C. LES SCÉNARIOS : ÉVITER LE PIRE, SANS RENONCER AU MEILLEUR

Prospective et prévision

L'exercice de prospective sur la dette publique n'est pas un exercice de prévision économique. Il consiste à identifier les différents chemins que nous pourrions prendre, selon nos capacités à générer de la croissance, à approfondir la solidarité européenne, à maîtriser les comptes publics, dans un environnement économique mais aussi écologique et géopolitique que nous ne maîtrisons pas.

Un paramètre apparaît en tout état de cause fondamental pour permettre de faire face à la question des dettes publiques dans les années qui viennent : la confiance . C'est essentiellement parce que les détenteurs de capitaux ont confiance dans l'euro que la BCE a pu mener une politique du « quoi qu'il en coûte » tout en ne connaissant pas de remontée rapide des taux d'intérêt. C'est parce que l'on a confiance dans la capacité de la zone euro à rester solidaire que les attaques spéculatives contre les dettes publiques des Etats membres les plus endettés n'ont pas réapparu. C'est parce que l'on a confiance dans la capacité de l'Europe à retrouver le chemin d'une croissance plus forte et plus vertueuse, s'appuyant notamment sur la transition écologique, que la question de la dette nous paraît aujourd'hui parfaitement gérable et surmontable.

Mais pour que la confiance résiste, il faut oser débattre publiquement de la dette, en posant toutes les options sur la table, en évitant le catastrophisme mais aussi en sortant du déni. Les trois scénarios imaginés ci-après visent à alimenter ce débat plus que jamais nécessaire.

1. Le scénario espéré : la stabilisation réussie

La sortie de la crise du Covid se caractérise par une r eprise économique vigoureuse mais assortie d'une interrogation sur son caractère durable . Une partie de cette croissance correspond à un effet de rattrapage. Et ce rattrapage pourrait ne pas être total : dans certains secteurs d'activité, les niveaux d'avant la crise ne seront pas forcément atteints voire dépassés rapidement. Ainsi, le secteur automobile continue de voir ses ventes reculer, l'aéronautique, secteur industriel clef en France et en Europe, pourrait aussi ne pas retrouver le même dynamisme qu'avant 2020.

La crise du Covid a mis en évidence une dépendance forte de l'Europe à des approvisionnements extérieurs dans des secteurs clefs , comme par exemple l'industrie pharmaceutique, encourageant à un mouvement de relocalisation industrielle et à la recherche d'une localisation des activités d'avenir sur le territoire français et européen 88 ( * ) . Quelle sera l'ampleur de ce mouvement et son effet réel sur la croissance ? De nombreuses incertitudes planent sur les possibilités de relocalisation industrielle. Il ne faut pas oublier au passage que tous les pays européens ne sont pas logés à la même enseigne en matière de déficit de la balance commerciale. La balance commerciale européenne est ainsi globalement excédentaire avec le reste du monde, de l'ordre de 200 milliards d'euros par an 89 ( * ) , ce qui n'est pas le cas de la France, dont le commerce extérieur est depuis plus de 10 ans constamment déficitaire, entre 50 et 70 milliards d'euros par an. La capacité de la France à mettre en oeuvre un mouvement de relocalisations n'est donc pas garantie et passe vraisemblablement par la recherche d'une meilleure compétitivité .

La reprise économique pourrait alléger mécaniquement le ratio de dette/PIB, par le simple effet de l'accroissement du PIB. Dans un tel contexte, la poursuite d'une politique de taux bas par la banque centrale est nécessaire , pour conserver les conditions d'emprunt particulièrement favorables que nous connaissons aujourd'hui. Plus l'écart est important entre croissance et taux d'intérêt, plus les efforts de stabilisation voire de réduction du déficit publics ont un effet rapide sur le niveau de dette. L'Allemagne est parvenue à se désendetter très rapidement durant la dernière décennie en bénéficiant d'un taux de croissance supérieur aux taux d'intérêt et en menant parallèlement une politique de réduction des déficits publics.

Dans un tel contexte, la France pourrait se contenter de « rouler la dette » comme elle l'a fait jusqu'à présent, en profitant du contexte pour allonger autant que possible la maturité de la dette publique et en recourant, pour financer les investissements publics d'avenir, aux crédits issus de l'endettement de l'Union européenne.

Mais l'amélioration de la situation économique du pays en contexte de taux bas ne peut pas avoir d'effet sur l'endettement si, en parallèle, il n'y a pas de recherche de réduction des déficits publics . Un solde primaire trop dégradé conduirait tout juste à une stabilisation de la dette, voire encore à une augmentation de celle-ci. La question qui se pose est donc bien de savoir si nous pouvons nous engager dans une telle voie, et ce de manière durable.

