TROISIÈME PARTIE :
UN ENCADREMENT DÉONTOLOGIQUE À RENFORCER : CONFLITS D'INTÉRÊTS, PRO BONO ET « PANTOUFLAGE »

Comme l'a souligné M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), « l'intervention des cabinets de conseil peut [...] légitimement susciter des inquiétudes en matière de déontologie » 265 ( * ) .

Dès son rapport de 2014, la Cour des comptes constatait l'existence de « marges de progrès [pour] sensibiliser à la fois les prestataires et les commanditaires aux questions de déontologie et de prévention des conflits d'intérêts » 266 ( * ) .

Certes, des règles déontologiques existent déjà, du côté de l'administration comme des cabinets de conseil . Elles ont d'ailleurs été renforcées par la circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022, qui appelle à une « attention toute particulière [sur] la prévention des conflits d'intérêts dans le cadre des relations avec les cabinets extérieurs » 267 ( * ) .

Il faut néanmoins redoubler de vigilance en raison de l'influence que les cabinets de conseil peuvent exercer sur la décision publique, en particulier pour le conseil en stratégie.

Trois risques existent sur le plan déontologique :

- les conflits d'intérêts , lorsque les cabinets conseillent aussi bien les pouvoirs publics que des clients privés ;

- le « pied dans la porte » pour reprendre l'expression de Mme Julie Gervais, maîtresse de conférences en science politique 268 ( * ) , lorsque les cabinets interviennent gratuitement pour l'administration ( pro bono et mécénat ) ;

- la porosité , lorsque les cabinets recrutent d'anciens responsables publics dans leurs équipes.

Le renforcement des règles déontologiques est d'ailleurs souhaité par une partie de la profession. C'est le cas de Wavestone, qui dispose pourtant d'un corpus déontologique déjà bien fourni par rapport à d'autres cabinets.

Déontologie : le constat du président de Wavestone 269 ( * )

« Objectivement, autant sur la confidentialité, je peux vous dire que nous sommes à un très bon niveau de maturité, autant sur les conflits d'intérêts - et je trouve que c'est un sujet sur lequel la sensibilité remonte - notre maturité est peut-être perfectible .

Je ne dirais pas qu'il n'y a pas matière à progrès sur le sujet.

Du côté de l'administration, j'observe que le sujet est bien traité au moment de la passation des marchés mais qu'il est peu développé dans l'exécution des contrats. Il y aurait peut-être un intérêt à développer les cadres contractuels sur le thème de la prévention des conflits d'intérêts.

D'ailleurs, en tant que cabinets de conseil, je pense que nous serions preneurs de directives plus précises de l'administration en la matière. »

I. DES RÈGLES DÉONTOLOGIQUES NOMBREUSES, DU CÔTÉ DE L'ADMINISTRATION COMME DES CABINETS DE CONSEIL

Deux corpus déontologiques encadrent l'intervention des cabinets de conseil : les règles prévues par l'administration et les marchés publics, d'une part, et les chartes des cabinets, d'autre part.

A. LES RÈGLES PRÉVUES PAR L'ADMINISTRATION ET LES MARCHÉS PUBLICS

Le statut général de la fonction publique 270 ( * ) rappelle les principes déontologiques applicables à tout agent public : dignité, impartialité, intégrité et probité .

Au quotidien, les agents doivent « prévenir ou [...] faire cesser immédiatement les situations de conflit d'intérêts » 271 ( * ) . Lorsque leurs fonctions le justifient, certains d'entre eux doivent adresser une déclaration d'intérêts à la HATVP 272 ( * ) .

Ces principes sont précisés par les chartes déontologiques des ministères , que la circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 invite à revoir pour s'assurer « qu'elles couvrent bien les risques spécifiques liés aux prestations intellectuelles ».

Si elle prend acte de cet engagement, la commission d'enquête invite le Gouvernement à solliciter l'expertise de la HATVP sur toute modification des chartes déontologiques . Cette bonne pratique, qui semble tomber sous le sens, n'a en effet pas toujours été observée 273 ( * ) .

Dans l'exemple de la DITP, les règles déontologiques ont conduit à deux déports formalisés :

- un cadre s'est déporté le 24 septembre 2018 des dossiers en lien avec Capgemini, son ancien employeur 274 ( * ) ;

- le délégué interministériel, M. Thierry Lambert, a annoncé lors de son audition du 2 décembre 2021 qu'il s'était déporté de l'ensemble des dossiers concernant le cabinet McKinsey .

Le déport de M. Thierry Lambert des dossiers concernant McKinsey

« J'ai un fils, étudiant à l'École nationale des ponts et chaussées, qui a réalisé un stage chez McKinsey, à l'issue duquel ce cabinet lui a proposé un contrat à durée indéterminée (CDI) à compter de septembre 2022. Je me suis donc immédiatement déporté : je n'ai plus de contact avec ce cabinet, et c'est mon adjoint qui prendra part à l'analyse de la négociation et des décisions le concernant . »

« J'ai annoncé à mes équipes, à la secrétaire générale du Gouvernement, à la ministre et au cabinet que je cessais de m'occuper de McKinsey : pas de contacts commerciaux, pas de travail sur les bons de commande, pas d'évaluation et pas d'implication dans les lots où McKinsey se porterait candidat. C'est la transparence et la fermeté sur les principes qui comptent. » 275 ( * )

Ce déport a été formalisé par un courrier de M. Thierry Lambert en date du 28 octobre 2021 , adressé à la ministre de la transformation et de la fonction publiques et à la secrétaire générale du Gouvernement.

