B. L'ACTUALITÉ DU RENSEIGNEMENT A ÉTÉ MARQUÉE PAR DEUX AFFAIRES MÉDIATISÉES

Ainsi, outre ses travaux sur les deux thèmes précédemment énumérés, la délégation a assuré un suivi de l'actualité du renseignement. À la lumière des informations parues dans la presse, la délégation a décidé d'élargir ses auditions à deux sujets : l'affaire Pegasus et l'affaire Sirli.

Pour rappel, au lendemain de l'attentat perpétré le 3 octobre 2019 à la préfecture de police de Paris, la DPR avait tenu à entendre, dès le 8 octobre, le ministre de l'intérieur, M. Christophe Castaner, et son secrétaire d'État, M. Laurent Nuñez. Une procédure judiciaire était en cours ; la délégation n'avait alors pas souhaité poursuivre au-delà ses investigations, mais avait orienté une partie de ses travaux sur la maîtrise des risques au sein des services de renseignement (procédure d'habilitation ; sécurité et sûreté des systèmes d'information ; déontologie des agents).

1. L'affaire Pegasus

Un consortium de dix-sept médias, dont France Info et Le Monde , a révélé, le 18 juillet 2021, qu'une enquête de l'organisation Forbidden Stories , avec le soutien technique du laboratoire de cybersécurité d' Amnesty International , avait permis d'obtenir une liste de 50 000 numéros de téléphones ciblés entre 2016 et 2021 par le logiciel de surveillance « Pegasus », commercialisé par la société israélienne NSO Group à une dizaine d'États (Azerbaïdjan, Bahreïn, Hongrie, Inde, Kazakhstan, Mexique, Maroc, Rwanda, Arabie saoudite et Émirats arabes unis). Dans cette liste, un millier de numéros correspondent à l'indicatif téléphonique de la France.

Compte tenu des possibles conséquences de cette affaire sur le territoire national et sur les ressortissants français, la délégation parlementaire au renseignement s'est immédiatement saisie de cette question en procédant à l'audition, le 27 juillet 2021, de MM. Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, et Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure .

Il convient de préciser à cet égard que, interrogé par France Info le 21 juillet 2021, le Président du Sénat, M. Gérard Larcher, avait renvoyé ce dossier à la compétence de la délégation chargée de « contrôler l'action du Gouvernement en matière de renseignement et d'évaluer la politique publique en ce domaine » dans le respect de « l'indépendance de cette délégation » , et du « secret de ses travaux » .

a) Une investigation qui s'annonce longue et complexe

Pegasus est un logiciel d'intrusion « sans clic » et de captation des données de téléphones équipés des systèmes d'exploitation IOS ou Android, qui peut être installé à distance sans manipulation physique des appareils à infecter. Il s'agit d'un dispositif difficilement détectable qui permet notamment de contourner les applications de messagerie chiffrée ( Whatsapp , Signal , Telegram , etc.) en ce qu'il accède « en clair » aux messages affichés sur les appareils - donc avant cryptage ou après décryptage. Les micros et caméras des postes infectés sont également concernés.

Dans un premier temps, les expertises réalisées par le laboratoire d' Amnesty International sur 67 téléphones ont révélé des « traces » de l'utilisation du logiciel Pegasus sur 37 appareils, y compris de personnalités du monde politique et de la presse. Le principal pays à l'origine du ciblage des numéros français serait, toujours selon le consortium, le Maroc. En effet, d'après différents organes de presse ( Le Monde , France Inter , Mediapart , etc.), plusieurs des personnes qui auraient été visées par ces écoutes ont pour point commun d'être critiques à l'égard du régime de Rabat, en particulier sur le dossier du Sahara occidental. Toutefois, lors des auditions conduites par la DPR sur ce sujet, la communauté du renseignement n'a ni confirmé ni infirmé ces allégations.

