COMPTE RENDU DE LA RÉUNION CONJOINTE AVEC L'ASSOCIATION DES JURISTES EN DROIT DES OUTRE-MER (AJDOM)
« LES OUTRE-MER DANS LA CONSTITUTION »

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Jeudi 29 juin 2022

M. Stéphane Artano , président . - Je suis particulièrement heureux d'ouvrir cette séance de travail qui réunit la Délégation sénatoriale aux outre-mer et l'association des juristes en droit des outre-mer (Ajdom), ici, au Palais du Luxembourg. Après la réunion d'hier avec la nouvelle délégation outre-mer de l'association des maires de France (AMF), qui a donné lieu à un échange très convergent, c'est la deuxième réunion exceptionnelle que nous tenons cette semaine.

Je tiens à remercier le président Ferdinand Mélin-Soucramanien d'avoir pris l'initiative de cet échange sur le thème des outre-mer dans la Constitution. Nos liens avec l'Ajdom sont anciens : le président Michel Magras, qui participe à nos travaux cet après-midi et que je salue très chaleureusement, suivait assidûment ses activités, et nous avons eu par le passé l'occasion d'entendre ses éminents juristes à l'occasion de la préparation de nos rapports.

La réunion d'aujourd'hui est toutefois symbolique du « moment » que nous vivons, et qui remet au premier plan les questions institutionnelles.

Pour ce qui est de notre délégation, je mentionnerai naturellement le remarquable rapport de Michel Magras sur la différenciation territoriale outre-mer, de septembre 2020. Ce travail fondateur a permis de pointer l'un des enjeux centraux du débat sur les évolutions institutionnelles, qui est l'adéquation de l'action publique aux réalités locales. Or les événements récents - la crise du covid en particulier - n'ont fait que renforcer la conscience des spécificités ultramarines et le sentiment d'une évolution nécessaire.

Nous avons entendu « l'appel de Fort-de-France », ce message des présidents des régions de Guadeloupe, La Réunion, Mayotte, de la Martinique, Saint-Martin et de la Guyane, qui ont solennellement demandé à l'État de changer ses politiques d'aide au développement de leurs territoires. Comme eux, nous nous demandons comment prendre en compte une plus grande différenciation pour nos collectivités, avec des leviers de décision « au plus près des territoires ».

Comment permettre que les collectivités ultramarines puissent disposer d'une organisation et de normes qui répondent à leurs réalités, tout en restant dans le cadre de la République ? C'est bien, me semble-t-il, sur notre cadre constitutionnel actuel et son adaptation qu'il nous faut désormais réfléchir ensemble. Car il nous faut approfondir notre réflexion commune pour proposer des perspectives d'avenir pour nos territoires.

Comme j'ai eu l'occasion de le dire lors d'une réunion avec la délégation homologue de l'Assemblée nationale en 2021, pour s'engager dans cette voie, nous avons absolument besoin de l'éclairage des experts, et des juristes naturellement, sur ce qu'il est possible de faire ou pas.

Ces échanges doivent aussi nous aider à répondre à des questions très concrètes de nos concitoyens, comme celle portant sur la notion de « citoyenneté autonome », débat qui a été très présent en Polynésie lors des dernières élections législatives à propos de l'accès à l'emploi ou au foncier...

Nos travaux vont se dérouler en deux temps, gérés par le président Mélin-Soucramanien que je remercie par avance : une séquence consacrée à la Nouvelle-Calédonie et une autre aux collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution.

Je me félicite de cette « exhaustivité » qui couvre tous les territoires et annonce de riches échanges !

Sur le premier volet, je vous précise que la commission des lois du Sénat a été conviée à nos travaux ; cependant, comme il y a en ce moment une mission en Nouvelle-Calédonie, elle réserve ses conclusions à ses membres. Je ne doute pas que le rapport qui sera remis prochainement apportera une contribution importante au débat actuel.

Sur le second volet, il ne serait pas inutile de réinterroger les participants sur la question du socle constitutionnel commun qui avait été évoquée lors de nos auditions de 2020.

Je ne veux pas être trop long. Bons travaux à tous et merci pour votre participation nombreuse, en présentiel et en distanciel !

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, président de l'association des juristes en droit des outre-mer (Ajdom) . - Merci infiniment de nous accueillir.

