II. L'IMPACT SUR LES ENTREPRISES ET LA SANTÉ DES TRAVAILLEURS

Les nouveaux modes de travail, résultant d'évolutions concomitantes décrites ci-avant, sont susceptibles de bouleverser la structuration traditionnelle du monde du travail.

Relations juridiques entre entreprises et travailleurs, fragmentation des tâches, intermédiation des relations de travail... Ces questions doivent être également appréhendées à travers le prisme de leur impact sur la santé au travail. Tel est la philosophie des travaux de la Délégation aux entreprises qui a choisi de mettre l'humain au coeur de ses réflexions. La prise en considération des enjeux des entreprises, et plus particulièrement des TPE et PME, ne pourra être complète si l'on ne prend pas le temps de s'interroger sur l'impact de ces nouveaux modes de travail et de management sur la santé des travailleurs, des managers et de leurs dirigeants.

A. NOUVEAUX MODES, NOUVEAUX MAUX

1. Isolement et affaiblissement du collectif
a) Les nouvelles formes de stress et les risques psychosociaux face à l'écran

Auditionnée par la Délégation aux entreprises, l'Association française de psychologie du travail et des organisations (AFPTO) - par la voix de sa secrétaire générale Emilie Vayre - a signalé qu'avant même la pandémie de Covid 19, les travaux de recherche internationaux révélaient déjà depuis plusieurs années les risques liés à l'usage des technologies nomades . Ces dernières prolongent en effet l'activité professionnelle au domicile et « favorisent l'extension du travail au-delà des espaces-temps habituellement dédiés au travai l ». Cela aboutit à « un accroissement de la charge de travail et au renforcement de formes d'addiction au travail ou aux technologies ».

Les travaux ciblant en particulier le télétravail montrent qu'il est associé à une intensification, une densification et une extension du temps de travail ; « autrement dit les télétravailleurs et télétravailleuses travaillent plus et plus longtemps et mobilisent plus de ressources pour s'acquitter de leur tâche. Il en résulte une charge de travail excessive, un sentiment de stress et de pression , tant du point de vue professionnel que dans la sphère privée ».

L'AFPTO ajoute qu'à cet accroissement de la charge mentale et temporelle de travail s'ajoute une perturbation de l'organisation spatiale et temporelle du travail qui conduit bien souvent à la disparition des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle , à un envahissement de la sphère privée et domestique, possible source de tensions et de conflits au sein de la cellule familiale. Or « on sait depuis déjà plus de 50 ans dans nos champs de recherche que la perception de conflit entre vie professionnelle et vie privée est génératrice de troubles de la santé physique et mentale , d'absentéisme et de turnover . »

Parmi les facteurs expliquant le sur-engagement des télétravailleurs, plusieurs approches insistent sur l'importance des représentations du télétravail. Certains salariés peuvent en effet se sentir redevables vis à vis de leur entreprise qui leur accorde un privilège auquel tout le monde n'a pas accès et fourniraient davantage d'efforts pour s'acquitter de cette dette.

Mais ils sont aussi susceptibles d'éprouver une forme de culpabilité intériorisée, lorsqu'ils se comparent à d'autres, considérant qu'ils ont la « chance » de pouvoir travailler en échappant à certaines contraintes, en évitant les trajets, en évitant les transports, en s'extirpant d'un environnement de travail jugé délétère, ou encore, plus récemment, en étant moins exposés aux risques de contaminations puisque travaillant depuis chez eux. Ce sentiment de culpabilité peut générer une forme de pression et les pousser à vouloir faire plus, faire mieux, à travailler sans limite, jusqu'à l'usure .

Il y a aussi la manière dont le télétravail est perçu et jugé par les autres, avec un risque :

- d'opposition entre ceux qui « vont au front » et ceux qui n'y vont pas, ceux qui se mettent en danger - dans le cadre de la pandémie - et ceux qui restent à l'abri ;

- d'activation de préjugés et de comportements discriminatoires au sein des équipes ou entres les équipes, sources de fragilisation de la cohésion sociale ;

- de division entre ceux qui font et ce qui ne feraient pas, associé à la crainte de perdre la reconnaissance de ses pairs et de l'encadrement et à la nécessité de devoir faire ou refaire ses preuves, de rendre visible le travail.