*****. En conséquence, les premières actions mises en oeuvre par les autorités françaises ont été :

- l'action publique a été mise en mouvement par la plainte déposée auprès du parquet de Paris par M. Edwy Plenel, Mme Lénaïg Bredoux et Mediapart, le 19 juillet 2021. Initialement, seule la DCPJ était saisie d'une enquête préliminaire. La DGSI a été co-saisie des investigations à la suite des révélations selon lesquelles des membres de l'exécutif avaient également été les cibles du logiciel à des fins d'espionnage ;

- *****.

*****

b) *****

Au-delà du retentissement médiatique d'une telle affaire dans la presse, il est rappelé que le recours, en France, aux interceptions téléphoniques sans le consentement des intéressés est étroitement encadré selon qu'il s'agit :

- en matière administrative , des interceptions de sécurité autorisées par le Premier ministre, après avis de la CNCTR, en application du code de la sécurité intérieure, et mises en oeuvre par le Groupement interministériel de contrôle (GIC) ;

- en matière judiciaire , des écoutes mises en oeuvre sur demande du procureur de la République ou du juge d'instruction, en application du code de procédure pénale.

Les services français indiquent n'utiliser aucun produit de NSO Group (tel que Pegasus), ***** :

- si la France n'utilise pas Pegasus, il n'en est pas de même pour plusieurs pays de l'Union européenne, dont l'Allemagne pour ses services judiciaires, et la Pologne - celle-ci étant désignée par la presse comme en faisant une utilisation politique. Plus d'une cinquantaine d'États seraient clients de la société NSO Group ;

- face au cryptage des données, le principal défi concerne le déchiffrement, lequel nécessite d'importants moyens humains et matériels. *****.

Selon le CNRLT, « il n'a jamais été question d'avoir recours à cette société » ( NSO Group ) compte tenu du lien étroit qu'elle entretient avec l'État israélien et des contentieux impliquant l'entreprise (surveillance d'opposants politiques, piratage de Whatsapp , etc.), mais aussi parce que l'utilisation d'un tel outil pourrait nuire à la réputation de la France.

*****

c) L'effet de surprise engendré par Pegasus sur les services français alerte la délégation sur la nécessité d'une réponse rapide des solutions souveraines de cybersécurité

Les services tendent à relativiser l'effet de surprise engendré par un logiciel déjà connu pour être utilisé par plusieurs États dans la « traque des opposants », *****. Le second facteur d'absence de surprise réside dans le fait que ce logiciel est reconnu comme la meilleure solution commerciale du marché, *****.

La délégation relève toutefois que le véritable élément de surprise demeure l'ampleur des cibles françaises *****.

2. L'affaire Sirli

Dans un article publié sur Internet le 21 novembre 2021, le média d'investigation Disclose indique avoir « obtenu des centaines de documents “confidentiel-défense” qui dévoilent les dérives d'une opération militaire secrète de la France en Égypte » ayant permis à l'armée de l'air égyptienne de bombarder des civils depuis 2016.

Le 25 novembre, France 2 , en partenariat avec Disclose , a diffusé un numéro de son magazine d'investigation « Complément d'enquête » intitulé « France-Égypte : révélations sur une opération secrète ».

a) Les faits dénoncés

Une source aurait remis des centaines de notes issues des services de l'Élysée, du ministère des armées et de la Direction du renseignement militaire (DRM) :

- sur le plan opérationnel , ces documents expliciteraient les conditions de mise en oeuvre par la DRM d'un avion léger de surveillance et de reconnaissance (ALSR) dans le but de fournir à l'Égypte des renseignements à but antiterroriste (interceptions de communications et moyens optiques), pour protéger sa frontière ouest d'incursions depuis la Libye ;

- sur le déroulement de l'opération , les militaires français auraient signalé à leur hiérarchie que les renseignements fournis aux Égyptiens auraient été utilisés à des fins de lutte contre la contrebande et l'immigration illégale, occasionnant des frappes aériennes sur des civils.

