conseil scientifique

(mardi 15 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition commune du Professeur Dominique Costagliola, épidémiologiste, membre de la cellule de crise de l'Académie des sciences, et du Professeur Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat, directeur de l'Institut thématique d'immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie de l'Inserm (Reacting), membre du conseil scientifique. M. Yazdanpanah est accompagné de Mme Marie Paule Kieny, conseillère scientifique auprès de Reacting et du docteur Éric Dortenzio, directeur scientifique de Reacting.

Cette audition a pour objet d'obtenir des précisions sur la recherche et les traitements. Nous souhaitons notamment aborder la méthodologie applicable aux essais cliniques, les orientations privilégiées en France au vu de la comparaison entre les essais Discovery et Recovery, les résultats obtenus, ainsi que la question des publications ou des annonces précoces au cours de la crise. Nous voudrions savoir comment vous avez réagi à l'évolution chronologique de cette épidémie.

Après une brève présentation de vos principaux messages, je laisserai nos rapporteurs vous poser leurs questions.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Dominique Costagliola, M. Yazdan Yazdanpanah, Mme Marie Paule Kieny et M. Éric Dortenzio prêtent serment.

Pr Dominique Costagliola, épidémiologiste, membre de la cellule de crise de l'Académie des sciences. - Je tiens d'abord à me présenter, afin que vous sachiez d'où je parle. Je suis directrice de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et membre de l'Académie des sciences depuis décembre 2017. Je suis également directrice adjointe de l'Institut Pierre Louis d'épidémiologie et de santé publique, établissement placé sous la tutelle de Sorbonne Université et de l'Inserm, et vice-doyenne déléguée à la recherche de la faculté de médecine de Sorbonne Université.

Mes recherches portent sur l'infection à VIH dans le domaine de la santé publique, de l'épidémiologie, de la modélisation et de la recherche clinique, dont les essais randomisés, mais aussi les études observationnelles. Ma spécialité méthodologique est la pharmaco-épidémiologie, c'est-à-dire l'étude par des méthodes épidémiologiques de l'effet des médicaments, avec une concentration sur l'inférence causale en situation observationnelle : il s'agit de déterminer à quelles conditions une différence observée entre deux groupes liée à une exposition - un traitement, par exemple - peut-elle se voir attribuer une interprétation causale - autrement dit, quand peut-on dire que cette différence est due au traitement ?

Je termine actuellement un mandat de trois ans en tant que présidente du comité santé publique de l'Agence nationale de recherche (ANR). Depuis 2018, je suis vice-présidente chargée de la méthodologie du jury du programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) national.

J'ai été consultante en pharmaco-épidémiologie pour l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (Afssaps), le prédécesseur de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), de 1997 à 2001 ; ma mission consistait à développer une expertise interne dans ce domaine.

J'ai été membre de la commission nationale de pharmacovigilance entre 2001 et 2007 ; j'ai présidé le groupe 2, « Renforcer la surveillance du médicament » des assises du médicament, en 2011, et j'ai été chargée en 2013, avec Bernard Bégaud, d'une mission de surveillance et de promotion du bon usage du médicament en France. Dans les deux cas, j'ai tenu à préciser deux choses avant ma nomination : d'une part, je ne suis pas médecin, mais scientifique ; d'autre part, j'ai des liens d'intérêt avec certains laboratoires. Le ministère de la santé, qu'il soit dirigé par Xavier Bertrand ou par Marisol Touraine, a jugé dans les deux cas que ces liens ne constituaient pas des conflits d'intérêts m'empêchant d'assumer ces responsabilités.

Au sein de la Haute Autorité de santé (HAS), je suis membre depuis 2017 de la Commission nationale d'évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé (CNEDiMTS), la commission chargée de donner des avis sur la prise en charge par la sécurité sociale des dispositifs médicaux et des technologies de santé. La méthodologie de cette commission repose surtout sur les essais randomisés en double aveugle, mais ils ne sont pas toujours possibles au vu de la faiblesse de la population cible en France : il faut donc savoir s'adapter et recourir à toutes les méthodologies possibles.

Au sein de Reacting, je suis depuis longtemps membre du groupe chargé de la méthodologie et de la recherche en situation d'émergence. À ce titre, j'ai participé le 3 mars dernier, à la demande de France Mentré, responsable de la méthodologie au sein de l'essai Discovery, à une réunion avec le biostatisticien de l'étude Solidarity ; nous y avons abordé des enjeux de planification : aurions-nous recours à une étude randomisée, se fera-t-elle en double aveugle ? Fin janvier, j'ai été contactée par Reacting pour faire partie de son conseil scientifique sur la covid-19. J'ai participé aux réunions de ce conseil scientifique, qui était chargé à l'origine de réfléchir sur les priorités de la recherche et d'évaluer les projets soumis pour financement d'amorçage par les fonds mis à disposition de Reacting par le ministère de la recherche. À ce titre, j'ai également participé aux groupes de travail sur la thérapeutique qui se sont tenus chaque semaine à partir de mars.

Au cours du mois d'avril 2020, à la demande du président de l'Inserm, j'ai assuré l'intérim du professeur Yazdanpanah à la tête de Reacting pendant sa maladie. J'ai alors rejoint l'équipe de Discovery en tant que représentant de l'Inserm au sein du comité international de direction de l'étude.

En tant que vice-présidente du jury du PHRC et que membre du conseil scientifique de Reacting, j'ai participé à l'évaluation des projets de recherche clinique déposés au titre des appels d'offres de la Direction générale de l'offre de soins (DGOS). Dans ce cadre, 27 projets ont été évalués dans le cadre classique et 142 dans le cadre de l'appel d'offres spécifique. Bien entendu, je n'ai pas participé à l'évaluation des projets où une personne de mon laboratoire était investigateur principal. J'ai aussi été rapporteur extérieur de projets soumis à l'appel d'offres de l'ANR ; j'ai joué le même rôle pour l'appel d'offres allemand et j'ai aussi été membre du jury de l'appel d'offres Covid-19 de la Fondation de recherche flamande.

Enfin, à partir de mai, nous avons décidé de déposer un projet européen pour créer un réseau de recherche unique sur les maladies émergentes ; le consortium a été approuvé par la Commission européenne et l'accord signé il y a une dizaine de jours.

J'ai également présidé le conseil scientifique de plusieurs études de cohorte sur la covid-19 en France et au Burkina Faso ; je préside le comité indépendant de l'essai Coverage, dont l'investigateur principal est Denis Malvy.

Enfin, j'ai effectué beaucoup de communications dans les médias sur l'épidémiologie et les perspectives thérapeutiques. J'ai fait partie de la cellule de crise de l'Académie des sciences autour de la Covid-19.

Je veux par ailleurs signaler que, depuis 2017, je suis élue membre du conseil d'administration de l'association Aides, bien connue dans la lutte contre le VIH-Sida, à titre de personnalité qualifiée.

Je ne me présente pas devant vous de façon indépendante de Reacting ; je suis totalement solidaire du travail d'équipe que nous avons cherché à accomplir dans le domaine de la recherche depuis le début de cette crise.

Pr Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat, directeur de l'Institut thématique d'immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie de l'Inserm (Reacting), membre du conseil scientifique. - Votre invitation m'honore ; je ferai de mon mieux pour contribuer au débat et faire avancer de manière rationnelle le front de connaissances autour de cette pandémie. La science est collective ; c'est pourquoi je suis accompagné de mes deux collaborateurs.

Je suis chef de service des maladies infectieuses et tropicales de l'hôpital Bichat-Claude Bernard et professeur de maladies infectieuses à l'université de Paris. J'ai été nommé directeur de l'institut d'infectiologie de l'Inserm en 2017 et je suis le coordinateur de Reacting pour l'Inserm.

Depuis 2018, je suis président de Glopid-R, consortium visant à coordonner l'activité des institutions de recherche et des financeurs publics en période d'épidémie à l'échelle internationale. Je suis par ailleurs expert auprès de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).

Je suis clinicien, mais aussi enseignant et chercheur ; cela fait environ vingt-cinq ans que je travaille sur les maladies infectieuses et surtout émergentes. J'ai été confronté pour la première fois à celles-ci en 1993, quand j'ai travaillé sur une épidémie de bilharziose, maladie parasitaire, dans la vallée du fleuve Sénégal. J'ai été le premier médecin à recevoir un patient atteint de SRAS en mars 2003, à l'hôpital de Tourcoing. J'ai été impliqué dans la prise en charge et la coordination de la recherche sur les épidémies d'Ebola en Afrique, de Zika en Amérique latine et de peste à Madagascar.

Dans le cadre de la présente épidémie, c'est dans mon service qu'a été accueilli le premier patient atteint de covid-19 en France et en Europe. J'ai été impliqué dans des aspects de recherche, à travers Reacting. J'ai été nommé membre du conseil scientifique présidé par le professeur Delfraissy et mis en place par le Président de la République le 11 mars, ainsi que du Comité analyse recherche et expertise (Care) présidé par le professeur Barré-Sinoussi et créé par le Président de la République le 24 mars.

Beaucoup a été dit sur les liens d'intérêt. Je tiens donc à préciser que j'ai été amené, en tant qu'expert, à travailler avec l'industrie pharmaceutique, occasionnellement contre rémunération. Cependant, depuis ma nomination à l'Institut thématique d'infectiologie de l'Inserm, en 2017, j'ai arrêté de percevoir toute rémunération en qualité d'expert de l'industrie.

Je vais revenir sur trois points. Quelles ont été les avancées ? Quelles améliorations peuvent être apportées ? Quelles sont les perspectives ?

Je dois d'abord dire qu'une épidémie suscite toujours beaucoup d'interrogations et de questionnements et que la recherche peut et doit guider les réponses à apporter. Cependant, par définition, le temps de la recherche bien faite est long, alors que ces réponses doivent être rapides. Il existe donc une certaine contradiction. Ainsi, la population en général, les décideurs et les malades en particulier, veut un traitement et a besoin d'espoir. En outre, nous accordons parfois davantage de crédit aux thèses qui nous plaisent qu'à celles qui nous déplaisent. Or le temps nécessaire pour identifier un traitement et en évaluer correctement l'efficacité et la toxicité est, je le répète, long. C'est pour cette raison qu'en 2013 nous avons mis en place Reacting. Nous voulions essayer d'améliorer la réponse scientifique à ce type de situation, car ce problème avait été identifié au moment de la crise du H1N1.

Dans le cadre de Reacting, nous avons compris dès le 2 janvier 2020 que quelque chose se passait, mais nous n'en imaginions pas l'ampleur. Nous avons très rapidement mis autour de la table l'ensemble des institutions de recherche qui travaillaient sur les virus respiratoires afin de définir les priorités et lancer des projets, que ce soit en termes de diagnostics pour comprendre l'histoire de cette maladie, de traitements ou de vaccins. Nous nous sommes aussi appuyés sur les sciences humaines et sociales qui sont très importantes sur ces questions. Nous avons impulsé des projets structurants, en restant à l'écoute du terrain.

Pour permettre à la recherche d'avancer plus rapidement, nous avons établi des liens entre les chercheurs et les agences de régulation et cela a donné des résultats : durant cette crise, les autorisations, notamment celles délivrées par les comités de protection des personnes (CPP), ont été en moyenne accordées en sept jours, contre plus d'un mois habituellement, et souvent plusieurs mois...

Pour aller vite, nous avions aussi besoin de financements. Reacting n'est pas une agence de financement, mais nous avons très rapidement obtenu de la part des ministères chargés de la recherche et de la santé des fonds d'amorçage, en général inférieurs à 50 000 euros, le temps que les financements habituels se mettent en place. Ainsi, dès le 7 février, nous avons pu commencer à financer des projets, en nous basant sur les travaux d'un comité indépendant, dont faisait partie Dominique Costagliola. Les agences et programmes habituels ont pris le relais : l'ANR le 6 mars, le programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) le 10 mars. Nous avons également établi des liens entre les chercheurs de différents pays et avec l'OMS.

Nous avons donc essayé d'amorcer, d'impulser, d'accélérer, et la recherche a effectivement apporté un certain nombre de réponses. Je prends l'exemple des traitements : malheureusement, nous ne disposons pas de traitement antiviral, mais, grâce à des essais cliniques randomisés, la recherche française et européenne a montré que des traitements ne sont pas efficaces et qu'ils ne doivent donc pas être utilisés, notamment chez les patients hospitalisés - je pense à l'hydroxychloroquine et au kaletra, qui ont été étudiés dans l'essai Discovery.

Les essais cliniques randomisés ont aussi montré que des traitements étaient efficaces - je pense aux corticoïdes, notamment le dexaméthasone -, ce qui a eu un effet, puisqu'un travail de modélisation réalisé en France et encore soumis pour publication montre que le nombre de patients hospitalisés transférés en réanimation a diminué de moitié par rapport au début de l'épidémie et que, grâce à ces traitements à base de corticoïdes et d'anticoagulants, la mortalité des patients hospitalisés a diminué d'environ 60 %. Je crois important de le rappeler.

Pour autant, nous devons encore progresser et c'est mon deuxième point : comment améliorer les choses ?

La recherche que nous avons essayé de mettre en place a toujours été multidisciplinaire et multi-institutionnelle : nous avons besoin de tout le monde, nous ne pouvons pas nous appuyer sur une personne, une discipline, une institution, une hypothèse. Or de nombreuses initiatives institutionnelles isolées ont été prises sans réelle vision globale, ce qui a conduit à une importante dispersion des forces et des moyens. Une certaine communication a aussi desservi la science. Il y a eu beaucoup de financements à partir du mois de mars et chaque hôpital, chaque chercheur, a mis en place son propre essai clinique. Or un certain nombre de patients refuse de participer à de tels essais ; il faut donc créer un grand réseau qui associe l'hôpital et la médecine de ville. Il faut améliorer la communication autour de la science, en impliquant les citoyens. Il faut aussi mettre en place des outils réglementaires et financiers pour éviter cette dispersion.

Quel est le bilan et quelles sont les perspectives ? C'est mon troisième point.

Tout d'abord, il est probablement un peu tôt pour faire un bilan. Avant l'été, j'avais un peu l'impression que les gens pensaient que l'épidémie était terminée, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Le virus s'est installé dans la durée. Pour autant, nous avons avancé, notamment grâce à la recherche, ce qui a eu un impact sur la gestion de l'épidémie, et un espoir de traitement existe. Les indicateurs montrent que la France est au cinquième rang mondial en matière de publications scientifiques sur le covid. Il faut aller plus loin et beaucoup de questions se posent encore, au-delà de celles sur les traitements et les vaccins, par exemple en termes de transmission.

Ensuite, nous devons nous préparer à prendre en charge les patients, nombreux, qui ont contracté le covid et en souffrent toujours. La recherche doit aussi se pencher sur l'organisation des soins, les liens entre l'hôpital et la ville, l'éducation à la santé, la prévention, etc . Beaucoup d'outils dont nous disposons aujourd'hui peuvent être mieux utilisés. Les réponses qui seront apportées à ces questions peuvent tirer vers le haut l'ensemble de notre système de santé.

Enfin, l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS), les ministères concernés et Reacting qui ont l'habitude de travailler ensemble réfléchissent à la mise en place d'une agence dédiée à la question de l'émergence.

Mesdames, messieurs les sénateurs, nous allons répondre à vos questions de la façon la plus honnête possible, mais aussi avec beaucoup de prudence et d'humilité : même si nous avons beaucoup progressé depuis le mois de janvier dernier, beaucoup de questions demeurent, et, dans la science, les vérités ne sont ni absolues ni définitives - elles peuvent changer au fil du temps.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Une question générale tout d'abord : que pensez-vous de l'organisation de l'effort de recherche en France ?

Ensuite, comment expliquez-vous l'échec relatif de Discovery par rapport à Recovery, dont la rigueur et la flexibilité ont été saluées dans le monde ? Pourquoi Discovery n'a-t-il pas apporté de véritables réponses cinq mois après son lancement, contrairement à Recovery ? Cela n'a-t-il pas pesé sur la crédibilité de la parole scientifique en France ?

Par ailleurs, lorsque la ministre de la santé disait à la fin du mois de janvier que le virus avait peu de chances de pénétrer en France, j'imagine qu'elle s'appuyait sur des modélisations de l'Inserm - nous lui poserons la question la semaine prochaine. Comment expliquez-vous les conclusions de ces modélisations et cette formulation politique, alors que des données différentes commençaient à apparaître un peu partout sur le globe ? Notre commission d'enquête s'intéresse beaucoup à cette période entre les premiers cas en Chine et l'émergence de l'épidémie en France dans le Grand Est, période durant laquelle les discours et la gestion ont parfois été chaotiques.

En ce qui concerne les personnes incluses dans les essais, étaient-elles toutes positives au covid ? Pour les malades qui n'étaient pas inclus dans les essais, comment se déroulaient les soins à l'hôpital en l'absence de traitement connu ?

Où en est-on à propos de l'antiviral kaletra ?

Au début de l'été, l'Agence européenne du médicament a accordé une autorisation de mise sur le marché (AMM) conditionnelle au remdesivir, qui a reçu une autorisation temporaire d'utilisation de cohorte. Le professeur Lina nous a indiqué que des études de cohorte et des essais cliniques étaient en cours. Pouvez-vous me le confirmer ? Comment les choses s'articulent-elles ? À l'hôpital Bichat, professeur Yazdanpanah, vous avez utilisé le remdesivir. Sous quelle forme le faisiez-vous avant l'AMM ? Des stocks ont-ils été constitués ? Quel est l'état des connaissances sur les éventuels effets secondaires de ce médicament ?

Pr Yazdan Yazdanpanah . - Pour nous, Discovery n'est pas un échec, c'est même un succès. Nous avons commencé à réfléchir à un essai de ce type dès le mois de février, à un moment où nous ne savions pas comment l'épidémie allait évoluer. Dès le départ, nous avons voulu travailler au niveau européen et avec l'OMS. En effet, la plupart des épidémies s'arrêtent rapidement - heureusement ! Il est par conséquent très important de s'inscrire dans un effort international. Ainsi, Discovery est une étude dite « fille » de Solidarity, l'étude de l'OMS qui regroupe plus de 10 000 patients ; nous testions exactement les mêmes traitements - kaletra, kaletra-interféron, remdesivir, hydroxychloroquine et le standard de traitement -, mais nous recueillions beaucoup plus d'informations.

Il est vrai que le développement de la dimension européenne de Discovery a été compliqué, mais cinq ou six pays en font aujourd'hui partie et l'épidémie n'est pas terminée. En outre, nous disposons maintenant de financements européens, ce qui va permettre d'inclure une dizaine d'autres pays.

Nous avons déjà obtenu des résultats à partir du mois de juin, mais ils sont malheureusement négatifs : les médicaments repositionnés que nous avons étudiés n'ont pas prouvé leur efficacité. Personne au monde n'a d'ailleurs trouvé de traitement antiviral efficace. C'est aussi pour ce motif d'absence d'efficacité que nous avons arrêté le bras hydroxychloroquine de Discovery, ainsi que, au mois de juin, les deux bras utilisant le kaletra - en outre, une alerte de toxicité liée à des insuffisances rénales avait été lancée sur le kaletra. Ce sont bien des résultats issus de Discovery et de Solidarity. Le seul traitement qui continue d'être évalué est le remdesivir, mais d'autres bras vont être ajoutés. Je le redis, ce n'est pas parce que les résultats sont négatifs que l'essai est un échec.

En ce qui concerne le remdesivir, nous n'avons à ce stade aucune preuve de son efficacité : aucun des quatre essais cliniques internationaux qui l'ont testé n'a apporté une telle preuve. Nous estimons qu'il faut continuer l'évaluation.

Discovery a débuté le 23 mars et il n'existait alors aucun essai. Or l'hôpital Bichat a reçu son premier patient le 24 janvier et, le même jour, l'OMS publiait une liste des médicaments prioritaires avec le remdesivir en premier et le kaletra en deuxième. Nous avons donc, à cette période, utilisé le remdesivir chez les patients les plus graves, et uniquement pour eux. Ensuite, nous n'avons utilisé le remdesivir, en tout cas dans mon service, que dans le cadre des essais cliniques. Nous ne prescrivons plus le kaletra, parce que l'essai Discovery comme l'étude anglaise Recovery ont montré son absence d'efficacité.

Je voudrais ajouter plusieurs points au sujet de l'étude Recovery. Elle était uniquement nationale et pas du tout internationale, contrairement à ce que nous avons mis en place en France. Ensuite, le Royaume-Uni a opté pour un système très vertical qui ne correspond pas à la culture française : un essai clinique important au niveau national et pas d'autres autorisations - il faut certainement trouver un juste milieu entre ces deux expériences pour éviter la dispersion que nous avons connue. En outre, notre essai est beaucoup plus complet que le leur, puisque nous nous intéressons aussi à la charge virale, à la toxicité, à la pharmacovigilance, etc . Enfin, le Royaume-Uni a connu 53 jours d'épidémie de plus que nous.

M. René-Paul Savary , président . - Sous quelle forme utilisez-vous le remdesivir ? En perfusion ?

Pr Yazdan Yazdanpanah . - Il existe uniquement en format injectable.

Pr Dominique Costagliola . - En ce qui concerne la modélisation, je pense, madame la rapporteure, que vous faites allusion aux travaux de Vittoria Colizza, qui travaille dans le même laboratoire que moi. Il est vrai qu'en janvier les premiers résultats de son modèle montraient une faible probabilité que le covid se développe en France, mais les résultats suivants - trois jours après ! - évaluaient cette probabilité à 60 %. Vous le voyez, les données ont évolué très vite dans cette épidémie. En tout cas, tous ces résultats ont été transmis aux instances gouvernementales.

Dans Discovery, l'un des critères d'inclusion dans l'essai était un test PCR positif au covid, ce qui n'était pas toujours le cas dans d'autres études. Cette question se pose toujours dans le cadre des maladies virales brèves, notamment émergentes et y compris pour la grippe. Les deux approches se défendent et présentent des avantages et des inconvénients. Ainsi, lorsque nous obtenons un résultat, il est parfois trop tard pour engager un traitement. Il faut trouver un équilibre entre disposer de groupes comparables par le tirage au sort et se concentrer sur les malades. Il est d'ailleurs préférable de disposer de plusieurs études reposant sur des approches différentes.

Je vais revenir sur la question du remdesivir qui est assez complexe. Il faut dire en préambule que le laboratoire qui commercialise ce produit a fait beaucoup de communication...

La première étude qui a été publiée - c'était dans le Lancet - était chinoise, mais l'essai a été arrêté précocement du fait de la décroissance de l'épidémie en Chine, il n'incluait donc pas le nombre de personnes prévu au départ. Le critère de jugement principal se basait sur l'échelle de l'OMS : est-ce que la personne est sortie de l'hôpital, est-ce qu'elle est hospitalisée sans oxygène, est-ce qu'elle hospitalisée avec une forme quelconque d'oxygénation, est-ce qu'elle décède ? De ce point de vue, l'essai ne trouvait pas de différence.

Le jour de la publication de cette étude, le laboratoire - Gilead - diffusait un communiqué de presse pour donner les résultats d'un essai qu'il avait mené - depuis, l'étude a été publiée. Cet essai visait à comparer les durées de traitement : 5 ou 10 jours. La durée de 10 jours était alors recommandée et correspondait aux paramètres de l'étude chinoise et à ceux de Solidarity et de Discovery. Une durée de 5 jours serait intéressante, si elle était efficace, parce que les stocks sont faibles pour ce médicament et qu'il est cher.

Cependant, au moment de la publication de ces résultats, aucun essai ne prouve encore que ce traitement est efficace et on ne sait pas exactement la question que les auteurs de l'étude se sont posée. Cette étude ne répond donc à aucune question clinique qui nous intéresse.

Ensuite, l'Institut national de santé américain (NIH) a mené un essai en double aveugle sur un traitement de dix jours de remdesivir, mais il a été arrêté précocement sur recommandation du comité indépendant de surveillance du fait d'un résultat positif sur le critère de jugement, à savoir le fait de ne plus avoir besoin d'être à l'hôpital - certains patients étaient maintenus à l'hôpital davantage par souci de les isoler que pour des raisons thérapeutiques. La durée d'hospitalisation variait de quatre jours, ce qui n'était pas très intéressant d'un point de vue clinique. En outre, 29 % des participants n'atteignaient pas la durée de suivi considérée comme intéressante, à savoir J-29. Il n'y avait d'ailleurs pas de différence sur la mortalité.

Enfin, Gilead a récemment publié un quatrième essai, dans lequel le standard of care est comparé à J-11, ce qui me semble trop tôt, entre un traitement sur 5 jours et un sur 10 jours. Ce qui est paradoxal dans cette étude, c'est que le résultat à 5 jours est meilleur que le standard of care, contrairement à celui sur 10 jours.

Dans ce contexte, il nous semble que nous n'avons pas suffisamment d'éléments pour dire qu'il faut arrêter d'évaluer le remdesivir et connaître son efficacité sur la mortalité.

En tout cas, comme vous l'avez dit, madame la rapporteure, ce médicament a obtenu une AMM européenne. Comme toujours dans le cadre d'une telle autorisation, le laboratoire a alors déposé un dossier auprès de la commission de transparence, qui doit donner un avis sur la prise en charge. La commission s'est réunie le 8 juillet et l'avis a été validé le 22 juillet, mais il n'a pas été publié, ce qui signifie que le laboratoire n'en était pas satisfait. Je ne sais pas si le problème porte sur le service médical rendu (SMR) ou sur l'amélioration du service médical rendu (ASMR), mais la procédure veut qu'une nouvelle audition ait lieu - elle est programmée pour demain... Nous en saurons plus ensuite !

Je termine mon propos, en disant que des articles de presse ont annoncé que les États-Unis avaient acheté l'ensemble des stocks disponibles de remdesivir, médicament difficile à produire en quantité. Selon un éditorial paru dans le British Medical Journal (BMJ), ce n'est pas une perte pour le reste du monde...

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - En France, l'autorisation temporaire d'utilisation de cohorte permet justement d'utiliser un médicament entre son AMM, la procédure d'évaluation du SMR et de l'ASMR et la fixation du prix. Savez-vous si l'Allemagne, où la procédure de mise effective sur le marché est habituellement plus rapide qu'en France, utilise le remdesivir ?

Pr Yazdan Yazdanpanah . - Discovery est un essai clinique européen et les Allemands en font partie.

M. René-Paul Savary , président . - Combien de pays en font partie ? Au début, il n'y avait que les Luxembourgeois.

Pr Yazdan Yazdanpanah . - Depuis le mois de mai, plusieurs pays nous ont rejoints et il est vrai que les choses ont pris du temps. Le premier pays était le Luxembourg, le deuxième la Belgique, le troisième l'Autriche et le quatrième le Portugal.

M. René-Paul Savary , président . - Avec un nombre significatif de personnes enrôlées ?

Pr Yazdan Yazdanpanah . - Pas encore, parce que l'épidémie était alors à un niveau bas en Europe. Pour l'instant, nous avons 916 participants hors de France. Mais nous participons à la dynamique de Solidarity. Des Allemands vont entrer dans l'essai et ils n'ont aucun problème pour randomiser le remdesivir. Nous avons tous des doutes sur l'efficacité de ce médicament ; nous devons donc mener des évaluations pour savoir s'il marche ou non.

Pr Dominique Costagliola . - Aujourd'hui, les pays européens n'ont pas tous accès au remdesivir ; nos collègues ne pourraient donc pas nécessairement l'utiliser dans le cadre de Discovery ou même pour un usage compassionnel.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Sur quoi s'est alors basée l'Agence européenne du médicament pour donner cette AMM ?

Pr Dominique Costagliola . - Il faut poser la question à ses responsables !

En fait, c'était le premier « nouveau » médicament, à dire vrai le seul, qui entrait dans le champ du covid. L'Agence européenne examine aujourd'hui la dexaméthasone, mais ce médicament ne coûte pas cher, si bien qu'aucun laboratoire ne pousse franchement dans ce sens... J'ajoute que l'Agence européenne n'a accordé qu'une AMM conditionnelle, à charge pour la firme de fournir des données sur la mortalité.

M. René-Paul Savary , président . - Une question financière qui ne se pose pas, en effet, avec la dexaméthasone...

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Quels sont les obstacles à la coopération européenne ? Où sont les freins ?

Le professeur Delfraissy a évoqué la possibilité d'un vaccin partiel au premier trimestre 2021 soit pour diminuer la gravité de la maladie, soit pour éviter la transmission. Quel est votre point de vue sur cette question, y compris sur l'échéance du premier trimestre prochain ?

Pr Yazdan Yazdanpanah . - Les obstacles au niveau européen ont d'abord été réglementaires. Cet aspect des choses a très bien marché en France - il est vrai que d'autres aspects ont moins bien fonctionné. Il faut remercier les comités de protection des personnes et l'ANSM. En Allemagne et dans d'autres pays, les choses ont été beaucoup plus lentes.

Les financements européens ont aussi mis du temps à arriver, puisque nous avons signé il y a seulement une semaine environ l'accord de consortium.

Certains pays ont refusé de participer, parce qu'ils ne voulaient pas telle ou telle molécule ou parce qu'ils menaient des essais cliniques concurrents - c'était le cas du Royaume-Uni. Quoi qu'il se soit passé, il faut absolument que l'Europe participe à la recherche, ce qui était difficile au début.

M. René-Paul Savary , président . - Il faut qu'elle s'organise !

Mme Marie-Paule Kieny, virologue, conseillère scientifique auprès de Reacting . - En mai, les ministères de la recherche et de la santé m'ont chargée de mettre en place un comité scientifique international Vaccin, que je préside. Il est composé de onze spécialistes et experts pluridisciplinaires - immunologie, vaccinologie, éthique, recherche en milieu industriel, etc . Ainsi, trois de ces experts ont eu des fonctions élevées en recherche et développement dans l'industrie - aucun n'a actuellement de conflit d'intérêts.

Ce comité a trois fonctions principales : assurer une veille scientifique, émettre des recommandations et conseiller le groupe de travail placé auprès du Premier ministre sur les négociations relatives aux réservations, pré-achats ou achats de vaccins.

Par exemple en ce qui concerne les recommandations, nous travaillons sur la pertinence des essais cliniques de vaccins contre le covid en France pour explorer des points auxquels les firmes ne seraient pas nécessairement attentives au premier abord. Ainsi, les firmes vont plutôt recruter des participants jeunes afin d'avancer rapidement, mais, comme la France a identifié les personnes âgées comme cibles pour la vaccination, il faut aussi travailler sur l'immunogénicité des personnes âgées pour connaître les différences dans les réponses induites par les vaccins entre les personnes âgées et plus jeunes.

En ce qui concerne notre troisième mission, il s'agissait au départ d'une alliance entre quatre pays - la France, l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Italie -, qui a été élargie à l'Espagne, à la Pologne et à la Suède. Ces négociations sont aussi menées pour le compte de la Commission européenne. Nous formulons des opinions sur les qualités et éventuels manquements des projets de vaccins, pour lesquels la France ou la Commission européenne a fait preuve d'un intérêt. Comme d'autres pays, la France a fait le choix de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, si vous me permettez cette expression, d'autant qu'il existe une grande incertitude sur le type de protection qu'un vaccin pourrait apporter.

Que savons-nous actuellement sur l'avancée des travaux ?

Selon les données que nous avons pu étudier sous accord de confidentialité, nous pouvons être raisonnablement optimistes sur le fait qu'un vaccin est possible et que nous saurons dans les semaines ou mois à venir, certainement avant la fin de l'année, à quel point ces vaccins sont efficaces.

Que signifie être efficace pour un vaccin ? Les essais en cours, notamment ceux qui sont financés par le ministère de la santé des États-Unis, ont un modèle commun. Ils recrutent 30 000 personnes, la moitié étant vaccinée, l'autre non. Dès lors que 150 cas de covid clinique, c'est-à-dire symptomatique, sont détectés, on regarde comment se répartissent ces cas entre les deux groupes. Tout le monde s'accorde à dire que pour utiliser un vaccin il doit être efficace à 50 %. C'est le cas si, dans mon exemple, 50 cas sont apparus chez les vaccinés et 100 chez les non-vaccinés. Mais sur de tels petits nombres, cela signifie en fait que le vaccin sera efficace à au moins 30 %. C'est à peu près la borne que se sont fixés les Américains et l'OMS.

Néanmoins, les vaccins peuvent avoir plusieurs types d'efficacité. La plupart des vaccins ne protège pas contre l'infection, mais contre la maladie. Bien sûr, nous souhaiterions tous que ces vaccins protègent aussi bien que possible contre l'infection, car sans infection, il n'y a ni maladie ni transmission. Nous pourrions cependant avoir des vaccins qui ne protègent pas contre l'infection, mais qui protègent entièrement ou partiellement contre la maladie et qui protègent ou non contre la transmission.

Nous ne disposons pas encore de résultats chez l'être humain, mais beaucoup de firmes ont procédé à des essais sur des primates. Chez les macaques, la plupart des vaccins testés ne protègent pas totalement contre l'infection, certains protègent contre la maladie - il n'y a alors pas de pathologie pulmonaire - et certains bloquent plus ou moins la transmission.

Nous pouvons donc être raisonnablement optimistes sur le fait que nous disposerons d'un ou de plusieurs vaccins induisant un certain niveau de protection chez l'homme, mais nous ne savons pas encore exactement de quelle protection il s'agira. Nous devrions avoir davantage de connaissances d'ici à la fin de l'année, mais je n'ai pas pris ma boule de cristal pour venir au Sénat et je ne peux pas vous en dire plus !

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Ma première question porte sur la recherche, car des critiques ont été portées sur la façon dont a fonctionné notre système de recherche. Professeur Yazdanpanah, vous nous avez dit qu'il fallait que les essais cliniques s'appuient sur un réseau. On ne peut qu'être déçus du constat que vous faites : il n'y avait donc pas de réseau prêt à mener une étude d'une ampleur suffisante lorsque l'épidémie a commencé. L'étude Discovery a été particulièrement lente à démarrer, nous n'en sommes qu'à quelques centaines d'inclus, plusieurs mois après son lancement.

Pour certaines études, des résultats prématurés ont aussi été publiés. C'est le cas d'une étude menée par l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris où la situation est devenue un peu ubuesque à cet égard. Je note d'ailleurs, Professeur Costagliola, que vous avez arrêté votre participation à cette étude à la suite de cette publication. D'autres publications ont suscité de vives critiques. Je pense en particulier à la publication du Lancet sur l'hydroxychloroquine. Par conséquent, y a-t-il des défauts en matière de recherche auxquels on peut apporter des améliorations structurelles ?

Ma seconde question s'adresse au Professeur Costagliola. Nous avons compris vers la fin mars que tout le monde n'était pas touché partout de la même façon par la maladie, qu'il y avait des conditions socio-économiques et des modes de vies qui avaient un effet sur le risque d'être victime de l'épidémie. Or, on a tardé à mesurer ces phénomènes. Comment avez-vous pris conscience de ces faits, comment les avez-vous analysés et quel a été le chaînage entre l'analyse de ces phénomènes et leur prise en compte par les autorités ?

M. Yazdan Yazdanpanah. - Je suis d'accord avec vous, il y a beaucoup de points à améliorer. J'ai simplement dit que la recherche n'était pas un échec.

M. René-Paul Savary , président . - Vous avez dit que c'était un succès.

M. Yazdan Yazdanpanah. - Oui, à propos de l'étude Discovery. Par exemple, pour la cortisone, les travaux de recherche ont été très importants. Ce sont des succès que nous avons obtenus. La recherche est utile sur le traitement étiologique de la maladie ; si on avait un traitement efficace, l'étude Discovery l'aurait montré. Les résultats qui ont été publiés sur le remdesivir sont à mon avis prématurés, et nous continuons à évaluer cette molécule.

L'absence de réseau européen est un problème à améliorer. La multiplication des essais a aussi été problématique. La France a de très bons chercheurs. Il faut essayer de mieux coordonner leurs travaux pour ne pas avoir trente-cinq essais sur la même molécule. Nous travaillons à la manière de coordonner la recherche, en créant par exemple une agence des maladies émergences.

Pour l'étude Recovery, les anglais ont, dès le départ, annoncé qu'ils n'auraient pas de résultat avant le mois de juin. Nous aurions dû faire la même chose avec l'étude Discovery. Il faut donc améliorer la régulation et la coordination de la recherche, notamment sur les financements.

Mme Dominique Costagliola . - Chaque hôpital peut être promoteur d'une étude et personne n'a le pouvoir de lui dire non, même s'il n'a pas de financement dédie. Donc personne n'a régulé le développement des travaux de recherche. J'ai participé à l'évaluation des projets dans le cadre de l'appel à projets « Flash Covid-19 ». Dans le comité que je présidais, nous avions quatre projets qui voulaient tester la même molécule et personne n'avait le pouvoir de les coordonner. C'est donc ce qu'on essaie de faire progressivement.

Sur la communication de l'étude CORIMUNO-19, conduite par l'AP-HP, le comité indépendant n'a sans doute pas bien agi. Le rôle du comité indépendant doit être d'éviter que l'investigateur de la recherche ne s'emballe, notamment avec de premiers résultats. Or, en l'espèce, ils ont continué à dire qu'ils avaient bien fait, donc j'ai démissionné.

Il faut être conscient que l'un des objectifs des revues de recherche scientifique est de produire des publications. S'agissant de l'affaire du Lancet, il y a eu de vraies lacunes d'analyse et je ne comprends pas comment les erreurs de l'étude ne sont pas apparues au moment du reviewing. Les taux de mortalité de pays très différents ont été comparés, avec l'application de traitements standards différents. Ils n'étaient pas compétents, ni sur le plan méthodologique, ni sur le plan clinique. Donner la moyenne des doses administrées n'avait en outre pas de sens. Cet article est donc paru qu'on voulait faire de la « news », les revues y sont sensibles.

Nous avons en France un problème avec la santé publique que cette crise montre bien. On fait peu de recherche sur l'implémentation. On voit bien le problème avec l'organisation des tests : on n'a pas de système fluide et qui fonctionne bien. Or, pour faire de la bonne santé publique il faut aussi faire marketing, s'associer avec des gens qui font de l'opérationnel sur le terrain. Or, cette approche est totalement absente en France. Il faut donc faire de la santé publique au-delà de la médecine.

M. Olivier Paccaud . - Ma question s'adresse à M. Yazdanpanah. Vous en excuserez le caractère volontairement provocateur ; je sais le mal que l'on peut avoir à résister à l'appât d'un micro... Mme Deroche a évoqué l'optimisme de Mme Buzyn au moment de ses voeux et s'était interrogée sur la source de cet optimisme. Or les réseaux sociaux gardent la mémoire d'une de vos interventions où, bien que vous n'ayez pas prononcé comme certains de vos confrères le mot de « grippette », vous avez mis en doute l'existence d'une épidémie - vous n'anticipiez alors que 0 à 1 cas - et cette intervention tourne encore en boucle. Vous n'êtes certes pas le seul à avoir alimenté la cacophonie scientifique, mais ne croyez-vous pas que la parole scientifique sortira très abîmée de cette pandémie ?

Mme Victoire Jasmin . - Ma première question concerne les vaccins. M. Delfraissy nous a rassurés ce matin sur l'absence de mutation du virus, mais M. Raoult a tout à l'heure dénombré jusqu'à sept mutations du virus ! Devant la contradiction, qui doit-on croire ? Faudra-t-il plusieurs vaccins pour chacune des mutations ? Ou bien le seul vaccin à venir sera-t-il suffisant ?

Concernant la santé publique et les propos que vous avez tenus, il y a en France de nombreuses écoles de grande qualité, et on ne relève pas suffisamment la valeur de la recherche qui y est actuellement menée. Dire que la santé publique française ne vaut presque rien me paraît gravement excessif ; je souhaiterais m'inscrire en faux contre ce déni, bien que je ne conteste pas la nécessité de réajustements.

Mme Jocelyne Guidez . - On constate un regain d'activité du virus, surtout chez les jeunes très contraints par le port du masque. Je serais personnellement plutôt favorable à donner la priorité aux tests de dépistage aux personnes symptomatiques, quitte à laisser plus de liberté aux Français. Quel regard portez-vous sur cette préconisation ?

Mme Annie Guillemot . - Nous ne partons tout de même pas de rien en matière de santé publique ! Je me souviens avoir géré la réponse publique locale à Bron lors de la crise H1N1, et nous n'avions alors pas connu pareille déroute.

Concernant les essais cliniques, comment trouve-t-on les personnes volontaires pour les intégrer ? Le problème ne manquera pas de se poser au cours des autres pandémies.

Sur la crédibilité de la parole scientifique, M. Raoult n'a pas voulu intégrer cette table ronde et échanger avec vous. Comment les Français peuvent-ils comprendre une attitude pareille ? Ne devrait-on pas aller vers la création d'une agence spécifique dédiée aux crises, pour lutter par anticipation contre la décrédibilisation de la parole scientifique ?

M. Martin Lévrier . - De mémoire, c'est la publication de l'article controversé du Lancet qui a interrompu l'évaluation de l'efficacité de l'hydroxychloroquine de l'essai Discovery, alors même que cet article reposait sur une aberration scientifique. Maintenant que ce débat est épuisé, pourquoi ne pas reprendre cet essai, afin d'enfin éprouver la robustesse du protocole de M. Raoult ?

Mme Dominique Costagliola . - Sur la santé publique, j'approuve parfaitement vos remarques sur la qualité des écoles françaises. Nous souffrons malheureusement d'un déficit de formation, et pas seulement dans le domaine médical. Il nous reste pourtant de gros progrès à faire en termes d'organisation : sur l'infection VIH, si l'on veut encore progresser, il faut organiser des actions au plus près des territoires, et c'est une lacune que nous continuons de déplorer. Cette culture de l'action de proximité manque encore à la France.

Sur la table ronde, nous déplorons la défection de M. Raoult autant que vous.

Sur l'interruption du bras hydroxychloroquine de l'essai Discovery à la suite du Lancetgate, elle ne s'explique pas que par cette polémique, mais également par des signalements de pharmacovigilance importants. Le dosage d'hydroxychloroquine préconisé par l'équipe de l'IHUM Infection ne faisait absolument pas sens et plusieurs équipes de recherches - de Discovery, mais aussi de Recovery - ont conclu à l'absence d'efficacité de ce traitement en ville et à l'hôpital.

Les méta-analyses faites avec une méthodologie rigoureuse, qu'il s'agisse d'essais randomisés ou d'études observationnelles, montrent que, sous réserve qu'il n'y ait pas de biais extrême, il y a peu d'hétérogénéité dans la taille des effets mesurés et que cela ne marche pas. Les études avec un risque de biais extrême, en revanche, qui sont de nature observationnelle, concluent à des effets positifs. Mais la question reste de savoir si les différences d'effet observées peuvent être attribuables au traitement ; c'est là toute la différence entre un essai et une étude observationnelle. Dans un essai, minimiser les biais, l'hétérogénéité entre les deux groupes au départ, augmente la probabilité que la différence puisse s'expliquer par le traitement. Dans une étude observationnelle, au contraire, il faut prendre en compte la possibilité qu'il y ait, en amont, des différences importantes entre les groupes ; s'il y en a beaucoup, l'étude n'apporte pas de réponse. Nous pouvons dire que l'hydroxychloroquine ne fonctionne pas comme traitement dans la covid.

On comprend désormais mieux pourquoi : initialement, il y avait eu des études in vitro dans des cellules mais le mécanisme d'entrée du virus dans ces dernières n'était pas le même que celui de l'entrée dans les cellules pulmonaires. Une équipe allemande et une équipe française ont prouvé, dans le cas des cellules du poumon, que l'hydroxychloroquine ne marchait au contraire pas du tout, quelle qu'en soit la dose. De mon point de vue, il n'y a pas lieu de continuer à faire des études sur la covid avec l'hydroxychloroquine : ce serait de l'argent perdu et déloyal vis-à-vis des personnes à qui il est proposé de participer à un essai. Un essai n'a de sens d'un point de vue éthique que si l'on ignore si le bénéfice va dépasser le risque.

L'autre argument en faveur des essais cliniques est que l'on dispose alors d'un cadre permettant de juger la pertinence de l'étude d'un point de vue rationnel, éthique et règlementaire. Lorsqu'un protocole a été déposé dans le cas d'un essai non randomisé, il existe en effet une notice d'information et un ensemble de règles à respecter ; le consentement est alors éclairé, et c'est la seule façon d'évaluer les traitements de façon éthique. Il peut arriver, cependant, d'utiliser des données observationnelles, lorsque l'objectif est d'étudier l'effet d'un traitement sur autre chose que ce pour quoi il a été prescrit. Mais faire spontanément des études observationnelles n'a pas de sens.

Concernant l'immunité grégaire, il s'agit d'un concept apparu dans le cadre des modalisations des maladies infectieuses, qui vise à savoir quel pourcentage de patients doit être vacciné afin de contrôler l'épidémie. Pour la variole et la rougeole, par exemple, les modèles montrent qu'il faut vacciner respectivement 60 % et 98 % de la population sur plusieurs années, ce qui est atteignable au niveau mondial dans le premier cas.

C'est la première fois que l'on mobilise, dans le cadre d'une crise épidémique, un concept selon lequel il faudrait laisser les gens s'infecter pour être naturellement immunisés et ainsi la stopper. Rien ne dit que cela marche dans ce contexte, et cela ne constitue pas une stratégie. Cela reviendrait à imaginer que les jeunes ne côtoieraient aucune personne à risque (parents, amis, etc .). Certes, le taux de personnes positives augmente depuis la semaine 29 (mi-juillet) uniquement chez les jeunes de moins de 40 ans. Mais à partir de mi-août ce taux augmente dans toutes les tranches d'âge, y compris parmi les personnes de plus de 70 ans. C'est donc à partir de maintenant que les hospitalisations vont augmenter, avec certes moins de morts et moins d'engorgement en réanimation, puisque désormais nous savons mieux prendre en charge ces malades et que nous gérons mieux l'oxygénothérapie.

Le nombre de cas à l'hôpital doublait mi-août tous les 26 jours, puis tous les 14 jours et désormais, dans certaines régions, tous les 7 jours. Lorsque l'on attend d'être submergé pour agir, on a quatre semaines de retard sur le virus et donc les mesures de type distanciation ou limitation des réunions n'ont plus aucune efficacité.

La mutation du virus n'est pas une explication à la situation actuelle, puisqu'un virus à ARN mute très régulièrement. Le problème est de savoir si la mutation change sa virulence ou non, or nous n'avons pas de donnée qui montre une telle modification en la matière. En outre, les coronavirus ont une enzyme spéciale réparatrice : quand le virus se réplique, il « fait des erreurs », et une enzyme vient réparer ces erreurs, ce qui le distingue fortement de la grippe ou du VIH.

M. Yazdan Yazdanpanah . - Concernant mon intervention selon laquelle il n'y aurait pas d'épidémie en France, je souhaite d'abord rappeler qu'elle a eu lieu au mois de janvier. Quel était le contexte ? Nous avons très régulièrement des alertes relatives aux maladies émergentes ; l'erreur qui a été faite par nombre de spécialistes, c'est d'avoir alors cru à une forme de mimétisme avec les autres coronavirus (le Sars et le Mers). Le Sars-CoV-2 nous était, à l'origine, inconnu, en particulier ses différences avec les deux autres. Nous ignorions jusqu'au mois de mars qu'il pouvait être transmis par des personnes asymptomatiques. C'est aussi en raison de cet aspect que la doctrine sur le port du masque a évolué, puisqu'un des problèmes les plus importants aujourd'hui pour contenir cette épidémie réside dans le fait que jusqu'à trois jours avant l'apparition des symptômes, une personne peut transmettre le virus. Le port du masque, et c'est important de le rappeler, n'est donc pas l'affaire uniquement des malades. La première publication qui atteste qu'une personne asymptomatique peut transmettre le virus a été réalisée par une équipe allemande et date de février. Cela dit, je partage votre opinion : il nous faut être plus prudent et humble dans les communications.

Il n'est pas certain qu'une mutation observée en laboratoire, in vitro, entraîne le développement d'une forme grave de la maladie chez le patient. On ne peut donc pas conclure, à partir des données que l'on a aujourd'hui, que l'épidémie entraînerait des formes cliniques moins graves en raison d'une mutation. Il y a moins de formes graves car la population atteinte est jeune et que nos anciens se protègent mieux ; mais la séparation entre ces deux groupes n'est pas étanche, et il faut donc rester très vigilant - une forme de bascule vers les anciens a d'ailleurs déjà commencé.

Un patient qui participe à un essai clinique n'est pas un cobaye : son consentement lui est demandé et respecté.

Mme Annie Guillemot . - C'était une expression. Il n'en reste pas moins vrai qu'en temps de crise, les patients ont peur.

M. Yazdan Yazdanpanah . - Il y a une éthique collective qui exige de rapidement pouvoir conclure sur l'efficacité d'un traitement, qui plus est lors d'une épidémie. En amont d'un essai, j'informe toujours le patient que j'ignore si le traitement fonctionne mais que je sais qu'il n'est probablement pas toxique pour lui. L'essai permettra de le savoir pour autrui : il y a une dimension altruiste dans le fait de participer à un essai clinique.

Lors de l'épidémie d'Ebola, il a fallu trois essais pour trouver un traitement qui, du reste, ne fonctionne pas très bien. Mais ne pas faire ces essais reviendrait à s'en remettre toujours aux mêmes traitements, sans connaître leur réelle efficacité.

Concernant la crédibilité de la parole des scientifiques, il y a bien entendu des améliorations à apporter à notre communication. On a mis en place une action coordonnée pour réfléchir à ce sujet, qui réunit les associations de patients, des journalistes, des chercheurs en sciences sociales, des cliniciens, des acteurs de santé publique, afin de renforcer notre pédagogie et de déterminer la façon dont présenter les choses.

Mme Marie-Paule Kieny . - Le virus mute tout le temps. Certaines structures qui séquencent le virus dans leur établissement ne voient que de petits phénomènes de mutation. Au total, au regard des données agrégées, il ne semble pas, jusqu'à présent, que ces mutations aient une influence sur la pathogénicité et l'antigénicité du virus. Beaucoup de chercheurs et d'industries ont essayé de tester le fait que les anticorps qu'ils génèrent dans le cadre de la recherche vaccinale réagissent aux mutations et, pour le moment, on pense que le vaccin pourra être efficace malgré ces mutations.

Sur le port du masque, des études randomisées qui ont porté sur la grippe ont monté son utilité pour les personnes malades. On a transposé cette recommandation pour le covid-19. C'est sans doute un manque d'humilité.

Beaucoup de pays, dont la plupart des pays africains, ont intégré l'hydroxychloroquine dans leur standard de traitement. Donc ces pays veulent conduire des essais. Un consortium a été monté avec le soutien d'une fondation suisse et des essais sont en train d'être développés dans ces pays. J'espère que cela mettra un terme au débat, car sur ce sujet nos avons perdu beaucoup de temps ! On aimerait tous que ça marche car c'est un traitement qui ne coûte rien !

Pourquoi faire de la recherche pendant une épidémie ? J'ai travaillé pour l'OMS sur l'épidémie liée au virus Ebola en Afrique de l'Ouest. Beaucoup de gens ne voulaient pas utiliser de bras de contrôle dans les études, en raison de la mortalité : il fallait traiter tout le monde, on ne faisait donc qu'administrer des traitements à usage compassionnel. La France a essayé de tester un traitement qui s'appelle Favipiravir et cela a été fait sans bras de contrôle. Or, en l'absence de contrôle, on n'a rien pu en conclure. Le traitement ZMapp a été développé par des américains et administré aux expatriés occidentaux pendant l'épidémie. On a pensé que ce traitement était efficace mais c'était parce qu'en réalité ces patients étaient surtout mieux pris en charge dans leurs pays.

Lors de la deuxième épidémie au Congo, on a fait des essais cliniques. On a ainsi pu prouver que le remdesivir et le ZMapp ne marchaient pas et que le traitement à base de deux d'anticorps monoclonaux était efficace. Non seulement on peut faire des essais pendant une épidémie mais on doit le faire pour les malades.

Mme Dominique Costagliola . - C'est comme ça qu'on a la réponse la plus rapide à la question !

M. René-Paul Savary , président . - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde avec des experts en santé publique

(mercredi 16 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée à la santé publique.

Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.

Nous entendons ce matin en visioconférence depuis Genève le Professeur Antoine Flahault, médecin de santé publique et épidémiologiste, directeur du Global Health Institute et, ici à Paris, le Professeur Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), accompagné des Professeurs Christian Chidiac et Didier Lepelletier, respectivement président et co-président du groupe de travail du HCSP « Grippe, coronavirus, infections respiratoires émergentes », et le Professeur Emmanuel Rusch, président de la Société française de santé publique (SFSP), président de la Conférence nationale de santé (CNS) et du comité de contrôle et de liaison covid-19.

Parmi les personnes auditionnées, nombreuses ont été celles qui ont appelé à un changement du modèle de santé publique dans notre pays. Cette audition a pour objet de revenir sur la stratégie conduite dans la lutte contre l'épidémie au regard des meilleures pratiques dans le domaine, mais aussi d'examiner les évolutions possibles.

Que penser, par exemple, de la mise en place d'un comité scientifique, alors que notre pays dispose d'un Haut Conseil de la santé publique, mais aussi de sociétés savantes compétentes dans ce domaine ?

Je demanderai à nos intervenants de présenter brièvement leur principal message, afin de laisser le maximum de temps aux échanges, ainsi qu'aux questions des rapporteurs et des commissaires.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Antoine Flahault, Franck Chauvin, Christian Chidiac, Didier Lepelletier et Emmanuel Rusch prêtent serment.

Pr Antoine Flahault, médecin de santé publique et épidémiologiste, directeur du Global Health Institute . - L'Europe a particulièrement bien géré la crise. Elle n'est d'ailleurs pas la seule, puisqu'un certain nombre de pays d'Asie, comme la Corée du Sud ou le Japon, ont également très bien géré cette première vague épidémique. L'Australie a quant à elle très bien géré la deuxième vague épidémique, puisque ce pays a fait face à une vague très dure durant les mois de juillet et d'août.

Les pays européens ont passé un été extrêmement calme : le taux de mortalité y est très bas et on y observe une très faible sévérité des cas, et donc une très faible saturation des hôpitaux. Aujourd'hui, on constate cependant une croissance très importante de la circulation du virus dans certains pays, en particulier en France, mais aussi en Espagne, en Grande-Bretagne, en Hollande, en Belgique, en Suisse, au Portugal, au Danemark ou en Autriche.

Cette vague est un peu paradoxale : il ne s'agit pas véritablement d'une deuxième vague, car elle se caractérise pour l'essentiel par une augmentation de la positivité des tests de diagnostic biologique, dits « PCR ». Les personnes contaminées sont très souvent asymptomatiques ou pauci-symptomatiques, le plus souvent des jeunes. Pour le moment, les personnes plus âgées sont encore peu touchées : les cas sont peu sévères et les décès peu nombreux.

Ce n'est pas le cas partout. Ainsi, Israël a connu une véritable nouvelle vague cet été avec une augmentation de la morbidité et de la mortalité. Les États-Unis qui, comme l'Europe, se situent dans l'hémisphère nord et en zone tempérée, n'ont connu aucun répit estival et continuent de souffrir d'une gestion désastreuse de la pandémie.

Face à cette épidémie, on remarque une grande différence dans la gestion de la crise et de résultats selon les pays. Je voudrais citer deux ou trois exemples notables : aujourd'hui, l'Allemagne, l'Italie et la Suède ont très peu de cas rapportés et une très faible mortalité. Dans ces pays, le nombre de tests positifs n'augmente pas, alors que le nombre total de tests est au moins aussi important qu'en France ou en Espagne, par exemple.

Pr Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) . - J'aimerais insister sur trois points.

Tout d'abord, le Haut Conseil de la santé publique est une instance peu connue, qui a été créée en 2004, installée en 2007 et renouvelée en 2017. J'en ai été élu président par mes pairs il y a trois ans.

Le Haut Conseil exerce trois missions : premièrement, il doit fournir l'expertise sanitaire nécessaire à la prise de décision ; deuxièmement, il doit fournir l'expertise pour le concept et l'évaluation des stratégies de prévention ; troisièmement, il est chargé de mener une réflexion prospective et de donner des conseils sur la santé publique. J'insiste sur ces trois points pour anticiper d'éventuelles questions concernant l'installation du conseil scientifique : ce dernier s'est en fait chargé du troisième volet.

Vous le savez probablement, j'ai intégré le conseil scientifique le 15 mars dernier à la demande de Jean-François Delfraissy, afin d'assurer la meilleure coordination possible entre les deux instances.

Ensuite, je veux évoquer l'expertise produite par le Haut Conseil.

Durant cette période, nous sommes volontairement très peu intervenus dans les médias - stratégie qu'il conviendra évidemment d'analyser -, alors que le HCSP a reçu 90 saisines venant de la direction générale de la santé, de la cellule de crise, du groupe de travail conduit par Jean Castex et d'autres ministères. Nous avons fourni 108 avis, fruit d'un travail qui a impliqué et permis d'auditionner près de 300 experts. Ces avis ont pour partie été publiés dans les 48 heures, de sorte que les pouvoirs publics puissent prendre les décisions qui s'imposaient.

Il me semble important de revenir sur la nature de l'expertise et le travail que nous fournissons. Durant cette crise, nous avons entendu beaucoup de personnes qui considéraient qu'elles étaient légitimes pour donner leur opinion. Le Haut Conseil de la santé publique fournit pour sa part des avis élaborés collégialement, fruit d'une réflexion multidisciplinaire. Hélas, on a donné le même poids aux opinions exprimées ici et là et à des avis qui nécessitent des dizaines d'heures de travail, puisque nous avons tenu plus de deux cents réunions durant cette crise, ce qui représente plusieurs milliers d'heures de travail et d'expertise cumulées.

Je l'ai dit, l'un des rôles du Haut Conseil est de fournir des recommandations, c'est-à-dire de contextualiser les avis de façon à ce qu'ils soient utilisables par les pouvoirs publics pour prendre des décisions. Le HCSP ne prend lui-même aucune décision. Jean-François Delfraissy l'a dit hier, je le redis : il est impératif qu'on garantisse l'étanchéité entre la prise de décision et l'élaboration des recommandations ou des avis, afin d'éviter les drames.

Enfin, je souhaiterais livrer une analyse globale des événements et du contexte.

Le contexte est celui d'une crise exceptionnelle, non pas tant par l'épidémie elle-même, certes exceptionnelle, mais qui a été précédée par d'autres crises tout aussi graves, qui n'ont pas pour autant laissé les mêmes traces, comme la grippe de Hong Kong en 1969, mais parce que les experts que nous sommes avons été confrontés au phénomène de la polémique-spectacle : on a préféré mettre en scène des polémiques plutôt que d'essayer de faire progresser l'information et de se fonder sur des avis.

Il convient de s'interroger : pourquoi le pays de Pasteur est-il devenu le pays de l'OCDE le plus réticent vis-à-vis de la vaccination ? Pourquoi le pays de Descartes et de Claude Bernard a-t-il oublié qu'il existait une démarche expérimentale pour démontrer des intuitions ou des hypothèses ? On a vu que le nombre de followers sur Twitter et que le raisonnement syllogique étaient devenus la règle.

Pr Emmanuel Rusch, président de la Société française de santé publique (SFSP), président de la Conférence nationale de santé (CNS) et du comité de contrôle et de liaison Covid-19 . - La Société française de santé publique regroupe un certain nombre d'associations et d'organisations qui se penchent sur la santé publique, et un certain nombre de personnes physiques adhérentes. Il s'agit à la fois d'une société savante et professionnelle.

Quant à la Conférence nationale de santé, c'est une sorte de Parlement de la santé qui associe des représentants des territoires, des associations d'usagers, des partenaires sociaux, des acteurs de la prévention, des offreurs de services de santé.

Dans ces deux instances, nous sommes attentifs à garder du temps pour la concertation et la délibération, afin que notre parole résulte d'une forme de consensus.

Je reprendrai les principaux points que nous avions évoqués dans l'avis de la Conférence nationale de santé du 2 avril dernier.

Premier point, une telle crise sanitaire nécessite une approche large : il est important d'assurer la cohérence de l'ensemble des mesures prises pour lutter contre l'épidémie, car c'est bien une combinaison de mesures qui est mise en oeuvre. On a trop tendance à se polariser sur l'une ou l'autre - le port du masque, la distanciation sociale, les traitements -, alors qu'il faudrait tenir compte de l'ensemble de la chaîne. Souvent, c'est un simple maillon faible qui explique le manque d'efficacité de tout le dispositif. Par conséquent, l'enjeu est d'assurer un pilotage cohérent et de trouver la bonne organisation collective de cette chaîne de mesures.

Deuxième point, nous avons besoin d'une communication honnête, transparente, fondée scientifiquement, organisée et adaptée aux publics cibles, accessible et compréhensible. C'est indispensable pour créer un climat de confiance.

Troisième point, qui nous semble toujours d'actualité, il est nécessaire de prendre en compte les situations de vulnérabilité ou de précarité. Nous devrions nous interroger sur le cadrage des mesures : doit-on cibler une population générale virtuelle, ou bien les catégories les plus fragiles en espérant que cette démarche profite à l'ensemble de la population ?

Quatrième point, il est nécessaire d'assurer la continuité des soins, y compris ceux qui ne sont pas liés à la covid-19. Dès le début de cette épidémie, nous avons constaté que des patients non atteints par le virus rencontraient des difficultés pour accéder aux soins dont ils avaient besoin.

Cinquième et dernier point, nous avions souligné la nécessité de débattre des enjeux éthiques que posent à la fois les mesures prises et leurs conséquences sur une partie de la population, notamment les catégories les plus vulnérables. Avec Jean-François Delfraissy, nous avions proposé à l'époque la création d'un comité de liaison avec la société civile, qui n'a finalement pas vu le jour. Nous avons malgré tout eu le plaisir de voir se constituer un comité de contrôle et de liaison covid-19, mais celui-ci reste un comité de contrôle circonscrit à la question - importante - des systèmes d'information, du numérique, de leur place et de leur utilité dans cette crise.

M. René-Paul Savary , président . - Le discours que je viens d'entendre est différent de celui du Professeur Delfraissy, qui affirmait hier que le conseil scientifique a été créé parce qu'il n'existait rien d'équivalent. On s'aperçoit aujourd'hui qu'un certain nombre d'organismes étaient déjà en place.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Professeur Chauvin, quels ont été vos avis ou recommandations sur la nature du pilotage de la crise ? Certes, on s'attendait à ce que la vague soit nationale et traverse le pays d'est en ouest, mais n'aurait-il pas fallu un pilotage plus territorialisé ?

Quelles ont été vos recommandations concernant la priorisation des soins, qui a provoqué une discontinuité dans la prise en charge de certaines pathologies ? Nous avons reçu des associations de patients : il semblerait que les reports de prise en charge des malades du cancer et des insuffisants rénaux aient provoqué des pertes de chance pour l'ensemble de ces malades, variables selon la territorialisation de l'organisation des soins. Avez-vous également des préconisations particulières à ce sujet ? Pourquoi les malades de la covid-19 paraissaient-ils prioritaires par rapport aux autres ?

Enfin, quelles ont été vos recommandations concernant les personnes accueillies dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ?

Pr Franck Chauvin . - Comme je l'ai indiqué, Jean-François Delfraissy m'a demandé d'intégrer le conseil scientifique le 15 mars dernier. Considérant la masse considérable de travail qu'avait le Haut Conseil de la santé publique, notamment les nombreuses saisines relatives aux problèmes de thérapeutique ou d'hygiène à l'école, Jean-François Delfraissy et moi-même avons réparti les rôles de façon - me semble-t-il - assez harmonieuse, en laissant au conseil scientifique les recommandations sur la stratégie et le pilotage, et au Haut Conseil les réponses aux saisines qui lui parvenaient dans le cadre de la crise sur des recommandations plus opérationnelles.

Toutes les recommandations sur le pilotage ont donc été émises par le conseil scientifique et non par le HCSP. En tout cas, je partage votre souci d'un pilotage territorial de la crise. Le conseil scientifique l'a d'ailleurs dit à plusieurs reprises.

Concernant la continuité des soins, le Haut Conseil a dès le mois de février  été saisi de la question de la prise en charge des patients. Très tôt, la question de la priorisation a été posée. Avec les données dont nous disposions à l'époque, sachant que nous avions une très faible connaissance du virus, les seules données sur les facteurs de risques provenant de Chine, le Haut Conseil de la santé publique a identifié les personnes à hauts risques afin qu'elles soient prises en charge prioritairement.

Il a semblé aux experts du HCSP que les personnes que vous évoquiez - malades du cancer notamment - étaient particulièrement vulnérables. Je pense notamment à une recommandation du Haut Conseil, élaborée avec les sociétés savantes et les cancérologues, qui estimait qu'il pourrait être dangereux pour certains patients de fréquenter des zones de forte circulation du virus. Ces patients, souvent immunodéprimés, sont particulièrement vulnérables. Durant une certaine période, ces personnes ont effectivement été prises en charge soit à domicile, soit en téléconsultation. En très peu de temps, on a ainsi assisté à une véritable mutation des pratiques, avec beaucoup de téléconsultations qui ont permis d'assurer la continuité des soins de ces malades.

Ensuite, dès que la charge de travail s'est quelque peu apaisée dans les hôpitaux, les patients chroniques - vulnérables au vu des données épidémiologiques que nous avions - ont repris le chemin des hôpitaux, notamment en cancérologie. Des zones « covid free » ont été identifiées, afin que ces patients puissent être pris en charge.

M. René-Paul Savary , président . - Ce que vous décrivez ne s'est pas concrétisé dans tous les territoires !

Pr Franck Chauvin . - J'ai entendu Jean-François Delfraissy hier évoquer les Ehpad. Je partage son sentiment sur le sujet : il faut que nous réfléchissions plus globalement à ce modèle, car ces établissements se sont révélés particulièrement fragiles et sensibles à ce type d'épidémie. Il existe d'autres modèles ailleurs qui permettraient d'en limiter la diffusion. Nous devrons conduire une réflexion collective sur les Ehpad.

Pr Emmanuel Rusch . - Le constat établi par la Société française de santé publique et la Conférence nationale de santé est celui d'une forme de cacophonie ou, en tout cas, d'interférences dans le pilotage de la crise.

Sans vouloir généraliser, car il faut étudier les faits territoire par territoire, ces interférences existent au niveau territorial entre la dynamique portée par le préfet, celle qui est enclenchée par les agences régionales de santé et celle qui est insufflée par les collectivités territoriales. Pour éviter ces interférences, il faut à la fois que des directives nationales claires et précises soient prises et que l'on soit capable de s'adapter à des considérations ou des contextes locaux. S'agissant de la coordination des acteurs au plan local, il faut donc que le curseur soit positionné au bon niveau. Est-ce aux préfets d'assurer cette coordination ou aux agences régionales de santé ? Nous n'avons pas d'avis à ce sujet.

M. René-Paul Savary , président . - Nous, si !

Pr Emmanuel Rusch . - En tout cas, la coordination des acteurs doit être clairement définie.

La question de la priorisation des soins est complexe en tant que telle, mais aussi parce que l'on ignorait en février-mars quels serait l'ampleur de l'épidémie et son impact sur le système de santé. Dans cette crise, on a appris en marchant. On a effectivement constaté qu'il existait des difficultés d'accès aux soins pour un certain nombre de malades et que certains soins pouvaient être reportés. C'est l'une des difficultés du moment : certaines prises en charge ont pu être décalées, mais elles ne peuvent l'être à l'infini. On se retrouve aujourd'hui à devoir à la fois gérer une épidémie qui reprend hélas un peu de souffle et à devoir et absolument prendre en charge les autres problématiques de santé.

Je n'ai pas forcément de réponse précise à apporter à la question de la priorisation des soins, mais, globalement, je fais confiance aux professionnels de santé qui, en fonction de l'urgence, ont certes dû faire des choix, mais ont essayé, me semble-t-il, de le faire au mieux.

Franck Chauvin le soulignait à l'instant, on a transformé nos organisations, notre façon de travailler en très peu de temps. J'en ai fait l'expérience personnellement en contribuant au développement de l'éducation thérapeutique à domicile. Les usagers comme les professionnels de santé ont été assez facilement convaincus que d'autres modalités pratiques permettant de maintenir la nécessaire distanciation sociale existaient. Comme dans toute crise, cette période a aussi été l'occasion de changer un peu nos pratiques professionnelles.

Je ne peux pas dire que j'ai immédiatement perçu l'ampleur de la crise qui allait survenir dans les Ehpad. Comme d'autres, j'ai découvert progressivement l'étendue du problème. Seulement, quand il s'agit de personnes âgées, comme de soignants ou d'autres populations vulnérables, il est important de se concerter. Il n'y a jamais eu autant de réunions, mais aussi jamais autant de plaintes d'un manque de dialogue : il y a là un paradoxe et, finalement, le sentiment que les échanges n'aboutissent pas à une véritable concertation. En réalité, quand on veut agir pour une personne, mais qu'on le fait sans elle, on le fait toujours contre elle. Il faut garder ce point à l'esprit.

M. René-Paul Savary , président . - Y a-t-il des gériatres au sein de la Conférence nationale de santé ?

Pr Emmanuel Rusch . - Elle comporte des associations représentant les personnes âgées, des enseignants-chercheurs en santé publique qui s'intéressent à la gériatrie, des sociologues, mais pas de gériatres à proprement parler.

M. René-Paul Savary , président . - Professeur Chauvin, pourriez-vous très rapidement préciser vos propositions pour faire évoluer les Ehpad ?

Pr Franck Chauvin . - Durant cette crise, on a constaté que les Ehpad n'étaient pas aussi médicalisés qu'on le pensait.

M. René-Paul Savary , président . - On ne l'a tout de même pas découvert !

Pr Franck Chauvin . - On le savait, mais on s'est aperçu durant cette crise, précisément parce qu'elle nécessitait une forte mobilisation médicale, que cette lacune devait être comblée. Les acteurs sur le terrain ont très rapidement créé des réseaux informels d'entraide. Je voudrais insister sur le rôle qu'ont joué les hôpitaux dans les régions, au-delà de la prise en charge thérapeutique : dans certains territoires, le centre hospitalo-universitaire ou les centres hospitaliers généraux importants ont mis en place des équipes de liaison pour cette prise en charge.

Je ne peux vous livrer qu'une réflexion personnelle sur les Ehpad. Elle n'a pas fait l'objet d'une concertation au sein du Haut Conseil ou d'une autre instance. Je pense que le fait qu'une population vulnérable soit regroupée dans un même espace la rend extrêmement sensible à la diffusion d'une épidémie. De fait, les mesures consistant à fermer ces établissements, qui peuvent se concevoir en période de crise aiguë - mais n'ont hélas pas permis d'empêcher la propagation du virus -, sont inconcevables à long terme. Comme l'a dit le conseil scientifique à plusieurs reprises, il n'est pas possible de fermer les Ehpad, notamment aux familles. Le Haut Conseil de la santé publique, quant à lui, a auditionné la société française de gériatrie et d'autres sociétés françaises de façon à disposer d'une expertise multidisciplinaire.

Je crois qu'il est encore trop tôt pour faire l'analyse complète de ce qui s'est passé. Le Haut Conseil de la santé publique fera un retour d'expérience interne le 21 octobre prochain et un retour d'expérience externe au mois de décembre, qui seront l'occasion de conduire une réflexion avec un peu de recul, car l'analyse à chaud est toujours compliquée.

M. René-Paul Savary , président . - L'analyse est sans doute compliquée, mais ces retours d'expérience interviennent bien tardivement ! Alors que l'épidémie est en train de prospérer, un retour d'expérience, même incomplet, reste intéressant et permet de prendre des mesures différentes. À travers vos propos, on voit bien que les mesures prises n'ont pas forcément aussi bien fonctionné que nous l'aurions souhaité.

Disposez-vous de comparaisons internationales, Professeur Flahault ?

Pr Antoine Flahault . - Oui, en ce qui concerne les maisons de retraite et, en particulier, les personnes âgées, le bilan de la France est plutôt mauvais. Le taux de mortalité dans notre pays est de 462 décès par million d'habitants contre 113 décès en Allemagne, soit quatre fois plus, et 204 en Suisse.

En Suède ou au Royaume-Uni, le taux de mortalité chez les personnes âgées est un peu plus élevé qu'en France, mais la Suède, par exemple, a déjà fait un premier retour d'expérience. Les Suédois ont constaté que le personnel des Ehpad avait été sous-équipé en matériel de protection. En Suisse, beaucoup moins de clusters sont apparus : l'ensemble du personnel a été très prudent et disposait de matériel de protection individuel. En outre, on empêchait au maximum l'entrée de personnes étrangères aux résidences, famille, proches ou fournisseurs.

En Suède, les personnes travaillant dans les Ehpad étaient souvent des précaires, en contrat de travail à durée déterminée. En juillet et en août, l'Australie a également connu une forte mortalité dans ses Ehpad. Les pouvoirs publics se sont rendu compte que les salariés des maisons de retraite étaient, là encore, souvent précaires et travaillaient régulièrement dans plusieurs maisons de retraite à la fois. Aussi, ils ont contribué à diffuser le virus d'un établissement à un autre. Les autorités australiennes ont finalement mis gratuitement à disposition des tests de dépistage : bien que positifs, certains travailleurs précaires ont continué à travailler, tout simplement parce qu'ils avaient besoin de vivre.

Je ne sais pas si la situation en Suède ou en Australie est comparable à celle de la France. En revanche, il est certain que la priorité doit être de protéger les Ehpad en cas de deuxième vague, voire d'agir sans attendre. Cette mesure n'est pas populaire et il existe bien entendu parmi les personnes âgées, des individus qui sont prêts à prendre des risques, mais il s'agit de risques colossaux. Personnellement, je compare le risque couru aujourd'hui par une personne âgée de plus de 80 ou 85 ans à celui d'une personne contaminée par le virus Ebola dans le Nord-Kivu en République démocratique du Congo en pleine période épidémique. La covid-19 est une maladie d'une très grande dangerosité et d'une très grande transmissibilité : on ne peut pas faire prendre aux résidents et au personnel d'un Ehpad des risques de ce genre, même si l'on doit évidemment tenir compte de la volonté de chacun.

Des solutions existent : les Suisses, par exemple, ont développé des logiciels de visioconférence pour que les personnes âgées échangent avec leur famille, des parloirs pour maintenir le contact avec leurs proches. C'est humainement très compliqué, mais il faut rester vigilant sur ce point, car il y va de la santé de tous les résidents et pas simplement de celui ou de celle qui, par des directives anticipées ou d'autres moyens, aurait exprimé sa volonté de prendre ce risque à titre personnel.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Professeur Flahault, vous avez entamé votre propos en affirmant que l'Europe avait globalement bien géré la crise. Mais quand on compare pays par pays, il existe quand même des différences notables.

Je pense à l'Allemagne ou à ces pays qui ont le mieux géré l'épidémie en mettant par exemple en place des stratégies de tests de dépistage, ce que la France n'a pas pu faire faute de moyens. On s'aperçoit que la communication du Gouvernement a consisté à gérer la pénurie de tests et de protections. Le Professeur Delfraissy l'a plus ou moins reconnu hier en disant que les avis du conseil scientifique tenaient compte de la situation : s'il n'a pas conseillé le dépistage de masse, c'est qu'il savait qu'il n'y avait pas de tests disponibles.

Même si la comparaison est plus difficile, je pense aussi à la Corée du Sud et à Taïwan qui ont des taux de mortalité extrêmement faibles grâce à une stratégie très claire, mais aussi un pilotage unifié. En vous entendant, et malgré la qualité des uns et des autres, on se dit qu'un pilotage aussi éparpillé, du fait de la multiplicité des instances mises en place, n'a pas aidé à gérer la crise de manière efficace. Comme l'a dit le Président de la République, nous étions en guerre. Or, dans une guerre, on ne demande pas son avis à tout le monde, des sous-lieutenants aux généraux : cela ne peut pas marcher...

Que devrait-on faire qui n'a pas été fait dans la période de crise que nous traversons ? Pourquoi a-t-on créé un conseil scientifique, alors qu'il existait un Haut Conseil de la santé publique ?

Par ailleurs, quel était votre degré de connaissance de l'épidémie et du virus quand les premiers cas ont été diagnostiqués en Chine en février dernier ? Fin janvier, la ministre de la Santé déclarait que le virus n'arriverait pas chez nous. Elle se fondait sûrement sur des modélisations et des données : pourquoi un tel manque de connaissances ? Le 6 mars encore, le Président de la République incitait les Français à se rendre au théâtre, au restaurant et au cinéma. Se pourrait-il que ses propos s'inscrivent dans une stratégie de recherche d'une immunité collective - ce qui pourrait s'entendre - qui n'aurait pas été assumée officiellement ? On perçoit beaucoup d'ambiguïté dans les discours. De ce fait, il est très difficile pour nous d'appréhender ce qui s'est réellement passé au mois de février.

Professeur Chauvin, vous avez parlé de retours d'expérience en octobre et en décembre. Mais c'est maintenant qu'ils seraient utiles ! Les personnels des hôpitaux franciliens ont témoigné qu'ils avaient beaucoup appris de la vague épidémique survenue dans les établissements du Grand Est peu avant, que ce soit sur les méthodes de réanimation, le rôle des anticoagulants ou des anti-inflammatoires.

Même chose pour les médecins généralistes : initialement, on avait annoncé qu'ils devaient rester à l'écart du dispositif et que tous les patients devaient s'adresser au Samu ; par la suite, la stratégie a évolué et, désormais, le virus est partout. Quelles sont aujourd'hui les recommandations données aux médecins généralistes et aux personnels hospitaliers ? Qui doit les leur fournir ? Est-ce la Haute Autorité de santé ? Existe-t-il un guide des bonnes pratiques expliquant la conduite à tenir devant un potentiel malade de la Covid-19 ?

Pr Antoine Flahault . - Si j'ai dit que l'Europe avait bien géré cette crise, c'est parce que, aujourd'hui, je préfère être européen que nord-américain ou israélien. Par ailleurs, il existe en effet des différences notables entre les pays.

La comparaison entre l'Allemagne et la France est très utile, car il s'agit de pays de taille voisine, proches dans un grand nombre de domaines sociaux et économiques et disposant de systèmes de santé comparables. La différence entre leurs taux de mortalité ne s'explique pas par une différence de qualité des soins, alors que les différences observées entre Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan et l'Europe sont davantage culturelles, notamment au sens politique du terme. Ainsi, le règlement général de protection des données est européen et n'existe pas en Asie : les systèmes de traçage électronique, les dispositifs utilisant les caméras de surveillance dans les lieux publics ou de surveillance des cartes de crédit sont inenvisageables dans nos pays.

Pour en revenir à la comparaison entre la France et l'Allemagne, je pense pour ma part que ceux qui affirment que l'on manquait de masques et de tests à cette époque font preuve d'une certaine complaisance.

Je vais citer l'exemple un peu sensible de Didier Raoult : très tôt, il était assez clair pour ce médecin qu'il fallait tester davantage. Il l'a dit à l'époque, reconnaissons-le. Simplement, il n'a pas essayé de trouver un consensus avec ses pairs. C'est un personnage très clivant, qui n'a finalement pas réussi à appliquer ses méthodes en dehors de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur où les taux de létalité par habitant se sont révélés inférieurs à ce que l'on observe dans le reste du pays.

Ce qui marque dans le discours de Didier Raoult, c'est qu'il disait : « quand on veut, on peut ». Je pense que s'il y avait eu un consensus général, la France aurait probablement voulu et donc pu. La situation en Allemagne a évolué très différemment grâce à une personnalité comme Christian Drosten, médecin charismatique et très consensuel, qui a cherché et obtenu l'aval de ses confrères, ce qui a permis d'engager une stratégie inclusive et efficace de tests. Ce virologue a tout fait pour que les tests soient disponibles et bien diffusés. Grâce à lui, l'Allemagne a très tôt mis en place une politique de testing, tracing, isolating, c'est-à-dire un dispositif de recherche des contacts.

Le test a un rôle vertueux, car les personnes qui se savent positives peuvent plus facilement s'isoler et rechercher leurs contacts pour qu'ils s'isolent et se mettent en quarantaine. Les premiers cas en Italie ou en Grande-Bretagne ont été découverts dans les services de réanimation à l'hôpital ; en Allemagne, ils l'ont été par les laboratoires : la circulation du virus a ainsi pu être précocement identifiée.

Ceux qui disent que l'on manquait de masques manifestent la même complaisance. Vous nous demandiez quel était notre degré de connaissance de la pandémie en février. J'ai publié un tweet le 26 janvier dans lequel je diffusais une vidéo transmise par un collègue de Wuhan, qui disait manquer de masques en plein coeur de l'épidémie. Wuhan est pourtant la capitale de la fabrication des masques ! Les Chinois se sont alors révélés très inventifs : ils ont pris un mètre de papier toilette, un bout d'élastique, et fabriqué un masque de protection couvrant très bien le nez et la bouche. Cela montre que tous les Ehpad, de même que toutes les écoles auraient pu fabriquer des masques, et ce pour presque rien et sans aucun risque de pénurie...