Or, il existe de forts besoins d'investissements publics , en particulier dans la transition écologique, dont le secteur privé ne peut pas être le seul financeur. L'impulsion de la puissance publique paraît indispensable pour atteindre les objectifs de l'Accord de Paris sur le climat. Le maintien de mécanismes de solidarité pour faire face aux conséquences sociales de la crise rend aussi difficile la réduction de nombreuses dépenses de solidarité, auxquelles les citoyens sont attachés. Toute stratégie de coupe massive dans les dépenses publiques entraîne une réaction vigoureuse du corps social. La réduction du déficit public ne pourra donc pas être massive et rapide.

Finalement, seule la conjonction d'une croissance forte, de taux faibles et d'une maîtrise des comptes publics pourrait permettre de rouler la dette de plus en plus facilement.

Mais une telle stratégie ne peut fonctionner que si elle est mise en oeuvre sur la durée, pendant de nombreuses années, et pas seulement de manière transitoire. Rouler la dette sans accroc ne sera possible que si les trois conditions restent réunies en même temps, et sur une période longue.

Scénario espéré : la stabilisation réussie

C'est le scénario le plus optimiste. Grâce à une croissance forte, des taux d'intérêt faibles et une maîtrise des comptes publics, il permet une réduction progressive du taux d'endettement public, indolore économiquement et socialement, il renforce par la preuve la confiance des partenaires européens de la France et des marchés, et auto-entretient la facilité à emprunter pour faire rouler la dette.

2. Le scénario redouté : la perte de confiance des marchés et l'éclatement de la solidarité européenne

S'il est établi que le niveau de la dette n'est pas le déterminant premier de sa soutenabilité, il est évident que le risque de crise de dette se renforce lorsque la dette publique s'accroît . Lorsqu'un pays doit refinancer chaque année des montants croissants de dette, les variations de faible ampleur des paramètres déterminants comme la croissance, l'inflation ou le solde primaire, peuvent avoir un très fort impact.

Or, les conditions actuelles particulièrement favorables de refinancement des dettes publiques en Europe pourraient se dégrader rapidement. Les taux bas ont habitué les pays fortement endettés, notamment la France, à supporter une charge d'intérêt de plus en plus réduite. On pourrait en conclure qu'il ne faut rien changer, voire s'endetter davantage. Comme dans la « fable de la grenouille » 90 ( * ) , l'endettement croissant pourrait être considéré comme indolore, mais finir par être insupportable faute d'avoir su mettre en oeuvre les bonnes mesures avant d'atteindre une situation explosive.

Un premier risque réside pourtant dans une remontée durable des taux pour faire face à des tensions inflationnistes. La Réserve fédérale américaine envisage dès 2022 de réduire ses achats d'actifs et remonter ses taux. Si la BCE n'envisage pas de faire de même avant 2023, il est difficile d'imaginer des taux nuls ou négatifs sur longue durée. Les programmes exceptionnels d'achats d'actifs devraient aussi prendre fin. La remontée des taux n'a d'effet que sur la fraction de dette publique remise sur le marché, mais elle renchérit progressivement le coût de son refinancement. Le mouvement de réduction continue de la charge de la dette pourrait être stoppé puis inversé, obligeant à consacrer des montants d'intérêts de plus en plus importants, ce qui dégraderait mécaniquement le déficit budgétaire.

Un autre risque réside dans une croissance économique peu vigoureuse , qui installerait l'Europe dans une période de reprise molle, voire d'absence de reprise économique, entraînant une stagnation des recettes fiscales.

L'équilibre des comptes publics serait aussi particulièrement observé. Le rapport Arthuis montre que sur la période 2011-2019, malgré l'objectif sans cesse affiché de réduire la dépense publique, les dépenses primaires de l'Etat avaient augmenté en volume de 1 % par an en moyenne. Il indique qu'avec une croissance annuelle moyenne de 1,35 %, l'endettement de la France ne serait stabilisé à l'horizon 2030 que si les dépenses publiques ne progressaient que de 0,65 % par an, toutes choses égales par ailleurs. Le rapport Arthuis considère par ailleurs que le niveau des prélèvements obligatoires ayant atteint en France 45 %, contre 40 % en moyenne dans l'Union européenne, il n'est pas envisageable de jouer sur ce levier pour améliorer le solde public. Il met également en garde contre la tentation de couper dans les dépenses publiques qui soutiennent la croissance et préparent l'avenir, ce qui limite l'éventail des possibilités en matière d'amélioration du solde public.

