E. LE LOURD TRIBUT PAYÉ PAR LES TERRITOIRES RURAUX

Qu'il s'agisse de rénover le réseau d'eau incendie, de l'étendre pour assurer la couverture requise du risque ou d'assurer la maintenance et l'entretien de ce réseau, se conformer au RDDECI représente un coût important pour les communes (ou les EPCI). Évident, le coût financier et budgétaire ne doit pas occulter le coût économique et social induit, à savoir le frein au développement et à l'attractivité du territoire.

1. L'impossibilité budgétaire de nombreuses communes à faire face à la mise en conformité ou à l'extension des réseaux

Le chiffrage du poids budgétaire à la charge des communes au titre de la DECI se révèle ardu en raison de l'absence quasi généralisée d'outils de contrôle de gestion, de suivi comptable et financier, de remontée et de centralisation de l'information financière. Ce constat est particulièrement vrai pour les plus petites communes, dépourvues des moyens humains et techniques, pour assurer un tel suivi.

Lorsqu'ils sont sollicités par vos rapporteurs dans le cadre de leur questionnaire d'enquête, les préfets admettent ne pas être en capacité de fournir ne serait-ce qu'une estimation du coût de mise en conformité des communes de leur département au RDDECI. Et quand une préfecture avance un montant (en l'occurrence 2,4 millions d'euros dans le département des Bouches-du-Rhône), elle précise que ce budget est probablement sous-estimé par rapport aux besoins réels.

Si un chiffrage précis se révèle délicat, il y a toutefois tout lieu de penser que la tendance de la charge financière est nettement à la hausse . La mise en conformité de nombre de communes ne fait que débuter dans certains départements et les dépenses sont étalées dans le temps. Dans ses réponses au questionnaire de vos rapporteurs, la préfecture de l'Eure fait ainsi état au titre de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) de 27 dossiers de demande déposés en 2017 pour un peu plus de 650 000 euros de projets à financer (avec plus de 260 000 euros de subventions accordés), puis de 106 projets déposés en 2020 pour un total de 3,3 millions d'euros de projets (et un montant total de subvention accordée de 1,15 million d'euros), et enfin de 201 dossiers déposés pour globalement 2 millions d'euros accordés en 2021. La préfecture de Seine-Maritime indique, pour sa part, que « depuis 2017, la part de l'enveloppe DETR consacrée à la DECI est passée de 1 % à 8 % ».

C'est donc sans surprise que les préfets se font l'écho des difficultés rencontrées par les communes pour financer les investissements liées à la DECI. Ainsi, 33 % des préfets font état que « de nombreux maires » ont fait remonter de telles difficultés . De même, 51 % rapportent que « quelques » maires se sont manifestés auprès d'eux. Seuls 16 % des préfets déclarent n'avoir pas eu à connaître de telles préoccupations de la part des maires.

Les ordres de grandeur de la charge pesant sur les communes sont évidemment très variables, selon les déclarations des maires recueillies dans le cadre de l'enquête. Cette charge va de quelques centaines d'euros par an à plusieurs centaines de milliers d'euros étalés sur un plan pluriannuel .

Rapporter cette charge au budget global de chaque commune permet de mieux cerner la contrainte financière. Ainsi, une commune indique que la proportion de son budget global d'investissement à consacrer pour une mise en conformité avec le RDDECI s'élève à 60 %, tandis que les autres estimations recueillies oscillent entre 3 % et 30 % . Un cas limite doit être également signalé d'une mairie déclarant que cette proportion se monte à 300 %, ce qui signifie concrètement que l'investissement requis en termes de mise en conformité correspond à trois fois son budget d'investissement total.

Lors de son audition par vos rapporteurs 23 ( * ) , Marcel Calmette, maire de Paulhiac (Lot-et-Garonne) et vice-président de la communauté de communes des Bastides en Haut-Agenais Périgord , a quant à lui fait état d'une commune de 250 habitants dont le coût de mise en conformité au regard de la DECI s'élève à 200 000 euros . Une autre commune de la même communauté de communes aurait à supporter une charge de 500 000 euros , si elle décide d'acheter un terrain et de l'aménager pour le pompage de l'eau nécessaire à la DECI. Ces ordres de grandeur se retrouvent également dans le cas de petites communes de l'Eure ou de Seine-Maritime ayant alerté votre rapporteur, Hervé Maurey.