Hélas, il n'y a pas eu la même volonté ici, mais une forme de complaisance dans les discours, y compris les discours scientifiques expliquant que les masques n'avaient pas d'intérêt pour se protéger du virus - ce qui, pour une maladie respiratoire, est quand même étonnant ! Ces discours servaient simplement à accompagner la pénurie de masques, ou peut-être à protéger un stock de masques destiné aux seuls personnels de santé qui, eux, ont été très correctement équipés et qui n'ont, de ce fait, pas été trop affectés.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous évoquez le professeur Raoult, mais il n'était pas seul. Pourquoi personne n'a-t-il été capable d'obtenir un consensus comme en Allemagne ? On a l'impression que notre pays a réagi trop lentement et que nos structures n'étaient pas prêtes : c'est un point qu'il nous faudra élucider.

Pr Antoine Flahault . - On a parfois tendance à vouloir réécrire l'histoire après coup en disant, par exemple, que l'on était au courant avant les autres - ce que je fais avec mon plaidoyer pro domo sur mon tweet du 26 janvier.

En revanche, je le dis très clairement, au début, peut-être parce que je suis épidémiologiste de formation, je n'étais pas convaincu par le discours d'un Christian Drosten ou d'un Didier Raoult sur la nécessité des tests. Les virologues ont été pionniers. À l'époque, je considérais que les tests ne guérissaient pas les gens et que l'on avait surtout besoin de traitements et de mesures de prévention. Pour moi, les tests ne faisaient pas partie des mesures prioritaires à prendre.

Certains de nos confrères ont été plus visionnaires que nous épidémiologistes. Plusieurs de mes collègues - j'en ai notamment parlé avec Anders Tegnell en Suède - n'étaient pas convaincus de l'utilité des tests. D'une certaine façon, nous avons aussi accompagné le discours un peu complaisant dont je parlais.

De fait, on ne réalise pas de tests pour la grippe saisonnière : on se contente de surveiller ce que les généralistes constatent dans leur pratique. Les seuls tests que l'on réalise servent à déterminer la souche du virus qui circule ; les syndromes grippaux définissent l'épidémie de grippe. À tort, je n'ai pas perçu l'utilité et l'importance du cercle vertueux qu'enclenchent les tests, de leur capacité à enrayer les chaînes de transmission. Cet été, en France, nombre de jeunes de moins de 40 ans se sont soumis à un test qui s'est révélé positif et ont fait en sorte, se sachant porteurs, de ne pas contaminer leurs proches plus âgés.

M. René-Paul Savary , président . - Nous sommes dans le vif du sujet !

Pr Franck Chauvin . - Il faut en effet se garder de la tentation de réécrire l'histoire à la lumière des connaissances que nous avons aujourd'hui. Notre première saisine concernant cette épidémie date du 25 janvier ; on ne peut pas dire que le temps de réaction ait été faible. La deuxième est venue le 3 février, puis huit autres saisines courant février. J'ai recréé le groupe coronavirus en février avec une trentaine d'experts pour y répondre.

Vous parliez du pilotage. Pour moi, il est très clair : il y avait une cellule de crise, avec un directeur, Jérôme Salomon, qui a la possibilité de saisir des instances d'expertise. Mais les experts ne font pas du pilotage - pas plus la Conférence nationale de santé que le Haut Conseil de la santé publique, la Haute Autorité de Santé ou le conseil scientifique. J'insiste : les instances de conseil ne sont pas des instances de pilotage ! Je crois à l'expertise scientifique, multidisciplinaire, par recherche de consensus d'experts qui échangent sur les bases des données scientifiques, comme ce qui se pratique dans la plupart des pays. Il peut y avoir des figures emblématiques qui incarnent quelque chose à un moment donné, mais cela ne fait pas l'expertise scientifique, et certainement pas le pilotage.

Mon expérience, c'est celle d'un directeur de crise qui nous saisit en urgence, pour un avis en 24 ou 48 heures. Mon expérience, c'est celle des deux pilotes qui réunissent leur groupe de travail jour et nuit pour fournir les expertises qui aboutiront à un décret, pris après avis du Haut Conseil de la santé publique. Notre rôle est d'édicter la doctrine sanitaire. Didier Lepelletier est ainsi à l'origine de toute la doctrine de sortie de confinement élaborée avec le groupe de Jean Castex.

Mon expérience, c'est celle d'une communication extrêmement fluide entre les instances de conseil et les instances de décision. Je n'ai nullement eu l'impression d'une multiplication d'instances de décision.

Y a-t-il eu un changement de doctrine ? Reprenez les avis des instances de conseil, vous constaterez une persistance dans la doctrine. Certes, on insiste tantôt sur le lavage des mains, tantôt sur la distanciation ou le masque, mais ce sont toujours les sept mêmes mesures qui sont prônées. Le contrôle de l'épidémie passe par la mobilisation de ces mesures simultanément. Je n'ai pas du tout cette impression de fluctuations.

Les connaissances ont évolué. Le Haut Conseil a rendu en 2011 un avis sur le masque en cas de pandémie ; à la lumière de ce que nous savons maintenant, je ne vois pas ce que l'on pouvait rajouter à l'époque. La stratégie globale, en termes de doctrine sanitaire, a été relativement stable. En revanche, il y a eu des incertitudes, des questionnements, notamment sur la question de l'aérosolisation. Personne n'avait la réponse. Le Haut Conseil compte des spécialistes de l'environnement, de la climatisation, de la ventilation ; le débat a été intense et constructif avant d'aboutir à un avis, mais la question de la part de transmission par aérosols n'est toujours pas tranchée.

Je n'ai pas du tout une impression de flottement dans le pilotage national ; en revanche, je n'ai pas de visibilité sur le pilotage territorial.

Une crise sanitaire n'est pas qu'une crise sanitaire. C'est une crise de la logistique, de la production, de la mise à disposition de médicaments, une crise sociale ; il faut repérer les travailleurs indispensables. Cela exige une coordination, et nécessite la mise en place d'un centre de crise traitant de l'ensemble des politiques.

M. René-Paul Savary , président . - Donc il ne faut surtout rien changer ?

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - On a eu l'impression, un temps, que rien ne se faisait sans le Conseil scientifique. La communication du Conseil scientifique a pu brouiller le message, reconnaissez-le. Était-ce utile que le Premier ministre donne ses conférences de presse aux côtés du Professeur Delfraissy ? La décision devait être politique.

Pr Franck Chauvin . - Je ne saurais le dire. Le défaut des professionnels de santé publique est sans doute de ne pas être des spécialistes de la communication. Les expériences à l'étranger montrent à quel point il est compliqué d'adapter la communication aux différents temps de la crise.

Je ne dis pas qu'il ne faut rien changer, monsieur le président, mais qu'il convient de partir de l'analyse contradictoire, de l'intérieur et de l'extérieur, pour établir un état des lieux de la situation. J'ai conscience, et le Professeur Delfraissy l'a rappelé, qu'il convient de changer des choses, et nous avons d'ailleurs fait des propositions en ce sens.

M. René-Paul Savary , président . - Mon propos était volontairement provocateur.

Pr Emmanuel Rusch . - J'endosse d'abord ma casquette de président de la Société française de santé publique. Courant janvier, dans la communauté de santé publique, des lanceurs d'alerte ont fait passer des messages auprès de leurs collègues ; ces alertes étaient discutées dans nos instances, sans qu'il y ait de consensus sur l'évolution prévisible de la situation.

Les choses se sont progressivement décantées en février. Il y a ce que dit la communauté de santé publique, dans sa diversité - épidémiologistes, sociologues, etc . - et les alertes de l'OMS, qui incite à « tester, tester, tester ». Je ne peux pas dire que le consensus ait été immédiat dans la communauté scientifique santé publique.

La question du masque mériterait une analyse fine. Le sujet est rapidement venu au sein de la communauté de santé publique, mais le message a été brouillé par la prééminence du modèle biomédical : il fallait le masque parfait, chirurgical, FFP2, correctement mis... Cela laisse peu de marges de manoeuvre, et rend les choses impossibles.

Nous avons relayé, sur le site de la Société française de santé publique et dans notre flash mail, le message selon lequel, même en l'absence de données scientifiques bien établies, le principe était bien le port du masque. Cela n'a pas été sans mal.

M. René-Paul Savary , président. - Vous nous préciserez par écrit la date exacte.

Pr Emmanuel Rusch. - Je coiffe maintenant ma deuxième casquette, celle de président de la Conférence nationale de santé. La Conférence nationale n'a pas fonctionné pendant un an ; elle a été reconstituée le 12 février, avec une nouvelle équipe. Nous nous sommes réunis fin février-début mars, mais nous avons perdu quinze jours... Nous sommes restés un an sans Conférence nationale de santé, ce qui est bien dommage. Je peux témoigner du dynamisme de ses membres, qui n'ont pas hésité à se réunir à toute heure, jours fériés compris. Ce n'est pas une instance d'expertise scientifique, mais un regroupement d'expertise de la société civile : elle dégage des consensus collectivement acceptés ; nous gagnerions à la mobiliser davantage.

Nous nous sommes autosaisis, mais à ce jour, la Conférence nationale de santé n'a jamais été saisie.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Des recommandations ont-elles été faites aux médecins généralistes, au regard de la situation actuelle ?

Pr Franck Chauvin. - Des recommandations thérapeutiques ?

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Oui, concernant la prise en charge de patients suspects d'infection à la covid ? Les médecins de terrain demandent à bénéficier des retours d'expérience, comme le font les sociétés savantes entre elles. Cela rassurerait la population et les soignants.

Pr Christian Chidiac . - Le Haut Conseil de la santé publique compte en son sein deux généralistes qui participent à la rédaction des avis dont certains, assez fournis, concernent la prise en charge des patients. Le problème tient à la diffusion de ceux-ci et à la communication autour de la production scientifique du Haut Conseil.

Notre rapport publié fin juillet comportait des éléments sur la prise en charge ambulatoire, mais nous n'avons pas rédigé de fiches pratiques à l'attention des médecins, faute de temps. Ce n'est d'ailleurs pas notre rôle, mais plutôt celui des sociétés savantes ou du site du Gouvernement.

M. René-Paul Savary , président . - C'est pourquoi nous souhaitons un retour d'expérience le plus rapide possible.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Merci pour cet échange passionnant. Ce sont de tels échanges, et non des monologues assénés à une assemblée, qui font progresser.

Nous avons découvert, au fil des auditions, que des alertes avaient été lancées dès le mois de janvier, y compris par la ministre de la Santé elle-même. En reconstituant la chronologie des évènements, on a l'impression que le mois de février n'a pas été très actif. Le Professeur Flahault a proposé une grille d'explication intéressante, en parlant de défaut de volonté. Il est sûr que si on ne veut pas, on ne peut pas... Le Professeur Chauvin, lui, nous dit que notre dispositif est fonctionnel. Il faut aller plus loin. Pourquoi n'a-t-on pas voulu ? Il nous manque une clé d'explication.

Si le dispositif était fonctionnel, pourquoi le chef de l'État a-t-il voulu un conseil scientifique ? Le Professeur Delfraissy a estimé hier que nous n'étions pas prêts, en termes logistiques et dans l'appréhension même de la crise sanitaire. Nous sommes bien obligés de poursuivre cette réflexion. Tous les pays n'ont pas vécu la même situation ; certains ont bien réagi, ayant appris du retour d'expérience. La France, elle, n'avait pas rencontré d'épidémie - depuis 1995, le VIH, traité, n'est plus perçu comme tel -, c'était donc un phénomène nouveau. Il n'y a pas de honte à constater que nous n'avions pas le dispositif adéquat.

Le pilotage fonctionne, nous dit le Professeur Chauvin : c'est la cellule de crise. Pour nous, le pilotage relève du conseil de défense... Il faut une articulation entre le politique, qui doit prendre et assumer les décisions, et l'analyse scientifique qui élabore la politique de lutte contre l'épidémie. Or manifestement, notre fonctionnement n'a pas donné les meilleurs résultats...

Comment expliquez-vous les difficultés persistantes dans les Ehpad ? L'épidémie se caractérise par sa violence pour les personnes âgées et le risque que représentent les formes d'habitat regroupé. Or l'Ehpad conjugue ces deux facteurs de risque ! Pourquoi tant de retard à se pencher sur la situation des Ehpad ? Est-ce dû à la lenteur de l'avancée des connaissances, ou, plus structurellement, à une mauvaise prise en compte des personnes âgées dans un pays qui, à entendre des voix autorisées, pratique l'âgisme ? Quel est votre avis ?

J'apprends avec étonnement que la Conférence nationale de santé, sommet de la démocratie sanitaire, n'a pas fonctionné pendant un an ; c'est un dysfonctionnement majeur ! Vous nous apprenez en outre qu'elle n'a toujours pas été saisie pour donner un avis sur la lutte contre l'épidémie...

Professeur Flahault, vous publiez beaucoup de données internationales passionnantes. Certains considèrent que les régimes autoritaires répondraient mieux à l'épidémie que les démocraties. Qu'en pensez-vous ?

Pr Antoine Flahault. - Merci de ces questions et de ces échanges. Il ne faut pas faire d'anachronismes, mais poser la question du pourquoi. Les démocraties d'Asie - Singapour, Taïwan, Hong Kong, Japon, Corée du Sud -, mais aussi l'Australie et la Nouvelle-Zélande, ont été extrêmement vigilantes et s'étaient préparées à l'émergence d'un virus venu de Chine continentale ou d'Asie du Sud-Est.

Ces pays avaient des informations via le renseignement et ont pris très au sérieux l'alerte de Wuhan. Pour eux, point de débat picrocholin sur une « petite grippe » ; ils ont déroulé un plan qu'ils avaient dans les cartons - testing, tracing - avant même les premiers cas sur leur territoire. Au 1 er février, quand Pékin annonçait 12 000 cas, Hong Kong, qui n'était pas dupe, estimait la réalité à 75 000, au vu des modélisations mathématiques. Imperial College est parvenu à des estimations proches.

L'Europe, l'Occident n'imaginaient plus qu'une pandémie pouvait émerger. Les pays voisins de la Chine, eux, se rappelaient le SRAS, les grippes aviaires ; la grippe H1N1 leur a servi de terrain d'exercice. Singapour a freiné le virus sans jamais confiner, du moins jusqu'en avril, quand des clusters se sont développés dans des cités-dortoirs - preuve que la vulnérabilité sociale est toujours un maillon faible de la chaîne. Le niveau de vigilance, d'alerte et de préparation n'était pas le même en Asie et en Europe.

J'en viens au sujet du pilotage. Vous avez été étonnés que la cellule de crise ait piloté. C'est une vision très française ! En Suède, ce n'est pas le politique qui gère la pandémie, mais l'Agence de santé publique ; Anders Tegnell n'est pas ministre de la Santé. Il faut une étanchéité entre le rôle du politique et celui du scientifique, ai-je entendu. En Suède, il y a plutôt consanguinité - pour autant, sa culture de santé publique est l'une des meilleures au monde, ses indicateurs de santé sont excellents, son école de santé publique, avec l'Institut Karolinska, est une voix que l'on écoute.

En Suède, point de décret ni de loi pour gérer la pandémie, mais un auto-confinement et une responsabilisation des Suédois, avec une pédagogie pour obtenir le consensus autour des mesures à mettre en oeuvre à titre personnel. Certes, la ministre de la Santé est intervenue quand il s'est agi de fermer les collèges, lycées et universités, ou de limiter les rassemblements à 50 personnes, mais pas pour promouvoir le télétravail ou inciter les gens à rester chez eux ; si les commerces non-essentiels ont fermé, c'était faute de clients. C'est bien le scientifique, via les agences, qui gère la situation.

Mais si l'on veut une vision autoritaire, pilotée par le Gouvernement, qui empiète sur nos libertés, c'est au politique de reprendre les rênes.

Les régimes autoritaires sont-ils plus efficaces ? Le fondement scientifique du confinement est de faire baisser le taux de reproduction, qui découle de trois paramètres : la probabilité de transmission, le nombre de contacts et la durée de contagion. Faute de médicament, on ne peut faire bouger ce dernier paramètre ; il faut donc jouer sur les deux premiers. Réduire la probabilité de transmission, c'est pratiquer les gestes barrières : cela ne relève pas du politique, sinon pour rendre le masque obligatoire dans les transports publics ou les lieux clos. Pour réduire le nombre de contacts, on peut opter pour un confinement strict et autoritaire, qui nécessite alors une décision du pouvoir politique.

C'est le pouvoir autoritaire de Chine qui a inventé le confinement strict - option que n'envisage, à ma connaissance, aucun manuel d'épidémiologie ! Les confinements aux États-Unis en 1918 n'étaient pas décidés au niveau fédéral, mais par les États ; les confinements plus stricts se sont révélés plus efficaces que les confinements plus souples.

Pour réduire le nombre de contacts et faire baisser le R0, les Chinois ont été extrêmement stricts, violents, isolant les gens chez eux en scellant les portes ! Je ne dis pas que la France, l'Italie ou l'Espagne ont fait pareil, mais elles ont adopté, sur la recommandation de l'OMS, dans l'urgence, un confinement strict qui nécessitait un pilotage au plus haut niveau de l'État. La Suisse, l'Allemagne, l'Autriche ont opté pour un semi-confinement bien moins strict : les gens pouvaient se déplacer sans autorisation administrative, mais ne l'ont pas fait, ils suivaient les recommandations des scientifiques. En Suède, on a observé un retrait du pouvoir politique au profit de l'auto-confinement et de la responsabilisation individuelle ; on a laissé les agences et les experts scientifiques expliquer à la population pourquoi il fallait rester chez soi. Cela fonctionne très bien dans un pays façonné par la responsabilité individuelle dans le champ de la santé publique. Le grand tort de la Suède, à mon avis, a été de ne pas avoir protégé ses Ehpad, et de ne pas promouvoir le port du masque - cela dit, nous ne sommes pas là pour évaluer les différents modèles, mais pour en tirer les leçons.

Un régime très autoritaire peut certes fait baisser le R0 grâce à un confinement très strict, mais faut-il pour autant perdre notre âme ? Il n'y a pas que la covid dans la vie ! Une récente étude de Zürich montre qu'un confinement moins strict est aussi efficace contre la pandémie ; il n'est pas forcément nécessaire de confiner l'économie.

Pr Franck Chauvin. - J'adhère à l'analyse du Professeur Flahault pratiquement en tout point. La santé publique s'inscrit dans la culture et le système politique d'un pays. Le modèle suédois est très intéressant - mais la part des dépenses hospitalières dans les dépenses de santé y est très loin de ce qu'elle est en France. La Suède a développé un modèle de santé, pas un modèle hospitalier.

Je prendrai pour ma part l'exemple britannique, avec l'agence Public Health England : c'est l'irruption du politique dans la décision en santé publique qui a singulièrement compliqué les choses, et pesé sur les résultats.

De mon point de vue, le modèle français, tel qu'il est organisé, a fonctionné comme il était dit qu'il fonctionnait. Est-ce le meilleur modèle de santé publique ? La discussion, complexe, mériterait d'avoir lieu. En France, la Direction générale de la santé est une direction du ministère de la Santé ; d'autres pays ont une autre organisation. Les relations, telles que je les ai vécues, entre l'instance d'expertise que je préside et le ministère de la Santé qui gérait la cellule de crise, ont été fluides. Le ministre a pu disposer d'expertises répondant à la charte de l'expertise sanitaire, fixée par décret.

La relation entre l'expertise et le politique est complexe. En France, c'est le politique qui décide, non l'expert, qui se borne à faire des recommandations. En France, il faut un décret au Journal officiel pour fixer le fonctionnement d'un certain nombre d'institutions. Ai-je répondu à votre question ?

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Merci. Il n'y a pas de hiatus dans les constats. Il ne s'agit pas de dire que nous aurions tout fait mal, et notre édifice de santé publique s'est beaucoup perfectionné ces dernières années. Sans doute faut-il faire la part des raisons d'ordre mémoriel, ou de proximité avec la source du virus, et celles, structurelles, d'organisation de la santé publique. Vos contributions nous permettent d'avancer dans notre réflexion sur l'amélioration de la gouvernance de la santé publique.

Pr Franck Chauvin. - Il faut mener une réflexion sur la faiblesse de la culture de santé publique dans notre pays. La population française a dû apprendre un certain nombre de notions qui, dans d'autres pays, sont acquises très tôt. Nos collégiens et lycéens reçoivent un enseignement en génétique, mais pas en santé publique...

M. René-Paul Savary , président . - Ou en instruction civique...

Pr Franck Chauvin. - En France, on considère que la santé, c'est le soin. Or le système de soins ne contribue que pour 25% à la santé de la population ! Tout le reste se passe ailleurs. En Suède, au Danemark, aux Pays-Bas, les gens comprennent les consignes et les appliquent. Notre pays associe très peu la population aux mesures préconisées. Si les Français avaient une culture de santé publique plus développée, s'ils étaient plus impliqués, ils comprendraient, sans que cela fasse débat, la nécessité de la distanciation physique et sociale, du port du masque, etc .

Pr Emmanuel Rusch. - Plus largement, la question est celle de la culture scientifique et de l'éducation aux sciences.

Le sujet des Ehpad est symptomatique d'un système de santé structuré en tuyaux d'orgue. Il suffit de voir la difficulté que le comité de contrôle et de liaison a eu à agréger dans les systèmes d'information les données de mortalité dans le médico-social avec les données hospitalières, et celle que nous avons encore à décompter la mortalité à domicile. Notre modèle est d'abord hospitalier ; l'ambulatoire s'est peu à peu développé, mais le médico-social reste encore à la marge. Est-ce une question de culture, de perception des personnes âgées ou handicapées ? Il faut se préoccuper du parcours de santé de la personne dans son ensemble, pas uniquement des épisodes à l'hôpital ou en établissement.

Avant de présider la Conférence nationale de santé, j'ai présidé pendant six ans sa commission spécialisée dans le domaine des droits des usagers. La mise en place des conseils de vie sociale dans les Ehpad a été une évolution très positive ; il faut désormais les faire vivre. Les associer aux prises de décisions faciliterait les relations entre les familles, les personnes âgées, les soignants et les gestionnaires d'établissements, qui ont souvent dû agir du jour au lendemain, sans concertation avec les pensionnaires ou leur entourage.

M. René-Paul Savary , président . - La crise a entrainé une réorganisation en milieu hospitalier, mais pas dans le médico-social. Il faut qu'on se bouge ! Nous ne cherchons pas à réécrire l'histoire, mais à analyser pour pouvoir faire des préconisations.

Mme Angèle Préville . - Comment se fait-il qu'alors qu'on décrétait l'isolement des Ehpad, il n'y ait pas eu de consignes concernant le personnel - tout le personnel, jusqu'aux cuisiniers ? Le virus est rentré dans les Ehpad via le personnel, les résidents n'ont pas été mis à l'abri. Le Lot a été globalement très peu touché, mais la moitié des résidents des quatre établissements autour de ma commune ont été contaminés ! J'ai interpellé le préfet et interrogé le Gouvernement dès début avril sur la pénurie de matériel de protection pour le personnel des Ehpad. S'il avait été incité à fabriquer ses propres protections, comme l'a évoqué le Professeur Flahault, on aurait sans doute évité bien des contaminations.

Professeur de physique-chimie, je plaide moi aussi pour un renforcement de l'éducation scientifique et je porte souvent des amendements sur le sujet.

Vous avez évoqué l'émotion créée par le déballage d'opinions dans les médias. Pourquoi n'a-t-on pas vu monter dans la société ce phénomène qui se manifestait déjà dans d'autres domaines ? Comment s'étonner que la parole scientifique ne soit pas davantage écoutée et reconnue, quand des générations ont été biberonnées à la télé-réalité ?

Les décès chez les personnes âgées ont été quatre fois moins nombreux en Allemagne qu'en France, a dit le Professeur Flahault. Où se situe la différence entre les établissements allemands et les nôtres ? L'Allemagne n'a pas employé le même vocabulaire guerrier, n'a pas infantilisé sa population, elle a fait le pari de l'intelligence. Que faudrait-il changer dans notre société ?

Mme Jocelyne Guidez . - Les enfants de plus de 11 ans ont l'obligation de porter le masque en permanence, en classe et hors de la classe. Des généralistes font le lien avec une recrudescence de cas de bronchites, d'herpès, de fatigue. Qu'en pensez-vous ?

Je considère qu'il faut prioriser les tests PCR et réduire les délais d'attente. Est-il vraiment utile de tester des enfants de 2 ou 3 ans qui ont un rhume et un peu de température ? Ne peut-on les laisser tranquille ?

M. René-Paul Savary , président . - J'ajoute une question : pourquoi le masque à partir de 11 ans seulement, et non dès 6 ans comme en Espagne ?

Mme Victoire Jasmin . - Le Professeur Chauvin dit être satisfait du fonctionnement de l'expertise. Hier, les Professeurs Delfraissy et Costagliola nous parlaient pourtant de difficultés et même de carences dans la gestion de la santé publique. Le Professeur Rusch nous dit que la Conférence nationale de santé n'a pas été saisie, or le Professeur Delfraissy, que j'interrogeais sur ses relations avec les instances de démocratie sanitaire, m'a répondu être constamment en relation au niveau national. J'avais pourtant évoqué spécifiquement les commissions régionales de santé et les commissions spécialisées dans le domaine des droits des usagers. La représentante d'ADT Quart Monde ne m'a pas apporté la réponse que j'attendais. Quelles sont les relations avec les différentes instances territoriales, ARS, préfets ? La Conférence nationale de santé a-t-elle eu des remontées du terrain ? Les conférences régionales de santé et de l'autonomie sont à même d'apporter, me semble-t-il, un éclairage précieux.

Mme Laurence Cohen . - Il ressort de nos auditions que nous avons quantité d'organismes scientifiques, d'instances de conseil et d'expertise, qui fournissent des avis. Cela ne contribue-t-il pas à brouiller le message ? Un nombre trop élevé d'instances nuit à la force du propos. Une meilleure centralisation éviterait sans doute une déperdition d'énergie.

Vous dites avoir été alertés très tôt, dès janvier-février. Les parlementaires, comme la population, l'ont été bien plus tard. Quand nous relayions des échos, nos interrogations étaient balayées : il ne s'agissait que d'une grippette... Comment se fait-il qu'avec une telle multitude d'instances de conseil, le politique ait mis tant de temps à agir ?

Je m'étonne que vous sembliez surpris que les Ehpad soient si peu médicalisés. C'est pourtant le propre de ces établissements, conçus pour sortir de l'hôpital les personnes très âgées en perte d'autonomie. Se pose la question de leur accompagnement, dans une société qui considère que résidents en Ehpad perdent leurs droits, ne sont plus citoyens, qu'il faudrait les protéger malgré eux ! La première des protections, me semble-t-il, est la protection du personnel des Ehpad. Or les masques ont manqué, et continuent à manquer : je suis régulièrement alertée sur un provisionnement insuffisant en cas de deuxième vague.

Enfin, les enseignants sont très démunis face à des enfants qui présentent des symptômes de rhume classiques - nez qui coule, toux... Faut-il fermer la classe ? Les mesures sont parfois draconiennes et source de stress dans les écoles.

En France, la santé se résume trop au soin ; nous sommes trop peu impliqués dans la prévention et l'éducation. Or on en revient à des mesures aussi élémentaires que le lavage des mains...

M. Jean Sol . - Vous avez évoqué la « polémique spectacle », qui a nourri et majoré les inquiétudes et troublé les messages. Comment l'expliquez-vous ? À qui profite-t-elle ? Certainement pas à nos concitoyens... Que proposez-vous pour y remédier ?

Pr Antoine Flahault. - Merci de ces questions. On savait, par l'expérience de Wuhan, que les personnes âgées étaient particulièrement à risque. L'Allemagne en a tenu compte et a donné la priorité absolue à leur protection. Nous n'avons pas eu en France la même attitude s'agissant de la protection individuelle des résidents et du personnel des Ehpad - il aurait fallu en effet équiper jusqu'aux cuisines, jusqu'aux fournisseurs mêmes. Tous les maillons de la chaîne doivent être forts.

L'idée qu'il puisse y avoir aujourd'hui pénurie dans les Ehpad français est tout bonnement inaudible. Peut-être ne faut-il pas tout attendre de l'État et des collectivités locales ; les masques de protection peuvent s'acheter, se fabriquer. La France a les moyens de protéger ses Ehpad.

L'expérience de l'été montre que les personnes âgées ont compris le risque de la covid19 - plus important que celui d'une infection grippale dès 40 ans, très féroce après.

Quelle place pour la parole scientifique dans les médias ? Le monde a changé, les réseaux sociaux sont libres, ouverts, une source inépuisable d'informations peu validées, contradictoires, voire fake. C'est le propre de la démocratie... on peut s'en plaindre ou s'en réjouir, c'est un fait.

Les gouvernements européens, pour la plupart - le Royaume-Uni tardivement, après avoir payé un lourd tribut - ont adossé leurs politiques sur la science. Il faut s'en réjouir. Plutôt que de déplorer un manque d'étanchéité entre le scientifique et le politique, privilégions une politique fondée sur des connaissances scientifiques. En France comme dans tous les pays européens, la gestion de l'épidémie était fondée sur des preuves scientifiques, qui évoluent, changent, sont débattues par la communauté scientifique. Les données scientifiques ne se résument pas aux données sanitaires ; on tient aussi compte de l'apport des sciences humaines, sociales, politiques.

Non, le masque ne présente pas de risque particulier pour les enfants. On entend qu'il pourrait gêner ceux qui souffrent de maladies de peau. L'expérience montre plutôt le contraire : le masque, en ce qu'il dissimule, les soulage en évitant la stigmatisation que peuvent entraîner les problèmes dermatologiques.

Il faut promouvoir le port du masque dans les écoles. Je regrette qu'il ne soit pas préconisé dès 6 ans - cela aurait sans doute évité nombre de clusters dans les établissements scolaires en France et en Suisse. Les instituteurs peuvent accompagner les élèves sans dogmatisme, ôter le masque quand certains apprentissages l'exigent. Les pays asiatiques sont pionniers. Ne disait-on pas, hier encore, que nous ne porterions jamais de masques comme en Asie, que ce n'était pas la culture occidentale ?

Ne soyons pas complaisants, faisons la promotion du masque dans les lieux clos - uniquement les lieux clos, mais tous les lieux clos, surtout ces salles de classe souvent mal ventilées.

Pratiquer un test PCR sur un enfant de 2 ou 3 ans est impossible, sauf à faire un prélèvement salivaire ; le frottis naso-pharyngé donne souvent un faux négatif, car l'enfant se débat. C'est ce qui a sans doute conduit à négliger le portage du virus chez les enfants, dont on sait aujourd'hui qu'il est probablement de même niveau que celui des adultes.

M. Didier Lepelletier . - Sur la question du port du masque en milieu scolaire, les établissements recevant du public (ERP) ont effectivement été destinataires de plusieurs circulaires et, parmi eux, l'école a reçu des consignes différentes en fonction des classes d'âge. Très tôt, pour préparer au mieux la sortie du confinement du 11 mai, le Haut Conseil de la santé publique a remis au ministre de la santé un rapport conséquent sur le sujet. Il paraît indispensable que l'enfant ait la capacité de porter le masque ; en laisser la discrétion au professeur nous exposait excessivement aux ruptures d'égalité et aux éventuelles contestations, ce qui nous a menés à proposer dans un premier temps une barrière d'âge à 12 ans. Face à l'appréhension suscitée par la réapparition des clusters, nous avons ensuite été interrogés sur la possibilité d'abaisser cette barrière. Bien qu'on ne sache pas encore exactement l'impact du port du masque sur le développement d'un enfant, les pédiatres s'accordent pour constater une assez bonne adaptation de l'enfant. Le port du masque par de très jeunes enfants, au-dessus de 6 ans, ne semble donc pas poser de problème, à condition qu'on prévoie les dérogations nécessaires pour ceux présentant des problèmes particuliers de comportement.

Se pose également la question de la détection. Il me paraît important d'axer la surveillance et d'éventuellement tester les seuls cas symptomatiques, et de privilégier les réponses ciblées aux mesures générales de fermeture d'établissement. Ces mesures ne sont bien entendu applicables qu'à la condition d'être très attentif au moment des diagnostics différenciés et de ne négliger aucun cas symptomatique.

Pr Franck Chauvin . - Vous me demandez de préciser le terme employé de « polémique spectacle ». Il nous a en effet fallu réagir à des propos scientifiques d'individus isolés, alors que ce n'est pas du tout la mission d'un organisme sanitaire indépendant. Dans ce contexte-là, la communication nous semblait plus délétère que bénéfique et nous nous sommes donc astreints à la discrétion.

Je nous pense d'ailleurs confrontés à un phénomène d'une ampleur nouvelle : le populisme scientifique. Les opinions doivent désormais être démontrées par les faits, alors que la démarche scientifique commanderait précisément l'inverse. Nous rencontrons ainsi le même problème qu'a connu le monde politique il y a quelque temps. Nous l'avions déjà expérimenté en 2009, sans toutefois y prêter une attention suffisante.

Encore aujourd'hui, des personnes ayant prédit qu'il n'y aurait pas de seconde vague continuent d'être invitées sur les plateaux de télévision. On confond volontiers les tribunes et professions de foi avec les avis donnés par des instances de conseil scientifique, délivrés par des membres respectant les règles déontologiques proscrivant tout lien d'intérêt. Le public s'est ainsi laissé prendre au jeu fallacieux des syllogismes en tout genre.

À mon sens, la faible culture de la France en santé publique est en partie la cause de ces récupérations. Nous souffrons en la matière d'une véritable carence. Une politique de santé entièrement fondée sur le soin curatif - qui mobilise 93 % des dépenses de santé pour seulement 25 % des besoins de santé de la population - nous fait passer à côté d'un pan fondamental de l'accompagnement thérapeutique. L'exemple déjà évoqué de la Suède nous montre tout l'intérêt et l'urgence d'une inflexion plus prononcée vers la santé publique.

Sur les liens entre agences et décideurs politiques, je vous répondrai en deux temps. Je ne crois pas déceler de problème particulier au niveau central. Durant cette crise, le HCSP a beaucoup contribué et les liens entretenus avec la DGS, à qui seule revenait la décision politique, ont été fréquents. Il convient d'ailleurs de bien séparer les instances d'expertise indépendante - HAS et HCSP - des agences qui sont directement placées auprès du ministère et qui ont un rôle surtout opérationnel - Santé publique France. Les premiers sont chargés de fournir un conseil, la seconde a une mission d'exécution.

Plus que d'une pluralité d'acteurs au niveau central, le problème me semble venir d'une absence d'acteurs au niveau territorial. Les services de santé publique locaux, lorsqu'ils existent, sont loin des centres décisionnaires. J'observe une véritable carence d'effecteurs de santé publique sur le terrain. Les communes ont été très peu associées dans la première vague. Outre les difficultés très pratiques que ce manque engendre, notamment en matière de dépistage, il occulte un élément plus grave et moins connu des crises sanitaires : l'importance des inégalités sociales en santé. Sans santé publique de territoire, nous découvrons trop tardivement, et presque par hasard, l'extrême vulnérabilité des personnes défavorisées face aux crises sanitaires. Les seules données collectées au niveau central, concentrées sur les chiffres de la mortalité, ont sans peine mis en lumière la vulnérabilité particulière des personnes âgées, mais pas celle des personnes pauvres. Nous n'avons été sensibilisés au phénomène que parce que les Britanniques, puis les Américains, s'y sont penchés.

M. René-Paul Savary , président . - Il existe pourtant des contrats locaux de santé (CLS) au niveau territorial, mais qui n'ont pas tous été activés.

Pr Franck Chauvin . - Ce qui achève de prouver qu'une santé publique de territoire ne peut être performante que si elle est connectée aux autres instances sanitaires, notamment les ARS et les professionnels de santé.

Pr Emmanuel Rusch . - La Conférence nationale de santé avait souligné le problème des moyens disponibles en Ehpad dès avril. En effet, par sa composition même, qui réunit des directeurs d'établissement et des représentants d'usagers, elle rassemblait les principaux acteurs concernés et, si nous avions été consultés, nous aurions parfaitement pu donner l'alerte.

L'éducation pour la santé évoquée tout à l'heure est à mon sens fondamentale ; la « polémique spectacle » en est sans conteste une conséquence de notre retard en la matière.

Vous avez évoqué les contrats locaux de santé, abondamment activés par l'ARS de la région Centre-Val de Loire. Leur problème principal réside dans le statut des professionnels mobilisés, souvent très précaire et de rémunération très faible. Leur turn-over inquiétant ne peut qu'interroger la pérennité de ces outils pourtant très utiles.

Sur les relations entre acteurs, nous avions proposé de monter, avec le Conseil économique, sociale et environnemental (CESE) ainsi que la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), un comité citoyen. Cette solution n'a pas été retenue et le comité de contrôle et de liaison lui a été préféré.

Contrairement aux organes d'expertise scientifique, la CNS se situe plutôt dans une dynamique de société civile. Elle entretient des liens avec toutes les conférences régionales de la santé et de l'autonomie (CRSA) et a très tôt organisé la réunion de leurs présidents, qui n'étaient absolument pas mobilisées par les ARS au cours de la crise. Il en est allé de même pour les conseils territoriaux de santé (CTS), qui sont des organes de démocratie sanitaire très importants, mais tout aussi négligés par les ARS. Il y a là un important problème « culturel », par lequel l'acteur décisionnaire ne songe même pas à solliciter les instances représentatives des usagers !

Les outils statistiques mis à notre disposition, qui permettent aux opérateurs de l'État et aux ARS de suivre au niveau national le niveau de l'épidémie, devraient à notre sens être davantage territorialisés. Nous disposons d'informations pertinentes et exhaustives sur la mortalité, la prévalence et la positivité du virus à grande échelle. Mais certains éléments nous inciteraient désormais à examiner des chiffres plus localisés : on perçoit sur le terrain une forme d'épuisement de la part des laboratoires de biologie médicale dans le dépistage, ainsi que des menaces sur l'approvisionnement en réactifs et des problèmes de réception de machines commandées. Par ailleurs, le prélèvement et le dépistage d'un échantillon doivent s'effectuer dans des délais compatibles avec la rupture de la chaîne de transmission. En conséquence, il me paraît difficile de ne pas prioriser les capacités de tests à l'avenir, ce qui nécessite de disposer d'une information très territorialisée, pour savoir quelles équipes particulières renforcer et quelles zones cibler davantage.

M. René-Paul Savary , président . - Vous ne m'ôterez tout de même pas l'impression qu'on a inutilement multiplié les comités.

Pr Franck Chauvin . - Sur la recherche clinique, nous avons rendu des avis pour lesquels nous avons reçu diverses pressions médiatiques.

M. Christian Chidiac - Il est vrai que la relative harmonie des agences sanitaires précédemment décrite ne s'est absolument pas retrouvée dans le champ des essais cliniques. Le bilan des travaux lancés pour les traitements montre que près de 62 projets, en avril et mai, bénéficiaient d'un agrément de l'ANSM. Ces essais, bien trop nombreux, n'ont pas été productifs, et se sont même mutuellement nui. Il a manqué une structure de coordination similaire à celle mise en place pour le traitement du VIH, l'agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virale (ANRS).

À ce jour, ces essais n'ont rendu qu'un seul résultat : une molécule semble avoir des effets sur la mortalité à 28 jours, la dexaméthazone, et uniquement pour un certain type de patients.

Mme Laurence Cohen . - J'aurais souhaité des précisions sur la contradiction entre la nécessaire protection apportée par les Ehpad à leurs résidents et la remise en cause des libertés individuelles des personnes âgées. Par ailleurs, même si vous affirmez que les liens entre les décideurs politiques et vous-mêmes ont été fluides, ce sentiment n'est absolument pas partagé par la population et je ne sais pas si l'ajout d'un échelon territorial de santé publique sera suffisant pour y remédier.

Mme Victoire Jasmin . - Je suis parfaitement d'accord avec la proposition de M. Rusch de davantage territorialiser les données de suivi, ce qui est à mon sens indispensable à une meilleure gestion de la capacité des laboratoires.

Pr Emmanuel Rusch . - Dès le 2 avril, nous alertions sur la nécessité d'une politique de communication organisée et dédiée de la part des pouvoirs publics. Comme pour de nombreux sujets de santé publique - notamment la vaccination - ces derniers ont tardé à identifier les médias pertinents pour asseoir leur message. Trop de temps a été perdu à se mobiliser dans les médias classiques, alors que les polémiques se déchaînaient déjà sur les réseaux sociaux.

Sur les personnes âgées en Ehpad, je ne peux que vous rejoindre. Je pense que, lorsque l'État intervient pour limiter certaines libertés, cela doit toujours être justifié et proportionné. Or la CNS a constaté que cela n'avait pas toujours été le cas.

Pr Antoine Flahaut . - Cette question des Ehpad est importante. La mortalité étant concentrée chez les personnes âgées, il convient de les protéger. Les résidents d'Ehpad sont des adultes, qui signent le règlement intérieur de l'Ehpad au moment de leur admission et qui consentent d'emblée à certaines restrictions de leurs libertés individuelles.

Je tiens à rappeler que toutes les générations devront s'acquitter d'un tribut lourd à la suite de cette crise : pour les jeunes, il sera surtout de nature économique et sociale. Nous allons avoir un grand besoin de sérénité intergénérationnelle, condition nécessaire à la victoire contre cette pandémie.

M. René-Paul Savary , président . - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde avec des acteurs institutionnels

(mercredi 16 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président. - Nous poursuivons nos travaux avec une audition relative à la gestion de la crise par les autorités sanitaires.

Je vous présente officiellement les excuses du président Alain Milon, retenu dans son département.

Nous entendons cet après-midi M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé ; Mmes Geneviève Chêne, directrice générale, et Nicole Pelletier, directrice « Alerte et crises », de Santé publique France ; et M. François Bourdillon, ancien directeur général de Santé publique France.

Nous évoquerons bien sûr la gouvernance de la crise, en particulier les relations entre l'administration centrale, les administrations déconcentrées et les agences sanitaires, ainsi que leurs responsabilités respectives. Nous aborderons également la préparation de la crise. Il nous semble que cette phase a été déterminante. Nous pensons non seulement aux masques, mais aussi à la mise en oeuvre du triptyque largement rappelé par le Premier ministre d'alors, Édouard Philippe, « protéger, tester, isoler », qui semble avoir peiné à trouver une traduction concrète sur le terrain dans ses trois dimensions.

Comme il est maintenant de tradition dans cette commission d'enquête, je demande à nos intervenants de synthétiser leur principal message en cinq minutes, afin de laisser le temps nécessaire aux questions de nos trois rapporteurs et de nos commissaires.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Salomon, Mme Chêne, M. Bourdillon et Mme Pelletier prêtent serment.

M. Jérôme Salomon, directeur général de la santé. - Depuis le début de cette crise, en tant que médecin infectiologue, je ne suis pas resté une journée sans échanger avec des professionnels de santé - infirmiers, médecins, sages-femmes, kinésithérapeutes - implantés partout sur le territoire national, sans recevoir des retours directs du terrain, en ville, à la campagne ou à l'hôpital, sans lire ou recevoir des témoignages de familles touchées. Je pense sans cesse aux victimes du covid comme à celles d'autres maladies, à cette pandémie qui perdure et à la crise majeure que nous traversons.

En un siècle, aucune épidémie n'a entraîné autant d'hospitalisations, de décès, de souffrances et surtout de conséquences multiples dans un temps si court. Les effets de cette crise dureront sans doute bien des années.

En janvier dernier, il y a huit mois seulement, nous ne savions rien de ce nouveau virus chez l'homme, qu'il s'agisse de sa contagiosité, des modes de transmission, du délai d'incubation, des cibles en population, du rôle de l'immunité, du rôle des enfants, de la virulence, de la létalité ou des traitements ; nous ignorions quelle serait l'évolution de l'épidémie en fonction des saisons et des lieux ; nous ne savions rien de son potentiel pandémique.

Le covid n'était évidemment pas une grippe, et il n'a pas du tout connu l'évolution du SRAS, en 2003 - on avait alors dénombré 800 morts dans le monde et 2 cas en France -, ou, depuis 2012, du Mers-CoV, qui a totalisé 866 morts, quelques cas et alertes en France. Ce sont pourtant deux coronavirus.

Une alerte majeure avait touché l'Afrique de l'Ouest avec Ebola ; à cet égard, deux cas avaient été importés en France. Ils avaient été parfaitement pris en charge.

J'ai toujours dit ce que nous savions et ce que nous ne savions pas. J'ai fait en sorte de répondre à toutes les questions qui m'étaient posées par les journalistes, par la population ou par les professionnels de santé, avec humilité, en me fondant sur l'évolution des connaissances et en étant clair quant aux incertitudes scientifiques.

Nous ne savions rien de cette épidémie il y a huit mois ; nous en savons davantage aujourd'hui. Nous avons ainsi découvert la possibilité d'une transmission par aérosols, grâce à une alerte scientifique dès le mois de juin. Nous avons évidemment attendu la position de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en juillet. Au mois d'août, un article très important du British Medical Journal a mis en lumière les différents niveaux de risques, en fonction des expositions. En outre, nous avons peu à peu compris que les enfants pouvaient être récepteurs et transmetteurs.

Nous pouvons envisager l'avenir avec confiance : nous avons appris, comme les professionnels de santé, à mieux prendre en charge cette maladie, par l'oxygène à haut débit, par les anticoagulants ou encore grâce à l'efficacité de la dexaméthasone.

Nous avons suivi les patients, découvert des PCR positives pendant des semaines, surveillé l'apparition des anticorps protecteurs chez les malades et décrit quelques cas de réinfection. Nous avons surtout suivi des symptômes chroniques et décrit les séquelles neuropsychologiques, respiratoires ou encore cardiaques.

Les professionnels de santé, à domicile, au sein des Ehpad, en ville et à l'hôpital ont été remarquables tout au long de la crise. Ils nous ont permis collectivement de beaucoup apprendre et de progresser ensemble, partout sur le territoire. Nous avons découvert, non seulement le poids des pathologies chroniques comme facteur de risque majeur, celui de la précarité et de la densité urbaine, mais aussi l'hétérogénéité entre les pays et même au sein des territoires. Pour ne citer que des statistiques publiques, la létalité du covid a été beaucoup plus forte dans le Territoire de Belfort et dans le Haut-Rhin qu'en Ariège ou en Lozère.

Nous ne savons pas encore grand-chose de la saisonnalité du virus, de ce que serait une seconde vague en Europe, qu'il s'agisse de sa durée, de son ampleur ou de sa gravité, ou de la susceptibilité génétique ou immunitaire individuelle. À ce stade, nous ne disposons ni d'antiviraux ni de vaccins anti-covid efficaces.

Mme Geneviève Chêne, directrice générale de Santé publique France. - J'ai pris mes fonctions de directrice générale de Santé publique France au début de novembre 2019. Cette agence créée en 2016 est issue de la fusion de quatre structures : l'Institut national de veille sanitaire (INVS), l'Institut national de promotion et d'éducation pour la santé (INPES), l'établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) et l'opérateur d'écoute Adalis.

Lors de mon entrée en fonctions, j'ai observé que l'agence était organisée et unifiée. J'ai pris conscience de l'importance du continuum au sein de cette agence entre les différentes fonctions et missions de santé publique : d'une part, alerte, surveillance et observation ; de l'autre, prévention et promotion de la santé, ce qui implique la réponse aux urgences via la gestion de la réserve sanitaire et des stocks stratégiques d'État.

Ce premier point a son importance pour la gestion de la crise. Il s'agit, en particulier, de la capacité à mobiliser une expertise scientifique au sein de Santé publique France. Cette agence sanitaire scientifique est le référent national en santé publique. Elle suit une approche populationnelle, en complément d'autres agences sanitaires, dédiées, par exemple, aux produits de santé.

Cette agence regroupe environ 650 agents, qui - cette particularité, très importante elle aussi, joue un rôle crucial au titre de cette crise - sont répartis entre un site national et des cellules régionales auprès des agences régionales de santé (ARS). Ces unités sont essentielles pour la surveillance au sein des territoires, où la situation épidémique est hétérogène.

De plus, cette agence se caractérise par la persistance de l'ensemble de ses missions : cet été, elle a assuré la surveillance de situations potentiellement caniculaires et des noyades. Chaque jour, des connaissances ont été acquises. Elles doivent nous permettre, autant que possible, de tirer les enseignements de l'expérience.

Ces acquis doivent nous permettre de nous préparer aux prochains mois. Je pense en particulier à la surveillance concomitante des autres virus de l'hiver. Il conviendra d'adapter, à chaque étape, les enquêtes et les systèmes de surveillance.

Le covid, c'est donc une gestion au long cours. Au gré de l'évolution des connaissances, portant en particulier sur la transmission, on apprend chaque jour et l'on informe l'ensemble des personnes impliquées. Chacun doit pouvoir jouer son rôle et être responsabilisé. Au-delà, l'agence a un rôle à jouer pour mesurer l'impact du covid sur les autres dimensions de la santé : il s'agit d'en déduire des moyens d'améliorer la prévention et la promotion de la santé.

M. François Bourdillon, ancien directeur général de Santé publique France. - J'ai quitté Santé publique France en juin 2019, atteint par la limite d'âge. Mes propos porteront donc davantage sur le passé que sur l'épidémie actuelle, que j'ai suivie comme tout un chacun dans la presse.

En créant Santé publique France, Marisol Touraine entendait doter la France d'une grande agence nationale de santé publique, comparable au Center for Disease Control (CDC) d'Atlanta ou au Public Health England en Angleterre. Notre pays était presque le seul au monde à ne pas disposer d'une telle instance.

Nous avons eu deux ans pour construire cette agence. Nous avons voulu créer les fondements mêmes d'une structure dynamique, pouvant répondre à toute une série de situations par le travail quotidien de surveillance et de prévention. En outre, nous nous sommes clairement posé cette question : que ferions-nous si une maladie infectieuse émergeait ? Aurions-nous la capacité d'assumer nos fonctions ? Notre rapport de préfiguration distinguait bien les fonctions d'alerte, de surveillance et de réponse dans leurs différents volets : la prévention, la mobilisation de la réserve sanitaire pour faire face aux situations de crise et l'établissement pharmaceutique. Après mon départ de l'agence, j'ai résumé ces fondamentaux dans un ouvrage intitulé Agir en santé publique, paru le 17 mars dernier, premier jour du confinement.

Quand on construit une maison, on sait qu'elle a des points forts - Santé publique France en compte beaucoup, je pourrai y revenir - et des points faibles. En situation de crise notamment, nous savions très bien que l'agence serait débordée sur le plan des ressources humaines et qu'elle devrait probablement mobiliser, pour elle-même, des réservistes sanitaires afin d'accomplir ses missions. C'est bien ce qui a été fait face à la crise actuelle.

À cet égard, j'ai ma propre grille de lecture ; je pourrai vous donner un avis, non institutionnel, mais personnel. Je répondrai volontiers à l'ensemble de vos questions.

Mme Nicole Pelletier, directrice « Alertes et crises » de Santé publique France. - Je suis en fonctions depuis juin 2017 au sein de Santé publique France. Ma direction est née de la fusion entre l'Eprus et une direction qui gérait l'alerte au sein de l'INVS. Elle est constituée d'une trentaine de personnes réparties en trois unités, déjà citées : l'établissement pharmaceutique pour la gestion des stocks stratégiques de produits de santé ; la réserve sanitaire, composée de volontaires, professionnels médicaux, qui répondent aux demandes émanant notamment de la direction générale de la santé (DGS) et des ARS ; et l'unité de coordination, d'alerte et de crise, coordonnant, au sein de Santé publique France, notamment lors de crises, l'ensemble des directions touchées. Le covid en a donné un exemple flagrant.

Je tiens à remercier l'ensemble des équipes qui ont été mises sous tension depuis un grand nombre de mois : non seulement les équipes historiques de Santé publique France, mais aussi tous ceux qui nous ont rejoints, au sein de la direction « Alertes et crises » comme dans les autres directions, pour gérer cette crise longue, difficile, et qui n'est pas terminée.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Premièrement, quel était l'état des connaissances le 25 janvier dernier, lorsque la ministre de la santé déclarait, sur le perron de l'Élysée, que le virus ne pénétrerait pas en France ? Sur quelles données se fondait-elle ? S'agissait-il des méthodologies de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ? Comment ces connaissances ont-elles évolué ? Pour notre commission d'enquête, le tout début de cette crise est particulièrement important. Nous avons été surpris d'entendre les représentants de l'association d'usagers France Assos Santé nous déclarer que, dès la fin janvier, ils disposaient de certains éléments, qu'ils se sont engagés à nous transmettre.

Deuxièmement, alors même que le Grand Est était confronté à une très forte vague épidémique, le Président de la République incitait, le 6 mars dernier, les Français à sortir pour se rendre au théâtre, au cinéma, ou encore au restaurant. Était-ce en vertu d'une stratégie, que l'on pouvait d'ailleurs entendre, d'immunité collective ? J'espère obtenir une réponse aujourd'hui.

Troisièmement, à l'heure actuelle, les médecins généralistes et les professionnels de santé travaillant dans des établissements de soins sont confrontés, sur l'ensemble du territoire, à des patients covid. Comment se fait le retour d'expérience, notamment depuis le Grand Est ou l'Île-de-France ? Qui doit indiquer la conduite à tenir au médecin généraliste isolé à la campagne ou aux hôpitaux non universitaires ? Ce retour d'expérience existe-t-il seulement ? Doit-on se contenter d'aller consulter les sites de sociétés savantes ?

J'en viens à la question des masques. Au printemps, lors des premières auditions organisées par la commission des affaires sociales, Santé publique France nous a indiqué que deux notes avaient été transmises à la DGS quant à la fragilité des stocks d'État de masques : la première, du 26 septembre 2018, la seconde, du 1 er octobre 2018. Ces notes alertaient quant à la faible capacité logistique à distribuer rapidement ces produits en cas de pandémie majeure.

Monsieur le directeur général de la santé, avez-vous informé alors la ministre de la santé des problèmes relevés par Santé publique France ? Les services n'auraient-ils pas dû prendre plus au sérieux, dès 2018, les craintes exprimées sur ce sujet ?

De plus, dès 2018, votre direction générale prônait l'acculturation de la population à l'usage du masque en cas de pandémie grippale. Vous aviez d'ailleurs demandé à Santé publique France de lancer une expérimentation en ce sens. Pourtant, le 18 mars 2020, vous déclariez qu'il s'agissait d'une denrée rare - on l'a vu -, d'une ressource précieuse pour les soignants et totalement inutile pour circuler dans la rue. Maintenant, dans plusieurs villes, l'on s'expose à une amende si l'on ne porte pas un masque. Comment expliquer ce revirement ?

Enfin, à quel moment avez-vous senti que l'approvisionnement du pays en masques allait connaître de sérieuses difficultés ? Certains importateurs et fournisseurs nous ont dit que, dès février et mars, ils avaient proposé leurs services et que leurs offres étaient restées sans réponse, voire refusées. On ne les a sollicités qu'au mois d'avril.

M. Jérôme Salomon. - Face à l'émergence de la maladie, puis face à l'épidémie, la communauté scientifique et médicale s'est très fortement mobilisée. D'ailleurs, nous avons reconstitué une chronologie extrêmement détaillée de l'ensemble des actions de la DGS et de ses agences depuis l'alerte. Je communiquerai ce document aux membres de la commission d'enquête.

Tout d'abord, l'alerte a été très précoce en France, du côté de Santé publique France comme de la DGS. Nous analysons en permanence ce que nous appelons les signaux faibles. Les émergences sont fréquentes. Heureusement, elles ne débouchent pas toutes sur des alertes mondiales, mais un certain nombre de pathogènes apparaissent régulièrement, sans que l'on sache quels seront leur virulence et leur caractère épidémique. Le principe est celui du partage d'information. La communauté scientifique mondiale est désormais complètement ouverte, grâce aux nouveaux réseaux sociaux et aux outils de communication. Les épidémiologistes, les virologues et les agences échangent très vite.

Nous avons donc disposé de cette information très tôt : dès la première réunion de sécurité sanitaire du mois de janvier, nous avons abordé ce sujet, grâce à la mobilisation de l'ensemble de nos acteurs. Nous avons envoyé des messages aux ARS, aux établissements de santé et aux professionnels de santé entre le 10 et le 14 janvier. Nous avons donc été extrêmement attentifs. Évidemment, la ministre des solidarités et de la santé suivait ce sujet de très près.

S'y ajoute un autre message, peut-être plus difficile à faire passer : nous avions besoin de caractériser le risque. À ce titre, nous nous sommes également appuyés sur notre expertise, qui est de très haut niveau. Nous avons la chance d'avoir, en France, des épidémiologistes très bien formés, ainsi que des virologues de très grande qualité - certains sont parfois demandés comme experts auprès des instances internationales.

Que ce soit à l'institut Pasteur ou au sein des centres nationaux de référence agréés par Santé publique France, nous avons mobilisé l'ensemble de l'expertise scientifique française pour connaître, autant que possible, l'agressivité de ce virus, sa capacité à se répandre et ses cibles. Pour répondre au virus, il est important de savoir si ses cibles sont pédiatriques ou gériatriques, quelle peut être sa gravité pour la population.

L'exemple de 2009 le rappelle : au début, il est difficile de connaître la gravité d'une maladie, tout simplement parce qu'elle est alors décrite par ses formes graves - c'est par les cas graves que l'alerte est donnée. Dans ces conditions, on dispose d'un numérateur sans avoir le dénominateur correspondant.

Tous ces éléments devant être réunis, nous avons saisi Santé publique France, qui d'ailleurs a répondu très vite, d'une analyse de risques. Nous lui avons demandé de détailler les scénarios d'évolution qu'elle envisageait. De plus, les échanges d'informations internationaux ont été nombreux, en particulier au niveau de l'OMS. Beaucoup d'experts se sont rendus, avec le directeur général de l'OMS, auprès des autorités chinoises pour tenter de recueillir des informations.

Ainsi, avant même que ce nouveau coronavirus soit appelé Sars-Cov 2, avant que l'on sache qu'il allait donner la maladie du covid-19, son génome était mis à disposition en ligne pour que des virologues puissent l'interpréter et préparer un test diagnostic, ce qui a été fait très vite, à la fois en Allemagne et en France : mi-janvier, l'institut Pasteur avait déjà la capacité de tester. À ce titre, nous avons également décidé de mobiliser nos virologues et nos établissements de référence, c'est-à-dire le centre national de référence, tous les centres hospitaliers universitaires (CHU) et les laboratoires des établissements de santé de référence, pour que tous les CHU, puis, plus largement, tous les hôpitaux, sur l'ensemble du territoire national, soient capables de procéder aux tests.

Le partage de connaissances a donc été très rapide. Nous avons même fait des réunions dès le mois de janvier avec l'ensemble des experts pour mobiliser notre expertise et tenter de comprendre au maximum ce qui se passait.

L'immunité collective n'a jamais été le choix...

M. René-Paul Savary , président . - Qu'en est-il de la prise de position de la ministre en janvier dernier ? Nous sommes là au coeur du sujet.

M. Jérôme Salomon. - Il faut replacer la position de la ministre dans son contexte. À cette époque, nous n'avions pas de cas en dehors de Chine. Nous nous sommes fondés sur des évaluations de risques internationales, menées par l'OMS et par le centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC).

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Mme Deroche a évoqué la prise de position de la ministre, qui daterait du 25 janvier. Quand les premiers cas de Bichat ont-ils été connus ?

M. Jérôme Salomon. - Les deux premiers cas de coronavirus en Italie ont été connus le 30 janvier. En France, nous n'avions pas de cas avant le 24 janvier.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - C'était donc la veille de la déclaration de la ministre.

M. Jérôme Salomon. - Je n'ai pas la déclaration dont il s'agit ; je ne peux donc pas vous répondre sur ce point. En revanche, je peux vous répondre sur la situation en France. Nous avions des cas importés le 24 janvier.

À cet égard, l'ECDC distingue le risque d'importation - celui d'avoir des cas importés - et le risque de diffusion sur le territoire. C'est une subtilité, mais la question a toute son importance : quand un foyer épidémique existe, on considère que certains cas peuvent venir de ce foyer. Je vous rappelle d'ailleurs que, de manière contemporaine, le gouvernement français a décidé de rapatrier nos centaines de compatriotes de Wuhan, en pratiquant sur eux des tests systématiques.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vérification faite, la déclaration de la ministre date du 24 janvier.

M. René-Paul Savary , président . - Reprécisons le calendrier : le 24 janvier, la ministre fait sa déclaration. La France connaît déjà deux cas. En Italie, les premiers cas sont détectés un peu plus tard, le 30 janvier.

M. Jérôme Salomon. - Absolument. Entre l'alerte des professionnels, entre le 10 et le 14 janvier, et la déclaration de la ministre que vous mentionnez, nous avons mobilisé beaucoup d'expertises. Nous avons fait des réunions intersectorielles. Nous avons mobilisé Santé publique France...

M. René-Paul Savary , président . - Mais, à l'époque, il y avait déjà des cas en Chine ! Et, d'après les modélisations faites, le nombre de malades et de morts officiellement déclarés par la Chine ne correspondait pas à la réalité.

M. Jérôme Salomon. - Vous faites allusion à la publication dont, sauf erreur de ma part, Simon Cauchemez vous a parlé hier. Ce qui a frappé les modélisateurs et les épidémiologistes, c'est la probable sous-estimation du nombre de cas, à la fois en Chine et hors de Chine. Cela peut s'expliquer, dans la première quinzaine de janvier, par les difficultés de certains pays à diagnostiquer les cas importés. Tous les États n'avaient pas accès aux tests. C'est pourquoi l'OMS a rapidement émis le souhait que les cas positifs lui soient notifiés, ce que nous avons d'ailleurs fait immédiatement.

L'OMS dispose d'une comitologie interne très importante, laquelle permet de statuer pour déterminer si une épidémie constitue, oui ou non, une urgence de santé publique de portée internationale. À ce titre, on a observé une hésitation de la part des scientifiques. Tout d'abord, le comité consulté a déclaré que la gravité de la situation ne lui paraissait pas suffisante pour justifier une alerte majeure, et donc une urgence de santé publique de portée internationale. Cette urgence n'a été déclarée qu'à la fin du mois de janvier, bien après la mobilisation des autorités françaises et l'alerte donnée par les différents acteurs de santé français. En effet, nous avons passé plusieurs messages à destination des ARS, des établissements de santé et des professionnels de santé.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Disposez-vous des modélisations de l'Inserm et des résultats obtenus par ce biais ? Le 24 janvier, sur quelles données la ministre s'est-elle fondée pour se prononcer en ce sens ?

M. Jérôme Salomon. - Nous nous sommes fondés sur deux éléments importants : premièrement, l'analyse de l'OMS, instance internationale chargée de l'évaluation des risques, forte de ses experts ; deuxièmement, les premières publications de l'ECDC au titre des rapid risk assessments, disponibles dès le 22 janvier. De plus, grâce à la mobilisation de Santé publique France, une analyse de risques a été rendue le 26 janvier - Geneviève Chêne vous la détaillera.

Mme Geneviève Chêne. - Dès le 31 décembre, les autorités chinoises alertent l'OMS. La première réunion des experts internationaux auprès de l'OMS, qui comprend un expert de Santé publique France, a lieu le 2 janvier. Les équipes de Santé publique France et la DGS échangent dès le 3 janvier.

Cette réunion a pour conséquence le lancement d'une alerte assez forte. Nous publions une définition de cas, sur la base des connaissances de l'époque : les zones à risque sont des zones étrangères - on se concentre en particulier sur les personnes revenant de Chine.

Cette définition, qui est rendue publique, a deux conséquences. Premièrement, la DGS informe l'ensemble des professionnels de santé pour que, s'ils rencontrent un cas suspect, ils le fassent remonter via les systèmes de surveillance et que l'on puisse ainsi amorcer le comptage des cas. Deuxièmement, on sollicite les centres nationaux de référence dédiés aux affections respiratoires, dont la grippe. Il y en a deux en France : l'un à l'institut Pasteur, à Paris, l'autre à Lyon. À partir des séquences disponibles publiquement depuis le 9 janvier - me semble-t-il -, le centre de Pasteur met au point le diagnostic biologique du Sars-CoV 2, sauf erreur de ma part le 17 janvier.

Le vendredi 24 janvier - entre-temps, on a répertorié un certain nombre de suspicions de cas -, trois cas sont confirmés : deux à Paris, le troisième à Bordeaux. Il s'agit de trois cas « importés ». À la demande de la DGS, dont nous partageons l'analyse de la situation, nous produisons différents scénarios sur la base des données assez faibles dont nous disposons. En effet, l'essentiel des cas se trouvent en Chine.

À ce titre, trois scénarios sont envisagés. Le premier, c'est le contrôle rapide de l'épidémie, comme dans le cas du Sras. Le deuxième, c'est une pandémie avec des impacts sanitaires et sociétaux significatifs. Le troisième, c'est une pandémie avec des impacts sanitaires et sociétaux majeurs.

À ce moment-là, on dispose de très peu d'informations sur deux aspects assez déterminants pour l'évolution des scénarios.

Le premier, c'est la période de transmission : en particulier, y a-t-il une transmission pendant la période présymptomatique ? Existe-t-il une forte proportion de personnes asymptomatiques ? Ces éléments sont importants. La transmissibilité du virus est favorisée dès lors que l'on ne peut pas identifier les personnes malades sur la base de signes cliniques.

Le second, c'est la gravité de l'épidémie. Nous ne disposons alors que de peu de description des séries chinoises. La létalité serait de l'ordre de 1 % à 2 %, taux tout de même largement supérieurs à la grippe. C'est un sujet d'inquiétude. Mais, comme l'a souligné le directeur général de la santé, à ce moment-là, nous n'avons pas beaucoup d'informations quant au dénominateur. Les capacités de test peuvent changer très largement ce dénominateur et l'estimation de la mortalité. C'est seulement pendant la première quinzaine de février que les données chinoises, portant sur plusieurs dizaines de milliers de cas, sont publiées. Elles montrent, en particulier, une gravité potentiellement importante de cette maladie chez des personnes de moins de soixante-cinq ans, voire de moins de cinquante ans.

Compte tenu de ce facteur de gravité, nous ajustons les scénarios transmis à la DGS et discutés avec elle. Il s'agit de prendre en compte le taux d'attaque possible, c'est-à-dire le nombre de cas survenant en peu de temps, le nombre potentiellement élevé de formes sévères et l'atteinte potentielle de personnes, le fardeau potentiel de la maladie chez les moins de soixante-cinq ans.

Telles sont les étapes successives, qui entrent dans le périmètre d'action de Santé publique France, depuis l'alerte et l'expertise jusqu'à la construction de scénarios. Nous travaillons en lien étroit avec l'équipe de modélisation de Pasteur, menée par Simon Cauchemez, et avec celle de l'Inserm.

M. René-Paul Savary , président . - Pouvez-vous préciser cette stratégie jusqu'au 6 mars, au regard des paroles présidentielles rappelées par Catherine Deroche ?

M. François Bourdillon. - D'un point de vue extérieur, il me semble qu'en janvier nous avions beaucoup d'avance par rapport à l'Union européenne. Le rapid risk assessment de l'ECDC en date du 14 février 2020 qualifie de bas le risque de transmission en Europe. Nous disposons alors de scénarios beaucoup plus dynamiques.

M. Jérôme Salomon. - Effectivement, nous avons disposé d'une alerte précoce et l'évaluation a été très vite disponible, à la fois du côté des épidémiologistes et des virologues.

J'insiste également sur la mise en alerte du dispositif de gestion de crise. Dès le 22 janvier, en accord avec Agnès Buzyn, j'ai décidé de placer notre centre de crise, le centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (Corruss), au niveau 2. Puis, le 27 janvier, j'ai décidé de l'ériger en centre de crise sanitaire. Cette mesure est totalement exceptionnelle : il s'agit du niveau maximal. Cette décision a été prise avant la déclaration d'urgence de santé publique de portée internationale. À l'heure actuelle, le Corruss est toujours centre de crise sanitaire. Le niveau maximum de crise est donc activé depuis presque huit mois, ce qui n'était jamais arrivé.

Notre mois de février a également été extrêmement actif. Avec Agnès Buzyn, nous avons tenu à expliquer la situation jour après jour. La ministre a procédé à des conférences de presse extrêmement précoces. De mémoire, la première a eu lieu le 22 janvier. À cette occasion, elle a d'ailleurs dit qu'il y avait beaucoup de choses que nous ne savions pas, et d'autres que nous savions et que nous communiquerions à l'ensemble des citoyens français.

Nous avons activé le numéro vert dès le 1 er février ; ce dispositif a été largement utilisé. Ensuite, nous avons très régulièrement mobilisé notre expertise. Je pense en particulier au Haut Conseil de la santé publique (HCSP), qui en est aujourd'hui à sa quatre-vingt-sixième saisine. Dans tous les champs d'expertise dont nous avons besoin - santé publique, environnement, maladies infectieuses, relations avec les patients -, les dizaines d'experts que regroupe le HCSP se sont réunis, parfois le soir et le week-end, pour donner leurs avis. Ces derniers ont été très fréquents.

Nous avons également tenu compte des avis des sociétés savantes, que nous avons beaucoup mobilisées - les sociétés d'infectiologie, de réanimation, de pneumologie, mais aussi la société d'hygiène et la société française de santé publique. Nous n'avons pas oublié les généralistes : nous travaillons beaucoup avec le collège de médecine générale. Nous avons très régulièrement mis à jour les connaissances, que ce soit par les fameux Minsante, messages officiels aux ARS, par les messages d'alerte rapide sanitaire (MARS), messages officiels aux établissements de santé, ou par les « DGS-urgent », messages reçus par environ 850 000 professionnels de santé. En parallèle, nous avons suivi et adapté notre dispositif à l'évolution des connaissances ainsi qu'à l'évolution de la situation.

Le mois de février a été marqué par le rapatriement de nos concitoyens de Wuhan, qui ont été testés deux fois à l'aide du test PCR coronavirus. Les premiers cas importés ont été recensés. Le 14 février, l'ECDC a publié son évaluation. Nous avons participé à de très nombreuses réunions, au sein de l'OMS ou encore avec l'ECDC. Nous avons régulièrement réuni l'ensemble des services de l'État concernés - qu'il s'agisse des services du ministère de l'intérieur, ou encore du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) - pour préparer la France à l'arrivée de cas. Les premiers clusters ont alors été détectés ; la première quinzaine de février a été marquée par une investigation dans l'Oise et, surtout, aux Contamines-Montjoie, où la ministre s'est rendue.

M. Olivier Paccaud . - Je suis élu de l'Oise, et je précise que le cluster de la base aérienne de Creil est apparu après le décès de Dominique Varroteaux - premier mort français du coronavirus -, survenu dans la nuit du 25 au 26 février, et non dans la première quinzaine de ce mois.

M. Jérôme Salomon. - Je me suis mal exprimé : j'évoquais les clusters de février.

Au village des Contamines-Montjoie, c'est, encore une fois, un cas importé qui était à l'origine des contaminations. Nous y avons beaucoup appris quant au potentiel de transmission épidémique auprès des contacts proches, ou encore quant à l'importance d'isoler les cas et de suivre la charge virale.

L'investigation de ces clusters a beaucoup mobilisé les services. Elle a également fait l'objet d'une très forte mobilisation de toute l'expertise nationale. Nous avons envoyé des messages presque quotidiens. Nous avons procédé à l'acquisition d'équipements de protection individuelle en grand nombre, dès le 7 février. Nous avons participé à de très nombreuses réunions avec les experts. Le 14 février, à la demande de la ministre, nous avons activé le plan Orsan Reb, plan d'organisation du système de santé en cas de risque épidémique et biologique. La ministre a d'ailleurs envoyé un courrier personnel aux ARS dès le 14 février, pour demander un point très régulier d'information, région par région. Le premier mort déploré sur le territoire national venait de Chine. Son décès est survenu le 14 février.

M. René-Paul Savary , président . - Y a-t-il eu une stratégie d'immunité collective jusqu'au confinement ?

M. Jérôme Salomon. - Très clairement, non.

Le Président de la République, le gouvernement de l'époque et les ministres de la santé - Olivier Véran a remplacé Agnès Buzyn mi-février - avaient deux priorités absolues.

Premièrement, il s'agissait de protéger les personnes âgées, dont on a su assez vite qu'elles étaient les principales victimes du virus. Nous avons pris connaissance des premières publications montrant que le risque d'entrée en réanimation et d'évolution défavorable des formes les plus graves augmentait beaucoup avec l'âge. Plus largement, nous avions la volonté absolue de protéger au maximum les personnes vulnérables et fragiles.

Deuxièmement - ce point a été très médiatisé et il était évidemment important -, il fallait éviter la saturation et l'effondrement du système de santé, en particulier en réanimation. Il fallait éviter que l'on en vienne à ne plus pouvoir prendre en charge des patients en milieu hospitalier.

Certains pays ont fait le choix de laisser le virus se répandre très largement, sachant que, plus il y a de cas, plus le niveau de prévalence augmente. En France, actuellement, selon les estimations, le niveau d'immunité collective est relativement bas, même si l'on observe d'importantes variations selon les territoires et selon l'âge. On est très loin des 60 % à 70 % qu'il faudrait atteindre pour être certain que le virus ne peut plus se diffuser.

Mme Geneviève Chêne. - L'immunité collective est, en fait, une notion stratégique ; on l'emploie lorsqu'on dispose d'un vaccin - on se demande alors quelle proportion de personnes vacciner pour que la dynamique de l'épidémie s'éteigne progressivement. Évidemment, à ce stade, nous n'avons pas de vaccin.

Nous avons conduit plusieurs séries d'études séroépidémiologiques, c'est-à-dire des études sur la base d'échantillons de fonds de tube des laboratoires, avec la méthodologie la plus satisfaisante possible dans de telles conditions, impliquant le tirage au sort, tout en gardant une organisation parcimonieuse compte tenu de la situation. Entre la mi-mars et la mi-mai, environ 5 % de la population a acquis une immunité, mesurée par les anticorps témoignant d'une exposition au virus. Le taux atteint environ 10 % dans deux régions, le Grand Est et l'Île-de-France, qui ont été particulièrement touchées.

Ces résultats sont en train d'être finalisés. Je donne ces chiffres avec prudence, car nous avons encore quelques vérifications à faire. Toutefois, ces données seront publiées très bientôt.

M. René-Paul Savary , président . - Il serait temps d'avoir ces chiffres, comme pour la mortalité à domicile ; de tels délais ne favorisent pas le retour d'expérience.

Mme Geneviève Chêne. - J'en conviens tout à fait. Il faut également reconstituer a posteriori la taille de la population infectée pendant la première phase. La première courbe que l'on voit classiquement ne comprend pas l'ensemble de la population infectée ; nous ne disposions pas alors d'un dépistage suffisamment large. Mais ces données sont importantes pour mener une comparaison avec la dynamique d'aujourd'hui ; nous disposons actuellement de tests et d'une collecte centralisée des données, système assez exceptionnel, à l'échelle nationale. Ces résultats doivent être finalisés très rapidement.

Les professionnels de santé ont joué un rôle, non seulement pour le soin, mais aussi pour la collecte des données au plus près du terrain. Nous avons également eu pour mission de relayer, auprès d'eux, des informations relatives à la transmission et aux gestes barrières. Les premières campagnes d'information et de prévention ont été menées auprès des professionnels de santé dans la première quinzaine de février.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Certes, à aucun moment on a dit que les gens devaient se contaminer les uns les autres. Mais, début mars, le Président de la République portugaise disait qu'il fallait faire attention et rester au maximum chez soi. Le président de la région Grand Est Jean Rottner nous a dit qu'il avait alerté le chef de l'État sur ce sujet : en France, le message émis a tout de même pu perturber.

J'attends également des réponses très précises au sujet des masques.

Mme Geneviève Chêne. - Pour la période antérieure à ma prise de fonctions, je me tourne vers Nicole Pelletier et François Bourdillon.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - J'insiste sur les deux notes consacrées à cette question, et je rappelle que la ministre a dit qu'elle n'avait jamais été alertée.

M. François Bourdillon. - En juin 2016, lorsque l'Eprus a rejoint Santé publique France, j'étais directeur général de l'Inpes. Santé publique France a dès lors hérité du stock de masques de l'Eprus.

Très vite, avec la DGS, on s'interroge sur l'efficacité de ces masques. Une partie des stocks sont très anciens - certains datent de 2000. Cela étant, aucune date de péremption n'est apposée sur les masques chirurgicaux. C'est d'ailleurs ce qui conduit la DGS à nous saisir, en avril 2017, pour éclaircir l'efficacité de ces masques au regard des normes européennes et Afnor.

En outre, lors de la création de Santé publique France, structure d'expertise de santé publique, l'Eprus, établissement vieux d'une dizaine d'années, disposait d'un savoir-faire logistique. Il fallait absolument injecter de l'expertise dans cette logique de stocks stratégiques.

Chacun des professionnels de santé publique, de virologie ou d'infectiologie a sa propre idée. La seule façon d'en sortir, pour une agence sanitaire d'État, c'est de faire de l'expertise collective, avec un appel d'offres et une charte de l'expertise. Nous avons donc lancé deux expertises, l'une relative aux contre-mesures pour l'épidémie de grippe et l'autre sur les moyens tactiques. Jean-Paul Stahl était responsable de la première expertise, qui est parue en août 2018 et qui comportait une partie consacrée à la question des masques. Ses recommandations étaient les mêmes que celles contenues dans les avis du HCSP, dont le dernier datait de 2011 : 1 milliard de masques étaient nécessaires.

Il s'agissait toutefois d'une recommandation générale ; le HCSP n'a probablement pas totalement compris qu'il y avait une doctrine différente depuis 2013 avec, d'un côté, les stocks stratégiques destinés à tous et, de l'autre, ceux destinés à la population française hors établissements de soins. Après la sortie de ce rapport en août 2018, j'ai rédigé une note le 26 septembre afin d'alerter sur notre manque de masques et sur la nécessité d'élaborer une doctrine claire compte tenu des difficultés inhérentes à ces deux notions de stocks.

À la même époque, le 3 octobre 2018, nous avons sorti une étude sur l'efficacité des masques qui a considéré que la plupart des masques expertisés au regard des normes européennes et Afnor - filtration bactérienne, respirabilité, contamination par des bactéries, efficacité des lanières, etc . - étaient inefficaces. Nous passons alors de 750 millions de masques à environ 99 millions de masques - je n'ai plus le chiffre exact en tête -, dont la date de péremption de cinq ans est sujette à caution.

Nous avons donc informé la DGS de la problématique des stocks stratégiques dans ce domaine de ces deux façons.

M. René-Paul Savary , président . - La DGS prévient-elle alors la ministre ?

M. Jérôme Salomon. - François Bourdillon a très bien résumé une situation dont il a hérité. Pour bien comprendre la situation, il est utile de repartir de 2009, au moment de l'alerte mondiale sur le virus H1N1. Depuis, nous avons connu une évolution progressive, portée par un certain nombre d'experts. Il y a eu des enquêtes et notamment une commission d'enquête. Fallait-il disposer de masques FFP2 et de masques chirurgicaux ? Petit à petit, il y a eu une diminution des stocks de masques, notamment FFP2. La question de l'existence de ce stock peu ou pas sollicité et difficile à remplacer et à faire évoluer s'est posée. Quand l'Eprus a intégré Santé publique France, il n'y a eu aucune dégradation de la qualité de ses missions qui ont été pleinement reprises par Santé publique France.

Petit à petit, on a assisté en France à une évolution scientifique, historique, voire culturelle, marquée par deux évènements depuis que je suis directeur général de la santé.

En premier lieu, j'avais des échanges très réguliers avec François Bourdillon, souvent quotidiens, mais a minima hebdomadaires et en présentiel : nous nous voyions au moins tous les mercredis matins, lors de la réunion de sécurité sanitaire. Nos équipes ont également beaucoup échangé afin de lancer la réflexion demandée par les experts sur cette interrogation permanente depuis 2010 : à quoi sert ce stock de masques ? Est-il correctement utilisé ? Pourrait-il être utilisé de façon plus efficace et plus performante pour nos concitoyens ?

Agnès Buzyn et François Bourdillon ont lancé une très importante réflexion avec la signature d'un contrat d'objectifs et de performance (COP) début 2018. Mon premier déplacement, dès janvier 2018, a d'ailleurs été pour Santé publique France. Nous avions parfaitement compris les enjeux : comment contribuer à une utilisation efficiente des stocks stratégiques - ceux de l'État - et tactiques - ceux des établissements de santé ? Il ne s'agit pas de faire des livraisons tous les jours depuis les stocks stratégiques, mais d'appuyer les stocks tactiques par les stocks stratégiques. Le COP de 2018 a donc permis de lancer ces importants chantiers.