Un quatrième risque est à prendre en compte : il s'agit de la possibilité de divergence des trajectoires des pays de l'eurozone en matière de comptes publics. Si en sortie de crise du Covid, certains se désendettaient tandis que d'autres continuaient à voir progresser leurs ratios de dette/PIB et leurs déficits, sans pour autant bénéficier d'une croissance plus forte, des doutes pourraient de nouveau apparaître sur la pérennité de l'eurozone.

Dans un tel contexte, une nouvelle crise des dettes souveraines, telle que celle connue par la Grèce à partir de 2008, pourrait apparaître, mais cette fois, touchant de grands Etats européens fortement endettés : Espagne, Italie, France. La dette deviendrait insoutenable, ou en tout cas non finançable par les marchés financiers, et pourrait poser la question de la survie de l'euro, qui ne serait sauvé que par une volonté politique forte des « Etats frugaux » de sauvegarder la zone euro, combinée à l'acceptabilité des plans de sauvetage des Etats concernés par la crise de leur dette publique.

La réalisation de ce « scénario catastrophe » mettrait les pays européens devant un dilemme : accepter de garantir les dettes des autres Etats membres et mettre en place un véritable fédéralisme budgétaire, ou alors accepter l'explosion de l'eurozone.

De son côté, la France aurait aussi un choix difficile à faire pour surmonter une crise de dette majeure :

- soit choisir de faire défaut sur tout ou partie de la dette publique, reprendre son autonomie monétaire, mais s'exposer à des conditions dégradées d'accès aux marchés financiers et de devises. Or, la France étant un pays importateur net, ayant besoin de recourir à des approvisionnements extérieurs, et son économie étant fortement internationalisée, cette voie paraît totalement impraticable, sauf à risquer une crise économique sans précédent ;

- soit se lancer dans un désendettement massif à travers des politiques d'austérité, dont les conséquences sociales voire politiques sont potentiellement explosives.

Clairement, ce scénario est un épouvantail, mais la crainte de la perte de contrôle n'a aujourd'hui pas disparu . Il est mis en avant pour insister sur la nécessité de rechercher un meilleur équilibre des comptes publics et en particulier une réduction des dépenses publiques, qui ont encore augmenté avec la crise sanitaire.

Scénario redouté : la perte de confiance des marchés

et l'éclatement de la solidarité européenne

C'est le scénario catastrophe de la perte de contrôle. Une remontée durable des taux d'intérêt liée à de fortes tensions inflationnistes, une croissance économique en berne, un équilibre des comptes publics de plus en plus dégradé, une divergence accentuée des trajectoires des pays de l'eurozone conduisent à la faillite et à l'éclatement européen.

Pour faire face à cette crise de la dette, il n'y aurait que deux mauvais choix : faire défaut et s'enfoncer dans une crise économique sans précédent, ou bien se désendetter massivement par une politique d'austérité aux conséquences sociales et politiques redoutables.

3. Le scénario rêvé : la dette vertueuse

Il apparaît en réalité que le jugement sur la soutenabilité de la dette publique est largement subjectif . Il n'existe pas de consensus sur des critères objectifs permettant de statuer sur le caractère excessif de l'endettement public . Avec la crise du Covid, la dette a même été une solution, pour maintenir à flot entreprises et ménages. La dette peut donc être vertueuse.

C'est la confiance que l'on a à la fois sur l'utilité de la dette et sur ses perspectives de remboursement, qui font qu'elle demeure acceptable. Et ces deux aspects sont liés : si l'endettement est pertinent car il permet de garantir la solidité des structures économiques et sociales d'un pays, les craintes quant à une incapacité à faire face aux échéances futures sont vite balayées. On peut continuer à s'endetter pour financer des dépenses publiques utiles voire nécessaires. La stabilité sociale d'un pays pourrait être la meilleure garantie dont disposent ses créanciers.

L'endettement peut être considéré comme utile lorsqu'il contribue à la création d'un capital collectif, qui constitue l'actif de la nation. On peut retenir une approche patrimoniale de la question : la dette (passif) de l'Etat a comme contrepartie un patrimoine (actif) qui est retracé dans les comptes de l'Etat. Pour 2020, l'actif net de l'Etat était estimé à l'occasion de la présentation de la loi de règlement mi-2021 à 1 169  milliards d'euros, pour un passif évalué à 2 705 milliards d'euros. La dette a donc pour contrepartie, à hauteur d'environ 40 %, un patrimoine. Mais l'approche patrimoniale est assez approximative car l'évaluation de l'actif de l'Etat reste difficile, celui-ci étant notamment composé d'actifs inestimables (oeuvres d'art, monuments historiques). Par ailleurs, cette approche patrimoniale peut être restrictive quant à l'appréciation de l'utilité de la dette : ainsi, on pourrait considérer que seules les dépenses publiques d'investissement contribuent à alimenter l'actif. C'est ce schéma qui est retenu pour les finances locales. Or, comme le notait Jean-Marc Daniel lors de son audition au Sénat le 7 octobre 2021, la distinction entre ces catégories est assez artificielle, et certaines dépenses classées comme dépenses d'investissement (par exemple la construction de ponts au-dessus de rivières qui n'existent pas) peuvent ne pas être très utiles.