Un mot sur l'objet de cette réunion : pourquoi au Sénat ? Tout simplement parce que l'on y est bien accueillis et que nous avons pris l'habitude de travailler avec vous, notamment grâce à Michel Magras. Au-delà, compte tenu des temporalités électorales, le Sénat est en ordre de marche, contrairement à l'Assemblée nationale pour l'instant. Vous avez précisé qu'une mission d'information de la commission des lois s'était rendue en Nouvelle-Calédonie. Nous attendons tous avec impatience son rapport. Vous-même, monsieur le président Artano, vous n'avez jamais rompu avec nous le fil de la discussion, ce dont nous nous réjouissons, car les outre-mer ont parfois le sentiment d'être un peu les oubliés de la République.

Deuxième précision sur l'objet de la réunion : nous avons choisi, d'un commun accord, de parler des outre-mer et de leur rapport avec la Constitution, et pas seulement de la Nouvelle-Calédonie. Effectivement, il ne faut pas oublier les autres outre-mer où des revendications fortes se font sentir - je pense à la Guyane ou à l'appel de Fort-de-France. Nous avons donc décidé de scinder nos travaux en deux tables rondes, avec l'idée que tout ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie a un impact sur les autres outre-mer, qui examinent de près toutes les évolutions du dossier - et ils ont raison !

La première table ronde sera consacrée à la Nouvelle-Calédonie et la deuxième aux collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution. Le séquençage sera à chaque fois le même : le premier intervenant présentera objectivement la problématique et contextualisera la question, le deuxième intervenant sera le grand témoin, le troisième intervenant sera un expert, puis le débat s'engagera entre les différents participants.

Pour la table ronde concernant la Nouvelle-Calédonie, Léa Havard, maître de conférences à l'université de la Nouvelle-Calédonie, présentera la problématique. Le grand témoin sera Jean-Jacques Urvoas, maître de conférences à l'université de Bretagne occidentale, ancien ministre de la justice, garde des sceaux, ancien rapporteur de la mission d'information permanente sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. L'expert sera Alain Christnacht, conseiller d'État, ancien Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie.

Pour la seconde table ronde, la présentation de la problématique sera faite en duo par Véronique Bertile, maître de conférences à l'université de Bordeaux, et Isabelle Vestris, maître de conférences à l'université des Antilles. Les grands témoins seront Michel Magras, ancien président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer et auteur du rapport d'information intitulé « Différenciation territoriale outre-mer : quel cadre pour le sur-mesure ? », et Stéphane Diémert, président assesseur à la cour administrative d'appel de Paris, ancien conseiller pour les affaires juridiques et institutionnelles de deux ministres des outre-mer. L'expert qui leur répondra sera Patrick Lingibé, avocat au barreau de la Guyane, président de la conférence des bâtonniers d'outre-mer.

I. TABLE RONDE : « LA NOUVELLE-CALÉDONIE »

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - J'ouvre la première table ronde, relative à la Nouvelle-Calédonie, et je cède la parole à Léa Havard.

Mme Léa Havard, maître de conférences à l'université de la Nouvelle-Calédonie (Laboratoire de recherches juridique et économique) . - Je suis donc chargée de faire un point objectif sur la Nouvelle-Calédonie et de rappeler de façon assez factuelle le cadre dans lequel nous nous trouvons.

Comme vous le savez, la Nouvelle-Calédonie se situe à un moment-clé de son histoire. Le 12 décembre 2021 a eu lieu un troisième référendum au cours duquel les Calédoniens ont été amenés à répondre à la question suivante : « voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à l'indépendance et à la pleine souveraineté ? ». À cette question, ils ont répondu non de façon très majoritaire, à 96,5 % des voix, avec un taux d'abstention très important de 56,1 %.

Ce référendum, comme je l'ai précisé, est le troisième d'une longue série. Il s'inscrit dans le cadre de la mise en oeuvre de l'accord de Nouméa de 1998, qui met en place un processus de décolonisation inédit pour ce territoire. Ce processus comprend deux phases. Premièrement, la phase consistant à conduire le territoire dans un processus d'émancipation progressif à travers des transferts de compétences et l'attribution d'un pouvoir législatif. Deuxièmement, le processus d'autodétermination stricto sensu , c'est-à-dire le moment où les Calédoniens allaient être appelés à voter et se prononcer sur leur avenir politique. L'accord de Nouméa a prévu un mécanisme original avec trois référendums successifs, sachant que seul le premier était obligatoire.