Par ailleurs, nous avons mené une réflexion sollicitée par les experts : les Français ne portent pas suffisamment le masque ; comment l'encourager pour les malades et les personnes fragiles, notamment pendant les épidémies saisonnières de grippe ? Comment passer d'un stock isolé et dormant à un stock tampon et tournant qui vienne en appui avec des précommandes et qui sollicite des producteurs français pour fournir en priorité en cas de crise les stocks tant tactiques que stratégiques ?

M. René-Paul Savary , président . - Merci, mais ce n'était pas la question. Veuillez répondre précisément à nos questions précises. La ministre a-t-elle été prévenue de cette stratégie : oui ou non ?

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Le 26 septembre 2018, Santé publique France a considéré que 60 % des stocks étaient non conformes ou périmés. Une note du 1 er octobre fait état d'une très faible capacité logistique de Santé publique France à distribuer. Le 30 octobre, un total de 100 millions de masques est commandé avec l'autorisation de la DGS.

Fin 2018, Santé publique France indique qu'il ne reste plus que 99 millions de valides qui arrivent à péremption en 2020. Les stocks étaient donc très faibles. Agnès Buzyn affirme qu'elle ne savait absolument pas où en étaient les stocks de masques. Avez-vous informé la ministre des décisions prises et de l'état du stock ?

M. Jérôme Salomon. - Mon prédécesseur, Benoît Vallet, a saisi Santé publique France le 19 avril 2017. Je n'ai pas connaissance d'un courrier de septembre 2018, mais un courrier du 3 octobre 2017 en réponse à la saisine du DGS fait état de ces non-conformités. J'ai réagi très vite et répondu le 30 octobre - c'est un courrier officiel que je pourrai vous transmettre - pour demander à Santé publique France d'acquérir des masques - un premier lot de 50 millions, puis une commande supplémentaire de 50 millions -, d'évaluer rapidement une capacité de production et d'approvisionnement en France et de tenir compte de l'ensemble des sollicitations faites par les experts. En effet, les experts s'étaient aussi positionnés sur d'autres sujets que les masques, car il n'y a pas que les masques dans les stocks stratégiques. Nous devions tenir compte des capacités d'approvisionnement et proposer en lien avec le COP quelle partie du stock devait être renouvelée et quelle constitution minimale devait être envisagée. J'ai donc eu des échanges très réguliers avec Santé publique France pour faire évoluer ces commandes et envisager ensemble l'évolution du stock. François Bourdillon vous dira s'il y a eu des échanges directs entre Santé publique France et la ministre ou son cabinet. De notre côté, nous avions des échanges bilatéraux lors de nos bilatérales et de nos réunions de sécurité sanitaire.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Certes, vous échangez entre vous de manière régulière, mais à quel moment le cabinet de la ministre a-t-il été informé ?

M. François Bourdillon. - Pour ma part, je n'ai eu de contact à ce sujet ni avec la ministre ni avec le cabinet de la ministre.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - C'est donc clairement resté en interne entre la DGS et l'agence.

Sur l'acculturation au port du masque, nous avons entendu des messages très contradictoires.

M. François Bourdillon. - J'étais très attaché au sujet de l'acculturation. Nous avions communiqué fortement en 2019 à l'occasion de la pandémie grippale sur les mesures barrières notamment, or l'épidémie qui a suivi a été beaucoup plus faible. Nous étions donc un certain nombre à Santé publique France à penser qu'une stratégie de marketing social sur la promotion des mesures barrières - dont les masques « à la japonaise » - pouvait avoir un certain impact. La grippe est une préoccupation majeure à Santé publique France depuis que j'en ai pris la direction. Chaque année, nous constatons un excès de quelque 10 000 à 15 000 morts. Nous voulions promouvoir la vaccination et nos modèles montraient que 10 % de vaccination supplémentaire permettait de faire baisser de 500 le nombre de morts. Nous considérions qu'une campagne de marketing social pendant l'épidémie de grippe, associée à la campagne de vaccination, pouvait donc réduire le nombre de morts.

Nous partagions cette logique avec la DGS, mais cette dernière était plus favorable à une expérimentation visant à montrer l'efficacité d'une telle campagne. Quant à nous, nous considérions qu'une telle expérimentation était terriblement difficile et risquait de ne pas apporter de réponse. Nous avions eu le même débat sur la question du tabac avant de lancer la campagne « le mois sans tabac » : fallait-il commencer par une expérimentation dans trois régions ou pas ? Très courageusement, la ministre Marisol Touraine avait choisi de lancer une opération nationale, estimant que trop de retard avait déjà été pris. Santé publique France est donc favorable à la promotion des masques de manière générale, au travers d'une campagne de marketing social, tandis que la DGS favorisait une expérimentation.

Une agence sanitaire - c'est le cas aussi pour la DGS - est soumise à des crises de sécurité sanitaire en permanence : Ebola, attentats, Irma, et d'autres crises moins visibles. Tout cela coûte de l'argent ; quand il y a des difficultés, on tire sur les enveloppes de protection, puis sur celles de prévention. Je l'ai écrit dans mon livre : la sécurité sanitaire peut tuer la prévention, et même la protection. L'idée de stocks tournants était donc probablement une bonne idée, mais c'était de l'assurance. Le contexte n'a pas été vraiment favorable.

M. René-Paul Savary , président. - Des entreprises étaient prêtes à fabriquer les masques, mais elles n'ont pas été pas sollicitées. Nous avons ensuite connu des difficultés pour trouver des masques. L'objectif de notre commission d'enquête n'est pas de réécrire l'histoire, mais de l'analyser et de faire des préconisations. C'est une faille qu'il faut combler pour que cela ne se reproduise plus. C'est pourquoi nous sommes vigilants sur la question de la transmission de l'information jusqu'au ministre afin que les décisions suivent.

M. Jérôme Salomon. - Je partage avec François Bourdillon, en tant que responsables de santé publique, la même conviction : la solution est probablement citoyenne. Santé publique France a fait des efforts considérables sur le plan de l'éducation à la santé et de la prévention. Pour la première fois en France, nous avons un Plan national de santé publique, avec des actions de prévention qui reposent sur les bons comportements des citoyens : ils doivent devenir les acteurs majeurs de la prévention.

Souvenons-nous de tout ce qui a permis de sauver des millions de vies depuis le début du vingtième siècle. Mais tout cela s'oublie petit à petit. En tant qu'infectiologue, je suis frappé de l'apparition du VIH, après une décennie au cours de laquelle les experts mondiaux affirmaient que les maladies infectieuses avaient disparu. On a oublié que nos grands-parents étaient terrorisés par la poliomyélite, la tuberculose, des maladies qui faisaient des milliers de morts. On a oublié, on a baissé la garde, alors que la réponse est dans la prévention, dans l'éducation à la santé, dans les gestes barrières, ou encore dans la vaccination.

M. René-Paul Savary , président . - Nous partageons vos propos de santé publique, qui sont largement diffusés. Mais dans ce cas, pourquoi ce message flou sur l'intérêt du port du masque ? Pourquoi un tel retard ? À cause de la pénurie ?

M. Jérôme Salomon. - Non. Ce qui nous a guidés, c'est l'évolution des connaissances. Car il y a différents modes de transmission. En janvier-février, nous avons eu confirmation de la transmission manu portée, puis une confirmation de la transmission par gouttelettes. Nous avons donc adapté notre réponse au fur et à mesure. Il ne s'agissait pas de ma position personnelle, mais de la position des experts, puisqu'il s'agissait des recommandations internationales de l'Union européenne et de l'OMS puis d'avis scientifiques que nous avons sollicités.

Mme Véronique Guillotin . - Et les masques ?

M. Jérôme Salomon. - Nous avons équipé en priorité les professionnels de santé et les ARS ont distribué très tôt des masques aux malades et à leurs contacts. Cela a été le cas dès le premier cluster, aux Contamines-Montjoie.

Dans cette crise majeure, nous avons assisté à un débordement lié à la pandémie - qui a surpris l'ensemble des experts par sa brutalité, sa gravité et son extension rapide -, à un dérèglement du marché - pour la première fois, l'ensemble du marché mondial s'est retrouvé en crise, et notamment les principaux producteurs -, à la décrédibilisation de la parole des experts - il y avait de telles divergences entre experts que l'on ne savait plus qui disait la vérité - et à la déstabilisation de certains. Notre message a été le suivant : les soignants doivent se protéger face au malade ; les malades doivent se protéger face à leurs proches. Je vous rappelle que les scientifiques ont alerté sur les risques de transmission aérienne en juin et que nous avons attendu l'avis de l'OMS en juillet. Le 2 août, le British medical journal a publié un tableau très clair sur le niveau de risque : comme le rappelle très bien le ministre, les niveaux de risques sont liés à la personne elle-même - plus on est fragile, plus on est à risque -, aux lieux bondés, aux lieux clos et à l'absence de mesures barrières. C'est vraiment ce message-là que nous avons voulu faire passer. Quand je disais - c'est cette partie de phrase qui a été retenue - qu'il ne fallait pas porter un masque tout seul dans la rue, c'était parce qu'à cette époque, début mars, nous avions de fortes tensions sur les masques. Santé publique France livrait en urgence - et de nuit ! - les masques aux établissements de santé et aux professionnels de santé, en particulier à ceux qui étaient les plus exposés dans les départements touchés, car il y avait des vols. Et dans le même temps, nous voyions des personnes porter des masques FFP2, voire FFP3, tout seuls dans la rue ou dans leur voiture ! Cela a peut-être été une expression très maladroite de ma part, mais je voulais dire : laissez les masques aux professionnels de santé, ils en ont vraiment besoin, et ne les portez pas quand il n'y a pas besoin de les porter.

M. René-Paul Savary , président. - Je note donc que la ministre n'a pas été informée des rapports faits par Santé publique France et transmis à la DGS et que les entreprises susceptibles de fabriquer des masques n'ont pas été sollicitées.

M. Jérôme Salomon. - Je crois que le système a été contacté assez tôt, puisque nous avons eu des retours : certains producteurs ont répondu.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Ma dernière question a trait à l'information actuellement dispensée aux professionnels de santé afin qu'ils ne perdent pas de temps et puissent appeler des référents. Où en est-on ?

M. Jérôme Salomon. - Votre question porte à la fois sur la situation épidémiologique et sur la prise en charge. En ce qui concerne la situation épidémiologique, nous assistons actuellement en Europe, et particulièrement en France, à un rebond épidémique important. Le Premier ministre s'est exprimé la semaine dernière et a appelé à un sursaut collectif et à la responsabilité individuelle face au risque de deuxième vague. Aujourd'hui, la France est le pays d'Europe le plus touché après l'Espagne. La situation varie considérablement selon les territoires et elle évolue très rapidement.

Le dernier bilan de Santé publique France faisait état hier d'un impact important sur le système hospitalier, avec 759 malades graves hospitalisés en réanimation et un flux d'admission important : 2 700 nouvelles admissions à l'hôpital et 479 nouvelles entrées en réanimation en une semaine. Bien entendu, nous prenons en charge les malades du covid, mais aussi tous les autres malades, ainsi que les personnes âgées. Nous avons donc sollicité la collaboration des établissements publics comme privés. Il y a un énorme effort de transparence sur les données : aujourd'hui, tous les chiffres sont disponibles.

Les Français ont besoin de savoir comment la mortalité est surveillée en France. Il y a tout d'abord les décès déclarés à l'hôpital. Il y a ensuite les décès déclarés par les établissements sociaux et médico-sociaux, en particulier les Ehpad. Ces chiffres apparaissent dans le point épidémiologique que Santé publique France publie toutes les semaines. Il y a enfin les données de l'Insee, qui a fait un énorme effort de transparence et de réactivité et publie des données quotidiennes, mensuelles et trimestrielles. Vous avez donc toutes les données, jour par jour, du 1 er janvier au 30 avril, et en particulier sur la durée de la première vague du 1 er mars au 30 avril. En France, il y a en moyenne 1 800 décès par jour. Nous sommes malheureusement montés à un pic de 2 800 décès quotidiens lors du sommet de cette première vague. Nous avons déjà les premières données portant sur la période du 1 er mai à la fin de l'été. L'Insee fait un effort considérable.

Je vous sais très attachés au rôle des territoires. Vous savez que ce sont les mairies qui transmettent les certificats de décès. Or nous avons un programme très important d'investissement pour développer le certificat électronique de décès. C'est un outil très utile de suivi quasiment en temps réel de la mortalité et donc des causes de mortalité. Nous avons besoin de cet outil de transparence et d'efficacité.

Le Premier ministre a demandé qu'il y ait une communication régulière. Vous avez vu que nous avions réalisé un nouveau spot de communication grand public ce week-end. À la demande du Président de la République et du Premier ministre, le ministre de la santé s'exprimera très régulièrement sur la situation et le partage d'information grand public. Nous utilisons plusieurs canaux pour diffuser l'information à destination des professionnels de santé : les messages « DGS-urgent », les sociétés savantes, le collège de médecine générale, des fiches, les avis publiés du HCSP. La Haute Autorité de santé (HAS) a également été massivement saisie sur de nombreux sujets de prise en charge. Nous avons collectivement beaucoup progressé avec les médecins généralistes, pour éviter l'hospitalisation ; avec les médecins hospitaliers, pour éviter le passage en réanimation ; et en réanimation, pour optimiser les chances du malade grave et éviter l'intubation grâce à de nouvelles techniques d'oxygénothérapie à haut débit. Nous avons démontré aussi que les éléments qui faisaient la gravité initiale du tableau - les micro-embolies pulmonaires, les embolies cérébrales, l'orage cytokinique, etc . - pouvaient être traités par des anticoagulants et la dexaméthasone. Nous partageons donc tous ces éléments et les médecins généralistes, qui constituent un maillon absolument clef de la prise en charge des patients covid aujourd'hui, sont évidemment très attentifs à l'ensemble de ces progrès. Ce partage se fait aussi en direction du conseil de l'ordre des pharmaciens, qui est un relais important vis-à-vis des officines et des personnes qui les sollicitent directement.

M. René-Paul Savary , président. - L'augmentation de 1 800 à 2 800 ne nous éclaire pas suffisamment. Il nous manque encore une donnée : quelle a été la surmortalité à domicile liée au covid ?

Mme Geneviève Chène. - Elle a été de 1 800 selon une publication récente de l'Inserm. C'est le nombre de certificats de décès sur la période du 1 er mars au 31 mai - je ne suis pas totalement certaine de la période - qui mentionnent la covid ; 900 d'entre eux, la mentionnent comme cause principale. Ce rapport est public et pourra vous être communiqué très rapidement. Je rappelle que ces données sont issues des certificats de décès dont 20 % seulement sont aujourd'hui électroniques. La couverture par la certification électronique est donc cruciale pour nous permettre d'avoir des données plus rapides et plus exhaustives, notamment sur les causes et lieux de décès. Aujourd'hui, nous sommes obligés de raisonner en termes d'excès de mortalité.

M. René-Paul Savary , président. - Nous partageons cette difficulté qui ne nous avait pas échappé.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure. - Veuillez m'excuser de revenir sur la question des masques, mais je suis comptable et il y a des choses que je ne comprends pas : monsieur Bourdillon, devant les députés, vous avez regretté la croyance de nombreux responsables sanitaires dans la non-efficacité des masques pour le grand public, et vous aviez recommandé, bien avant la crise, de porter ce stock à un milliard pour se préparer à une éventuelle pandémie grippale. Monsieur Salomon, vous passez commande de deux fois 50 millions de masques : c'est donc vous qui estimez qu'un stock de 100 millions est suffisant ? Qui décide que le stock n'est que de 100 millions ?

Les experts évoluent dans leur jugement sur les masques. À ce moment-là, on a du mal à s'en procurer. Pourquoi ne pas avoir recommandé à la population de les fabriquer ? Pourquoi fallait-il qu'ils soient nécessairement chirurgicaux ou FFP2 ?

Aujourd'hui, les masques sont considérés comme nécessaires. De quel niveau de stock avons-nous besoin aujourd'hui en France ?

Les 2 et 6 avril, deux commandes de masques ont été saisies à l'aéroport de Bâle-Mulhouse : 1,3 million de masques commandés par Grand Est et 2 millions commandés par Bourgogne-Franche-Comté. Qui a ordonné ces saisies ? Qui a jugé que ces masques devaient aller vers les hôpitaux ? Les présidents de région avaient passé commande pour équiper les Ehpad !

Madame Pelletier, vous avez déclaré que l'établissement pharmaceutique de Santé publique France était intervenu à plusieurs reprises pour équiper l'aéroport Paris-Charles-de-Gaulle en masques chirurgicaux. Nous nous y sommes rendus lundi après-midi et les avons interrogés. L'équipe dirigeante nous a dit qu'elle disposait d'un stock conforme, renouvelé en 2019 et suffisant pour leurs besoins, notamment de personnels. Des masques de 2019 auraient même été remis à l'ARS. Les avez-vous vraiment équipés ?

Monsieur Salomon, comment avez-vous géré la crise entre hôpital et médecine de ville ? Entre public et privé ? De nombreux médecins généralistes auditionnés nous ont dit qu'ils avaient été seuls, oubliés et que la place de la médecine de ville n'avait pas été pensée.

M. François Bourdillon. - Dans le rapport d'experts publié par Santé publique France, vous trouverez une annexe de Fabrice Carrat, professeur de santé publique, qui présente une analyse exhaustive des études sur l'efficacité des masques. Dans une logique purement scientifique, 80 % ou 90 % de filtration virale, cela n'est pas efficace ! Il y avait donc tout un courant de pensée qui considérait que le masque n'était pas vraiment efficace. Mais une autre logique est celle de la prévention diversifiée et de la réduction des risques. Prenons l'exemple du vaccin contre la grippe : il est efficace à 60 % ou 70 %, cela n'est pas extraordinaire, mais cela réduit quand même les risques. Si l'on combine plusieurs mesures qui ont chacune une efficacité de 60 %, on réduit la transmission. Cette logique de réduction des risques a vraiment un sens en santé publique, même si on n'est pas sur une efficacité maximale. S'agissant des masques grand public - ce discours est apparu en 2020, il n'existait pas avant -, nous sommes probablement à une efficacité de 50 % : il évite les postillons, mais pas forcément les aérosols. La réduction des risques a été promue par des personnes qui avaient une vision populationnelle et une vision historique avec le sida, mais ils n'étaient pas majoritaires.

M. René-Paul Savary , président. - Mais cette logique de réduction des risques existe depuis des lustres !

M. François Bourdillon. - Elle a existé sur le sida.

M. René-Paul Savary , président. - Pas seulement !

M. François Bourdillon. - Souvenez-vous combien nous nous sommes battus pour promouvoir la prévention diversifiée à l'époque du sida !

M. Jérôme Salomon. - Je suis un partisan de la réduction des risques depuis le début. Je suis spécialiste de santé publique et spécialiste de maladies infectieuses. J'utilise des masques depuis trente ans. Avec toutes les équipes avec lesquelles j'ai travaillé, j'ai été un obsessionnel du port du masque, en particulier dans les épidémies puisque je gérais le comité de lutte contre les infections nosocomiales d'un CHU. Je suis donc dans le soutien absolu aux démarches de réduction des risques.

Ce n'est pas moi qui ai décidé du niveau du stock. Permettez-moi de vous lire ce qu'ont signé - page 23 du COP - François Bourdillon et Agnès Buzyn, qui étaient en pleine réflexion sur le cadre de la constitution et de l'emploi des stocks stratégiques pour la période 2020-2021 : « Contribuer, en vue d'éclairer les décisions futures des autorités sanitaires, à la réflexion et à la mobilisation de l'expertise sur l'adéquation optimale aux besoins des différents types de stocks ainsi que sur le statut de ces produits ; étudier en lien avec les tutelles les mutualisations et optimisations possibles concernant la gestion des plateformes de stockage, des équipements et des produits - achats groupés au niveau européen, mises en commun avec d'autres ministères, conditions d'acheminement, recyclage des produits avant leur date de péremption ... - ; mobiliser des réseaux d'experts pour produire à destination des ARS et l'établissement de santé des référentiels utiles à la constitution des stocks tactiques. » Il s'agissait donc d'une véritable réflexion globale sur le territoire national : que met-on dans le stock stratégique ? Où doit-il être ? Comment est-il utile en appui aux stocks tactiques ?

On voit bien que nous étions en pleine réflexion entre 2018 et, malheureusement l'irruption de la crise, pour aller vers des stocks roulants et distribués afin de limiter les pertes. Car acheter des masques et les jeter parce qu'ils sont périmés, ce n'est pas une solution quand on doit rendre des comptes à nos concitoyens.

Voilà : la réflexion était en cours ; François Bourdillon, puis Geneviève Chêne, l'avaient initiée. Le fait qu'on ait découvert début octobre 2018 qu'une part importante du stock était périmée était évidemment une mauvaise nouvelle pour Santé publique France comme pour nous.

S'agissant des commandes et de la mobilisation de nos producteurs français, deux éléments totalement exceptionnels ont eu lieu en janvier et février 2020. Premièrement, pour la première fois, une crise a touché l'ensemble du monde en même temps, et en particulier les gros producteurs. Deuxièmement, les besoins ont explosé, ce qui avait été probablement sous-estimé par tous les experts. En France, on consomme habituellement 3 à 5 millions de masques, mais nous sommes passés à des besoins absolument considérables, de l'ordre de près de 100 millions, ce qui n'était pas du tout envisagé - nous n'avions jamais imaginé que l'ensemble d'un établissement de santé devrait être équipé de masques.

Les masques FFP2 ont été réservés aux actes à risques et les masques chirurgicaux aux professionnels de santé. Les producteurs français se sont très rapidement mobilisés pour fournir ces masques, mais surtout pour créer cette nouvelle catégorie de masques que sont les masques grand public. Ils s'imposent petit à petit ; tant mieux, parce que c'est effectivement un outil utile. Nous n'avons pas voulu courir le risque, comme d'autres pays, que chacun fasse son masque, parce que les publications actuelles montrent que le niveau de filtration des masques peut être très varié entre une fabrication artisanale et un produit qui répond à des normes et pour lequel le producteur a une responsabilité au regard des exigences que nous avons posées sur le niveau de filtration.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure. - C'est peut-être mieux que rien !

M. Jérôme Salomon. - Oui et non. On peut se sentir protégé, mais le masque que l'on porte protège plutôt les autres.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure. - Vous n'avez peut-être pas pris la décision, mais qui se satisfait d'un stock de 100 millions de masques ? Vous avez commandé deux fois 50 millions de maques : pourquoi n'en avoir pas commandé un milliard ?

M. Jérôme Salomon. - Les 100 millions de masques n'étaient pas un stock, mais une commande. À la fin de l'année 2019, le stock de masques chirurgicaux de Santé publique France était de 534 millions ; 110 ou 115 millions étaient immédiatement disponibles, comme l'a indiqué le Premier ministre : des masques pédiatriques et des masques qu'Olivier Véran a remis dans le stock puisqu'ils n'étaient périmés que depuis la fin de 2019. Plus de 160 millions de masques ont été réévalués par nos agences d'expertise et ont permis d'équiper le grand public.

Nous avons réalisé ces précommandes avec la volonté de mettre en place la distribution en appui aux stocks tactiques - qui sont aussi des stocks importants, puisqu'ils sont dans les établissements de santé. Nous n'avons pas décidé de réduire le stock à 100 millions : nous avons lancé une réflexion avec des experts pour savoir quel devait être le périmètre de ces stocks et s'il devait comprendre d'autres équipements de protection individuelle.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure. - Nous n'avons pas de réponse. Quid du stock actuel ?

M. Jérôme Salomon. - Le Président de la République et le Premier ministre ont fixé comme objectif à Santé publique France de reconstituer les stocks. C'est très important, car beaucoup, beaucoup de masques ont été distribués : 1,5 milliard de masques chirurgicaux, 191 millions de masques FFP2 et 11,4 millions de masques pédiatriques pour les groupements hospitaliers de territoire ; 976 millions pour les officines ; 485 millions vers les régions, départements et collectivités d'outre-mer et des flux spécifiques d'urgence, pour les pompiers en particulier, sans oublier la distribution vers les personnes précaires : 50 millions de masques chirurgicaux grand public et 50 millions de masques en tissu lavables.

L'objectif affiché est d'avoir un stock stratégique d'un milliard de masques ; ce stock sera reconstitué dans les deux ou trois prochaines semaines. La priorité était de distribuer ; nous le faisons aujourd'hui un peu moins, car les stocks tactiques ont été massivement reconstitués ; les stocks stratégiques le seront prochainement, ainsi que Geneviève Chêne devrait vous le confirmer.

Mme Geneviève Chêne. - Je confirme que le stock d'un milliard de masques sera reconstitué au plus tard fin septembre. Permettez-moi d'apporter deux précisions. La doctrine actuelle est que le stock stratégique est à destination des professionnels de santé ; cette doctrine a évolué depuis le début de la crise. Par ailleurs, sur les 4,6 milliards de masques commandés, 3,3 milliards ont été reçus et 30 % sont et seront fabriqués en France.

Mme Nicole Pelletier. - S'agissant de la situation de l'aéroport Paris-Charles-de-Gaulle, au début de la crise - entre janvier et mars -, nous avons, à la demande de la DGS et à travers la réserve sanitaire, organisé l'accueil des Français rapatriés de Chine avant le confinement. Les réservistes sanitaires étaient dotés de masques et nous avions organisé des stocks de masques à l'aéroport pour les arrivants. Nous n'avons donc pas reconstitué les stocks de l'aéroport, mais nous sommes venus en appui du service médical de Paris-Charles-de-Gaulle et de Paris-Orly pour accompagner ces rapatriements de voyageurs.

M. René-Paul Savary , président. - Sur la saisie d'État de Mulhouse, nous n'avons pas eu de réponse.

Quid de la gestion privé-public et des relations ville-hôpital ?

M. Jérôme Salomon. - Au cours des premières réunions avec l'ensemble des acteurs, nous avons bien évidemment associé les acteurs de ville, notamment le collège de médecine générale. Nous étions en contact permanent avec nos collègues en ville, notamment dans le Grand Est. Il n'a donc, bien évidemment, jamais été question d'exclure la médecine de ville de l'organisation.

Cependant, nous avons procédé à des adaptations du dispositif du fait de la gravité initiale de l'épidémie : le diagnostic était proposé dans les établissements de santé et tous les premiers cas devaient être adressés aux services de maladies infectieuses, pour isolement et diagnostic rapide. C'est l'organisation choisie en France depuis longtemps dans le début d'une prise en charge d'une maladie émergente : des circuits spécialisés et une structure nationale - le centre de coordination du risque épidémique et biologique - qui a formé des équipes d'hygiénistes, d'urgentistes, de réanimateurs et d'infectiologues pour accueillir les personnes contagieuses. Cela avait été le cas pour Ebola, pour le coronavirus du SRAS et pour celui du MERS-CoV. C'est une organisation qui fonctionne. Le médecin donne l'alerte ; une expertise de très haut niveau est faite par le SAMU en appui avec un infectiologue ou avec un expert national ; le malade est pris en charge dans un service spécialisé. C'était le circuit initial.

Sur la répartition public-privé, la directrice générale de l'offre de soins répondrait mieux que moi, mais il y avait évidemment la volonté de mobiliser tout le monde. Le privé a fait un très gros effort pour participer, soit en soutien de ressources humaines, soit pour offrir des blocs opératoires ou des salles de réveil.

Nous n'avons eu aucune volonté d'exclure la médecine de ville. J'ai beaucoup échangé avec des infirmiers et des médecins et certains ont été extrêmement actifs dans la prise en charge des malades. Le confinement a parfois eu un impact négatif sur l'activité des cabinets, notamment car les patients se sont autocensurés. Dans nombre de mes interventions lors des conférences de presse, j'ai insisté sur l'importance, pour les malades chroniques, les urgences de santé publique, la vaccination des nourrissons, la protection maternelle et infantile (PMI), le dépistage du cancer, de ne pas annuler les rendez-vous et de continuer à être suivi, afin d'éviter les pertes de chance. Nous analysons ce qui s'est passé avec les professionnels de santé, mais aussi avec les associations de malades qui nous ont fait part de leur volonté d'être davantage associées.

M. René-Paul Savary , président. - Cela ne s'est pas passé partout de façon aussi idyllique que vous le présentez !

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Nous disposons de l'ensemble des informations nécessaires pour nous faire une opinion sur ce qui s'est passé avec les masques en 2018.

L'alerte, que Geneviève Chêne qualifie de très précoce, a été donnée au mois de janvier. Un premier échange entre Santé publique France et la DGS a lieu le 3 janvier, à la suite duquel une alerte, que vous qualifiez d'assez forte, est publiée. Le mois de janvier est jalonné d'évènements qui témoignent d'une alerte.

Au cours du mois de janvier, on apprend qu'il s'agit d'un coronavirus - on connaît les coronavirus, même s'ils n'ont pas tous les mêmes caractéristiques - ; sa transmission par voie respiratoire est donc établie. Il allait falloir alors, au minimum, protéger les personnes touchées et les professionnels de santé de la chaîne de soin par la fourniture, notamment, de masques. Il a fallu des semaines et des semaines pour qu'une doctrine sur les masques en grand public s'élabore. Bien entendu, en janvier, la doctrine n'était absolument pas que chacun porte un masque ; j'en ai bien conscience.

Une fois les alertes données, on se dit que vous allez commander des masques pour reconstituer le stock insuffisant. Vous avez fourni les chiffres, que Santé publique France confirme : vous en avez commandé 1,1 million le 30 janvier, une quantité très faible. Vous en commandez à nouveau 28,4 millions huit jours plus tard, le 7 février : un niveau significatif, mais pas très élevé non plus, alors que l'épidémie se profile. Il faudra attendre le 25 février pour qu'une commande de 170 millions soit réalisée, puis les commandes vont s'enchaîner à des niveaux très élevés. Pourquoi les commandes de janvier et de début février ont-elles été si tardives et si faibles ? Pourquoi a-t-il fallu attendre la fin du mois de février pour passer une commande significative, alors que le marché mondial était déjà en grave déséquilibre, voire en situation de pénurie.

Monsieur Salomon, le 26 février au matin, vous avez participé à une table ronde au Sénat au cours de laquelle notre président Alain Milon s'est inquiété du manque de masques et de l'inflation des prix compte tenu du déséquilibre entre l'offre et la demande. Vous lui avez répondu : « Santé publique France détient des stocks stratégiques importants de masques chirurgicaux. Nous n'avons pas d'inquiétude sur ce plan. Nous ne distribuerons des masques que lorsque cela s'avérera nécessaire. Bien évidemment, nous privilégierons la distribution de masques aux malades et aux contacts dans les zones où le virus pourrait circuler. » Vous avez ajouté : « Il n'y a donc pas de pénurie à redouter ». Le 10 mars, le ministre de la santé a utilisé exactement la même expression : « Il n'y a pas de pénurie ». Or nous avons auditionné beaucoup d'acteurs de terrain et tous nous disent : il y a une pénurie ; on n'a pas eu assez ; nous n'avions pas les équipements de protection.

Le 26 février après-midi, j'ai interpellé le ministre de la santé lors des questions d'actualité au Gouvernement au sujet des professionnels de ville qui s'alarmaient de l'absence d'équipements de protection et de l'insuffisance du nombre de masques. Le ministre a été rassurant et a affirmé que des équipements de protection individuelle allaient être fournis. Or ils ne l'ont pas été. On le comprend bien en considérant l'état insuffisant du stock et le niveau des commandes des semaines précédentes !

Alors que l'alerte a été sérieuse et précoce, comment expliquer qu'il n'y ait pas eu de rapide mise en commande de masques ?

Alors que la carte d'identité du virus est diffusée vers le 10 janvier par les Chinois, pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour commander des tests en nombre significatif ? Cela n'était-il pas prioritaire ? Quelle a été votre analyse ?

La création de l'Agence nationale de santé publique relevait de la volonté de doter notre pays d'une grande agence de santé publique. Le format actuel est-il abouti ou reste-t-il inachevé ? Se pose également la question de ses moyens, car projet de loi de finances après projet de loi de finances, nous nous émouvons de la réduction du nombre de postes dont est doté Santé publique France. Pour être le lieu où s'élabore notre stratégie nationale de lutte contre une épidémie, cette agence ne devrait-elle pas être dans une meilleure situation ? Ou d'autres lieux sont-ils à imaginer ?

Mme Geneviève Chêne. - Je vais répondre aux questions sur les commandes de fin janvier. Je me permets de rappeler que la constitution et la gestion des stocks stratégiques dépendent d'une doctrine. Celle qui a prévalu pendant la décennie ayant précédé la crise prescrivait la constitution d'un stock de masques à destination du public et non des professionnels de santé. Ainsi, au début de la crise, il n'y avait pas de masques FFP2 dans le stock stratégique ; c'était le cas depuis plusieurs années, puisque les derniers masques FFP2 périmés avaient été détruits, à ma connaissance, au milieu des années 2010. C'était aux établissements et professionnels de santé de constituer un stock en la matière.

En second lieu, dans ce champ, Santé publique France agit pour le compte de l'État, sur instruction du ministre ou, par délégation, du directeur général de la santé. Ainsi, on a compris fin janvier, avec cette alerte, qu'il fallait constituer des stocks stratégiques pour les professionnels de santé, sur le fondement de la connaissance épidémiologique du moment ; certes, il y avait alors une alerte, mais on comptait trois cas. Je ne dis pas qu'il n'y en avait pas beaucoup plus - sans doute -, mais on ne pouvait pas documenter les cas autrement qu'au travers des remontées et des tests positifs.

Ainsi, nous avons activé fin janvier nos marchés afin d'obtenir 1 million de masques FFP2. Or le monde entier connaissait des tensions pour obtenir ces masques. Par conséquent, l'alerte a certes été très précoce, mais ce n'est pas le stock stratégique qui devrait être mobilisé en première ligne pour les professionnels de santé dans une telle situation, parce que, a priori , il existe des stocks dans les établissements de santé et chez les professionnels de santé. Néanmoins, le ministère a ensuite identifié des sources industrielles potentielles et nous avons été massivement mobilisés pour commander des quantités gigantesques de masques.

Je complète une réponse précédente ; le stock de 1 milliard de masques à destination des professionnels de santé, qui doit être constitué, correspond à dix semaines de crise intense, à raison d'une utilisation de 100 millions de masques par semaine, après utilisation du stock de trois semaines que les établissements doivent désormais détenir.

M. René-Paul Savary , président. - C'est vous qui avez fourni les établissements, n'est-ce pas ?

Mme Geneviève Chêne. - Oui.

M. René-Paul Savary , président. - Vous nous dites, d'un côté, que les masques n'étaient pas à destination des professionnels de santé et, de l'autre, que vous les leur fournissez...

Mme Geneviève Chêne. - Pardon si je n'ai pas été claire.

La doctrine qui a prévalu de 2010 jusqu'à fin 2019 relative au stock stratégique de l'établissement pharmaceutique de Santé publique France consistait à détenir 1 milliard de masques destinés au grand public, aux cas positifs et à leurs contacts.

Pendant la crise, le stock stratégique que l'on a reconstitué était destiné prioritairement aux établissements et professionnels de santé, et ce ne sont pas les mêmes masques, puisque les professionnels de santé ont besoin de masques FFP2, qui ne sont pas appropriés pour le grand public, seul visé par la doctrine précédente. Il n'y avait plus de masques FFP2 dans le stock stratégique fin 2019, début 2020.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Selon la doctrine, il fallait en réalité à la fois des masques chirurgicaux et des masques FFP2. Ainsi, malgré le débat qu'il y a eu avec le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale sur la doctrine, l'interprétation que vous faites de cette dernière prête à discussion.

Par ailleurs, si je suis bien votre raisonnement, les alertes données au mois de janvier n'étaient pas suffisantes pour que vous changiez votre fusil d'épaule et que vous commandiez des stocks importants afin de protéger les professionnels de santé, puisque, selon vous, les professionnels de santé, notamment en ville, devaient avoir leurs propres stocks, ce qui ne correspondait pas à la réalité. On peut toujours édicter des règles, et l'abaissement du stock à 100 millions d'unités était bien lié à des changements de doctrine, mais, en réalité, on a abaissé drastiquement le nombre de masques et l'on n'a pas vérifié si les hôpitaux et les professionnels de ville s'étaient équipés ; de fait, ils ne l'avaient pas fait.

M. François Bourdillon. - Faute d'instructions !

M. Bernard Jomier , rapporteur. - En effet, merci de le souligner.

Vous interprétez donc la doctrine de façon restrictive.

M. François Bourdillon. - Non, le changement de doctrine de 2013 est crucial. Il conduit à dire que le stock stratégique est pour la population et que, pour les salariés - professionnels de santé ou autres -, c'est aux entreprises, donc aux établissements hospitaliers, de prendre en charge l'approvisionnement. C'est considérable, car cela conduit à supprimer les masques FFP2 et, de manière générale, les masques destinés aux établissements de santé.

Quand la crise se déclenche, le stock stratégique n'est pas du tout adapté pour faire face à une crise hospitalière, puisqu'il n'est pas destiné à cela ; c'est aux hôpitaux de s'y préparer. Mme la directrice générale de l'offre de soins a déclaré devant l'Assemblée nationale qu'elle avait cherché la circulaire devant informer les hôpitaux et les professionnels de santé qu'ils devaient constituer un stock de masques, mais cette circulaire n'existe pas.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Ce que vous dites correspond effectivement à la doctrine de 2013, à l'exception du cas où survient un agent hautement pathogène, auquel cas, ce sont les pouvoirs publics, et non plus les employeurs, qui sont chargés de fournir les masques. Si l'on admet que nous faisons face à un agent hautement pathogène - avec plus de 30 000 morts dans notre pays, il me semble que c'est le cas -, c'était bien la responsabilité des pouvoirs publics de fournir ces masques, y compris dans le cadre de la doctrine.

M. René-Paul Savary , président. - Et ils devaient aussi s'assurer que les stocks étaient bien constitués ; qui s'en est chargé ?

Mme Catherine Deroche , rapporteur. - Si je comprends bien, monsieur Bourdillon, d'une part, la doctrine a changé en 2013 - les établissements et professionnels de santé devaient dès lors se fournir en masques FFP2, car les stocks stratégiques concernaient la population - et, d'autre part, une circulaire aurait dû parvenir aux établissements. Par conséquent, où est passée cette circulaire et pourquoi la population n'a-t-elle pas eu de masques ?

Ensuite, contrairement à ce que vous affirmez, nous avons tous vu, dans les départements, des infirmières en larmes parce qu'elles n'avaient pas de protection et des gens aller au travail la peur au ventre. Vous étiez peut-être en relation avec les professionnels de santé, mais nous en avons aussi vu. Ne nous dites pas que tout était fait pour les protéger, c'est faux ; pendant longtemps, ils n'ont pas été protégés. Quant à la population, je le répète, elle n'avait pas davantage de masques ; on demandait aux malades sortant de l'hôpital de s'acheter des masques, mais leur pharmacien leur indiquait que les masques n'étaient pas pour eux. Je ne comprends plus rien à ce système...

M. Jérôme Salomon. - Je veux rassurer les Français sur certains points. Les masques FFP2 sont utilisés à l'hôpital et par certains dentistes. Or, depuis 10 ans, ces utilisateurs n'ont pas appelé Santé publique France pour lui demander de fournir leurs masques en cas de tuberculose ou dans d'autres circonstances. C'est important de le rappeler ; le fonctionnement quotidien des établissements et de nos professionnels de santé est, heureusement, tout à fait satisfaisant.

J'en viens à la question sur l'évaluation du risque et sur la réponse apportée. Il y a eu, sur l'évaluation du risque, énormément de divergences dès le début. Le ministère était plutôt dans une position de surévaluation du risque, tant avec Agnès Buzyn qu'avec Olivier Véran, qui ont été extrêmement attentifs au risque. Je le rappelle, Agnès Buzyn a écrit à l'ensemble des ARS pour demander à celles-ci de se mobiliser ; nous avons également écrit, très tôt, madame la rapporteure, aux établissements pour leur recommander de se préparer ; je pourrai vous donner les dates précises.

Vous parliez du mois de février, période un peu particulière. Quand on a commandé en urgence les masques FFP2, c'était pour protéger des projections nos équipes : celles qui sont allées à Wuhan et celles qui étaient présentes dans le centre d'hébergement de Carry-le-Rouet ou ailleurs. Ensuite, dès le 6 février, on a procédé à une commande importante de masques FFP2 ; dès le 7 février, me semble-t-il - donc très en amont -, on a demandé l'activation rapide du circuit de fabrication des lignes de production française. Par ailleurs, nous avions 534 millions de masques disponibles, périmés ou réévalués, en plus du stock de Santé publique France.

La notion d'agent « hautement pathogène » a perturbé tout le monde. L'« affolement provient en grande partie des exagérations de la presse, qui sait que la peur fait vendre. [...] Nous avons affaire à des évènements que la science elle-même peine à expliquer. [...] Dans ces conditions, brandir chaque jour le nombre de nouveaux cas et de morts comme un épouvantail ne sert qu'à provoquer des réactions disproportionnées par rapport aux risques réels qui, eux, ne peuvent qu'être négligés dans le même temps. [...] Le risque que le coronavirus chinois change les statistiques de mortalité française ou mondiale est nul. » Voilà ce qu'a écrit et m'a envoyé le Pr Raoult en mars dernier.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Ne nous citez pas en réponse le professeur Raoult ; il vient également d'affirmer que le Gouvernement était atteint de bouffées délirantes. Donc, ses déclarations...

M. Jérôme Salomon. - Ce que je veux simplement vous dire avec cette citation est que l'évaluation du risque est difficile ; il faut le rappeler aux Français, nous sommes confrontés à une maladie qui n'est, heureusement, pas mortelle dans 99 % des cas. Le caractère « hautement pathogène » n'a donc rien à voir avec Ebola.

Il fallait à la fois évaluer les risques et y répondre de façon adaptée, et je crois que nous avons fait le maximum pour ce faire, tant pour les commandes que pour le déstockage. En effet, nous sommes allés chercher des masques là où nous en avons trouvé - cela fut un énorme effort parce que le marché était tétanisé - et le ministre nous a demandé de déstocker les masques, ce que nous avons fait très tôt. Santé publique France a fait des efforts considérables afin de fournir en urgence les territoires les plus touchés ; on a ainsi fait des livraisons en Savoie, dans l'Oise, de nuit... Il y a donc peut-être eu des difficultés, mais il y a eu des efforts considérables pour assurer les livraisons.

Par ailleurs, nous avons été confrontés à l'enjeu des stocks dans les établissements de santé et chez les professionnels de santé. Certains professionnels de santé étaient équipés - j'en connais qui ont continué de travailler à domicile, car ils disposaient d'équipements - et d'autres n'en avaient pas ; vous avez reçu nombre de témoignages et nous aussi. On a donc privilégié les groupes hospitaliers et les professionnels de santé des territoires les plus touchés, et nous sommes allés jusqu'à distribuer les équipements dans les officines ; il y avait ce double circuit. Nous avons donc commandé, cela a été dit, des masques FFP2, qui n'étaient plus dans le stock stratégique. La réponse a donc été rapide.

Elle l'a également été pour ce qui concerne les tests. En effet, l'ensemble des établissements de santé de référence de France étaient équipés, dès la première semaine de février, des moyens de diagnostic. La commande, non seulement de masques FFP2, mais encore de gants, de lunettes de protection, de surchaussures, de charlottes et de solution hydroalcoolique date du 7 février.

Ensuite, il y a eu le foyer des Contamines-Montjoie, au cours de la deuxième semaine de février, l'activation du plan Orsan Reb par Agnès Buzyn juste avant son départ du ministère et l'entrée en fonction d'Olivier Véran, qui a beaucoup insisté sur les tests.

C'est lui qui a demandé que tous les cas de pneumonie grave ou de syndrome de détresse respiratoire aiguë présents dans l'ensemble des services de réanimation en France soient testés par rapport à la covid-19, afin que l'on ait une vision des cas graves sur l'ensemble du territoire. Il s'agissait d'une stratégie de recherche active de cas.

Ensuite, il y a eu le décès dans l'Oise puis l'identification de la circulation du virus dans ce département. À la fin du mois de février, on enregistrait 57 cas et deux décès en France. C'est à l'issue de cette situation que nous sommes passés en stade 2, le 29 février, et que le Gouvernement a interdit les rassemblements collectifs dans l'Oise.

Voilà le résumé de cette période un peu particulière qu'a été le mois de février, période très active, avec de nombreuses actions, tant de commande que de vérification des stocks et de début de déstockage, puisque le déstockage a été demandé le 1 er mars, en donnant la priorité aux territoires les plus touchés.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Comment expliquer la distorsion entre vos propos, selon lesquels il n'y avait pas de pénurie, et le fait que les professionnels de santé en ont constaté une ?

M. Jérôme Salomon. - Il y a eu de très fortes tensions, c'est vrai ; je sais que certains professionnels ont manqué de masques et c'est absolument dramatique, je le concède ;...

M. Bernard Jomier , rapporteur. - C'est sain et simple de le dire.

M. Jérôme Salomon. - ... mais il est également important de dire que beaucoup de professionnels ont travaillé dans de bonnes conditions parce qu'ils avaient été livrés.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Que pouvez-vous nous dire sur l'organisation de la santé publique, monsieur Bourdillon ?

M. François Bourdillon. - Je m'exprimerai sur l'organisation de l'agence, car la santé publique serait un sujet très vaste.

Santé publique France est une agence toute nouvelle, que j'ai créée. Son organisation est, selon moi, aujourd'hui fonctionnelle. Se pose également la question des moyens ; on compte à peu près 650 agents à Santé publique France. En Angleterre - je parle bien de l'Angleterre seule et non de la Grande-Bretagne -, il y a 8 000 personnes ; voilà le fossé dans l'investissement public entre chez nous et outre-Manche.

Maintenant, quels sont les manques en matière de santé publique ? Considérons les situations sanitaires exceptionnelles, dont fait partie la situation actuelle ; ce qui fait probablement le plus défaut, pour en avoir discuté avec Santé publique France, c'est la taille des cellules régionales. Ces cellules sont chargées de l'épidémiologie régionale - cela permet à Santé publique France de ne pas être aveugle - et des investigations ; chacune d'elles compte entre 5 et 10 personnes, ce qui est, à mon sens, totalement sous-dimensionné pour faire face à ce genre de situation et pour procéder correctement aux investigations.

Sur l'expertise, l'Europe procède à des évaluations rapides du risque, ou risk assessment. Je me demande si l'agence ne devrait pas également mener, de manière officielle et transparente, du risk assessment rapide, c'est-à-dire disposer d'une expertise publique mobilisable rapidement et qui permette d'alerter le Parlement et les autres acteurs.

En ce qui concerne les stocks, on est repassé d'un stock pour la population à un stock stratégique. Un stock stratégique centralisé me semble plus à même de répondre à la diversité des situations que, par définition, on ne connaît pas, de manière à pouvoir répondre à l'urgence, que cela concerne l'hôpital, la ville ou une entreprise, en étant le plus réactif possible. Au-delà de la pandémie grippale, la centralisation de l'estimation des besoins me paraît importante.

Par ailleurs, l'établissement pharmaceutique et les réservistes sont dimensionnés pour être des fonctions dormantes. L'établissement pharmaceutique représente moins de 10 personnes, dont 2 sont affectées à la logistique. Si l'on conduit un travail important d'acquisition de masques, on fait appel à des réservistes sanitaires alors que l'on aurait besoin d'un minimum de structuration.

Pour ce qui concerne la fonction de prévention, Santé publique France est très sous-dotée. La prévention contre l'alcool, la drogue et le tabac représente moins de 10 personnes, alors qu'il s'agit des principaux déterminants de santé et c'est à peu près équivalent pour la nutrition. On aurait vraiment besoin de compter plus d'experts et d'agents opérationnels chargés du marketing social. En outre, il faudrait investir les populations ; on a commencé de le faire pour les personnes âgées et la petite enfance, mais c'est très insuffisant pour correspondre aux critères des grandes agences de santé publique.

Enfin, si j'avais une recommandation concernant la surveillance, je dirais que l'accent doit être mis sur l'environnement ; le rêve des environnementalistes serait d'avoir, à l'instar de la plateforme de données en santé (health datahub), un datahub en environnement, afin de croiser les données de santé et les données d'environnement. Néanmoins, cela impliquerait, là encore, de disposer des ressources pour mener les études et identifier les liens entre facteurs d'exposition et état de santé.

M. Jean-François Rapin . - Je souhaite revenir sur l'audition de Mme Buzyn à l'Assemblée nationale au mois de juin.

L'ancienne ministre faisait part d'un problème relatif aux stocks stratégiques concernant d'autres produits que les masques. Elle n'a pas voulu les citer, pour des raisons de confidentialité. Sans connaître le nom de ces produits, le stock a-t-il été reconstitué ?

Vous avez mentionné, monsieur le directeur général de la santé, des courriers adressés aux professionnels de santé de ville, mais ces communications ne présentaient pas réellement de stratégie. Pour avoir été confronté, en début de crise, comme médecin, à des situations délicates relatives à des personnes arrivant de foyers de contamination, je peux affirmer que l'on n'avait pas d'interlocuteur identifié et qu'il était compliqué de trouver les centres de test ; on ne savait que faire de nos malades à risques. Une stratégie a-t-elle été définie ?

Mme Laurence Cohen . - Personne ne doute, je pense, de la mobilisation de vos équipes pour acheminer le matériel.

Cela dit, je suis très étonnée, car vous affirmez que la crise a été prise en compte de manière très sérieuse dès la fin de janvier ; si cette prise de conscience a eu lieu si tôt dans vos instances, il y a alors eu un retard dans les décisions politiques, le circuit n'a pas dû aller à son terme. Je ne comprends pas le retard dans la mise en oeuvre des mesures à prendre, d'autant que nous avons tous constaté des pénuries.

Le but de nos auditions est, certes, de comprendre ce qui a dysfonctionné, mais c'est surtout de savoir comment faire face aux futurs évènements. Or vous ne me rassurez pas du tout ; aucune leçon ne semble tirée.

Ce matin, d'éminents professeurs nous ont décrit le problème relatif aux masques. Ainsi, le professeur Antoine Flahault nous a indiqué que, le 26 janvier, l'on manquait de masques à Wuhan ; ou s'était débrouillé pour en fabriquer. C'était, selon lui, ce qu'il fallait faire, mais la France favorise trop le modèle biomédical de perfection. Je veux bien que l'on me parle de doctrine, mais est-ce que l'on rectifie le tir ? Dans les écoles de ma ville, chaque enseignant dispose de 5 masques pour l'année, en tout et pour tout...

Par ailleurs, il y a un manque de coordination entre Santé publique France et la direction générale de la santé. Les deux instances se parlent, mais les décrets ne paraissent pas. Le président de la conférence nationale de santé publique, le professeur Emmanuel Rusch, nous a indiqué que cette instance ne s'était pas tenue pendant un an, qu'elle s'est reconstituée en février et que, depuis lors, elle ne s'est réunie que sur son autosaisine.

Enfin, monsieur Salomon, vous avez été, de 2013 à 2015, conseiller chargé de la sécurité sanitaire auprès de Marisol Touraine, quand celle-ci était ministre de la santé. Vous avez donc une responsabilité particulière dans la gestion des stocks périmés. J'ai l'impression d'une bureaucratie qui bloque les décisions politiques nécessaires. Il n'est pas responsable de rejeter les responsabilités sur les individus ; c'est vrai, il y a une responsabilité individuelle, mais il y a d'abord la responsabilité de l'État pour équiper la population et les professionnels de santé.

M. Olivier Paccaud . - Je ne suis pas très convaincu par ce que j'entends depuis deux heures et demie. L'autocritique ne fait visiblement pas partie des pratiques des personnes que nous recevons aujourd'hui.

Monsieur Salomon, vous dites avoir répondu de façon adaptée, précoce, rapide ; donc, finalement, tout s'est bien passé ! Pourtant, il y a eu plus de 31 000 morts...

Au début de la crise, les masques n'étaient « pas utiles », mais ils le sont ensuite devenus et vous justifiez ce changement de doctrine par le fait que les experts ont changé d'avis. Dans l'Oise, une gendarmerie de mon canton a fermé - c'est rarissime - parce que presque tout son effectif était sur le flanc ; il y avait en fait un problème de masque. Or j'ai constaté que toutes les forces de l'ordre du monde entier étaient équipées de masques ; elles avaient donc désobéi aux experts mondiaux ou peut-être est-ce vous qui aviez mal compris leurs recommandations... Donc ne regrettez-vous pas votre position sur le port du masque ? Vous avez parlé de masques « faussement protecteurs » ; réemploieriez-vous cette expression ?

Par ailleurs, vous avez parlé de courriers adressés aux ARS entre le 10 et le 14 janvier. Pourriez-vous nous en adresser la copie ?

Enfin, quand nous étions en pénurie de masques - non « en tension » -, le Gouvernement a envoyé des masques et d'autres tenues de protection en Chine. Cela fait désordre.

Mme Victoire Jasmin . - Monsieur Salomon, vous avez évoqué les anticorps protecteurs et les réinfections. Quelles sont les orientations stratégiques en matière de recherche dans ce domaine ? Le professeur Rusch nous a indiqué ce matin qu'il y avait une cannibalisation entre équipes pour toucher les financements octroyés. Quel intérêt portez-vous à l'élaboration d'un futur vaccin ?

Ma seconde question s'adresse aux différents représentants de Santé publique France. Je veux comprendre ce qui s'est passé dans la chaîne de commandement : comment les décisions sont-elles prises pour l'envoi de professionnels dans les territoires ? Comment agissez-vous pour estimer les besoins et pour définir la réponse ? Comment évaluez-vous les actions menées au retour de vos équipes ? Recourez-vous à des professionnels en cumul emploi-retraite ? Beaucoup de professionnels se portent volontaires ; comment évaluez-vous leurs compétences ?

Enfin, en matière de prévention, avez-vous des contacts avec les instances régionales d'éducation et de promotion de la santé (Ireps) ? Quel rôle ces instances joueront-elles en cas de rebond de l'épidémie ?

M. René-Paul Savary , président. - Voilà une première salve de questions ; je vous demande de bien vouloir y répondre en 3 minutes chacun.

M. Jérôme Salomon. - Au sein du stock stratégique, il n'y a pas que des masques, en effet, il y a aussi des anti-infectieux, des antibiotiques, des antiviraux ou encore des vaccins. Il y a une stratégie européenne de réponse et de coopération et nous disposons des moyens de réponse aux nouveaux risques, car il n'y a malheureusement pas que les maladies infectieuses ; on a pu citer l'ouragan Irma, le terrorisme, le risque nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC) ou encore l'accident grave de l'usine Lubrizol de Rouen. Le stock stratégique doit permettre de répondre à ces risques.

La stratégie est claire depuis le début ; elle a même été énoncée par le Président de la République.

Il s'agit, en premier lieu, de renforcer la prévention, au travers des gestes barrières, ce que j'appelle la responsabilité individuelle. À cet égard, je me suis peut-être mal exprimé ; je ne dis pas que des gens sont responsables de leur sort, je dis que les citoyens sont des acteurs majeurs de la prévention, il n'est pas question de leur renvoyer la responsabilité.

En second lieu, il s'agit de protéger les personnes les plus fragiles, les personnes âgées.

En troisième lieu, nous avons mis en place une logique de tests, d'alerte des cas contacts et de protection des proches par l'isolement ; nous pourrons développer si vous le souhaitez.

En quatrième lieu, enfin, il y a une déclinaison de mesures territoriales - le Premier ministre en a parlé -, en lien avec les élus locaux et les territoires, afin d'adapter la réponse aux situations locales.

Ainsi, je le dis pour les médecins, la priorité des tests est bien affichée maintenant : une demande de test par un médecin reçoit une priorité numéro un ; il est demandé aux laboratoires d'examiner en premier les personnes symptomatiques, celles qui sont envoyées par leur médecin et les personnes contacts. C'est clair et cela a été énoncé par Olivier Véran.

Madame Cohen, merci de votre hommage aux équipes ; autant on peut critiquer les systèmes et les difficultés que nous avons rencontrées, autant on peut rendre hommage, je crois, à l'ensemble des personnes mobilisées sur le terrain ; je ne parle pas que du ministère, je pense à toutes les personnes qui se sont dévouées nuit et jour pour essayer de résoudre cette crise.

Vous avez parlé, madame, de la mobilisation des politiques. Je ne suis pas politique - je suis responsable d'une direction d'administration centrale -, mais je peux vraiment vous garantir que les politiques ont été très mobilisés sur ce sujet. C'est factuel ; la visite du Président de la République et celle du Premier ministre ainsi que les nombreuses réunions - tout cela était public - montrent bien que nous avons vraiment mobilisé les plus hautes autorités de l'État, très tôt.

Ce qui est difficile à faire, c'est la comparaison entre territoires. Je le dis souvent avec une immense modestie : d'abord, la crise n'est pas terminée et, surtout, on ne sait pas pourquoi certains territoires ont été très touchés et d'autres, non. Je peux vous l'assurer, le Haut-Rhin n'a pas démérité ; il a probablement été frappé en raison de la présence de foyers majeurs, mais je ne sais pas expliquer pourquoi l'Ariège ou la Lozère sont moins touchées. Cela nécessitera des recherches de longue durée.

Ce qu'il s'est passé en France, c'est que le « R0 », cette fameuse vitesse de propagation, a été rapidement abaissé, mais il ne l'a pas été assez pour que l'on atteigne un niveau de maîtrise de l'épidémie. Le confinement a été efficace, vous le savez, mais il a malheureusement été extrêmement douloureux.

J'en tire de très nombreuses leçons. Je vous présente d'ailleurs mes excuses si vous avez l'impression que je suis dans l'autosatisfaction, ce n'est absolument pas l'idée, je suis très conscient de toutes les difficultés que nous avons éprouvées. Il faut être capable de tirer toutes les leçons de la première vague, en particulier pour l'optimisation de la prise en charge des malades covid, pour la prise en charge parallèle indispensable des malades non-covid et pour la grande attention tant à l'égard des personnes âgées - une leçon très importante - que de la santé mentale de nos concitoyens - nous avons ressenti un impact fort dans ce domaine.

Par ailleurs, je ne sais pas si nous sommes allés trop loin, mais, objectivement, si l'on proposait un masque chirurgical ou un masque grand public à une infirmière de réanimation, je pense qu'elle ne l'accepterait pas et c'est tout à fait légitime. Nous avons essayé de prioriser les livraisons de masques FFP2 aux établissements à haut risque et de masques chirurgicaux aux professionnels de santé.

Je ne me prononcerai pas sur l'éducation nationale.

Je laisse la question de la coordination de l'expertise à Santé publique France.

M. René-Paul Savary , président. - Il faut conclure.

M. Jérôme Salomon. - Ma réponse la plus importante porte sur l'autocritique, qui est évidente. Nous avons eu, comme tous les pays du monde, des difficultés, peut-être plus sur certains domaines, peut-être moins sur d'autres. Il y a eu un effort considérable de nos soignants, nous avons soutenu massivement des évacuations sanitaires - nous sommes le seul pays à l'avoir fait -, notamment de 650 malades de réanimation. Nous sommes montés de 5 000 lits à 7 200 malades pris en charge en réanimation, dans de bonnes conditions, avec un effort considérable de recherche. Il y a eu de magnifiques gestes de solidarité pendant cette crise et certaines choses n'ont pas fonctionné, je le dis devant vous ; il faudra travailler sur certains sujets. Nous sommes dans une logique de retour d'expérience, de partage avec les professionnels de santé pour tirer toutes les leçons de cette première vague.

M. René-Paul Savary , président. - Les évacuations sanitaires dans des territoires où les cliniques privées ne sont pas mobilisées, avouez que cela peut être mal interprété...

Mme Geneviève Chêne. - Sur le périmètre de Santé publique France et sur les stocks stratégiques, je n'ai plus en tête ce que disait Mme Buzyn lors de son audition devant l'Assemblée nationale, mais je peux expliquer comment les choses se passent. Il y a des échanges réguliers entre la direction générale de la santé et Santé publique France, notamment à propos des stocks. Santé publique France agit pour le compte de l'État, sur le fondement d'une saisine.

Selon les évaluations dont je dispose, fin 2019, début 2020, les commandes et le contenu du stock stratégique à Santé publique France étaient conformes aux demandes de l'État. Je partage le constat sur les difficultés d'approvisionnement, il n'est pas question de les nier ; il y a eu des difficultés à se procurer les masques en quantités nécessaires. Je veux souligner aussi la réactivité des équipes de Santé publique France pour passer les commandes le plus vite possible afin de distribuer les produits le plus vite possible. Cela n'a sans doute pas été suffisant...

M. René-Paul Savary , président. - Je vous le confirme.

Mme Geneviève Chêne. - ... mais, dans notre périmètre d'action - après le sourcing et après la saisine -, nous avons fait notre possible. Ces aspects sont à prendre en compte pour la suite. Aujourd'hui, au regard de la doctrine actuelle, les stocks pour les professionnels de santé sont largement reconstitués.

La conférence nationale de santé compte un représentant de Santé publique France, mais nous ne pouvons pas saisir cette instance. Cela dit, je suis tout à fait d'accord, la démocratie sanitaire n'a sans doute pas été assez mobilisée lors de cette crise. L'idée n'est pas de rejeter la responsabilité sur les autres. On suit une logique de promotion de la santé et de prévention ; chacun doit jouer son rôle, y compris les institutions et les agences sanitaires.

J'en viens à la question sur la chaîne de commandement. Le ministère de la santé se charge du sourcing, de l'identification de l'ensemble des fournisseurs possibles, il prépare ensuite la saisine de Santé publique France, que nous recevons. Nous procédons alors aux négociations, aux commandes, à la signature des contrats, au suivi de l'approvisionnement, à la réception de la livraison sur le territoire - il s'agissait souvent de fournisseurs chinois - et à l'organisation de la chaîne logistique, jusqu'aux groupements hospitaliers de territoire et aux grossistes répartiteurs. Cela a représenté une organisation gigantesque, puisque 100 millions de masques ont pu être distribués. Je ne dis pas que cela s'est passé suffisamment tôt, mais nous l'avons fait pendant plusieurs semaines et, aujourd'hui, nous pouvons le réactiver autant que nécessaire.

Enfin, pour ce qui concerne la prévention, axe très important, Santé publique France est une agence nationale, donc nos interlocuteurs sont non pas les Ireps, mais la Fédération nationale d'éducation et de promotion de la santé (FNES), qui les coordonne, et les ARS, ainsi que nos cellules régionales. Notre dialogue avec la FNES nous a permis de fournir des outils et d'avoir un retour du terrain pour préparer les étapes suivantes.

M. René-Paul Savary , président. - N'hésitez pas à mettre de l'huile dans les rouages...

Mme Nicole Pelletier. - La chaîne de commandement a été bien décrite. Une chaîne logistique gigantesque - le terme est approprié - a été mise sur pieds pour faire parvenir ces millions, voire ces milliards, de masques et d'équipements de protection individuelle. Beaucoup d'équipes ont travaillé nuit et jour pour faire parvenir ces masques. Il ne s'agit pas d'autosatisfaction, on aurait peut-être pu faire mieux ; on organisera justement un retour d'expérience pour en tirer les meilleures conclusions.

M. François Bourdillon. - Pour que tout le monde comprenne bien, il y a une indépendance scientifique à Santé publique France et, pour ce qui concerne la fonction d'établissement pharmaceutique, cette agence agit strictement en tant qu'opérateur de l'État. Santé publique France a beaucoup travaillé pour l'approvisionnement en masques depuis le mois de janvier.

Par ailleurs, je veux dire que les relations avec l'Ireps de Guadeloupe étaient, à mon époque, excellentes ; j'apprécie beaucoup cet Ireps, qui a agi de manière très active sur le sujet de la chlordécone.

Mme Angèle Préville . - Je ne doute pas de la bonne volonté des uns et des autres.

Toutefois, sur les masques, n'aurait-il pas fallu communiquer en disant : « Fabriquez vous-mêmes vos masques, mais sachez que vous ne serez pas entièrement protégés » plutôt qu'en disant : « N'en mettez pas du tout » ? Il y avait urgence, il y avait des vies en jeu. On aurait pu préconiser de faire des masques en tissu, en précisant le type de tissu et le mode de confection. Cela aurait permis d'éviter certaines contaminations.

Vous avez mentionné, professeur Salomon, l'alerte par les cas graves. En Allemagne, l'alerte se faisait par les tests. Ne serait-ce pas préférable ? L'alerte par les cas graves entraîne un retard par rapport et, de fait, en Allemagne, cela s'est mieux passé.

Santé publique France a un département alerte et crise. À qui s'adresse l'alerte ? Est-ce à ceux qui ont le pouvoir d'agir ? En quoi consiste-t-elle ? Quelle est la chaîne de transmission de cette alerte ?

M. Jean Sol . - Je veux revenir sur la doctrine relative aux masques, qui nous a semblé évoluer au gré du vent. Monsieur Salomon, pouvez-vous confirmer que la doctrine a évolué à mesure des connaissances ? Est-ce la seule raison ? Je ne le pense pas, car, pour éviter la transmission du virus, le masque s'imposait dès le départ aux équipes médicales et soignantes. Par ailleurs, quid du volet préventif que le Président de la République a souvent rappelé ? Est-ce une question de moyens ?

Comment avez-vous décliné la distribution, par les ARS, des masques aux professionnels ?

Comment avons-nous pu laisser les professionnels de santé travailler sans masque ou avec des masques périmés ? Je pense aux soignants, mais aussi aux aides à domicile, aux dentistes, aux forces de l'ordre, aux professionnels libéraux. Les FFP1 sont arrivés au mois de mars...

Enfin, il y avait 5 000 respirateurs au sein de l'Eprus. Que sont-ils devenus ? Les a-t-on injectés dans le stock stratégique et les a-t-on utilisés ? A-t-on puisé dans les stocks NRBC que nous avions dans les établissements de santé ? Dans quelle mesure ?

Mme Annie Guillemot . - Ma première question porte sur la divergence entre ce que vous dites et ce nous avons constaté sur le terrain. Le décret portant sur la reconnaissance des maladies professionnelles a été publié ; or les soignants, s'ils n'ont pas été oxygénés, ne bénéficieront pas de cette reconnaissance. De même, tous ceux qui s'occupaient des autres - services d'aide à domicile, foyers de travailleurs ou de migrants - n'avaient aucune protection. Vous mentionniez des retours d'expérience avec les professionnels ; ce n'est pas seulement avec eux qu'il faut le faire, c'est avec tout le monde, avec les citoyens et les élus.

Vous affirmez qu'il ne faut pas de masques FFP2 pour la population ; je n'en suis pas sûre, les maires, certains citoyens, n'en ont-ils pas besoin ? On voit, au travers de cette audition, que l'État ne se remet pas en cause et que sa crédibilité dans la gestion de la crise sanitaire se pose. Pourquoi n'a-t-on pas mis en oeuvre le plan Pandémie ?

J'en viens au rôle de Santé publique France et à la coordination avec la DGS. Nombre de maires nous ont dit qu'ils ne connaissaient absolument pas Santé publique France et que cette agence ne s'occupait certainement pas de logistique. Les masques destinés au département du Rhône ont par exemple été expédiés en Maine-et-Loire et on a attendu quinze jours pour les récupérer. Il y a un véritable problème, à l'échelon non des territoires, mais de l'organisation de l'État.

Mme Buzyn a déclaré à l'Assemblée nationale que la gestion des stocks stratégiques de masques relevait non pas du ministre, mais de Santé publique France. Elle a assuré ne pas avoir eu connaissance du courrier adressé par celle-ci à la direction générale de la santé, en septembre 2018, qui faisait part de la péremption d'une part importante du stock. En outre, la doctrine précisait bien qu'il fallait 1 milliard de masques. Elle a d'ailleurs indiqué qu'elle avait reçu une note. Cela signifie donc que des fonctionnaires d'État n'ont pas vérifié les stocks.

Le rôle des fonctionnaires d'État consiste à définir et à mettre en oeuvre les politiques publiques, mais aussi à en suivre l'application, sans quoi personne n'a plus de responsabilité et on ne sait plus qui fait quoi.

Que pensez-vous de la déclaration de Mme Buzyn selon laquelle il faudrait remettre en cause le rôle des agences sanitaires ? Selon elle, apprendre en 2018 qu'une partie des stocks est périmée pose le problème de la dilution des compétences en gestion de crise et réduit peut-être la réactivité des agences. Elle ajoute qu'il faudrait une agence dédiée aux crises en général. Pourquoi n'a-t-elle pas été informée de cette péremption des stocks en 2018 ? Par ailleurs, de 2018 à 2020, qu'est-ce qui a été fait pour reconstituer ces stocks ? Qu'ont fait les fonctionnaires chargés de vérifier les stocks ?

Quant aux masques, vous nous dites : « afin d'éclaircir l'évolution sur les stocks stratégiques, afin de mobiliser toutes les compétences, afin de mettre en oeuvre l'adéquation optimale des moyens d'intervention ». Vous nous parlez d'études stratégiques, mais vous semblez avoir hésité quant aux produits périmés, vous être demandé si la doctrine était toujours la même. Selon M. Bourdillon, les experts n'auraient pas compris le changement de doctrine. Mais qui fait la doctrine ? Est-ce le directeur général de la santé, Santé publique France, ou bien le ministre de la santé ?

Vous nous avez dit espérer avoir 1 milliard de masques à la fin du mois, mais de combien de masques de différentes catégories disposez-vous à ce jour ? Vous devez le savoir !

Au début de la crise, alors qu'on savait qu'il s'agissait d'infections respiratoires, les masques étaient réservés aux soignants, mais certains d'entre eux nous ont dit avoir donné leurs masques aux patients de réanimation qui ne les avaient pas mis eux-mêmes. Pourquoi n'a-t-on pas dit aux gens de se protéger, même avec des foulards ou d'autres textiles ? Pourquoi le principe de précaution n'a-t-il pas été mis en oeuvre en la matière ?

Enfin, quelle est l'organisation actuelle des stocks, y compris des stocks de médicaments, sur lesquels il y aurait de graves tensions ?

Mme Céline Boulay-Espéronnier . - Concernant les certificats de décès, qui quelque chose a-t-il été mis en place depuis mai dernier pour les informatiser ?

J'ai lu qu'il y avait à ce jour 12 000 lits de réanimation, mais le personnel soignant est-il en proportion ? Où en est la réserve sanitaire ?

Enfin, y a-t-il une Europe de la crise sanitaire ? L'Europe est-elle au rendez-vous ?

Je me souviens par ailleurs que, le 11 mars, j'ai participé à une cérémonie officielle au Trocadéro en tant que parlementaire de Paris : les informations sanitaires que nous avions reçues étaient très faibles ; nous étions assis les uns à côté des autres, sans masques. À l'évidence, il y a un problème de communication gouvernementale, une semaine avant le confinement.

M. Martin Lévrier . - Concernant la reconstitution actuelle des stocks de masques, vous avez évoqué une logique d'achat auprès de l'industrie française. Quelle proportion des achats effectués à ce jour l'est auprès de fournisseurs français ? Surtout, quelle sera la pérennité de ces commandes ? Pour combien de temps vous engagez-vous auprès de ces entreprises ?

Quant aux délais d'attente actuels pour les tests, M. Véran a parlé hier de régulation. Quelles contraintes claires y aura-t-il ? Les laboratoires qui ne respecteraient pas les délais pourraient-ils être sanctionnés ? Pourrait-on réserver les remboursements aux tests effectués en temps et en heure ?

M. Jean-François Husson . - Nous avons une mission de contrôle de la mise en oeuvre des politiques conduites sous l'autorité du Gouvernement. Or on constate un manque de clarté, de visibilité et de fluidité. Je crains que nos concitoyens ne se posent plus de questions après avoir écouté cette audition qu'auparavant.

Pouvez-vous, à cet instant, nous communiquer un plan d'action structuré de déploiement et de mise en oeuvre des moyens dont l'État disposerait pour combattre efficacement la pandémie sur la totalité du territoire français, un plan qui préciserait ce qui incombe à chaque acteur du système du santé, de l'hôpital à tout le personnel médico-social ?

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Quand cette commission d'enquête a été créée, nous ne savions pas dans quel état allait se trouver le pays à la fin de l'été. Aujourd'hui, vous avez une responsabilité particulière : le pays est très inquiet et n'a plus confiance dans la parole publique. Or vous êtes en train de rater l'occasion de parler clairement. Vous avez nié la pénurie de masques. Pourquoi n'est-il jamais possible de reconnaître a posteriori qu'on s'est trompé, qu'on n'a pas dit la vérité ? Vous êtes quelqu'un de très écouté, monsieur Salomon, vous avez un rôle à jouer pour que les Français aient confiance dans la résolution de la crise : il faut que vous décidiez d'être clair !

M. René-Paul Savary , président. - Je rajouterai deux questions sur les masques réquisitionnés par l'État : combien y en a-t-il eu ? Cette stratégie a-t-elle été efficace ?

J'insiste moi aussi sur la nécessité d'être clairs et de redonner confiance. La Belgique vient d'annoncer une quarantaine obligatoire pour toutes les personnes arrivant des départements du Nord ou du Pas-de-Calais !

M. Jérôme Salomon. - Madame Jasmin, la recherche française a été de grande qualité : on peut saluer les efforts de notre communauté scientifique.

Concernant la distribution des masques, le premier déstockage a été validé le 2 mars ; nous tenons à votre disposition tous les messages échangés en la matière. Nous sommes tous mobilisés pour éviter une deuxième vague meurtrière !

Quant à la possibilité de conseiller le port de masques en tissu, nous avons parlé des mesures barrières, du lavage de mains et de la distance physique. La France a été l'un des premiers pays à lancer le masque grand public, grâce à ses artisans et à ses entreprises.

L'alerte passe par des signaux faibles : les cas graves nous signalent qu'il doit y avoir des cas moins graves en plus grand nombre et une dissémination invisible du virus. Nous avons relevé pour ce faire les occurrences de syndromes de détresse respiratoire aiguë et de pneumonies. Aujourd'hui, on compte 53 000 tests positifs par semaine : c'est aussi un signal ! C'est pourquoi le Premier ministre a demandé une prise de conscience collective pour éviter un rebond épidémique majeur.

Quant à l'évolution des connaissances, nous avons saisi très régulièrement le conseil scientifique et nous avons écouté les avis de l'Académie de médecine et des scientifiques. Nous n'étions pas « anti-masques » ! Nous voulions adapter la réponse aux modes de transmission connus. En l'occurrence, le premier mode connu était celui par les gouttelettes, les projections d'aérosols à moins d'un mètre : c'est pourquoi nous avons fourni des masques aux professionnels. En juin, certains scientifiques ont lancé l'alerte sur la transmission par aérosols ; cela a été suivi par les avis de l'OMS et la publication du British Medical Journal sur les différents niveaux de risque ; nous avons évidemment pris tout cela en compte. Le risque maximal se présente quand beaucoup de monde est réuni dans un espace clos et mal ventilé ; la seule publication sur une transmission par aérosols en intérieur porte sur un autocar en Chine.

Les précaires sont évidemment une préoccupation majeure : nous avons distribué 100 millions de masques, dont 50 % de masques chirurgicaux et 50 % de masques en tissu.

Le plan pandémie portait sur une épidémie de grippe : nous l'avons mis de côté parce qu'il était essentiellement fondé sur l'usage d'antiviraux et la mise en place d'une vaccination de masse, mesures encore impossibles dans la présente épidémie.

Concernant la régulation des tests, nous en réalisons 1,2 million chaque semaine : c'est un effort considérable et inédit des laboratoires. La priorité est donnée aux malades, puis aux contacts et aux patients munis d'une prescription médicale ; les autres viennent après, même s'ils doivent voyager.

Quant au plan d'action structuré, les autorités suivent de très près la situation actuelle : le ministre de la santé présentera dans les prochaines heures l'ensemble du plan d'action pour les établissements et les professionnels de santé, ainsi que les éventuelles déclinaisons territoriales des mesures pour la population.

Enfin, madame de la Gontrie, le fait que des soignants n'avaient pas de masques, ou ne pouvaient s'en procurer que difficilement, n'est évidemment pas du tout satisfaisant ; je l'ai ressenti comme un échec.

Deux phénomènes simultanés se sont produits : d'une part, le monde entier s'est arrêté de produire en un mois, sidération inimaginable du marché mondial ; d'autre part, nous avons massivement déstocké et livré sur l'ensemble du territoire, ce qui n'était pas facile ; nous avons monté un pont aérien, puis maritime, pour les commandes. La plus grande surprise, pour tout le monde, a été l'ampleur énorme du besoin immédiat de masques : 100 millions par semaine, alors qu'on en consomme d'ordinaire entre 3 et 5 millions. Personne n'avait prévu qu'il en faudrait autant. Nous en tirerons évidemment toutes les leçons nécessaires sur le stock stratégique et les enjeux logistiques pour mieux répondre aux exigences des Français.

Mme Geneviève Chène. - Concernant le nombre de masques, nous en avons commandé à ce jour 4,6 milliards, reçu 3,3 milliards et distribué 1,6 milliard. Parmi eux, 1,2 milliard ont été commandés auprès de producteurs français ; leur livraison s'échelonnera jusqu'en mars 2021 dans le cadre des marchés d'urgence impérieuse. Les marchés seront réactivés au début de 2021 pour assurer la continuité du stock stratégique ; ces marchés pourront aller jusqu'à quatre ans. Les bons de commande seront faits en fonction des besoins planifiés par le ministère et obéiront aux règles de la commande publique. Nous espérons que les producteurs français y répondront ; j'ai peu de doutes sur ce point, dans la mesure où la production française est aujourd'hui importante.

Concernant la chaîne de transmission des alertes, notre agence est sous tutelle du ministère de la santé et de la direction générale de la santé ; les alertes leur remontent donc. Nous avons des liens quotidiens assez codifiés sur tous ces aspects ; nous avons transmis plus d'une centaine de notes, qui remontent à présent systématiquement au cabinet du ministre.

Déterminer qui est responsable de la doctrine constitue bien un point clef. J'ai cru comprendre que l'évolution de la doctrine qui consistait à préconiser plutôt l'emploi de masques chirurgicaux par le grand public résultait du fait que les masques FFP2 étaient assez mal supportés ; si je me suis exprimée de manière ambiguë sur ce point, je m'en excuse. La doctrine est établie par le ministère de la santé sur la base d'un avis du HCSP. Sur une période décennale, les missions qui incombaient à l'Eprus et ont été reprises par notre agence sont celles d'un opérateur qui agit sur instructions de l'État. Après cette période de crise, il apparaît que nous devons mobiliser notre expertise en interne et être force de proposition afin de coordonner la préparation de la doctrine ; c'est d'ailleurs ce que nous avons proposé au ministère, ce qui a reçu une réception favorable : il faut avoir une réflexion commune qui mobilise et coordonne l'expertise sur ces aspects.

Le stock stratégique de Santé publique France a une visée sanitaire. En dehors des professionnels de santé et des malades, on ne peut envisager aujourd'hui certaines des destinations que vous suggérez, mais qui n'entrent pas dans le périmètre actuel. Celui-ci pourrait toutefois évoluer. Par ailleurs, la connaissance détaillée de ces stocks a peut-être trop constitué au cours de la dernière période décennale une sorte de secret d'État. Nous considérons aujourd'hui que nous pouvons constituer une force de propositions pour la doctrine, plutôt qu'un simple exécutant.

En outre, j'estime que cette réflexion doit être portée, avec tous ses éléments, devant la représentation nationale, de manière à ce que des discussions ouvertes soient menées sur la base d'une connaissance détaillée et actualisée de ces stocks stratégiques.

La partie démographique des certificats de décès est traitée par l'Insee au fil de l'eau ; la partie médicale est traitée par l'Inserm, que nous avons sollicité afin que l'informatisation soit la plus rapide possible. Il en est résulté les premiers chiffres que je vous ai donnés.

Le dispositif de la réserve sanitaire est encadré et sécurisé ; le transport et l'hébergement de ces professionnels est assuré. Ce dispositif témoigne de la solidarité nationale entre professionnels de santé ; il a vocation à être efficace en complément de l'organisation locale. Je tiens à rendre hommage aux 4 300 engagés, pour lesquels des contrats ont été signés, ce qui nous permet de les mobiliser sur la base des besoins de telle ou telle ARS. Parmi eux, 2 400 ont été mobilisés jusqu'à ce jour, ce qui est inédit depuis la création de la réserve sanitaire : on compte 31 000 réservistes-jours de mission cumulés. Ces mobilisations font l'objet d'un contrat spécifique. Nous nous sommes trouvés face à deux difficultés dans l'emploi de cette réserve : d'une part, les métiers les plus demandés, qui manquent structurellement parmi les professionnels de santé, étaient déjà sollicités sur le terrain ; d'autre part, il était difficile de mobiliser des retraités qui, de par leur âge, auraient été exposés à des risques accrus dans cette épidémie.