L'endettement peut en réalité être considéré comme utile lorsqu'il permet de financer des dépenses collectives assurant un meilleur niveau d'éducation, ou offrant un environnement favorable au développement des entreprises et de leurs activités. Or, ces dépenses sont comptabilisées essentiellement comme des dépenses de fonctionnement : les crédits en faveur de l'éducation et de la recherche contribuent pourtant à l'accumulation d'un capital immatériel utile au développement du pays.

On peut encore élargir l'approche en considérant que l'endettement est utile lorsqu'il permet de réduire des déséquilibres autres que financiers , notamment sociaux ou environnementaux. Ainsi, assurer un haut niveau de protection de la santé des populations, réduire les atteintes à l'environnement ou encore assurer une plus grande cohésion sociale pourraient être considérés comme des causes légitimes d'une augmentation de l'endettement des Etats. C'est précisément pour éviter les tensions sociales et politiques qui auraient pu conduire à l'éclatement de l'euro puis de l'Union européenne qu'une politique monétaire nouvelle a été mise en place par la BCE au début des années 2010, afin de rassurer les marchés financiers sur la soutenabilité de la dette publique des pays fortement endettés, à commencer par la Grèce.

Finalement, c'est moins le niveau de la dette qui interroge, que l'utilité de celle-ci, la pertinence des dépenses publiques qui sont permises par la souscription d'emprunts, et l'équilibre recherché entre les différents modes de financement de la dépense publique : par la taxation ou par l'emprunt. Ces questions doivent être tranchées dans le cadre d'un débat démocratique le plus transparent possible, portant sur les conséquences de nos choix collectifs. Il convient donc de renforcer les outils démocratiques de contrôle de notre stratégie d'endettement .

Ce débat doit aussi être mené au niveau européen, puisque la gestion des dettes publiques est intimement liée à la question de la politique monétaire, confiée à la BCE. Une nouvelle approche des dettes publiques ne peut fonctionner que si elle est partagée avec les partenaires de l'eurozone et la BCE . La période récente a montré que, devant une situation nouvelle et non prévue par les traités, la BCE pouvait faire preuve d'inventivité et aller plus loin que ce que permet la lecture stricte des textes. Or, il n'est pas certain que l'ensemble des parties prenantes partage une approche de la dette allant au-delà des seules considérations financières. Entre les tenants de l'orthodoxie, pour qui un endettement élevé est le symptôme d'une mauvaise santé économique et ceux qui considèrent que la dette n'est plus un problème puisqu'elle est aujourd'hui facilement financée, le risque est celui du dialogue de sourd.

Si nous ne pouvons pas rester indifférents à l'augmentation récente des dettes publiques et au niveau élevé du déficit, le taux d'endettement ne nous semble en soi ni bon ni mauvais. La question fondamentale qu'il faut se poser est celle de l'utilité collective des dépenses publiques et de la pertinence du système fiscal et de la collecte par l'Etat de ses recettes.

Le scénario rêvé : la dette vertueuse

C'est le scénario de la dette utile qui permet de constituer un patrimoine collectif, de financer des dépenses collectives d'avenir, de réduire des déséquilibres autres que financiers, notamment sociaux ou environnementaux.

Ce scénario s'appuie sur une nouvelle approche des dettes publiques au niveau européen et sur un débat démocratique transparent au sujet de la stratégie nationale d'endettement et ses conséquences en termes de choix collectifs.


* 88 Voir sur le sujet une note de la Fondapol : https://www.fondapol.org/etude/relocaliser-la-production-apres-la-pandemie/

* 89 https://ec.europa.eu/eurostat/documents/portlet_file_entry/2995521/6-15022021-BP-FR.pdf/a96fc403-0616-3111-22ef-d0635cecf19f

* 90 La fable de la grenouille postule qu'une grenouille jetée dans un bocal d'eau bouillante saute en dehors du bocal immédiatement pour sauver sa vie, alors que si elle est installée dans une eau froide portée progressivement à ébullition, elle s'habituera peu à peu à la chaleur et finira morte ébouillantée

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