Il convient, en outre, de garder à l'esprit qu' un nombre non négligeable de communes n'ont pas encore réalisé de chiffrage dans la mesure où elles sont en cours d'élaboration de leur schéma communal de DECI et donc que la définition de leur besoin est prématurée. Ce phénomène est d'autant plus accentué dans les départements où la prise de conscience a été tardive (cf. les observations de vos rapporteurs sur le cas du Lot-et-Garonne par exemple, partie II. B. 2.).

Cette charge financière obère inévitablement les marges de manoeuvre, a fortiori pour les petites communes aux capacités financières limitées.

Dans leur cas, les capacités d'auto-financement sont absorbées par la dépense. En outre, les aides d'État (en premier lieu la DETR) sont souvent de facto préemptées par cette catégorie de dépense.

Le poids de la DECI sur les petites communes : l'exemple de l'Eure

Dans l'Eure, la commune de Les Bottereaux comptent 380 habitants et une trentaine de hameaux (avec parfois une ou deux maisons seulement). Elle a élaboré son schéma communal en 2018, pour un coût de 4 320 euros. Elle dispose de 19 PEI et d'un PENA, mais parmi ses PEI, trois seulement sont conformes au RDDECI.

Deux scénarios de mise en conformité s'offrent à cette commune :

- avec modification du réseau d'eau : le coût total s'élèverait alors à 3,585 millions d'euros (dont 290 000 euros de modification du réseau) pour l'installation de 10 poteaux incendie et 28 citernes ;

- sans modification du réseau : le montant des travaux serait alors de 1,27 million d'euros pour l'installation de 35 citernes, dont l'une d'une capacité de 240 m 3 destinée à couvrir un château classé monument remarquable (ce qui pose des problèmes de covisibilité).

Cette dépense est à mettre en regard du budget d'investissement de la commune : 210 000 euros .

Pour 2021, la dépense envisagée au titre de la DECI s'élève à 65 000 euros .

La mise en conformité avec le RDDECI dépasse donc manifestement les capacités financières de la commune de Les Bottereaux .

De manière analogue, la commune nouvelle de Mesnil-en-Ouche (4 850 habitants) a estimé, pour sa part, à 8 millions d'euros le budget nécessaire à l'application du RDDECI, ce qui rend de fait impossible la mise en conformité.

D'autres petites communes de l'Eure se trouvent dans des situations où le niveau d'investissement est certes moins élevé, mais tout aussi disproportionné pour la commune (plusieurs centaines de milliers d'euros pour des communes de quelques centaines d'habitants).

Le Président du Sénat a d'ailleurs déclaré dans l'Eure le 17 septembre 2020 : « on ne peut accepter qu'une commune doive, pour sa défense incendie, mobiliser la totalité de son budget d'investissement sur l'ensemble du mandat municipal ».

Dans le contexte budgétaire très tendu pour les collectivités territoriales que chacun connaît, la DECI fait donc supporter une contrainte financière supplémentaire aux communes. Pour les plus petites d'entre elles, qui sont aussi souvent les plus fragiles et celles dont les marges de manoeuvre sont les plus réduites, cette contrainte conduit à l'assèchement de l'auto-financement et de la capacité d'emprunt.

Pour venir en aide à ces communes, l'État décide souvent (mais pas systématiquement) d'orienter ses dotations (notamment la DETR ou la DSIL, parfois pour des montants conséquents) vers le financement de projets de DECI. Cette priorité accordée à la DECI s'effectue au détriment d'autres investissements attendus de la population et qui auraient bénéficié à l'économie locale (le secteur du bâtiment, par exemple).

2. L'attractivité et le développement du territoire entravés

Pour de nombreux territoires ruraux, la priorité porte aujourd'hui sur la réduction de la fracture territoriale dont les symptômes sont nombreux et malheureusement bien connus (dégradation de la situation de l'emploi, accroissement des déserts médicaux, couverture numérique insuffisante, recul des services publics, transports inadaptés, dévitalisation des centres bourgs...). De nombreuses politiques publiques de l'État, des régions et des départements ont été guidées par cette volonté, comme en témoigne notamment le déploiement de la fibre optique. Toutefois, les conséquences de la DECI sur les petites communes rurales s'inscrivent en contradiction avec cette volonté , voire la contrecarrent purement et simplement.

En effet, la tension budgétaire à laquelle la DECI soumet ces communes freine les projets d'investissements de nombre d'entre elles et hypothèque l'avenir de ces territoires . Elle est à l'origine d'un coût de renoncement que « paie » la commune en ne pouvant pas donner suite à certains besoins d'investissement, faute de moyens suffisants.