Ce premier référendum a eu lieu le 4 novembre 2018. Il s'est soldé par la victoire du non à 56,7 % des voix, avec une participation importante puisque 80 % des Calédoniens sont allés aux urnes. L'accord de Nouméa et la loi organique de 1999 qui le complète prévoyaient la possibilité d'organiser un deuxième, puis potentiellement un troisième référendum, ces deux référendums supplémentaires devant être sollicités par un tiers des membres du Congrès, ce qui s'est produit.

Le deuxième référendum a eu lieu le 4 octobre 2020. Il s'est également traduit par une victoire du non à 53,3 % des voix, avec une participation encore plus importante de plus de 85 %. Mais les résultats s'étaient resserrés puisqu'il n'y avait plus que 10 000 voix d'écart entre le oui et le non, sur un corps électoral d'environ 180 000 électeurs. Comme le prévoyait l'accord de Nouméa, le Congrès a alors actionné la possibilité d'organiser un troisième et dernier référendum, celui du 12 décembre 2001.

Qu'en est-il au terme de la mise en oeuvre de ce processus ? L'accord de Nouméa prévoyait, dans le cas où il y aurait trois refus successifs, une réunion des partenaires politiques pour examiner la situation créée. Nous en sommes là aujourd'hui, sachant que le Gouvernement français, dès l'année dernière, c'est-à-dire avant même la tenue du référendum, avait déjà proposé une feuille de route politique pour faire suite à ce troisième référendum. Cette feuille de route annoncée par l'État en juin 2021 prévoyait d'entrer, après le troisième référendum, dans une période dite de « convergence et de stabilité », et ce jusqu'en juin 2023 - l'idée étant d'adopter le nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie, qui serait, à terme, soumis à la population calédonienne dans le cadre d'un référendum de projet.

Durant cette période de convergence et de stabilité, il va donc falloir - et c'est ce qui nous intéresse particulièrement aujourd'hui - modifier ou adopter un nouveau statut pour la Nouvelle-Calédonie, et vraisemblablement réviser la Constitution puisque l'accord de Nouméa, qui a une valeur constitutionnelle par renvoi, n'a pas vocation à être pérenne.

L'une des questions qui se posent est de savoir jusqu'à quand peut durer cet accord de Nouméa, qui n'a pas de date officielle de péremption. En revanche, il a clairement une vocation uniquement transitoire. Ce point sera donc certainement soulevé dans nos débats ultérieurs.

Par ailleurs, quelle forme prendra la future révision de la Constitution ? Le titre XIII de la Constitution, qui est aujourd'hui consacré à la Nouvelle-Calédonie, disparaîtra-t-il ? La Nouvelle-Calédonie sera-t-elle réintroduite dans le titre XII ? Conservera-t-on le titre XIII avec de nouvelles modifications ? Autre question : quel sera le niveau des dérogations constitutionnelles maintenues au profit de la Nouvelle-Calédonie dans la mesure où l'on sera, a priori , dans un statut qui n'aura plus une vocation transitoire, mais pérenne ?

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Le projet, comme cela vient d'être précisé, est bien de discuter de cette révision constitutionnelle. Certains la jugent incontournable, d'autres - moins nombreux - considèrent qu'elle n'est pas nécessaire, mais leurs voix méritent évidemment d'être entendues.

M. Jean-Jacques Urvoas, maître de conférences à l'université de Bretagne occidentale, ancien ministre de la justice, garde des sceaux, ancien rapporteur de la mission d'information permanente sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie . - Je vais décevoir le président de l'Ajdom puisque je commencerai par un point qui n'est pas juridique. Le dossier calédonien, qui va maintenant connaître de nouveaux développements, voit un certain nombre de nuages s'accumuler au-dessus de lui.

L'accord de Nouméa - Léa Havard vient de le souligner - a eu des atouts, mais il a aussi eu quelques défauts. Grâce à lui, on se parle en Nouvelle-Calédonie depuis quelques années. Un cadre s'est stabilisé, les interlocuteurs se sont respectés, ils ont appris à bâtir des compromis : tout cela est de bon augure. Mais un aspect va peser pour demain, à savoir que cet accord a donné le sentiment - c'est un avis très personnel et subjectif né des conversations que j'ai pu avoir avec les uns et les autres - que rien de grave ne pouvait arriver puisque toutes les difficultés avaient été surmontées depuis la première signature. Même si c'est compliqué, même s'il y a des tensions, tout le monde pense que, au fond, on arrive toujours à s'arranger. Cela crée un sentiment de déni de réalité face aux difficultés qui sont devant nous.