b) Les problèmes soulevés

L'opération Sirli aurait été décidée par M. Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense, en juillet 2015, à la suite d'une demande de son homologue égyptien de sécuriser les 1 200 kilomètres de sa frontière avec la Libye 3 ( * ) :

- le cadre d'un éventuel accord de coopération technique spécifique n'est pas connu ;

- selon la presse, la DRM opérerait depuis début 2016 au moyen d'une équipe de dix opérateurs (quatre militaires et six agents privés) et d'un ALSR loué à la société luxembourgeoise CAE Aviation ;

- toujours selon la presse, un militaire égyptien serait présent dans l'avion pour écouter les communications interceptées ;

- les rapports des opérateurs français auraient informé, à plusieurs reprises depuis 2017, que le renseignement aérien fourni - qui à l'origine n'était pas un outil de ciblage - semblait être immédiatement utilisé par l'armée égyptienne pour éliminer des cibles au sol (véhicules de type pickup) sans aucun moyen de recoupement de l'information quant à l'identité des suspects ni au niveau de la menace ;

- les notes révèleraient enfin que le principal objectif que poursuivent les Égyptiens serait la lutte contre le trafic transfrontalier, suivi de l'immigration illégale et, seulement en troisième position, la lutte antiterroriste - soit une liste de priorités inverse à celle qui aurait été communiquée aux forces armées françaises ;

- entre 2016 et 2018, Disclose met directement en cause la France dans dix-neuf bombardements conduits par l'armée égyptienne.

Présentées comme des révélations sur la complicité de la France dans des exécutions extrajudiciaires perpétrées par un allié stratégique de notre pays 4 ( * ) , l'enquête présente l'affaire comme un « scandale d'État » et comme le « soutien à une dictature » .

c) La délégation a souhaité user de la faculté offerte par la loi de juillet 2021 pour s'intéresser à l'affaire Sirli

Face à ces révélations, la délégation parlementaire au renseignement a pris l'attache, en décembre 2021, de la ministre des armées et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, pour les auditionner sur cette affaire médiatisée, comme l'y autorise la loi de juillet 2021. En outre, M. Jean-Yves Le Drian était invité à s'exprimer devant la DPR sur l'affaire Pegasus.

Les ministres ont accepté le principe d'une audition, tout en précisant qu'ils ne pourront pas répondre, en l'état actuel du droit, sur les affaires ayant motivé ces demandes.

Cette situation a conduit le président de la DPR à écrire au Premier ministre pour l'informer de la situation et lui demander son appui dans cette démarche, en soulignant que la délégation s'était vue confier, par la loi de juillet 2021, la mission d'assurer « un suivi des enjeux d'actualité et des défis à venir » en matière de politique publique du renseignement. Par conséquent, l'exercice du contrôle parlementaire de l'action du Gouvernement, pour lequel la délégation a été créée il y bientôt quinze ans, ne peut consister en une simple faculté d'évocation générale des questions relatives au renseignement, faculté qu'a toujours eue la délégation. Il découle donc de la loi du 30 juillet 2021 que tous les sujets relatifs aux services de renseignement ayant fait l'objet d'une couverture médiatique et d'une prise de position officielle du Gouvernement, doivent pouvoir faire l'objet d'auditions tendant à l'information du Parlement, dans le cadre de confidentialité qui est celui de la DPR. Eu égard aux révélations par la presse dont l'affaire Sirli a fait l'objet ces derniers mois, la réserve invoquée ne saurait faire obstacle à un échange, par ailleurs couvert par le secret de la défense nationale, sur des informations déjà révélées par les médias et confirmées par le Gouvernement.

Néanmoins, dans sa réponse au président de la délégation, le Premier ministre a confirmé l'interprétation juridique faite par ses ministres.


* 3 Disclose rapporte un bilan de la Présidence égyptienne faisant état de « 10 000 voitures remplies de terroristes et de trafiquants » détruites par des frappes aériennes de Cessna ou de F-16 égyptiens.

* 4 Client du Rafale mais aussi de navire de combat de conception française.

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