Mais ce sur-engagement est aussi susceptible d'être renforcé par les pratiques managériales . Si l'on s'accorde sur l'idée que le télétravail est propice au développement de modes de management par objectifs, il ne doit pas signifier que l'on laisse pour autant les salariés livrés à eux-mêmes, sans repères sociaux ni repères temporels sur lesquels s'appuyer pour s'organiser, sans savoir comment s'y prendre ni par où commencer, ce qui génère de l'anxiété et une dépense d'énergie inutile.

« À l'image des constats issus des recherches scientifiques internationales, de grandes enquêtes nationales menées avant pandémie observaient un lien significatif entre le développement du télétravail et l'exposition aux risques psychosociaux dans diverses organisations, en termes d'horaires imprévisibles, de perception d'une charge de travail excessive et de tensions avec l'entourage professionnel . C'est peut-être d'ailleurs sur ce dernier point que réside le risque majeur du travail à distance . »

Les risques psychosociaux (RPS) constituent une préoccupation majeure des syndicats de salariés dans les sociétés . Ils regrettent souvent, comme la CFDT, que les employeurs renvoient ce sujet à l'impact de la vie privée du travailleur et que l'issue soit souvent une inaptitude formulée par le médecin du travail. La porosité des sphères privée et professionnelle liée aux nouveaux modes de travail, notamment le télétravail, ne pourront plus autoriser de réponse aussi tranchée et évidente sur ce qui est intrinsèquement lié à la vie privée . D'ailleurs la reconnaissance des affections psychiques par les CRRMP 77 ( * ) (Comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles) montre une appréciation favorable croissante des liens entre ces pathologies et l'activité professionnelle . Les deux graphiques suivants, issus du rapport de gestion AT/MP de décembre 2020 et relayés par la société française de médecine du travail (SFMT), mettent en évidence cette évolution :

Lors d'une table ronde organisée le 4 février 2021 par la Délégation sénatoriale aux entreprises, Stéphane Pimbert, directeur général de l'INRS (Institut national de recherche et de sécurité), a rappelé que les RPS liés au télétravail résultent de multiples facteurs :

- une absence de régulation par le collectif ;

- une mauvaise évaluation de la charge de travail ;

- l'accroissement des risques de violences verbales ou écrites ;

- l'isolement ;

- un manque de démarcation entre la vie professionnelle et la vie personnelle ;

- la perte de repères dans un métier impacté par la digitalisation ;

- un sentiment d'exclusion lié à une mauvaise maîtrise des outils de travail ;

- une perte du sens du travail.

La question, du point de vue de certains syndicats , n'est pas de demander à l'employeur de traiter les aspects personnels des troubles psychosociaux mais d'essayer d'évaluer et de prévenir les risques dus au travail , sans nécessairement demander l'instauration d'un tableau des maladies professionnelles (les syndicats sont divisés sur ce point). Rappelons néanmoins, comme l'a souligné la Direction générale du travail (DGT) que les risques psychosociaux font partie intégrante de l'obligation générale de santé et de sécurité qui incombe à l'employeur (article L.4121-1 du code du travail). Celle-ci est considérée comme une « obligation de moyens renforcée » depuis l'arrêt 78 ( * ) du 25 novembre 2015 de la Cour de Cassation dit « Air France », relatif au stress post-traumatique d'un personnel naviguant témoin des attentats du 11 septembre 2001.

Enfin le cas très particulier du confinement avec un télétravail imposé à 100 % a fait naître des troubles psychosociaux importants. L'ANDRH a indiqué que pour les DRH, la troisième vague de la pandémie et le reconfinement subséquent ont constitué un nouveau défi pour garantir la santé et la sécurité au travail, puisqu'ils ont considérablement fragilisé de nombreux salariés : « La troisième vague sera celle des conséquences psychologiques de la crise et du confinement ». Selon une étude du groupe Adecco (juin 2020), 28 % des répondants ont déclaré que leur santé psychologique s'était détériorée pendant la pandémie ; 50 % des managers ont indiqué qu'avec le télétravail, il n'était pas aisé de savoir comment leurs collaborateurs se sentaient. Une enquête Ifop pour Malakoff Humanis a quant à elle montré que 45 % des répondants se sentent « plus fatigués physiquement et psychologiquement ».