Depuis le 9 janvier 2019, la DITP dispose d'un référent déontologue , qui anime des réunions d'information deux fois par an. Ce référent a été saisi à quatre reprises en 2021, dont trois fois pour des départs d'agents vers le secteur privé.

Outre les règles internes à l'administration, le cadre déontologique des prestations de conseil relève aussi des clauses des marchés publics .

À titre d'exemple, l'accord-cadre de conseil (hors informatique) de l'UGAP - conclu en 2019 - contient des stipulations relativement précises sur la prévention des conflits d'intérêts.

Clauses déontologiques de l'accord-cadre de conseil (hors informatique)
de l'UGAP
276 ( * )

« Durant toute la durée d'exécution du marché, le titulaire s'engage à n'avoir aucun lien direct ou indirect de nature à porter atteinte à son impartialité et à son indépendance , pour toutes les missions qui lui sont confiées dans le cadre de l'exécution du marché.

Tout changement en cours d'exécution du marché et/ou du bon de commande dans la situation du titulaire de nature à le placer dans une situation de conflit d'intérêts ou d'incompatibilité, est porté immédiatement à la connaissance de l'UGAP .

Le titulaire garantit de la même manière l'indépendance de tous ses préposés , ses cotraitants ainsi que ses sous-traitants vis-à-vis du bénéficiaire. [...]

En l'absence de mesures suffisantes pour éliminer cette situation de conflit d'intérêts / incompatibilité, les bons de commande dudit bénéficiaire sont adressés [au cabinet de conseil suivant l'ordre d'attribution de l'accord-cadre]

Tout manquement à ces obligations est susceptible d'engager la responsabilité du titulaire et d'entraîner la résiliation du marché et/ou du bon de commande à ses torts . En cas de résiliation du marché avec le titulaire, celui-ci est considéré comme étant définitivement défaillant. »

En revanche, l'accord-cadre de la DITP - conclu l'année précédente, le 12 juin 2018 - est beaucoup plus lacunaire en matière de prévention des conflits d'intérêts . Il apparaît même très insuffisant au regard des enjeux déontologiques documentés par la commission d'enquête .

Accord-cadre de la DITP : des stipulations lacunaires sur la prévention des conflits d'intérêts

L'accord-cadre de la DITP se limite à rappeler les obligations de confidentialité des cabinets de conseil :

« Le fonctionnement en équipe intégrée suppose de mettre en oeuvre et de respecter des règles particulières en matière : [...] de confidentialité, cette obligation impliquant la signature par tout intervenant sur la mission d'un engagement spécifique. » 277 ( * )

Les cabinets ont une obligation générique de conseil ou d'alerte, qui ne concerne pas spécifiquement les aspects déontologiques : ils doivent simplement prévenir la DITP s'ils se rendent compte « de dérèglements ou de dysfonctionnements potentiels dans le cadre du projet » 278 ( * ) .

Ni le cahier des clauses techniques particulières (CCTP) ni le cahier des clauses administratives particulières (CCAP) de l'accord-cadre ne comporte de clause spécifique sur la déontologie . Les termes « déontologie » ou « conflit d'intérêts » n'apparaissent ni dans l'un ni dans l'autre .


* 265 Audition de M. Didier Migaud du 26 janvier 2022.

* 266 Cour des comptes, Le recours par l'État aux conseils extérieurs , novembre 2014, op.cit .

* 267 Circulaire sur l'encadrement du recours par les administrations et les établissements publics de l'État aux prestations intellectuelles.

* 268 Table ronde des universitaires du 18 janvier 2022.

* 269 Intervention de M. Pascal Imbert, président de Wavestone, lors de la table ronde des cabinets de conseil du 16 février 2022.

* 270 Article L. 121-1 du code général de la fonction publique.

* 271 Le conflit d'intérêts étant défini comme « toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions de l'agent public ». Articles L. 121-4 et L. 121-5 du code général de la fonction publique.

* 272 L'une des rubriques de la déclaration d'intérêts est d'ailleurs consacrée « aux activités de consultant exercées à la date de la nomination [de l'agent] ou au cours des cinq années précédant la date de la déclaration ».

* 273 « La Haute Autorité peut être saisie sur les chartes de déontologie, mais ne l'est pas systématiquement. Nous avons été très peu saisis pour l'instant de projets de chartes de déontologie émanant de l'administration proprement dite » (audition de M. Didier Migaud du 26 janvier 2022).

* 274 Par un courriel du 24 septembre 2018, ce cadre de la DITP s'est engagé à ne jamais participer « aux discussions financières pour des prestations avec le groupement dans lequel figure Capgemini » et à ne valider « ni leurs bons de commande, ni leurs services faits ».

* 275 Audition de M. Thierry Lambert du 2 décembre 2021.

* 276 Article 6.3 (« cas particulier de conflit temporaire ») du cahier des clauses particulières (CCP) de l'accord-cadre de l'UGAP.

* 277 Article 6.5 (« fonctionnement en équipe intégrée ») du cahier des clauses techniques particulières (CCTP) de l'accord-cadre de la DITP.

* 278 Article 12.1 (« obligation de conseil ») du cahier des clauses administratives particulières (CCAP) de l'accord-cadre de la DITP.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page