Par ailleurs, la rigidité des normes en matière de DECI pénalise lourdement certaines communes en termes de capacité d'accueil des habitants. La règle des 200 m entre le PEI et la zone à défendre imposée dans tout le département pour un risque courant faible (dans l'Eure, l'Aisne, les Alpes-Maritimes, le Pas-de-Calais ou la Vendée, par exemple) et celle des 400 m appliquée dans d'autres départements introduisent d'incompréhensibles inégalités.

La règle des 200 m pour un risque courant faible
connaît des dérogations dans certains départements

Parmi les départements soumis à la règle des 200 m pour un risque courant faible, on relève des rigueurs différentes, ce qui accroît encore le phénomène d'inégalité de traitement. Comme l'a relevé Romain Royet, directeur général adjoint de la DGSCGC 24 ( * ) , le RDDECI de l'Eure est le deuxième règlement départemental le plus contraignant après celui de Paris, donc le plus strict des règlements en milieu rural .

L'examen des RDDECI fait ainsi apparaître dans les départements soumis aux 200 m des éléments de souplesse et d'adaptation qu'on ne retrouve pas dans l'Eure .

Dans l'Aisne , par exemple, pour ce type de risque une distance de 400 m est acceptée entre la zone à défendre et un point d'aspiration . Ainsi, les aires d'aspiration de points d'eau (naturels ou artificiels) peuvent-elles venir compléter utilement le réseau hydraulique, en permettant aux moyens de lutte contre l'incendie de se mettre en aspiration pour établir des lances à incendie.

Dans les Yvelines et dans le Val-d'Oise , un autre type de dérogation est ouverte par le RDDECI. La contrepartie réside alors dans le débit offert par le PEI : celui-ci peut se situer jusqu'à 400 m, si son débit est de 60 m 3 /h minimum sous 1 bar de pression.

En Vendée , le RDDECI précise qu'il est possible de passer de 200 m à 400 m « en cas de difficultés d'application », « en particulier dans une zone rurale ou d'habitat dispersé » .

Dans le Pas-de-Calais enfin, la dérogation à la règle des 200 m est possible « sur justification technico-économique et analyse du SDIS », la distance pouvant alors être revue à la hausse .

Depuis l'instauration des RDDECI, tout particulièrement quand la contrainte des 200 m s'impose ( a fortiori quand aucun élément de souplesse n'est prévu), les maires se sont vus dans l'obligation de multiplier les refus de certificat d'urbanisme . Parfois, ces refus se fondaient sur un dépassement de la règle des 200 m de quelques mètres, tandis que quelques kilomètres plus loin, dans le département voisin, la même construction était autorisée sans difficulté particulière.

Le RDDECI se trouve donc être, dans certains cas, un facteur de blocage pour le développement et l'attractivité des petites communes rurales . Faute de pouvoir se mettre en conformité avec lui, celles-ci se voient contraintes de refuser les constructions de maisons nouvelles ou des extensions de constructions anciennes. S'ensuivent le départ de populations ou le renoncement de populations intéressées à s'installer. Le phénomène est d'autant plus dommageable que, depuis l'épisode de la pandémie de COVID, semble se dessiner auprès des populations urbaines une nouvelle envie de vivre en zone rurale et d'y trouver à habiter. C'est ainsi que se met en place un cercle vicieux bien connu, lui aussi, qui passe par la fermeture de classes et la baisse des ressources des communes touchées.

À l'heure où la revitalisation des territoires ruraux est érigée en priorité, les élus sont pris en tenaille sous l'effet d'une injonction contradictoire : investir pour l'avenir de leur territoire, tout en respectant des normes de DECI qui jouent comme un frein à ce développement . Lors de son audition 25 ( * ) , Marcel Calmette, maire de Paulhiac (Lot-et-Garonne) et vice-président de la communauté de communes des Bastides en Haut-Agenais Périgord, a ainsi déploré que des petites communes qui déploient des trésors d'énergie pour obtenir la fibre optique soient en retour corsetées du fait de problèmes de conformité à la DECI.

Vos rapporteurs ne peuvent pas se satisfaire de cet état de fait et souhaitent donc formuler des recommandations en conséquence.


* 23 Audition du 3 mars 2021.

* 24 Audition du 27 janvier 2021.

* 25 Cf. partie II. E. 1.

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