Évidemment le contexte de pandémie est particulièrement anxiogène, néanmoins cette expérience de télétravail forcé peut montrer tout d'abord les limites et les risques d'un télétravail à 100 %. Pour l'ANDRH, qui a mené plusieurs enquêtes depuis le début de la pandémie, le rythme optimal de télétravail est de deux jours maximum par semaine avec trois jours en présentiel. D'ailleurs, l'AFPTO rappelle que le télétravail en continu favorise les troubles liés au travail prolongé sur écran (fatigue visuelle, maux de tête) ainsi que les troubles musculo-squelettiques (TMS).

Enfin il est important de souligner les témoignages faisant état du stress engendré par la peur de faillir des télétravailleurs, notamment pour les jeunes nouvellement recrutés . En effet, certains ont débuté leur vie professionnelle par écran interposé et n'ont jamais rencontré leurs collègues en présentiel au bout d'un an. Il a été fait état de stress pour savoir comment réagir face à un problème, d'isolement faute de pouvoir s'appuyer naturellement sur des collègues à proximité, de perte de sens .

Un article du Monde du 26 mars 2021 relaie les impressions de quelques jeunes dans cette situation : « Quand on change de structure, toutes les procédures et les outils changent. Ne pas savoir comment faire les choses a été pour moi très stressant . Au bureau, on peut interpeller la personne à côté, mais en distanciel, quand les gens ne répondent pas par mail, on se retrouve juste seul face à son problème . » Selon Tarik Chakor, maître de conférences en sciences de gestion à Aix-Marseille Université : « Quand on arrive dans une entreprise, on apprend un nouveau travail, mais aussi à connaître son équipe. Certaines choses ne sont pas formalisées et s'acquièrent en observant ses collègues ou en discutant à la machine à café. Ce sont des choses toutes bêtes mais qui sont primordiales pour la bonne socialisation . » Le distanciel rend alors plus difficile la compréhension du fonctionnement de l'entreprise et des règles de savoir-être pour les nouveaux venus, qui peuvent rapidement se sentir isolés. C'est la raison pour laquelle certaines législations, comme au Danemark, ou bien l'Accord national interprofessionnel (ANI) de 2020 pour la France, recommandent une forte limitation du télétravail pour les nouveaux salariés et tous les jeunes en formation (alternance, stagiaires, etc.).

Codes de l'entreprise, composantes informelles de la culture d'une organisation, etc. : ces éléments deviennent plus difficilement accessibles, ce qui complique voire remet en cause la dimension collective du travail .

b) Le risque de dissolution du collectif pour les travailleurs et pour les managers

Pour l'AFPTO il faut bien être conscient du « risque de fragmentation des collectifs de travail , de dégradation de la qualité des relations professionnelles, de restriction du nombre de personnes que l'on côtoie, de diminution des échanges informels et des moments de convivialité » (reconnus comme protégeant les salariés des effets délétères de conditions de travail dégradées et des facteurs de risques psychosociaux). Ce risque est renforcé par l'isolement social et la sédentarité associés au télétravail à domicile (et d'autant plus prononcé depuis le début de la crise sanitaire). Pour Stéphane Pimbert, de l'INRS, « le maintien du collectif de travail, qui est un rouage essentiel de la santé mentale, est déséquilibré ».

Le développement trop brutal du télétravail, mais également le développement du travail « à la tâche » via des plateformes numériques de travail peuvent entraîner un fort isolement des individus et rompre tous les liens qui traditionnellement contribuent au développement du sentiment d'appartenance à un groupe, à la formation informelle qui découle des simples contacts en présentiel, et à la construction de la relation de confiance qui sous-tend l'autonomie tant recherchée des travailleurs.