M. René-Paul Savary , président. - Qu'en est-il des respirateurs évoqués ?

Mme Nicole Pelletier. - À ma connaissance, ces respirateurs ne font pas partie des stocks stratégiques de Santé publique France, mais des stocks tactiques des établissements de santé. Nous avons acheté d'autres respirateurs depuis le début de l'épidémie à l'attention des établissements de santé.

M. René-Paul Savary , président. - Merci de vos réponses ; nous attendons vos réponses écrites sur les points qui n'ont pu être évoqués faute de temps.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde d'anciens directeurs généraux de la santé

(jeudi 17 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une audition des anciens directeurs généraux de la santé.

Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.

Nous entendons cet après-midi le Professeur Didier Houssin, directeur général de la santé de 2005 à 2011, le Docteur Jean-Yves Grall, directeur général de la santé de 2011 à 2013 et le Professeur Benoît Vallet, directeur général de la santé de 2013 à 2018.

Nous aurons l'occasion de revenir sur les évolutions intervenues au cours de ces différentes périodes et espérons être éclairés par le regard porté par les personnes auditionnées sur la gestion de la crise actuelle.

Je demanderai à nos intervenants de présenter brièvement leur principal message, afin de laisser le maximum de temps aux échanges. Je demanderai à chacun, intervenants, rapporteurs et commissaires, d'être concis dans les questions et les réponses.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni des peines prévues aux articles L. 3131-15 à L. 3131-17 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Didier Houssin, Jean-Yves Grall et Benoît Vallet prêtent serment.

Pr Didier Houssin, directeur général de la santé de 2005 à 2011 . - J'ai un lourd passé en termes de politiques publiques face au risque pandémique.

Comme vous l'avez dit, j'ai été directeur général de la santé de 2005 à 2011, mais aussi délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire durant la même période, fonction qui consistait justement à préparer une pandémie grippale. Depuis 2011, je suis conseiller de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en matière de sécurité sanitaire face au risque pandémique.

Dans le cadre de l'épidémie de la covid-19, mon rôle a été beaucoup plus circonscrit et s'est limité à trois points notables : tout d'abord, le 19 janvier 2020, le directeur général de l'OMS m'a demandé de présider le comité d'urgence covid-19 ; ensuite, depuis mi-mars, j'assure le secrétariat de la cellule covid-19 de l'Académie nationale de médecine ; enfin, du 9 avril au 5 juin, j'ai rejoint l'équipe de Jean Castex, ancien collègue du ministère de la santé, qui m'a proposé de le conseiller en vue de préparer la stratégie nationale de déconfinement.

Les grandes pandémies de peste, de choléra, de variole, de sida ou de grippe ont scandé l'histoire de l'humanité. À cette liste s'est ajouté cette année un nouveau virus, le coronavirus. Ces grandes pandémies ont quelques caractéristiques communes : dimension internationale, nombre important de décès prématurés, défi des soins préventifs et curatifs, désorganisation des activités humaines, impact économique et social parfois très lourd.

Plus de sept mois après qu'une urgence de santé publique de portée internationale a été déclarée par l'OMS, l'actuelle pandémie ne déroge pas à ces aspects communs : tous les pays sont touchés - 30 millions de cas recensés -, près de 1 million de décès prématurés, ni vaccin ni traitement efficace à ce jour en dehors de la dexaméthasone pour certaines formes sévères de la maladie, un effondrement économique que je ne détaillerai pas.

S'agissant des politiques publiques face aux grandes pandémies, il faut distinguer la réponse et la préparation de la réponse. Lorsque l'OMS a déclaré l'urgence le 30 janvier dernier, les pouvoirs publics de notre pays ont bien été forcés de réagir en concevant, en adoptant et en mettant en oeuvre des politiques publiques de réponse au risque pandémique.

Je n'évoquerai pas la réponse mise en oeuvre, et ce pour trois raisons. Premièrement, le comité d'urgence de l'OMS a pour fonction essentielle de répondre à la question du directeur général : « S'agit-il d'une urgence de santé publique de portée internationale ?» et de formuler des recommandations pour l'OMS et ses 195 États membres. En effet, chaque État reste souverain et mène la politique qu'il entend.

Deuxièmement, le rôle d'expertise de l'Académie nationale de médecine éclaire bien sûr les pouvoirs publics, mais, en France, la politique publique s'appuie avant tout, sur un plan scientifique, sur l'organisme d'expertise en évaluation du risque Santé publique France et sur l'organisme d'expertise en gestion du risque qu'est le Haut Conseil de la santé publique (HCSP).

Troisièmement, mon rôle de conseiller du gouvernement français s'est limité à travailler pour la mission de Jean Castex.

Je me concentrerai sur l'autre aspect de la politique publique en matière de réponse aux grandes pandémies, celui de la préparation.

Entre 2005 et 2009, je me suis trouvé en responsabilité dans un pays qui, sur l'initiative du Président de la République et du gouvernement d'alors, avait décidé de se préparer à une grande pandémie, en l'occurrence celui du virus grippal H5N1. Il est important de rappeler ce qui a été fait alors pour se préparer, parce que toute la question est là.

En tant que directeur général de la santé, j'ai travaillé à la préparation du secteur de santé : création d'un centre opérationnel de régulation des réponses aux urgences sanitaires au ministère de la santé, création de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus), création d'une réserve sanitaire, constitution d'un stock de masques - 1,7 milliard début 2009 - et de médicaments antiviraux, anticipation de la création de vaccins, suivi de la mise en oeuvre des plans blancs, créés à l'été 2004, pour gérer les afflux de patients à l'hôpital.

Dans le même temps - et c'est peut-être le point le plus important -, en tant que délégué interministériel placé auprès du Premier ministre, j'ai été chargé de coordonner la préparation à cette pandémie grippale avec une petite équipe, un peu à l'image de la mission Castex, toutes proportions gardées : contribution à l'évolution de la planification portée par le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), et à son évaluation par l'Assemblée nationale et au niveau européen, contribution à l'organisation et au suivi de multiples exercices locaux et régionaux thématiques, contribution à l'organisation d'un exercice national annuel dédié à la pandémie permettant de faire évoluer le plan de pandémie grippale entre 2006 et 2009, notamment sous l'angle de la gestion de crise, de l'articulation avec l'expertise scientifique et de la communication de crise, contribution à l'organisation de l'exercice européen Eurogrippe en novembre 2008 lors de la présidence française de l'Union européenne, préparation des plans de continuité d'activité (PCA) en situation de pandémie dans les secteurs public et privé au travers de la mobilisation de différents ministères et des contacts répétés avec les représentants de ces secteurs et, enfin, participation à la création, en 2005 et 2006, d'une industrie de production de masques FFP2 en France. En 2017, j'ai évoqué cette activité de préparation à la pandémie dans un ouvrage dont je vous remets un exemplaire.

Si j'évoque cette politique publique de préparation à une pandémie grippale, c'est qu'elle a ensuite été critiquée puis abandonnée, et que le constat d'impréparation fait en février 2020 est une conséquence de cet enchaînement malheureux. En avril 2009, une pandémie grippale est bien survenue, mais elle ne fut pas exactement celle que l'on attendait : ce fut le virus H1N1 et non H5N1, ce qui a nécessité d'adapter la stratégie vaccinale, face à un virus d'une gravité un peu moins forte que celle que l'on redoutait.

Le résultat de cette pandémie H1N1 est que la préparation au risque pandémique a été critiquée comme ayant été trop dispendieuse. Après 2011, l'ambition d'une préparation interministérielle d'ensemble au risque pandémique a en fait été plus ou moins abandonnée dans notre pays, selon moi pour des raisons à la fois politiques et financières.

Des raisons politiques d'abord, car le gouvernement qui l'avait mise en place entre 2005 et 2011 a été remplacé en 2012 par un autre gouvernement, dont certains membres avaient justement critiqué cette stratégie. Je rappelle que, lors des travaux de la commission d'enquête sénatoriale en 2010 - M. Milon doit s'en souvenir, il en était le rapporteur -, le sénateur Autain, par ailleurs médecin, a ni plus ni moins accusé la ministre Bachelot et moi-même d'avoir été roulés, sinon corrompus par l'industrie des vaccins, soupçonnée d'avoir inventé la pandémie H1N1.

Des raisons financières ensuite, puisque nous en avions trop fait entre 2005 et 2009 : il fallait cesser d'investir dans la préparation. De mon point de vue, la planification interministérielle a été stoppée et l'Éprus a été inclus, pour ne pas dire dissous dans Santé publique France. L'exemple le plus frappant concerne toutefois le stock de masques, qui s'est évaporé au fil des années au point invraisemblable que la France s'est trouvée en situation de pénurie.

Pour conclure, j'espère que l'impact sanitaire, social et économique de la pandémie due à la covid-19 laissera des traces telles que l'on prendra enfin au sérieux, dans la longue durée, la préparation au risque pandémique. Il faut en effet se concentrer sans faiblir sur les risques avérés, douloureusement éprouvés en France depuis des siècles, et qui sont les plus lourds : la guerre et les épidémies.

Sachons trier entre ce qui est prioritaire et ce qui l'est moins. Ne laissons pas des événements intercurrents, même s'ils sont importants et réclament une réponse adaptée, nous détourner des grandes priorités qu'est la préparation aux risques de la guerre et de la pandémie. Pour le risque de guerre, nous avons une armée. Il devrait en être de même pour le risque pandémique.

Je conclurai par quelques suggestions destinées au législateur : il faut une obligation de préparation au risque pandémique, une planification interministérielle régulièrement mise à jour, déclinée, testée et évaluée, une coordination interministérielle pour la mise en oeuvre de cette préparation, des contre-mesures sous la responsabilité de l'État, avec un contrôle parlementaire et une gestion exercée par un Éprus redevenu visible, des stocks de produits et une réserve, un effort européen pour qu'une Europe de la sécurité sanitaire, dont le volet de préparation au risque pandémique serait le pivot, soit créée ou se renforce, une stratégie de recherche et de développement sous le contrôle de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), et une réelle anticipation de la mise en oeuvre des essais cliniques. J'aurais bien terminé mon propos sur les problèmes de la recherche en France, mais je ne veux pas dépasser mon temps de parole.

Dr Jean-Yves Grall, directeur général de la santé de 2011 à 2013 . - J'ai été directeur général de la santé à la suite de Didier Houssin de mai 2011 au 30 septembre 2013. Je venais de l'Agence régionale de santé (ARS) de Lorraine puis j'ai travaillé ensuite à l'Agence régionale de santé de Nord-Pas-de-Calais. Je suis directeur général de l'Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes depuis le 1 er novembre 2016.

Mon passage comme directeur général de la santé me permettra d'évoquer deux grands thèmes : tout d'abord, les suites de l'épidémie H1N1, qui m'ont conduit à réaliser un travail sur la doctrine d'utilisation des masques, notamment le rapport du Haut Conseil de la santé publique en novembre 2011, et un travail sur la répartition des stocks stratégiques, tout cela en tenant compte du contexte budgétaire, comme l'a indiqué Didier Houssin, notamment pour l'Éprus.

Le deuxième axe de mon travail a porté sur la sécurité sanitaire : organisation de la réponse de l'État avec, en particulier, une instruction ministérielle du 2 novembre 2011 pour prendre acte de la création des ARS, et une circulaire interministérielle d'août 2013 relative aux modalités de répartition des stocks stratégiques dans le pays entre un stock central et des stocks situés dans les zones de défense avec, entre les deux, le plan de pandémie grippale de novembre 2011 mis en oeuvre à l'époque sous l'égide du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

Depuis mon départ de la direction générale de la santé, je suis donc directeur général d'une ARS. Je répondrai aussi à vos questions en cette qualité pour évoquer la gestion de la crise liée à la covid-19, qui a débuté en Auvergne-Rhône-Alpes le 7 février 2020. À compter de cette date, nous avons bien sûr mis en place un ensemble des dispositions pour la stopper. Aujourd'hui, nous connaissons quelques problèmes en termes d'hospitalisation en réanimation et en hospitalisation générale, qui vont en s'accentuant.

M. René-Paul Savary , président . - Pourriez-vous préciser la nature de l'instruction ministérielle du 2 novembre 2011 ?

Dr Jean-Yves Grall . - Il s'agit d'une instruction ministérielle de Xavier Bertrand sur l'adaptation de l'organisation territoriale de la santé à la suite de la création des ARS en 2010, en précisant le rôle des uns et des autres, notamment la place des zones de défense et l'inscription des ARS dans le paysage en lieu et place des services de l'État de l'époque.

Pr Benoît Vallet, directeur général de la santé de 2013 à 2018 . - Je suis médecin de formation, puisque j'ai été anesthésiste-réanimateur, puis directeur général de la santé (DGS) du 3 octobre 2013 au 8 janvier 2018. Ces fonctions m'ont permis de travailler avec deux ministres de la santé, Marisol Touraine jusqu'au mois de mai 2017, puis Agnès Buzyn jusqu'en janvier 2018.

J'ai vécu la crise de la covid-19 sous deux angles : tout d'abord, j'ai été missionné par Martin Hirsch, le directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), pour mener une mission dans le Grand Est les 18 et 19 mars dernier, au moment où la vague épidémique commençait à déferler sur notre pays. Cette mission a contribué à la préparation du système hospitalier parisien et, par extension, le système hospitalier francilien. Ensuite, comme mon collègue Didier Houssin, j'ai rejoint la mission Castex sur le déconfinement du 9 avril au 2 juin pour traiter des questions de doctrine sanitaire. Nous avons eu de nombreux échanges dans ce cadre, et ainsi contribué à l'organisation de l'expertise de l'époque et à la préparation des politiques publiques des différents ministères engagés dans la crise.

En tant que DGS, j'ai vécu de nombreuses crises sanitaires : les crises liées à des maladies infectieuses émergentes, comme le chikungunya, la fièvre hémorragique Ebola en 2014, le virus Zika en 2016, à de nombreux événements saisonniers hivernaux, à des vagues de chaleur, à des actes de terrorisme massifs, notamment en janvier 2015, le 13 novembre 2015 et le 14 juillet 2016 et, enfin, aux cyclones Irma et Maria. J'ai également vécu des crises sanitaires de moins grande envergure comme la crise Lactalis.

Ces épisodes ont toujours occasionné des améliorations du système de prévention et de préparation aux crises, comme Didier Houssin l'a indiqué. À la suite des deux circulaires mentionnées par Jean-Yves Grall sur l'organisation des stocks tactiques et stratégiques et l'organisation de leur distribution, nous avons mis en place le dispositif d'organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles, dit « Orsan », qui a été lancé dès 2014 sous une forme préliminaire nous permettant de répondre à la crise due à Ebola, et dont l'existence a ensuite été confirmée dans la loi.

D'autres avancées consécutives à ces situations sanitaires, notamment législatives, sont à citer, comme la nouvelle Agence nationale de santé publique et l'intégration en son sein de l'Éprus. S'agissant de l'Éprus justement, une part de mon travail a consisté à élaborer la plateforme de Vitry-le-François et, donc, à organiser le stock stratégique national, et à répartir ce stock sur le territoire grâce à des plateformes zonales dont on parle beaucoup moins. J'ai aussi contribué à organiser le comité d'animation du système d'agences, dont son volet en matière de sécurité sanitaire, et à réformer les vigilances sanitaires, qui avaient été lancées par mon prédécesseur, Jean-Yves Grall.

On le perçoit dans les divers éléments que je viens d'évoquer : la continuité de nos trois contributions à l'État est assez évidente. Les politiques publiques en matière de sécurité sanitaire mettent souvent beaucoup de temps à se concrétiser. On essaie effectivement, à la lueur des crises, d'améliorer les dispositifs de manière tout à fait progressive. Nul doute que de ce que nous aurons vécu avec la crise de la covid-19 émergeront des améliorations, en particulier en matière de santé publique.

M. René-Paul Savary , président . - Petite précision, je connais bien la plateforme centrale de l'Éprus à Vitry-le-François - c'est mon département -, mais combien d'antennes locales existe-t-il en France ?

Pr Benoît Vallet . - En plus de la plateforme centrale à Vitry, il existe sept plateformes zonales, ainsi que quatre plateformes outre-mer, soit douze plateformes au total. On les mentionne rarement, mais elles ont un rôle très important dans le circuit de distribution.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Merci à nos trois intervenants. Je remercie plus particulièrement le professeur Houssin pour la clarté et la sincérité de ses propos.

Professeur Vallet, pourriez-vous préciser le niveau du stock de masques à votre arrivée et à votre départ de la DGS ? Pourriez-vous nous expliquer les raisons pour lesquelles le stock a évolué de cette manière ?

Le professeur Houssin a parlé assez longuement de l'importance de la préparation à la réponse. Vous, professeur Vallet, vous venez d'expliquer que vous avez vécu plusieurs crises qui ont, d'après vous, toutes nourri la préparation des crises suivantes. Vous avez également relaté que vous vous étiez penché sur la question de la gestion des stocks, via le système Orsan. Comment expliquez-vous que l'on ait été aussi peu préparé à la crise actuelle ? Malgré des alertes assez précoces, pourquoi a-t-on mis autant de temps à réagir ? Malgré toutes les expériences cumulées, pourquoi avons-nous abordé cette épidémie aussi peu préparés ?

Dernière question, pourquoi n'a-t-on pas été capable, selon vous, de s'inspirer des expériences étrangères pour mieux réagir ? Je pense à la fabrication dans certains pays de masques en tissu, par exemple. Pourquoi n'a-t-on pas été capable de davantage de réactions de bon sens ?

Pr Benoît Vallet . - Madame la rapporteure, au 31 décembre 2013, peu après ma nomination comme DGS, le stock de masques chirurgicaux adultes s'élevait à 616 millions. Au 31 décembre 2017, peu avant la cessation de mes fonctions, le stock atteignait 714 millions de masques. Durant cette période, on observe donc une hausse de près de 100 millions de masques chirurgicaux, dont le bon de commande avait d'ailleurs été signé par mon prédécesseur Jean-Yves Grall, et dont nous avons assuré à la fois le financement et l'approvisionnement sur trois années successives.

À mon arrivée à la direction générale de la santé, le stock de masques pédiatriques était de 113 millions. Personnellement, j'ai passé une commande de 40 millions de masques de ce type, parce que ces derniers peuvent périmer et qu'il fallait compenser la disparition de ceux qu'il fallait détruire.

Le stock de masques qui a le plus diminué est celui des masques FFP2 : pendant cette période, il est passé de 380 millions de masques à zéro.

S'agissant des masques chirurgicaux adultes, le stock était de 796 millions en 2009 contre 714 millions fin 2017. On constate donc une quasi-stabilité du stock national. Notre stratégie a consisté à maintenir ce stock à un niveau important, en nous fondant sur les éléments de langage fournis, à la fois par Xavier Bertrand et Didier Houssin, dans des présentations relatives au plan de pandémie grippale, et sur une expertise beaucoup plus récente que j'ai moi-même commandée, qui a été publiée officiellement en 2019, mais remise au directeur général de la santé un an plus tôt, dont l'objet était de présenter un état des lieux des contre-mesures efficaces en période pandémique. À cette occasion, les experts présents autour du professeur Jean-Paul Stahl ont réaffirmé qu'il fallait continuer à viser un objectif de 1 milliard de masques, chiffre qui a gardé une valeur très forte.

Parmi les 714 millions de masques chirurgicaux adultes, on comptabilisait 616 millions de masques sans date de péremption. Fin 2016, nous avons demandé une expertise sur la qualité de ces masques qui, pour certains, dataient de 2006 - et non de 2000, comme je l'ai entendu -, c'est-à-dire déjà dix ans. Aujourd'hui, il n'est peut-être pas nécessaire d'attendre dix ans de plus : il faut garder à l'esprit que ces masques, même s'ils n'avaient pas de date de péremption, datent pour les plus anciens de 2006. Je précise qu'ils étaient répartis sur différentes plateformes dispersées au niveau national, ce qui a demandé de notre part un effort de restructuration et de recentrage.

Ces masques étaient dits « sans date de péremption » car, à l'époque, les industriels n'indiquaient aucune date, considérant que ces matériels de protection ne se dégradaient pas, à la différence extrêmement significative des masques FFP2, qui comportent un module électrostatique chargé de dévier les aérosols, capable de capter des particules beaucoup plus fines que celles que les masques chirurgicaux classiques sont capables de filtrer - leur capacité de filtrage est de 0,3 à 3 microns. On considérait donc ces masques FFP2 comme des équipements se dégradant très rapidement.

Surtout, à la suite de l'épisode de la grippe H1N1, lors de laquelle plus de 100 millions de ces masques avaient été distribués, mais dont plus de 48 millions avaient été restitués - ce qui démontrait que beaucoup d'entre eux n'avaient pas été utilisés -, on a découvert que les professionnels de santé en étaient mécontents pour des raisons de confort, de chaleur et d'humidité. Il y avait donc mésusage.

C'est la raison pour laquelle le professeur Houssin a saisi le Haut Conseil de la santé publique en 2009. L'avis rendu en 2011 a indiqué de façon très claire qu'il serait utile de changer la manière de considérer l'usage du masque FFP2 et du masque chirurgical en cas de pathologie respiratoire hautement contagieuse - et dans ce type de situation seulement, j'y insiste -, et ce en fonction du type d'acte que les professionnels de santé peuvent effectuer.

Un autre avis du Haut Conseil de la santé publique rendu en mars 2020 reprend exactement les mêmes éléments. Il précise que les masques FFP2, qu'il est plus difficile de porter longtemps, doivent être uniquement utilisés pour des actes invasifs des voies aériennes supérieures ou de la sphère ORL, ce qui conduit à écarter énormément de praticiens et à les réserver, pour faire simple, aux anesthésistes-réanimateurs, qui font de l'intubation et de la ventilation, aux ORL, aux dentistes et aux gastro-entérologues. En réalité, la consommation de masques FFP2 est très faible en temps de paix : la centrale d'achat UniHA l'évalue à 2 à 4 millions de masques par an, ce qui est peu. Si l'on ramène ce chiffre aux 3 000 établissements de santé français - c'est une approximation, je le reconnais bien volontiers -, cela revient à une consommation moyenne de quelques centaines à quelques milliers de masques par an et par établissement.

L'avis du Haut Conseil de la santé publique a causé la redéfinition de l'utilisation des stocks stratégiques et du nombre de masques nécessaires par catégorie pour tenir compte de la dégradation rapide des masques FFP2 et, par ailleurs, des indications retenues pour les masques chirurgicaux anti-projections.

Je viens d'évoquer la définition des règles d'usage pour les professionnels de santé, mais je précise que le stock stratégique national est principalement destiné à la population générale. Les professionnels de santé doivent à la fois pouvoir compter sur des établissements pour les approvisionner en masques, mais aussi s'en constituer un stock selon leurs propres moyens. En juin 2013, mon prédécesseur Jean-Yves Graal a envoyé un message aux ARS et aux responsables de l'évolution des doctrines sanitaires, pour que les établissements soient incités à constituer leurs propres équipements. Au sein de chaque ministère, des réunions de travail ont évidemment eu lieu pour décliner ces propositions.

Pour nous, l'évolution du stock de masques est le fruit d'un héritage et d'une philosophie évolutive. Elle tient aussi compte de considérations financières, comme l'a suggéré Didier Houssin, mais celles-ci ne constituent pas le principal facteur explicatif de l'organisation et de la constitution des stocks stratégiques.

L'évolution des stocks de masques en France ne me semble pas poser de difficulté particulière. À tout le moins, on ne m'a jamais fait part de débats autour de la diminution du stock de masques FFP2 parce que, dans les faits, les établissements constituent leurs propres stocks.

M. René-Paul Savary , président . - Existe-t-il un suivi ?

Pr Benoît Vallet . - Je l'ai dit, il est très difficile d'avoir une image précise du nombre de masques FFP2 réellement consommé par les établissements. C'est pourquoi nous avons mis en place un système d'information destiné à détailler ces stocks tactiques. Il faut savoir que ceux-ci sont très diffus géographiquement, puisqu'ils concernent notamment les centres hospitaliers universitaires (CHU) et les 100 sièges de SAMU, qui déploient les postes sanitaires mobiles (PSM).

M. René-Paul Savary , président . - Attendez, je ne comprends pas : vous parlez des masques FFP2 ou des stocks tactiques diffus ?

Pr Benoît Vallet . - Je cherche simplement à bien vous faire comprendre ce qu'est l'organisation territoriale des stocks en France.

Je parle des postes sanitaires mobiles et de ce qu'ils représentent dans les stocks tactiques : sur le territoire national, il en existe une centaine dits « de niveau 1 » près des SAMU, conçus pour soigner jusqu'à 25 victimes en cas de circonstances sanitaires exceptionnelles pour une durée de vingt-quatre heures, et trente autres au niveau des CHU, qui peuvent traiter jusqu'à 500 victimes pendant vingt-quatre heures.

Si j'insiste sur ce point, c'est parce que les malles des PSM sont extrêmement sophistiquées et contiennent de nombreux produits utiles aussi bien en cas d'attentat qu'en cas d'accident nucléaire, radiologique, bactériologique ou chimique : la diversité de ces produits suppose un suivi très précis. En 2014, on a donc institué à ma demande le système d'information et de gestion des situations sanitaires exceptionnelles (SIGeSSE), qui est aujourd'hui totalement opérationnel, et dont le degré de précision descend jusqu'aux établissements sièges de SAMU.

Pour répondre très précisément à votre question, monsieur le président, il a été demandé aux établissements de renseigner, sans que cela soit obligatoire, la nature et la quantité des autres types de matériels dont ils disposent. Ce fut le cas, par exemple, des équipements de protection individuelle pour Ebola. Le nombre de masques FFP2 peut donc tout à fait être renseigné dans le système d'information, même s'il n'est pas pour autant obligatoire pour un établissement de le faire, car il s'agit d'une information avant tout destinée à son propre usage.

Le SIGeSSE sert avant tout à aider les établissements à déterminer précisément dans quelle situation ils se trouvent par rapport à leurs postes statiques. Il sert aussi aux agences régionales de santé, qui peuvent effectuer une requête et connaître l'état des équipements de chacun des établissements de la région. Des requêtes peuvent aussi être lancées au niveau national pour connaître l'état précis des stocks tactiques.

Je ne peux donc pas vous parler de l'évolution détaillée du stock de masques FFP2 en France parce que je ne dispose pas de cette information et que je ne travaille plus à la direction générale de la santé, mais je peux vous dire, pour l'avoir constaté moi-même, notamment au CHU de Lille où j'ai longtemps travaillé, que certains établissements réalisaient des requêtes très détaillées, qui permettaient de voir que des centaines de masques FFP2 étaient disponibles en cas de situation sanitaire exceptionnelle. En outre, l'audition récente de directeurs d'établissement à l'Assemblée nationale n'a pas révélé de difficultés particulières en ce qui concerne le stock de masques FFP2.

M. René-Paul Savary , président . - Je vous rappelle que Sylvie Vermeillet vous a interrogé sur le stock stratégique de 716 millions de masques destinés à la population.

Cela étant, nous l'avons bien compris, en ce qui concerne les professionnels de santé, votre stratégie a consisté à demander à ces derniers de constituer eux-mêmes un stock de masques chirurgicaux. Qui a assuré l'évaluation et le suivi de cette stratégie ? Qui a vérifié s'ils disposaient bel et bien de ces masques ?

Pr Benoît Vallet . - Chaque établissement a la responsabilité de gérer le volume d'activité qu'il assure pour certains types d'actes et, donc, ses stocks. Exemple intéressant, les plans blancs sont de la responsabilité des établissements, mais ils ne sont pas nécessairement renseignés. Ils peuvent l'être au niveau de l'ARS, mais pas au niveau national. Tout cela relève de la responsabilité propre des établissements et des acteurs de terrain.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Vous nous dites que le suivi des stocks n'était pas obligatoire. Mais cela signifie-t-il que, à aucun moment, vos services n'ont perçu le risque que feraient courir des établissements qui ne s'équiperaient pas eux-mêmes ? Parce que ce risque, on l'a payé très cher ! Durant toutes ces années, alors qu'on ne trouvait plus de masques nulle part, il n'y a donc jamais eu de remontées et d'alertes ?

Pr Benoît Vallet . - Pardonnez-moi, mais vous ne pouvez pas dire qu'il n'y avait plus de stocks nulle part. Je le répète, lorsque j'ai quitté la direction générale de la santé, il y avait 714 millions de masques, dont 70 % se trouvaient au niveau de la plateforme centrale de Vitry-le-François.

M. René-Paul Savary , président . - Cette fois-ci, vous parlez des stocks destinés à la population !

Pr Benoît Vallet . - Ces stocks sont principalement pour la population, mais peuvent être utilisés pour aider les établissements s'ils connaissent une pénurie.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Professeur, je ne vous mets pas en cause. Simplement, à un moment donné, on a transféré aux employeurs la responsabilité de s'équiper en masques sans pour autant prévoir de contrôle : pour moi, cela constituait un danger. C'est sur ce point que je vous interroge et non sur le stock stratégique de masques chirurgicaux.

Pr Benoît Vallet . - La seule réponse que je peux apporter est celle qui a été observée pendant la crise, à savoir que les établissements avaient bien constitué des stocks de masques. Ceux-ci ont peut-être beaucoup diminué et été insuffisamment complétés par un stock national de masques, qui aurait pu servir de support à ces établissements.

Le contrôle existe. Je le répète : le suivi établissement par établissement se fait au travers d'un système d'information extrêmement sophistiqué. Avant que notre pays ne soit touché par l'épidémie de la covid-19, je ne sais toutefois pas si ce système a pu servir pour connaître le niveau des stocks dans les établissements.

M. René-Paul Savary , président . - Vous parlez des stocks probablement constitués par les établissements, mais, en ce qui concerne les professionnels de santé, je suis plus dubitatif. J'ai exercé comme médecin pendant plus de trente ans : on ne m'a jamais demandé si j'avais les moyens nécessaires pour me protéger en cas de crise. On peut penser que le stock était suffisant pour les affaires courantes, mais il était sûrement insuffisant en cas de crise. Quelle expérience tirer de cette pandémie ? Il faut peut-être revoir la stratégie et considérer qu'il faut des masques en permanence. En tout cas, il faut essayer de se tenir prêts et mieux alerter les professionnels si besoin.

Pr Benoît Vallet . - Je suis bien d'accord, mais ce dont je vous parle, ce n'est pas du stock courant, mais du stock de réserve conçu pour les situations sanitaires exceptionnelles.

M. René-Paul Savary , président . - Manifestement, le système n'a pas fonctionné.

Pr Benoît Vallet . - Dans les établissements de santé, les personnels ont bel et bien utilisé les masques disponibles dans les stocks - même s'il s'agissait parfois de masques anciens -, du moins à écouter les directeurs d'établissement, notamment ceux qui ont été auditionnés à l'Assemblée nationale.

Vous parliez tout à l'heure de bon sens : fin 2017, nous disposions d'un stock stratégique national de 714 millions de masques chirurgicaux adultes, dont plus de 600 millions étaient sans date de péremption ; en mars 2020, lorsqu'on a identifié qu'un certain nombre de masques n'avaient pas été détruits, la direction générale de l'armement et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ont procédé à une réévaluation de l'usage de ces masques en les rendant compatibles avec une utilisation « grand public ». J'ajoute que ces masques chirurgicaux qui, je le rappelle ici, ne sont pas stériles, et dont la charge microbienne doit être inférieure à 30 unités formant une colonie (UFC), respectaient parfaitement les normes, notamment la norme européenne de 2014, d'après l'évaluation de l'ANSM elle-même.

Selon moi, compte tenu de la quantité de masques dont on disposait, les stocks pouvaient profiter à l'ensemble de la population générale, ce qui est très important, mais ils auraient pu également bénéficier aux professionnels de santé, notamment en ambulatoire.

Cela étant, je veux bien entendre que certains établissements se sont peut-être retrouvés dans une situation difficile. Après tout, la destruction des masques décidée au niveau national n'a pas concerné que la plateforme centrale et a aussi affecté les plateformes zonales. Quand on se retrouve avec un tel déficit au départ, des difficultés peuvent forcément survenir ici ou là quand la crise devient très intense et que l'on généralise le port du masque.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Professeur Houssin, vous avez exposé les raisons qui, selon vous, pourraient expliquer l'« évaporation » du stock de masques, en évoquant les critiques concernant la gestion de la crise de 2010, les doutes sur l'utilité du masque et le coût budgétaire des commandes. Il faut également rappeler le rôle des épisodes sanitaires dans la diminution des stocks. Quel est votre avis sur le débat qui vient d'avoir lieu à propos de l'avis du HCSP rendu en 2011, et sur celui de 2013, qui réaffirmait l'obligation pour les employeurs de protéger la santé de leurs salariés ?

Le Gouvernement a activé le plan de pandémie grippale de 2011. Selon vous, certaines mesures de ce plan étaient-elles obsolètes et inadaptées à la crise actuelle ?

À la lumière de votre expérience de délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire, un poste équivalent aurait-il pu être utile pour faire face à ce que nous vivons depuis le début de l'année ?

Vous avez écrit en mai 2020 que, compte tenu du grave affaiblissement actuel des mécanismes multilatéraux, faire face à ce danger devait être tout en haut de l'agenda européen. Pourriez-vous préciser votre propos, alors que l'on a effectivement observé une grave discordance en Europe et l'absence de vision commune européenne depuis le début de la crise italienne ?

Monsieur Grall, au mois de mai dernier, vous aviez suggéré devant la commission des affaires sociales du Sénat que le dispositif s'appuie sur les établissements sièges d'un groupement hospitalier de territoire (GHT) pour que ceux-ci jouent le rôle de pilote de la sécurité sanitaire, à la fois pour les établissements du GHT, mais également pour l'ensemble des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) situés sur le territoire. C'est d'ailleurs un peu ce que l'on a observé dans les faits. Cela étant, les fédérations hospitalières, en particulier la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP), estiment que ce n'est pas le rôle des GHT d'assurer la redistribution des équipements de protection. Quel est votre avis sur le sujet ?

En 2013, vous avez dirigé un exercice de préparation à une pandémie. Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consistait ?

Durant la crise, on a déclenché les plans blancs et on a élargi les plans aux établissements de santé au niveau national, car on pensait que la vague allait déferler partout : cette décision n'a pas été sans conséquence, notamment sur le renoncement aux soins et les retards de diagnostic et de prise en charge. Il est facile de refaire l'histoire a posteriori, mais comment faire pour mieux préparer les équipes hospitalières à une telle crise, de sorte à ne pas exclure les patients qui ne sont pas malades de la covid-19 ?

S'agissant des ARS, tous les acteurs de terrain auditionnés nous ont dit qu'elles n'étaient pas « outillées » sur le plan logistique, et qu'elles avaient rencontré des difficultés. Ce constat n'est pas uniforme sur le territoire : dans certains secteurs, tout s'est bien passé ; dans d'autres, les relations entre les ARS et les préfets se sont révélées difficiles. Quelles sont, selon vous, les évolutions possibles dans ce domaine ?

Professeur Vallet, avez-vous vous aussi organisé un exercice de préparation à une pandémie ou à une autre crise sanitaire ?

Dernière question, nous avons entendu hier l'actuel directeur général de la santé, le professeur Salomon : il nous a fallu un certain temps pour comprendre sur quoi se fondait la ministre, lorsqu'elle a déclaré le 24 janvier dernier que le virus n'atteindrait pas notre pays, et pour savoir qui fournissait les meilleurs messages d'alerte au ministre. En outre, Agnès Buzyn a déclaré qu'elle n'avait pas été informée de l'existence d'un problème au niveau du stock de masques. Selon vous, quelle est la meilleure articulation possible entre la DGS et le cabinet d'un ministre ? Quelles informations stratégiques doivent-elles remonter au ministre et qui doit en assumer la responsabilité ? Est-ce la DGS qui analyse et évalue ce qui est important ou non ?

Pr Didier Houssin . - Concernant l'avis du HCSP, je pense qu'il ne faut pas négliger le fait qu'une instance scientifique peut elle-même être sous l'influence du contexte général et, en particulier, du contexte critique de la pandémie de 2009. Cela étant, et je diverge peut-être en cela de mon collègue Benoît Vallet, il me semble que la lecture qui a été faite de cet avis est un peu restrictive, car il ouvre en réalité à beaucoup plus d'utilisations des masques FFP2 que ce qu'on en a dit, en tout cas des usages plus proches des souhaits des professionnels de santé.

Par ailleurs, il ne faut pas négliger le facteur psychologique : face à un virus émergent dont vous connaissez mal la dangerosité, on peut peut-être estimer dans un premier temps que le masque n'est pas agréable à porter, mais on va quand même préférer se protéger au maximum. C'est l'esprit dans lequel Xavier Bertrand et moi-même avions préparé la réponse à la pandémie grippale : le but était de ne pas se retrouver en situation de pénurie, y compris en répondant à des attentes qui auraient dépassé des avis purement scientifiques.

Vous m'interrogez sur le « plan pandémie grippale » de 2011. Pour moi, le plan de lutte contre la pandémie grippale, qui a véritablement fait l'objet du plus d'attention, est celui de 2009. Le plan de 2011 a été élaboré dans la période qui a suivi les critiques formulées à l'égard de la préparation : c'est une version plus agréable du point de vue de la présentation, mais qui me semble beaucoup moins approfondie d'un point de vue opérationnel. De plus, la version de 2011 n'a pas véritablement été testée lors d'exercices. Il y a eu des exercices en 2005, en 2006 et en 2008, probablement en 2009, mais pas après. Or un plan se doit d'être testé, évalué et doit évoluer dans le temps.

Le plan de 2011 mériterait donc d'être sérieusement reconsidéré. Un point m'a particulièrement surpris, par exemple : on s'est retrouvé au début de l'épidémie avec trois centres de crise. Il a fallu attendre la mission Castex pour aboutir à la création d'un centre de crise unique. Je tiendrai les mêmes propos pour ce qui concerne l'articulation entre la décision et l'expertise scientifique.

Concernant la fonction de délégué interministériel, il m'est difficile de prêcher pour ma paroisse, mais il me semble que la fonction que j'ai occupée était extrêmement utile. Même si les choses s'arrangent avec le temps, la situation est cependant complexe d'un point de vue managérial, car le délégué interministériel est à la fois sous l'autorité du ministre de la santé en tant que DGS et rattaché au Premier ministre en tant que délégué interministériel. En tout cas, cette fonction me semble avoir été extrêmement précieuse pour engager tout un travail de préparation. La toute petite équipe qui officiait comportait seulement sept membres.

Concernant l'agenda européen, j'avoue avoir été très déçu : malgré une directive transfrontière publiée par la Commission européenne en 2013, on a constaté une très faible coordination au niveau européen au cours de la pandémie. Je ne sais pas quel a été le rôle du comité de sécurité sanitaire européen, mais je n'en ai pas entendu parler. Vu de l'extérieur, c'est l'une des principales faiblesses que j'ai observée.

Je terminerai mon intervention en abordant la question des relations entre le DGS et le ministre. Voici un souvenir personnel : le 24 avril 2009, lorsqu'on a appris qu'il y avait une urgence de santé publique de portée internationale, la première réaction du DGS a été de prévenir son ministre, de déclencher le branle-bas de combat, de demander la réunion du centre de crise auprès du Premier ministre et, évidemment, de dresser le bilan des armes à disposition. Je ne pense pas que le ministre de la santé puisse être dans l'ignorance des moyens dont le pays dispose lorsqu'une crise de cette nature se déclenche.

Dr Jean-Yves Grall . - L'avis du Haut Conseil de la santé publique, sollicité par Didier Houssin en avril 2010, a effectivement conduit à une utilisation ciblée des masques FFP2 compte tenu notamment, comme l'a rappelé Benoît Vallet, des difficultés remontées par les professionnels de santé et de la consommation, finalement plus faible que prévu, de masques durant l'épisode de la grippe H1N1 - je crois que les stocks nationaux ont été amputés de 40 ou 50 millions de masques FFP2 seulement à l'époque. S'est alors posée la question, dans la perspective du renouvellement de ce stock, de savoir si l'on devait le renouveler en l'état ou si, compte tenu de l'expérience précédente, on amodiait la doctrine concernant son utilisation. C'est la question qui a été posée au HCSP.

Il y avait environ 600 millions de masques FFP2 en 2009...

Pr Benoît Vallet . - Le stock était de 397 millions de masques FFP2 à cette date.

Dr Jean-Yves Grall . - Oui, mais il me semble que ce stock est remonté à 700 millions à un moment donné. Bref, les chiffres étaient de cet ordre. L'utilisation qui était faite de ces masques à cette époque était très large : on les utilisait dans toutes les administrations, et tous les personnels dits « de guichet » en avaient. On s'est aperçu qu'ils étaient très inconfortables à porter : on s'est donc posé la question des modalités d'usage. Cette réflexion a indiscutablement entraîné une diminution du besoin en masques FFP2, puisque l'avis du HCSP a exclu la possibilité pour les personnels de guichet d'y recourir.

Le plan de pandémie grippale a été mis en place sous l'égide du SGDSN en novembre 2011. L'essentiel du changement concernait le nombre de stades de l'épidémie pouvant déclencher des actions. Ce plan a été évalué en novembre 2013, c'est-à-dire après mon départ de la DGS, mais c'est moi qui l'ai conçu. Depuis, il n'y en a en effet pas eu d'évaluation à ma connaissance. Benoît Vallet vous donnera les résultats de cet exercice, car je n'étais plus en fonction à ce moment-là.

S'agissant des groupements hospitaliers de territoire, j'ai proposé que l'on prolonge des dispositifs qui avaient bien fonctionné. Pendant la crise, à compter du 19 ou du 20 mars, on a commencé à voir les flux de patients arriver au niveau des établissements sièges de GHT que nous avions identifiés comme étant les meilleurs pour prendre en charge les malades, notamment ceux des Ehpad. Les GHT étant sous clé de répartition des ARS, on a alors réparti les dotations entre les Ehpad et les établissements de santé du GHT pour colmater un certain nombre de brèches. Cela a bien fonctionné. C'est pourquoi je pense qu'il faudrait réfléchir à un pilotage de tous les établissements par le GHT : cela créerait une organisation un peu centralisée, une sorte de relais en vue de couvrir le territoire de façon homogène et de colmater les brèches ici et là.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous incluez les établissements médico-sociaux ?

Dr Jean-Yves Grall . - Oui.

M. René-Paul Savary , président . - Ce n'est pas la priorité des GHT.

Dr Jean-Yves Grall . - D'après les textes, le médico-social peut parfaitement relever de la sphère d'action des GHT.

M. René-Paul Savary , président . - Je ne partage pas votre point de vue. Sur le terrain, vous dites que le dispositif a bien fonctionné. De notre côté, nous avons tous eu connaissance de difficultés de distribution, avec des GHT qui donnaient la priorité aux établissements publics, peut-être à raison, mais pas aux établissements privés et médico-sociaux.

Dr Jean-Yves Grall . - Monsieur le président, je crois que le dispositif a fonctionné de façon hétérogène sur le territoire. D'après l'expérience que j'en ai en Auvergne-Rhône-Alpes, les établissements sièges de GHT ont pleinement rempli leur rôle en termes de répartition : ils sont souvent venus au secours d'établissements médico-sociaux en difficulté et ont aussi travaillé avec les établissements privés.

M. René-Paul Savary , président . - Nombreux sont les GHT qui couvrent plusieurs départements et n'agissent pas comme les GHT de périmètre départemental. De plus, les GHT qui ont un CHU, sont différents de ceux qui n'en ont pas. Tout cela mériterait que l'on s'attarde sur les détails.

Dr Jean-Yves Grall . - D'après mon expérience, ils ont représenté une bouffée d'air frais au moment où nous connaissions des difficultés d'approvisionnement. Les GHT ont constitué un moyen de reprendre la main, ce que tout le monde a d'ailleurs reconnu.

Les plans blancs ont été déclenchés dans tous les établissements de santé. Malheureusement, aujourd'hui, au vu de l'évolution de l'épidémie, certains établissements sont en train de déclencher des plans blancs de territoire, de façon à pouvoir étaler la prise en charge des malades, notamment en réanimation. En Auvergne-Rhône-Alpes, nous nous étions organisés par territoire, sous l'égide de l'ARS, et avions donné mandat, en accord avec toutes les fédérations, à certains établissements pour organiser la prise en charge des patients. Pour diverses raisons, et devant la brutalité de la vague et du flux des patients, cette organisation a provoqué une déprogrammation générale des soins. Dans ma région, nous avons dû nous adapter rapidement : cette organisation concertée et coordonnée a permis de passer le cap et sera reproduite pour faire face à l'avenir.

En Auvergne-Rhône-Alpes, nous avions surtout un problème de produits anesthésiques, ce qui nous a contraints à n'utiliser ces produits que dans le cadre de soins de réanimation. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé la déprogrammation générale que j'évoquais, y compris en ambulatoire. Cette décision a parfois paru peu compréhensible, mais elle s'expliquait par cette tension que nous connaissions au niveau des produits anesthésiques, sans parler de la tension sur les anesthésistes...

Face à la dynamique actuelle, nous n'avons plus qu'une légère tension pour les gants. Des approvisionnements organisés par Santé publique France sont en cours et nous allons sûrement devoir envisager, avec les fédérations et les professionnels de santé, l'éventualité de déprogrammations ciblées et partagées. Cependant, elles ne concerneront pas l'ensemble du système, et ce pour deux raisons : d'une part, la question ne se pose pas pour l'ambulatoire de mon point de vue ; d'autre part, il faudra être attentif à ne pas pénaliser la prise en charge de certains patients aux pathologies sévères, notamment en cancérologie. C'est ce que nous nous étions efforcés de faire pendant toute la période précédente : sanctuariser et sacraliser un certain nombre d'interventions absolument indispensables.

L'ARS - et là encore, je ne parle que de ce que je connais bien - n'a pas une fonction de logisticien. Logisticien, c'est un métier, on l'a redécouvert un peu tard.

Les relations ont été excellentes avec les préfectures. Pour ce qui me concerne, j'étais tous les matins, entre 8 h 30 et 9 heures, en réunion avec le préfet de région, et cela s'est fait dans tous les départements. L'information passait. En Auvergne-Rhône-Alpes, la coopération entre l'État et l'ARS a été parfaite. Dans une dynamique interministérielle, c'est bien entendu le préfet qui a la main sur l'ensemble du dispositif ; nous y avons concouru auprès de lui sans aucun problème.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Cela n'a pas été le cas partout.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Je reviens sur les plans blancs. On me dit que nous sommes prêts, que si déprogrammation il y a, elle sera plus ciblée. On me dit aussi que, dans certains établissements, faute de personnel, tous les lits ne sont pas rouverts.

Dr Jean-Yves Grall. - Nous avons effectivement un problème de mobilisation des professionnels dans le sanitaire et le médico-social. Les étudiants, qui aidaient beaucoup, ont fait leur rentrée... C'est un sujet d'inquiétude, que nous surveillons.

Pr Benoît Vallet . - Quelques éléments sur la pratique d'exercices. L'exercice « pandémie » de novembre 2013, qui s'est tenu alors que je venais d'être nommé DGS, a été riche d'enseignements pour moi. Il consistait essentiellement en un passage de témoin entre le ministère de la santé et le centre de crise national, à Beauvau. Le ministère de la santé passait la main, donc la responsabilité de la gestion de crise - ce que nous n'avons pas observé de manière évidente lors du déconfinement.

J'ai aussi vécu un exercice visant à préparer les établissements en cas d'attentats. À la suite des attentats, nous avons amélioré les stocks tactiques et la prise en charge des victimes, notamment pédiatriques, sur le terrain. L'exercice en réel mené à Bordeaux avec Mme Touraine et M. Cazeneuve a souligné le risque de débordement des établissements ; nous avions donc imaginé à l'époque, sur la proposition du Professeur Carli, les TGV d'évacuation de victimes, qui se sont matérialisés lors de la crise Covid.

Les retours d'expérience permettent de trouver des solutions. L'exercice mené au cours de la préparation de l'Euro 2016, toujours dans l'hypothèse d'un attentat, a été utile au CHU de Nice quand il a dû hélas ! accueillir les victimes, notamment pédiatriques, du 14 juillet 2016. Ces exercices sont indispensables, ils renseignent sur les conséquences de l'amélioration des prises en charge et préparent le dispositif de santé.

L'exercice « plan blanc » est très important ; ce fut mon premier exercice en tant que président de la commission médicale d'établissement. Ces exercices sont à encourager, même si la traçabilité n'est pas toujours aisée.

À quel moment le ministre est-il informé ? Le DGS informe son ministre très fréquemment, plusieurs fois par semaine. Les alertes sanitaires ne sont pas toujours portées à la connaissance du grand public, et n'atteignent pas forcément la dangerosité imaginée - heureusement ! Le premier interlocuteur du DGS est le directeur de cabinet du ministre, qui est chargé d'articuler la relation avec le ministre. Pour ma part, j'étais très régulièrement dans le bureau de Mme Touraine pour du reporting sur différents sujets.

Un mot enfin sur l'Europe. J'ai vécu la coordination européenne lors de la crise d'Ebola ; nos ressortissants de retour d'Afrique étaient distribués par le Health Security Committee entre les pays européens qui avaient les moyens d'accueil et l'équipement adapté. Le mécanisme de coordination européenne s'était révélé compliqué à mettre en place, il le reste aujourd'hui. Il y a un gros effort à faire au niveau de l'agence européenne de surveillance épidémiologique et du mécanisme de contrôle d'organisations européennes comme le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies.

Comment transfère-t-on le savoir accumulé lors d'une crise sur la crise suivante ? Nous avions observé, lors des attentats de Nice, que la présence sur place d'un collaborateur du centre de crise apportait des enseignements plus intéressants que le simple reporting. Nous avons donc jugé indispensable de disposer d'une confrérie de centres de crise nationaux, avec un point focal sur chaque ARS qui reproduise l'organisation de surveillance et d'alerte. Il est important que le niveau national et les régions sachent travailler ensemble et se comprennent ; cela suppose de se déplacer. Nous avons ainsi apporté une mission d'appui à chaque ARS en 2018 et 2019, puis aux outre-mer, pour partager l'expertise.

Le règlement sanitaire international propose une montée en puissance de l'alerte, avec la possibilité d'envoyer des missions sur place - ce n'est sans doute pas facile à organiser dans le contexte international - pour avoir l'appréciation la plus précise possible.

Dr Jean-Yves Grall. - Dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2012, la baisse de la contribution de l'assurance maladie à l'Éprus - soit une perte de 3 ou 5 millions sur un budget de 50 millions d'euros - a considérablement freiné la constitution de stocks.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Je reviens sur la question des masques. Nous voulons comprendre pourquoi la population n'a pas pu accéder à des masques en temps et en heure, nonobstant les débats sur leur utilité. Quelle a été la situation des soignants ? Pourquoi la fabrication de masques grand public, destinés à la population générale, n'a-t-elle pas été lancée plus rapidement ? Le stock de masques chirurgicaux est resté à peu près stable pendant vos fonctions ; l'effondrement vient après, je mets donc le sujet de côté.

Les soignants utilisent massivement des masques chirurgicaux à usage unique et, dans certaines activités de soins, des masques FFP2. J'ai le sentiment que la doctrine a été complexifiée avec la question du rôle de l'employeur, de l'établissement de santé, dans la constitution du stock. Il n'est certes pas aberrant d'attendre de chaque hôpital qu'il ait un stock suffisant pour répondre à sa mission de soin. Reste à savoir si les instructions sont appliquées...

L'autre source de complexité tient à la notion d'agent « hautement pathogène ». Que cela recouvre-t-il ? Le virus Ebola est sans aucun doute « hautement pathogène », mais quid du SARS-CoV-2 ? La mortalité est certes bien plus basse, mais une épidémie, c'est l'interaction entre un microbe et une société - et collectivement, l'effet est hautement pathogène. L'instruction de 2013 charge les pouvoirs publics de constituer des stocks de FFP2 si l'agent est hautement pathogène. Mais le flou dans l'interprétation et l'application des règles a conduit à une politique différente. Reste que si l'on avait eu 600 ou 700 millions de masques chirurgicaux au printemps, la situation aurait été tout autre.

Enfin, si le nombre de tests a progressé, il n'y a toujours pas de stratégie claire sur le dépistage. Dans l'organisation actuelle, qui doit proposer une stratégie de dépistage ? Qui doit en décider ? Deux anciennes ministres de la santé nous ont dit que c'était au ministre de la santé de piloter la gestion de la crise, même s'il y a bien sûr une dimension interministérielle. Comment la coordination doit-elle s'effectuer ? Comment articuler cette position avec les autres impératifs de gestion d'une telle crise ?

Pr Didier Houssin . - Pour moi, la stratégie de dépistage doit résulter d'une expertise scientifique qui repose sur l'analyse de la situation épidémiologique et des dispositifs disponibles. Il me semble que, en France, Santé publique France est l'organisme le mieux armé pour proposer une stratégie de dépistage ; il a accès aux données épidémiologiques et a l'habitude de faire des enquêtes de population.

Mais en France, nous sommes plus forts pour l'évaluation du risque que pour la gestion du risque. L'organisme qui me semble le mieux armé, du fait de sa composition, de sa pluridisciplinarité, de son expérience, c'est le Haut Conseil de santé publique. Le ministère de la santé doit pouvoir s'appuyer - c'est du moins ce que j'avais vécu - sur Santé publique France et sur le HCSP.

Il n'est guère étonnant qu'un ministre de la santé juge que c'est à lui de gérer une crise sanitaire. Malgré tout, l'expérience de la canicule comme celle de la pandémie montrent qu'il n'est pas forcément le mieux armé. En France, l'appareil interministériel est construit autour du ministère de l'intérieur, et le préfet est un agent interministériel. Or une épidémie déborde très vite le champ sanitaire pour impacter celui du travail, des transports, de l'école, etc . Dès lors, il me semble que, passé un certain stade, le ministre de l'intérieur ou le Premier ministre est mieux armé pour assurer la gestion de crise. Le délégué interministériel se met au service du centre interministériel de crise, aux côtés du gestionnaire de crise, pour apporter son expérience en matière de préparation, mais pas pour gérer la crise.

Dr Jean-Yves Grall . - Je souscris totalement à ce que Didier Houssin a répondu sur la première question : c'est le ministre qui établit la stratégie, sur la base d'avis et de conseils qui peuvent transiter par la DGS. Je partage aussi l'idée de Didier Houssin au sujet du rôle du HCSP et de Santé publique France. Enfin, je suis également d'accord pour considérer que, à partir d'un certain point, l'interministériel doit prendre le relais et le préfet - qui est de facto sur le territoire - doit jouer son rôle d'assembleur.

Pr Benoît Vallet . - Le SGDSN parle de maladie infectieuse hautement contagieuse à transmission respiratoire ; le HCSP d'un agent infectieux hautement pathogène. Mais les deux rappellent que le masque chirurgical, masque anti-projections, protège efficacement contre un germe d'origine respiratoire hautement pathogène. Lorsque certains gestes techniques provoquent une aérosolisation - avec l'émission non plus de gouttelettes, mais de particules très fines, voire de vapeur -, il faut utiliser des masques dotés du module électrostatique qui fige cette vaporisation. Le HCSP ne fait donc pas le distinguo en fonction de la caractéristique du germe - nous sommes bien dans des pathologies respiratoires hautement pathogènes avec dissémination par les voies aériennes supérieures -, mais il considère que, à l'occasion de ces gestes responsables d'aérosolisation - gestes ORL, gestes d'intubation, gestes d'aspiration, etc . -, le masque FFP2 est plus efficace. Il est toutefois moins confortable et conduit à plus de mésusages, car il est moins bien toléré, moins longtemps. L'anesthésiste-réanimateur ne fait pas tout le temps des intubations ou des aspirations, mais à l'occasion de ces actes-là, d'une durée brève, il doit utiliser un tel masque. C'est pourquoi l'utilisation de ces masques particuliers amène un affaiblissement considérable de leur volume. C'est un changement radical dans l'estimation de ce que doit être le stock stratégique national qui s'adresse certes à la population générale, mais qui peut aussi venir en soutien des professionnels de santé en dehors de ces cas-là.

Mon action prend fin en janvier 2018. Je ne peux donc pas répondre à la question sur la stratégie actuelle des tests. Mais je suis complètement en phase avec Didier Houssin et Jean-Yves Grall sur la question du portage de la stratégie : Santé publique France est compétente sur les aspects épidémiologiques et le Haut Conseil doit dire comment faire ; les ARS doivent ensuite s'occuper de l'isolement. Aujourd'hui, la réussite du dépistage fait appel à l'isolement avec le couple directeur de l'ARS-préfet, car la réponse n'est alors plus strictement sanitaire.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Si je comprends bien, vous êtes tous d'accord pour dire que le Haut Conseil et Santé publique France proposent la stratégie et que le ministre décide.

Pr Benoît Vallet. - Oui.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Professeur Vallet, vous nous avez dit que, à l'occasion des attentats de Nice, vous aviez mis en place une cellule décentralisée en appui de l'ARS locale. Savez-vous si l'ARS du Grand Est a pu bénéficier d'un tel appui en début de crise ?

Pr Benoît Vallet. - Oui, mais cet appui a pris la forme d'un renfort non pas en provenance du centre de crise national, mais d'inspecteurs des affaires sociales qui étaient en relation avec le ministère pour aider à la conduite de cette crise. Plusieurs ARS ont aussi bénéficié de cet appui. J'avais reproduit ce que nous avions fait à Nice lors d'Irma et de Maria : j'étais allé moi-même sur place, accompagné d'un autre agent du ministère, de deux inspecteurs du génie civil et d'un épidémiologiste de Santé publique France afin de procéder sur place à l'identification éventuelle de cas de pathologies infectieuses émergentes - fièvres, diarrhées, etc .

Mme Laurence Cohen . - La question des masques - et plus généralement de tous les équipements de protection - est extrêmement importante pour nous. Monsieur Vallet, les membres de cette commission d'enquête sont de sensibilités et de territoires différents ; d'après les retours que nous avons eus en provenance des établissements de santé et des établissements sociaux et médico-sociaux, il y a eu pénurie de masques. C'est notre vécu de parlementaires, et il faut aussi l'entendre. C'était peut-être parfait en théorie sur le papier et dans vos réunions, mais, nécessairement, il y a eu un problème, sinon les masques auraient été en nombre adéquat et il n'y aurait pas eu de personnel de santé infecté ! Le secteur médico-social a été terriblement oublié. Les groupements hospitaliers de territoire n'ont pas tous agi de la même manière, car ils ont dû gérer des stocks de masques insuffisants. Ce n'était pas une volonté malfaisante. Vous devez entendre que quelque chose s'est mal passé !

Hier, le professeur Flahaut a attiré notre attention sur le fait que les pays d'Asie semblaient avoir été mieux préparés, car ils s'attendaient à l'émergence d'une épidémie. Ils ont tiré l'expérience du SRAS et de la grippe aviaire et étaient préparés. Qu'en pensez-vous ?

Santé publique France a été créée en 2016, par la fusion d'établissements publics existants. À la faveur de cette fusion, le Gouvernement a opéré des réductions de dépenses, notamment de personnels. En 2016, on comptait 604 équivalents temps plein (ETP) dans les trois établissements publics, alors qu'ils ne sont plus que 561 ETP en 2020. Les effectifs ont donc été réduits, alors que les missions sont extrêmement importantes. Cette baisse des moyens ainsi que les suppressions de postes n'ont-elles pas contribué à affaiblir Santé publique France ?

Pourquoi les crédits prévus dans le budget de l'État pour le programme « Prévention, sécurité sanitaire et offre de soins » ne prévoyaient-ils pas - ou pas suffisamment - le renouvellement des stocks stratégiques ?

Mme Victoire Jasmin . - Je tiens à remercier l'Éprus, car cet établissement a été très réactif à chaque crise en Guadeloupe.

Je suis responsable d'un laboratoire. Nous faisons usage permanent de masques et de gants, utiles pour nos pratiques. La plupart des laboratoires ont travaillé, même en confinement, parfois 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Ils n'utilisent pas tous les mêmes masques, selon leur activité. Dans l'évaluation des besoins, il faudrait tenir compte des utilisateurs et partir du terrain. C'est une suggestion pour que l'on prenne en considération les besoins réels de chaque catégorie d'utilisateur.

Avez-vous des préconisations concernant les psycho-traumas ? Il faut en effet les prendre en compte, tant pour les professionnels que pour les populations.

Pr Benoît Vallet . - Madame Cohen, je ne conteste pas que des établissements sanitaires ou médico-sociaux aient pu connaître des déficits en masques. J'ai seulement dit que l'absence de stock national - au niveau de Vitry-le-François comme dans les répartitions zonales - avait pesé très lourdement quand les premiers stocks des établissements sont arrivés à épuisement. Le relais n'a donc pas pu se faire. Je ne conteste absolument pas ce que vous avez vécu ni les informations qui vous ont été remontées : il est évident que la pénurie était là. Je l'ai constaté dans le Grand Est lorsque je m'y suis rendu.

M. René-Paul Savary , président . - C'était donc bien plus qu'une tension, c'était la pénurie !

Pr Benoît Vallet . - C'était une tension permanente, liée au niveau très faible du stock initial.

M. René-Paul Savary , président . - Oui, et ça s'est transformé en pénurie.

Pr Benoît Vallet . - Je suis d'accord avec Mme la sénatrice pour dire que les besoins en masques très spécifiques comme le FFP2 doivent remonter du terrain. C'est la difficulté de ces masques-là : leur doctrine d'emploi étant devenue très spécifique, les volumes de besoins vont également le devenir. C'est pourquoi nous l'avons laissé en renseignement optionnel pour que les établissements puissent choisir de constituer ou non des stocks. Une information renforcée sur le besoin strict et impérieux de faire des stocks de ces masques aurait peut-être été nécessaire, mais nous avons choisi de le laisser à la main des établissements, au regard des besoins qui sont les leurs.

Au cours des deux premières années de Santé publique France, ses moyens et son périmètre sont demeurés constants. Il n'y a donc pas eu d'effort supplémentaire demandé en matière d'emploi. Mais l'agence a été dotée d'une trajectoire qui correspond à une rigueur sur l'efficience des budgets de ses opérateurs. Certains d'entre eux ont pu utiliser des fonds de roulement qui étaient très conséquents. C'est le cas de l'Éprus qui a utilisé un fonds de roulement qui lui venait d'une période où il était beaucoup financé. Ensuite, un effort de rationalisation a été entrepris, car plusieurs départements identiques ont été mis en commun, que ce soit les ressources humaines, la comptabilité et le budget, les systèmes d'information, etc .

À partir du déconfinement, avec Didier Houssin, nous avons fait beaucoup de benchmark, en analysant les retours d'expérience de Corée du Sud, de Taiwan, de Singapour et de Hong Kong, qui ont mis en oeuvre des stratégies assez différentes de la nôtre, avec des résultats extrêmement intéressants. Certains n'ont pas décrété de confinement généralisé, ne fermant que les écoles, mais ils avaient une culture du masque extrêmement différente de la nôtre et ont mis en place une stratégie d'implémentation industrielle des tests extrêmement vigoureuse.

M. René-Paul Savary , président . - Et une réactivité !

Dr Jean-Yves Grall . - Au-delà des masques, les surblouses ont également été un vrai problème dans les établissements de santé. Pendant trois semaines, voire un mois, jusqu'au 19-20 mars, la situation a été extrêmement compliquée. Ce n'est qu'ensuite que nous avons retrouvé une certaine maîtrise sur les arrivées dans les groupements hospitaliers de territoire. Il y a alors eu une montée en puissance qui a amélioré les choses sur le terrain.

Nous devons clarifier la doctrine sur ce qui revient à l'employeur et ce qui relève des stocks d'État et comment ces derniers sont mobilisés.

Nous devons aussi revisiter la circulaire d'août 2013 sur la répartition des stocks nationaux et leurs modalités de distribution sur le territoire. Comme nous ne sommes pas régulièrement confrontés à une crise, notre réactivité sur ces dispositifs s'est affaissée. Il faut remettre de la clarté.

M. René-Paul Savary , président . - Il y a certes eu de la tension jusqu'au 20 mars, mais n'oubliez pas que la crise dans le Grand Est a commencé bien avant ! Puis ce fut l'Île-de-France. Ce décalage fait que l'on peut avoir un ressenti différent.

Pr Didier Houssin . - Je partage le point de vue de Benoît Vallet sur l'Asie. Dans cette zone, des événements - le SRAS en 2003, la grippe aviaire dans tout le Sud-Est asiatique et le MERS-CoV qui a menacé la Corée en 2012 - ont sensibilisé beaucoup plus que chez nous.

La clé de répartition du financement des agences est de deux tiers pour l'assurance maladie et d'un tiers pour l'État. Cette situation est ambiguë et peut être source de problèmes, en particulier pour l'Éprus, Santé publique France ou l'agence du médicament. Il faut sécuriser le financement de ces structures.

Le coronavirus a eu un impact important en termes de santé mentale, même si cet impact est encore difficile à mesurer aujourd'hui. Nous aurons probablement de mauvaises surprises. Le confinement, la peur, le chômage ont des conséquences psychiques.

Pr Benoît Vallet . - Nous avons toujours associé une prise en charge psychologique aux prises en charge de victimes. Ce fut le cas à Paris, lors des attentats de 2015. Nous avons mis en place une cellule d'urgence médico-psychologique (CUMP) lors d'Irma et de Maria, également accessible aux soignants. Car nous savons qu'une prise en charge immédiate diminue les conséquences à long terme. Cela fait partie de la logique d'accompagnement de ces événements exceptionnels.

M. René-Paul Savary , président . - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde sur les aspects numériques

(mardi 22 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Pour cette audition consacrée aux outils numériques dans la gestion de cette crise, je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département. Nous allons entendre M. Bruno Sportisse, président directeur général de l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), ainsi que trois représentants de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam), Mme Annelore Coury, directrice déléguée à la gestion à l'organisation des soins, Mme Carole Blanc, directrice du réseau administratif et de la contractualisation, et Mme Annika Dinis, directrice opérationnelle du numérique et de l'innovation santé. Nous chercherons à comprendre au cours de cette audition comment les outils numériques ont été conçus et comment ils sont désormais mobilisés.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Sportisse, Mme Annelore Coury, Mme Carole Blanc et Mme Annika Dinis prêtent serment.

M. Bruno Sportisse, président-directeur général de l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) . - Dès le 20 mars, de nombreuses équipes de l'Inria se sont engagées auprès d'établissements hospitaliers, que ce soit de manière spontanée ou bien à la demande de la direction, afin d'exploiter davantage les outils numériques pour gérer la crise. Nous avons alors mis en place une mission Inria Covid-19 pour soutenir ces projets d'ingénierie numérique de court terme. Plus de trente-cinq projets ont été engagés dans ce cadre, sur la base d'un autofinancement de l'institut, et je tiens à saluer l'engagement exceptionnel de tous les chercheurs, ingénieurs et fonctions d'appui qui ont répondu présents.

À la fin du mois de mars, nous nous sommes impliqués aux côtés de l'Allemagne dans un consortium européen de recherche et développement, en vue d'étudier les possibilités d'une application mobile d'exposition aux risques.

Le 8 avril, le Premier ministre a précisé la mission confiée à l'Inria, sous la supervision du secrétariat d'État au numérique, afin de mettre en place un consortium public-privé pour développer une telle application, d'abord sous la forme d'un prototype, en amont de toute décision politique de déploiement éventuel.

Au sein du consortium, avec nos partenaires allemands, nous avions recommandé une certaine classe de systèmes pour développer des applications dites centralisées, afin de pouvoir répondre à trois exigences : le respect de la vie privée et des données de santé, la cybersécurité, et, enfin, la maîtrise pleine et entière du système par l'autorité de santé, qu'il s'agisse des paramètres de l'application, de son développement ou bien de son impact. De notre point de vue, la solution développée par Apple et Google ne répondait pas à ces trois exigences, ce qui ne nous a pas empêchés de mener plusieurs cycles de discussions avec les propriétaires des systèmes d'exploitation concernés.

Le 18 avril, nous avons dévoilé la première version du protocole de transmission des données Robert - ROBust and privacy presERving proximity Tracing - développé conjointement par une équipe française de l'Inria et une équipe allemande de la Fraunhofer- Gesellschaft, pour répondre aux trois exigences fixées.

Le 26 avril, nous avons rendu public un consortium public-privé construit en moins de deux semaines pour développer le prototype d'un système fondé sur ce protocole. Aux côtés de l'Inria et d'autres acteurs publics comme l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Santé publique France ou l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), cinq entreprises privées - Capgemini, Dassault Systèmes, Lunabee Studio, Orange et Withings - se sont engagées, via un cadre contractuel simplifié, pour développer pro bono publico un prototype. Le développement de ce système n'a donné lieu à aucun financement spécifique, ni pour les acteurs publics ni pour les acteurs privés. Plus de 150 personnes se sont mobilisées pour le développement de cette application, sans compter le concours des forces armées et de la RATP pour des campagnes de tests. Le coût total de ce développement est estimé à 2,5 millions d'euros.

Le 9 mai, nous avons dévoilé le protocole Désiré, évolution du protocole Robert, destiné à proposer pour l'interopérabilité au niveau européen une solution alternative au standard de fait développé par Apple et Google. Une preuve de concept de ce protocole a été développée, que nous avons présentée à nos partenaires européens au début du mois de juillet, dans le cadre du réseau eHealth-Network, groupe d'experts sur le numérique et la santé placé sous l'égide de l'Union européenne. Toujours dans l'idée de développer une solution européenne souveraine, nous avons lancé à la mi-mai une action de standardisation, portée notamment par l'action d'Orange au sein de l'Institut de standardisation des télécommunications européen.

En parallèle d'un cycle de développement extrêmement court - moins de 6 semaines - nous avons mené plusieurs phases de tests, dont certains sur le terrain, avec trois jours de campagne sur le site de l'Inria, à la fin du mois de mai, pour lesquels nous avons bénéficié du concours des forces armées. Nous avons également mené une soirée de campagne dans des rames de la RATP.

Le 2 juin, après décision politique, la première version de StopCovid a été déployée de manière opérationnelle. Y parvenir en moins de six semaines est un exploit inédit dans le monde numérique et je tiens à rendre hommage à l'engagement exceptionnel de toutes les personnes impliquées dans le projet. Mon seul regret est de ne pas avoir réussi à instaurer un dialogue serein, qui aurait permis à la société de sortir de la naïveté et des fantasmes sur le numérique. Notre responsabilité d'institut de recherche sera à l'avenir de porter des actions majeures en ce sens.

Un accord-cadre passé le 2 juin avec la Direction générale de la santé (DGS) a prévu que l'Inria pourrait agir comme assistant à maîtrise d'oeuvre dans la mise en exploitation de l'application StopCovid.

À ma connaissance, la France est le seul pays européen à avoir mené de bout en bout un projet de R&D de ce type, et il est essentiel qu'elle puisse continuer à la faire. C'est un gage d'autonomie stratégique dans la gestion de pandémies futures. Les retours d'expérience permettent d'améliorer le système qui reste pleinement sous contrôle de notre société démocratique, comme l'ont montré les interventions de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Il est également maîtrisé par notre autorité de santé. Rappelons combien le secteur des données de santé est sensible à l'heure où plusieurs grands acteurs technologiques se lancent dans une activité d'assurance santé.

Mme Annelore Coury, directrice déléguée à la gestion et à l'organisation des soins (Cnam) . - Pendant la crise, le Gouvernement a confié à l'Assurance maladie la responsabilité de participer au traçage de la population, ce qui l'a conduite à développer l'outil Contact Covid.

Pour le dépistage, c'est-à-dire le recueil de l'ensemble des résultats de tests, la DGS a développé le système d'information SI-DEP avec l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) comme sous-traitant. Rempli par les laboratoires, il permet de colliger l'ensemble des données nécessaires pour identifier les gens qui ont des tests positifs.

Pour notre activité de traçage, Contact Covid vise à identifier les personnes qui sont positives, mais surtout leurs contacts en période où elles sont potentiellement contagieuses. Nous devons appeler ces contacts et les informer afin qu'ils se fassent dépister et qu'ils s'isolent puisqu'ils sont susceptibles d'avoir été contaminés. Il n'a pas été possible d'interconnecter ces deux outils, de sorte que l'Assurance maladie doit vérifier chaque jour que les gens déclarés positifs dans SI-DEP figurent bien dans Contact Covid. Si ce n'est pas le cas, nous rappelons les personnes dans un délai de vingt-quatre heures pour enclencher le tracing.

L'Assurance maladie n'est pas la seule à utiliser l'outil Contact Covid. Les médecins participent de l'opération de traçage et y ont aussi recours pour déclarer qu'un patient est potentiellement porteur de la Covid. Nous pouvons ensuite recenser les cas contacts et les rappeler pour les informer sur la nécessité du dépistage.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Monsieur Sportisse, combien d'utilisateurs de StopCovid a-t-on recensés et combien de notifications sur le risque de contamination ont été envoyées ?

Dans le cadre de son audition, Mme Hidalgo, maire de Paris, a déploré que toutes les informations relatives aux clusters recueillies dans les systèmes d'information n'aient pas été transmises aux élus locaux. Envisage-t-on de faire évoluer le système pour y remédier ?

Vous souhaitez que les Français sortent de « la naïveté et du fantasme » concernant le numérique. Il existe pourtant suffisamment de dangers pour expliquer les réticences et les craintes fondées des Français sur l'utilisation des applications. Le système est, selon vous, sous maîtrise. Comment garantissez-vous la sécurité des données ?

Enfin, il semblerait pour l'instant que StopCovid soit un échec, car l'application n'est pas assez utilisée. À l'heure d'un rebond de l'épidémie, on n'en entend plus du tout parler. Vous êtes convaincu de son bien-fondé. Pourquoi le Gouvernement ne communique-t-il plus sur ce système ?

M. Bruno Sportisse . - À cette heure, plus de 2,5 millions d'applications ont été téléchargées pour un peu plus de 1 million de désinstallations et un peu plus de 300 000 réinstallations, soit au total 1,8 million d'applications installées.

Il nous est impossible de connaître le nombre d'utilisateurs effectifs de l'application StopCovid, car le système est tenu par une exigence de respect total de la vie privée. Un utilisateur peut télécharger l'application sans jamais l'activer, et nous ne le saurons pas.

Pour ce qui est de la gestion sanitaire, le système StopCovid donne lieu à une déclaration de positivité de la part d'une personne qui a été testée positive. Si elle décide de partager son historique de contacts avec d'autres smartphones, les personnes possédant ces appareils sont identifiées comme potentiellement à risque et sont remontées sur un serveur central sécurisé. À ce jour, 5 100 QR codes présents sur les résultats d'analyses médicales ont été scannés par des utilisateurs pour un calcul d'exposition au risque par le serveur central, calcul qui se fait de manière anonyme. Quelque 307 décisions de notifications ont été prises, dont 268 ont été effectuées. Le différentiel s'explique par le fait que certaines personnes ont désinstallé l'application, rendant impossible la notification.

L'application StopCovid a été conçue de manière qu'il n'y ait absolument aucune géolocalisation, car il s'agit de se montrer extrêmement strict sur le respect de la vie privée. Nous n'avons donc aucune donnée à partager avec les élus locaux.

Quant à l'expression de « naïveté et de fantasmes » sur le numérique, elle exprimait surtout un regret de ma part. Sur un sujet aussi compliqué, il faudrait prendre le temps d'expliquer les risques et les avantages des solutions techniques mises en place, pour apaiser les craintes légitimes de nos concitoyens. Je regrette que le débat n'ait pas trouvé de cadre serein pour se développer. Et je comprends tout à fait les craintes qui s'expriment.

Le fait que l'application ne produise aucune donnée de géolocalisation est un élément de réassurance. S'y ajoute que StopCovid a été très scrutée par la CNIL, l'autorité administrative indépendante chargée du respect de la protection de la vie privée et des données numériques. Elle a émis plusieurs avis selon lesquels le système n'entrait pas en contradiction avec le cadre démocratique dans lequel nous évoluons.

Quant à la cybersécurité, l'Anssi s'est impliquée dès le début dans le projet et a mis en place avec nous un programme de 60 points à respecter. Nous avons même organisé une ouverture du système à une communauté de hackeurs blancs, c'est-à-dire des pirates informatiques qui acceptent de travailler du bon côté pour déceler les failles d'un système. La société YesWeHack a opéré en toute transparence avec le concours de l'Anssi et aucune faille importante n'a été détectée.

Je n'ai pas à commenter la politique de communication globale du Gouvernement dans le cadre de la stratégie générale de gestion de la crise sanitaire. Cependant, l'application StopCovid sera d'autant plus efficace qu'elle sera largement utilisée. En théorie, le nombre de notifications, c'est-à-dire le nombre de contacts détectés par l'application, croît comme le carré du nombre des utilisateurs. Nous avons 2 millions d'applications téléchargées ; il y en a 20 millions en Allemagne. Il suffirait que nous multipliions par 5 le nombre d'utilisateurs, pour multiplier par 25 le nombre de contacts traités pour calculer une exposition au risque, et partant, probablement de notifications. Le sujet est clef, dans une stratégie globale de santé.

Mme Annelore Coury . - Sur la transmission aux collectivités territoriales des informations concernant les clusters, les textes nous interdisent de passer ce type d'informations.

Mme Carole Blanc, directrice du réseau administratif et de la contractualisation à la Cnam . - Les médecins et les établissements de santé interviennent au premier niveau du tracing. L'Assurance maladie prend le relais. Les agences régionales de santé (ARS) interviennent au troisième niveau. Dimanche soir, Contact Covid avait enregistré 224 000 personnes positives et 826 000 personnes contacts. L'ensemble de ces données a été transmis à l'ARS, de façon qu'elle puisse remplir sa mission de détection des clusters et de veille sanitaire et épidémiologique. L'agrégation des données permet aux autorités sanitaires de détecter les chaînes de contamination qui s'apparentent à un cluster et de prendre les mesures d'ordre public nécessaires. Mais nous ne sommes autorisés à communiquer ces informations qu'à l'ARS.

M. René-Paul Savary , président . - Si ces informations étaient communiquées aux collectivités locales, les décisions seraient-elles prises plus rapidement ?

Mme Carole Blanc . - Quoi qu'il en soit, ces informations sont extrêmement sensibles.

Mme Annelore Coury . - Il s'agit de données de santé. La loi les encadre très fortement. Lors du traçage, les médecins et l'Assurance maladie doivent repérer les personnes qui ont besoin d'un accompagnement social, en fonction de certains critères de vulnérabilité - femme enceinte, surpoids, logement insalubre... Les textes sont clairs : même cette information, nous ne pouvons pas la communiquer aux cellules territoriales d'appui à l'isolement. Nous ne pouvons que donner à la personne concernée le numéro de téléphone de la cellule et lui recommander de l'appeler.

M. René-Paul Savary , président . - Mais vous vérifiez le suivi ?

Mme Annelore Coury . - Ce n'est pas le rôle de l'Assurance maladie.

Mme Carole Blanc . - L'ARS a mis en place un dispositif de suivi de l'isolement qui prévoit des rappels réguliers de la personne.

M. René-Paul Savary , président . - Mais si la personne ne suit pas vos conseils, elle reste isolée ?

Mme Annelore Coury . - Elle est relancée par l'ARS.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - La stratégie tester-tracer-isoler est en relatif échec. Beaucoup se concentrent sur la première étape, et il est désormais bien établi que les délais d'accès aux tests et de retour des résultats dépassent souvent la période de contagiosité, ce qui met en échec toute la suite de la stratégie.

Les difficultés sont également importantes en matière de traçage. Une information a été publiée il y a quelques jours, établissant que, parmi les personnes qui ont été trouvées positives dans la deuxième semaine de septembre, quatre sur cinq n'avaient pas été identifiées comme cas contacts. Les chaînes de transmission échappent donc largement à la stratégie du tracing. À quelle proportion de personnes dépistées positives estimez-vous celles pour lesquelles un tracing a réellement été effectué ? Êtes-vous actuellement en capacité de répondre à la hausse de la circulation du virus en procédant au tracing pour l'ensemble des personnes positives ? Le Premier ministre a annoncé 2 000 recrutements. Quelle est la situation ?

On n'entend plus du tout parler de lieux qui seraient proposés à des personnes positives pour s'isoler si leurs conditions de logement ne le leur permettent pas. Peut-être se réveillera-t-on dans deux mois ?

Quand on a un téléphone portable sous le système iOS et qu'on le met à jour pour migrer vers iOS 13.7, un message vous indique qu'il est possible d'activer le système de notifications d'exposition à la covid-19 sans avoir à télécharger d'application. La disponibilité du système dépend de la prise en charge par l'autorité de santé publique. Est-ce que les autorités sanitaires ne seraient pas en train de se faire troller par Apple ?

M. René-Paul Savary , président . - Combien de jours après le test contactez-vous les personnes contacts d'une personne qui a été testée positive ?

Mme Carole Blanc . - Si nous formulons autrement les chiffres avancés par le rapporteur, 20 % des cas contacts deviennent des personnes infectées par la covid, ce qui veut dire qu'il existe des chaînes de transmission que nous ne savons pas retracer. Nous ne sommes pas en capacité de tracer 100 % des personnes contacts nominativement, de façon à pouvoir les rappeler derrière.

En outre, la levée de la prescription médicale a généré une accélération du recours aux tests, avec pour effet que certaines personnes arrivent à un statut de personnes infectées comme patients zéro (P0) avant même de passer par le stade de cas contact. Ces deux effets cumulés font effectivement que 20 % des patients zéro sont d'anciens cas contacts.

Lorsque cette mission a été confiée à l'Assurance maladie, au mois de mai, nous avons formé 3 000 personnes, puis 6 000. Nous avons un peu revu notre organisation au mois de juin, période où l'épidémie était dans une période basse. Nous avons réactivé notre organisation départementale dès la mi-juillet et elle ne cesse de monter en puissance de sorte que 10 000 personnes collaborent désormais au dispositif de tracing au sein des caisses primaires d'assurance maladie.

Ces personnes ont bénéficié du renfort de personnel en contrat à durée déterminée (CDD). Sur les plateformes, le personnel travaille sept jours sur sept, avec une autorisation réglementaire pour le travail du dimanche, qui se fait néanmoins sur la base du volontariat. Pour assurer la soutenabilité du dispositif dans la durée, nous faisons appel à du personnel en CDD pour compléter nos effectifs.

Nous pouvons désormais gérer près de 40 000 appels par jour, et nous nous préparons à augmenter la cadence, puisque chacun a bien compris que l'épidémie n'était pas encore à son pic.

Le délai moyen entre le moment où l'on a identifié une personne infectée par la covid et celui où l'on rappelle les cas contacts est de 1,7 jour pour un appel abouti, car il faut entre trois et quatre rappels pour réussir à joindre les personnes.

M. Bruno Sportisse . - Je suis d'accord avec vous, monsieur le rapporteur, en ce qui concerne le système d'exploitation iOS développé par Apple. Un système d'exploitation est cette couche logicielle qui permet de rendre intelligent un smartphone. Quand on a développé StopCovid, on a fait le choix de ne pas faire reposer l'application sur cette fonctionnalité que fournit le système d'exploitation d'Apple, parce que l'on voulait répondre à une exigence de maîtrise du dispositif par l'autorité de santé.

La science a progressé sur le sujet, donnant lieu à des publications, mais aussi à un développement en Open source, c'est-à-dire avec des codes logiciels tous disponibles, ce qui n'est pas forcément le cas dans tous les systèmes d'exploitation. Nous avons parlé tout à l'heure des niveaux de sécurité, du respect de la vie privée, du contrôle par les autorités administratives indépendantes. J'ai également répondu à vos questions concernant les données métriques que l'on ne peut pas forcément transmettre. En revanche, nous sommes capables de vous donner le nombre de déclarations de positivité qui ont transité par notre application et le nombre de notifications. Un système fondé sur la brique logicielle développée par Apple et Google ne permettrait pas aux hautes autorités de santé de connaître ces éléments.

Il reste beaucoup à faire pour améliorer le dispositif. Il faudrait notamment savoir, tout en respectant les contraintes de vie privée, combien de personnes viennent se faire tester avec une notification StopCovid, et combien sont effectivement déclarées positives. Cette boucle de rétroaction serait extrêmement intéressante.

Au-delà de la gestion de la crise sanitaire, il apparaît clairement que les systèmes d'exploitation sont des infrastructures immatérielles, sans doute plus difficiles à appréhender que les autres, routes ou système bancaire, mais qui façonnent notre économie et notre société. Il faudrait un débat sur leur régulation, et cette crise sanitaire pourrait l'éclairer.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Merci pour votre réponse, même si elle renvoie bien évidemment à celle des autorités politiques.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Hier, le rapport global de la CNIL sur le fichier Contact Covid faisait état d'anomalies importantes, comme l'envoi de données de santé effectué par des caisses primaires d'assurance maladie à l'autorité régionale de santé, via des messageries non sécurisées, ou encore l'envoi par un établissement de santé de données de santé relatives au covid, inscrites sur un fichier distinct, à l'instruction, même de la CNAM. Comment corriger ces anomalies ?

Avez-vous connaissance d'applications similaires à StopCovid, qu'auraient développées d'autres pays d'Europe confrontés à la même problématique de tester, tracer et isoler ?

Une pétition figure sur le site du Sénat, qui interroge le fait que le Health data hub ait été confié à Microsoft plutôt qu'à un hébergeur européen. Nous avions organisé une audition sur ce sujet avec René-Paul Savary. Est-il certain que pour le système actuel, le choix s'est porté sur un hébergeur européen ?

Mme Carole Blanc . - Lorsque nous repérons une personne infectée qui aurait eu des contacts particulièrement à risque, par exemple au sein d'un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ou d'une crèche, ou bien qui aurait participé à un rassemblement, avec un nombre de contacts très important, cette personne est enregistrée dans la base et signalée à l'ARS. Ce signalement qui se fait par messagerie simple ne comporte aucune donnée nominative ni aucune donnée de santé, puisque nous utilisons un numéro de fiche pour alerter l'ARS. Les messages sont donc du type : « Merci de bien vouloir analyser la fiche numéro X22-34 pour évaluation des risques de cluster », sans données nominatives ni médicales.

Quant aux établissements médico-sociaux, ils disposent désormais d'un accès direct à Contact Covid pour enregistrer les personnes infectées, ce qui n'était pas le cas au démarrage du processus, car le système n'était pas opérationnel. Nous avions alors demandé aux établissements de remplir un fichier Excel et de nous l'adresser par messagerie sécurisée de santé. Une fois les données récupérées, nous nous substituions à l'établissement pour la saisie dans Contact Covid. Aujourd'hui encore, certains établissements, notamment les plus petits, ne sont pas forcément équipés pour utiliser l'application en accès direct. Ils continuent donc d'utiliser ce biais pour nous faire des signalements, mais toujours via la messagerie sécurisée de santé.

M. Bruno Sportisse . - La plupart des pays européens se sont dotés d'applications de traçage. Nous avons travaillé avec des équipes européennes dès le début du projet, l'application StopCovid étant initialement une initiative franco-allemande. Une décision politique a ensuite ouvert d'autres voies à l'Allemagne. Certains pays européens ont fait le choix d'utiliser la boîte à outils proposée par Apple et Google.

Il n'y a pas de compatibilité simple entre les deux systèmes, car la nature des informations qui circulent dans chacun d'eux diffère totalement. Dans le système d'Apple et Google, le statut de positivité d'une personne peut se retrouver sous une forme indirecte dans le smartphone des autres utilisateurs, ce qui enfreint les principes de respect de la vie privée et de cybersécurité, comme l'ont montré récemment plusieurs articles scientifiques. Dans le système français, l'information sur la positivité d'une personne reste dans son smartphone et il y a un partage des contacts à risque de manière pseudonymisée avec un serveur central.

M. René-Paul Savary , président . - Et qu'ont fait nos amis allemands ?

M. Bruno Sportisse . - Ils ont choisi de s'appuyer sur le système développé par Apple et Google.

M. René-Paul Savary , président . - Ils n'ont pas souhaité construire un système à l'allemande comme nous avons construit un système à la française.

M. Bruno Sportisse . - La décision politique a choisi une autre voie. Il ne m'appartient pas de la commenter.

Quant à votre question sur le Health data hub, elle renvoie à la réversibilité des solutions d'hébergement choisies, sujet sur lequel l'Inria a souvent pris position, notamment comme membre fondateur de ce hub.

En ce qui concerne l'hébergeur de StopCovid, le choix s'est porté sur Outscale de Dassault Systèmes, qui est la seule solution d'hébergement certifiée SecNumCloud par l'Anssi, c'est-à-dire au plus haut niveau de sécurité.

M. René-Paul Savary , président . - Il s'agit bien d'un hébergeur entièrement français ?

M. Bruno Sportisse . - Oui.

M. René-Paul Savary , président . - Avez-vous identifié les blocages qui freinent l'utilisation de StopCovid ?

M. Bruno Sportisse . - Plusieurs enquêtes sont en cours. Tout développeur d'applications sait qu'il faut communiquer dans la durée pour faire adopter une application. On constate une très grande élasticité du taux de téléchargement de StopCovid selon que des personnes éminentes en font la promotion ou pas. Lorsqu'il y a deux ou trois semaines, le Premier ministre et le ministre de la santé et des solidarités ont refait la promotion de StopCovid en conférence de presse, le taux de téléchargement de l'application s'est multiplié par quatre ou cinq, déclinant à nouveau le lendemain. Vous savez comme utilisateurs combien le monde du numérique doit marteler ses messages pour faire adopter un objet nouveau, d'autant plus lorsqu'il suscite des craintes légitimes qui mériteraient un débat serein.

Des bugs techniques continuent à remonter et les systèmes doivent être améliorés, ce qui peut aussi expliquer les réserves de certains.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Vous avez indiqué que 20 millions d'applications avaient été téléchargées en Allemagne. Faut-il expliquer ce taux plus élevé par une différence de communication ?

M. Bruno Sportisse . - Je ne suis pas du tout légitime pour répondre à cette question. Cependant, il est certain que la politique de communication n'a pas forcément été la même d'un pays à l'autre. Mais la question de la relation du citoyen à son État doit aussi jouer un très grand rôle, même si encore une fois je ne suis pas légitime pour livrer ce genre d'analyse.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - L'Allemagne a développé une politique de tests très rapides, qui a prouvé son efficacité en termes de mortalité, inspirant ainsi confiance aux citoyens. Cela n'a pas été le cas chez nous, où les revirements sur les tests et l'application ont créé beaucoup d'angoisse et d'interrogations. La comparaison doit être globale et porter sur le lien de confiance des citoyens à la parole publique plutôt que de se restreindre aux seuls tests ou à tel autre aspect.

M. René-Paul Savary , président . - Les Allemands utilisent le système d'Apple et Google, ce qui signifie qu'ils n'ont pas besoin de télécharger l'application, mais qu'ils en disposent directement ?

M. Bruno Sportisse. - Dans un premier temps, Apple et Google ont proposé une boîte à outils, ce qu'on appelle dans le jargon informatique une interface de programmation applicative (API), pour les développeurs d'applications. À ma connaissance, les pays européens ayant utilisé cette boîte à outils ont développé des applications qui, avec tout le respect que je dois aux autres équipes techniques, comportaient de fait beaucoup moins d'éléments.

Dans un deuxième temps, Apple et Google ont fait descendre ces fonctionnalités dans le système d'exploitation. Cela permet de tracer indépendamment de l'existence d'une application de santé, ce qui pose des questions.

À ma connaissance, les Allemands continuent d'utiliser une boîte à outils.

M. René-Paul Savary , président . - Ils doivent donc télécharger une application ?

M. Bruno Sportisse. - Effectivement, et cette application repose sur le système d'Apple et Google.

Mme Angèle Préville . - Monsieur Sportisse, vous avez évoqué des garanties relatives au respect de la vie privée. D'après ce que je sais, en matière de cybersécurité, il n'y a jamais de garantie à 100 %. La moitié des données de santé des Norvégiens ont par exemple été piratées. Dans quelle mesure le respect de la vie privée est-il garanti ?

J'ai cru comprendre que le système utilisé en Allemagne et celui proposé par Apple et Google ne reposaient pas sur les mêmes modalités de stockage des données. Je ne suis pas technicienne, mais il me semble que, même si elles n'apparaissent pas, les données de géolocalisation sont quelque part. Ma question est sans doute naïve, mais est-ce qu'un hacker ne pourrait pas remonter jusqu'à ces données ?

Mes autres questions s'adressent à Mmes Coury, Blanc et Dinis. Les personnes que vous contactez pour les prévenir qu'elles sont des cas contacts et qu'elles doivent se faire tester sont-elles prioritaires ? Leur fournissez-vous un rendez-vous ou sont-elles laissées à elles-mêmes ?

Vous avez évoqué les problèmes sociaux liés à l'isolement, mais il peut aussi être impossible de s'isoler, notamment du fait de l'exiguïté des appartements dans les métropoles. Des moyens sont-ils mis en oeuvre pour remédier à ce problème ?

Mme Laurence Cohen . - M. Cédric O expliquait hier que l'échec de ce système était dû à un problème de pédagogie, que les Françaises et les Français n'auraient pas bien compris... À chaque fois que le Gouvernement est défaillant, c'est toujours une histoire de pédagogie. C'est à croire que nos concitoyennes et nos concitoyens auraient un pouvoir de compréhension limité !

Je ne partage pas cette analyse, car j'estime que c'est un tout, et que les difficultés liées à la mise en place des tests, l'attente trop longue pour l'obtention des résultats et les inégalités territoriales extrêmement fortes participent de la perte de confiance des Françaises et des Français. Les craintes liées à la protection des données et à la remise en cause éventuelle des libertés expliquent aussi leur défiance.

On m'a interrogée hier sur le plateau de Public Sénat sur l'éventuelle faiblesse du système made in France pour lequel nous avons opté par rapport à d'autres systèmes « clés en main » qu'ont choisis d'autres pays européens. Personnellement, je ne crois pas que ce soit la cause de l'échec du système. Quelle est votre appréciation ? Jugez-vous le système défaillant ?

Mme Victoire Jasmin . - L'implication des laboratoires de biologie vétérinaire pose problème, car contrairement aux laboratoires de biologie médicale, ils ne disposent pas de logiciels sécurisés. Les responsables de laboratoire que nous avons auditionnés récemment nous ont rapporté qu'à défaut de logiciels compatibles, le transfert de données s'effectuait parfois via des tableurs Excel. Comment appréhendez-vous ce problème ? Existe-t-il une nomenclature particulière pour ce type d'examens, qui intervient parfois à plusieurs reprises et avec des niveaux de prise en charge différents en fonction des profils - personnes présentant des symptômes, qui disposent d'une prescription ou non, ou qui doivent voyager dans les 72 heures ? J'observe d'ailleurs que cette contrainte des 72 heures n'est pas toujours respectée, car les voyageurs n'obtiennent pas toujours leurs résultats dans le délai imparti ; ils doivent alors refaire un test. Quelles sont vos actions en la matière ?

Le bilan de StopCovid est quasiment nul. Les prévisions réalisées étaient-elles suffisamment claires ? La coordination entre les différents systèmes et les personnes contacts est-elle suffisante ?

Mme Jocelyne Guidez . - La Corée et Taïwan ont très rapidement mis en oeuvre le tracing avec des résultats étonnants, notamment du point de vue du nombre de morts.

Vous avez évoqué le fait que des utilisateurs avaient désinstallé l'application après l'avoir téléchargée. J'aimerais savoir pourquoi.

Mme Carole Blanc . - Lors de nos entretiens téléphoniques, nous indiquons aux personnes qui ont eu un contact à risque si elles doivent se mettre en isolement et pour quelle durée. Nous leur indiquons également si elles doivent faire un test, et le cas échéant, à quelle date elles doivent le faire pour qu'il soit efficace.

L'accès aux tests étant actuellement plus compliqué en termes de délais, nous indiquons à la personne contact qu'elle doit s'y prendre tôt pour faire sa demande de test et nous lui demandons si elle a besoin d'accompagnement.

Nous sommes en capacité de lui fournir la liste des laboratoires qui pratiquent l'examen et de lui proposer la mise en place d'un prélèvement à domicile dans le cas où celui-ci serait plus approprié, du fait notamment de difficultés de mobilité ou d'une perte d'autonomie.

À l'issue de l'entretien, la personne est enregistrée dans notre base « Contact Covid » et nous lui délivrons un courrier. Ces éléments permettent au laboratoire d'identifier « au guichet » les personnes contacts et de les tester en priorité.

Un certain nombre de questions nous permettent de détecter des difficultés de mise en isolement. Ce ne sont pas nécessairement des difficultés liées à une situation de précarité, mais tout simplement des difficultés de logement. Lorsque nous détectons de telles difficultés, nous proposons à la personne de prendre contact avec la cellule territoriale d'appui à l'isolement qui peut mettre en place un hébergement externe, soit pour la personne covid, soit pour l'un de ses proches vulnérables.

Nous avons près de 40 000 personnes au téléphone chaque jour. Très peu refusent de répondre à nos questions ou d'être enregistrées en base, et très peu se montrent manifestement non coopératives. Nous estimons cette proportion autour de 3 %.

Mme Annelore Coury. - Le niveau de prise en charge des tests est le même, quel que soit le laboratoire. Le Gouvernement a fait le choix de lever l'obligation de prescription, car le nombre de tests réalisés plafonnait. Il y a eu depuis lors énormément de recours spontanés au test, ce qui a conduit le Gouvernement à engager une stratégie de priorisation. Il faudra en mesurer l'impact.

La levée de l'obligation de prescription a eu des conséquences sur le tracing, car les médecins n'étaient pas forcément prévenus que leurs patients étaient positifs et ne pouvaient donc leur donner les consignes sur le recours au masque ou la mise en isolement ; ils ne pouvaient pas non plus engager le tracing. Nous menons actuellement une campagne pour redire aux assurés qui sont allés se faire dépister spontanément et qui sont positifs qu'ils doivent aller voir leur médecin. Nous pensons que cela permettra une meilleure appropriation et un meilleur respect des consignes, des gestes barrières et de l'isolement. Cela permettra aussi que les médecins puissent compléter ou engager le recensement des cas contacts.

Certains laboratoires vétérinaires n'ont peut-être pas pu se raccorder aussi rapidement que les autres à l'outil Sidep, mais, dans l'ensemble, cet outil est largement rempli par les laboratoires - c'est d'ailleurs une condition de la prise en charge du test.

M. René-Paul Savary , président . - Les transmissions ne peuvent-elles se faire de manière cryptée ?

Mme Annelore Coury. - Certains laboratoires vétérinaires ont peut-être utilisé la messagerie sécurisée de santé.

M. René-Paul Savary , président . - C'est à vérifier.

N'y a-t-il pas eu une confusion entre une stratégie de tests diagnostiques et une stratégie de tests de dépistage ? Ce n'est pas du tout la même approche. Qu'en pensez-vous ?

Mme Annelore Coury. - Il y a eu une évolution. Au départ, nous dépistions les patients symptomatiques et le tracing reposait sur les médecins.

Dans un deuxième temps, on a effectivement cherché à encourager la politique de tests. Je rappelle qu'avant la levée de la prescription posée par le Gouvernement, toute une série de campagnes a été menée à l'instigation des ARS pour renforcer le dépistage dans certains territoires où nous pressentions que le virus circulait plus vite qu'ailleurs, ou dans lesquels il y avait des clusters. Nous avons donc travaillé en étroite collaboration avec les ARS, notamment en mettant à leur disposition nos capacités de mailing et d'identification des personnes sur les territoires afin de leur envoyer des courriers et de les inciter à aller se faire dépister.

Puis le Gouvernement a considéré que ces politiques ne permettaient pas d'atteindre un niveau de tests suffisant, et il a donc levé l'obligation de prescription, avant de s'engager aujourd'hui dans une politique de priorisation.

M. René-Paul Savary , président . - Les délais actuels, que le changement de stratégie permettra peut-être de résorber, doivent tout de même pénaliser votre travail. Les remontées dont nous disposons montrent qu'il y a des trous dans la raquette. Si les personnes n'ont pas de rendez-vous pour se faire tester ou si elles attendent les résultats trop longtemps, vos efforts perdent toute efficacité. Avez-vous des préconisations ?

Mme Annelore Coury. - Il faut prioriser. Les politiques de priorisation et de diversification des types de tests engagées par le Gouvernement vont faciliter et fluidifier les choses. Notre objectif commun est de permettre un accès au test et aux résultats le plus rapide possible, car cela conditionne le succès du tracing et permet l'isolement.

Je veux également insister sur le fait que, d'un point de vue financier, l'assurance maladie a été au rendez-vous pour accompagner les laboratoires et leur donner les moyens de recruter afin de gérer le volume de tests.

M. René-Paul Savary , président . - Le développement des tests salivaires contribuera peut-être à alléger leur charge.

Mme Annelore Coury. - En effet, les prélèvements sont plus faciles, et les équipements de protections nécessaires moins importants. De plus, les médecins pourront également faire les prélèvements. Les délais devraient donc être plus rapides.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Il me semble que compte tenu du nombre de personnes positives asymptomatiques, le dépistage a du sens même s'il provoque un engorgement.

Dans d'autres pays européens, le coût des tests est parfois beaucoup plus bas, notamment en Espagne où il est presque deux fois moindre. Le coût total de la politique de tests pour l'assurance maladie sera très différent d'un pays à l'autre.

M. René-Paul Savary , président . - Il est de 250 millions d'euros par mois pour l'assurance maladie.

Mme Annelore Coury . - En France, le test coûte 73 euros tout compris. En Allemagne, il coûte 54 euros. Il nous paraît important, sur un sujet de cette nature, que les laboratoires aient vraiment les moyens de s'organiser et de recruter pour être au rendez-vous.

Mme Laurence Cohen . - Je n'ai pas eu de réponse à la question que je vous ai posée, monsieur Sportisse.

Par ailleurs, mesdames, quelle est la position de l'Assurance maladie par rapport aux tests rapides d'orientation diagnostique (TROD) ?

M. René-Paul Savary , président . - Laurence Cohen pointe à raison les irrégularités territoriales. Les disparités sont très fortes : dans mon territoire, qui est rural, il n'y a pas d'attente du tout, alors que, dans la grande ville de Reims toute proche, l'attente devient un peu lourde. Disposez-vous d'une cartographie de ces trous dans la raquette ? Avez-vous fait un retour d'expérience pour remédier à ces inégalités territoriales ?

Mme Carole Blanc . - Aujourd'hui, le pilotage de l'accès aux tests est fait par l'ARS, qui cartographie les besoins au sein de chaque territoire et essaie d'apporter des moyens complémentaires quand c'est nécessaire. Nous savons bien que le taux d'incidence est beaucoup plus fort en ville que dans des zones moins peuplées. Même s'il y a plus de laboratoires en ville, ils sont donc beaucoup plus fortement sollicités.

La stratégie de veille de l'ARS comprend également la supervision de la chaîne d'approvisionnement. Elle s'assure notamment que les laboratoires ne manquent pas des produits nécessaires à la réalisation du test, et, le cas échéant, qu'ils disposent des appuis en ressources humaines.

M. René-Paul Savary , président . - Nous poserons donc la question des disparités territoriales à l'ARS.

Le coût de la politique de tests va être très lourd pour l'assurance maladie. Certains pays ne remboursent pas systématiquement tous les tests. Êtes-vous associés à la stratégie de prise en charge ?

Mme Annelore Coury. - Nous participons à la réflexion, mais c'est le ministère qui définit la politique de tests. Nous avons, par exemple, obtenu que les tests ne soient pas remboursés quand le laboratoire n'a pas rempli l'ensemble des informations dans Sidep.

Les TROD qui sont actuellement autorisés sont délivrés par les pharmaciens et permettent de savoir si l'on a été contaminé ou pas. Ils ne sont pas pris en charge, et nous ne disposons pas des chiffres, mais j'ai l'impression qu'ils sont délivrés en nombre assez limité.

M. René-Paul Savary , président . - Les tests antigéniques seront plus rapides, mais ils nécessiteront toujours un prélèvement nasopharyngé, et donc, de la main-d'oeuvre.

Mme Annelore Coury. - La stratégie relative à ces tests est en cours de définition par le ministère.

M. Bruno Sportisse . - J'ai synthétisé l'ensemble des questions autour de trois volets : la cybersécurité et le respect de la vie privée, la pédagogie et les désinstallations.

Concernant le premier volet, vous avez entièrement raison, madame la sénatrice, il faut toujours avoir une très grande humilité dans le monde numérique, car on ne peut jamais avoir la certitude qu'un système technique ne présente aucune possibilité d'atteinte à certaines fonctionnalités. C'est pour cela que les sujets de cybersécurité et de respect de la vie privée doivent donner lieu à un travail permanent avec un plan de vérification des failles détectées.

Je répète toutefois qu'il n'y a pas de données de géolocalisation dans le cadre de StopCovid.

Mme Angèle Préville . - Ces données circulent bien dans le cloud...

M. Bruno Sportisse . - Elles circulent, mais toute la question est celle de la nature des données ; or la France a fait le choix d'avoir des données qui ne sont pas médicales.

En matière de respect de la vie privée, le contrôle démocratique et le rôle des autorités administratives indépendantes sont clés. Lors de son premier contrôle de StopCovid, la CNIL a relevé deux éléments : l'utilisation d'une brique logicielle de Google pour éviter ce qu'on appelle « un recaptcha », et ainsi, les attaques par des robots de notre système d'une part, et d'autre part le non-déploiement d'un filtre de minimisation de remontée des données. La CNIL nous a mis en demeure en juillet sur ces deux sujets. Ils faisaient partie de notre feuille de route, mais nous avons été confrontés à une urgence et nous avons dû faire un arbitrage. Nous avons remédié à ces deux difficultés, et la mise en demeure est close depuis le 3 septembre. Cela montre bien l'importance des organes de contrôle en matière de cybersécurité et de respect de la vie privée.

J'en viens à la pédagogie. Face à des craintes légitimes de dérive, il faut être capable d'expliquer les éléments de réassurance que l'on a. À ma connaissance, c'est la première fois que l'on discute d'un logiciel au Parlement, et cela nous a beaucoup appris, car pour moi, la pédagogie va dans les deux sens. Ceux qui ont une connaissance technique et les décideurs politiques ont dû trouver un terrain de discussion ; c'est un élément de retour d'expérience pour les uns comme pour les autres.

Par ailleurs, il y a un petit paradoxe à dénoncer sur les réseaux sociaux des atteintes possibles à la vie privée - c'est une manifestation de la maturité numérique globale collective que nous avons.

Une question m'a été posée sur le made in France. La France a fait l'investissement dans un programme de R&D de bout en bout. C'est un élément de fierté, et cela a des implications en termes de retour d'expérience et de maîtrise. Le made in France ne doit pas nous renvoyer au plan Calcul ou au Minitel !

Le troisième volet concerne la désinstallation. Du fait de la conception extrêmement respectueuse de la vie privée de l'application, on ne sait absolument pas le pourquoi d'une désinstallation. Nous ne disposons pas de remontées d'informations précises sur les terminaux ni sur les versions des terminaux. Ce point, qui est directement lié à la conception initiale de l'application, est susceptible d'évoluer.

Si on ne sait pas pourquoi les gens désinstallent, on a toutefois des hypothèses. On constate par exemple une élasticité positive à la promotion de StopCovid. A contrario, nous avons constaté mi-juin des désinstallations massives pendant quelques jours après la publication d'un article de presse relatant une faille majeure en termes de respect de la vie privée.

Un autre élément, plus structurel, est le caractère « taiseux » de l'application. Elle ne dit pas grand-chose, et au fond, vous ne savez pas si elle fonctionne quand elle est dans votre poche. Or le plus souvent, une application est faite pour demander votre attention et votre interaction. Nous avons fait ce choix dès le début de la conception de StopCovid, mais nous envisageons de revenir dessus afin de permettre que l'utilisateur soit plus en contrôle de ce que fait son application.

Il y a un système d'exploitation Android sous lequel lorsque StopCovid est en veille, un petit bandeau indique que l'application est là pour vous protéger. C'est une donnée de ce système d'exploitation qu'on ne peut pas changer, mais qui, pour certaines personnes, peut être anxiogène - c'est du moins notre hypothèse.

Par ailleurs, il peut y avoir, sur un parc extrêmement hétérogène, des cycles d'installation et de désinstallation, par exemple parce que la version est mal supportée.

Nous avons donc quantité de petites actions à mener pour essayer de remédier à ces différents problèmes.

M. René-Paul Savary , président . - J'ai aussi entendu que l'application usait les batteries.

M. Bruno Sportisse . - Les études dont nous disposons et que nous continuons de mener ne montrent pas un impact majeur dans ce sens, mais, compte tenu de l'hétérogénéité du parc, c'est toutefois possible.

Il y a encore de la pédagogie à faire, mais je pense que, si l'on explique bien ces questions de protection collective, les Français sont capables de les comprendre.

M. René-Paul Savary , président . - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Table ronde sur la communication de crise : Mme Sibeth Ndiaye,
ancienne porte-parole du gouvernement, et M. Yves Sciama,
président de l'Association des journalistes scientifiques
de la presse d'information (AJSPI)

(mercredi 23 septembre 2020)

M. René-Paul Savary , président . - Nous consacrons cette audition à la communication, élément déterminant en période de crise. Je vous prie d'excuser le président Milon, retenu dans son département.

Nous allons entendre Mme Sibeth Ndiaye, ancienne porte-parole du gouvernement, ainsi que M. Yves Sciama, président de l'Association des journalistes scientifiques de la presse d'information (AJSPI). Le bureau avait souhaité convier à cette audition la Direction de l'information de Santé publique France afin de mieux comprendre comment se déroulait le continuum entre l'épidémiologie, l'analyse scientifique et la production des messages à destination du grand public. Il s'est avéré que personne n'était véritablement chargé de ces questions au sein de Santé publique France, au démarrage de la crise notamment. L'agence nous a cependant indiqué que l'ensemble des messages était discuté avec le Service d'information du Gouvernement (SIG). Vous aurez l'occasion, madame la ministre, de nous préciser la situation.

Nous ne sommes pas ici pour faire un florilège de déclarations qui, dans le contexte actuel, pourraient apparaître incongrues. Nous sommes ici pour comprendre le processus de production de ces déclarations, en fonction de l'évolution de la maladie. Madame Ndiaye, nous attendons de vous non pas que vous mesuriez l'impact ou l'adéquation de la situation, tâche qui reviendra à M. Sciama, mais plutôt que vous nous éclairiez sur la stratégie du gouvernement d'alors.

S'agissant d'un virus inconnu, la connaissance n'a pu être qu'évolutive et le discours officiel a dû s'adapter. Nous avons parfois eu le sentiment que le gouvernement envoyait des signaux contradictoires ou flottants, mais aussi qu'il s'adaptait aux capacités disponibles, notamment en ce qui concerne les équipements de protection. Madame la ministre, il faudra répondre à ces questions.

La communication gouvernementale intervenait dans un climat général de grand désordre du fait notamment des désaccords publics entre les scientifiques et du foisonnement des expressions des uns et des autres sur les plateaux de télévision.

Conformément à la procédure des commissions d'enquête, je vous rappelle que tout témoignage mensonger est passible d'une amende pouvant aller jusqu'à 75 000 euros et d'une peine de prison pouvant aller jusqu'à cinq ans.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sibeth NDiaye et M. Yves Sciama prêtent serment.

Mme Sibeth Ndiaye, ancienne porte-parole du gouvernement . - Je vous remercie de l'opportunité que vous me donnez de venir éclairer la représentation nationale sur la communication mise en oeuvre par le gouvernement à l'occasion de la terrible crise sanitaire que nous avons vécue et que, malheureusement, force est de le constater, nous continuons à vivre.

Ayant quitté le gouvernement le 3 juillet dernier, je ne serai évidemment en capacité de m'exprimer que sur la période où j'ai été en fonctions quant à l'organisation de la communication institutionnelle et politique du gouvernement.

Cette crise a été inédite tant par sa violence que par son ampleur et sa durée. Elle marquera durablement notre pays. En tant que citoyenne profondément attachée au service public et au fonctionnement de l'État, j'espère qu'elle permettra d'améliorer nos capacités de gestion de situations de crise complexes.

Quel est le rôle exact du porte-parole du gouvernement, fonction que j'ai occupée pendant ces premiers mois de crise ? Conformément à un décret d'attribution qui a peu évolué depuis la création du poste à la fin des années 1960, le porte-parole du gouvernement est chargé de deux missions principales. Il doit, chaque semaine, rendre compte des travaux du conseil des ministres, et plus généralement exercer une mission d'information sur les activités du gouvernement. Dans ce cadre, nous participons en tant que de besoin aux réunions d'arbitrage interministérielles, et nous recevons de la part de nos collègues ministres toutes les informations susceptibles de contribuer à l'exercice de notre mission d'information. C'est ainsi que nous portons la voix du gouvernement sur l'ensemble de ses domaines d'action et des sujets d'actualité, en appui de nos collègues ministres.

À l'occasion de la crise du coronavirus, j'ai participé à la quasi-totalité des conseils de défense à vocation sanitaire et à de nombreuses réunions animées par le Premier ministre ou le Président de la République, avec les élus locaux, les parlementaires, les organisations syndicales et patronales ainsi que les fédérations professionnelles. Grâce à ces réunions et aux informations fournies par mes collègues ministres chargés de la gestion opérationnelle de la crise, j'ai pu contribuer à expliciter l'action et la stratégie du gouvernement, ses adaptations au fur et à mesure de l'évolution des connaissances sur le virus, dans le but d'éclairer le mieux possible nos concitoyens.

J'ai pu disposer du Service d'information du Gouvernement, dont je salue le professionnalisme, la réactivité et la disponibilité. J'ai bénéficié de moyens techniques et logistiques, par exemple pour l'enregistrement de vidéos à caractère pédagogique à destination des réseaux sociaux. J'ai également pu disposer de l'analyse de l'état de l'opinion, ce qui nous a permis d'adapter notre stratégie de communication. Les analyses relatives aux réseaux sociaux ont été particulièrement utiles en ce qui concerne les fake news : nous aurons certainement l'occasion d'y revenir au cours de nos échanges.

Compte tenu de mon expérience professionnelle antérieure comme conseillère en communication, j'ai eu l'occasion de donner des avis et des conseils au cabinet du Premier ministre sur la stratégie de communication institutionnelle préconisée par le SIG.

Depuis la fin des années 1960, le rôle du porte-parole du gouvernement a peu évolué. En revanche, le contexte dans lequel s'exercent ses missions a radicalement changé. L'environnement médiatique s'est considérablement enrichi, en particulier avec la création des chaînes d'information continue. Dans le même temps, l'exigence de transparence et d'horizontalité de nos concitoyens à l'égard de la prise de décision publique s'est largement accrue. L'émergence des réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook a aussi largement bouleversé la donne. Désormais, chacun peut être vecteur d'information sans avoir à répondre aux impératifs déontologiques de la profession de journaliste. Chacun peut donner son avis et tous les avis se valent. Chacun donne à chaque instant son opinion, et chacun entend disposer d'une information instantanée et d'un commentaire de cette information qui soit immédiat.

À titre personnel, je retiens de cette période l'extraordinaire mobilisation de nos compatriotes, des services publics qui ont tenu debout dans des conditions difficiles. Je retiens aussi la capacité d'adaptation que notre pays a su mettre en oeuvre face à une crise protéiforme.

M. Yves Sciama, président de l'Association des journalistes scientifiques de la presse d'information ( AJSPI) . - Nous ne sommes pas des scientifiques qui feraient du journalisme, de temps en temps, mais des journalistes professionnels qui couvrent la science. Notre association compte près de 300 membres qui travaillent aussi bien pour des médias spécifiquement scientifiques que pour des quotidiens, des radios ou des télévisions. Cette crise sanitaire a été un séisme pour notre profession, car nous faisons tous le constat d'un fiasco en matière d'information et de communication.

Que ce soit dans le courrier de nos lecteurs, sur les réseaux sociaux ou dans notre vie quotidienne, la défiance se généralise, notamment à l'égard des médias, de la science et de ses institutions, pour ne rien dire du politique. Nous voyons se propager, y compris dans des milieux sociaux éduqués, un flux ininterrompu de fausses informations, dont beaucoup sont même rocambolesques. Nous voyons apparaître de prétendus experts et notamment des médecins qui défendent avec aplomb des points de vue à mille lieues de ce que dit la science, et qui trouvent facilement des auditoires importants. Et enfin, nous percevons un grand désarroi parmi nos concitoyens les plus raisonnables devant l'état chaotique et souvent violent de l'information qu'ils reçoivent sur la pandémie.

Ce désastre nous interpelle d'autant plus qu'il y a une réelle soif de connaissances, d'informations et de science dans le public. Cette pandémie, en faisant surgir un ennemi commun, microbien de surcroît, aurait pu permettre à notre pays de faire bloc et de se convaincre de la valeur d'au moins une partie de ses élites ; c'est l'inverse qui s'est produit.

Comme toute crise de communication sanitaire, celle que nous vivons résulte des actions de trois parties - le monde médical, le monde politique et les médias -, qui ont toutes leur part de responsabilité. Du point de vue médical, le principal problème a été l'irruption du professeur Raoult qui, dès le début de la pandémie, a promu agressivement, sur la base de ses seules convictions, un traitement initialement non prouvé. Il a continué à le faire alors même que les preuves de son inefficacité avaient été fournies.

Ce problème aurait sans doute pu se limiter à l'apparition d'un pseudo-traitement miracle si les autorités scientifiques et médicales étaient intervenues fermement dès le début pour arrêter cette fuite en avant. Mais l'institution médicale, en particulier l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), l'ordre des médecins, l'Académie nationale de médecine et la Haute Autorité de santé (HAS) sont restées silencieux, ouvrant ainsi la boîte de Pandore. Un nombre croissant de médecins, souvent issus des sommets de l'institution, se sont sentis autorisés à prendre la parole et à donner des avis sur la base de leur seule conviction. Cette attitude s'est ensuite propagée au point qu'il est devenu admissible dans la profession médicale de dénigrer les responsables de santé publique et les mesures qu'ils préconisent, ce qui a rendu inaudibles de nombreux excellents médecins qui s'exprimaient sur la base des études existantes. Cette situation perdure.

Le dysfonctionnement de l'institution médicale a été aggravé par l'attitude du monde politique. La désastreuse affaire du mensonge sur les masques a durablement discrédité la parole gouvernementale. Alors même que les recommandations du ministère de la santé étaient devenues conformes à l'état du savoir, l'ensemble de l'échiquier politique a continué de soutenir le professeur Raoult, jusqu'au Président de la République qui est allé lui rendre visite.

Ces soutiens ont crédibilisé le dénigrement de l'institution médicale et renforcé l'idée que toutes les opinions sont légitimes en santé publique et que tout le monde est compétent pour en parler. Les réseaux sociaux n'ont fait qu'aggraver la tendance et les médias ont aussi eu leur part de responsabilité.

Un journaliste de moins de trente ans, sans expérience des questions médicales, débordé et multitâche, travaillant de surcroît sur un média formaté par la recherche de l'audience à tout prix ne peut que faire les frais d'une telle confusion, échouant à identifier les bons messages et les bons interlocuteurs.

Dans l'ensemble, les journalistes scientifiques de ce pays ont remarquablement couvert la maladie. Relisez les pages « Sciences » du Monde et du Figaro, les magazines scientifiques, écoutez les émissions telles que La méthode scientifique, vous y trouverez très peu d'erreurs, même au moment où les incertitudes étaient les plus grandes.

En revanche, les médias qui ne disposaient pas de journalistes spécialisés, et particulièrement les télévisions d'information continue, n'ont pas su résister à la tentation de faire de l'audience à tout prix, et ils continuent de véhiculer des messages scientifiques erronés, voire absurdes, entretenant ainsi la défiance à l'égard de l'institution médicale. C'est une faute éthique.

Je note également que certains médias disposant de services scientifiques compétents ont néanmoins massivement promu dans leurs pages « Opinions » des points de vue scientifiques infondés.

L'actuel projet de loi de programmation de la recherche prévoit la mise en place d'une maison de la science et des médias, dont l'objectif serait d'améliorer le traitement médiatique de la science, en fournissant aux médias des contenus scientifiques tout préparés, sur le modèle du Science Media Center britannique. Une telle institution risque d'être perçue comme une tentative de promouvoir une science officielle, ce qui aggraverait encore la défiance à l'égard des médias, mais aussi de la production scientifique. La crise actuelle appelle un réarmement scientifique des médias, qui doivent enfin investir ce champ essentiel qu'est la science. Pour cela, il faut recruter des journalistes spécialisés et leur donner davantage de poids face aux services politique et économique. On améliorerait ainsi l'information sur les grands enjeux de notre époque - le climat, l'énergie, l'agriculture -, des sujets qui ont tous une forte composante scientifique.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Madame Ndiaye, le 11 mars 2020, lors d'une interview menée par Guillaume Durand, vous déclariez à propos de la fermeture des frontières : « Regardez l'Italie, premier pays à avoir fermé ses frontières en interdisant les vols en direction et en provenance de la Chine : le résultat, c'est que l'épidémie y est plus avancée qu'en France. On voit bien qu'un virus fait fi des frontières. » Êtes-vous certaine qu'il était opportun de critiquer ainsi la décision de l'Italie ?

Monsieur Sciama, vous avez dit que les autorités scientifiques étaient restées silencieuses. Croyez-vous que si l'une ou l'autre s'était exprimée plus fermement, cela aurait suffi à juguler les positions de certains scientifiques ou médias ?

Mme Sibeth Ndiaye . - Il me semble que vous faites plutôt référence à une interview avec Guillaume Daret sur France 2.

(Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure, le conteste.)

Il m'est arrivé à deux reprises d'avoir à répondre publiquement à des questions comparant la situation française à celle d'autres pays européens, et à commenter les décisions prises. Le premier sujet concernait la fermeture des frontières qu'un certain nombre de responsables politiques réclamait en France, considérant que c'était un bon moyen de nous isoler et d'empêcher l'introduction du virus sur le sol national. L'autre sujet concernait la prise de température dans les aéroports, autre moyen de bloquer le virus. C'est dans le cadre d'un questionnement sur la stratégie française que j'ai été conduite à commenter ce qui se passait à l'étranger.

La fermeture des frontières faisait débat, à l'époque, la France n'ayant pas initialement choisi cette voie. Il faut se rappeler à quel état de la connaissance scientifique sur le virus nous en étions au tout début de la crise. Les premiers cas ont été rapportés à la fin de l'année 2019. Il a fallu attendre quasiment la fin du mois de janvier 2019 - la troisième semaine - pour avoir l'assurance d'une transmission inter-humaine, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) l'attestant précisément le 20 janvier. Et le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), organisme européen d'alerte sur les crises sanitaires, n'a pas tout de suite pointé le risque d'une introduction du virus sur le sol européen. D'où la décision de ne pas fermer les frontières en France. Mon propos ne faisait que dire que les pays qui avaient fait un autre choix n'étaient pas parvenus à empêcher l'introduction du virus sur leur sol.

L'une des difficultés à laquelle nous nous heurtions était dans la facilité à se déplacer à travers le monde : des gens pouvaient partir de Wuhan, faire escale à Singapour, se retrouver en Grande-Bretagne et arriver ensuite en France, dans un temps relativement court. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé aux Contamines-Montjoie, premier cluster en France provoqué par un Britannique qui revenait d'un congrès à Singapour.

Mon intention n'était en aucun cas de minorer l'action et le combat difficile que menaient nos amis italiens, mais d'établir le fait que la stratégie italienne n'avait pas empêché l'introduction du virus sur son sol.

M. Yves Sciama . - Je ne suis pas assez naïf pour croire qu'on peut arrêter la désinformation en période épidémique en tançant les personnes qui la véhiculent. Cependant, si les autorités médicales s'étaient exprimées plus fermement à mesure que les connaissances avançaient, cela aurait ralenti la tendance.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Quelles autorités auraient dû s'exprimer selon vous ?

M. Yves Sciama . - J'ai cité l'ANSM, l'ordre des médecins et la HAS.

M. René-Paul Savary , président . - Nul ne détient la vérité dans le domaine scientifique, d'autant qu'il s'agit d'un virus que l'on ne connaît pas.

M. Yves Sciama . - Les connaissances se sont éclaircies sur les effets des traitements qui ont été proposés.

(M. René-Paul Savary, président, tempère.)

Les autorités médicales auraient dû prendre des positions plus fermes sur la base des études existantes. Elles auraient dû se concerter pour parler d'une seule voix. Le public aurait ainsi disposé d'un point de vue scientifique visible et identifiable plutôt que de se retrouver face à des points de vue dont on finissait par considérer qu'ils étaient tous également recevables, alors que ce n'était pas le cas.

M. Bernard Jomier , rapporteur. - Comme l'a dit le président, l'intérêt de cette audition n'est pas de revenir sur les déclarations qui se sont révélées fausses. Des bêtises ont été dites qui étaient liées à l'état de la connaissance ; d'autres en revanche relèvent d'une logique de communication politique sur laquelle il faut s'interroger.

Monsieur Sciama, la communication n'est que le reflet du non-dit, dans l'action que l'on mène. Vous avez souligné un point essentiel : le virus aurait dû nous permettre de faire bloc, et c'est l'inverse qui s'est produit. Une épidémie fonctionne comme une interaction entre un microbe et une société, et l'enjeu est dans la façon dont la société va se regrouper et se protéger collectivement. Le succès ou l'échec de la lutte contre l'épidémie dépendra des mécanismes que la société choisira de mettre en oeuvre.

À cet égard, je ne peux que m'interroger sur la communication des autorités gouvernementales au début de l'épidémie. J'ai été très marqué par la journée du 29 février. Le conseil des ministres était alors convoqué pour parler de la lutte contre l'épidémie, mobiliser notre pays, et encourager la société à faire bloc.

Au lieu de cela, à la surprise générale, le Premier ministre décide d'engager la responsabilité du gouvernement sur le sujet le plus clivant du moment : la réforme des retraites. Cette conjonction était extrêmement malheureuse, car, plutôt que de se mettre en marche et nous rassembler pour lutter contre le virus, le gouvernement a choisi d'envoyer un message de fracture politique. Comment construire un édifice qui tienne debout sur des fondations aussi mal creusées ? N'y a-t-il pas eu là une erreur incompréhensible pour l'opinion publique qui a rendu impossible la création d'un lien de confiance entre les autorités et nos concitoyens ?

Madame la ministre, il y a selon vous une demande de « transparence et d'horizontalité ». Mais on ne gère pas une guerre dans la transparence et l'horizontalité. Comment comprendre que nos principaux responsables politiques soient entrés dans cette épidémie avec des messages aussi discordants ? Était-ce délibéré ? Y avait-il un défaut de préparation, ou de culture en santé publique ?

Mme Sibeth Ndiaye . - L'épidémie commence - avant même qu'on ne parle d'épidémie - lorsque la Chine signale des cas de pneumopathie atypique, le 31 décembre 2019. On s'interroge alors : de quoi il s'agit exactement ? Dès le 10 janvier, le ministère de la santé envoie des messages d'alerte aux agences régionales de santé (ARS) sur l'existence de cette pneumopathie. On ne sait pas à l'époque s'il y a transmission interhumaine. Dix jours plus tard, alors que l'OMS a confirmé la veille la transmission humaine, la ministre de la santé donne une première conférence de presse pour évoquer ce nouveau virus qui vient de Wuhan. Elle en fait donc ainsi un sujet de discussion politique. L'exécutif n'a donc fait preuve d'aucune légèreté, mais a lancé l'alerte avant même que l'OMS ne parle d'urgence de santé publique internationale ou même de pandémie. Quelques jours après cette conférence de presse, nous avons constaté un premier cas en France, qui était un cas importé.

Le 26 janvier, une réunion interministérielle s'est tenue sur l'initiative du Premier ministre où étaient présents la ministre des armées, le ministre de l'intérieur, la ministre de la santé, et le porte-parole du gouvernement, ainsi que le directeur de cabinet du ministre des affaires étrangères. Le sujet central concernait le rapatriement éventuel de nos compatriotes qui se faisait alors sur la base du volontariat. Aucune donnée ne nous permettait alors d'envisager la nature de la crise qui se profilait.

Un mois plus tard, les interviews que je donnais étaient encore majoritairement consacrées au sujet de la réforme des retraites. La première question sur la crise m'a été posée dans une interview du 28 janvier, sous l'angle du rapatriement. Le sujet est ensuite monté en puissance dans les médias au cours du mois de janvier. L'actualité principale restait la réforme des retraites.

Lors du conseil des ministres que vous mentionnez, nous avons passé la majorité du temps à informer l'ensemble des membres du gouvernement sur la situation de ce début d'épidémie, sur les dispositions qui devaient être prises, et nous avons consacré un peu de temps, effectivement, mais moins important, à l'article 49-3. Il faut tenir compte de cette perception de la situation en contexte.

Je ne crois pas du tout qu'il ne puisse pas y avoir de transparence et d'horizontalité en temps de guerre. La maturation de la démocratie fait que désormais les citoyens n'ont plus le petit doigt sur la couture du pantalon pour obéir à des injonctions politiques. Il faut de la pédagogie et de la compréhension, et c'est grâce à la transparence que l'on crée l'adhésion. Cette transparence s'impose à nous quand bien même nous ne l'aurions pas, dans la mesure où des experts médicaux vont sur les plateaux de télévision, et où énormément de personnes prennent la parole sur les réseaux sociaux, chacun étant au fond son propre média. Nous ne pouvons pas l'ignorer et l'exécutif a le devoir de répondre à cette exigence de transparence. Pour autant, le conseil de défense sanitaire est couvert par le secret-défense. Même si tout n'est pas rendu public, le maximum doit l'être.

Nous sommes rentrés dans l'épidémie de manière concentrée, en sachant que nous marchions dans des sables mouvants. Quand nous interrogions les sachants, ils hésitaient, ils ne savaient pas complètement, car nous n'avions jamais été confrontés au virus.

Enfin, je crois que nous avons souffert, au cours de cette crise, d'un défaut d'acculturation scientifique de la population française. Quand nous expliquions qu'il fallait des semaines pour expérimenter la validité d'un traitement, les gens ne comprenaient pas, s'étonnant que ce ne soit pas oui ou non, blanc ou noir : « Comment, vous, qui êtes censés être l'élite politique et médicale, vous êtes incapable de nous dire si c'est maintenant ! Et vous nous expliquez que les hypothèses doivent être testées, qu'il faut que plusieurs bras expérimentaux sur les médicaments convergent pour donner la même réponse, et que c'est seulement à partir de là que vous pourrez donner une réponse définitive ! ».

Les difficultés que nous avons eues à expliquer cela tiennent sans doute au rapport que notre société a au temps : on veut d'un claquement de doigts toutes les réponses à toutes les questions qu'on se pose. Si un décideur politique argue qu'il faut prendre du temps et réfléchir, on l'accuse d'atermoiement. Rappelez-vous au moment du déconfinement ceux qui voulaient ouvrir tout de suite les parcs et jardins, alors qu'il restait des incertitudes sur les risques.

En aucun cas, le gouvernement n'a manqué de célérité, de concentration ou d'attention au moment d'entrer dans cette pandémie.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - On est en guerre, il faut de la transparence et de l'horizontalité : même le meilleur communicant aurait du mal à résoudre cette équation. Ces notions sont difficilement compatibles, d'autant que le conseil de défense siège en secret. L'opinion publique n'y comprend plus rien. D'un point de vue politique, cette oscillation de choix et de valeurs témoigne d'une impréparation collective.

Par ailleurs, l'ouverture ou la fermeture des parcs et jardins publics relève-t-elle bien du chef de l'État ? Tout le travail que nous menons depuis des mois démontre que, si la stratégie nationale est fondamentale, c'est au niveau des territoires qu'elle s'applique intelligemment.

M. Yves Sciama . - Nous avons tous ressenti la difficulté qu'il pouvait y avoir à agir et à s'exprimer en contexte d'incertitude. Comme journalistes, nous devions écrire des articles. Savoir que si les informations que nous y donnions étaient démenties, on pouvait nous le reprocher, rendait l'exercice difficile, mais pas impossible.

Peut-être sommes-nous habitués à une culture de la communication un peu autoritaire, qui ne laisse pas place à l'incertitude, en particulier du côté des autorités et des sachants ? Mais les gens peuvent comprendre l'incertitude. Ils peuvent comprendre la nécessité d'attendre les résultats de telle ou telle étude pour pouvoir trancher. Ils peuvent aussi comprendre que, dans l'intervalle, on doive quand même prendre des décisions. La communication gouvernementale a parfois été verticale, voire punitive, alors que le public aurait été parfaitement à même de comprendre les difficultés de la situation. L'institution médicale est également tombée dans ce travers d'une expression autoritaire. Le résultat est regrettable.

Mme Sibeth Ndiaye . - Je ne crois pas que notre communication ait été autoritaire. Pour preuve, je ponctuais chacune de mes interventions par les termes « à ce stade », « compte tenu de nos informations » et « jusqu'à nouvel ordre ». Force est de constater que nos concitoyens n'ont pas entendu. Certaines de mes déclarations valaient un jour, mais pas forcément l'autre ; mais on ne s'est pas souvenu de mes précautions de langage. La difficulté est presque cognitive. Quand tout le monde a peur, chacun a besoin d'assurance, s'accrochant au moindre bout de phrase en ce sens. Et si cette phrase est relayée sur Twitter, la complexité du contexte où elle s'inscrit est complètement gommée.

L'articulation entre le local et le national est particulièrement difficile dès lors qu'il s'agit d'élaborer une stratégie nationale en intégrant les préconisations des sachants. Pour éviter les rassemblements à l'extérieur, comme on nous l'avait recommandé à un certain moment, il fallait fermer les parcs et les jardins. La question se pose inévitablement de savoir ce qui se décidait au niveau régional et au niveau local. Mais une décision nationale n'empêche pas des adaptations en fonction des territoires, par exemple en ouvrant les grandes plages de Bretagne dont les conditions de fréquentation n'ont bien sûr rien à voir avec celles du square Montholon, à Paris.

M. René-Paul Savary , président . - J'ai été surpris par vos propos : vous parlez de transparence, de pédagogie et de compréhension. Mais vous n'avez pas employé ce mot qui serait pourtant simple et compris par tout le monde : « dire la vérité ». Vous préférez parler de « défaut d'acculturation scientifique » de la population. N'est-ce pas là la marque de la défiance des autorités par rapport à la population ?

Monsieur Sciama, vous avez parlé de verticalité et de communication punitive. Pouvez-vous nous donner quelques exemples précis ?

Mme Sibeth Ndiaye . - En temps de crise, il est effectivement primordial de dire la vérité sur ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas. C'est ce à quoi l'exécutif s'est collectivement attaché.

M. René-Paul Savary , président . - En êtes-vous sûre, notamment par rapport aux masques ?

Mme Sibeth Ndiaye . - Absolument. Nous avons dit ce que nous savions sur les masques. Nous avons établi une doctrine d'emploi, que nous avons rendue transparente. La priorité était donnée au personnel soignant dans les hôpitaux. Le ministre de la santé que vous auditionnerez demain aura l'occasion d'y revenir. À aucun moment on ne m'a demandé de mentir au sujet des masques, et je ne l'ai fait à aucun moment. Le 30 mars, l'OMS estimait que l'utilité du port du masque en population générale n'était pas prouvée. L'Académie de médecine n'a préconisé le masque en population générale qu'à compter du 3 avril, et je puis vous assurer qu'elle ne communiquait pas en fonction des desiderata du gouvernement.

M. René-Paul Savary , président . - Et comment expliquer le manque de confiance des Français ?

Mme Sibeth Ndiaye . - La défiance des Français envers le politique ne date pas de cette crise et mine nos démocraties occidentales depuis longtemps. D'où l'émergence de mouvements populistes qui portent au pouvoir des dirigeants très autoritaires. Nous avons effectivement pâti pendant cette crise d'un manque de confiance envers les autorités au sens large, qu'elles soient politiques, médicales, voire médiatiques.

L'utilisation du terme d'« acculturation » n'a rien de méprisant pour nos concitoyens. Il s'agissait simplement de décrire certaines réactions auxquelles j'ai pu me heurter sur les plateaux de télévision ou bien au cours de mes déplacements. On me lançait : « Pourquoi vous ne savez pas tout de suite ? À quoi vous servez si vous ne savez pas tout de suite ? » Expliquer que des bras d'expérimentation étaient en cours dans le laboratoire du professeur Raoult, mais qu'il fallait les confronter avec d'autres expérimentations qui laissaient entrevoir des résultats différents à des stades précoces, avancés, ou préventifs de la maladie, n'avait rien d'évident, car, en l'absence de résultats, je ne pouvais rien dire. On nous accusait de nous opposer au professeur Raoult au prétexte qu'il était marseillais, ou bien encore d'attiser la guerre du peuple contre les élites. Il fallait gérer un maelström où se mêlaient lenteur du cheminement scientifique et considérations politiques. La situation était inextricable.

M. Yves Sciama . - Le terme « punitif » était sans doute excessif. Je faisais référence aux interventions du ministre de l'intérieur, qui rappelait les sanctions en cas de non-obéissance aux règles sanitaires. Les sanctions sont normales, mais d'autres voies sont possibles, comme le montre l'exemple allemand. Là-bas, le professeur Drosten, éminent virologue, s'adressait très souvent à la population, en faisant preuve de beaucoup de pédagogie. Je trouve qu'on en a manqué en France, et qu'il aurait fallu plus d'espace pour expliquer et répondre aux questions de nos concitoyens, sans rien cacher des incertitudes de la situation. Nous avons essayé de le faire dans les médias, mais les autorités auraient aussi dû le faire.

Mme Sibeth Ndiaye . - Le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, a donné des conférences de presse quotidiennes quasiment sans limitation du nombre de questions qui pouvaient lui être posées.

Le Premier ministre et le ministre de la santé ont eux-mêmes donné des conférences de presse dont les niveaux d'audience reflètent l'appétence de nos concitoyens pour la pédagogie. Le Service d'information du Gouvernement a constitué un hub sur la page internet gouvernement.fr, avec des centaines de questions-réponses sur le coronavirus.

Concernant notre communication, avant de considérer qu'elle ait pu apparaître comme verticale et punitive, il faut rappeler l'incertitude dans laquelle nous nous trouvions au tout début de la crise, tant sur la gravité de la maladie que sur ses modalités de propagation. Et cela a duré jusqu'à la veille des élections municipales, sans prise de conscience collective de la gravité de la situation : on avait alors du mal à imposer le respect des gestes barrières. Le SIG a diffusé des clips expliquant comment on se lave les mains, comment on se tient à distance, etc . Mais il fallait pour ainsi dire « saisir intellectuellement » les individus et déclencher une prise de conscience pour que notre communication soit efficace. D'où les nombreuses références, dans toutes mes interventions, à la responsabilité collective et à la responsabilité individuelle pour freiner la propagation du virus.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous avez donc tout bien fait.

Mme Sibeth Ndiaye . - Aucune entreprise humaine n'est parfaite, et il n'est pas question de nous donner un 20 sur 20 : nous ne sommes pas à l'école. Évidemment que certains aspects ont été moins bien réussis que d'autres - je l'ai reconnu.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Au fil de ces auditions, nous n'avons entendu aucune autocritique de la part des membres du gouvernement, ni de vous-même, madame la ministre, d'où la défiance. Certes, les connaissances sur le virus ont évolué, tout comme la situation. Mais jamais le gouvernement ne dit qu'à tel ou tel moment il a pu se tromper.

La semaine dernière, le professeur Delfraissy nous a dit entre les lignes que le conseil scientifique avait donné des avis compatibles avec la situation dans laquelle ils s'inscrivaient, notamment sur les tests ou sur les masques. La déclaration était implicite, mais nous avons tous compris la même chose.

La différence de résultats est très nette entre la France et l'Allemagne sur les tests. La semaine dernière, le professeur Flahault a rappelé que son collègue Raoult avait préconisé les tests dès le mois de janvier, mais qu'on ne l'avait pas écouté, car trop clivant. Le professeur Drosten disait pourtant exactement la même chose en Allemagne, mais de façon plus consensuelle. Il recommandait de tester dès le départ, et il avait raison.

Comment croire que les journalistes aient pu être unanimes dans leur vision de l'information concernant le virus, alors qu'ils ont des formations scientifiques différentes, et alors même que les médecins reconnaissent eux-mêmes s'être trompés à un moment ou à un autre, faute d'avoir suffisamment écouté les virologues et les épidémiologistes ?

Quelles ont été vos sources d'information ? La revue scientifique The Lancet a publié une étude bidon à la suite de laquelle le ministre de la santé a interdit un traitement. Comment travaillez-vous vos informations ?

Des articles ont été publiés qui indiquaient que l'hydroxychloroquine ne fonctionnait pas, mais, dans le même temps, l'Agence européenne donnait l'autorisation de mise sur le marché du remdésivir, alors qu'il est encore à l'essai dans certains bras d'expérimentation clinique et qu'on a peu de preuves qu'il fonctionnera. Comment les journalistes scientifiques peuvent-ils rendre des verdicts aussi clairs sur les traitements, alors que les médecins sont dans l'incertitude ? Et comment pouvez-vous nous dire que vous avez tout bien fait pendant cette crise et que ce sont les autres qui ont eu tort ?

Quant à vous, madame la ministre, comment expliquez-vous que la communication parfois chaotique du gouvernement soit venue se superposer à celle du conseil scientifique, censé éclairer le politique, mais dont l'on ne suivait que certains des avis et pas d'autres ? N'avez-vous pas ainsi entretenu une confusion totale ? Est-ce que ce n'était pas une erreur que de confier au conseil scientifique une place si importante dans la sphère publique ?

M. Yves Sciama . - Ni moi ni ma profession ne prétendons à l'infaillibilité. Courant avril, j'avais écrit dans un article sur l'hydroxychloroquine que si l'on ne pouvait pas être sûr que le traitement ne marchait pas, on pouvait au moins être sûr que c'était au mieux un petit médicament, à l'effet modeste. Il est apparu depuis qu'il n'avait pas d'effet du tout.

Avant d'écrire nos articles, nous interviewons le plus grand nombre de spécialistes possible, en tout cas au moins trois. Cela nous permet de prendre le pouls et d'écrire des textes suffisamment nuancés pour ouvrir des pistes. De manière générale, je ne crois pas que nous ayons écrit des informations scandaleusement fausses, qui aient été démenties par la suite, de ces informations outrageantes comme il y en a eu beaucoup sur les chaînes d'information télévisées, notamment sur les masques et l'hydroxychloroquine. Nous avons surtout essayé de refléter le savoir tel qu'il était au moment où nous écrivions, sans plus de prétention que cela.

Nous nous sommes pour la plupart alignés sur les recommandations de l'OMS en ce qui concerne les tests : il faut « tester, tester, tester », recommandait-elle. Nous savons désormais qu'il faut prioriser la procédure, mais dans le fond, au début de l'épidémie, mieux valait tester que d'aller dans le brouillard.

M. René-Paul Savary , président . - J'ai été médecin généraliste pendant trente ans, et je sais comme tel qu'il n'y a pas de petit médicament : un médicament qui redonne confiance est un grand médicament.

Mme Sibeth Ndiaye . - J'ai fait 90 apparitions médiatiques en six mois au plus fort de la crise. Je n'aurai jamais la prétention de dire que sur ces 90 apparitions je n'ai jamais fait d'erreur. Oui, j'ai eu des phrases maladroites, alambiquées, avec des exemples mal choisis, par exemple celle qui a lancé une polémique sur les enseignants. J'ai immédiatement reconnu mon erreur, comme doit faire tout responsable politique dans ces circonstances.

Ma mission comme porte- parole du gouvernement était de diffuser les décisions qu'avaient prises mes collègues ministres, dont j'étais parfaitement solidaire. Pour autant, je n'ai jamais eu la prétention d'être omnisciente.

Les stratégies mises en oeuvre par le gouvernement m'ont été expliquées. Elles m'ont paru valables d'un point de vue intellectuel. Je les ai relayées en parfaite solidarité politique avec mes collègues.

Quant aux avis du conseil scientifique, je ne sais pas comment ils ont été construits, car je ne fais partie de cette instance. Les membres de ce conseil disposaient des outils d'information sur la situation sanitaire du pays pour se forger une opinion. Mais je n'en sais pas plus sur le processus d'élaboration de la décision.

Nous avons subi une très forte pression de la part de nombreux responsables politiques au tout début de la crise, pour que les avis du conseil scientifique soient rendus publics. C'était légitime, car nous avons toujours assumé d'appuyer nos décisions sur un rationnel scientifique et sanitaire. Pour autant, la décision finale revient au politique, car in fine nous sommes responsables devant la représentation nationale. Nous l'avons toujours assumé, y compris au moment du déconfinement où nous avons tenté de construire un équilibre entre les enjeux sanitaires, éducatifs, économiques et sociaux. C'est leur conjonction qui a déterminé la date du déconfinement. On peut toujours se demander si cette décision était bonne ou pas. Mais faire de la politique et gouverner, c'est choisir, et c'est parfois choisir la moins mauvaise des solutions.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Quel est votre avis de journaliste scientifique sur le fait que le conseil scientifique intervenait en même temps que le politique ? Êtes-vous d'accord avec cette notion de transparence voulue ? De qui venaient les pressions que vous avez reçues sur la publicité des avis du conseil ? De l'opinion publique, ou bien de responsables politiques ?

Mme Sibeth Ndiaye . - J'ai le souvenir qu'il s'agissait de responsables politiques, en particulier dans l'opposition. À titre personnel, je suis favorable à la publicité des avis du conseil scientifique.

M. René-Paul Savary , président . - Vous n'avez pas le nom des responsables politiques qui ont souhaité cette publicité ?

Mme Sibeth Ndiaye . - Ma mémoire n'est pas forcément exacte, mais je crois me rappeler avoir eu à répondre à des interpellations de membres de l'opposition réclamant cette publicité.

M. Yves Sciama . - Pour ce qui nous concerne, nous ne considérons pas que la transparence augmente la confusion. Nous avons donc été favorables dès le début de la crise à des délibérations publiques. Cela fait partie d'un processus démocratique normal.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Puisque l'on en est à parler de transparence et que vous avez rappelé les recommandations de l'OMS sur le port du masque en population générale, pourquoi Agnès Buzyn a-t-elle décidé de commander des masques le 30 janvier ?

Mme Sibeth Ndiaye . - Par précaution, il valait mieux augmenter le stock de masques par rapport à ce qu'il était à cette époque-là. Une première commande de masques FFP2 a été réalisée le 30 janvier, puis des commandes de masse, notamment après la première semaine d'accélération de la crise dans le Grand Est. Je crois que la consommation de masques était alors vingt fois plus importante à ce dont on aurait eu besoin en cas de virus aéroporté.

Il y avait alors une pénurie mondiale de masques.

M. René-Paul Savary , président . - D'où les controverses suscitant l'incompréhension de la population. Comment soutenir, d'un côté, que le port du masque ne sert à rien, et en commander en masse de l'autre côté ?

Mme Sibeth Ndiaye . - La doctrine d'emploi visait à ce que le personnel soignant puisse à tout instant bénéficier de masques et d'équipements de protection. Quant à l'OMS, elle affirmait à ce moment-là que l'utilité du port du masque en population générale n'était pas prouvée. On ne peut pas tantôt tenir compte de ses recommandations, tantôt en faire fi.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - L'OMS disait aussi qu'il fallait « tester, tester, tester ».

Mme Sibeth Ndiaye . - Cela figure dans une déclaration du directeur de l'OMS, en date du 16 mars. Et le 21 mars, Olivier Véran, ministre de la santé, indiquait qu'il souhaitait faire monter en puissance nos capacités de test.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - L'OMS disait aussi qu'il fallait tester.

Mme Sibeth Ndiaye . - Le directeur de l'OMS a fait une déclaration en ce sens le 16 mars, et le 21 mars, de mémoire, Olivier Véran indiquait que nous allions augmenter notre capacité de test.

M. Damien Regnard . - Je vous remercie de vos propos liminaires. Vous venez de prêter serment devant notre commission d'enquête de dire toute la vérité. Ma question est très simple : le gouvernement a-t-il menti aux Français, notamment concernant la question du port du masque et celle de la gestion des stocks ? Sur une note plus légère, je note qu'aujourd'hui le port du masque n'a plus aucun secret pour vous, et je m'en réjouis. (Sourires.)

Mme Laurence Cohen . - Vous avez indiqué qu'à un certain moment le sujet de la pandémie commençait à monter dans l'actualité. Mais est-ce le rôle du gouvernement, et donc le vôtre, en tant que porte-parole, de suivre les événements ? Votre rôle n'est-il pas d'anticiper ? Vous semblez au contraire aller dans le sens de l'eau.

Vous soulignez la difficulté de résumer une pensée en quelques tweets. Il n'est pas question de cela, mais du rôle d'un gouvernement et de son porte-parole. Votre tâche est lourde, car vous avez aussi à gérer les couacs de vos collègues.

On peut toutefois comprendre la défiance de l'opinion publique. Mme Buzyn affirme le 18 mars dans Le Monde qu'elle avait prévenu le gouvernement dès janvier d'un risque de contagion. Tous vos propos à partir de cette date sont obligatoirement remis en cause à la lumière des manques, des imprécisions, voire des mensonges qui ont suivi.

Nous vous interrogeons, non pas pour souligner ce que le gouvernement a mal fait, mais pour comprendre ce qu'il faudrait faire dès aujourd'hui pour corriger le tir.

Ma deuxième question porte sur le professeur Raoult. Je n'ai rien en sa faveur ni en sa défaveur, et je ne suis pas scientifique, mais il me semble que, à un moment où l'opinion publique était troublée à juste titre, le feu qui a été porté contre le professeur Raoult a aggravé les choses en accentuant la défiance des Françaises et des Français, mais aussi des parlementaires, sur fond de scandales sanitaires tels que celui du médiator.

Monsieur Sciama, vous avez évoqué l'idée d'une maison de la science et des médias. Si je partage vos réserves, je pense aussi que le manque de formation de certains journalistes, mais surtout, le manque notoire de financement de la recherche entraîne des difficultés, notamment en matière de communication et d'indépendance. Quel est votre point de vue sur ces questions ?

Mme Victoire Jasmin . - Madame Ndiaye, aviez-vous une zone d'autonomie suffisante qui vous permettait d'effectuer des réajustements dans vos propos, ou faire évoluer les éléments de langage, notamment pour faire suffisamment de pédagogie ? Avez-vous remis en cause votre propre fonctionnement au sein du Gouvernement ?

Monsieur Sciama, vous avez évoqué des incohérences et des carences dans les propos du professeur Raoult. Je ne suis pas son porte-parole, mais il me semble qu'il y avait eu une certaine constance, une certaine cohérence dans ses propos. De nombreux scientifiques sont intervenus dans les médias, mais tout le monde s'est focalisé sur le professeur Raoult, jusqu'au Président de la République qui lui a rendu visite en personne, et c'est aussi ce qui lui a donné une certaine crédibilité. Mais s'il ne représentait pas une certaine menace pour vous, pourquoi avoir autant parlé de lui ?

Par ailleurs, la maison des sciences est sans doute une très bonne idée, mais dans le contenu que vous envisagez de lui donner, une telle structure serait antidémocratique. Si j'ai bien compris, vous proposez que les scientifiques réalisent des interviews préenregistrées, qui seront ensuite éventuellement transmises aux médias. Pensez-vous réellement que ce soit démocratique ? Je ne le crois pas.

M. Olivier Paccaud . - René-Paul Savary a insisté sur le mot « vérité ». Nous sommes réunis pour comprendre ce qui s'est passé, pourquoi nous n'avons pas su faire face et pourquoi nous avons un bilan de 32 000 morts à ce jour, l'objectif étant que cela ne se reproduise pas. Nous espérons donc pouvoir formuler des préconisations utiles.

Dans cette crise, la communication a eu plus qu'un rôle clé, puisque le monde entier a été confiné et a donc « hypercommuniqué ». Nous avons connu un tsunami de communication, avec bien souvent des informations contradictoires, ce qui a produit l'effet totalement inverse de ce qui était recherché. Pour qu'une communication soit efficace en temps de crise, ne faut-il pas qu'elle soit quasi unique ? N'aurait-il mieux pas valu qu'il n'y ait qu'un seul communicant, par exemple le ministre de la santé, qui était a priori le plus compétent pour communiquer ? Je le dis sans malice, mais le porte-parolat du gouvernement n'a-t-il pas nui à la communication de crise ?

Mme Sibeth Ndiaye . - Il faut distinguer la communication institutionnelle, proposée par le SIG et validée par le Premier ministre - les messages diffusés à la télévision, à la radio, sur les réseaux sociaux, les spots conçus par le SIG, le hub d'information gouvernementale sur le site gouvernement.fr, etc . - et la communication politique portée par les membres du gouvernement.

S'agissant de la communication politique, cette crise a la particularité de ne malheureusement pas avoir été qu'une crise sanitaire. Aurait-il été compréhensible que face à la recrudescence de violences intrafamiliales, les ministres chargés de ces sujets n'interviennent pas ? Dans une crise qui conduit à confiner la population, il me paraît légitime que le ministre de l'intérieur, chargé de s'assurer de la bonne mise en oeuvre de ce confinement d'un point de vue sécuritaire, s'exprime pour donner des explications sur la stratégie qui est la sienne. De même, nous avons eu énormément de questions sur l'annulation d'événements sportifs ou sur l'entraînement des sportifs de haut niveau. Le fait que la ministre des sports s'exprime de manière ciblée sur ces sujets était attendu.

J'étais conseillère ministérielle sous un autre quinquennat qui a vu se dérouler des attentats de sinistre mémoire. Nous avons opté à l'époque pour une communication resserrée autour des ministres régaliens, car nous faisions face à une crise qui était exclusivement sécuritaire. Dans cette crise que j'ai qualifiée de « protéiforme » dans mon propos introductif, des questions se posaient quasiment sur la totalité des champs de l'action publique.

Il est vrai que l'on observe une forme d'« infodémie », qui est un corollaire de l'évolution de nos démocraties. Il nous faudra sans doute faire en sorte de rationaliser la parole, mais je me vois mal imposer à une chaîne d'information de réduire le temps consacré au traitement de la crise du coronavirus ou d'inviter de bons experts versus des experts qui seraient moins bons...

M. René-Paul Savary , président . - Pas d'autocritique, donc ?

Mme Sibeth Ndiaye . - Je maintiens que le ministre de la santé ne pouvait pas assurer seul la communication de crise, car celle-ci avait des impacts qui étaient hors du champ sanitaire.

Au tout début de la crise, nous avons mis en place une task force interministérielle pour faire face au covid. Le SIG, qui avait vocation à traiter des sujets liés à la communication, ainsi que mon propre cabinet y étaient associés. Nous avons donc pu ajuster la communication institutionnelle, voire politique en nous appuyant sur les analyses de l'état de l'opinion et sur des outils qui nous permettaient de connaître les principales questions posées sur les réseaux sociaux.

J'ai eu l'occasion de rappeler un certain nombre de dates qui apportent la démonstration que, dès les premiers cas de pneumopathie à la fin de l'année 2019, la machine ministérielle étatique s'est mise en branle. Il est assez rare qu'on mette en place des task force interministérielles pour traiter d'un sujet ; or ce fut le cas dès la fin du mois de janvier. Le Premier ministre a organisé une réunion interministérielle le 26 janvier, et le ministère de la santé a reçu les représentants des professionnels de santé le 6 février. La prise en compte opérationnelle de cette crise a été extrêmement précoce, et elle a été adaptée au fur et à mesure de son évolution.

Il convient de distinguer ce sujet du questionnement d'un journaliste sur un plateau de télévision. Il a pu m'arriver de susciter une question en indiquant à un journaliste que tel ou tel sujet était important pour nous, mais le journaliste était parfaitement libre de poser la question ou non.

M. René-Paul Savary , président . - La question de Laurence Cohen portait sur votre rôle d'anticipation, non pas des questions des journalistes, mais dans la gestion de la crise.

Mme Sibeth Ndiaye . - J'ai apporté des éléments de réponse à cette question au travers notamment des différentes réunions que j'ai citées, et qui témoignent d'une prise en compte précoce des éléments liés à cette crise.

Mme Laurence Cohen . - Votre réponse ne me satisfait pas.

M. René-Paul Savary , président . - Laurence Cohen capitule !

Mme Laurence Cohen . - Non, ce sont les limites de l'exercice, même sous serment.

Mme Sibeth Ndiaye . - Le professeur Raoult a été nommé à la tête de l'institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée en raison de ses compétences. Nous recherchions un traitement, et il n'était pas question d'écarter une solution, fût-elle portée par quelqu'un d'un peu iconoclaste. Le déplacement du Président de la République auprès du professeur Raoult, comme, du reste, auprès d'autres scientifiques, témoigne de la volonté qui était la nôtre de ne négliger aucune piste, tout en prenant des précautions quant à la qualité du travail scientifique. Nous avons très vite autorisé des essais cliniques à l'IHU de Marseille et dans d'autres hôpitaux sur l'hydroxychloroquine comme sur d'autres molécules.

Vous évoquiez la défiance qui s'est installée sur les sujets sanitaires en raison des scandales passés. Je ne peux que souscrire à vos propos, car ces scandales minent petit à petit la confiance dans l'autorité. Je crois toutefois que nous avons aujourd'hui des institutions solides, et que l'existence de commissions d'enquête telles que celle que vous portez permet une recherche de vérité et de transparence susceptible d'améliorer la manière dont nous gérons ces crises, et peut-être, de lutter contre cette défiance.

Le sénateur Regnard m'interrogeait sur le sujet du mensonge en général. Je souhaite que les choses soient très claires : devant cette commission, je dis la vérité - je l'ai juré. J'assume les décisions politiques prises par le gouvernement auquel j'appartenais.

Sur la question de la transparence, la France a été l'un des pays qui a fait le plus d'efforts pour mesurer et communiquer le nombre de décès à l'hôpital et dans les établissements d'hébergement pour les personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous avons élaboré avec le SIG des tableaux de bord permettant à tout un chacun de suivre de manière transparente l'évolution de toute une série de données, aussi bien sanitaires qu'économiques. J'ai communiqué le nombre de masques chirurgicaux disponibles le 20 mars dans une interview sur BFM TV. Nous n'avons eu de cesse d'apporter au grand public toutes les informations dont nous disposions.

Permettez-moi de rebondir sur votre note d'humour sur le port du masque, car c'est un sujet important. Notre pays n'avait pas forcément la culture du masque au début de cette crise. Cette culture a été acquise après des années de pratique dans d'autres pays. Vous constatez sans doute comme moi dans la rue ou le métro que le port du masque est parfois un peu bizarre : on l'enlève, on le met dans sa poche, on le remet. Quand on porte des lunettes, cela crée de la buée, j'espère, pour ma part, avoir les bons gestes...

M. René-Paul Savary , président . - Pardonnez-moi, mais vous n'avez pas les bons gestes, parce que le fait de croiser les élastiques comme vous le faites permet aux gouttelettes de s'échapper latéralement.

Mme Sibeth Ndiaye . - Sans cela, je n'y vois rien !

M. René-Paul Savary , président . - Nous avons tous de la buée, rassurez-vous.

Mme Sibeth Ndiaye . - Quoi qu'il en soit, je reconnais que ma formule était maladroite. J'aurais peut-être dû m'exprimer moins simplement.

M. René-Paul Savary , président . - Merci pour cette note d'autocritique ! (Sourires.)

M. Damien Regnard . - Vous venez d'admettre que votre formulation était maladroite ; c'est un premier élément d'autocritique, et je vous en remercie, car l'objectif de cette commission d'enquête est de rectifier à l'avenir ces erreurs de communication.

M. René-Paul Savary , président. - Permettez-moi d'insister sur la cacophonie qui a résulté du fait que, d'un côté, on n'avait pas de traitement, et que, de l'autre côté, on comptait tous les jours les morts. C'était un peu anxiogène. Si nous nous permettons d'insister, ce n'est pas pour vous ennuyer, mais parce que nous voulons que les travaux de cette commission d'enquête aboutissent à des préconisations.

Mme Sibeth Ndiaye . - Je pense que vous vous souvenez de la polémique qu'il y a eu sur les décès en Ehpad. Si nous n'avions pas communiqué le nombre de morts, on nous aurait accusés de dissimuler la réalité de la crise. Les injonctions sont parfois contradictoires, et, entre deux maux, on choisit le moindre ; en l'occurrence, je crois que le moindre mal était la transparence.

M. Yves Sciama . - Sur la maison de la science et des médias, je crois qu'il y a eu un malentendu, car je voulais plutôt exprimer mon opposition à cette idée.

Je partage vos propos relatifs au financement de la recherche. Je me suis entretenu avec le principal spécialiste structurel des coronavirus en France, Bruno Canard, qui m'a confié qu'il avait demandé à plusieurs reprises des financements pour étudier les coronavirus en prévision d'une possible pandémie.