Le rôle du manager devient alors essentiel car c'est sur lui que va reposer l'équilibre entre confiance et contrôle, entre épanouissement personnel et envahissement de la sphère professionnelle, etc. Managers et travailleurs se trouvent confrontés au défi que Marc-Eric Bobillier-Chaumon, membre du conseil d'administration de l'Association internationale de psychologie du travail de langue française (AIPTLF), nomme « la prescription de la subjectivité » : on encourage les individus à être plus innovants, créatifs et autonomes alors qu'ils n'en ont pas les compétences et n'ont pas été formés et accompagnés pour prendre les responsabilités afférentes.

La carence de formation peut alors vite laisser la place au contrôle, par exemple par le biais des outils de time tracking (temps passé devant l'écran, fréquences des interventions en réunion etc.), ce qui n'est pas sans rappeler la problématique des algorithmes utilisés par les plateformes numériques aujourd'hui. Mais comment sont-ils définis ? Les travailleurs en connaissent-ils les règles ? Sont-ils légitimes au regard du travail attendu et de la finalité de l'entreprise ? La CFE-CGC, dans sa contribution, pointe également les « keyloggers » qui permettent à l'employeur d'enregistrer toutes les frappes que font les salariés sur le clavier. « La surveillance numérique s'invite au travail », parfois de façon disproportionnée comme le souligne la CNIL.

c) Isolement générationnel et social

Face au développement des nouveaux modes de travail qui s'appuie sur les nouvelles technologies, plusieurs catégories de travailleurs peuvent être particulièrement fragilisées.

(1) Les seniors face aux nouvelles technologies

On pense par exemple aux seniors , dont la maîtrise des outils numériques peut devenir un handicap. Cette dernière devient une réelle barrière à l'entrée pour les changements d'emploi, mais ils constituent également une difficulté pour les cadres seniors. Un article du Syntec du 21 janvier 2021 évoque ce défi et indique que pour Marie Paillard, directrice associée chez Grant Alexander : « Nouvelles méthodes de management, de recrutement, de collaboration ; l'impact est considérable, et les cadres seniors doivent s'y adapter ». Tous les cadres seniors n'ont pas naturellement l'agilité nécessaire pour affronter des changements aussi profonds. La formation continue apparait comme la réponse la plus adaptée à ce problème.

Dans son rapport annuel de 2017, le Conseil d'orientation pour l'emploi (COE) montre une sous-représentation des 55 ans et plus dans les emplois « exposés à la révolution technologique ».

Selon le cabinet Michael Page, « dans l'après-Covid, la formation s'imposera pour garantir la compétitivité des entreprises et la performance et l'employabilité des salariés ». Dans ce contexte , « les cadres seniors ne doivent pas hésiter à utiliser tous les moyens à leur disposition, notamment le compte personnel de formation (CPF), leurs employeurs n'ayant pas forcément cette préoccupation les concernant , afin de rester en phase avec les nouvelles technologies et, surtout, les nouveaux modes de management induits par la généralisation du télétravail . »

Dans ce contexte, l'ANDRH milite pour un « Plan Senior » calqué sur le modèle du « Plan jeune » fondé sur un allégement de cotisations sociales à l'embauche d'un travailleur âgé . Les résultats pour les jeunes sont plutôt incitatifs : pour 39 % des DRH , la prime à l'embauche - jusqu'à 4 000 euros versés pour le recrutement d'un salarié de moins de 26 ans - est le coup de pouce sans lequel ils n'auraient pas recruté . L'ANDRH demande également l'abondement du CPF par l'État pour les seniors et une prise en charge des formations aux nouvelles technologies.

Enfin, compte tenu des évolutions très rapides des modes de travail et des outils utilisés, il ne faut pas négliger la réflexion relative à la reconversion des travailleurs les plus âgés . Cependant la situation des seniors dans les entreprises de moins de 300 salariés n'est pas la même que celle de ceux qui actuellement peuvent bénéficier d'un congé de mobilité 79 ( * ) . Ce dernier vise à prévoir en amont les évolutions économiques que l'entreprise pourrait rencontrer dans le futur. Il permet d'anticiper les conséquences de ces mutations sur la gestion du personnel. Pour le salarié, le congé de mobilité a pour objet de favoriser le retour à un emploi stable à l'issue du congé. Des mesures d'accompagnement, des actions de formation et des périodes de travail au sein ou hors de l'entreprise sont proposées au salarié pendant le congé . Le congé de mobilité peut être proposé par toute entreprise d'au moins 300 salariés ou groupe d'entreprises ayant conclu un accord collectif relatif à la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC).