Depuis le SRAS en 2002, il était couramment admis dans les milieux scientifiques que le risque pandémique le plus grand était celui d'un virus respiratoire, probablement de la famille des coronavirus. Les travaux sur les structures des coronavirus n'ont été financés ni par la France ni par la Commission européenne, à laquelle Bruno Canard avait demandé des crédits. Or une fois que la pandémie était là, on lui a proposé de lui ouvrir toutes les lignes de crédit nécessaires. C'était dix ans trop tard...

La question de la préparation pandémique est fondamentale, car d'autres virus, peut-être plus méchants encore, peuvent apparaître. Ce sujet est régulièrement débattu au sein de la communauté scientifique.

J'entends vos remarques sur le professeur Raoult, mais je pense tout de même qu'il a joué un rôle particulier dans cette crise. Il ne s'est pas contenté de tester un traitement sur lequel il avait une intuition - c'est parfaitement respectable -, mais il a pris des postures d'oracle, disant que le covid était terminé, puis que ce virus avait simplement touché deux ou trois Chinois, ou encore qu'il n'y aurait pas de deuxième vague. Mais son attaque la plus ravageuse, reprise par le professeur Perronne, fut d'accuser tous ses adversaires de conflits d'intérêts avec les laboratoires pharmaceutiques. C'est peut-être le signe qu'il faudrait que notre institution médicale révise son rapport aux laboratoires pharmaceutiques, car cela la rend extrêmement vulnérable à la critique et à ce type d'attaque démagogique.

Notre corps médical a aussi un problème de mandarinat. Ce n'est pas nouveau, mais nous avons payé un peu cher l'intouchabilité des sommets de l'institution médicale, leur conviction d'infaillibilité et leur habitude des arguments d'autorité. Dans le fonctionnement ordinaire de la médecine, ce n'est peut-être pas tragique, mais en l'occurrence, le coût en termes de santé publique a été important.

Mme Marie-Pierre de la Gontrie . - Je voudrais revenir sur la question de la confiance, qui se posera de nouveau lorsque le vaccin arrivera.

Le 26 janvier, Mme Buzyn, alors ministre, déclare qu'il n'y a pas de pénurie de masques. Le 4 mars, madame Ndiaye, vous indiquez qu'on ne doit pas acheter de masques et que vous avez donné des consignes aux pharmacies. Le 17 mars, Olivier Véran, alors ministre de la santé, affirme que nous avons assez de masques pour les soignants et les malades, alors qu'au même moment, les soignants, notamment les chefs de service qui sont reçus sur les plateaux de télévision, mais aussi les organisations professionnelles de soignants, pointent du doigt ce qu'ils appellent un scandale sanitaire, c'est-à-dire l'absence de matériel, notamment de masques, pour les soignants hospitaliers et de ville. À l'issue du conseil des ministres du 17 mars, vous indiquez que les Français ne pourront pas acheter de masques dans les pharmacies, car ce n'est pas nécessaire si l'on n'est pas malade.

Je voudrais rapprocher l'ensemble de ces propos des propos que l'on vous a prêté lors de votre prise de fonctions au cabinet du Président de la République. Vous auriez alors déclaré que vous assumiez de mentir pour protéger le Président de la République. Ma question est donc très simple : avez-vous menti pour protéger le Président de la République dans cette période ?

Mme Angèle Préville . - Le confinement à Wuhan et dans trois grandes villes du Hubei est intervenu le 23 janvier. La prise de conscience par le gouvernement de la gravité de la situation n'a-t-elle pas été trop tardive ? Les membres du gouvernement n'ont-ils pas eux aussi été sujets à l'acculturation scientifique que vous évoquiez ? Est-ce que vous n'y avez simplement pas cru ?

La communication a certes été chaotique - je rappelle que le chaos est un désordre d'ordre supérieur. Est-ce qu'elle n'aurait pas dû être plus sobre, plus corsetée et plus bienveillante ?

Vous avez évoqué le rôle du Service d'information du Gouvernement et l'usage des analyses de l'opinion, mais si l'on ne pose pas les bonnes questions, on n'a pas forcément certaines réponses. Pourquoi n'avez-vous pas tenu compte du sentiment de distorsion que ressentaient les Français entre ce qui se passait en Chine et ce qui se faisait en France ? Une grande partie des Français étaient prêts à porter le masque et à observer des gestes leur permettant de se protéger de la pandémie.

M. Jean Sol . - Madame Ndiaye, ne pensez-vous pas que la stratégie de communication institutionnelle et politique que vous avez mise en place a davantage inquiété que rassuré les Français ? Ne s'est-elle pas télescopée avec un certain nombre d'ordres et de contre-ordres tenus par différents ministres, notamment sur les thèmes des masques, des rassemblements, des écoles, de l'hôpital, de la reprise du travail alors que le slogan « Restez chez vous » était affiché partout, des nationalisations, des risques de pénuries, de l'enterrement des morts ? J'aimerais avoir votre avis sur toutes ces questions ont été de nature à perturber bon nombre de nos concitoyens.

Mme Sibeth Ndiaye . - Durant la campagne présidentielle et législative, le futur président de la République souhaitait faire une partie de tennis un jour de week-end électoral sans y convier de journalistes. Un journaliste s'en est aperçu et m'a vivement interpellée, ce à quoi j'ai répondu que j'assumais parfaitement de mentir quand il s'agissait de protéger un moment de vie privée, qui n'avait rien à voir avec le moment politique dans lequel nous étions. Compte tenu du contexte dans lequel ces propos ont été tenus, vous comprendrez qu'ils n'avaient rien à voir avec une éventuelle velléité de mentir sur les décisions que pourrait prendre le gouvernement. Au cours de la crise du coronavirus, j'ai systématiquement relayé les informations qui étaient à ma disposition ainsi que les décisions qui ont été prises par mes collègues du gouvernement, dont, je le répète, je suis parfaitement solidaire.

Il faut prendre garde aux lectures rétrospectives. Si certaines informations comme la séquence ARN du virus nous ont été communiquées très facilement par la Chine, ce n'est pas le cas de toutes. En tout état de cause, je peux vous dire avec certitude que de manière très précoce, dès lors que nous avons eu une alerte sur cette nouvelle pneumopathie, nous avons anticipé cette crise, à tel point que nous avons procédé à l'évacuation des ressortissants français depuis Wuhan, dispositif relativement rare et souvent réservé aux zones de guerre. Le rapatriement de nos compatriotes a été organisé en quelques jours malgré les difficultés que nous avons rencontrées, notamment pour les conjoints de Français qui n'étaient pas de nationalité française. Il montre que nous avions pleinement conscience de la nécessité d'agir.

Vous avez indiqué que la communication n'était pas suffisamment bienveillante. La communication de crise a connu trois grandes phases. Entre la fin du mois de janvier et jusqu'au confinement, l'objectif de la communication institutionnelle était d'expliquer ce qu'était le coronavirus et de faire en sorte que les Français adaptent leurs comportements- mettre des distances physiques entre eux, se laver les mains. Pour motiver le changement de comportement, notre communication a consisté à dramatiser l'enjeu au fur et à mesure. Il fallait que chacun comprenne qu'une évolution individuelle des comportements était nécessaire au bien-être collectif.

La deuxième phase de la communication gouvernementale institutionnelle a consisté dans le fameux slogan « Restez chez vous ». Pour freiner la propagation de l'épidémie, il fallait que les gens aient le moins d'interactions physiques avec d'autres personnes. C'est là que les choses se corsent, parce qu'il faut en même temps assurer la continuité de la vie économique, et donc, que des gens sortent de chez eux. Le message est très simple, mais il faut expliquer pourquoi il admet des nuances.

La troisième phase de la communication gouvernementale commence au moment du déconfinement. Notre message est alors qu'il faut rester prudent, car, si l'épidémie commençait à décroître, nous étions extrêmement préoccupés par le fait que le virus circulait toujours et qu'il pouvait circuler de manière de plus en plus active. Il fallait donc préserver l'acquis comportemental.

Par cette communication institutionnelle, nous avons à chaque fois essayé d'expliquer de manière pédagogique dans quelle phase nous étions et pourquoi nous devions adapter nos comportements. Certaines injonctions ont parfois été contradictoires, mais elles devaient l'être, par exemple quand la plupart devaient rester chez eux, mais que certains devaient continuer à travailler.

Concernant les écoles, le consensus scientifique a évolué. Au départ, on a pensé que les enfants étaient en quelque sorte des super-contaminateurs et qu'il fallait fermer les écoles. Puis la connaissance a évolué, et il semblerait aujourd'hui que l'on pense l'inverse. Face à l'inconnu, la décision politique s'adapte, y compris pour des sujets aussi lourds que l'ouverture ou la fermeture des écoles.

M. René-Paul Savary , président . - Monsieur Sciama, quel regard portez-vous sur la campagne de vaccination à venir ?

M. Yves Sciama . - Mon inquiétude principale est de savoir si les vaccins qui seront mis sur le marché seront correctement évalués et si la procédure ne sera pas précipitée par les pressions politiques, notamment des États-Unis, voire par le désir des laboratoires pharmaceutiques d'être les premiers. Viendront ensuite les problèmes d'approvisionnement, mais aussi de consentement vaccinal que nous devrons gérer. Il faudra particulièrement soigner la communication. Il faudra également bien choisir les publics cibles, car il ne sera pas possible de vacciner tout le monde.

M. René-Paul Savary , président . - Les médias auront un rôle à jouer.

M. Yves Sciama . - Nous nous y efforcerons.

M. René-Paul Savary , président . - La campagne de vaccination grippale va commencer, et ça n'interpelle personne, mais on déplore chaque année entre 7 000 et 10 000 morts en rapport avec la grippe...

M. Yves Sciama . - La vaccination grippale jouera un rôle très important cette année.

Mme Angèle Préville . - Avez-vous tenu compte de l'infantilisation ressentie par la population ?

M. Jean Sol . - Comment expliquer aux Français qu'ils doivent rester chez eux alors qu'on autorise des matchs réunissant plus de 3 000 supporters ?

M. René-Paul Savary , président . - Les Français voient bien qu'il y a une reprise de l'épidémie, et parallèlement, on leur explique qu'on va assouplir les mesures dans les écoles. C'est toute de même d'une complexité extraordinaire !

Mme Sibeth Ndiaye . - Nous avons rencontré ce type de situation à de très nombreuses reprises et sur une infinité de sujets, notamment sur la question des transports en commun. Pour les transports scolaires, les recommandations étaient parfois inapplicables, comme celle de conserver le groupe classe dans les transports scolaires en milieu rural.

Nous avons observé une aspiration très forte à des mesures toujours plus dures et plus coercitives. La France a été l'un des pays où on a mesuré le plus fort taux d'inquiétude sur le coronavirus, la nature de la maladie et sa contagiosité.

De plus, nous devions imposer des changements comportementaux. Le confinement est presque consubstantiellement une forme d'infantilisation. À l'inverse, sur d'autres sujets, nous avons fait le choix de la confiance et de la responsabilité individuelle, par exemple pour l'auto-quarantaine des personnes testées positives. Le sujet de l'infantilisation a été un vrai problème, et nous avons dû construire toute la communication institutionnelle avec ce problème.

Sur la question des rassemblements occasionnés par les matchs, je vous renvoie au ministre de la santé.

Mme Michelle Meunier . - Madame Ndiaye, aviez-vous une relation privilégiée avec Santé publique France, dont nous avons appris qu'elle ne disposait pas de service de communication ?

Monsieur Sciama, quelles sont, selon vous, les informations à faire passer aujourd'hui de manière prioritaire compte tenu de ce que nous savons de cette crise ?

Mme Muriel Jourda . - Madame Ndiaye, vous avez indiqué que votre communication pendant cette crise a reposé sur les deux piliers que sont la pédagogie et la transparence. Il me semble qu'il y a un troisième, la cohérence.

Le gouvernement s'est beaucoup abrité derrière les avis du conseil scientifique pour prendre des décisions. Le professeur Raoult, qui faisait partie du conseil scientifique, l'a quitté fin mars d'une façon assez médiatisée. Or quelques jours après, le Président de la République est venu lui rendre visite, donnant le sentiment qu'il voulait s'approprier un peu de la popularité du professeur Raoult. Pensez-vous qu'il était justifié que le Président de la République fasse ce déplacement lui-même ? N'est-il pas incohérent de s'abriter derrière le conseil scientifique, tout en valorisant l'un de ses anciens membres qui a claqué la porte avec pertes et fracas ? Est-ce un conseil de communication qui a été donné au Président de la République ?

Mme Jocelyne Guidez . - Le mot « transparence » a été énormément évoqué, mais quand il y a trop de contradictions, y compris au sein du monde médical, il ne faut pas s'étonner qu'une méfiance, mais aussi une grande peur, s'installe dans la population. Dans ce cas, ne vaut-il pas mieux respirer profondément et ne rien dire plutôt que de faire de la communication alors qu'on ne sait pas ?

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Lancé par le Service d'information du Gouvernement le 30 avril 2020, le service « Désinfox coronavirus » a finalement été retiré quelques jours plus tard parce que fortement critiqué par les journalistes. Monsieur Sciama, quelle est, à votre avis, la bonne façon de lutter contre les fake news dans une crise sanitaire comme celle-ci ? L'outil proposé par le gouvernement était-il pertinent ?

M. Yves Sciama . - Je pense qu'il faut vraiment attirer l'attention de nos concitoyens sur le fait que le virus est toujours là et qu'il est en progression. Il ne s'agit pas de dramatiser, mais de rester mobilisés.

Le service « Désinfox coronavirus » ne m'est pas apparu très opportun. Le gouvernement semblait faire le tri entre les bons et les mauvais articles.

En matière de lutte contre les fake news, le rapport de mars 2018 commandé par la Commission européenne au High level Group on fake news and online disinformation est une référence. Il n'y a pas de solution simple, et la censure n'en est pas une.

Début avril, une étude avait montré que le volume de transmission des posts des deux ou trois principaux complotistes sur internet représentait quatre fois le volume de transmission des posts des six principaux médias français. Une étude de Science a montré que les posts mensongers circulent plus vite, plus loin et touchent plus de gens que les posts véridiques sur les réseaux sociaux, pour la simple raison qu'ils apparaissent comme nouveaux et surprenants.

Le rapport de mars 2018 préconise de donner le statut d'éditeur aux plateformes internet. C'est un combat juridique complexe qui doit se mener à l'échelle européenne et qui pose des problèmes géopolitiques. Nous en prenons très doucement le chemin, et c'est absolument essentiel.

Par ailleurs, il est important que, en face de cette masse de désinformation, des médias nombreux aient le temps de bien travailler, c'est-à-dire qu'ils soient dans une situation économique pas trop désastreuse. Il faut que, dans leur diversité, ils soient en mesure d'offrir un pôle de référence. Cela passe par le soutien à la presse et par une politique d'entrave à sa concentration excessive.

Mme Sibeth Ndiaye . - Dans la gestion de cette crise, mon cabinet s'est appuyé sur le centre de communication de crise du ministère de la santé. Notre idée était de ne pas démultiplier les portes d'entrée dans toutes les agences sanitaires diverses et variées, au risque de produire de la confusion. Nous avions un interlocuteur intégré au centre de crise du ministère de la santé qui validait les messages d'un point de vue scientifique et sanitaire.

Nous travaillions également avec le Service d'information du Gouvernement qui, dans le cadre de la foire aux questions publiée sur le site gouvernement.fr, effectuait les vérifications auprès des ministères compétents. Plusieurs niveaux de validation étaient prévus afin de garantir qu'on ne publie rien de mensonger ou de faux.

Certains éléments de notre stratégie de gestion de la crise, et donc, de notre communication pouvaient paraître antinomiques. Les slogans « Restez chez vous » et pour certains « Allez travailler » étaient antinomiques, et pourtant ils étaient tous deux justifiés. La cohérence non seulement à un instant T, mais aussi dans le temps a été un enjeu de cette communication de crise.

Par exemple, on a découvert récemment que la transmission du coronavirus ne faisait pas seulement par les gouttelettes et de manière manuportée, mais également par aérosol. Cela a des implications, notamment sur les gestes barrières. Or les gens pourront se dire à bon droit qu'il y a deux ou trois mois, on leur avait dit autre chose.

De par mon métier de communicante, je suis assez convaincue qu'on arrive rarement à s'approprier la popularité des autres. J'étais ministre, et non plus conseillère du Président de la République lorsqu'il a rendu visite au professeur Raoult, mais c'est ce que j'aurais dit si l'on m'avait interrogée. Je crois que le Président de la République a simplement souhaité comprendre tous les points de vue, montrer que nous n'étions pas un camp contre un autre et que nous donnions les moyens aux personnalités scientifiques qui proposaient des solutions de les tester.

Dans une situation de très forte pression médiatique, je considère qu'il vaut mieux être présent dans les médias et admettre ce que l'on ne sait pas plutôt que de laisser dire que le gouvernement se cache et refuse de venir parler devant les Français de la gestion de la plus grande crise sanitaire que nous ayons connue de manière contemporaine. La nature ayant horreur du vide, l'espace serait vite rempli par les complotistes et les fake news.

Cette crise a été caractérisée par une inflation absolument dantesque des fausses informations, dont un nombre non négligeable était à caractère médical, depuis le conseil de boire de l'eau de javel jusqu'à l'utilisation de racines de gingembre. C'était au point que nous avons identifié un vrai risque de santé publique.

Nous avons mis en place, par exemple sur WhatsApp, des messageries de Chatbot qui permettaient de poser des questions et d'avoir des réponses automatiques sur des sujets clairs. Nous avons mené un gros travail avec les plateformes de réseaux sociaux, dont j'ai réuni les représentants à trois ou quatre reprises avec le ministre chargé de la protection de l'enfance et le ministre chargé du numérique. Nous avons mené un travail en bonne intelligence, car il y a eu une prise de conscience de leur responsabilité particulière. Le SIG a notamment travaillé sur les moyens d'identifier des sources fiables, et les plateformes ont mis en avant des messages de santé publique relatifs au coronavirus.

Enfin, je dois avouer que la page du Gouvernement a été une maladresse. Compte tenu du flot de fausses informations auquel nous étions confrontés, nous avons voulu donner aux Français une information fiable et vérifiée. La page du Gouvernement consacrée au coronavirus était un des hubs majeurs de recherche de l'information puisqu'elle recevait plus de 750 000 visiteurs uniques par jour. Nous avons donc essayé de fournir ce qu'on appelle le debunking d'une information, c'est-à-dire sa vérification. Le SIG, qui était porteur de ce projet, avait fait très attention à ne pas aller dans la zone grise, c'est-à-dire éviter les sujets sur lesquels il n'y avait pas de vérité admise, par exemple l'hydroxychloroquine. En revanche, nous savions qu'il ne fallait pas ingérer d'eau de javel.

Notre objectif n'était pas du tout de trier les bons et les mauvais journalistes, les bons et les mauvais médias, les bonnes ou les mauvaises informations. Dès lors qu'il s'agissait de sujets factuels, et non d'opinions, nous renvoyions vers des articles de plusieurs fact checkers sur une même information.

Force est de reconnaître que cette initiative n'a pas été comprise, et c'est la raison pour laquelle le Service d'information du Gouvernement a fait le choix de retirer cette page. Notre intention n'a pas été comprise, mais je veux redire qu'elle n'était pas malveillante à l'égard des médias.

Le sujet de la fausse information est majeur, car il peut miner les fondements de la démocratie. C'est à mes yeux l'un des sujets sur lesquels il faut travailler pour la gestion des crises à venir.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - C'est en effet dans cette zone grise que l'on peut friser la censure. Déconseiller de boire de l'eau de javel, en revanche, cela s'entend.

Mme Sibeth Ndiaye . - Oui. C'est pourquoi je répète que la page Désinfox du Gouvernement était exclusivement consacrée à passer des messages aussi évidents que celui concernant la nocivité de l'eau de javel...

M. René-Paul Savary , président . - Mais vous ne vous doutiez pas que cette position serait incomprise ?

Mme Sibeth Ndiaye . - En fait, les choses se sont passées ainsi. Le SIG n'a informé de la naissance du site Désinfox du Gouvernement que les journalistes responsables des rubriques de lutte contre les fake news des différents organes de presse. Ces derniers pouvaient d'ailleurs y voir un nouvel espace d'affichage de leurs propres articles. Le SIG n'a cependant pas pensé à en avertir les patrons de presse. Certains ont manifesté leur mécontentement. Cette erreur de synchronisation s'est transformée en incompréhension, qui a été montée en épingle.

M. Yves Sciama . - Face aux fausses nouvelles sur internet, il est important de réagir rapidement. Surveiller les réseaux et identifier ce à quoi il faut répondre dans l'instant est à l'évidence une mission utile. Elle est certes peu visible car, une fois l'éclairage apporté, la fausse information continue de se propager, avec cependant une moindre force d'impact. Il est toutefois maladroit de le faire sous l'étiquette du gouvernement. Une telle mission gagnerait à être conduite par un partenaire académique, comme une université ou l'Institut Pasteur, afin de ne pas apparaître comme une entreprise de récupération.

Mme Muriel Jourda . - Vous n'avez pas répondu à ma question, madame la ministre. Était-il cohérent, en termes de communication, que le Président de la République se montre en compagnie du Pr Raoult alors qu'il venait de quitter le conseil scientifique, derrière les avis duquel le gouvernement n'a cessé de s'abriter ?

Mme Sibeth Ndiaye . - Le Président de la République a rencontré d'autres scientifiques, certes moins médiatiques : les équipes de recherche de la Pitié-Salpêtrière, de l'Institut Pasteur...

M. René-Paul Savary , président . - Votre réponse est factuelle ; la question portait sur la cohérence de cette action.

Mme Sibeth Ndiaye . - La stratégie de communication du Président de la République n'entrait alors pas dans mes attributions, mais voici ce qui me semble cohérent : que le chef de l'État, tandis que des opinions scientifiques différentes s'expriment, accorde une attention à chacune - quitte à ce que l'éventail des hypothèses ouvertes se referme ultérieurement, ainsi que doivent y conduire les essais cliniques.

M. René-Paul Savary , président . - En somme, vous ne pensez pas que cela a brouillé le message ?

Mme Sibeth Ndiaye . - Non.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - La question de Mme Jourda porte sur le conseil scientifique, cité en permanence comme la référence. Dans la mesure où le Pr Raoult s'en est éloigné, le fait d'aller le voir ne le fragilisait-il pas ?

Mme Sibeth Ndiaye . - Le conseil scientifique est composé d'éminents représentants de leurs disciplines respectives, qui n'en sont toutefois pas les seuls représentants. Le chef de l'État ne s'est pas rendu dans leurs laboratoires, et il a également contacté le médecin français de Wuhan qui s'est trouvé au coeur de la première vague. Il n'y a donc pas d'incohérence ; tous ces éclairages ont aidé à forger la décision politique.

M. René-Paul Savary , président . - Nous vous remercions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition commune des Professeurs Éric Maury,
président de la société de réanimation de langue française,
Hervé Bouaziz, président de la Société française d'anesthésie-réanimation, et Marc Leone, chef du service d'anesthésie-réanimation
des hôpitaux universitaires de Marseille

(mercredi 14 octobre 2020)

M. Alain Milon , président de la commission. - Mes chers collègues, nous allons poursuivre nos travaux avec l'audition des représentants des sociétés savantes de réanimation.

Plutôt mal connue, la réanimation, qui assure la prise en charge des patients présentant ou portant le risque de présenter une ou plusieurs défaillances d'organes, a été mise en lumière par la crise que nous traversons. La question du nombre de lits, des critères d'admission des patients, des comorbidités (en particulier l'obésité), de la disponibilité des produits de santé ou encore des personnels ont constitué la chronique de la crise au cours des derniers mois, avec des comparaisons défavorables, notamment par rapport à nos voisins allemands. Sans surprise, les disparités territoriales ont également été évoquées dans le débat public, alors même que certaines des régions les plus exposées, comme le Grand Est ou l'Île-de-France, comptaient au nombre de celles qui sont les mieux dotées.

Par rapport au début de la crise, la prise en charge a beaucoup évolué. Les patients sont pris en charge selon des protocoles différents. Leur séjour est plus bref et le pronostic semble plus favorable. Pour autant, les services semblent de nouveau en difficulté devant la seconde vague, alors même que les fédérations hospitalières avaient affirmé à l'unisson, devant notre commission, que les hôpitaux étaient prêts à y faire face.

Sur toutes ces questions, la prise en charge des patients, les moyens, l'organisation mais aussi les évolutions souhaitables pour la médecine intensive, nous avons souhaité entendre le professeur Hervé Bouaziz, président de la Société française d'anesthésie-réanimation et le professeur Éric Maury, président de la Société de réanimation de langue française. Le professeur Bouaziz nous a fait savoir que le professeur Marc Leone, chef de service d'anesthésie-réanimation de l'Assistance Publique des hôpitaux de Marseille, interviendrait à titre liminaire pour la Société française d'anesthésie-réanimation. Le professeur Maury a souhaité être accompagné du docteur Agnès Ricard-Hibon, présidente de la Société française de médecine d'urgence et du docteur Patrick Pelloux, président de l'association des médecins urgentistes de France, qui pourront donc intervenir en réponse aux questions des rapporteurs et des commissaires.

Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et est retransmise en direct sur le site internet du Sénat. Elle sera consultable à la demande.

Le port du masque et la distance d'un siège entre deux commissaires sont obligatoires. Je vous remercie de bien vouloir y veiller.

Conformément à la procédure applicable aux procédures d'enquête, je vais maintenant vous demander, Madame, Messieurs, de prêter serment. Je vous rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire serait passible des peines prévues aux articles 434-13 et 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Hervé Bouaziz, Éric Maury, Marc Leone, Patrick Pelloux et Mme Agnès Ricard-Hibon prêtent serment.

M. Alain Milon , président de la commission. - Je donne la parole au professeur Leone, puis au professeur Maury, pour cinq minutes chacun.

M. Marc Leone, chef du service d'anesthésie-réanimation des hôpitaux universitaires de Marseille. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les rapporteurs, mesdames et messieurs, je vais d'abord décrire une réanimation, puisque c'est l'objet de cette audition.

Une réanimation, ce n'est pas simplement une architecture destinée à recevoir des patients dont le pronostic vital est engagé. Une réanimation a besoin de matériel, de ventilateurs, de moniteurs, de pousse-seringues. Mais une réanimation, c'est surtout une équipe où chacun a son rôle dans une transversalité qui est exemplaire. Une réanimation, c'est 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, deux infirmiers pour cinq patients, un aide-soignant pour quatre patients et un nombre conséquent de médecins qui peuvent être des professionnels de la réanimation, issus de deux filières, l'anesthésiste-réanimation et la médecine intensive-réanimation.

La réanimation est centrée sur ses patients, qui relèvent de la médecine ou de la chirurgie. Les patients présentent des défaillances d'organes dues à l'aggravation soudaine d'une maladie, à des complications chirurgicales, à un traumatisme grave. Ils nécessitent des soins et un projet pour parvenir à survivre à cette étape. Enfin, la réanimation est un lieu confronté à une mortalité d'environ 20 %, dans lequel chaque admission est réfléchie en fonction d'un projet de vie.

La réanimation est à différencier des unités de surveillance continue (dans lesquelles les patients sont surveillés car à risque de défaillance d'organes), des unités de soins intensifs (qui sont centrées sur un seul organe), des salles de surveillance post-interventionnelle (qui prennent en charge les patients après chirurgie). Il existe un socle commun à tous ces sites, qui devraient pouvoir, en cas de nécessité, être transformés sans délai en réanimations - de là la conception des soins critiques et de la réanimation éphémère. Les liens sont nombreux au sein de l'hôpital, par exemple avec les blocs opératoires et hors de l'hôpital, via la régulation hospitalière, qui constitue un élément déterminant de la chaîne.

Durant la première vague de la Covid-19, les soins critiques ont été mis sous les projecteurs. Alors qu'environ 5 500 lits de réanimation sont disponibles en France, 7 148 patients Covid-19 ont été admis durant cette période. Des patients non-Covid ont aussi été traités. La baisse drastique des admissions, notamment liée à la traumatologie, conséquence du confinement, a permis de passer ce cap. La déprogrammation chirurgicale massive (seules les chirurgies les plus urgentes ayant été pratiquées) a permis de diminuer la pression sur les soins critiques et a libéré des professionnels, notamment des médecins anesthésistes-réanimateurs et des infirmières anesthésistes diplômées d'État, qui, par la plasticité de leur formation, ont concentré leurs activités sur la réanimation, apportant à celle-ci un renfort salutaire.

Devant l'afflux de patients Covid-19, des réanimations éphémères ont été créées dans les USC, soins intensifs, salles de surveillance post-interventionnelle et sur d'autres sites, permettant d'augmenter le nombre de lits de 95 % en quelques jours. Cette organisation a montré la capacité de notre système à surmonter un afflux brutal de patients dans un court laps de temps. Elle a été possible et efficace là où les médecins des établissements ont parfaitement collaboré entre eux, là où les établissements privés, publics, ESPIC et HIA ont parfaitement collaboré entre eux, dans les régions où cette collaboration a été parfaite. En tant que médecins, nous avons été confrontés à un débat éthique autour de la priorisation des patients, entre les patients Covid-19 et les patients non-Covid. Nous sommes également conscients des enjeux socio-économiques induits par un confinement.

L'évolution récente de la situation, qu'on l'appelle deuxième vague ou marée montante, présente un profil différent. L'activité, en dehors et dans l'hôpital, est extrêmement intense, liée au rattrapage des activités chirurgicales, au retard pris lors du déconfinement, du fait des déprogrammations et au nombre important de traumatisés, partout en France. En cette rentrée, les établissements de santé sont sous tension. La plupart des CHU et CH sont en pénurie chronique de personnel soignant et médical (pénurie d'infirmières et infirmiers, pénurie en kinésithérapie, pénurie de médecins anesthésistes réanimateurs, sans doute aussi pénurie de médecins intensivistes réanimateurs).

La montée de la Covid-19 s'est faite sans marge de sécurité, avec un personnel à peine remis de la première vague. Nous sommes confrontés à un monde de la santé concurrentiel, dans lequel certaines activités typiques du service public ne sont plus valorisées depuis très longtemps. La Covid-19, qui s'installe pour une durée indéterminée dans notre paysage médical, met en lumière les faiblesses de notre système.

Enfin, soyons prudents avec les messages dont le niveau de preuve n'est pas avéré. En dépit de la progression des connaissances sur la maladie, de l'introduction de quelques nouveaux traitements et stratégies, les durées d'hospitalisation en réanimation restent prolongées. Le pronostic des patients reste incertain et la hauteur de la vague, ou de la marée, indéterminée à ce jour.

Pour conclure, je reprendrai ce que le professeur Maurizio Cecconi, de Milan, président de la société européenne de réanimation, affirme ces jours-ci : « la réanimation est une illusion. Si des mesures ne sont pas prises en amont, elle sera comme la ligne Maginot, elle ne servira à rien ».

M. Éric Maury, président de la Société de réanimation de langue française. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les rapporteurs, mesdames et messieurs les sénateurs, je voudrais d'abord remercier la commission de donner à la SRLF, que j'ai l'honneur de présider, l'opportunité d'apporter quelques éclairages sur le rôle de la réanimation pendant l'épidémie Covid.

La réanimation, comme l'a dit mon collègue Marc Léone, est la prise en charge des patients qui présentent une ou plusieurs défaillances d'organes nécessitant une méthode de suppléance. Il peut s'agir de la ventilation artificielle lorsque la ventilation est défaillante. Ce peut être l'épuration extrarénale quand le rein est défaillant, ou encore la circulation extracorporelle lorsque l'activité cardiaque est défaillante. L'un des points positifs de cette crise est qu'elle a mis en lumière la réanimation vis-à-vis du grand public, alors que cette discipline était jusqu'à présent assez méconnue. Elle a souligné le fait que les structures de réanimation devaient être en nombre suffisant sur le territoire. Elle a aussi souligné l'importance de la présence d'un personnel médical et d'un personnel soignant qualifiés. Cette crise sanitaire a été effroyable. Elle a cependant permis, grâce au dynamisme des deux disciplines (médecine intensive réanimation et anesthésiste réanimation) de partiellement compenser l'importance de la crise.

Je voudrais revenir sur ces deux disciplines. La médecine intensive-réanimation (dite MIR) est exclusivement dédiée aux soins critiques. L'anesthésie-réanimation-médecine périopératoire (dite MAR) comporte l'anesthésie et la prise en charge non chirurgicale des patients chirurgicaux et polytraumatisés durant leur hospitalisation.

Nous avons reçu, durant la crise sanitaire, de nombreux messages de détresse des collègues du Grand Est. Dans certaines situations, il semblait que la capacité de prise en charge des patients était dépassée, malgré de nombreux transferts et l'ouverture de lits de réanimation ex nihilo. Des situations difficiles ont été signalées et ces praticiens ont eu beaucoup de difficulté.

Le capacitaire de réanimation français est le suivant. Nous avons un peu plus de 7 lits pour 100 000 habitants, soit environ 5 000 lits de réanimation. Ce nombre oscille entre 5 000 et 5 700, car 500 ou 600 lits sont fermés faute de personnels soignants. Ceci ne nous place pas dans le peloton de tête par rapport à certains de nos voisins.

Il a fallu, durant la crise, augmenter cette capacité car au plus fort de la crise, plus de 7 000 patients Covid étaient en réanimation, auxquels il fallait ajouter les patients non-Covid qui avaient aussi besoin de réanimation.

Ceci a été possible grâce au dynamisme des anesthésistes réanimateurs, qui ont pu se consacrer, à la faveur de déprogrammations chirurgicales massives, à la mise en place et à la mise en fonction d'unités de réanimation créées ex nihilo. Ils sont parvenus à augmenter le nombre de lits. La médecine intensive-réanimation a été en première ligne également pour la prise en charge du Covid, qui est une pneumonie. Les premiers malades ont d'abord rempli les services de médecine intensive-réanimation. Lorsque leur nombre a excédé les capacités de ces services, ils ont dû être hospitalisés dans les services d'anesthésie-réanimation et dans les lits créés ex nihilo. Cette pathologie était essentiellement une pathologie médicale. Malgré l'absence de déprogrammation de leurs activités, les médecins intensivistes-réanimateurs sont également parvenus à doubler leurs capacités d'hospitalisation.

Comment devient-on réanimateur en 2020 ?

Il y a deux voies pour y arriver. Une première voie est le diplôme d'études spécialisées en médecine intensive-réanimation, qui dure cinq ans. Il comporte une phase socle, une phase de consolidation de trois ans (durant laquelle les étudiants acquièrent une compétence dans des spécialités médicales variées) et une phase d'approfondissement d'un an.

Le DESAR, le diplôme d'études spécialisées en anesthésie-réanimation médecine périopératoire, qui est l'autre voie pour accéder à la réanimation, dure également cinq ans. Il comporte un parcours pédagogique spécifique. Au terme d'une formation qui comporte de la réanimation et de l'anesthésiste, on estime qu'environ trois quarts des médecins issus de cette filière vont se tourner vers l'exercice de l'anesthésie.

En 2016, le diplôme de réanimation médicale, qui était un DESC, va devenir un DES pour prendre l'intitulé de médecine intensive-réanimation, du fait de la disparition des DESC en 2016. La discipline a changé de nom mais continue de prendre en charge des défaillances d'organes dans un contexte médical (pneumonies graves, méningites, comas, insuffisances rénales ou hépatiques, etc .). Elle est exercée en CHU dans des services de médecine intensive-réanimation à côté des réanimations chirurgicales et dans les hôpitaux de plus petite taille (généralement non universitaires) dans le cadre de réanimations polyvalentes dont on estime que plus de trois quarts des séjours sont des séjours médicaux et non chirurgicaux.

Les pneumologues, internistes, infectiologues, cardiologues, néphrologues, hématologues, nous transfèrent de nombreux patients afin que nous les prenions en charge. Il existe aussi une articulation très importante avec la médecine d'urgence, via les services d'accueil d'urgence ou via le SAMU, ce qui plaide pour une voie de communication aussi simple que possible entre le SAMU et les services de réanimation.

Le comité national de coordination de la recherche en France a élaboré un diagramme que je vais commenter. En haut à droite est représentée la production scientifique des CHU de 2006 à 2015 et tout en haut apparaît la réanimation médicale, ce qui fait dire à cette commission que la réanimation médicale, la gastroentérologie, l'hépatologie, la cardiologie, qui se trouvent dans l'angle supérieur droit, sont des spécialités dans lesquelles les CHU excellent, avec un impact presque deux fois supérieur à la moyenne mondiale. Au niveau national, ils dominent largement la recherche, avec un indice de spécialisation de 4,5 à 5. Cela veut dire que nous oeuvrons dans des disciplines de spécialités médicales et non dans la recherche fondamentale.

Il existe en France la réanimation médicale (qu'on appelle désormais la médecine intensive-réanimation) et la réanimation chirurgicale. Les lits présents en France se ventilent de la façon suivante :

- 900 lits de médecine intensive-réanimation ;

- 3 200 lits de réanimation polyvalente (dont à peu près deux tiers des effectifs sont des médecins de médecine intensive-réanimation et un tiers des anesthésistes-réanimateurs) ;

- les lits de réanimation chirurgicale, de chirurgie cardiaque et neurochirurgie (pris en charge exclusivement par des médecins anesthésistes-réanimateurs).

Il serait nécessaire de disposer de personnels un peu plus motivés afin de disposer de 2 710 médecins intensivistes-réanimateurs et 2 420 anesthésistes réanimateurs sur le territoire pour prendre en charge les structures de réanimation.

Les besoins de formation en médecine intensive-réanimation, c'est-à-dire les besoins d'internes, avaient été estimés à 130 postes par an suite à une enquête de 2012. Lorsque le DESC s'est transformé en DES, il a fallu réestimer ce nombre. Nous avions retenu le nombre de 130, qui a été ramené à 120 et finalement à 60. Nous avons ainsi perdu 30 % du nombre de personnels que nous demandions. 60 internes de médecine intensive-réanimation sont formés annuellement, ce qui est notoirement insuffisant. Notre profession, sinistrée, présentait déjà un déficit de 300 professionnels. Nous fonctionnons très difficilement en période normale et ces difficultés sont naturellement amplifiées durant la crise.

Aujourd'hui, il y a trop peu d'internes de médecine intensive-réanimation formés pour occuper les postes d'assistants en services de médecine intensive-réanimation, les postes de chef de clinique en CHU et les postes d'assistant en CH. Le nombre de réanimateurs est insuffisant, problème qui est aggravé par la crise. La pandémie étant désormais nationale, les transferts n'étant pas possibles et du fait de l'absence de possibilité de renforts venant d'autres régions, il est impossible d'ouvrir des lits de réanimation supplémentaires sans déprogrammation chirurgicale, ce qui revient à déshabiller Pierre pour habiller Paul. C'est un moyen de faire face à la crise mais cette situation n'est évidemment guère satisfaisante.

Lorsqu'on va se faire opérer d'une appendicite aujourd'hui, on se pose la question de la compétence du praticien qui va vous prendre en charge : on souhaite quelqu'un qui ne fasse que de la chirurgie digestive et un anesthésiste dont c'est l'exercice habituel. Il en est de même pour le métier de réanimateur. C'est un métier à temps plein et exclusif, au même titre que celui d'infirmier de réanimation, dont on a beaucoup parlé. Nous avons vu que ces infirmiers étaient indispensables dans la crise. Si vous n'avez pas d'infirmier en réanimation, celle-ci ne tourne pas. Il faudrait que cette spécialité soit reconnue en France, comme dans d'autres pays européens. Ce métier spécifique n'est pas le même que celui d'infirmier de salle, d'infirmier de consultation, d'infirmier de bloc opératoire ou d'infirmier d'anesthésie. Tous ces métiers présentent leurs compétences et leurs spécificités mais ce ne sont pas le métier d'infirmier de réanimation.

Le métier de réanimateur est une spécialité complexe, à l'interface de la physiologie, de spécialités médicales (néphrologie, cardiologie, hématologie notamment). La compétence passe par une formation initiale de qualité et un exercice régulier à temps plein de cette spécialité. La médecine intensive-réanimation remplit parfaitement ces conditions puisque cette discipline est exclusivement dédiée aux soins critiques.

Il ne vous aura pas échappé que l'évolution médicale va vers l'hyperspécialisation. Nous avions des chirurgiens généralistes et nous avons désormais des chirurgiens spécialisés en chirurgie osseuse, en chirurgie digestive, en chirurgie urologique. Même au sein de l'ophtalmologie, il y a des spécialistes de la cornée, d'autres de la rétine. L'anesthésie est une spécialité complexe, présentant des spécificités et des domaines d'excellence particuliers (neurochirurgie, chirurgie cardiaque, chirurgie hépatique). Même dans des disciplines médicales telles que la cardiologie, il existe des sous-spécialités (rythmologie, insuffisance cardiaque, hépatologie coronaire). Les internes suivent une de ces filières dès l'internat et n'en sortent plus par la suite. La réanimation doit également constituer un exercice exclusif du fait de sa complexité.

Je suis moi-même anesthésiste de formation mais je n'ai pas fait d'anesthésiste depuis 25 ans. Si l'on me demandait, dans une situation de crise, d'endormir des malades, je le ferais volontiers, après avoir révisé un peu. Je ne serais sans doute pas capable d'apporter le niveau de compétence et de qualité au regard de ce qui est attendu en 2020 pour anesthésier un patient.

Sans vouloir polémiquer, je voudrais montrer un résultat publié au cours de notre e-congrès de septembre dernier, concernant l'expérience de l'hôpital Henri-Mondor, présentée conjointement par un médecin anesthésiste et un médecin intensiviste. Un bâtiment de l'hôpital Henri-Mondor devait être achevé en septembre. Du fait de la crise, ce bâtiment a été rapidement équipé et a pu devenir fonctionnel début avril. L'équipement de ce service a permis de monter 43 lits et de prendre en charge bon nombre de patients.

Deux exercices ont été comparés, d'une part un secteur de médecine intensive-réanimation avec une extension du service de réanimation médicale existant et d'autre part une section MAR constituée en grande partie de médecins anesthésistes, disponibles du fait de déprogrammation en chirurgie. Ils sont venus aider leurs collègues à faire de la réanimation et nous ne pouvons que les en remercier. Alors que les patients semblaient à peu près comparables en termes de gravité (nombre de patients ventilés, présence d'environ 25 % de patients sous dialyse de chaque côté, 25 % de patients sous ECMO), on observe que la mortalité était plus importante dans l'unité prise en charge par des praticiens dont le métier initial n'est pas la réanimation.

On ne fait correctement que ce qu'on fait régulièrement. Les MAR ont peut-être été mis en difficulté dans des situations qu'ils n'avaient pas l'habitude de gérer. Encore une fois, nous ne pouvons que remercier ces praticiens pour ce qu'ils ont fait. Dans une situation difficile, on fait ce qu'on peut. Nous avons fait de la réanimation comme nous le pouvions.

M. Alain Milon , président. - Je donne la parole aux rapporteurs.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Merci monsieur le président et merci professeurs. Vous nous avez indiqué la façon dont vous aviez affronté la première vague. Comment avez-vous tiré le retour d'expérience parmi vous ? Avez-vous été aidés dans cet exercice par des institutionnels ou l'avez-vous tiré en interne ? L'épidémie étant nationale et les patients étant hospitalisés dans des services qui ne sont pas forcément des services « de pointe », comment l'information des praticiens de ces services est-elle assurée quant à ce qui doit être fait, afin que chacun applique d'emblée la bonne méthode en réanimation ? Voyez-vous dans le rebond actuel une typologie différente de patients au regard de celle de la première vague ?

Par ailleurs, quels sont les enseignements majeurs tirés de la première vague en termes de manques (équipements, produits de santé, matériels) ? Qu'aimeriez-vous souligner afin de ne plus subir de nouveau, dans les hospitalisations qui s'annoncent, ce que vous avez subi lors de la première vague ?

M. Marc Leone. - Le retour d'expérience est constant dans nos disciplines et fait partie de la culture des soins critiques et de l'anesthésie-réanimation. Il a été fait dans chaque service et dans chaque hôpital. Il n'a pas été formalisé par nos encadrements administratifs. Il se fait de manière naturelle au sein des services, dans le cadre de RMM (revues mortalité-morbidité) et de réunions de retour d'expérience. Le nombre de publications sur la Covid-19, depuis le début de la crise, est ahurissant. Des publications françaises rapportent l'expérience nationale. Récemment, un article de Jean-Yves Lefranc, dans le journal de notre spécialité, dresse un bilan des hospitalisations et une sorte de retour d'expérience national.

L'information des praticiens va très vite et nous ne pouvons la contrôler. Nous ne savons pas où nous en sommes. Je ne vais pas entrer dans la polémique. Vous avez compris que mon collègue et ami voulait polémiquer. Je ne dirai pas que les anesthésistes-réanimateurs sont meilleurs ou moins bons que les médecins intensivistes-réanimateurs. Je n'oserai pas aller sur ce terrain-là. Je trouve cela assez surprenant. Qu'il y ait des différences de niveau entre les réanimations en France, c'est probable, selon la localisation et selon les équipes. En revanche, l'information est riche avec les réseaux sociaux et des sites tels que celui de la SFAR, qui a produit des référentiels quasiment en continu, tout au long de la crise. Ce fut une source d'information pour la plupart de nos mandants. Nous avons par exemple un dispositif à travers lequel nous avons été sollicités plus de 200 fois durant la première vague. Tous les jours, des praticiens nous demandaient que faire et nous leur répondions dans l'heure qui suivait.

J'étais de garde cette nuit encore dans une unité Covid et je constate que les patients sont les mêmes que lors de la première vague. J'entends beaucoup, sur les réseaux sociaux, dans les médias, que les patients sont très différents. Je ne vois pourtant pas de différence. Leur évolution est d'ailleurs assez similaire. Nous avons eu quelques progrès, notamment du fait de la dexaméthasone. Quelques études randomisées montrent un léger bénéfice avec l'emploi de ce corticoïde. Il y a des traitements à propos desquels nous étions incertains et qui sont en recul, comme l'hydroxychloroquine. La ventilation, avec l'oxygénation à haut débit, est un peu plus utilisée, même si nous avions déjà corrigé le tir assez rapidement durant la première vague. Nous nous étions assez vite rendu compte qu'il fallait l'utiliser. Je ne pense pas qu'il y ait de révolution dans la prise en charge des patients ni que la dexaméthasone ne fasse disparaître les décès dus à la Covid-19, pour des patients intubés et ventilés. Peut-être allons-nous intuber un peu moins de patients et peut-être les patients non intubés auront-ils une meilleure évolution.

Nous avons manqué de tout. Il faut être clair. Comme cela se fait toujours, dans les hôpitaux, nous travaillons tous ensemble car il n'y a pas de frontière étanche entre les services en particulier dans les hôpitaux publics. Cela se fait grâce à la bonne volonté et à l'engagement des professionnels qui y travaillent. Cet engagement a été exemplaire durant la première vague. Tout a reposé sur cet engagement. Les gens n'ont pas compté leurs heures et ont répondu présent. Il n'en demeure pas moins que nous avons manqué de blouses, de masques, de lunettes de protection... Nous étions habillés d'une façon peu digne pour un pays comme le nôtre pour traiter ces patients à risque de contagion élevé. Nous avons créé des lits dans les salles de surveillance post-interventionnelle car nous n'avions pas d'autre solution.

Heureusement, la première vague a pris fin quasiment au moment où nous n'avions plus de produits d'anesthésie, à quinze jours près, pour assurer la sédation des patients. Cela pose de réelles questions quant à notre dépendance vis-à-vis de l'extérieur pour l'approvisionnement en médicaments, en ventilateurs et dans tous les matériels dont nous avons besoin en réanimation.

M. Éric Maury. - Je partage une grande partie des propos qui viennent d'être tenus par le professeur Léone. Nous avons bénéficié de l'expérience du Grand Est en phase initiale de la crise, car nos collègues nous ont dit être submergés par un afflux de patients qu'ils ne parvenaient pas à contenir, et nous incitaient fortement à anticiper en ouvrant des lits. Ce fut un message très fort.

Des recommandations multi-sociétales ont été commandées par la mission nationale Coordination opérationnelle risque épidémiologique et biologique, qui regroupait la Société de réanimation de langue française, la Société française d'anesthésie-réanimation, la Société des infectiologues, les urgentistes, les pédiatres et les pneumologues. Ces recommandations multi-sociétales ont été publiées sur les sites de toutes les sociétés savantes et ont été mises à jour quatre fois. Nous nous sommes interrompus durant l'été et nous sommes en train de les remettre à jour afin que les professionnels disposent de données validées par toutes les sociétés.

Je suis d'accord avec mon collègue pour ce qui est de la gravité des patients. L'oxygénothérapie à haut débit est largement utilisée. Elle l'était moins en première vague car nous craignions de contaminer tout le monde. On s'est aperçu qu'en portant un masque, elle n'entraînait pas de contamination des soignants. Les patients réveillés se mettent eux-mêmes sur le ventre et on a l'impression qu'on améliore un peu les choses par cette pratique. Tout ceci reste néanmoins à confirmer. Lorsque ces techniques échouent et que le patient doit être passé sous ventilation artificielle, on a l'impression de retomber exactement sur les patients de la première vague. Je suis d'accord avec le professeur Leone. Ces patients nécessitent parfois une ventilation prolongée, durant trois, voire quatre semaines, ou présentent des complications infectieuses.

Je dirai aussi la même chose quant aux manques. Nous avons manqué de tout (respirateurs, lits, etc .). Le système D a fonctionné à plein. Tout le monde s'est mobilisé pour essayer d'ouvrir des lits et de les équiper. Un collègue me disait récemment : « au mois de mars, nous avons manqué de masques. En octobre, nous manquons d'enthousiasme ».

Mme Agnès Ricard-Hibon, présidente de la Société française de médecine d'urgence. - Nous avons mis en place des webinars pour communiquer. Avant que la vague n'arrive en Île-de-France, nous avons mis en place un webinar avec la région Grand Est qui a permis aux régions, notamment l'Île-de-France, de se préparer à ce qui allait nous arriver. Ce partage d'informations a été important. Nous avons beaucoup communiqué avec la SFAR et la SRLF car les patients qui vont en réanimation sont majoritairement adressés par le SAMU et les urgences. Dans les critères d'admission et les techniques d'oxygénation, nous avons modifié nos pratiques grâce à ce partage d'expériences afin d'obtenir une meilleure pertinence d'admission des patients en réanimation et développer notamment les techniques d'oxygénothérapie haut débit, afin de permettre aux patients de passer un cap sans aller en réanimation, si possible. Nous organisons régulièrement des sessions communes afin de poursuivre cet échange d'expériences et ce travail commun.

Tout a été dit quant à ce qui nous a manqué. J'ajouterais que des transporteurs sanitaires urgents nous ont manqué également, en médecine d'urgence, pour adresser les patients aux hôpitaux, notamment au tout début de la première vague. Cela dit, cette difficulté a finalement constitué un facteur de succès car elle nous a conduits à travailler avec des partenaires que nous ne sollicitions sans doute pas assez, des acteurs associatifs, qui n'ont pas les mêmes missions que les pompiers et ambulanciers privés (qui se sont fortement mobilisés). Les associatifs permettent de gérer le médico-social en évaluant la possibilité de laisser le patient à domicile, plutôt que de mobiliser à tort le service hospitalier. Cela requiert du personnel ayant l'empathie du médico-social afin de déterminer si les patients peuvent être laissés à domicile ou non. Cette diversité d'acteurs, qui a constitué une difficulté au départ, apparaît finalement comme un atout qui me semble à conforter.

Au SAMU centre 15, les appels sont en augmentation continue concernant des patients présentant une suspicion de Covid. Certains patients sont plus jeunes et certains présentent des pathologies graves. J'étais également de garde la nuit dernière. Nous sommes confrontés au manque de lits de réanimation et au manque d'unités de médecine pour adresser les patients Covid et les patients non-Covid. Lorsque la situation se tend dans les services de réanimation, cela entraîne l'immobilisation des unités de SMUR et la stagnation des patients dans les services d'urgences. Or, comme le montrent des données publiées depuis longtemps, la surcharge des services d'urgence entraîne une surmortalité de 9 %, tous patients confondus et de 30 % pour les patients les plus graves. La régulation médicale a joué un rôle central dans la gestion de la vague, en phase 1. Nous n'avons pas été confrontés aux difficultés qu'ont connues l'Italie et l'Espagne, car la régulation médicale a permis d'adresser les patients directement aux services spécialisés sans surcharger les services d'urgence. Il s'agit là aussi d'un point essentiel qu'il faut conforter.

A l'heure actuelle, lorsqu'il n'y a plus de place en réanimation, nous n'avons d'autre solution que d'adresser le patient à des structures d'urgence qui ne sont pas en mesure, au regard du nombre de personnels et des compétences qui s'y trouvent, de créer des unités d'hospitalisation éphémères dans les box des salles d'accueil d'urgences vitales.

60 % de nos lits, dans le département, sont actuellement occupés par des patients Covid et nous ne pouvons pas faire de déprogrammation, comme en première vague, car les patients semi-urgents sont devenus des patients urgents. La situation commence à se tendre de façon importante.

M. Hervé Bouaziz, président de la Société française d'anesthésie et de réanimation. - Le retour d'expérience me paraît important. Le professeur Maury a présenté des chiffres de mortalité. On sait que de très nombreux facteurs peuvent expliquer des écarts de mortalité entre deux populations. Nous n'allons pas entrer dans ce débat, qui n'a aucun intérêt, de même que la différence entre MAR (anesthésie-réanimation-médecine périopératoire) et MIR (médecine intensive-réanimation) n'a aucun intérêt pour la population française. Je pense que ce n'est pas ce que vous attendez. La SFAR a travaillé sur le retour d'expérience en association avec le Conseil national professionnel d'anesthésie-réanimation et la SRLF. Dix points, en particulier, ont été validés par les deux sociétés. Il nous a paru important de tirer parti des réanimations éphémères. Nous nous sommes rendu compte que certaines n'étaient pas bien adossées à des réanimations pérennes et qu'il fallait faire évoluer cela.

Nous nous sommes rendu compte qu'il fallait former le personnel et c'est ce qui est fait actuellement, dans les écoles d'infirmier anesthésiste diplômé d'État (IADE) et dans d'autres structures. Nous essayons de former un maximum de personnel afin de disposer de personnels soignants qui ont déjà fait de la réanimation. Le problème ne porte pas tellement sur les lits de réanimation. L'Allemagne est toujours citée comme un exemple formidable. Un article intéressant, paru dans Le Monde Diplomatique, début septembre, soulignait que si les Allemands avaient eu à faire face à la situation qu'a connue la France, de leur aveu même ils auraient connu un problème de personnel. Arrêtons de toujours citer le nombre de lits de réanimation en Allemagne. Nous sommes capables de faire la même chose en France avec nos USC (unités de surveillance continue). Il faut disposer de respirateurs et de matériels placés d'emblée dans ces unités, de façon à faire face aux prochaines vagues, car cela n'aurait pas de sens de vouloir adapter les lits de réanimation à une crise aiguë. Nous pouvons espérer ne pas être confrontés à une telle situation en permanence. Il faut donc raison garder de ce point de vue.

Les IADE qui sont allés en réanimation ont des compétences particulières, comme l'a indiqué le professeur Maury, et ces compétences particulières doivent être mises à profit lorsqu'ils vont aider en réanimation. Ce sont eux qui ont permis de créer des réanimations éphémères très rapidement, car ils connaissent très bien le matériel. Ils ont des connaissances en curarisation et en matière de sédation prolongée, ainsi que sur plusieurs points particuliers. Il faut mettre en valeur ces compétences afin que cela soit utile dans les services de réanimation qui ont besoin d'elles. Ce travail est en cours au niveau de la SFAR. Malgré ce qu'a présenté le professeur Maury, nous travaillons en excellente collaboration avec la SRLF.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Merci pour vos propos très francs et très clairs, qui sont extrêmement instructifs. Pouvez-vous préciser ce qu'il en est concernant les lits de réanimation ? Il y a trois semaines, nous avons entendu le ministre de la Santé, qui nous a indiqué que 12 000 lits de réanimation pouvaient être ouverts. J'ai retenu de votre exposé que nous avions actuellement 5 700 lits en France. Je n'ai pas tout à fait compris si le nombre de 600 lits indisponibles, faute de personnel suffisant, était déduit ou non de ce chiffre : avons-nous 5 700 lits, 5 100 lits ou 6 300 lits ?

Combien de lits de réanimation peut-on faire fonctionner actuellement au bénéfice de patients Covid sans toucher à l'activité usuelle des hôpitaux ? J'ai conscience que ce nombre variera suivant les régions. Nous avons l'impression qu'à 1 630 lits, on atteint déjà de grandes difficultés.

En supposant que l'on décide de nouvelles déprogrammations massives parmi les activités hospitalières, comme cela a été fait au printemps, combien de lits de réanimation peut-on faire fonctionner dans ce pays dans des conditions satisfaisantes en termes de personnel ? Le professeur Bouaziz vient de citer le chiffre de 10 000 lits de réanimation. Pouvez-vous préciser à quel coût, pour l'ensemble du système hospitalier, un tel nombre de lits pourrait fonctionner ?

Vous avez également expliqué que, lors de la première vague, vous étiez arrivés à court de médicaments. D'autres nous ont expliqué qu'ils avaient mis en place des protocoles afin d'économiser de façon importante les médicaments. Quelle est la situation aujourd'hui ? Disposez-vous des stocks de médicaments nécessaires, dans l'hypothèse d'un nombre de plusieurs milliers de patients Covid en réanimation et, si oui, pour combien de temps ?

M. Éric Maury. - Le nombre de 12 000 lits peut être atteint en termes de lits armés. Il existe le matériel, les scopes et les respirateurs mais le problème porte sur le personnel. Nous avons bénéficié lors de la première vague de la solidarité nationale et du renfort de nombreux soignants venus d'autres régions. Ils ne reviendront pas. Sans déprogrammation, je ne vois donc pas comment nous pourrions faire fonctionner ces unités de réanimation sur le plan du personnel.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Quel est le nombre de lits que l'on peut faire fonctionner aujourd'hui, sans déprogrammation ?

M. Éric Maury. - A mon avis, sans déprogrammation, nous sommes actuellement au maximum de nos capacités.

Nous nous sommes effectivement aperçus de tensions sur les médicaments car il n'y a pas de stock. Les commandes sont effectuées de façon très tendue. Il a fallu faire face à une demande considérable venant de tous les pays d'Europe et les fournisseurs se sont rapidement trouvés en difficulté. Comme vous l'avez indiqué, des programmes de rationnement ont été définis. J'ai entendu que nous avions plusieurs semaines de stocks de médicaments mais je ne saurais vous dire dans quelle mesure ces stocks pourront être utiles.

M. Marc Leone. - Je suis parfaitement en ligne avec ces réponses. En l'absence de déprogrammation, nous pouvons théoriquement monter jusque 10 000 ou 12 000 lits mais nous n'avons pas le personnel nécessaire pour faire fonctionner ce nombre de lits. Une réanimation fonctionne avec deux infirmières pour cinq lits. Les équipes de réanimation comptent, pour environ quinze lits, sept ou huit praticiens hospitaliers. C'est un système extrêmement tendu en termes d'effectifs. Nous ne pouvons laisser des lits libres « au cas où ». En activité normale, nous sommes programmés pour être remplis à hauteur de 90 % ou 95 %. Il n'y a pas de marge de manoeuvre. Si vous avez 20 lits, peut-être y a-t-il un lit libre, au maximum pour prendre en charge une urgence éventuelle.

Je suis parfois très surpris d'entendre ce que j'entends. Pour former un réanimateur, quelle que soit son obédience, il faut cinq ans. Je ne vois donc pas comment nous pourrions augmenter rapidement le nombre de lits. Ce n'est pas une architecture. C'est du personnel. Il faut six mois à un an d'ancienneté pour qu'un personnel infirmier soit autonome en réanimation. Il est donc extrêmement compliqué d'élever de façon brutale le nombre de lits.

En ce qui concerne les médicaments, je suis d'accord avec ce qu'a indiqué le professeur Maury. Nous avions connu une situation très tendue. Dernièrement, la situation s'est un peu améliorée. Nous avons un peu plus de stocks, sans avoir beaucoup plus de détail.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Autrement dit, nous sommes actuellement à saturation en réanimation.

M. Éric Maury. - Nous sommes au niveau de saturation car le taux de patients Covid atteint 30 %, 40 % voire 50 % des lits de réanimation dans certaines régions, sachant que les 50 % restants sont occupés par des patients non-Covid.

M. Patrick Pelloux, président de l'association des médecins urgentistes de France. - Ce que viennent de dire le professeur Leone et le président Maury est juste : nous sommes arrivés au bout d'un système. C'est d'autant plus grave que nous avions tous à peu près la certitude, aux mois de mars et d'avril, que la situation allait se calmer. C'est avec cette conviction que nous avions mobilisé fortement le personnel, partout en France, et que nous avions tous accepté le principe des déprogrammations.

Aujourd'hui, nous ne savons pas où nous allons et nous sommes arrivés au bout de ce que nous pouvions faire. L'épidémie n'est pas seulement située, comme en mars et avril, dans l'Est, en Île-de-France, dans les Hauts-de-France et à Marseille : elle est partout. Les renforts dont nous avons bénéficié, et que nous saluons tous, venant de professionnels dont il faut saluer l'engagement et la citoyenneté, alors qu'ils ne connaissaient pas les services dans lesquels ils sont venus travailler, ne seront pas là cette fois-ci. En outre, comme l'ont dit des collègues chirurgiens, la déprogrammation n'est plus entendable par les malades. Certains d'entre eux ont été opérés avec de longs délais, notamment dans le cas de cancers. L'idée selon laquelle tous les lits seraient réservés au coronavirus n'est pas entendable par des malades souffrant de pathologies présentant une mortalité supérieure à celle du coronavirus, même si je comprends l'engagement politique et social qui existe sur cette question.

Nous n'avons pas de réserves. On a ouvert un hôpital de campagne du service de santé des armées mais celui-ci est également exsangue, même s'il ne peut le dire car il n'a pas la même liberté de parole que nous. A Paris, on a fait l'erreur de fermer l'hôpital du Val-de-Grâce. C'est une interpellation que j'adresse : il faut rouvrir cet hôpital et y installer des lits. Il y a aussi eu toutes ces fermetures de lits. Je n'accuse pas le gouvernement actuel. Nous sommes dans une commission d'enquête. L'analyse faite ces vingt ou trente dernières années, selon laquelle la France avait trop lits d'hospitalisation, nous a conduits à privilégier une économie de santé et à rechercher toujours plus d'efficience, ce qui nous a conduits à réduire la voilure en diminuant de 100 000 le nombre de lits, ce qui est énorme. C'est une autocritique collective qu'il faut faire et je m'y inclus. Nous travaillons avec les urgentistes. Nous représentons les premières heures de prise en charge. Nous devons ensuite transférer ces malades aux réanimateurs médicaux, pour l'essentiel. Je travaille actuellement au SAMU de Paris. La situation est extrêmement tendue sur l'ensemble de l'Île-de-France. On essaie de trouver des lits de différentes manières mais c'est très compliqué. Si l'on en croit les courbes mathématiques de l'INSERM et de Pasteur, les jours qui vont arriver seront très difficiles.

Le noeud du problème réside dans le personnel. Vous avez lu des articles montrant que le personnel n'en peut plus. Il y a des interpellations sociales liées à l'attractivité des hôpitaux et au management qui y est pratiqué. Tous ces éléments sont liés.

Croyez bien à l'engagement des professionnels de santé, qui veulent tout faire pour sortir de la crise, d'autant plus que celle-ci a des retentissements sur l'ensemble de la société et de notre civilisation. Nous sommes très engagés mais nous souffrons du fait que nous sonnons l'alerte depuis des années sans avoir été beaucoup écoutés. Vous évoquiez les problèmes de matériels et de médicaments. Il faut réindustrialiser la France de toute urgence afin que nous soyons de nouveau autonomes concernant les médicaments.

M. Hervé Bouaziz. - Lorsqu'on est au bout d'un système, il faut travailler sur la prévention. Nous sommes effectivement en tension importante. Le professeur Leone a souligné, dans son introduction, qu'il fallait tout miser sur la prévention. Peut-être le Président de la République va-t-il, ce soir, instaurer un couvre-feu. On peut espérer que cela modifie un peu la donne en diminuant l'afflux de patients polytraumatisés. Ceux qui ont expérimenté ce type de mesure ont constaté une diminution immédiate de l'afflux de tels patients, la nuit en particulier.

Il faut aussi effectuer une déprogrammation intelligente. Nous en revenons à la notion de retour d'expérience. Des erreurs ont probablement été faites, en ne réfléchissant pas de façon suffisamment fine avec nos collègues chirurgiens ou interventionnistes aux activités qui pouvaient faire l'objet d'une déprogrammation. Tels sont à mon avis les aspects sur lesquels il faut mettre l'accent pour donner un peu d'oxygène au système.

Mme Agnès Ricard-Hibon. - À l'heure actuelle, la plus grande inquiétude des soignants est de faire face à un patient qui a des chances de survie et de ne pouvoir le prendre en charge dans des conditions de qualité et de sécurité qui seraient celles prévalant en temps normal. C'est un métier que nous avons choisi. L'engagement des professionnels a été remarquable. La coopération interrégionale, voire transfrontalière, a témoigné d'une grande solidarité durant la première vague. Nous étions habitués, en tant qu'urgentistes, à des difficultés chroniques d'hospitalisation mais tout était devenu possible car les relations avec notre administration et les décisions étaient intégralement centrées sur l'intérêt des patients. Nous parlions le même langage. Aujourd'hui, les soignants s'inquiètent du retour à l'anormalité d'avant car les niveaux de discussion ne sont pas les mêmes.

Nous avons aujourd'hui besoin de l'aide de la population pour nous aider à la prendre en charge et diminuer la propagation de l'épidémie. On ne va pas trouver du personnel soignant dans des pochettes surprises. Ces professionnels sont engagés mais nous en manquons cruellement, en médecine d'urgence comme en réanimation. Nous avons besoin de l'aide de la population pour freiner la circulation du virus et rester sous le seuil de saturation des hôpitaux. Le plus démotivant, pour un soignant, est de ne pouvoir faire son métier dans les conditions de qualité et de sécurité que nous devons à la population.

M. Éric Maury. - Effectivement nous ne parviendrons pas à équiper les 12 000 lits de réanimation sans déprogrammation. Il faut trois ans pour former une infirmière de réanimation et cinq ans pour un médecin. Je voudrais mettre deux chiffres en perspective. En ce moment, 1 500 patients occupent 5 000 lits et mettent un pays de 66 millions d'habitants en grande difficulté. Il n'est peut-être pas nécessaire d'avoir 30 000 lits de réanimation mais si nous en avions un peu plus, nous ne serions peut-être pas dans cette situation.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - De quel chiffre les 600 lits de réanimation actuellement fermés se déduisent-ils ?

M. Éric Maury. - Nous avons 5 700 lits opérationnels actuellement du fait de la fermeture de ces 600 lits.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Vous indiquez que nous avons 5 700 lits. Si l'on accroît ce nombre, y compris par des déprogrammations, où allez-vous trouver le personnel nécessaire pour faire fonctionner ces lits supplémentaires ?

M. Marc Leone. - La seule solution, pour libérer rapidement du personnel, est la déprogrammation chirurgicale. Quoi qu'on en dise, le personnel d'anesthésie-réanimation et les médecins anesthésistes-réanimateurs sont formés pour la réanimation. Ils suivent autant de stages que les personnels des services de médecine intensive-réanimation. Ils ont une formation équivalente. Les IADE (infirmiers anesthésistes des blocs) sont souvent issus des réanimations. Le parcours classique d'un IADE est celui d'infirmier, puis infirmier en réanimation avant de se former, au bout de quelques années, en tant qu'IADE. C'est le personnel qui peut être le plus rapidement opérationnel pour la réanimation parmi l'ensemble des infirmiers.

M. Patrick Pelloux. - C'est la clé de la crise. Je m'en suis ouvert à Katia Julienne, directrice des hôpitaux, la semaine dernière. Je ne sais pas où en est ce travail mais un certain nombre de verrous doivent être levés pour mieux calibrer les contrats de travail. J'ai relayé ce matin un appel solennel lancé par Martin Hirsch afin d'inciter à revenir des personnels ayant quitté les hôpitaux. L'AP-HP s'efforce d'augmenter la rémunération proposée en la calquant sur celle proposée aux personnels intérimaires mais il reste des verrous trop complexes. Nous pourrions créer un appel d'air intéressant en termes financiers et lancer un appel à la mobilisation citoyenne pour que des personnels reviennent travailler à l'hôpital (pourvu de faire en sorte que celui-ci soit accueillant, car ce n'est pas toujours le cas). Nous pourrons reformer, par des gestes simples, des personnels qui étaient en réanimation avant de rejoindre un exercice libéral par exemple. Peut-être certains praticiens peuvent-ils revenir un jour ou deux par semaine. Ce serait toujours cela. Encore faut-il bien les accueillir et bien les rémunérer. Il n'y a pas que les infirmières. Il y a les manipulateurs radios, les biologistes - qui sont submergés par les tests PCR en ce moment. C'est toute l'architecture de l'hôpital qu'il faut prendre en compte. Il faut mettre le paquet sur le plan financier. Peut-être pourrons-nous alors franchir ce cap difficile. En tout état de cause, nous ne disposons plus de la réserve dont nous avons bénéficié durant la première vague à travers des renforts de professionnels venant d'autres régions.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Monsieur Pelloux, le porte-parole de votre association a déclaré, le 20 septembre : « le problème qu'on a aujourd'hui à l'hôpital, plan blanc ou pas, c'est qu'on a eu quatre mois de répit et rien n'a été fait pour préparer l'hôpital à une augmentation d'activité qui était prévisible ». Quels sont, selon vous, les enseignements qui n'ont pas été tirés ? Qu'est-ce que le ministère et les ARS auraient pu mettre en place pour que cela fonctionne mieux aujourd'hui, alors que nous sommes dans la seconde vague et que les interrogations sont encore nombreuses ?

M. Patrick Pelloux. - Je peux émettre des idées mais je ne me poserai pas en donneur de leçons car il n'y a pas plus difficile que la gestion de crise. Nous sommes à un moment historique de la vie du pays. Je crois en mon pays et en la capacité de mobilisation collective dont nous pouvons faire preuve pour éviter le pire, c'est-à-dire l'écroulement de notre pays, comme l'avait dit Edouard Philippe. Nous en sommes là.

Probablement fallait-il acheter le matériel et il y a encore des endroits où le matériel n'a pas été acheté suffisamment tôt.

La mobilisation pour conserver le personnel aurait pu être plus forte. Certes, il y a eu le Ségur mais cela n'a pas été à la hauteur de l'espoir qui existait. Les augmentations sont considérables et toutes les organisations syndicales ont salué l'effort du contribuable pour augmenter les salaires. Le retard était tel que l'espoir était immense. Or aucun changement radical ne s'est produit, surtout dans les grandes villes, où le coût de la vie est particulièrement élevé du fait du logement.

Sans doute eût-il fallu mieux anticiper cette seconde vague mais, comme l'a souligné le Premier ministre, nous espérions que cela allait se calmer. Nous avons été un peu lassés d'entendre dire tous les quinze jours qu'une situation grave se profilait. La forme que prend l'évolution de l'épidémie décrit une augmentation lente. Aurélien Rousseau, directeur de l'Agence régionale de Santé d'Île-de-France, parle d'une marée montante.

On parle aujourd'hui, entre autres propositions, de former des réanimateurs. En juin avait lieu le concours des internes qui peuvent intégrer l'internat. Il y avait la possibilité d'utiliser ce levier et j'avais proposé au ministre de la Santé d'augmenter le nombre de réanimateurs médicaux, en passant de 74 à 150, par un redéploiement que tout le monde aurait compris. Le ministère ne l'a pas voulu et les chiffres sont restés inchangés. Je pense que c'est une occasion ratée. Lorsque, dans une région, on ferme une réanimation, cela a des conséquences pour les urgences et pour le SAMU car nous devons parcourir beaucoup plus de kilomètres et la régulation devient plus difficile. Ne trouvant pas de réanimateurs, nous faisons venir des réanimateurs d'Afrique du Nord, sans se soucier d'ailleurs des manques que cela peut causer dans ces pays. Ce problème du personnel est crucial. Il doit être pris à bras-le-corps en augmentant ou en répartissant différemment le nombre d'internes. Cette crise ne nous surprend pas car le problème des lits d'aval ou de lits pouvant accueillir des patients graves se pose régulièrement. Le nombre de lits disponibles est descendu à un niveau trop bas.

M. Damien Regnard . - Je suis un peu surpris d'entendre le bilan présenté. J'ai l'impression que nous sommes le 20 février, lorsque le professeur Caumes nous annonçait ce qui allait nous arriver. Nous avons l'impression d'être au même point qu'au mois de mars. Nous ne sommes pas préparés, alors que dès janvier nous savions que cela allait arriver. J'ai l'impression que trois mois (juin, juillet, août) ont été perdus alors qu'on savait à quoi s'en tenir. Je remercie le docteur Pelloux pour ses commentaires sur cette période.

Certains pays ont mis à jour leur parc de respirateurs. On sait que quelques polémiques ont éclaté sur ce sujet, à propos notamment de respirateurs non adaptés. Où en sommes-nous ?

Au lieu de nous annoncer de façon très médiatique l'augmentation du nombre de lits de réanimation (je parle du ministère de la Santé), ne pourrions-nous nous mobiliser pour ouvrir les lits existants mais actuellement fermés faute de personnel qualifié ?

J'aimerais également savoir quelles conséquences peuvent être tirées de cette première phase, de mars à juin, pour réagir en conséquence aujourd'hui et quels seraient les mesures et moyens à mettre en place pour faire face à cette nouvelle marée montante et à des épidémies qui risquent de se répéter à l'avenir ?

Mme Laurence Cohen . - Merci pour vos exposés. Effectivement, vos propos confirment les auditions que nous avons eues antérieurement. Les éléments que vous apportez, concernant les lits de réanimation, ne manquent pas de susciter un certain nombre d'interrogations car, compte tenu des politiques qui ont été menées depuis plus de vingt ans, une baisse extrêmement importante du nombre de lits a eu lieu. C'est ce que nous payons aujourd'hui. Les solutions sont les déprogrammations et le renoncement aux soins. Autrement dit, on a le sentiment que l'on déshabille Pierre pour habiller Paul, avec de façon prévisible des conséquences graves pour des patients qui ne mourront pas du coronavirus mais des pathologies qui les affectent, tels que des cancers.

Il n'y a pas d'anticipation de la part du gouvernement dans cette situation de crise. On pourrait décider de changer de braquet et de rouvrir des lits. Certes, il y a le problème des personnels, que vous avez souligné. J'ai posé une question d'actualité au ministre tout à l'heure, car il demande aux personnels de tenir bon. C'est une phrase terrifiante. Une infirmière dit : « on a travaillé plus de 50 heures par semaine six jours sur sept. Ce n'est pas un sacrifice de temps mais de personne ». Pour rendre l'hôpital attractif, il faut augmenter les salaires, et d'au moins 300 euros plutôt que deux fois 90 euros. Mais il faut aussi réduire les cadences, donc embaucher du personnel.

Je ne comprends pas le décret, concernant la profession de réanimateurs, qui limite le nombre de postes ouverts à 64 alors qu'il en faut 130. C'est maintenant qu'il faut élargir cette possibilité et donner des moyens aux universités. Pour réellement supprimer le numerus clausus, il faut donner des moyens aux universités pour que des étudiants soient formés et qu'ils disposent de lieux de stage.

Peut-on essayer de faire en sorte que les étudiants qui arrivent en fin de formation d'infirmier fassent l'objet d'un aménagement, pour la validation de leur diplôme, afin qu'ils soient disponibles plus tôt ? Est-ce envisageable également pour les médecins et les internes ? Que pensez-vous d'une telle idée ?

Nous sommes plusieurs parlementaires à constater que le nombre de lits de réanimation est deux fois inférieur à celui d'autres pays industrialisés tels que le Japon et l'Allemagne. Il ne s'agit pas de comparer pour comparer, car les politiques de santé peuvent varier d'un pays à l'autre. Ces chiffres fournissent tout de même une indication intéressante. En dehors de la crise, un nombre d'environ 5 000 lits n'est-il pas sensiblement insuffisant (puisqu'il représente à peine six lits pour 1 000 habitants) ?

Enfin, un certain nombre de services d'hôpitaux ont été fermés. Patrick Pelloux a évoqué le Val-de-Grâce. Je pense également à la sous-utilisation de l'Hôtel-Dieu. Faut-il de grandes surfaces pour installer des lits de réanimation ? C'est un argument qui nous a été opposé, auquel je ne crois guère. J'aimerais cependant entendre l'avis de professionnels.

Mme Angèle Préville . - Le gouvernement n'a pas fait d'annonce immédiatement en faveur de la réouverture de lits pour l'avenir et la formation de médecins réanimateurs. Cela me semble préjudiciable. Cela pourrait sans doute figurer parmi nos recommandations.

Avez-vous été entendus en ce qui concerne les déprogrammations à décider intelligemment et avez-vous le sentiment que cela va être fait ?

Nous sommes nombreux à avoir l'impression de devoir dresser un constat terrible. Nous devons préparer l'avenir et le sentiment dominant est que l'on ne prépare rien, c'est-à-dire que nous restons dans une situation de saturation. Je suis très inquiète pour les jours qui viennent et pour l'avenir, par voie de conséquence. Le ministre de la Santé a évoqué tout à l'heure la nécessité de former certains personnels en dix ans. Il nous faudrait donc certainement inscrire l'augmentation du nombre de lits et du nombre de médecins réanimateurs dans nos orientations pour les années à venir.

M. Marc Leone. - Je ne répondrai peut-être pas point par point à toutes ces questions car cela me serait difficile.

Je commencerai par la formation. Vous avez évoqué la possibilité de solliciter des internes et les IDE en fin de formation. Oui, toutes ces solutions sont largement éprouvées sur le terrain. Tous nos internes sont au sein des unités et ont un rôle actif de professionnels de santé. Ils ne sont aucunement mis sur le côté. Tout le monde participe à la prise en charge de ces patients à l'hôpital.

Le problème réside dans la pénurie complète qui prévaut. Je ne comprends même pas que vous soyez surpris du fait qu'on ne peut, en trois mois, changer une situation de pénurie pérennisée depuis vingt ans. Vous avez compris à travers les propos du professeur Maury qu'il y a une composition entre les MIR et les MAR. Cela témoigne bien de l'esprit très négatif qui peut exister dans les hôpitaux : si l'on crée des MIR, ce ne peut être qu'aux dépens des MAR. À Marseille, à l'APHM, nous manquons de 30 anesthésistes réanimateurs pour aller dans les blocs opératoires faire de la chirurgie courante et pour faire de la réanimation. Le problème n'est pas d'enlever des MAR pour créer des MIR. Il s'agit d'augmenter les ressources disponibles pour tous, de façon significative.

Se pose aussi la question de l'attractivité du secteur privé pour les personnes qui sont en fin de formation. Les personnels ont été formés jusqu'à leur thèse. Ils restent un ou deux ans chez nous en post-internat, puis sont naturellement tentés de rejoindre le privé, dont l'attractivité est immense. Les pratiques sont aussi assez différentes de celles qui existent dans nos centres. Les rémunérations n'ont aucun rapport avec celles pratiquées dans le secteur public. Autrement dit, nous formons nos propres concurrents et, une fois formés, ils partent pour la clinique en face, où ils vont gagner beaucoup d'argent. En revanche, le rôle social ne sera pas forcément rempli.

Il faut sortir de cette logique de compétition entre nous. Il faut des internes supplémentaires formés pour la réanimation et formés pour le bloc opératoire. Nous défendons cette ligne, via la SFAR, car cette plasticité des anesthésistes-réanimateurs peut être très utile. La pratique, au bloc opératoire n'est pas si différente de celle qui existe en réanimation. Je suis ami avec de nombreux médecins intensivistes-réanimateurs et je n'alimenterai pas ce débat.

La situation pouvait être anticipée il y a vingt ans mais nous payons aujourd'hui le prix de la politique instaurée il y a vingt ans, assortie d'un numerus clausus très sévère. Il faut aussi mentionner l'évolution des pratiques. Lorsqu'un anesthésiste-réanimateur remplace un autre anesthésiste-réanimateur dans le secteur privé, deux postes seront pourvus, car les gens travaillaient, à l'époque, 70 heures par semaine. De ce fait, deux voire trois professionnels vont remplacer un seul professionnel partant. Le paysage de la santé a complètement changé ces dernières années.

La surface nécessaire, en réanimation, est assez normée, à raison, je crois, de 20 mètres carrés par chambre. Ce n'est pas vraiment un problème. En revanche, les familles ne supportent pas que les patients se trouvent en réanimation s'il n'y a pas un plateau technique à côté. Si vous dites à une famille qu'un patient a été placé sous ventilateur mais qu'il n'y a pas de cardiologue pour effectuer une coronographie ni de scanner dans l'hôpital, les familles refusent la prise en charge. Les réanimations doivent se trouver là où existent des plateaux techniques permettant une prise en charge performante des patients, faute de quoi ceux-ci et leurs familles sont furieux, à juste titre. Des lits de réanimation seuls, sans le plateau technique qui doit se trouver autour, ne sont donc pas très utiles.

M. Éric Maury. - Nous avons un système hospitalier qui est, en ce moment, fatigué, peut-être même exsangue. Nous devons nous demander si nous sommes arrivés au bout d'un modèle. Nous sommes confrontés à un problème d'attractivité. Comme vous l'avez vu, le collectif inter-hôpitaux se fait entendre depuis de nombreux mois, en soulignant la perte de compétitivité de l'hôpital public et les nombreux départs de soignants vers le privé. Tout le monde est content de trouver l'hôpital public pour faire face à la crise mais il y a là de vraies questions.

Vous avez indiqué qu'il fallait cinq ans pour former des internes. En médecine intensive-réanimation, nous demandons depuis trois ans 130 internes. Nous en avons obtenu 64. Ce nombre est maintenant de 70. Nous sommes encore loin du compte.

La polémique, concernant les respirateurs, a été largement discutée. Des respirateurs ont été commandés, au plus fort de la crise, car le seul fournisseur français qui pouvait agir, L'Air Liquide, n'était pas en mesure de proposer d'autres respirateurs que ceux-là. Il est vrai que ce n'est pas une Ferrari. Ce n'est pas un respirateur perfectionné. Cela dit, si nous avions été confrontés à des hordes de malades, nous aurions été bien contents de les avoir. Je sais que des respirateurs ont été achetés dans un certain nombre d'hôpitaux. Je n'ai pas de vision globale sur les stocks disponibles de ces équipements.

Le problème porte bien sur le personnel, car nous disposons des structures et des respirateurs. Il faut armer ces unités de réanimation afin de pouvoir faire face à de nouvelles crises. Celles-ci surviennent à peu près dix ans, comme vous l'aurez peut-être remarqué. Il y a eu la grippe en 2010. Il y avait eu des épisodes du même type en 1959 et en 1969. Quel est le prix d'un lit de réanimation dont on se servirait tous les dix ans ? Certes, il faut disposer du personnel. Ce sont néanmoins des axes de réflexion au long cours à considérer. Fallait-il obliger les infirmières à se former en réanimation durant l'été, afin qu'elles soient opérationnelles dès leur sortie de l'école (sachant que le stage en réanimation n'est plus obligatoire) ?

Mme Angèle Préville . - Avez-vous été entendus concernant la déprogrammation intelligente ?

M. Éric Maury. - Je ne travaille pas au bloc opératoire. Au début, une déprogrammation nationale a été décidée, alors que certaines zones n'étaient peut-être pas fortement impactées. Je crois qu'il faut redonner la main aux régions et peut-être même aux hôpitaux, afin qu'ils gèrent la situation au mieux, car nous allons vraiment vers des périodes difficiles.

M. Hervé Bouaziz. - En ce qui concerne les déprogrammations intelligentes, je crois qu'il est un peu dur d'affirmer que rien n'a été anticipé. J'ai évoqué devant vous un certain nombre de dispositions prises concernant par exemple les réanimations éphémères. Des groupes se sont constitués pour faciliter la communication entre les autorités sanitaires et les médecins, ce qui a présenté une certaine efficacité pour les médicaments dont nous avions besoin. Ce dispositif serait d'emblée actif si nous en avions de nouveau besoin.

Chacun sait désormais que des déprogrammations massives ont eu des effets délétères et qu'un certain nombre de patients en ont payé le prix. Je pense que les médecins, dans les régions, réfléchissent avec les chirurgiens et les interventionnistes pour une déprogrammation intelligente. J'en discutais récemment avec un responsable à Rennes, où cette pratique est une réalité. Des leçons ont donc bel et bien été tirées de ce qu'il s'est passé. Ne pensons pas que nous repartons de zéro.

Mme Agnès Ricard-Hibon. - Nous avons aussi besoin de conserver notre personnel. On ne s'attache pas assez aux motifs de démission. Se posent des problèmes de statuts, d'avancement, de titularisation, de contraintes à l'embauche. Il y a une quantité d'obstacles administratifs en conséquence desquels nous avons du mal à recruter mais aussi à conserver nos professionnels dans les hôpitaux.

Vous avez évoqué à juste titre les professionnels en fin de formation, qui sont largement mobilisés. Une réforme du troisième cycle devait apporter des améliorations dans les coopérations entre CHU et CH. C'est l'inverse qui se produit en Île-de-France en raison d'une répartition inhomogène de ces docteurs juniors, en faveur du centre de la région. Il faut prendre en compte ces énormes disparités dans la répartition des moyens.

Là où ces docteurs juniors (qui sortent de dix années de médecine ou d'une quatrième année de spécialisation) sont présents, dans le cadre d'une « autonomie supervisée », nous commençons à entendre qu'ils vont remplacer des seniors et que l'on va revoir le tableau des effectifs. C'est une information très récente et ce n'est pas entendable, en particulier dans des périodes d'épidémie telles que la période actuelle. Ces professionnels qui sont en phase d'envol peuvent venir nous renforcer avant de devenir des seniors mais ils ne viendront jamais en substitution de professionnels seniors confirmés. C'est un exemple du retour à l'anormalité d'avant que j'évoquais, à travers certains discours qui nous sont tenus actuellement.

M. Patrick Pelloux. - Pour répondre à la question de madame Cohen, la fermeture de lits remonte à une période assez ancienne. Une technostructure, venant souvent de Bercy, nous expliquait que les lits coûtaient cher et que nous n'en avions plus besoin. Certes, nous n'étions plus à l'époque du président Pompidou, qui a construit un hôpital tous les 100 kilomètres, lorsqu'il a construit l'autoroute 16, car tout le monde se tuait sur la route. La prévention routière a été créée et nous n'avons plus eu besoin d'autant d'infrastructures.

Le problème réside dans la Copermo, une commission d'efficience qui vient de Bercy. C'est elle qui ferme les lits. Beaujon et Bichat vont fermer pour faire l'hôpital Nord. Martin Hirsch se félicitait de constater qu'on lui avait accordé 100 lits supplémentaires mais les deux hôpitaux qui ferment représentent encore la fermeture de 300 ou 400 lits. L'hôpital de Garches, qui est un des fleurons de la médecine de réadaptation pour les grands handicapés, va être fermé pour rejoindre Ambroise Paré. Cela représente encore quelques centaines de lits en moins. Ça n'arrête pas ! Je pensais que nos dirigeants allaient en prendre conscience à travers la crise actuelle. Je comprends tout à fait qu'un nouvel hôpital soit construit en Seine-Saint-Denis, car c'est un des départements les plus pauvres de France, mais qu'on ne ferme pas les autres ! Cette volonté d'efficience est toujours présente. Durant la crise, nous avons proposé de rouvrir des lits à l'Hôtel-Dieu. On nous a dit que ce n'était pas possible car les structures de circulation des fluides étaient cassées. Les syndicats de personnels sont allés voir. Tout fonctionne très bien. On pouvait y remettre des lits mais ils ne l'ont pas voulu.

Le problème est aussi celui de « l'après ». Nous ne savons pas où nous allons, alors que les patients, une fois sortis de réanimation, doivent être réadaptés. Certains feront probablement des fibroses pulmonaires. Les services de soins de suite et réadaptation (SSR) sont peu nombreux. Si l'on y ajoute les personnes âgées et celles qui sont en perte d'autonomie, c'est le jeu des dominos. Nous ne travaillons pas mieux aujourd'hui. J'ai l'honneur de présider la commission d'organisation de la permanence des soins. Je ne suis pas du tout associé à la cellule de crise de l'AP-HP, car cela gêne. Autour de la table, ce sont tous des professeurs prestigieux. Un simple praticien hospitalier, ce n'est pas possible. On décrète alors qu'il faut déprogrammer. Nous leur avons expliqué que ce sont des malades que l'on va retrouver aux urgences, car on a déjà déprogrammé des malades pendant deux à trois mois au printemps dernier. De façon de plus en plus pressante, on déprogramme l'activité chirurgicale. On ne peut faire autrement. Mais les chirurgiens veulent opérer leurs malades. C'est le sens d'une tribune qu'ils ont fait paraître dans Le journal du dimanche. Ils vont partir dans le privé. Je n'ai rien contre le privé mais celui-ci est en train de s'organiser pour les recevoir. Nous risquons d'amorcer la bascule de la chirurgie publique vers la chirurgie privée.

Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale va vous être présenté. Nous avons constaté que 4 milliards d'économies avaient été décidés. 8 milliards nous ont été alloués au mois de juin. Le nouveau PFLSS comporte déjà 4 milliards d'euros de moins, avec - 1,4 milliard sur les hôpitaux publics. Autrement dit, on va nous dire qu'il faut fermer les lits ouverts actuellement. On fait un pas en avant et trois pas en arrière.

M. Alain Milon , président. - Le PLFSS demande cette année aux hôpitaux un effort de 850 millions d'euros.

Mme Victoire Jasmin . - L'ECMO peut-il être pratiqué dans tous les services de réanimation ? Quelle est la particularité de cette technique ?

J'aimerais également savoir comment vous définissez un lit armé en réanimation. S'agit-il des équipements nécessaires et du personnel dédié ou seulement du matériel selon votre définition ?

Vous avez formulé des propositions concernant les étudiants, notamment les étudiants infirmiers, qui pourraient être formés et habilités pour travailler dans les services de réanimation. Ne serait-il pas judicieux également de solliciter les IBODE (infirmiers de bloc opératoire), qui pourraient sans doute être intéressés par un travail en réanimation, compte tenu de leur expertise et de leur expérience ?

De nombreux Français ont eu recours à des formations à l'étranger, du fait des limites induites par le numerus clausus en France. Pourrait-il être fait appel aux médecins français qui auraient été diplômés à l'étranger et qui pourraient revenir en France, en les habilitant afin de mettre en cohérence leur formation et en mettant en place des passerelles afin de pallier les difficultés que vous rencontrez actuellement ?

Nous savons que les chances ne sont pas les mêmes en tout point de notre territoire. Il y a des pertes de chances en certains lieux, compte tenu des disparités existantes. Il serait donc intéressant d'identifier tous les leviers permettant de soulager les soignants.

Mme Michelle Meunier . - Cette audition invite à une redoutable lucidité et cela fait mal, du point de vue des constats, que je partage. Nous comprenons bien que vous ne souhaitiez pas des déprogrammations, car ce terme laisse entendre un tri des patients, avec tous les problèmes éthiques que cela suppose. Nous serions là aux antipodes de ce que vous faites au quotidien dans vos pratiques de soignants.

Quelle est la réalité de l'appel aux praticiens étrangers ? En début de crise, un ou deux articles ont paru, dans la presse nationale, évoquant ces médecins étrangers qui seraient moins rémunérés. Ce phénomène a-t-il vraiment existé ?

Mme Nadia Sollogoub . - Le 24 septembre à 11 h 55, dans une clinique chirurgicale privée, un mail est arrivé, disant : « mesdames et messieurs, nous vous prions de bien vouloir trouver ci-joint une fiche relative aux recommandations d'organisation pour les prises en charge non-Covid ». Ce mail était signé par Katia Julienne et le professeur Jérôme Salomon. Chacun peut imaginer les conséquences d'un tel mail sur l'organisation de chaque structure compte tenu de ce qu'impliquent des changements d'organisation pour la prise en charge des patients. Le même jour, à 13 h 03, la clinique recevait un autre mail : « mesdames et messieurs, merci de ne pas tenir compte de l'envoi précédent. Un envoi ultérieur sera réalisé. Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée. Bien cordialement, le centre de crise sanitaire ».

Cela n'a pas d'incidence majeure mais je voulais savoir si vous aviez connaissance de ce type d'anomalie. S'agit-il d'un problème d'articulation entre le public et le privé ou d'un problème général de pilotage ? Subissez-vous également, à l'hôpital public, ce type d'ordre et contrordre arrivant dans les heures suivantes ? En sommes-nous encore là aujourd'hui ?

Mme Raymonde Poncet . - Le constat est lucide, comme cela a été souligné, mais incomplet. Le docteur Ricard-Hibon a évoqué le rôle des acteurs médico-sociaux et les patients restent à domicile lors de la première vague. Les médico-sociaux (notamment les services infirmiers à domicile, qui maillent tout le territoire) ont bien été présents, parfois pour soigner sur place, à domicile, les personnes âgées en perte d'autonomie qui pouvaient être atteintes par la Covid. Une mobilisation assez extraordinaire a prévalu dans ce domaine également. Jamais le taux d'absentéisme n'a été aussi bas. Mais les services intervenant à domicile sont actuellement en décompensation et les démissions flambent, car le Ségur de la santé n'a pas inclus les médico-sociaux intervenant à domicile, renvoyant aux travaux du Laroque de l'autonomie la revalorisation du personnel médico-social intervenant à domicile.

Je voudrais vous alerter à ce sujet, car le domicile ne tiendra pas la seconde vague. Dans les services de soins infirmiers à domicile, on ne peut plus prendre les patients entrants. Le personnel médico-social à domicile est en train de partir vers les EHPAD, voire à l'hôpital, ce qui ne fait qu'accroître les problèmes d'aval qu'évoquait monsieur Pelloux. Le Ségur de la santé n'a fait que rattraper le retard de décennies de déflation salariale. Il n'y a rien là d'extraordinaire. Dans le médico-social règne le primat de l'établissement. Le domicile constitue un point aveugle et il n'est pas du tout prêt à affronter la deuxième vague.

M. Marc Leone. - L'ECMO est un système d'oxygénation extracorporelle qui nécessite un appareillage et peut être placé dans toute réanimation. Dans notre région, le choix a été fait de disposer d'une réanimation référente car il y a des effets de centre. La réanimation moderne, ce sont aussi des spécialisations. Nous faisons 600 traumas par an et je pense que nous le faisons bien. Un service de réanimation d'un établissement voisin pratique les ECMO et en fait énormément. C'est ainsi que l'on progresse. Tout le monde peut le faire mais la littérature montre qu'il est préférable de rechercher un effet de centre, c'est-à-dire lorsque cette technique est mise en oeuvre par un seul centre.

M. Éric Maury. - Comme tout, on ne fait bien que ce qu'on fait souvent. L'ECMO reste une thérapeutique d'exception.

M. Marc Leone. - Un lit armé est un lit comprenant le matériel et le personnel adéquat.

M. Éric Maury. - Je me suis mal fait comprendre tout à l'heure. A mes yeux, un lit armé est un lit équipé mais non opérationnel faute de personnel suffisant.

M. Marc Leone. - Nous manquons d'IBODE dans tous les secteurs. La pénurie est générale. Les IBODE manquent aux blocs opératoires. Si on demande aux chirurgiens que leurs IBODE viennent en réanimation, on peut craindre que cela ne se passe pas très bien, car il faut aussi faire tourner les blocs opératoires. En outre, les gens ne sont pas forcément enchantés de rejoindre les réanimations, où l'on a 20 % de mortalité, c'est-à-dire un patient sur cinq. Même à l'hôpital, on n'est pas familier d'un tel taux de mortalité. C'est quelque chose d'assez traumatisant pour une infirmière non habituée à la réanimation. C'est la raison pour laquelle nous avions écrit avec Jean-Michel Constantin une tribune dans Le Figaro pour défendre le métier d'infirmière en réanimation.

M. Éric Maury. - Le métier d'infirmière en réanimation est une spécificité qui doit être reconnue comme telle.

M. Marc Leone. - Pour nous, la déprogrammation n'est pas possible aujourd'hui. On ne peut pas considérer que le malade Covid est plus important que le malade non-Covid. Inversement, des chirurgiens viendront sans doute vous expliquer que leurs patients de 40 ans, atteints de cancer, sont plus importants que les patients Covid. C'est tout aussi faux. Il n'y a pas de compétition entre les patients. Nous devons traiter les deux filières le mieux possible. L'on peut déprogrammer à la marge certaines interventions fonctionnelles mais même ces patients seront mécontents si l'on retarde les interventions.

Dans mon département, je manque de 12 médecins anesthésistes-réanimateurs sur 40. Un tiers de mon temps est consacré à envoyer des annonces, recevoir des CV et des candidats du monde entier. Dès lors que nous les recrutons, nous les incluons dans l'équipe. Nous sommes en crise et la pénurie d'anesthésistes-réanimateurs et de médecine intensivistes dure depuis de nombreuses années. Cela pose effectivement des questions vis-à-vis des pays d'où viennent les médecins étrangers.

Il y a des différences dans les organisations entre le public et le privé. Durant la première vague, l'appui de nos collègues du privé a été salutaire. Sans eux, nous n'aurions pas réussi. Ils nous sont venus en aide, dans le secteur public, de façon volontaire. Aujourd'hui encore, en région Provence-Alpes-Côte d'Azur, les établissements privés jouent parfaitement le jeu et accueillent de nombreux patients Covid dans leur réanimation. Cette complémentarité existe entre les deux secteurs et montre toute son efficacité. Cependant, si on ne déprogramme pas, les professionnels ne sont pas disponibles.

Il existe un besoin en réanimation. Néanmoins, s'il s'agit de faire appel à des infirmières des services des étages pour pourvoir les réanimations, ce ne sera pas efficient car les patients des étages risquent alors de voir leur état se dégrader, faute d'un personnel suffisant dans les étages. Nous récupérerons ces patients en réanimation et nous aurons finalement aggravé le cercle vicieux. Ce ne sera donc jamais une solution envisageable. Ce serait la pire chose à faire pour la santé de la population.

Mme Agnès Ricard-Hibon. - Nous avons énormément de postes vacants, en réanimation comme en médecine d'urgence. Vous avez parlé, madame la sénatrice, d'égalité des chances. La répartition des internes et des jeunes seniors devient très hétérogène au détriment des CH périphériques. Un tiers de la promotion des docteurs juniors en médecine d'urgence, en Île-de-France, n'a pas choisi d'affectation. Ceux qui ont choisi ont opté pour le centre de la région, dégarnissant tous les CH. Ce n'est pas le cas dans toutes les régions mais dès lors que l'organisation existante ne permet pas de découvrir l'offre et les qualités pédagogiques proposées dans les CH (donc les perspectives de carrière qui existent dans ces établissements, avec de vrais partenariats entre CHU et CH), nous perdons des professionnels.

Nous essayons de compenser ce déficit par des praticiens étrangers mais la situation est ubuesque pour parvenir à les titulariser, tant les difficultés sont grandes. Nous avons des professionnels, venant de pays où ils ont reçu une formation remarquable, que nous souhaiterions garder dans nos établissements mais nous n'y parvenons pas, tant les contraintes sont grandes. Il ne faut pas que ces professionnels étrangers viennent compenser la pénurie là où l'on organise presque la désertification médicale. Il faut un meilleur partenariat entre CHU et CH et que les CH soient intégrés dans les commissions pédagogiques afin qu'il existe une répartition homogène des professionnels formés. Ainsi pourra être préservée l'égalité des chances dans l'ensemble des régions.

Vous avez évoqué à juste titre, madame la sénatrice, l'aide à domicile. Comme je le soulignais, lorsque la situation se bloque en réanimation, cela se répercute sur les urgences. Nous avons besoin de laisser à domicile des patients qui n'ont pas besoin de l'ensemble du plateau technique. On nous a beaucoup reproché de ne pas laisser des personnes âgées d'EHPAD venir dans les établissements. On s'est au contraire reposé sur la ville de sorte que les prises en charge soient adaptées avec des professionnels de ville plutôt que d'entraîner une maltraitance de personnes âgées dans les couloirs des urgences.

Nous avons des solutions permettant d'améliorer ce travail partenarial entre la médecine d'urgence et la médecine de ville, notamment par le service d'accès aux soins et ses liens avec les CPTS. Nous devons renforcer la coopération et la valorisation de ces professionnels, qui auront alors le sentiment de travailler avec nous (et non seuls dans leur coin) à la pertinence de l'accès aux soins, avec le souci de réserver le plateau technique à ceux qui en ont vraiment besoin. Pour ce faire, il faut organiser la prise en charge à domicile, en amont ou en aval de l'hospitalisation. Nous avons beaucoup d'espoirs à travers cette coopération qui a très bien fonctionné durant la première vague, de même que la mobilisation de la ville dans les centres Covid. La mobilisation des professionnels médico-sociaux peut être d'un précieux secours afin que les patients pouvant être pris en charge en ville le soient. Cela passe par la régulation généraliste et urgentiste. Ce pourrait aussi être une solution pour améliorer l'attractivité de ces métiers, à travers un travail d'équipe.

M. Patrick Pelloux. - Je réponds à l'interpellation de madame Meunier concernant les praticiens étrangers. Lorsque le numerus clausus a été fixé à un niveau très bas, au début des années 80, tout le monde savait d'emblée que cela ne permettrait pas le renouvellement des générations. Il a alors été décidé de faire appel à des médecins étrangers, particulièrement en Afrique du Nord. On les a moins bien rémunérés. Tout est là. A chaque fois, ils subissent une décote, au motif qu'ils n'ont pas le diplôme ou l'équivalence requise. Si la France reconnaît leur diplôme et les rémunère correctement (ce qui passe par des négociations internationales), il faut que cela soit valable dans l'autre sens et non que lorsque des Français veulent aller travailler en Algérie, au Liban ou aux Etats-Unis, on leur impose des examens. Cette réflexion doit surtout être menée au plan européen. Nous n'avons pas constaté un afflux de nombreux médecins européens alors que les frontières sont ouvertes. C'est sans doute, là aussi, un enjeu d'attractivité et de rémunération. Rémunérez les médecins étrangers comme les médecins français. C'est aussi une question d'égalité. Vous verrez que, très vite, le numerus clausus augmentera. Il existe toujours un numerus clausus et une sélection, même si celle-ci s'opère de façon plus sournoise.

Les ordres et contrordres ont toujours existé. Bienvenue à l'hôpital ! Nous recevons des bulletins et des contre-bulletins. Nous nous y sommes habitués et nous ne leur en voulons pas, car parfois il n'est pas plus mal que certains ordres soient annulés.

Madame Jasmin, vous avez mille fois raison à propos des inégalités. Je pourrais citer de nombreux départements où les patients subissent une perte de chances du fait de l'absence de coronarographie. Je pense au Cotentin. Le même problème se pose pour l'accès au plateau technique en cas de cancer. Ce débat est à avoir avec le ministère de la Santé et surtout le ministère des Finances. Parlez-en avec le directeur de l'agence régionale d'Île-de-France, qui s'arrache les cheveux au vu des inégalités qui existent entre la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne ou les Hauts-de-Seine.

Vous avez également raison, madame, en soulignant que le médico-social a été le parent pauvre des accords du Ségur. Pourtant, sans ce secteur, aucun retour à domicile ne pourrait être envisagé. C'est un enjeu politique majeur. Les personnes âgées disent immédiatement qu'elles ne veulent pas aller en EHPAD ni en maison de retraite. Je ne crois pas que ce soit un luxe. Le curseur est placé très haut, en termes d'humanisme, dans notre pays et notre civilisation. Il ne faut pas l'oublier, même en période de crise. Celle-ci n'est pas dérogatoire aux droits ni à l'humanisme. J'ai l'impression que nous portons tous ce message ici. Nous devons être entendus, et pas seulement à court terme.

M. Hervé Bouaziz. - Les ordres et contrordres peuvent toujours se produire. L'erreur est humaine. Il est difficile d'en dire davantage dans la mesure où je ne connais pas le détail de ce mail.

La question éthique de la déprogrammation se pose en effet. Il faudra aller au bout de ce questionnement et veiller à ce que les patients ne paient pas les conséquences d'une déprogrammation. Les questions éthiques se posent tous les jours en réanimation. Nous avions même anticipé le débordement du dispositif hospitalier, lors de la première vague, et des questions éthiques se sont fait jour avec le service de santé des armées, en coopération avec la SFAR, pour prévoir qui irait dans les lits de réanimation.

M. Éric Maury. - Je suis pleinement d'accord avec le professeur Bouaziz. Cela fait partie de notre quotidien. Nous faisons de l'éthique pour se demander notamment si la réanimation est justifiée, car la réanimation est agressive. Nous allons faire subir un traitement douloureux, long, pénible à des malades dont la qualité de vie, à l'issue de la réanimation, est parfois si dégradée que nous considérons qu'elle n'est pas acceptable.

M. Alain Milon , président. - Nous vous avions fait parvenir des questions écrites auxquelles vos réponses seront bienvenues.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de M. Louis Gautier,
ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

(jeudi 15 octobre 2020)

M. Alain Milon , président . - Nous reprenons nos travaux avec l'audition de M. Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Le rôle du SGDSN dans l'élaboration de la doctrine d'emploi des ressources et dans l'action en cas de crise a été évoqué dans nos travaux, merci de nous le présenter rapidement, avant les questions que nous vous poserons.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Louis Gautier prête serment.

M. Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. - Une première observation, que chacun comprendra au moment où une nouvelle vague de covid-19 s'abat sur notre pays : la gestion d'une crise exceptionnelle est toujours un exercice redoutable. Alors que j'étais SGDSN, de 2014 à 2018, de nombreuses crises m'ont donné l'occasion de tester nos outils d'action : les attentats terroristes de 2015-2017, mais aussi les cyberattaques, ou encore les crues de la Seine en 2016 et l'ouragan Irma. La première crise que j'ai eu à connaître concerne l'épidémie de virus Ebola, en octobre 2014 ; elle a donné lieu, dès le mois de novembre, à la mise en oeuvre du plan Pandémie grippale, qui a été publié, et à la mise en place d'une task force, dont le coordonnateur était Jean-François Delfraissy. Ces crises m'ont permis de tester la solidité de notre dispositif de réaction ; nous avons mis en place une cellule interministérielle de crise à 127 occasions, nous avons révisé quasiment tous les plans de sécurité nationale, sur les menaces les plus diverses, de la catastrophe industrielle au terrorisme. Le bioterrorisme a été un sujet de priorité, de même que la biogénétique, nous étions très attentifs aux risques liés à la vulgarisation des découvertes dans ces domaines. Cette attention à de nouvelles menaces n'a pas diminué ni fait écran, comme je l'ai lu dans le rapport d'étape de la mission d'évaluation indépendante, à la priorité donnée aux risques liés à une pandémie, voyez la place qu'occupent ces risques dans le Livre blanc de 2013 sur la défense de la sécurité nationale et dans la revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017. Le Plan Ebola est resté actif jusqu'à janvier 2016, le plan Orsan - Organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles - a été déclenché quatre fois : lors de l'épidémie d'Ebola, de la grippe de 2015 - qui a fait plus de 18 000 morts - et aussi après les attentats du Bataclan et de Nice. Les directives nationales de sécurité ont été révisées en 2015, j'ai tenu à la création d'un comité national consultatif sur la biosécurité, avec l'Académie des sciences, le contrat interministériel général a fait une place à la menace bioterroriste, et prévu une évaluation régulière des moyens à disposition. Le plan Pandémie grippale a été publié la première fois en 2011 - il était jusqu'alors confidentiel, ce qui va contre la mobilisation de la société civile -, nous l'avons régulièrement testé, en 2013 par exemple, puis, en quittant mes fonctions j'avais organisé un exercice pour 2017. L'avantage de ce plan est bien dans la préparation des situations de crise, dans l'apprentissage des gestes réflexes, dans le phasage des actions ; en particulier une fois passée l'alerte, ce plan facilite la délivrance de messages de prévention.

Notre pays n'a pas, dans sa tradition, une grande culture de prévention, je le dis après avoir mesuré, comme président de l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS), combien les messages doivent s'accompagner d'actions précises et ciblées, viser par exemple les jeunes, les personnes âgées, pour acculturer aux gestes de prévention. Les plans sont revus régulièrement, mais il faut les adapter à chaque crise, face aux nécessités. Le confinement général imposé en France comme dans bien d'autres pays, n'était du reste pas prévu dans le plan Pandémie grippale, qui n'envisage que des mesures de quarantaine.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Vous avez déclaré que le plan Pandémie grippale n'était pas obsolète, et qu'au début de la crise sanitaire, la cellule interministérielle de crise aurait dû être activée plus tôt : à quel moment, selon vous ? En quoi cette convocation aurait-elle amélioré la gestion de la crise ? Vous prônez également une refonte de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) : qu'entendez-vous par là ? Quel regard portez-vous, enfin, sur la gestion des masques, des équipements de protection personnelle (EPI) et des tests ?

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Je m'interroge sur le début de la crise, qui a paru gérée sur le plan exclusivement sanitaire, avec un cloisonnement entre les directions : vous qui avez de l'expérience, quelle organisation vous paraitrait-elle la plus souhaitable pour aller vite et répondre de manière plus adéquate ? Nous sommes entrés dans une phase de rebond de l'épidémie de covid-19, avec plus de tests, plus de cas, et des hospitalisations qui augmentent en nombre : pensez-vous que, dans la période qui a suivi le confinement, des messages utiles n'ont pas été délivrés ?

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Un outil unique vous paraît-il adapté face à des crises polymorphes ? La France manque de culture de santé publique : ce constat, consensuel, ne pose-t-il pas une question sur la gouvernance même de la santé publique, sur l'appréciation des risques et la préparation aux crises épidémiques - le SGDSN est-il un outil adapté ? Enfin, quel doit être le rôle respectif de l'État et des collectivités territoriales ? Des présidents de régions et de départements appellent à plus de décentralisation, le ministre de la santé semble y être opposé, qu'en pensez-vous ?

M. Louis Gautier. - Il y a de quoi s'interroger sur le fait que le plan Pandémie grippale n'ait pas été déclenché au départ de la crise sanitaire, l'avantage aurait été de lancer aussitôt la phase d'alerte, de délivrer des messages de prévention, de procéder à l'examen des stocks, de prendre des mesures de précaution pour freiner la diffusion de cette épidémie. Quand une crise sanitaire de cette ampleur se produit, la réponse déborde très largement la capacité de réponse d'un seul ministère. C'est le propre des crises touchant à la sécurité nationale, comme les attaques terroristes, les cyberattaques ou, a fortiori , les pandémies : un ministère ne peut répondre seul, il faut regrouper de l'information et de l'expertise venues de sources très nombreuses, internationales, intérieures, mobiliser un grand nombre d'acteurs, d'administrations, prendre des initiatives très nombreuses et finalement adapter peu ou prou les plans, qui sont surtout des check lists. Le plan Orsan déclenché le 23 février reprend le plan Pandémie grippale, je dirai qu'il l'avalise en quelque sorte, mais je ne saurais dire pourquoi le plan Pandémie grippale n'a pas été déclenché, ni quelles en sont les différences concrètes - on annonçait, par exemple, le passage en phase 3, deux jours avant le confinement, mais sans qu'on sache précisément ce qu'il en était. Or, il ne faut pas l'oublier, il y a une différence entre les plans d'emblée interministériels, dont la coordination revient au Premier ministre, et ceux qui relèvent d'un secteur ministériel donné - ici, le ministère de la santé. L'articulation entre plan interministériel et plan sectoriel paraît avoir été délaissée au profit d'autres solutions, c'est ce qu'il m'a semblé.

Plus tôt on forme une cellule interministérielle de crise, mieux on mobilise les responsables ministériels, mieux on fait remonter les informations du terrain, des préfets, des agences régionales de santé (ARS), des recteurs. La cellule interministérielle elle-même est présidée par le Premier ministre, mais elle peut l'être aussi par un ministre. Cet outil est mieux à même de s'adapter aux crises complexes, car plus une crise est complexe, plus l'information vient de sources diverses, plus il est facile de se tromper. Il faut savoir en particulier mobiliser les experts et interpréter l'expertise, l'évaluation, les conseils, prendre des décisions en considérant tout cet ensemble d'informations - tous ceux qui ont eu à gérer une crise, savent que les experts ne sont que des experts, et qu'ils n'ont pas, eux, à prendre de décision. Il est très important, aussi, de mettre en place une task force en interministériel et à l'échelon national, pour mobiliser toutes sortes de compétences, confier des tâches essentielles à des secteurs qui ne paraissent pas d'emblée concernés par la crise ; en cas de crise sanitaire par exemple, s'il faut tester les voyageurs dans les aéroports et les gares, il est évident que ce sont les services du ministère de l'équipement, ce sont les grands opérateurs de transports, les grandes compagnies et les aéroports qui sont les mieux placés et qu'il faut mobiliser sans délai. Qui plus est, la cellule interministérielle de crise peut être activée et désactivée en tant que de besoin.

Quand on examine l'action conduite depuis le printemps, on constate que toutes les mesures du plan Pandémie grippale ont été appliquées, sauf, bien sûr, la vaccination. Il est vrai qu'en matière de grippe, dès lors que le vaccin existe, l'accent a été mis sur le thérapeutique et on constate aujourd'hui un déficit collectif sur les gestes barrières, la prévention, le port de masques, les gels hydroalcooliques. Ce déficit est collectif parce qu'il implique de nombreux réseaux, y compris associatifs - ce qu'on a su faire pour la prévention du sida, par exemple pour l'usage du préservatif ou le renouvellement des seringues, nous aurions dû le faire dans la crise sanitaire pour protéger mieux les personnes âgées et les personnes fragiles. La tâche n'est certes pas facile, on voit qu'il faut accompagner les messages, qui peuvent être mal perçus quand ils visent les jeunes ou les personnes âgées, la crise sanitaire vient de nous le rappeler.

Aurait-on pu mieux faire pour être mieux préparés à la deuxième vague ? Vous êtes des politiques, vous savez donc très bien qu'un plan, même très bien fait, ne remplace pas la décision. L'équilibre est très difficile à trouver face à la crise sanitaire, pour faire entendre les risques d'une deuxième vague du virus, sans empêcher la reprise économique, sans enfermer la vie sociale - je l'ai vu concrètement à l'université, les facteurs sont très nombreux et complexes à articuler.

Les stocks stratégiques d'équipements de protection individuelle et de masques relèvent de la responsabilité du ministre de la santé, ils sont suivis par les ARS ; la circulaire interministérielle du 17 décembre 2012 relative au plan national de prévention et de lutte contre la pandémie grippale en précise ce régime et la doctrine d'usage. Le SGDSN ne doit pas se tromper sur ses missions : il n'a pas les moyens ni la responsabilité de mettre en oeuvre les mesures contenues dans les plans, il agit en soutien et ne saurait se substituer aux services ministériels. Nos moyens sont faibles : à peine 50 personnes travaillent pour la direction de la protection et de la sécurité de l'État du SGDSN, à comparer aux quelque 800 personnes travaillant à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) ; sur ces 50 personnes, nous avons quelques spécialistes seulement des questions de santé, dont Claude Wachtel et Christophe Schmit - j'avais fait venir ce dernier au secrétariat général.

En réalité, les personnels du SGDSN ont une double compétence : ils sont spécialistes d'un domaine, par exemple l'informatique, la biologie, la santé, et ils sont spécialistes des questions de sécurité dans leur domaine de spécialité, et c'est ce qui fait leur rareté. Le SGDSN joue un peu le rôle d'une boîte de vitesse, qui, du recueil d'informations très diverses, du suivi des signaux faibles à la préparation des séances du Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), assemble des analyses, des évaluations, des propositions ; il a ce rôle de proposer des solutions en étant dans cette position unique, à l'articulation de l'expertise, de l'action interministérielle et de la décision politique. Nous sommes donc toujours en soutien, jamais en opérationnel à proprement parler. Nous n'avions donc pas la main sur la gestion des stocks de masques, ni la mission de contrôler directement ces stocks ; nous n'avons pas, comme pour d'autres équipements de sécurité, le contrôle sur les crédits fléchés pour l'achat de ces éléments de protection - dans le domaine de la santé, la responsabilité est entièrement dévolue au ministre de la santé, un problème du reporting se pose probablement dans ce secteur particulier. Les stocks stratégiques, les commandes spécifiques qui doivent obtenir une priorité dans l'accès aux fournitures, ou encore le financement de filières dormantes, tout ceci a un coût et il faut assurer que les ordonnateurs ne modifient pas les priorités ; c'est ce que permet le fléchage strict des crédits, puis leur contrôle, en particulier dans les contextes où les priorités sont multiples et qu'il y a, de ce fait, des risques de chevauchements, d'interprétations divergentes - d'où l'importance du fléchage budgétaire et d'une définition claire des responsabilités.

La doctrine de la circulaire de décembre 2012 et les règles relatives à la protection des travailleurs dans le risque de pandémie - lesquelles imposent aux employeurs de protéger leurs salariés - démontrent que le stock stratégique de masques, en réalité, était réservé aux patients, aux cas contacts, donc aux citoyens : la protection des personnels de santé relève, elle, des établissements de santé ou de stocks sectoriels qui auraient dû être constitués.

La décentralisation et la déconcentration vont de pair. Quand je faisais des exercices, par exemple des simulations d'accidents industriels, j'invitais systématiquement les maires des communes concernées, car les maires sont les élus de contact immédiat. Cependant, en matière de sécurité nationale, les chaînes étatiques de décision sont claires, elles passent par des échelons régionaux, avec les préfets de zone de défense, les ARS de zones de défense. La circulaire du 17 décembre 2012 est d'ailleurs sous double timbre des ministères de la santé et de l'intérieur, elle établit les responsabilités des uns et des autres dans la mobilisation des stocks stratégiques de masques, précise comment les préfets de région et les ARS doivent s'organiser pour fournir les équipements de protection, ceci pour toutes sortes d'accidents ou d'épisodes de crise sanitaire. La chaîne de l'État est construite, elle repose sur des autorités clairement définies, des responsabilités circonscrites, et sur la notion d'ordre public. Cependant, cette chaîne n'a, dans l'urgence, probablement pas autant de capacité d'adaptation ni de rapidité que des circuits plus courts, d'échelon régional, et il peut être plus aisé de mobiliser des moyens à cet échelon régional que des moyens nationaux. Mais il n'y a pas d'opposition entre les deux, il y a une bonne intelligence des responsabilités : les maires, élus de contact immédiat, sont les premiers à pouvoir faire passer des messages, mais ce n'est pas une raison pour limiter l'État à la délivrance, lointaine, de moyens seulement nationaux. Ceci est particulièrement vrai dans les crises touchant à la sécurité nationale, où les problèmes, et leurs solutions, sont toujours d'envergure aussi nationale, voire internationale.

M. Alain Milon , président . - Je vous remercie pour ces réponses. J'ai retenu deux de vos phrases. « Les maires sont les élus de contact immédiat » : cette phrase mériterait d'être retenue à des niveaux supérieurs ! « Les experts ne sont que des experts » : il est important de le redire, en particulier aux experts médiatiques.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - Quelle est votre préconisation au sujet d'une éventuelle refonte de l'OMS ?

M. Louis Gautier . - Votre question relève d'un autre cadre, celui de mes réflexions universitaires sur l'OMS. Qu'ai-je constaté dans cette crise ? Deux choses.

La première concerne l'Europe et fait suite au rapport que j'avais remis au Président de la République sur les questions de défense et de sécurité en Europe. Malgré la répétition des crises - migratoires, terroristes, etc . -, l'Europe n'est toujours pas - dans ses institutions ni dans ses moyens - préparée à affronter collectivement une crise qui touche tous les États de l'Union. Les décisions restent donc nationales, prises isolément : nous l'avons vu lors de la première vague et nous le reverrons lors de la deuxième vague. Il y a donc un manque dans le projet européen. On observe un manque de transversalité entre les coopérations étatiques et les coopérations de moyens permises par la Commission européenne. Il n'y a eu de coopération ni entre les États et l'Union européenne, ni entre le domaine du Conseil européen et celui de la Commission européenne. Et je ne parle pas des agences spécialisées.

Par ailleurs, aucune guerre depuis la Deuxième Guerre mondiale n'a eu d'impact international aussi retentissant sur le fonctionnement des relations, des communications et de l'économie internationales. Cela concerne l'OMS, mais aussi plus globalement le Conseil de sécurité de l'ONU - qui s'est réuni très tardivement sur cette question - et l'Organisation mondiale du commerce (OMC) - qui n'a pas été en mesure de répondre à une crise économique majeure ni d'éviter des pratiques de dumping, etc . On sent une gêne de l'OMS sur son retard à l'allumage, même si elle a essayé de l'expliquer dans ses audits et publications postérieurs. Alors que nous avons une planète qui s'intègre et qui intègre les problèmes climatiques, environnementaux et sanitaires, nos institutions datent de 1945 et sont en partie inadaptées et insuffisamment réactives pour traiter des problématiques dans l'urgence.

Je n'ai moi-même pas la solution à la question que je pose, mais l'on voit bien qu'il faut plus d'implication. Du côté des autorités françaises au plan européen, celle-ci est manifeste. Comment transformer cela pour adapter collectivement nos réponses ? C'est tout l'enjeu du politique.

Mme Angèle Préville . - Il y a peut-être eu un manque de réactivité. Le conseil scientifique a peut-être été mis en place trop tardivement. Que pensez-vous de l'existence, au Canada et dans tous les pays anglo-saxons, d'un scientifique en chef capable de convoquer, dans un temps très court, d'autres scientifiques pour faire face à des crises ? La France aurait-elle besoin d'un tel dispositif, indépendant et réactif ?

Pouvez-vous nous en dire plus sur la chaîne industrielle dormante que vous avez évoquée ?

Mme Victoire Jasmin . - Permettez-moi de revenir sur les retours d'expérience. Nous ne faisons pas suffisamment souvent des liens et des interconnexions entre services. Les deux plans, Orsec - Organisation de la réponse de sécurité civile - et Orsan, ont été mobilisés avec des liens de plus en plus forts. C'est utile par exemple après un ouragan, quand on a des eaux stagnantes.

Il faudrait peut-être former les conseillers qui aident les décideurs à prendre les décisions. Car les éléments de langage et la communication n'ont pas toujours été très adaptés. On sent une dichotomie avec la vraie vie. En outre, on ne tient pas suffisamment compte de tout ce qui s'est déjà passé pour opérer des réajustements pertinents.

Mme Nadia Sollogoub . - Je vous remercie pour votre regard stratégique et global sur l'organisation des plans. Nous comprenons que la finalité est de construire un squelette d'arbre décisionnel afin d'être le plus opérationnel possible. Les élus ont cette même vision : ils sont très organisés autour des plans communaux de sauvegarde.

Vous nous dites : « les ARS et les préfets doivent s'entendre. » Mais il me semble que l'arbre décisionnel n'est pas très clair : sur le terrain, l'État a été bicéphale durant cette crise sanitaire. Vous nous dites aussi : « la chaîne de l'État est construite », mais n'est-elle pas construite justement sur une fragilité ? Car si, en bout de chaîne, tout repose sur un accord entre le préfet et l'ARS, nous perdons en efficacité.

Mme Laurence Cohen . - Je vous remercie pour vos éléments de réponse. Cette pandémie ne semble pas avoir été une surprise pour vous, car vous avez tiré la sonnette d'alarme dès la fin du mois de janvier. Avez-vous été entendu ? La France avait-elle alors les moyens de faire face à la pandémie ?

Vous nous dites : « les stocks stratégiques sont de la responsabilité du ministère de la santé, avec des déclinaisons locales », les ARS notamment. Le virage stratégique de 2013 n'a-t-il pas conduit à un manque de stock national, en raison du transfert de responsabilité vers des employeurs publics et privés : établissements de santé, médecins libéraux, etc . ?

Quel a été, selon vous, le principal échec de notre pays au cours de la première vague qui expliquerait l'intensité de cette deuxième vague ? J'ai entendu ce que vous nous avez dit sur les institutions européennes. Je sais aussi que cette pandémie n'a pas de frontière et que les autres pays ne sont pas mieux lotis : mais c'est peu étonnant, car les mêmes politiques de santé ont été menées partout en Europe.

Mme Michelle Meunier . - Merci pour vos réponses claires et précises à nos questions denses et nombreuses. Vous nous avez dit que le plan Orsan REB avait été déclenché le 23 février. Qu'est-ce qui ne s'est pas passé entre début janvier et le 23 février ? Pour reprendre les mots du Président de la République, « quelque chose n'a pas marché » : quoi selon vous ?

En tant qu'universitaire, vous rencontrez les étudiants. Comment pourrait-on mieux les sensibiliser ?

M. Louis Gautier . - Il y a une question de professionnalisation et d'organisation de l'expertise. À chaque fois, on réinvente et on crée de nouvelles commissions. Les leçons de la crise Ebola ont été retenues parce que c'est le professeur Delfraissy qui l'a suivie et qui suit l'actuelle crise. Mais il n'y a pas d'enregistrement des leçons et des pratiques. Ces leçons ne sont d'ailleurs toujours pas dégagées : les avis doivent-ils être publics ou non ? Les avis divergents doivent-ils apparaître dès le départ ? Il est normal qu'il y ait un travail scientifique en vase clos. L'interrogation scientifique est toujours difficile, car il y a des égos, des différences épistémologiques, mais aussi des différences d'approche entre disciplines. Par exemple, sur la question des crues de la Seine, météorologues et hydrologues avaient des approches différentes, et nous n'avons pas vu que les débordements viendraient en amont, dans les affluents. Il n'y a souvent pas de solution évidente et unanime. Il faut être en mesure de traiter cette difficulté. Les avis qui ne sont pas mûrs n'ont donc pas vocation à être publics, parce qu'ils créent du trouble. Les points de vue divergents doivent être référencés et connus des décideurs, car un avis a priori marginal peut s'avérer in fine vrai. Ce travail n'est pas fait.

Il y a ce qui relève des agences de veille et d'alerte et ce que l'on confie, le plus tôt possible, à un comité d'experts qui doit décanter la connaissance disponible pour faire des recommandations au décideur politique qui tranchera sur les sujets qui concernent la société. En revanche, d'autres décisions, par exemple le protocole d'un médicament, resteront du ressort des scientifiques. Il faut donc bien connaître le domaine de chacun et se garder d'empiéter sur celui des autres.

Je ne suis pas certain que la solution d'un scientifique en chef soit la bonne. Il suffit de regarder aux États-Unis comment l'épidémie est gérée alors qu'ils ont été les premiers à inventer des centres de surveillance des épidémies comme celui d'Atlanta et qu'ils disposent d'un scientifique national. Nous avons besoin de nous interroger sur la manière dont nous mobilisons l'expertise et dont nous établissons les procédures relatives à cette expertise.

Les chaînes industrielles dormantes reviennent à surfinancer les industriels à travers des contrats. Quand tout le monde est touché, la question de capacités de fabrication nationale, y compris de produits très basiques, peut se poser. J'ai également évoqué l'idée de marchés spécifiques à la commande, qui nécessitent des dérogations. On peut donc imaginer des chaînes pharmaceutiques dormantes, mais il faut étudier les moyens de les financer. Votre commission devrait bien montrer que si une crise impacte globalement l'Europe, il faudrait qu'elle ait les moyens de sa souveraineté. C'est le discours du Président de la République sur la souveraineté.

Le retour d'expérience est systématique chez les militaires ; c'est ce qu'ils appellent le « retex ». S'agissant de la crise de la covid-19, c'est vous et l'Assemblée nationale qui ferez le retour d'expérience politique. Si les choses ne sont pas écrites et décrites, elles se perdent. La crise du sida a ainsi été très riche d'expériences, avec notamment la participation des associations des malades à la réflexion scientifique et à la mise en place de protocoles thérapeutiques ; les réponses ont en partie été trouvées, mais pas toutes ; le professeur Delfraissy et Françoise Barré-Sinoussi ont présidé le Comité analyse recherche et expertise (CARE), mais toute cette génération de chercheurs sur le sida est en train de passer. Il faut donc un retour d'expérience suffisamment précis sur les crises. Dans le domaine de la gestion d'une crise de sécurité nationale, c'est le rôle du SGDSN de conserver la traçabilité de ce qui a été fait pour faire un retour d'expérience.

Il y a peut-être eu des contacts plus ou moins réguliers entre ARS et préfets selon les régions. Il y a pourtant des éléments de doctrine, notamment la circulaire du 12 juillet 2013 du ministre de l'intérieur et du ministre des affaires sociales, adressée aux préfets de zone, préfets de département, directeurs généraux des ARS de zone et directeurs généraux des ARS, qui demande une coordination, notamment dans la distribution des masques. J'ai également une lettre du directeur général de la santé en date du 2 mai 2013 sur la modification de la doctrine : « Au mois de février dernier, vous m'avez indiqué être en attente d'une réponse formelle de la direction générale (...). Compte tenu de l'actualité épidémiologique internationale, il me semble nécessaire que cette discussion puisse être organisée rapidement. Mes services sont en effet régulièrement sollicités sur la conduite à tenir ». Je fais une relance le 18 février sur la doctrine de 2013 ; je tiens ce courrier à votre disposition, ainsi que l'ensemble des réponses ministérielles qui prennent acte. Je me souviens de la réponse du ministre de l'agriculture, très immédiate et très dense, sur la nécessiter d'en parler aux chaînes administratives, mais aussi à leurs établissements, afin que des stocks soient constitués. La doctrine était diffusée, mais pas suffisamment. Pourquoi tel grand service public n'a pas eu de difficultés sur les masques, voire en a rétrocédé à d'autres ? Et pourquoi tel autre a-t-il dû interrompre la continuité de sa mission de service public faute de pouvoir équiper ses agents en masques ? Sans doute la doctrine a-t-elle été diffusée, mais pas suffisamment. Il y a eu des réponses d'accusés de réception et parfois de diffusion, mais cette diffusion n'a peut-être pas été aussi systématisée. Je ne l'explique pas, je le constate, comme vous.

C'est en tant que citoyen que j'ai tiré la sonnette d'alarme en janvier ; je n'étais plus en fonctions. En raison de ma présidence de l'ANRS, j'étais en effet en contact avec des milieux scientifiques et notamment des virologues, inquiets des éléments produits par la Chine, sur ce coronavirus et un certain nombre de pneumopathies foudroyantes. Je constatais aussi que les schémas de modélisation épidémiologique - qui montraient que le continent européen ne serait pas massivement touché, comme cela avait été le cas avec d'autres épidémies comme le SRAS ou le MERS - ne correspondaient pas à la réalité. Or le 23 janvier, les Chinois ont décidé la mise en confinement de plusieurs dizaines de millions d'habitants : cela m'a frappé. Les Chinois ont pris des mesures drastiques et cela m'a inquiété. La réponse évidente m'a alors semblé devoir être le déclenchement du plan Pandémie grippale. Mais je ne suis pas en situation pour vous dire comment les décisions ont été prises.

En réagissant plus tôt, nous aurions peut-être pu nous adapter plus rapidement. Par exemple, sur le sujet des réquisitions de masques, il me semble que nous aurions pu prendre des décisions et des mesures plus simples, impliquant les officines dans la distribution, sur présentation de la carte professionnelle des professionnels de santé. Je ne peux pas aller plus loin sur ce point : je n'ai pas les informations et je ne suis pas en situation de vous les donner.

Le SGDSN a procédé au virage stratégique de 2013 - qui est en réalité un rappel du code du travail - à la suite d'un avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). Ces éléments de doctrine ont été très largement diffusés et il en est donné acte dans une série de réponses, notamment celle du directeur général de la santé. Au rappel que je fais, il en est à nouveau donné par toutes les chaînes administratives. Pourquoi ensuite tel service, administration, ou hôpital était-il équipé et tel autre ne l'était-il pas ? La responsabilité est aussi distribuée : il faudrait interroger les responsables de ces organismes. Ne connaissaient-ils pas la doctrine ? Ne l'avaient-ils pas intégrée ? Peut-être pensaient-ils que l'accès à un stock de masques était aisé, qu'il n'y aurait jamais de pénurie et qu'il suffirait de relancer une commande ? L'apparition d'une pénurie a sans doute confronté certains à des difficultés particulières.

M. Alain Milon , président . - C'était extrêmement instructif. Je vous remercie de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition de Mme Claire Landais,
ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité nationale

(jeudi 15 octobre 2020)

M. Alain Milon , président . - Nous poursuivons les auditions des anciens secrétaires généraux de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) avec Mme Claire Landais, secrétaire générale du Gouvernement et SGDSN de 2018 à 2020.

Je l'indiquais en préambule de l'audition précédente : le rôle du SGDSN dans l'anticipation, la planification et l'élaboration de la doctrine en cas de crise a souvent été évoqué au cours de nos débats, qu'il s'agisse du plan Pandémie grippale ou de la doctrine d'emploi et des conditions de stockage des masques. Nous nous emploierons à clarifier cette situation ce matin.

J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site internet du Sénat et consultable à la demande. Je rappelle que le port du masque et la distance d'un siège entre deux commissaires sont obligatoires et je vous remercie de bien vouloir y veiller tout au long de cette audition.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Madame Landais, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Claire Landais prête serment.

Mme Claire Landais, ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité intérieure. - Le SGDSN est un ensemble d'entités placées auprès du Premier ministre et travaillant aussi beaucoup avec l'Élysée, qui représentent 1 200 personnes au total. Sa fonction historique, très sollicitée, est le secrétariat du conseil de défense et de sécurité nationale. Au total, dix-neuf conseils de défense ont été consacrés à la crise sanitaire pendant que j'étais au SGDSN, de la fin février au 15 juillet dernier, soit plus d'un par semaine.

Le rôle de ce secrétariat est d'établir l'ordre du jour des réunions, en lien avec l'Élysée et Matignon, et de récolter les contributions des uns et des autres. Régulièrement, le SGDSN apporte sa propre contribution, lorsque les sujets le justifient. Dans le champ sanitaire, il était davantage présent pour aider à constituer l'ordre du jour et mobiliser les contributeurs. Après le conseil de défense, le SGDSN rédige le compte rendu et s'assure que les décisions prises sont mises en oeuvre.

S'y ajoute une fonction majeure : la coordination interministérielle dans tout le champ de la sécurité nationale et de la défense. Elle englobe des problématiques très diverses. Le SGDSN exerce certaines compétences en régime de croisière, comme le contrôle des exportations de matériels de guerre, la réglementation relative au secret de la défense nationale, voire la délivrance de certaines habilitations, au plus haut niveau de classification. Un autre sujet nous a beaucoup occupés ces deux dernières années : la sécurité économique, qui devrait être un enjeu majeur dans les années à venir. Évidemment, tous les sujets de souveraineté nous intéressent au premier chef.

C'est dans le champ de la coordination interministérielle en matière de sécurité nationale que s'inscrivent les missions d'anticipation et de planification exercées par le SGDSN. Il assure ainsi la coordination et la rédaction de plans. Au total, il en existe une quinzaine, élaborés sous la supervision du SGDSN avec l'ensemble des parties prenantes.

Lors des crises majeures, le SGDSN n'est pas appelé à intervenir dans la conduite opérationnelle, mais au stade de l'anticipation et de la préparation. À cet égard, certains plans sont dirigés vers des menaces, pour des crises naissant de l'action d'acteurs malveillants ; je pense par exemple aux plans Pirate, concernant les transports, ou Piranet, sur les sujets « cyber », qui nous inquiètent particulièrement aujourd'hui.

D'autres plans sont dédiés à des risques - catastrophes naturelles, industrielles, ou encore crises sanitaires.

Au titre de la supervision de la rédaction de plans, le SGDSN a pour rôle d'animer la collectivité des hauts fonctionnaires de défense et de sécurité. Ces derniers sont responsables de secteurs dans lesquels s'inscrivent des opérateurs d'importance vitale. Au total, la France dénombre 300 opérateurs de ce type, publics ou privés, exerçant des activités dont l'interruption aurait des effets systémiques et porterait atteinte à la sécurité de la Nation. Ces acteurs font donc l'objet d'exigences particulières, notamment pour la sécurité physique ou informatique.

Le SGDSN est également chargé de la formation des acteurs de la gestion de crise au sein de l'État, ou d'autres acteurs assurant le continuum de sécurité - à cet égard, l'on dispose peut-être de marges de progression. Ce travail se traduit par la réalisation d'exercices nationaux : ces grands exercices interministériels ont lieu, en général, deux fois par an.

Le bloc « planification, formation, organisation d'exercices » occupe une sous-direction d'une des deux directions historiques du SGDSN, à savoir la direction de la protection et de la sécurité de l'État (PSE). L'autre direction historique, la direction des affaires internationales, stratégiques et technologiques (AIST), est davantage tournée vers les crises extérieures et vers des sujets comme l'exportation de matériels de guerre ou la lutte contre la prolifération.

Ces deux directions comptent, au total, 120 personnes : le SGDSN est une administration de mission et de coordination. Dans ce champ, il n'a pas d'action opérationnelle ; il n'est pas un acteur de première ligne. D'ailleurs, il n'a pas de rôle prédéterminé une fois que la crise majeure est là. Il conseille le Premier ministre pour l'organisation de la gestion de crise, mais il ne se charge pas de la conduite opérationnelle, même si le SGDSN et ses agents ont été impliqués dans la gestion de cette crise, du moins dans certaines de ses dimensions.

La troisième grande mission, davantage opérationnelle, est assumée par les entités rattachées au SGDSN, notamment le groupement interministériel de contrôle (GIC). Toutefois, le rattachement de cette instance au SGDSN est beaucoup plus administratif que fonctionnel. De plus, il s'agit d'une interface entre le cabinet du Premier ministre et les services de renseignement pour la mise en oeuvre des techniques de renseignement, question assez éloignée du sujet qui nous occupe ce matin.

En revanche, deux opérateurs ont été assez directement impliqués dans la crise sanitaire.

Le premier, c'est l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (Anssi), qui, aujourd'hui, compte environ 600 agents. L'Anssi assure la sécurité des systèmes d'information stratégiques - ceux de l'État, des opérateurs d'importance vitale et des opérateurs de services essentiels (OSE). Elle est mobilisée pour la protection des systèmes d'information dans le champ de la santé, et elle a exercé cette mission avec une attention particulière pendant la crise, qu'il s'agisse du ministère des solidarités et de la santé, des établissements de santé ou encore de producteurs nationaux de produits stratégiques.

Le second, c'est l'opérateur des systèmes d'information interministériels classifiés (Osiic). Ce service à compétence nationale a été créé le 1 er juillet dernier. Il résulte de la fusion d'une des sous-directions de l'Anssi et d'une unité militaire qui s'appelait le centre des transmissions gouvernementales. L'Osiic est chargé de concevoir, de déployer, de maintenir et de superviser les réseaux de communication classifiés, c'est-à-dire protégés par le secret de la défense nationale. Une partie des réunions du conseil des ministres et du conseil de défense ont été organisées en audioconférence ou en visioconférence, dans des conditions exigeantes en termes de résilience, de confidentialité et de sécurité. À ce titre, l'Osiic a beaucoup été à la manoeuvre.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - Pouvez-vous nous éclairer sur le début de gestion de la crise ? La cellule interministérielle de crise n'a pas été immédiatement activée à la suite des alertes de janvier dernier : il a fallu attendre la mi-mars pour que la première réunion ait lieu. Pourquoi le plan Pandémie n'a-t-il pas été activé plus tôt ?

Vous avez précisé la structure du SGDSN et ses effectifs. Quel est son niveau d'expertise en santé publique ? Comment, et à quel moment, a-t-il articulé son action avec celle du ministère des solidarités et de la santé, et avec celle des agences concernées pour répondre à la crise ?

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - La question intéressante, posée par Bernard Jomier, porte sur ce que vous avez fait à partir de la mi-janvier. Quelle était votre place dans le dispositif ? Sur quelles données nationales et internationales vous êtes-vous basée ? Vous êtes partie en juillet. Quel a été votre rôle après le confinement au sein du dispositif ?

Mme Claire Landais . - La première question porte sur l'organisation de la gestion de crise. Fin janvier, le Premier ministre a confié au ministre de la santé la conduite opérationnelle de la crise.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - À quelle date précise ?

Mme Claire Landais . - De mémoire, une réunion interministérielle (RIM) a été organisée le 26 janvier pour confier la conduite interministérielle de la crise au ministère de la santé. À l'époque, il s'agissait d'une décision totalement logique, la crise étant alors une crise sanitaire à l'étranger, même si les premiers cas ont été détectés d'après mes souvenirs le 24 janvier. Le fait que la conduite opérationnelle soit confiée au ministère de la santé n'a bien sûr pas empêché une vision interministérielle - des réunions de ministres se sont tenues à Matignon avant le 26 janvier - ni une implication du Quai d'Orsay, qui sera ensuite un des acteurs les plus rapidement mobilisés pour le rapatriement des ressortissants français et pour organiser la prise en charge des personnes arrivant de Chine, notamment de Wuhan.

Au cours du mois de février, nous avons pris conscience de manière très nette de la nécessité d'un suivi épidémiologique par la santé et du fait que les déterminants de la gestion de cette crise étaient d'ordre sanitaire. Il est logique que la santé ait eu la main. Néanmoins, il est clairement apparu aussi qu'il faudrait traduire les différentes décisions dans les champs hors sanitaires et que nous aurions besoin de l'implication d'acteurs non sanitaires. À côté du directeur du centre de crise sanitaire, Jérôme Salomon, s'est montée, à son profit, à la demande du Premier ministre, en coordination avec le SGDSN, une task force interministérielle animée par un préfet et dans laquelle sont représentés l'ensemble des ministères.

Dès la fin du mois de février, le SGDSN a réuni les hauts fonctionnaires de défense adjoints. J'ai également organisé une dizaine de réunions avec les secrétaires généraux des ministères, qui sont hauts fonctionnaires de défense en titre, pour régler avec eux les problèmes transverses aux départements ministériels, mais qui relèvent du champ du SGDSN : réflexion autour des plans de continuité d'activité (PCA), gestion du télétravail, questionnements autour du droit de retrait, équipement en masques des agents des ministères, puis, plus tard, sujet de la reprise d'activité.

L'organisation de la gestion de crise ne donne lieu à l'activation de la cellule interministérielle de crise (CIC) que le 17 mars, au moment du confinement, car c'est à ce moment-là que les autorités politiques ont considéré que la polarisation du sujet, même si les déterminants étaient d'abord sanitaires, avait un impact sur la vie de la société tout entière. La décision a alors été prise d'ouvrir la CIC. À partir du 17 mars, il aura coexistence d'une organisation de crise avec l'ensemble des fonctions de la gestion de crise : décision, communication, anticipation et logistique. Un des enseignements de cette crise est que la place assignée au départ à la logistique n'était probablement pas celle qu'elle méritait. À partir du 17 mars, l'équivalent d'une gestion de crise au sein du ministère de la santé sera mise en place pour le champ non sanitaire au ministère de l'intérieur : la CIC est logée au ministère de l'intérieur et est armée par des agents de la direction générale de la sécurité civile et de la gestion de crise. Une synthèse a été faite tous les jours par le directeur de cabinet du Premier ministre à partir de début mars, tous les jours à seize heures. Cette réunion servait aussi de préparation au conseil de défense, en présence du secrétaire général de la présidence. Le Premier ministre était représenté par son directeur de cabinet, qui a réalisé un travail remarquable.

M. Bernard Jomier , rapporteur . - La CIC a commencé à être réunie le 17 mars. Notre question ne porte pas sur l'après-17 mars, car nous connaissons tout le travail effectué à partir de là. Avec Catherine Deroche, notre interrogation porte sur la période bien antérieure. Vous avez évoqué une réunion interministérielle le 26 janvier. Une autre réunion a été organisée le 3 février. Un dispositif interministériel a donc été mis en place bien en amont de la CIC, qui a été mobilisée plus tard, une fois que le confinement a été décidé. Pourquoi la CIC n'a-t-elle pas été enclenchée plus tôt ? Les différentes dimensions que vous mentionnez de la crise se sont révélées bien avant le 17 mars ! Notre deuxième question portait sur le plan.

Mme Claire Landais . - J'ai dit que la RIM, qui confie la direction opérationnelle de la crise, a eu lieu le 26 janvier. Il y a certes eu des réunions de ministres à Matignon, mais je n'étais pas présente avant le 26 janvier. L'activation de la CIC date du 17 mars, mais il se passe effectivement beaucoup de choses dans le champ interministériel dès le mois de février et jusqu'au 17 mars. Les réunions de seize heures, appelées réunions de synthèse, débutent d'ailleurs bien avant le 17 mars. La circulaire du 1 er juillet 2019 sur l'organisation de la gestion de crise ne dit pas autre chose : quand une crise déborde d'un secteur, le Premier ministre décide, soit de garder à son niveau la direction de la crise, soit de la confier au ministre de l'intérieur dans le cas d'une crise nationale ou au ministre de l'Europe et des affaires étrangères dans le cas d'une crise internationale. Quand la crise reste sectorielle, elle peut être prise en charge par le ministère concerné, comme cela a été un temps le cas pour cette crise par le ministre de la santé. Mais quand elle dépasse un champ sectoriel et qu'elle a une dimension interministérielle, on active une CIC.

Ici, la crise était tellement inédite et d'une ampleur tellement forte qu'il y a eu cette mécanique du champ sanitaire, d'une part, et de l'ensemble du champ non sanitaire, d'autre part, sachant que, dans tous les ministères, les cellules opérationnelles et les centres de crise étaient activés par ailleurs.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Je comprends que vous ne puissiez pas nous éclairer sur des réunions auxquelles vous ne participiez pas. Notre commission d'enquête souhaite connaître précisément le rôle de votre service de la mi-janvier jusqu'à la fin février. L'activation de la cellule de crise du 17 mars est intervenue après un nombre important de décès dans le Grand Est, qui a été frappé par le tsunami le 1 er mars d'après Jean Rottner, président de région. Pouvez-vous nous préciser des dates de réunion ? Qu'avez-vous fait jusqu'à la fin du mois de février ? Quel a été votre rôle après le déconfinement ? Vous nous dites que le pilotage de la crise a été confié le 26 janvier au ministre de la santé. Or c'est précisément le jour où la ministre de la santé a affirmé qu'il y avait très peu de risques que le virus arrive en France !

Mme Claire Landais . - Le centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (Corruss) a été renforcé dès le 17 janvier. Le centre de crise sanitaire a été activé le vers le 20 janvier. Je ne mettais pas en cause la réalité de la vague épidémique avant le 17 mars. Précisément, elle a été prise en compte par le centre de crise sanitaire, et c'est heureux.

Notre ADN, notre logiciel, est de « faire de l'interministériel ». À la tête du SGDSN, j'avais des conseillers, officiers supérieurs, qui m'aidaient à préparer les conseils de défense, en coordination avec le ministère de la santé et avec le ministère des armées, notamment pour les transferts de patients. Des liens existaient donc avant le 17 mars. Que le centre de la gestion de crise se trouve au ministère de la santé jusqu'à cette date n'a pas empêché une articulation entre ministères.

Le 17 mars ont été créés les deux pôles, puis on est passé du centre interministériel de crise à la cellule interministérielle de crise. Après le déconfinement, l'organisation a évolué vers une intégration totale entre le ministère de la santé et les autres ministères, le directeur de la CIC ayant un adjoint issu du ministère de la santé. On peut regretter que cette intégration n'ait pas eu lieu avant, mais la dynamique de la crise explique pourquoi tel n'a pas été le cas. Je le répète, certaines instances permettaient néanmoins de procéder à cette intégration tous les jours, notamment grâce à la réunion de synthèse de 16 heures.

J'imagine que vous avez largement évoqué le plan Pandémie avec Louis Gautier. La version actuelle de ce plan date de 2011, et sa création de 2004. Les mises à jour se sont succédé entre ces deux dates, mais pas après 2011, ce qui peut en effet être troublant. Une partie de l'explication tient au fait qu'il s'est passé beaucoup de choses sur le front sanitaire lors de la décennie précédente, et que des conséquences ont été tirées de ces événements, notamment par l'OMS.

Après 2011, en revanche, il n'y a pas eu de modification du plan Pandémie grippale. Cela ne me semble pas constituer en soi une difficulté, et je ne suis pas certaine qu'une modification ultérieure à cette date aurait eu une très grande importance.

On peut regretter, en revanche, le manque d'exercices dans le champ de la mise en oeuvre du plan Pandémie grippale après 2013. Un plan est utile non seulement en raison de sa confection même, permettant aux acteurs concernés de se parler, mais aussi en raison des exercices. D'autres activités étaient menées. Francis Delon, SGDSN entre 2004 et 2014, qui a été très préoccupé par la thématique sanitaire durant son mandat, était à la manoeuvre pour le plan Pandémie grippale. M. Delon et Louis Gautier ont été très mobilisés pendant la crise du virus Ebola, et une réflexion a été lancée sur la variole. Un exercice « variole » a eu lieu à la fin 2019. Le SGDSN n'avait donc pas déserté le champ de la crise sanitaire.

Sur l'articulation avec le monde de la santé, j'indique que le SGDSN a en son sein deux médecins, ainsi que des spécialistes NRBC - nucléaire, radiologique, biologique, chimique. Notre façon d'aborder le monde sanitaire est un peu particulière, tournée davantage vers la menace que vers le risque - je pense aux acteurs malveillants -, nombre de membres du SGDSN étant issus du monde de la sécurité, du ministère des armées et du ministère de l'intérieur, et moins nombreux sont ceux qui viennent du monde de la santé.

J'ai mis l'un des deux médecins, qui était mon conseiller, et était chargé avant même la crise de l'articulation avec le ministère de la santé, à la complète disposition de la Direction générale de la santé (DGS). Il a fait le lien constant entre nos deux maisons. Pour résumer, il n'y a pas de bataillons de spécialistes du monde sanitaire au SGDSN - et pas de bataillons du tout, d'ailleurs. On n'y fait pas carrière : on vient de quelque part et on y retourne.

En janvier dernier, le ministère de la santé nous a dit que le plan Pandémie grippale n'était pas adapté à cette crise, car il s'agissait non pas de grippe, mais d'un virus inconnu. Alors que ce plan avait en ligne de mire des thérapeutiques et la possibilité d'obtenir un vaccin à relativement brève échéance - même si le virus de la grippe évolue chaque année, il y a en effet des souches communes -, nous n'étions plus du tout dans cette perspective. Nous sommes donc repartis du plan Pandémie grippale, sans considérer qu'il pouvait s'appliquer immédiatement, et avons réfléchi à partir du volet non sanitaire, tandis que le ministère de la santé s'inspirait du plan pour concevoir un guide d'aide à la décision stratégique.

Vous m'avez interrogée sur l'activation du plan. Dès janvier, on a pioché dans le plan Pandémie grippale pour mettre en oeuvre certaines des mesures qu'il prévoyait. En ont découlé les décisions relatives à l'accueil des passagers venant de Wuhan et au contact tracing, la communication sur les gestes barrières, etc . Je ne sais pas si l'on peut pour autant parler d'« activation » du plan Pandémie grippale.

Un autre enseignement est à tirer de la crise : il convient probablement de réfléchir à un plan « pandémie générique », qui aurait des volets liés à des agents pathogènes particuliers, ce qui suppose de prendre un peu de hauteur. J'ai compris lors des deux années que j'ai passées au SGDSN, et durant les cinq ans précédents au ministère des armées, qu'un plan n'est pas le déroulé systématique et cadencé dans le temps d'un certain nombre de mesures à plaquer sur une réalité incertaine. Nous étions, par ailleurs, en position d'observateurs de la situation dans les pays voisins ou plus lointains, qui furent une source d'inspiration ou, au contraire, un repoussoir.

Un plan, c'est une stratégie. La première partie vise à l'identification de scénarios et à une stratégie de réaction. La deuxième partie comporte des fiches mesures, ce qui correspond au champ des possibles, à des mesures dans lesquelles on pioche et que l'on agence pour répondre à une situation donnée.

Le seul fait de réfléchir au champ des possibles et de disposer le moment venu d'une description des mesures à prendre, avec le régime juridique et les acteurs y afférents fait gagner énormément de temps. Voilà à quoi sert un plan ; il s'agit non pas d'y faire rentrer la réalité, mais d'avoir sous la main des leviers pré-identifiés à mettre en oeuvre.

Mme Laurence Cohen . - Vos éléments de langage sont peu clairs, ou trop clairs... Si l'on ne fait pas « rentrer la réalité » dans le plan, il ne sert à rien ! Pardonnez-moi d'être quelque peu provocatrice, mais nous faisons partie d'une commission d'enquête.

Mme Claire Landais . - Ce n'est pas parce que le plan ne se déroule pas comme on l'avait prévu qu'il ne sert à rien. Il est très utile d'avoir sous la main un plan qui permet de gagner du temps dans la réflexion. De fait, on s'est énormément inspiré de ce qui était prévu, notamment dans la partie non sanitaire du plan Pandémie.

Il est vrai que tout ne s'est pas passé comme dans le plan Pandémie grippale, lequel identifiait plusieurs phases : empêcher l'entrée du virus sur le sol national ; le circonscrire et essayer de le fixer localement ; faire circuler l'épidémie et en gérer les conséquences plutôt que d'essayer de la contenir... Or, compte tenu des incertitudes pesant sur la nature de ce virus, sa létalité et les séquelles possibles, ce troisième temps du raisonnement n'était pas adapté à la situation. Il fut rapidement évident qu'il était exclu de passer à une phase de levée des mesures les plus contraignantes pour se concentrer sur la gestion de l'épidémie : laisser circuler le virus présentait trop de risques. D'où le passage, au moment de la troisième phase, à des mesures très contraignantes, comme le confinement.

Mme Laurence Cohen . - Vous restez à un niveau théorique. Cela peut être intéressant, mais personnellement, en tant que membre de la commission d'enquête, ce n'est pas ce que j'attends de vous. Votre prédécesseur n'a pas procédé de cette façon et son intervention était plus riche. Vous devriez faire montre d'une implication davantage personnelle, compte tenu des responsabilités qui étaient les vôtres.

Mes collègues et moi-même savons ce qu'est un plan... Ce que nous souhaitons savoir, c'est ce qui a bloqué à un moment donné, entraînant des manques et des difficultés. Il s'agit non pas de mettre en accusation quiconque, et vous en particulier, mais de comprendre et de modifier les choses, parce que nous ne sommes pas sortis de la pandémie.

Par ailleurs, ce que vous avez dit entre en contradiction avec ce que nous avons entendu lors d'autres auditions, notamment celle de Mme Buzyn.

Pour moi, il y a une contradiction. Nous savons qu'en janvier, elle affirmait que le risque d'introduction du virus en France était faible, mais elle dit qu'elle avait alerté. Pourtant, il ne semble pas que le processus ait été lancé à partir de là. Or, selon vous, les choses se sont mises en place, des cellules de travail ont été organisées auprès de M. Salomon, etc . On a tout de même l'impression que tout cela a « mouliné dans le vent », si vous me passez cette expression familière, et que les choses n'ont bougé qu'à partir de mars, c'est-à-dire du confinement. Je voudrais comprendre pourquoi cela n'a pas marché, alors que tout a l'air convaincant sur le papier. Pouvez-vous nous expliquer, de manière extrêmement claire, l'articulation entre le SGDSN et le conseil scientifique ?

Quelle est votre appréciation, avec les responsabilités qui étaient les vôtres à ce moment-là, du rapport assez critique de la mission d'évaluation de la gestion de la crise du covid-19, rendu public mardi dernier ? Enfin, et j'ai posé cette question à M. Gautier, quel a été, selon vous, le principal échec de la stratégie française pour la première vague qui pourrait expliquer l'importance de la deuxième vague ?

Mme Jocelyne Guidez . - J e reprendrai les propos de Mme Cohen : on a l'impression d'une grande lenteur entre le 26 janvier et le 15 mars. Je ne comprends pas que l'on n'ait pas fermé nos frontières, comme l'a fait le Portugal. Des avions arrivaient en provenance d'Italie, alors que l'on connaissait la situation sanitaire de ce pays. Si j'ai bien compris, le plan Pandémie existe depuis 2011.

Mme Claire Landais. - Il existe depuis 2004, mais sa dernière version est de 2011.

Mme Jocelyne Guidez . - C'est encore pire !

Nous savons tous ce qu'est un plan, mais si des exercices ne sont pas faits, il ne sert absolument à rien ! Pourquoi ne pas l'avoir utilisé pour mettre en place des mesures plus rapidement ? Pourquoi avoir attendu le mois de mars et finir par confiner tout le monde face à une situation catastrophique ? Pourquoi ne se sert-on pas de l'expertise militaire en matière de travail dans l'urgence ? L'association Groupe assistance commando (GAC), composée d'anciens militaires, notamment du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), a apporté son expertise dans certains hôpitaux parisiens, face à l'affolement des infirmiers et des médecins, qui ne sont pas conditionnés à travailler dans l'urgence. Les militaires ont l'habitude de travailler en état de guerre, de prendre des décisions rapides. Le plan Pandémie ne devrait-il pas intégrer l'armée pour que des exercices soient menés en commun, afin de travailler plus rapidement ensemble, notamment lors d'une pandémie ?

Mme Angèle Préville . - Merci pour votre présentation. Je voudrais obtenir quelques précisions.

Vous avez expliqué que les plans étaient élaborés sous la supervision du SGDSN. Vous avez confirmé qu'il n'y avait pas de plan Pandémie générale. Avait-il déjà été question d'en mettre un en place ? Après tout, les années précédentes, des pandémies se sont déclenchées dans d'autres régions du monde. Vous avez dit qu'aucun exercice n'avait été organisé pour le plan Pandémie grippale depuis 2013. Or des exercices étaient menés deux fois par an, soit 14 exercices en sept ans. Pourquoi n'en a-t-on pas effectué un seul sur les 14 pour le plan Pandémie grippale ?

La conduite de la crise a été confiée au ministre de la santé. De quelle manière cette décision a-t-elle été officialisée ? Je n'en ai pas souvenir.

Vous avez évoqué l'activation de la CIC. Mais qui prend cette décision ? Qui donne l'alerte ? Le délai écoulé entre le 26 janvier et le 17 mars pose question.

Mme Nadia Sollogoub . - Je voudrais vous poser une question pratique : quelle est la place des instances s'occupant de la communication dans la CIC ? Sont-elles présentes, actives ? Quelle énergie et quel temps sont consacrés à la stratégie de communication ? J'ai été maire d'une commune située à deux kilomètres d'une centrale nucléaire. Nous faisions régulièrement des exercices de préparation à une crise nucléaire. Après un exercice assez poussé, j'ai fait remonter de nombreuses informations sur les difficultés rencontrées, par exemple pour évacuer les 200 élèves de l'école. Il n'a pas été tellement tenu compte du retour d'expérience ; je me suis donc insurgée et on m'a répondu que l'exercice avait permis de tester la communication... Je m'interroge sur le risque que la communication devienne prioritaire par rapport au reste.

Mme Claire Landais. - Je suis désolée si je vous ai donné l'impression d'être théorique. Je veux dire non pas pour ma défense personnelle, parce que cela n'a aucun intérêt, mais pour l'institution que je représente et les acteurs qui ont été mobilisés depuis le mois de janvier que leur implication dans la gestion des événements n'a pas été du tout théorique. Les personnels du ministère de la santé se sont impliqués dès mi-janvier ; il serait vraiment injuste que vous pensiez que les choses ont commencé le 15 mars.

Je vous ai confirmé que l'ouverture de la CIC avait eu lieu le 17 mars, mais de nombreuses mesures de gestion de crise ont été prises avant cette date. Le 10 janvier, le ministère de la santé envoie aux ARS et aux sociétés des fiches de conduite à tenir ; le 22 janvier, le Corruss renforcé est activé, tandis que le Corruss avait commencé une veille sur le sujet le 2 janvier, l'OMS ayant été informée le 31 décembre. Les premiers cas en France apparaissent le 24 janvier ; le 25 janvier, sont mis en place le suivi des cas contacts et l'information à l'arrivée depuis la Chine dans les aéroports français ; le 26 janvier - vous m'avez interrogée sur l'officialisation de la décision -, un « bleu » de réunion interministérielle indique que la conduite en interministériel de la crise est confiée au ministère de la santé, ce qui était - me semble-t-il - logique ; le 27 janvier, le centre de crise sanitaire est activé : c'est lui qui est à la manoeuvre pour la gestion de l'aspect sanitaire de la première vague, en lien avec des acteurs qui sont venus en renfort. Nous organisons une première réunion au SGDSN le 29 janvier sur les plans de continuité d'activité. Les premiers rapatriements de Français ont lieu le 31 janvier, organisés par le centre de crise du Quai d'Orsay, en lien avec le ministère de la Santé. Le 8 février, à la suite de l'apparition d'un cluster en Haute-Savoie, sont appliquées des mesures de fixation de ce premier foyer infectieux qui sont dans le plan Pandémie grippale, comme la fermeture d'établissements scolaires.