Compte tenu des perspectives d'évolution des modes de travail et de la place des nouvelles technologies dans les métiers de demain, cette mesure devrait être accessible à tous les seniors, y compris ceux des PME . Le congé de mobilité nécessite évidemment une démarche de GPEC, mais pour les PME cette démarche peut être accompagnée par les OPCO dont c'est l'une des missions. On peut imaginer que les OPCO pourraient ainsi formaliser un « plan GPEC » avec des PME volontaires, plan sur la base duquel le congé de mobilité deviendrait accessible avec des perspectives d'évolution dans un bassin d'emploi. La logique des groupements d'employeurs devrait inspirer ce type de démarche pour que les perspectives d'évolution des travailleurs, notamment des seniors, se conçoivent au niveau d'un territoire et non seulement au sein d'une seule entreprise.

Recommandation n° 11 : Instaurer un « Plan Senior » qui comprendrait :

un allègement des cotisations sociales à l'embauche d'un travailleur âgé, notamment dans la perspective d'une transmission intergénérationnelle et réciproque des savoirs ;

un abondement par l'État du compte personnel de formation (CPF) des seniors pour financer des formations aux nouvelles technologies (télétravail, etc.) ;

La formalisation d'un plan de gestion des emplois et des compétences (GPEC) entre les OPCO et les PME afin de rendre possible le congé mobilité seniors dans les petites et moyennes entreprises.

(2) L'isolement lié aux qualifications

La polarisation du marché du travail , qui risque fortement de se renforcer avec les nouvelles organisations du travail (détaillées dans un précédent chapitre), constitue une menace d'isolement supplémentaire pour les travailleurs les moins qualifiés . Non seulement ces derniers sont-ils plus éloignés de l'emploi, mais avec des formes d'emploi évoluant vers des travaux « à la tâche » et l'intermédiation des plateformes numériques, ils risquent de se sentir également isolés en situation d'emploi.

Dans ces conditions, il devient difficile d'envisager leur formation au savoir-être pour acquérir les compétences comportementales transférables et valorisant leur employabilité. À moins d'une démarche personnelle relevant d'une réelle stratégie d'amélioration des compétences, les travailleurs les moins qualifiés souffriront davantage de leur isolement.

(3) Un potentiel obstacle supplémentaire pour les femmes

Comme l'indique l'AFPTO, il existe un risque de renforcement des inégalités entre les femmes et les hommes corrélé au déploiement du télétravail au domicile. En effet, ce dernier est susceptible de renforcer l'inégale répartition des tâches domestiques et des obligations familiales. Sachant que le double poids de l'organisation de la sphère familiale et professionnelle qui incombe aux femmes a une répercussion immédiate sur la charge mentale, la fatigue, la santé mais aussi sur l'évolution de carrière, le télétravail est un enjeu majeur d'égalité professionnelle (i.e. accès et traitement).

2. La précarisation, risque majeur des nouveaux modèles économiques s'appuyant sur les travailleurs indépendants
a) La situation des indépendants peu qualifiés et aux faibles revenus

L'analyse de la dispersion des revenus étant complexe en raison de la diversité des statuts et de la variété d'un secteur à l'autre, l'Insee segmente les éléments d'information permettant d'en apprécier les montants.

Le HCFiPS rappelle que le revenu des micro-entrepreneurs s'élevait en moyenne à 470 € par mois en 2018 d'après les études de l'Insee, soit 8 fois moins que celui des autres travailleurs indépendants . C'est dans le secteur de la construction que le revenu moyen était le plus élevé (630 €). Le revenu moyen était en revanche le plus faible dans l'industrie, le commerce, l'artisanat et le transport/entreposage (320 €).

Pour les non-salariés « classiques », 11 % ont déclaré en 2017 un revenu négatif ou nul . La distribution des revenus apparaît relativement similaire pour les artisans et les commerçants, avec une concentration plus grande des effectifs sur le bas de la distribution que ce qui est observé pour les professions libérales.