La partie non sanitaire du plan comprend de nombreuses mesures, comme la fermeture d'établissements scolaires, la limitation des déplacements, le contrôle des prix, qui a été appliqué par exemple sur les solutions hydroalcooliques. Beaucoup de mesures ont été activées. On est alors début février. Il en a été de même dans l'Oise, avec la mise en oeuvre d'une politique de tests, de contact tracing... Encore une fois, ces mesures sont conformes à ce qui figurait dans le plan en termes de stratégie de localisation. Le 13 février est activé le plan pour l'organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles, dit plan Orsan. Le 14 février correspond à la date du premier décès en France. Le 19 février, nous organisons la task force interministérielle auprès du centre de crise sanitaire animé par le DGS. Le 21 février ont lieu les premières réunions sur le champ économique de la crise, avec les premières réflexions sur les aides à mettre en place. Le 26 février est diffusé le guide d'aide à la décision stratégique que j'évoquais précédemment, qui a été une forme d'extraction du plan Pandémie grippale adaptée à l'épidémie. Le 29 février, nous passons en stade 2, et se tient le premier conseil de défense et de sécurité nationale. Les rassemblements de plus de 100 000 personnes sont interdits - cette interdiction étant l'une des mesures prévues par le plan Pandémie grippale.

Je reprends tous ces éléments pour vous montrer qu'il se passe énormément de choses avant le 17 mars. Il faut relativiser la question de l'activation de la CIC. Le centre de crise sanitaire fonctionnait déjà et a été renforcé par des éléments interministériels.

L'activation de la CIC est décidée par le Premier ministre, sur recommandation de son cabinet, après avoir évidemment discuté avec l'Élysée et pris le conseil du SGDSN. On nous a demandé si nous avions le sentiment que c'était le bon moment pour ouvrir la CIC. Il faut mesurer que de nombreuses mesures avaient été mises en place du côté de la santé, notamment l'aspect logistique pour acquérir des capacités stratégiques. Le fait de déplacer la polarisation de la gestion de crise en ouvrant la CIC était en soi une décision lourde, parce qu'elle avait forcément des effets désorganisateurs temporaires. Ce choix de rebasculer vers un dispositif plus classique en termes de gestion interministérielle de la crise n'était pas anodin, alors que le ministère de la santé était extrêmement mobilisé et que le centre de crise sanitaire était monté en puissance. Les liens entre le SGDSN et le conseil scientifique n'existent pas, ce qui est assez logique. Le conseil scientifique a commencé à fonctionner de manière relativement informelle, avant de voir son existence consacrée par la loi du 23 mars sur l'état d'urgence sanitaire. Il n'est pas l'instance de décision : il prépare la décision stratégique du conseil de défense ou du Premier ministre en apportant des éléments scientifiques.

Quel est le principal échec de la gestion de la crise ? Je ne saurais le dire. Comme vous le savez, j'exerce depuis lors d'autres fonctions, celles de transcrire dans les textes les décisions prises. Il m'est encore difficile de prendre du recul sur les actions menées à l'époque en tant que SGDSN. Deux exercices majeurs étaient organisés chaque année au niveau interministériel. Il me semble complexe d'en réaliser davantage, mais peut-être étaient-ils trop sophistiqués. Jamais n'a été mené un exercice de pure communication - cela ne relève pas de notre métier -, mais, systématiquement la communication était intégrée, ainsi qu'un volet consacré à la manipulation de l'information et une dimension cyber. Ces opérations, particulièrement lourdes à monter, permettent de tester de nombreux éléments, peut-être trop. Peut-être faudrait-il leur préférer des exercices plus fréquents, mieux ciblés et mobilisant un nombre plus restreint d'acteurs.

L'autre enseignement que nous pouvons tirer de la crise concerne la nécessité de disposer d'un plan pandémie générique. De fait, le plan applicable à la grippe ne comprend pas de volet capacitaire et il apparaît difficile de lui adjoindre tant il semble complexe d'établir les ressources critiques pour telle ou telle pandémie. Il paraît pourtant utile de disposer des volumétries nécessaires, en cas de pandémie, en matière de ressources humaines et d'équipements notamment. Collectivement, nous avons péché au fil des ans dans le sentiment que l'intendance suivrait, alors que la logistique apparaît éminemment stratégique lors d'une pandémie. Il convient, à cet effet, de disposer de schémas logistiques bien préparés et régulièrement mis à jour. Au SGDSN, nous avons créé des normes, trop peut-être. Il semble nécessaire de redonner des marges de manoeuvre aux acteurs de terrain sans, toutefois, engendrer des inquiétudes s'agissant de leur responsabilité, notamment pénale. Il convient, à cet égard, de trouver un juste équilibre. De telles inquiétudes sont apparues dès le début de la crise, raison pour laquelle nous avons édicté des normes répondant à la demande de protection des décideurs. Nous avons également rencontré des difficultés, dans les premières semaines, pour diffuser les décisions prises à l'ensemble du territoire. Les réseaux santé et intérieur ont mis du temps à être intégrés. Le CIC a alors permis de disposer d'un canal d'information unique pour les acteurs locaux.

Nous sommes désormais dotés d'une législation relative à l'état d'urgence sanitaire. En disposer en amont nous aurait-il permis d'avoir les idées plus claires pendant la crise ? Cela est possible, mais, souvent, l'administration s'interroge lorsque la crise apparaît. Il sera néanmoins utile, à l'avenir, d'avoir défini un champ normatif de clauses à appliquer en cas de pandémie.

Mme Angèle Préville . - Vous avez indiqué que le SGDSN avait établi quinze plans. Qui décide de l'orientation de ses travaux ?

Mme Claire Landais. Le lancement de travaux sur les plans relève de la seule responsabilité du SGDSN, qui ne reçoit aucune feuille de route en la matière. Sommes-nous suffisamment efficaces dans la détection des risques ? L'administration se pose la question. Aurions-nous pu organiser davantage d'exercices ? Devons-nous regretter de ne pas avoir établi en amont un plan Covid-19 ? Cela me semble difficile tant l'épidémie nous a surpris, d'autant qu'elle concernait un virus encore mal connu. Disposons-nous de plans efficaces en matière de cartographie des risques et des menaces ? Cette question apparaît difficile à trancher à un niveau supérieur à celui du SGDSN. Il semble évidemment utile de disposer d'une large palette de plans. Du reste, c'était à l'époque le cas : existaient ainsi déjà un plan Ebola et un plan Pandémie grippale. Nous devons désormais établir un plan pandémie générique tirant les leçons de la crise, trouver un équilibre satisfaisant entre les plans relatifs aux risques et ceux qui concernent les menaces, adapter les exercices menés et faire davantage se rencontrer les différents acteurs.

Mme Laurence Cohen . - S'agissant du virus, nous ignorions beaucoup d'éléments, dont certains nous demeurent encore inconnus. Dès lors, il me semble difficile de critiquer les actions mises en oeuvre. Vous avez indiqué qu'il revenait au SGDSN de recommander l'activation de tel ou tel plan en cas de crise et avez évoqué l'existence, à l'époque, d'un plan Ebola et d'un plan Pandémie grippale. Pourquoi ne pas les avoir appliqués en fonction des informations dont nous disposions alors sur le virus ?

Mme Claire Landais. - Je crois nécessaire de distinguer la confection de plans, qui ne relève pas du temps de la gestion de crise, mais de celui du retour d'expérience, des mesures à mobiliser pendant la crise. Nous ne disposions effectivement pas d'un plan directement adapté, mais nous avons appliqué de nombreuses dispositions figurant dans le plan Pandémie grippale - mesures normatives, acteurs mobilisés, limitation des rassemblements, règles de protection dans les transports, réquisition de masques notamment. Ainsi, lors de l'apparition du cluster des Contamines-Montjoie, les dispositions du plan Pandémie grippale ont été mises en oeuvre. Il a également servi à la rédaction du document d'aide à la décision stratégique diffusé par le ministère de la santé. Encore une fois, en février, le ministère de la santé a travaillé avec le SGDSN pour tirer du plan Pandémie grippale un document, que l'on a appelé « Aide à la décision stratégique » et qui comportait une partie sanitaire adaptée au virus tel qu'on le connaissait à ce moment de la crise. Vous pourriez nous reprocher de ne pas avoir eu un plan Pandémie en tant que tel, mais, en tout cas, on ne peut pas dire qu'il y ait eu un temps de latence et que l'on n'ait pas activé un dispositif disponible sur l'étagère. On a activé tout ce dont on disposait sur l'étagère, dès le début de la crise. Simplement, on l'a séquencé et on n'a pas dit, c'est vrai, que l'on activait le plan Pandémie grippale, même si l'on a mobilisé les mesures qu'il prévoyait.

Ce plan ne prévoyait pas, par exemple, le confinement. Effectivement, une partie de la stratégie, je l'ai dit tout à l'heure, n'était pas adaptée à la situation et on a dû aller chercher ailleurs une partie des mesures mises en oeuvre. Ainsi, je le répète, le confinement généralisé n'était pas prévu, sans doute parce que, j'imagine, une telle mesure est difficile à concevoir à froid. En effet, il est probablement difficile d'imaginer, à froid, de recourir à une mesure dont on connaît toutes les conséquences économiques et sociales. Néanmoins, quand c'est la seule qui est efficace, il faut évidemment la mobiliser.

Aurait-on été plus à l'aise si l'on avait conçu, préalablement, le confinement généralisé ? Peut-être, mais, pour ma part, je ne reprocherai pas aux auteurs de ce plan de ne pas l'avoir fait et je ne dirai pas que je regrette de ne pas avoir inséré, au cours de mes deux années comme SGDSN, le confinement généralisé dans ce plan.

Je veux également répondre à une question, à laquelle je n'avais pas encore répondu, sur le traitement de l'urgence. Là aussi, je trouve sévère de considérer que seuls les militaires - Dieu sait pourtant que j'aime le monde militaire - auraient la capacité d'agir dans l'urgence. Le monde de la santé est évidemment complètement organisé pour faire face à l'urgence sanitaire. Certes, des urgences sanitaires de cette ampleur méritent de travailler avec d'autres acteurs de l'urgence ; cela a été fait - je le répète -, puisque notamment le ministère des armées a été sollicité et qu'il a mis à disposition des moyens militaires, dont l'organisation a été coordonnée par le centre de crise sanitaire afin de faire face à l'urgence. Cette coordination s'est donc bien faite.

En revanche, ce qui s'est produit - vous y insistiez -, c'est l'accès aux réflexes de la médecine de guerre. À ce sujet, on a beaucoup appris des attentats de 2015 et on a travaillé, malheureusement, à l'importation de réflexes de médecine de guerre dans des scènes qui, d'ailleurs, s'en rapprochent, sur le sol national.

Par ailleurs, sans vouloir me défausser ni défausser le SGDSN, il est vrai que, à partir de 2015, il y a eu évidemment une focalisation très forte, pendant au moins trois ou quatre ans, sur le terrorisme. On peut le regretter, bien sûr, et, moi aussi, je me dis que l'on aurait forcément été mieux préparé si, dans les quatre années précédentes, on avait pu faire beaucoup d'exercices de pandémie, même grippale. Toutefois, de fait - je ne vois pas comment on pourrait se le reprocher -, le SGDSN a été, comme l'ensemble des acteurs de la sphère sécuritaire, très mobilisé par les sujets liés au terrorisme, parce que cela le méritait. Du reste, ce risque continue d'exister, il n'est pas complètement de la même nature ni de la même intensité, mais il subsiste et il faut continuer d'être prêt. Le SGDSN a notamment produit, quand j'y étais, un plan d'action contre le terrorisme (PACT), qui nous a beaucoup occupés.

Par ailleurs, il faut aussi mesurer que le champ du SGDSN recouvre toutes les menaces à la sécurité nationale. Or, aujourd'hui, la menace stratégique existe à nouveau, on retrouve des sujets de confrontation entre États, par exemple dans le champ « cyber » et cela nous a beaucoup mobilisés. J'ai beaucoup travaillé sur les sujets de menaces sur notre espace numérique.

Ce n'est pas pour relativiser les sujets sanitaires - on voit à quel point, quand ils nous rattrapent, ils sont majeurs et extrêmement déstabilisants -, mais c'est simplement pour vous faire mesurer que le SGDSN avait, comme d'autres acteurs, d'autres grands sujets à étudier, qui ont beaucoup mobilisé ses agents et qui ont peut-être distrait une partie de l'attention qui pouvait être portée à des sujets moins immédiats.

M. Alain Milon , président . - Merci beaucoup, madame. Cette matinée a été très instructive.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition commune de MM. Justin Breysse, président
de l'interSyndicale nationale des Internes (ISNI), et Julien Flouriot, président du Syndicat des Internes des Hôpitaux de Paris (SIHP)

(jeudi 22 octobre 2020)

M. Alain Milon , président . - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition des représentants des organisations d'internes M. Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI), et M. Julien Flouriot, président du Syndicat des internes des hôpitaux de Paris (SIHP). Les internes ont été particulièrement sollicités dans la première phase de la crise et ils le sont encore aujourd'hui, alors que la situation des hôpitaux contraint l'exécutif à prendre de nouvelles mesures restrictives. MM. Justin Breysse et Julien Flouriot nous feront un premier retour d'expérience et nous apporteront des éléments sur la situation actuelle.

Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site Internet du Sénat et consultable à la demande. Je rappelle que le port du masque et la distance d'un siège entre deux commissaires sont obligatoires et je vous remercie de bien vouloir y veiller tout au long de cette audition. Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du Code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Justin Breysse et Julien Flouriot prêtent serment.

M. Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI) . - L'Intersyndicale nationale des internes fédère les syndicats locaux d'internes au sein des 30 subdivisions locales que sont les villes de Centres hospitaliers universitaires (CHU). Interne est une fonction : les internes sont des agents publics, encore étudiants, qui ont fait six ans de médecine et qui sont employés à temps plein à l'hôpital pour prendre en charge les patients jusqu'à la fin de leur internat et l'obtention de leur diplôme d'enseignement supérieur. Pendant la crise sanitaire, les internes ont été en première ligne. Ils représentent 25 % des médecins hospitaliers et 40 % des médecins dans les CHU. Habituellement, les internes sont indispensables au fonctionnement des hôpitaux.

Je souhaite revenir sur le contexte dans lequel cette crise sanitaire est arrivée. Quand elle a commencé, nous avons mis fin, le 19 février, à une grève historique, qui a duré 70 jours et dans laquelle nous nous sommes fortement mobilisés contre le manque de moyens et de personnel. Pendant ces 70 jours de grève, qui a été massivement suivie, aucune de nos revendications, notamment sur la question du temps de travail et sur celle des situations d'épuisement professionnel, n'a été entendue. Nous avons fait en 2019 une enquête dont il ressort que le temps hebdomadaire moyen de travail était de l'ordre de 56 heures. Nous demandons que la réglementation française permette un décompte horaire du temps de travail des internes, pour ne plus dépasser la durée fixée par la réglementation européenne, qui est de l'ordre de 48 heures. Nous nous sommes heurtés à un refus, à l'époque, de Mme la ministre Agnès Buzyn. Début 2020, quand la crise sanitaire a commencé, déjà quatre internes s'étaient suicidés, notamment par épuisement professionnel. Et je vous passe les chiffres sur la santé mentale des internes en France, qui est catastrophique, notamment en raison de la multiplicité de situations d'épuisement. C'est dans ce contexte que la crise sanitaire est arrivée.

Nos rapports avec les instances nationales sont d'habitude d'assez bonne qualité, avec des réunions bihebdomadaires ; nous discutons régulièrement avec les conseillers des cabinets, et notre interlocuteur est le directeur de cabinet. Au début de la crise, il y a eu un retard à l'allumage : nous avons écrit un courrier le 19 février pour être reçus par les cabinets, et ce n'est que le 19 mars que nous avons enfin reçu une réponse et une proposition de rendez-vous ! Il y a donc eu un mois de latence, pendant lesquelles nous n'avons reçu ni consignes ni perçu d'initiatives des différentes administrations, notamment pour nous permettre de réaffecter les internes là où il y en avait le plus besoin. Nous avons donc décidé de prendre l'initiative de ces réaffectations, en commençant par recenser les internes et faire état de leurs compétences. Nous avons lancé un appel à la mobilisation générale des internes, pour faire revenir tous ceux qui étaient en vacances, en disponibilité, en année de recherche... Dans toutes ces démarches, les administrations ont été particulièrement absentes. Nous avons dû créer nos propres cellules de crise pour organiser toutes ces réaffectations.

L'important pour nous était avant tout qu'il n'y ait pas, pendant cette crise sanitaire, de suicide d'interne par épuisement professionnel. Nous avons érigé le droit au remplacement, pour qu'un interne qui sentait que la charge de travail était trop importante puisse être remplacé par un collègue. Nous avons fini par écrire un courrier, cosigné par la Conférence des doyens de santé, la Conférence des directeurs généraux de CHU et la Conférence des présidents de commissions médicales d'établissement (CME), pour obtenir les mesures réglementaires nécessaires pour pouvoir procéder à ces réaffectations.

Ce n'est qu'à la suite de ce courrier que nous avons finalement obtenu une instruction des cabinets, puis des rendez-vous hebdomadaires avec les cabinets permettant de faire d'appliquer au mieux la réglementation et de mettre en place des guides à destination des agences régionales de santé (ARS) et des centres hospitaliers. Une mesure très importante pour nous a été le report de la fin de semestre, du 1 er mai à fin juin. Il était clair que, dans le contexte, on ne pouvait pas désorganiser l'ensemble des services et se priver d'une bonne partie des internes en fonction. Nous avons donc demandé à ce que la fin de semestre soit repoussée d'un mois, ce qui a permis de conserver des médecins au sein de l'hôpital public.

Nous avons réalisé plusieurs enquêtes, et les conclusions que nous en avons tirées sont graves. Nous avons interrogé 980 internes. Les deux tiers d'entre eux disent ne pas avoir pu accéder à du matériel de protection en quantité suffisante - il s'agit des masques et des surblouses. Seulement la moitié des internes - 53 % - qui présentaient des symptômes de covid au début de la crise ont pu accéder à des tests de dépistage. Autrement dit, la plupart des internes n'ont pas pu connaître leur statut. Et on sait aujourd'hui que plus d'un interne sur deux qui se savait positif au covid a été obligé de travailler malgré sa positivité, c'est-à-dire qu'il a mis en danger ses collègues et des patients : nous savons que les soignants, et particulièrement les internes, sont une source de contamination pour les patients.

Pourquoi ont-ils dû travailler ? Parce que les politiques de gestion des ressources humaines des hôpitaux, notamment à destination des internes, sont de très mauvaise qualité. La durée moyenne des arrêts maladie a été de huit jours, il n'y a eu aucun contrôle, aucune surveillance, et surtout le personnel était manquant : dans les services, on ne pouvait pas se mettre en arrêt maladie et cesser de soigner les patients. Je précise que 5 % des internes infectés ont présenté une forme sévère de la maladie. Heureusement, nous n'avons pas eu à déplorer la perte d'un interne, mais un certain nombre d'entre eux ont été hospitalisés pour cette maladie. Enfin, il n'y a pas eu de priorisation pour le rapatriement des personnels soignants et des internes se trouvant l'étranger : on nous a renvoyés vers le ministère des affaires étrangères, sans aucune aide pour rapatrier des forces sur le territoire.

M. Julien Flouriot, président du Syndicat des internes des hôpitaux de Paris (SIHP) . - Président du syndicat des internes des hôpitaux de Paris, je représente les internes de l'interrégion Île-de-France, qui est une région assez dense en ce qui concerne les internes, puisqu'un interne sur six, en France, est affecté en Île-de-France, à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Nous sommes 6 000 internes en Île-de-France.

Dès le 16 mars, à l'instar de nos collègues internes de la région Grand Est, nous avons proposé à l'ARS de nous organiser nous-mêmes pour recenser les internes volontaires pour aller aider dans les services en difficulté. Nous avons reçu des réponses d'abord de la Conférence des doyens d'Île-de-France, puis de l'ARS et de l'AP-HP.

Nous avons dû nous mettre en accord avec leurs plans organisationnels, qui nous imposaient de déclarer chaque interne qui changeait d'hôpital ou de service à son coordonnateur, lequel est le responsable de son diplôme, mais également à son doyen, à son chef de service, à l'ARS et à l'AP-HP, son CHU de rattachement.

Nous avons recruté 31 internes qui se sont consacrés à temps plein à la gestion des retours des services qui avait besoin de médecins. Il s'agissait surtout d'internes en situation de grossesse, donc devant être placées en éviction des services, ou d'internes souffrant de pathologies chroniques. Ces 31 internes ont rassemblé un réseau de 250 internes à travers les hôpitaux d'Île-de-France. Nous avions des données quotidiennes sur la situation tendue en médecins et en internes de chaque service de réanimation, d'urgence et d'hospitalisation Covid d'Île-de-France. Nous avons collecté les noms et les coordonnées des internes volontaires pour participer à l'offre de soins et au soutien aux services en difficulté. Dès le 16 mars, nous avons publié un questionnaire en ligne pour collecter les noms des internes volontaires. Ce sont quelque 1 900 internes franciliens qui ont déclaré souhaiter aider les services en difficulté, dont 1 200 dans les 48 premières heures. Nous avons pu participer à près de 600 transferts dans les services en difficulté en Île-de-France.

Nous avons aussi eu besoin de soutenir les internes qui étaient en difficulté. Notre syndicat dispose d'une cellule spécifique de soutien psychique et moral, pour aider à faire face aux risques psychosociaux spécifiques qu'encourent les internes. L'Intersyndicale nationale des internes a déjà fait des enquêtes sur la santé mentale des internes, dont il ressortait qu'au cours du dernier mois, deux tiers des internes avaient eu des symptômes anxieux, un tiers des symptômes dépressifs et un quart des idées suicidaires. Une enquête sur la santé mentale des internes réalisée à la suite de la crise a montré que tous ces chiffres ont augmenté. Aussi avons-nous renforcé notre cellule de soutien psychique et moral.

Les internes d'Île-de-France sont répartis habituellement entre 180 hôpitaux, pouvant être situés aussi bien intra-muros que dans les départements de la grande couronne. Notre but a été de répartir les internes dans tous les hôpitaux, y compris dans ceux qui étaient déjà en difficulté, comme l'hôpital de Longjumeau. L'idée était de bien répartir l'offre de soins sur l'ensemble des territoires franciliens. Nous avons donc dû accompagner les internes qui étaient en difficulté, ne serait-ce que pour se loger à proximité des hôpitaux ou pour s'y rendre : quand on sort d'une garde de réanimation ou aux urgences, ou d'une journée qui se termine à 21 heures à Meaux, il peut être difficile de rentrer si les transports en commun sont réduits du fait de la crise sanitaire... Nous nous sommes donc arrangés avec la cellule de crise pour obtenir des logements et des facilités de transport pour l'ensemble des internes qui étaient affectés dans des hôpitaux périphériques. Nous avons reçu un grand soutien de la région Île-de-France, qui nous a aidés avec une conciergerie entièrement gratuite pour les internes franciliens, avec des voitures mises à disposition et des logements, y compris des logements du centre régional des oeuvres universitaires et scolaires (CROUS).

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Merci pour les précisions que vous venez de nous donner sur le rôle et la situation des internes dans la crise. Vous avez évoqué un réseau des internes, et mentionné le soutien apporté par la région d'Île-de-France. Quel a été le soutien de l'ARS dans cette gestion ? Vous parlez des difficultés psychologiques, qui font écho à celles, plus généralement, des étudiants en santé. La gestion de crise, au moment de la première vague, a-t-elle accentué ces difficultés ? Les internes sont en formation. Quel a été l'impact de la crise sur les internes contraints de rester dans des services soignant le covid ? Quelle est la situation actuelle dans vos services ? Un couvre-feu a été décidé, pour essayer d'enrayer la hausse du nombre d'hospitalisations. Que pensez-vous de cette mesure ?

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure . - N'étant pas médecin, je suis assez effarée de vous entendre. On nous a dit que les freins administratifs et financiers avaient été levés et que, par exemple, on avait pu ouvrir des lits de réanimation en trois jours. Pourquoi est-ce aussi compliqué de déplacer des internes d'un service à un autre ? Des praticiens nous ont dit que les freins financiers comme administratifs avaient été levés. Apparemment, ce qu'on pouvait faire en trois jours, sur un plan technique, était impossible en termes de ressources humaines... Pouvez-vous nous confirmer que, pendant la crise, il était toujours impossible de déplacer un interne d'un service à un autre ? Qu'a fait l'ARS ? Pourtant, en Île-de-France, les auditions nous ont donné l'impression que tout s'était bien passé entre les élus, l'État et les praticiens. Ces complications au niveau des ressources humaines n'ont-elles concerné que les internes ou tout le personnel ?

M. Justin Breysse . - Un interne est affecté réglementairement dans un service. Jusqu'à la crise, il n'était pas possible qu'il change de service. N'oublions pas qu'un interne est un médecin prescripteur. Quand il prescrit, il le fait par délégation de son chef de service, et il met en jeu sa responsabilité pénale : il y a déjà eu plusieurs cas d'accusation d'homicide involontaire. Nous avions donc besoin d'un support réglementaire pour procéder à des réaffectations. Mais il y a eu, pendant un mois, une sorte de sidération, pendant laquelle nous n'avons pas pu obtenir ce support réglementaire. Il a fallu attendre le 18 mars. Autrement dit, jusqu'au 18 mars, nous avons fait des réaffectations, mais en engageant la responsabilité pénale de nos mandants.

M. Justin Breysse . - En ce qui concerne nos relations avec les institutions, nous avons envoyé une solution clés en main à l'ARS. La difficulté était qu'on avait besoin de compétences dans les services, mais que les institutions ont beaucoup de mal à connaître les compétences de chaque médecin, ou de chaque interne. Certes, pour les internes d'anesthésie-réanimation et les internes intensivistes, c'est écrit dans leur diplôme qu'ils savent faire de la réanimation. Mais quid des autres ? Un interne en cardiologie, ça passe en réanimation. Un interne en hépato-gastro-entérologie, ça passe en réanimation. Il faut qu'ils soient encadrés, mais ils savent faire. Même chose pour la gestion des urgences, même si la majorité des internes y sont passés. Ni le CHU ni l'ARS ne connaissent le détail des compétences de chaque interne. Au fond, ceux qui connaissent le mieux leurs compétences, ce sont les internes eux-mêmes. Nous leur avons donc demandé de nous les signaler, pour mieux les répartir.

Il n'est pas difficile de changer des internes de services dans les hôpitaux, puisqu'un interne est financé par l'ARS, qui donne à l'hôpital l'argent nécessaire pour le rémunérer. Ce qui est très compliqué, c'est de changer un interne d'hôpital. Nous avons dû créer un système de validation avec les directions des affaires médicales des hôpitaux, les coordonnateurs, l'ARS, pour chaque interne qui changeait d'hôpital... Ce qui a créé le plus de problèmes, c'est que la direction générale de l'offre de soins (DGOS) a mis en place une foire aux questions pour aider les acteurs du terrain dans la gestion des étudiants en santé et des internes, mais sans trancher la question de savoir qui devait payer un interne. Un interne est affecté dans un hôpital pendant six mois. C'est l'hôpital dans lequel il est affecté qui reçoit pendant six mois l'argent pour le rémunérer. S'il change d'hôpital au milieu de cette période, son ancien hôpital continue à toucher cet argent, et le nouvel hôpital ne touche rien. J'ai connu des situations où aucun des deux hôpitaux ne voulait payer l'interne... Et, jusqu'au mois d'août, j'ai géré avec la direction des affaires médicales de tous les hôpitaux d'Île-de-France la situation des internes qui n'avaient pas été payés pendant deux mois. Ces internes m'ont déjà dit qu'en cas de deuxième vague ils ne viendraient pas aider !

Des risques psychosociaux particuliers pèsent sur les internes et une psychopathologie relativement importante les concerne. L'enquête faite à la suite de la crise a montré une aggravation de l'ensemble des symptômes d'anxiété ou de dépression, accompagnée de symptomatologies traumatiques. Nous avons triplé les effectifs des structures de soutien psychique et moral aux internes. Il s'agit non seulement de les soutenir, mais aussi de les orienter auprès de psychiatres ou de psychologues, et de répondre à tous les appels d'internes ayant besoin d'un soutien psychique.

L'impact de la crise sur la formation des médecins a été multiple. Les blocs chirurgicaux ont été fermés. Les opérations non urgentes ont été annulées. Comment, dès lors, former des internes en chirurgie ? Ils ont été envoyés dans les services de réanimation pour retourner les malades, ou faire ce qu'ils pouvaient dans les services de médecine ou d'urgence. Les internes en chirurgie sont donc moins bien formés parce qu'ils n'ont pas fait de bloc pendant trois, quatre ou cinq mois. En Île-de-France, il s'agit parfois de terrains de stage très spécifiques et ultraspécialisés, sur lequel des internes d'autres régions viennent aussi se former. Il en va de même des internes qui se formaient à la recherche. Tous les laboratoires ont été fermés. Pour ma part, j'étais en laboratoire d'analyse statistique, et ai pu travailler chez moi. Mais pour tous les internes dont la recherche impliquait de faire des manipulations...

M. Justin Breysse . - La moitié du financement des postes d'internes est versée par les ARS, sur une sous-enveloppe de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam), et l'autre moitié est financée par l'hôpital lui-même, sur la tarification à l'activité (T2A). Je pense que c'est la partie liée à la T2A qui a entraîné des conflits entre les différents hôpitaux, et le fait que le ministère de la santé, malgré nos demandes répétées, ait mis si longtemps à trancher sur qui devait être le payeur : nous voulions que ce soit l'établissement d'origine qui paie dans tous les cas, mais les vieilles logiques budgétaires ont continué à fonctionner. Nous avons demandé, dans le Ségur de la santé - et nous avons obtenu un engagement - que les internes ne soient plus payés par de la T2A, mais uniquement sur des sous-enveloppes de l'Ondam : la formation des médecins ne doit pas reposer sur la T2A. Nous espérons que cet engagement sera rapidement tenu.

Du point de vue psychologique, pour les internes, la priorité est la formation. Ils sont très dévoués aux soins du patient. Beaucoup d'internes nous ont fait part de situations d'anxiété, non pas tant par peur de la maladie, mais par peur de se retrouver dans un service qu'ils ne connaissent pas, sans avoir accès à du matériel de protection, et de craindre de contaminer leur famille ensuite. Cela a occasionné une détresse psychologique intense, avec ensuite des situations de stress post-traumatique.

Enfin, la formation de tous les internes a été impactée, puisque tout le monde s'est retrouvé déplacé, pour faire une autre tâche, qui n'est pas celle pour laquelle la formation était prévue. Sur la prise en charge du Covid, 46 % des internes ont déclaré avoir une mauvaise formation à la prévention du risque de contamination et à la prise en charge des patients pendant la crise ; 60 % des internes se sont formés eux-mêmes ! Nous avons mis en place une plateforme de formation numérique pour pallier ce manque, mais la qualité de la formation en temps de crise n'a pas été au rendez-vous.

Mme Laurence Cohen . - Merci pour vos propos, aussi instructifs qu'effrayants. Vous dites les choses avec beaucoup de sincérité, sans détour, ce qui est important pour notre commission d'enquête. Compte tenu de ce que vous nous avez décrit comme conditions d'exercice, extrêmement difficiles, de votre activité, avez-vous connaissance d'internes qui auraient abandonné leurs études ? Il est beaucoup question d'un manque de médecins. Le numerus clausus est censé avoir été abandonné, mais on sait pertinemment qu'il ne l'est pas, puisqu'il n'y a pas davantage de moyens donnés à l'université pour former davantage de médecins. Pour moi, le ministère s'est simplement défaussé, sans poser d'actes concrets. Que faudrait-il faire pour que plus de médecins soient formés ? Avez-vous le sentiment que, dans la gestion de la crise, avec la deuxième vague qu'on évoque désormais, des leçons ont été tirées ? Je pense notamment à la façon dont on a maltraité les internes. Au printemps, combien d'heures avez-vous travaillé en moyenne ? Je pense que vous avez largement dépassé la durée légale de 48 heures.

M. Julien Breysse . - Sur le découragement ou le décrochage des internes en médecine, nous n'avons pas de données, au-delà de cas individuels que nous connaissons. Un des premiers facteurs a été l'aspect financier : certains internes n'ont pas été payés... Déjà, en temps normal, la question financière entraîne le décrochage d'un certain nombre d'internes. Avec 1 800 euros net, quand on a vingt-cinq ans et une famille, à Paris, on n'y arrive pas toujours. Certains internes préfèrent donc prendre un boulot d'infirmier ou d'aide-soignant, voire changer de voie. Pis, beaucoup d'internes ont eu le sentiment qu'ils étaient dangereux pour leur famille. Certains ne rentraient plus chez eux, allaient à l'hôtel, par peur de contaminer leur famille. Voilà qui peut être démotivant !

Mais nous avons très peu de données sur le décrochage. L'Ordre national des médecins avait fait état d'une statistique de 20 % des étudiants qui décrocheraient entre le début et la fin de leurs études. Actuellement, il n'y a pas de suivi des étudiants en médecine entre la première et la dernière année. En l'absence de statistiques, on est incapable de nous dire combien il y a de suicides, d'arrêts maladie, etc . Il y a une pénurie de médecins, mais si on ne connaît pas les statistiques du décrochage et ses causes, on ne pourra pas résoudre cette question. C'est un verre qui se remplit, et qui fuit. Deux solutions : boucher la fuite ou accélérer le remplissage. Sans statistiques sur les fuites, on ne pourra rien faire. Pour ce qui est d'augmenter le remplissage, les capacités de formations sont largement saturées, dans quasiment toutes les subdivisions et toutes les spécialités, notamment en anesthésie-réanimation. On ne voit pas comment on pourrait former plus d'internes. Cela demanderait, en tout cas, davantage de moyens universitaires.

Enfin, je suis désolé, nous n'avons pas compté nos heures de travail pendant cette période. Sans doute ont-elles dépassé la norme. D'un autre côté, certains internes, dans certaines spécialités, se sont retrouvés complètement à l'arrêt, sans la capacité d'aider d'autres personnes. En 2019, notre étude sur le temps de travail a abouti à un chiffrage de 56 heures hebdomadaires en moyenne, et a montré que 10 % des internes font plus de 79 heures par semaine, notamment en chirurgie. Elle a révélé aussi que le repos de sécurité est de moins en moins respecté : un tiers des internes dit ne pas prendre son repos de sécurité systématiquement après une garde de 24 heures. En 2012, nous avions déjà fait une enquête, qui révélait un temps de travail exorbitant. Du coup, la Commission européenne s'était autosaisie et avait demandé à modifier le décret sur le temps de travail. Le décret avait été modifié, mais le problème est que notre temps de travail n'est pas défini en heures, mais en demi-journées ! Si je travaille la nuit pendant quatorze heures d'affilée, cela compte pour deux demi-journées ! Et la demi-journée n'est ni définie ni bornée... Bref, personne n'arrive à faire respecter ce texte, même si le ministre annonce des sanctions contre les hôpitaux qui ne le respectent pas.

Nous demandons davantage de contrôles. Les services des ressources humaines sont aussi en déficit de personnel et n'arrivent pas à assurer leurs fonctions essentielles, notamment le respect des conditions de travail et la prévention des risques psychosociaux. C'est ce qui explique également que ces services ne peuvent pas gérer les capacités sanitaires en cas de crise.

Mme Laurence Cohen . - Avez-vous le sentiment que vos avertissements ont été pris en compte en vue de la deuxième vague ?

M. Justin Breysse . - Honnêtement, non ! Et ce ne sont pas les résultats du Ségur de la santé qui vont me faire changer d'avis : nous nous sommes battus pour être payés au SMIC horaire et nous avons réussi à l'obtenir, mais nous n'avons reçu aucune écoute sur le temps de travail. Je suis donc pessimiste. Parallèlement, énormément d'internes sont épuisés et ont compris qu'ils étaient eux-mêmes en danger s'ils se portaient volontaires pour aller aider dans les services. Je pense qu'ils continueront d'être volontaires, mais c'est loin d'être évident dans ces conditions.

M. Roger Karoutchi . - Sincèrement, après vous avoir entendu, je ne serais pas franchement rassuré si je devais aller à l'hôpital demain, et j'espère ne pas attraper le covid ! Vous nous dites que la moitié des internes est mal formée à la prise en charge des patients covid. Vous parlez de problèmes psychologiques pour un grand nombre d'internes. Les éventuels patients que nous sommes tous se disent nécessairement : « C'est pas gagné... »

Et j'ai un peu de mal à comprendre, parce que notre commission d'enquête a entendu sous serment de nombreux responsables - ministres, directeur général de la santé, directeurs d'ARS, etc . - qui nous disent tous en choeur : « Vous n'imaginez pas ce qu'on a appris depuis mars et combien les réponses et la fluidité se sont améliorées. Les blocages ont été levés. » Et j'en passe... À vous entendre, les blocages ne sont aucunement levés, les relations entre les hôpitaux ne se sont pas améliorées, la formation à la prise en charge des patients covid à l'hôpital non plus, etc .

Alors, sommes-nous dans une meilleure situation qu'en mars ? Et, si l'on voulait être optimiste pour essayer de se rassurer, quels éléments d'amélioration pourrions-nous avancer ?

M. Justin Breysse . - Vous soulevez un point important, celui des interlocuteurs. Lors de l'épidémie de H1N1, les syndicats professionnels avaient été largement consultés, notamment les syndicats d'internes - rappelez-vous, les internes ont beaucoup participé à la vaccination. Cette année, ce sont plutôt les fédérations hospitalières qui ont été les interlocuteurs des autorités, ce qui ne pose pas de problème en soi, mais il faut aussi dialoguer avec les professionnels et leurs représentants pour appréhender au mieux les réalités du terrain. Or cette manière de procéder continue aujourd'hui. Je prends un exemple : seuls les signataires du Ségur sont invités aux réunions du comité de suivi, ce qui écarte de fait des discussions la moitié des représentants des personnels - c'est très grave. Même les organisations qui n'ont pas signé l'accord ont une valeur ajoutée à apporter pour transformer notre système de santé.

Alors, vous nous demandez de l'optimisme ! Un aspect positif de cette crise est le « retournement » de notre société : la santé est devenue un sujet prioritaire dans les médias, dans les discussions, au Parlement... Nous sommes invités devant vous et nous pouvons parler de nos conditions de travail, ce qui aurait été plus difficile auparavant. Cette évolution nous a donc, d'une certaine manière, aidés, mais il faut transformer l'essai ! Or le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021 prévoit encore des restrictions budgétaires, donc de nouvelles fermetures de lits - il suffit de regarder le niveau de l'Ondam.

Si l'on examine les conditions de travail, il faut regarder l'ensemble des sujets, y compris l'hôtellerie : les chambres de garde sont parfois insalubres, les repas sont souvent frugaux pour ne pas dire autre chose... C'est pour toutes ces raisons que les personnels hospitaliers partent. Un tiers des postes de praticiens hospitaliers est vacant. Nous avons besoin d'un choc d'attractivité pour donner au système de santé les moyens de fonctionner correctement.

M. Julien Flouriot . - Ce qui a été positif dans cette crise, c'est aussi la résilience des professionnels de santé. La santé publique est le coeur de notre métier, mais on ne nous donne pas les moyens d'agir. Quand les internes vont à l'hôpital, il y a un mélange de colère et de peur. J'ajoute que la gestion des ressources humaines n'a pas changé avec le covid.

Surtout, je suis très étonné que les préfets n'utilisent toujours pas leur pouvoir de réquisition. Or il faut savoir que les personnes réquisitionnées sont payées et que les grilles de rémunération sont supérieures au SMIC horaire... Que dire alors aux internes qui rechigneraient à être volontaires dans les prochaines semaines pour l'ensemble des raisons que nous avons évoquées ensemble, alors qu'ils seraient mieux payés s'ils étaient réquisitionnés ?

Mme Angèle Préville . - Je suis très émue par vos interventions et par votre sincérité et je salue l'engagement de la jeunesse. Je retiens plusieurs éléments. Tout d'abord, chacun a pu constater un manque d'organisation total dans la gestion de cette crise et vous avez pris les devants pour vous organiser, sans que personne ne vous sollicite. Est-ce exact ? Avez-vous eu l'impression de devancer les choses ? Pourriez-vous être encore à la manoeuvre à l'avenir, comme vous l'avez fait au printemps ? Ensuite, en ce qui concerne la formation - 46 % des internes ont le sentiment de ne pas avoir été formés -, faut-il modifier le cursus dans ce sens ? Cette période particulière a pesé sur le cursus prévu ; pourrait-elle être valorisée d'une manière ou d'une autre en vue de l'obtention des diplômes ?

M. Justin Breysse . - Nous nous sommes mobilisés de nous-mêmes devant l'absence de consigne. L'administration a pris du temps pour s'organiser elle-même, ce qui a été un frein. D'ailleurs, ce n'est pas le fait de trouver des volontaires et des services qui nous a demandé le plus de travail, mais bien de faire en sorte que les volontaires soient payés !

Mme Angèle Préville . - Parmi les aspects positifs de cette crise, il y a donc bien le fait que vous ayez été réactifs et que vous avez su vous organiser.

M. Justin Breysse . - Oui, la mobilisation des internes a été incroyable. Julien Flouriot a parlé des réquisitions, mais en fait, nous voulions anticiper, notamment parce que le préfet ne connaît pas les réalités de terrain et aurait pu nous mettre au mauvais endroit au mauvais moment.

En ce qui concerne la valorisation de l'expérience, les stages seront validés et nous finirons bien par avoir nos diplômes. Le problème, c'est la qualité de notre formation, parce que nous avons perdu du temps, que nous ne récupèrerons pas. En même temps, nous avons beaucoup appris sur les questions d'organisation et de santé publique. Il existe une spécialité de santé publique, mais il me semble que tous les médecins devraient avoir des qualifications en santé publique, en gestion de projet et de personnel et en communication. Plus globalement, les facultés de médecine doivent s'ouvrir sur d'autres pans de l'université - aujourd'hui, seuls des médecins forment leurs futurs confrères.

M. Julien Flouriot . - En Île-de-France, nous avons travaillé main dans la main avec l'ARS : nous sommes allés voir les gens, nous avons proposé des choses précises et concrètes, du clé en main, et ils nous ont dit banco ! En fait, l'ARS ne disposait pas des informations dont nous disposions. Je ne suis pas certain que nous pourrions refaire la même chose aujourd'hui, parce que nous ne sommes pas dans la même période de l'année : au printemps, beaucoup d'internes étaient dans des laboratoires de recherche et ces laboratoires avaient fermé.

Mme Catherine Deroche , rapporteure . - Quel est votre regard sur les mesures prises actuellement pour limiter la propagation du virus ? Contrairement au printemps, l'ensemble du territoire est aujourd'hui affecté par l'épidémie.

M. Justin Breysse . - Il faut bien prendre en compte le fait que les patients covid en réanimation viennent en plus des autres patients. Or ces services sont déjà remplis habituellement. La situation générale des hôpitaux est déjà extrêmement tendue en règle générale ; elle ne peut que s'aggraver, si l'on ajoute de nouveaux patients. Aujourd'hui, les capacités sont largement dépassées et chacun sait que la grippe saisonnière arrive. C'est pourquoi toutes les mesures sanitaires prises pour limiter la propagation du virus sont bonnes. J'ajoute qu'il faut tenir compte de la fatigue des personnels qui n'ont pas pu prendre de vacances cet été, si bien que nous ne pourrons pas faire appel à des réserves comme nous l'avons fait durant la première vague.

M. Julien Flouriot . - Nous sommes à un moment particulier de l'année pour les internes : les nouveaux, soit 8 000 personnes, arrivent et les anciens, le même nombre, partent, parce qu'ils ont fini leur cursus. Le plan Blanc a été réactivé en Ile-de-France, si bien que les congés ont été annulés. Beaucoup d'internes n'ont pas pris de congé depuis un an, parce qu'ils assurent souvent la permanence durant l'été et prennent leurs vacances à l'automne... Le ras-le-bol existait déjà - je rappelle que nous avons connu un grand mouvement de grève avant l'épidémie -, mais il provenait d'une conscience des limites de la gestion hospitalière. Depuis le début de la crise sanitaire, nous nous rendons compte des limites globales de la gestion de la santé en France ! Nous sommes bien devant un problème systémique, administrativement et financièrement. De ce fait, la volonté d'aller au front sera plus faible.

M. Justin Breysse . - Il est certain que les internes vont continuer à se mobiliser. Il est vrai que les premiers jours de novembre seront difficiles, parce que les nouveaux internes arrivent et n'ont jamais prescrit. Ils vont se retrouver en charge de patients quasiment seuls dans les services. C'est une période particulière et ce ne sera pas le moment de se faire hospitaliser !

M. Alain Milon , président . - Merci !

M. Julien Flouriot . - Au printemps, il existait des services dédiés aux patients covid. Cela ne peut plus être le cas, parce que toute la population est touchée. Nous devrons donc avoir des lits non seulement en réanimation, mais aussi en service d'aval - gériatrie, médecine interne, etc . Or ce sont justement des services qui ont connu d'importantes fermetures de lits depuis plusieurs années.

Je suis interne en psychiatrie et je peux vous assurer que les conséquences de la première vague ont été catastrophiques dans ma spécialité. Nous sommes confrontés à une énorme demande de soins, alors que la situation générale des hôpitaux psychiatriques est encore bien plus compliquée que celle des hôpitaux généraux. En Ile-de-France, nombre d'hôpitaux psychiatriques n'ont aucun lit disponible depuis plusieurs mois.

M. Justin Breysse . - Il ne faut pas regarder uniquement la réanimation, ce que les médias ont tendance à faire. Avant la réanimation, les patients sont hospitalisés dans des services de médecine, qui ne disposent pas de moyens suffisants. S'il n'y a qu'une infirmière la nuit dans un service de 28 lits et qu'il y a une urgence, les 27 autres patients sont des autoentrepreneurs... Il y a des besoins très importants en ce qui concerne les paramédicaux, leurs conditions de travail sont terribles et ils partent !

M. Alain Milon , président . - Je vous remercie de votre participation.

Selon le rapport d'étape de la mission indépendante d'évaluation de la gestion de la crise du covid, nommée par le Président de la République, l'excès de mortalité s'élève en France à 28 306 personnes, 7 552 en Allemagne, 47 484 en Italie, 46 742 en Espagne, 5 197 en Suède, beaucoup plus qu'en France proportionnellement à la population, 57 844 au Royaume-Uni et 190 000 aux États-Unis. La situation de la France n'est certainement pas bonne, mais elle n'est pas catastrophique.

Je vous rejoins sur les hôpitaux psychiatriques. Ils ont un problème de financement ; ils reçoivent actuellement une dotation annuelle et il faut trouver un autre moyen de les financer, sans s'appuyer entièrement sur une tarification à l'activité.

Enfin, en ce qui concerne le financement de la sécurité sociale, il faut donner à l'ensemble des personnels soignants les moyens de travailler. Il faut donc que le Gouvernement et le Parlement acceptent un Ondam à 4 %, soit une augmentation de 8 milliards d'euros de plus, et que cette augmentation ne se limite pas à une année - elle doit être décidée pour chacune des années à venir ! Mais il faudra trouver l'argent nécessaire...

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Audition commune de M. Dominique Dunon-Bluteau,
responsable du département scientifique Biologie-Santé
de l'Agence nationale de la recherche (ANR)
et des docteurs Dominique Martin, directeur général,
et Stéphane Vignot, référent essais cliniques,
de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM)

(jeudi 22 octobre 2020)

M. Alain Milon , président. - Mes chers collègues, nous allons poursuivre nos travaux, avec une audition consacrée à la recherche dans le cadre de la crise sanitaire. Les questions de méthode, s'agissant notamment d'essais cliniques, ont été fortement discutées. Nous souhaitons donc effectuer un point sur l'effort de recherche : ses principaux axes, sa méthodologie et ses perspectives.

Sur toutes ces questions, nous avons souhaité entendre M. Dominique Dunon-Bluteau, responsable du département scientifique « Biologie-Santé » de l'Agence nationale de la recherche (ANR), les docteurs Dominique Martin, directeur général, et Stéphane Vignot, référent des essais cliniques, de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), ainsi que Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale adjointe, qui pourra répondre à toute question portant sur l'organisation de l'agence.

Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo, retransmise en direct sur le site internet du Sénat. Elle sera consultable à la demande.

Je rappelle aux collègues et à l'administration que le port du masque est obligatoire. Je vous remercie de bien vouloir y veiller tout au long de cette audition.

Conformément à la procédure applicable aux procédures d'enquête, je vais maintenant vous demander, madame, messieurs, de prêter serment. Je vous rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est passible des peines prévues aux articles 434-13 et 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Dominique Dunon-Bluteau, Dominique Martin, Stéphane Vignot et Mme Christelle Ratignier-Carbonneil prêtent serment.

M. Alain Milon , président. - Je vous donne la parole pour un propos liminaire, puis nos rapporteurs vous poseront leurs questions. Je passerai ensuite la parole à l'ensemble de nos collègues.

M. Dominique Dunon-Bluteau, responsable du département scientifique du département «  Biologie-Santé  » de l'Agence nationale de la recherche (ANR). - En guise de discours liminaire, je souhaite replacer la position de l'ANR dans l'écosystème de la recherche sur la covid-19. Je commencerai par souligner que les essais cliniques, tout comme le développement vaccinal, ne font pas partie du périmètre d'action de l'ANR. Nous nous concentrons sur la recherche fondamentale, dans tous les domaines, qu'il s'agisse de la biologie et de la santé, des sciences humaines et sociales, de la gestion de crise ou de l'environnement. Un rapport de l'OCDE, qui paraitra très prochainement, souligne d'ailleurs la nature holistique des projets que nous avons proposés.

Les actions menées par l'ANR en 2020 sont les suivantes :

- un appel «  Flash Covid-19 », lancé en mars, visant à donner une réponse immédiate à l'épidémie ;

- un appel ouvert « Recherche-Action », s'étirant d'avril à octobre, visant à prendre en compte la diversité des questions apparaissant lors du développement de la pandémie, afin de fournir un livrable dans les trois à douze mois suivant le démarrage du projet et susceptible d'être mis en action dans la foulée ;

- la promotion de collaborations internationales sur la Covid-19 avec des agences partenaires de l'ANR ;

- la conduite, en tant qu'opérateur, d'appels à projets «  Résilience Covid-19 », élaborés par les régions Grand Est et Hauts-de-France et bénéficiant d'un budget de deux millions d'euros financé à 50 % par la région et à 50 % par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche et de l'innovation (MESRI) ;

- l'inscription d'une priorité Covid-19 sur l'appel à projets génériques 2021, ouvert à tous les domaines et portant sur le moyen terme (trois à quatre ans), afin de maintenir la lutte contre la pandémie et d'en tirer tous les enseignements pour accroître la résilience de notre société.

Face à la résurgence de la pandémie, nous envisageons également une action très court terme au premier semestre 2021, en attendant les résultats de l'appel à projets génériques.

Le budget total alloué aux deux appels phares de l'ANR («  Flash » et « Recherche-Action ») a été de 25,54 millions d'euros, grâce au concours de nombreux cofinanceurs. L'ANR a, pour le moment, contribué à ce budget à hauteur de 3 millions d'euros, le MESRI a apporté 13 millions d'euros, la Fondation pour la recherche médicale 4,7 millions d'euros, la Fondation de France 3 millions d'euros et les régions d'Occitanie, des Hauts-de-France, du Grand Est, d'Auvergne-Rhône-Alpes et des Pays de Loire un montant global de 1,8 million d'euros. L'appel « Recherche-Action » nécessitera un budget supplémentaire de 2 millions d'euros à fin 2020, déjà provisionnés par le MESRI et l'ANR, et sans doute 4 millions de plus début 2021.

Quels enseignements l'ANR a-t-elle tirés de la crise ?

Nous avons considérablement modifié nos procédures, afin de réaliser très rapidement les évaluations et en publier les résultats. La communauté scientifique s'est massivement mobilisée : de grands noms de la recherche, travaillant pourtant dans d'autres domaines, se sont concentrés sur la Covid-19 ; les forces vives ont convergé pour expertiser les quelque 700 projets proposés, exigeant la réalisation de 4000 expertises en moins d'un an. Les experts internationaux comme français ont répondu présents, à un moment où leurs propres activités les accaparaient déjà.

Je tiens à souligner que, en mars 2020, aucun spécialiste de la Covid-19 n'existait encore, ce qui a amplement compliqué les évaluations. La multiplication des publications a également complexifié la mise à jour des données. Je pense que, malgré la tragédie que constitue cette pandémie, le travail fourni a été remarquable et mérite d'être salué.

M. Dominique Martin, directeur général de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). - Je vous rappelle que l'ANSM est chargée de la sécurité de tous les produits de santé : médicaments, dispositifs médicaux et tests de diagnostics. Il s'agit d'une agence d'expertise et de régulation, qui intervient sur des bases scientifiques et réglementaires. Sa mission est d'autoriser, de surveiller et de prendre, le cas échéant, des mesures de police sanitaire. Il est important de rappeler que le droit applicable est quasiment exclusivement d'ordre européen. Enfin, l'agence n'a pas de fonction logistique, visant à la distribution des produits. Elle n'est pas non plus chargée d'élaborer des stratégies thérapeutiques.

L'ANSM agit en collaboration avec de nombreuses structures, telles que le ministère de la Santé et ses différentes directions (la Direction générale de la santé, le cabinet du ministre, le ministre en personne, ou encore le Haut Conseil de la santé publique). L'ANSM entretient également des liens étroits avec d'autres institutions, agences ou organisations, comme Santé publique France, la Haute Autorité de Santé ou encore la CNAM. Enfin, l'agence intervient au niveau européen.

Dans le cadre particulier de la crise Covid-19, l'ANSM a endossé des missions s'inscrivant dans son périmètre d'actions, a intensifié son lien avec ses interlocuteurs habituels et élargi son champ relationnel, en travaillant intensément avec le cabinet du Premier ministre, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, la Direction générale des entreprises, la Direction générale du travail, les douanes et les fraudes. L'agence a par ailleurs élargi son champ d'action, en intervenant dans la régulation de certains produits de santé, comme les médicaments de réanimation, et en apportant son expertise à la création des « masques grand public ».

L'ANSM a autorisé les essais cliniques RIPH1 dans des délais extrêmement courts. Elle a fourni son expertise au ministère pour la préparation des textes réglementaires dans le cadre des mesures d'urgence. Elle a travaillé en lien étroit avec le Haut Conseil de santé publique, pour l'aider à préparer ses avis et lui apporter son expertise en pharmacologie sur le bénéfice des médicaments, ainsi que sur leur surveillance et leur profil de risques. Elle a suivi et assuré l'approvisionnement des médicaments déjà commercialisés, utilisés dans le cadre des essais cliniques sur les patients Covid-19, et veillé à l'absence d'impacts négatifs de cet approvisionnement sur d'autres patients. L'agence a travaillé en lien étroit avec les patients, les professionnels de santé et les industriels, pour identifier et prévenir d'éventuelles ruptures de stock, puisque beaucoup de matières premières provenaient d'Asie. Elle a organisé la régulation nationale des produits de réanimation, notamment les curares et sédatifs. Elle a bien évidemment mis en place une surveillance étroite des essais cliniques, mais également des produits utilisés dans le cadre des mesures d'urgence, en s'appuyant sur son réseau de pharmacovigilance et sur l'analyse permanente de la littérature scientifique, extrêmement abondante. L'ANSM travaille enfin en lien étroit avec l'Europe sur la mise au point des vaccins.

Dans le domaine des dispositifs médicaux, l'agence a dérogé massivement au marquage CE pour permettre l'importation et la disponibilité de différents dispositifs médicaux, tels que les masques ou les respirateurs. L'agence est intervenue de très nombreuses fois auprès des douanes pour débloquer des importations stoppées pour des raisons réglementaires. Elle a fourni des informations utiles à l'administration, compte tenu de sa connaissance du tissu industriel, pour maintenir l'approvisionnement en dispositifs médicaux. Elle a travaillé en étroite collaboration avec la Direction générale des entreprises sur les innovations de ces dernières. Elle a oeuvré, sous l'autorité du Premier ministre, avec la Direction générale de l'armement et la DGE, à la mise en place de la nouvelle catégorie de masques grand public et répondu à de très nombreuses sollicitations.

Concernant les diagnostics, l'agence est intervenue sur le plan réglementaire pour vérifier la conformité des tests, dans le cadre de l'auto-certification, en lien avec la Haute Autorité de santé et le CNR.

Enfin, l'ANSM a assuré un suivi épidémiologique étroit à partir des données de l'Assurance maladie, en veillant à la disponibilité de nombreux médicaments, ce qui a permis de mettre en lumière la chute de l'utilisation de certains d'entre eux, confirmant un affaissement de l'activité médicale. Les rapports publiés sont extrêmement importants et utiles : ils ont permis de déceler une reprise progressive vers la normale et une surconsommation de certains psychotropes.

Durant plusieurs mois, l'ANSM s'est organisée en cellule de crise, maintenant en permanence une trentaine de personnes sur site, qui ont travaillé 7 jours sur 7. Une centaine de personnes dédiées à la crise ont été placées en télétravail, auxquelles se sont ajoutées environ deux cents personnes consacrant une partie de leur temps à l'épidémie. L'activité normale de l'agence a par ailleurs été maintenue, grâce au recours massif au télétravail.

M. Alain Milon , président. - Je vous remercie et passe la parole à nos rapporteures.

Mme Catherine Deroche , rapporteure. - Je souhaite savoir quels étaient les liens de l'agence avec le CARE. Des recherches sont-elles menées sur un vaccin ? La multiplicité des projets et études ne s'est-elle pas accompagnée d'une certaine dispersion ? La rapidité dont a fait preuve l'ANSM sur les essais cliniques sera-t-elle pérennisée ? Dans un contexte épidémique où aucun traitement n'existe pour lutter contre la maladie, est-il possible d'articuler des possibilités de prescription hors, autorisation de mise sur le marché (AMM) ou à titre compassionnel, et la conduite de travaux de recherche, qu'elle soit observationnelle ou interventionnelle ? Enfin, sur quelles données l'autorisation européenne de mise sur le marché du Remdesivir s'est-elle appuyée ?

M. Dominique Dunon-Bluteau. - Concernant la première question, je tiens à préciser que nos collaborations ne se sont pas limitées au CARE. Les actions de l'ANR n'auraient pu être menées à bien sans un partenariat étroit avec le MESRI, entretenu depuis 2012, notamment pour assurer l'interface entre la recherche fondamentale et la recherche clinique.

Dans le cadre des appels Flash Covid-19 et R/A Covid, nous avons développé un lien avec la DGOS, qui a réparti les projets entre l'ANR et le PHRC.

L'une des pièces maîtresses dans la mise en oeuvre de nos appels a été REACTing, structure gérée par l'INSERM et faisant partie du COPIL, qui a concouru à la définition des axes de recherche. REACTing nous a poussés à sortir de nos «   règles conventionnelles  », pour nous montrer plus ouverts dans la prise de risques des projets et dans l'origine des déposants. Pour exemple, nous avons soutenu un projet porté par une infirmière, détentrice d'une thèse en santé publique, alors que l'ANR a plutôt l'habitude de soutenir des chercheurs statutaires.

CARE a été créé après le lancement de l'appel Flash. Nous avons donc été mis en contact avec CARE à partir de l'appel R/A Covid. CARE a orienté des chercheurs vers notre appel, et en retour, nous lui avons adressé des projets actions (inférieurs à trois mois). Par la suite, un lien étroit a été conservé : la liste des projets déposés et financés a été transmise à CARE, car cela lui permettait d'avoir une vision globale du vivier de chercheurs travaillant sur la question.

Je tiens à souligner que l'origine de l'orientation des projets n'était jamais mentionnée dans les dossiers. Les comptes rendus et rapports intermédiaires des différents projets seront adressés aux deux structures, ainsi qu'au MESRI et à nos différents cofinanceurs.

Concernant la recherche sur un vaccin, je rappelle que le développement vaccinal ne rentre pas dans le périmètre d'action de l'ANR. Toutefois, l'agence est présente en amont : par exemple, Frédéric Tangy, qui a produit le « vaccin Pasteur », cite notre agence pour des projets antérieurement soutenus antérieurement ayant contribué à développer de nouvelles méthodologies vaccinales. Deux projets en lien avec un vaccin ont été retenus dans nos appels :

- le projet NANO-SARS-CoV2, à base de nanoparticules biocompatibles, encapsulant des candidats antigéniques. Il est porté par cinq équipes très complémentaires : trois équipes de recherche, une société de recherche et développement en biotechnologie et un institut de bioproduction.

- le projet DC-COVAC, porté par Véronique Godot de l'Institut Mondor, est un projet de recherche préclinique qui s'attache à développer des vaccins anti-SARS-CoV2. Il nécessite la réalisation d'une étude de réponse immunitaire chez des souris humanisées.

M. Dominique Martin. - Concernant les essais cliniques, bien que le délai réglementaire soit de 60 jours, l'ANSM s'astreint à un délai de 45 jours, se plaçant ainsi parmi les agences les plus performantes d'Europe. Ce délai est tombé à une vingtaine de jours en moyenne durant la crise, et même onze jours au cours des mois d'avril et mai.

À l'heure actuelle, 130 essais cliniques ont été soumis à l'agence : 70 ont été autorisés, 19 ont été suspendus ou terminés, 31 ont été refusés, et 10 sont en cours d'instruction. Il s'agit majoritairement d'essais cliniques sur des médicaments ou des RIPH1. Ce nombre considérable d'essais a exigé une importante coordination, désormais prise en charge par le ministère. La rapidité d'évolution de l'épidémie, que ce soit à la hausse ou à la baisse, nous contraint à faire preuve d'une grande adaptation et entraine parfois des difficultés d'inclusion, certains essais ne parvenant plus à trouver de patients.

Concernant les prescriptions hors AMM, je rappelle que de très nombreux médicaments et indications disposent d'une AMM. Le paracétamol, qui soulage le symptôme de fébrilité de la Covid, se trouve bien dans son AMM et ne constitue nullement un médicament anodin ou inefficace. D'un point de vie collectif, l'AMM reste donc notre coeur d'activité. Les prescriptions hors AMM peuvent intervenir dans plusieurs configurations :

- Les essais cliniques : la prescription est ici, par nature, hors AMM, et certains essais peuvent d'ailleurs être lancés pour des motifs compassionnels. L'ANSM a favorisé les essais cliniques pour des médicaments posant difficulté. La prescription dans le cadre des essais cliniques présente l'avantage de l'encadrement : l'autorisation accordée par l'ANSM permet de garantir la sécurité maximale de l'essai, bien supérieure à celle observée dans le cadre d'un traitement courant réalisé à l'hôpital.

- Les situations relevant du champ législatif ou réglementaire, comme l'article 3131, qui permet à l'État d'autoriser le recours à un médicament, hors mise sur le marché. L'agence fournit alors à l'administration toute information utile pour encadrer l'utilisation, ce qui a été le cas pour le Kaletra ou l'hydroxychloroquine. Des cadres réglementaires président aux prescriptions hors AMM, qui sont assujetties à une autorisation temporaire d'utilisation (nominative ou de cohorte), et à une recommandation temporaire d'utilisation (qui permet d'utiliser un médicament disposant d'une AMM, mais pour une autre indication). L'autorisation temporaire d'utilisation (ATU) et la recommandation temporaire d'utilisation (RTU) relèvent toutes deux de la responsabilité de l'ANSM.

- Le code de la santé publique autorise le recours à des médicaments, hors mise sur le marché, s'il n'existe aucune autre alternative et si des données scientifiques valident leur utilisation. Il est question ici d'une autorisation au cas par cas, soumise à une obligation d'information du patient, une obligation de traçabilité, et une obligation de déclaration auprès de la sécurité sociale.

Je souligne que les dispositifs d'ATU et RTU sont particulièrement développés en France, et que la RTU ne connait pas d'équivalent en Europe.

Les études interventionnelles portent sur les essais cliniques, en particulier les RIPH1. La prise en charge des patients est alors organisée dans la perspective d'une étude, avec obligation d'obtenir l'autorisation d'un comité de protection des personnes (CPP) et de l'ANSM. Les études observationnelles sont quant à elles rétrospectives et portent sur d'anciens patients ayant reçu un traitement ordinaire. Ces études ne répondent à aucune obligation particulière, en dehors de la traditionnelle autorisation de la commission nationale informatique et liberté (CNIL), et s'inscrivent normalement dans le cadre d'une AMM. Cependant, en cette période de crise sanitaire, des études observationnelles ont pu être conduites sur l'utilisation de médicaments hors AMM par volonté réglementaire, et selon un encadrement strict. Enfin, il faut garder à l'esprit que la médecine est d'abord empirique : de nombreuses initiatives hors AMM ont été lancées, puisqu'aucun traitement véritablement efficace n'était disponible. Cet élan était tout à fait légitime, tout en appelant bien sûr une validation scientifique.

Pour ce qui est du Remdesevir, il a fait l'objet d'une autorisation de mise sur le marché par l'agence européenne, le 3 juillet. Cette autorisation s'est basée sur une étude « Remdesevir versus placebo » ayant confirmé une réduction de la durée d'hospitalisation. Aucun effet significatif sur la mortalité n'a cependant été relevé. De façon à disposer d'un accès au produit, l'ANSM a mis en place une ATU de cohorte le 2 juillet, après avis du CHMP. Aucune étude particulière n'a présidé à cette ATU. Je souligne que l'AMM accordée est conditionnelle, car basée sur l'étude sus-citée.

M. Dominique Dunon-Bluteau. - Je reviens sur la question de la multiplicité des projets et vous propose un exemple probant. À ce jour, sur les 174 projets financés, 21 portent sur la recherche de molécules antivirales. 11 entrent dans le cadre de l'appel Flash : cinq se concentrent sur diverses stratégies de criblage haut débit de molécules ; deux s'attachent à mieux caractériser les protéines virales afin d'identifier de nouvelles molécules ; un projet vise à déterminer l'ensemble des structures de protéines codées par SARS-CoV2 ; trois correspondent à des repositionnements de molécules déjà approuvées pour diverses applications thérapeutiques. Dans le cadre de l'appel R/A, 10 projets ont été financés, dont deux proposant des repositionnements.

L'un d'eux a connu une médiatisation importante : le projet ANTI-CoV, porté par Jean Dubuisson de l'Institut Pasteur de Lille, ayant pour objectif de cribler le SARS-CoV2 sur des composés pharmaceutiques disponibles dans le commerce par une approche à haut débit, de les valider dans un modèle in vitro préclinique, avant de passer à des tests plus prometteurs sur le modèle élaboré par Roger Legrand. L'ambition est de proposer rapidement un essai clinique multicentrique. En même temps qu'il a obtenu son projet Flash en avril, Jean Dubuisson s'est vu ouvrir l'accès à la chimiothèque de la société APTEEUS. Une molécule prometteuse a été identifiée après une cascade de criblages. De grands espoirs sont placés dans cette découverte, même si la preuve de concept doit encore être apportée. La région Hauts-de-France a décidé de financer ce projet à hauteur de 785 k€ et la fondation LVMH pour 5 millions d'euros. Cette cascade de financements illustre bien la façon dont la recherche devrait fonctionner, ainsi que l'intérêt de la recherche en amont initiée par l'ANR.

Une grande diversité de projets a donné des résultats dans des délais extrêmement courts par rapport à la normale. Les premiers résultats retentissants ont été obtenus sur l'hydroxychloroquine et rapportés dans un article de Roger Legrand, démontrant l'inactivité de ce médicament dans le traitement de la Covid-19 dès le mois de juillet. Le chercheur a mis au point un modèle animal de la maladie chez des primates non humains. Il est donc sollicité pour valider d'autres études. Dans le cadre de son projet, il continue de tester des anticorps monoclonaux anti-Covid, pour vérifier s'ils pourraient jouer un rôle curatif.

Le second domaine dans lequel les équipes françaises se sont illustrées concerne l'analyse du rôle clef de l'interféron dans la réponse antivirale. Ces équipes se sont attachées à identifier les mécanismes liés aux formes graves de la maladie. Frédéric Rieux-Laucat de l'Institut Imagine et James Di Santo ont démontré que les cas graves présentent une absence de réponse à l'interféron, généré par le corps pour se défendre. Une seconde équipe a poussé la recherche plus loin avec le projet GEN-COVID, porté par Jean-Laurent Casanova, qui a mis en place un consortium international permettant d'identifier toutes les caractéristiques génétiques ou immunitaires des formes graves de la maladie. Il a ainsi pu confirmer que 15 à 20 % des patients lourdement touchés possèdent des auto-anticorps contre l'interféron, qui le neutralisent. La présence de ces anticorps a été démontrée comme antérieure à l'infection, et n'a pas été relevée chez les patients ne développant pas une version grave de la maladie. D'autres projets se sont concentrés sur l'interféron, comme celui de Guy Gorochov, coordinateur scientifique d'i-COVID, avec pour objectif de stratifier les patients en fonction de la sévérité de la maladie. Une demande de brevet est en cours sur une méthode pronostic de la sévérité.

Dans le domaine de la prévention, l'ANR finance un projet porté par le professeur Bernard Martel de l'Université de Lille, qui propose d'incorporer dans les masques une couche de textile filtrante à activité biocide, pour neutraliser le micro-organisme. L'objectif est de disposer d'une technologie opérationnelle d'ici 18 mois, afin d'en effectuer le transfert vers un fabricant. Le niveau de TRL de ce projet est de 4. Un autre exemple concerne l'évaluation de l'impact du confinement : il est porté par Vittoria Colizza de l'Inserm et s'appuie sur une modélisation mathématique et numérique utilisant les données de téléphonie mobile. Une première étude a démontré que le confinement avait joué un rôle important dans l'abaissement du facteur R en dessous de 1. Une seconde étude a porté sur le comportement de la population lors du déconfinement, démontrant un retour très rapide à la mobilité dans tout le pays, sauf en région Île-de-France où la reprise a été nettement plus lente, attestant d'une prise de conscience plus forte de la maladie. Ces études ont été rendues publiques dès la mi-avril et ont été transmises aux autorités de santé.

Des projets se sont penchés sur la gestion de crise, comme celui de Gaëlle Clavandier de l'Université de Saint-Étienne, consistant à analyser les pratiques funéraires. Les résultats de l'étude ont mis en évidence des contradictions avec les normes édictées en matière de soins, et ont démontré que l'ensemble des morts n'a pas fait l'objet des mêmes préconisations sanitaires, induisant un risque non négligeable de hiérarchisation. Ces travaux ont fait l'objet d'une audition auprès de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. Le projet COCONEL, porté par Patrick Peretti-Watel, s'est concentré quant à lui sur l'effet du confinement sur la population. L'enquête a révélé un soutien massif à cette mesure, mais avec une augmentation des inégalités sociales, des troubles de la santé mentale, de l'adhésion aux théories complotistes, de la politisation des questions publiques, une baisse des recours aux soins et une augmentation de l'hostilité à un vaccin contre la Covid-19. Ces travaux ont fait l'objet de sept publications, ont généré onze notes de synthèse transmises à la conseillère Santé de l'Élysée et aux membres du comité scientifique. Enfin, le projet CoCo, porté par Ettore Recchi, s'est focalisé sur les réactions des groupes face aux mesures de distanciation sociale et de confinement, et les effets générés sur les inégalités. Les premiers résultats ont démontré un accroissement des inégalités de genre concernant le travail domestique, une résilience de la sociabilité et du niveau de bien-être, ainsi qu'une augmentation régulière de l'inquiétude quant à l'impact économique. Ce projet a par ailleurs révélé que le télétravail, quoique bien accepté, accentue les inégalités sur le marché de l'emploi. Ces travaux ont fait l'objet d'une publication, d'une audition devant le conseil scientifique le 14 octobre, et ont engendré la diffusion de quatre notes de synthèse et d'un rapport d'une quarantaine de pages.

Tous ces projets ont été financés dans l'appel Flash. Je terminerai en citant trois projets de l'appel R/A Covid-19, parce qu'ils sont prometteurs et touchent des domaines peu investigués. Le premier est le projet COVID-IN-UNI de Christine Musselin (Sciences Po) : il incarne la présence des universités françaises face au virus. Le deuxième projet a été baptisé DISCO, Dissémination et Stabilité du SARS-CoV2 dans l'environnement côtier : porté par Soizick Le Guyader de l'Ifremer, il constitue l'un des rares projets environnementaux et vise à étudier la dissémination du vecteur dans l'océan, avec un focus sur la contamination des coquillages et crustacés et l'évaluation des risques de transmission auprès des consommateurs. Enfin, le projet EpiCOV s'intéresse à l'épidémiologie environnementale de la Covid-19 en Guyane française, combinant analyses ADN et biogéographie pour prédire les futurs pics épidémiques. Dans les travaux qu'elle soutient, l'ANR n'oublie pas les départements et territoires d'outre-mer.

Mme Sylvie Vermeillet , rapporteure. - Je souhaite poser quelques questions au docteur Martin. Tout d'abord, dans le cadre de vos travaux, quels échanges avez-vous eus avec Santé publique France ? Ensuite, quel est votre retour d'expérience et quelles seront vos actions quant à la prévention de la rupture de stock ? Enfin, les professeurs Yazdanpanah et Costagliola se sont dits raisonnablement optimistes quant à la mise à disposition de vaccins partiels d'ici la fin de l'année : quel est votre avis sur la question ?

M. Dominique Martin. - Les liens avec Santé publique France étaient pluriquotidiens durant la période de crise. Nous sommes massivement intervenus pour débloquer de nombreuses importations de produits, en accordant des centaines de dérogations au marquage CE. Je suis directeur général de l'ANSM depuis six ans et n'avais jusqu'alors jamais dérogé à ce marquage obligatoire. Nous continuons à oeuvrer dans ce sens et menons également des évaluations sur la qualité de certains produits, car norme et qualité sont deux éléments bien distincts. L'agence apporte donc sa double expertise à SPF, à la fois scientifique et réglementaire, en lien continu avec la cellule de crise ministérielle.

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale adjointe de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). - Les stocks de médicaments de réanimation constituent une préoccupation majeure de l'ANSM, qui doit veiller à la couverture des besoins sanitaires de l'ensemble des patients français. Le début de la crise a fait craindre des perturbations quant aux approvisionnements, puisqu'un certain nombre de matières premières sont fabriquées en Chine. Les besoins ont été multipliés par 2000 pour cent en quelques jours et la demande a explosé au niveau mondial. Dans le même temps, nous avons dû faire face à une hétérogénéité des stocks disponibles dans les établissements de santé. Enfin, le séjour des patients en réanimation s'est révélé très long et, la posologie étant adossée au poids du patient, le facteur aggravant d'obésité a compliqué encore la situation.

Le Gouvernement a alors mis en place une régulation nationale pour garantir la couverture des besoins sanitaires et éviter que, à l'instar d'autres États, des intubations ne puissent être réalisées faute de médicament. Dans un premier temps, il a été décidé d'acheter l'entièreté des stocks disponibles auprès des industriels du territoire national, et de lancer un achat massif au niveau international. Puis le gouvernement a élaboré une régulation en flux poussé, en attribuant aux différents établissements de santé les quantités adaptées à leur nombre de patients. Aidée de statisticiens, l'ANSM a élaboré des algorithmes, en fonction des données quotidiennes du nombre de patients hospitalisés en réanimation. Les quantités de médicaments nécessaires ont été définies avec des professionnels de santé, afin de modéliser un patient-type, puis elles ont été réparties établissement par établissement, en fonction des files actives de patients Covid et non-Covid.

La régulation nationale s'est étirée du 23 avril à la fin juillet. En parallèle, un stock de sécurité a été constitué, permettant de couvrir le traitement de 29 000 patients. À partir de juillet, nous sommes revenus à une situation classique de flux tiré : les établissements de santé ont repris leur rythme normal de commandes auprès des industriels du territoire national. Un suivi hebdomadaire de l'ensemble des quantités de médicaments stockées et consommées est désormais effectué. À l'heure actuelle, la situation est sous contrôle, mais la vigilance reste maximale.

M. Stéphane Vignot, référent des essais cliniques, de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). - Les trois quarts des 130 essais cliniques nous sont parvenus au cours des trois premiers mois de l'épidémie et portaient essentiellement sur des repositionnements de médicaments déjà connus. La piste immunitaire de l'appréhension de la maladie a émergé assez tôt. Des solutions faisant appel à des immunorégulateurs pouvaient être mises en place rapidement, notamment par le biais de la recherche académique, très dynamique en France.

Dans le cadre d'un vaccin, les données sont différentes. Nous nous basons sur des connaissances fondamentales, mais aucun repositionnement n'est possible. Du temps est donc nécessaire pour construire la fusée du vaccin, constituée de trois étages :

- L'avis scientifique. Il a débuté dès le mois d'avril, à travers la consultation d'industriels et d'académiques nationaux et internationaux, afin de grouper les expertises et gagner ainsi collectivement du temps.

- L'essai clinique. Il observe plusieurs étapes : premières administrations et vérification de la sécurité. Le test du modèle Pasteur a débuté dès juillet, en France et en Belgique.

- Les études de phase 3. Elles sont en cours, en France, en Europe et aux États-Unis, afin d'accumuler les données sur l'efficacité d'une dizaine de candidats vaccins prometteurs.

L'autorisation de mise sur le marché sera effectuée au niveau européen, selon un dispositif spécifique de « relying review » : les fabricants de vaccins ne fourniront pas un dossier unique, comme ils le font habituellement, pour obtenir leur autorisation, mais communiqueront leurs données au fur et à mesure de leur obtention. Cinq vaccins sont déjà en cours d'évaluation, dont nous commençons déjà à recevoir les données de modélisation, les données précliniques des études animales... Cela complique l'évaluation, mais nous permet aussi de la construire de façon optimale. Nous avons été contraints de revoir notre organisation, pour assurer une continuité de service de tous les métiers impliqués et une collaboration étroite avec nos collègues européens.

Il ne m'est pas possible de vous annoncer une date de mise à disposition d'un vaccin. Dans tous les cas, nous nous donnons toutes les chances, collectivement, au niveau européen, d'arriver rapidement à une mise sur le marché. Dès qu'une étude clinique de phase 3 confirmera que l'un des candidats permet d'obtenir une réponse immunitaire satisfaisante, nous disposerons déjà de la connaissance de ce vaccin, puisque toutes les études précédentes nous seront parvenues. Notre réactivité sera ainsi maximale.

Mme Angèle Préville . - Je vous donne lecture du texte qui m'a été laissé par ma collègue Victoire Jasmin, contrainte de partir : « J'apprécie que la recherche fondamentale ait une dimension holistique, pour une véritable prise en compte globale et humaine. La recherche ne bénéficie pas toujours d'autant de cofinanceurs et de moyens financiers : pourquoi ne pas poursuivre dans ce sens pour d'autres programmes, afin de valoriser la recherche française et l'innovation de jeunes chercheurs ? »

Pour ma part, je souhaite savoir si vous disposez de chiffres concernant la surconsommation des psychotropes durant le confinement. Quel est votre avis au sujet du décès survenu au Brésil lors d'un essai clinique ? Enfin, le rhésus sanguin semble jouer un rôle dans le développement d'une forme grave de la maladie : cette information a-t-elle une base scientifique ?

M. Dominique Dunon-Bluteau. - Concernant les programmes holistiques, sur les cinquante comités de l'ANR, quinze sont interdisciplinaires et associent des domaines très différents. L'ANR recourt donc déjà à l'interdisciplinarité et l'intègre à sa réflexion dans l'élaboration de son plan d'action 2022/2024. Bien sûr, nous tirerons des enseignements de l'expérience que nous vivons, mais l'approche holistique doit être justifiée par une valeur ajoutée.

Quant au cofinancement exceptionnel constaté durant cette crise, il tient au caractère inédit de la situation et n'a pas vocation à généralisation. Je souligne qu'il n'a été rendu possible que parce que nous avons su éviter la multiplication des guichets de dépôts de projets.

Pour ce qui est de l'influence du rhésus sanguin, je vous répondrai à titre personnel : il semble qu'il s'agisse d'un facteur complémentaire, et non d'un facteur absolu.

M. Dominique Martin. - Concernant la surconsommation des psychotropes, je m'engage à vous adresser les données chiffrées. L'augmentation concerne principalement les anxiolytiques et les hypnotiques, tandis que tous les autres produits subissaient une baisse de consommation drastique.

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Au sujet du décès survenu au Brésil, nous ne disposons pas d'informations complémentaires à celles déjà connues. Il est intervenu dans le cadre de l'essai du vaccin AstraZeneca/Oxford : il semble que le jeune médecin de 28 ans ait été traité par le placebo et serait décédé des suites de la maladie. Cette tragédie montre tout l'intérêt de l'encadrement étroit des essais cliniques pour pouvoir réagir immédiatement à un effet indésirable majeur.

M. Alain Milon , président. - Merci mesdames et messieurs.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

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