Ces quelques éléments statistiques sur les revenus des travailleurs indépendants doivent tenir compte de revenus bien plus élevés par ailleurs, comme cela a été évoqué dans le chapitre consacré aux travailleurs indépendants. L'Observatoire des inégalités rappelle en effet que les activités non salariées du secteur de la santé sont les plus rémunératrices, avec un revenu moyen de 5 510 euros. Le secteur des services aux entreprises offre en moyenne 4 510 euros de revenus aux travailleurs indépendants, avec 8 060 euros pour les juristes et comptables, 5 750 euros pour les indépendants de la finance et de l'assurance.

Mais même si l'on observe une profonde hétérogénéité de la population des indépendants en termes de revenus dégagés, on relève qu'une partie importante de ces travailleurs non-salariés perçoivent des revenus d'activités indépendantes faibles, voire très faibles . 90 % des micro-entrepreneurs avaient ainsi déclaré un revenu net (issu de l'activité indépendante) inférieur à 37,5 % du plafond de la sécurité sociale (14 900 €, soit un niveau proche du SMIC net annuel). Ils étaient 60 % chez les exploitants agricoles, 44 % chez les artisans-commerçants, et 21 % chez les professions libérales. Évidemment la fragilité économique doit être appréciée en tenant compte de tous les revenus en cas de polyactivité et de la situation patrimoniale des indépendants. Cependant ces chiffres, ajoutés à une protection sociale moins forte, illustrent le phénomène de précarité.

L'Institut de l'Entreprise évoque la fragilité économique des indépendants, notamment dans le contexte de crise économique et sanitaire : « La crise actuelle met également en lumière la précarité des travailleurs indépendants, et notamment ceux travaillant grâce à des plateformes numériques ».

Comme le note Mathias Dufour et Odile Chagny dans « Désubériser, reprendre le contrôle », la situation des travailleurs des plateformes numériques est particulièrement préoccupante. Même si certains chauffeurs de VTC peuvent revendiquer une rémunération d'environ 1 700 euros nets par mois, cela s'obtient en travaillant 60 heures par semaine, et sans congés annuels, ni couverture maladie, ni cotisation retraite.

La perspective d'un développement de ces plateformes dans d'autres secteurs doit être appréhendée dès aujourd'hui car personne ne peut se satisfaire du statu quo actuel. La simple déconnexion d'un micro-entrepreneur peut lui faire perdre son revenu du jour au lendemain sans formalité ni assurance chômage. D'ailleurs ce sont généralement les indépendants victimes de ce type de processus qui ont entamé une procédure contentieuse visant à requalifier leur contrat en contrat de travail et donc à faire reconnaître leur qualité de salarié subordonné.

Plusieurs représentants de travailleurs indépendants ont indiqué que l'allocation travailleurs indépendants (ATI) 80 ( * ) n'avait pas atteint son objectif et devait être révisée. Cette allocation permet, depuis le 1 er novembre 2019, aux indépendants perdant involontairement leur activité de bénéficier d'une allocation de 26,30 euros par jour pendant 6 mois. Selon des travaux parlementaires sur le sujet, seuls 911 travailleurs indépendants en auraient bénéficié, au lieu des 29 300 personnes attendues. Les conditions 81 ( * ) pour y accéder sont telles qu'elles ne concernent en effet que peu de personnes, et en particulier par les indépendants les plus fragiles économiquement.

Si une révision des conditions pour bénéficier de l'ATI semble une première étape, il convient parallèlement d'étudier les scénarios d'ouverture de l'assurance chômage aux travailleurs indépendants , dans la suite des travaux menés par l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et l'Inspection générale des finances (IGF) dans leur rapport 82 ( * ) d'octobre 2017. Cette question est d'autant plus délicate qu'elle doit viser l'équité entre indépendants et salariés mais également entre les différentes catégories d'indépendants .

Recommandation n° 12 : Élargir les conditions d'accès à l'allocation travailleurs indépendants (ATI) afin de protéger davantage de travailleurs indépendants du chômage.

Recommandation n° 13 : Explorer, via des simulations, les pistes d'ouverture de l'assurance chômage aux travailleurs indépendants.

b) Santé au travail et protection : une iniquité déjà bien identifiée entre salariés et indépendants

Une étude des données de 2010 sur les indépendants avait permis à l'Inserm de publier un ouvrage intitulé « Stress au travail et santé - Situation chez les indépendants ». Cette étude indique que les conditions de travail des indépendants sont globalement tout aussi variées que celles des salariés. Au sein d'un même métier, salariés et non-salariés présentent souvent les mêmes contraintes .

Toutefois, il existe des différences notables sur certains points . D'après l'enquête Emploi 2007 de l'Insee, les indépendants en France travaillent en moyenne 53 heures par semaine (les employeurs travaillant 57 heures) contre 38 heures pour l'ensemble de la population active occupée . Par ailleurs, ils se distinguent (du reste de la population active et des catégories salariées proches) par une plus grande autonomie, une absence de routine et, en contrepartie, une solitude accrue . Les catégories indépendantes, à l'exception des professions libérales, déclarent moins souvent des possibilités d'entraide , notamment parmi les hommes.

Les indépendants ayant opté pour ce statut pour éviter une situation de chômage « semblent pouvoir constituer un groupe à risque de stress pour les raisons suivantes : une dépendance par rapport à un seul client ou une seule chaîne commerciale ; un choix contraint du statut d'indépendant sans projet personnel faisant sens pour l'intéressé ; des contraintes légales liées au statut d'auto-entrepreneur parfois imposées par de nouveaux dispositifs juridiques ; une absence de tradition familiale de l'indépendance ; un manque d'expérience ou de capitaux dans un contexte de crise économique et de chômage ; des protections réglementaires réduites (pas de syndicat ni de structures professionnelles) ; une absence de support social associée à de nouvelles formes de travail (télétravail, travail nomade) . »

Une autre étude de Santé publique France a analysé des populations salariées et non-salariées entre 2007 et 2015 et a mesuré leurs différences d'exposition à trois substances 83 ( * ) nocives. Or la conclusion est que les populations non-salariées sont plus exposées que la population salariée (de 1,2 à 2,5 fois plus). Plages horaires plus étendues, travail plus fréquent le samedi et le dimanche, etc. sont des différences notables entre indépendants et salariés. Mais la note relève surtout que « la population non-salariée n'est pas suivie par la médecine du travail et a un rapport à la santé différent de la population salariée. Ainsi la population non-salariée contracte moins souvent une assurance complémentaire et déclare avoir renoncé à des soins médicaux pour des raisons de coût des soins, mais également par manque de temps alors que la population salariée évoque majoritairement le coût des soins. De plus, lorsque la maladie survient, la probabilité de s'arrêter de travailler quand on est en emploi depuis au moins 5 ans est de deux tiers moins élevée dans la population non-salariée que dans la population salariée ». Ces constats soulèvent une fois de plus la question de l'assurance maladie déjà évoquée dans le rapport.


* 77 Les CRRMP ont été créé en 1993 pour permettre aux assurés dont la maladie ne figure pas dans un tableau de maladie professionnelle ou ne remplit pas tous les critères d'un tableau de maladie professionnelle de tenter de faire reconnaître le caractère professionnel de leur pathologie. Un CRRMP est donc saisi par une CPAM, Caisse primaire d'assurance maladie, et doit se prononcer sur le lien qui existe entre la pathologie présentée par la victime et son activité professionnelle. Il existe 16 CRRMP en France métropolitaine.

* 78 https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_sociale_576/2121_25_33100.html

* 79 https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000035623938/

* 80 https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000038869104/

* 81 Il faut :

• avoir subi une liquidation judiciaire ou un redressement judiciaire et donc être passé devant le tribunal de commerce ;

• justifier d'une activité non salariée ininterrompue pendant au moins deux ans au sein d'une seule et même entreprise ;

• avoir perçu des revenus, au titre de cette activité, d'un montant minimum de 10 000 euros par an ;

• disposer, en dehors de l'activité non salariée, de ressources inférieures au RSA, soit 564,78 euros par mois ;

• être à la recherche effective d'un emploi.

* 82 https://www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport-Assurance_chomage_independants.pdf

* 83 Poussières de farine de céréales et formaldéhyde.

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