Or, premier nuage, la Nouvelle-Calédonie a aujourd'hui une économie dans un état particulièrement inquiétant. Les finances publiques sont exsangues. Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont les autorités compétentes, singulièrement la chambre territoriale des comptes, qui explique que le déficit des comptes publics est absolument abyssal et qu'il est même structurel. Tout cela n'a rien à voir avec la crise sanitaire, qui naturellement a généré des dépenses supplémentaires, lesquelles ont été largement couvertes par l'État.

Ce que nous dit la chambre territoriale des comptes, c'est que le déficit de la Caisse de compensation des prestations familiales, des accidents du travail et de prévoyance des travailleurs de Nouvelle-Calédonie (Cafat) a été multiplié par cinq au cours des cinq dernières années. À telle enseigne que l'État a été obligé de venir en aide à la Nouvelle-Calédonie dans le cadre du projet de loi de finances pour 2022. Un nouveau prêt lui a été consenti, mais à la condition que ses finances publiques soient remises en ordre. Cela suppose donc de trouver des ressources supplémentaires. Voilà pourquoi le Congrès de la Nouvelle-Calédonie a accepté au mois de mai dernier un plan qui se traduira par une augmentation de 3 points du taux de prélèvements obligatoires, ce qui pèsera sur la situation économique.

Or l'économie calédonienne n'est pas bien portante - pour le coup, la crise y est pour beaucoup. Le rebond constaté dans d'autres endroits - je pense à la Polynésie, où le tourisme redémarre - ne s'observe pas en Nouvelle-Calédonie. Selon les entrepreneurs locaux, l'une des raisons pour lesquelles il n'y a pas de reprise tient à l'absence de visibilité. On en revient ainsi à la question institutionnelle. L'un des mérites de l'accord de Nouméa n'était-il pas d'avoir fixé un horizon via la succession des référendums ? Chacun pensait qu'au bout du troisième référendum, la question serait réglée. Or la question n'est toujours pas réglée, ce qui plonge de nouveau les entrepreneurs calédoniens dans l'incertitude.

Un tel état de fait est rarement propice à l'investissement, d'autant que l'inflation ne les épargne pas. Tout cela a un lien avec le conflit en Ukraine, mais surtout avec le reconfinement en Chine, pays plus proche de la Nouvelle-Calédonie que l'Ukraine.

Quoi qu'il en soit, ce doute sur l'attractivité du territoire pèse évidemment sur le climat politique.

Le deuxième nuage est lié à la baisse démographique. Toutes les études statistiques qui ont pu être conduites dans l'archipel montrent qu'entre 2014 et 2019 un Calédonien sur dix, soit 27 600 personnes, est parti de Nouvelle-Calédonie. Depuis 2019, ce mouvement s'est confirmé. Naturellement, les départs ont concerné les classes d'âge actives. Première conséquence, nous assistons à un vieillissement de la population, et donc à une sollicitation des finances publiques pour les régimes de protection dont la situation est déjà inquiétante. Deuxième conséquence, la Nouvelle-Calédonie se trouve confrontée à une absence de main-d'oeuvre.

C'est la première fois depuis quarante ans que le solde migratoire est durablement négatif. Les questions institutionnelles et juridiques sont certes passionnantes, mais elles ne sont pas hors-sol : elles sont ancrées dans un environnement lourd !

Quatre points sont saillants.

D'abord, il n'y a plus de confiance entre les signataires de l'accord, c'est-à-dire l'État, les partisans de l'indépendance et ceux qui souhaitent le maintien dans la France. La parole de l'autre n'est plus crue, alors que c'est ce qui constitue la base du respect mutuel. C'est notamment le cas de la parole de l'État, mais tout reposera demain, à nouveau, sur son rôle : les initiatives ne viendront que de l'État, comme elles ne sont toujours venues que de lui... Or la façon dont le troisième référendum a été organisé et sa date fixée a abîmé la parole de l'État. Il faudra donc des gestes. La présence de sénateurs dans l'île ces jours derniers est évidemment un geste important, et l'ensemble des partenaires ont accepté de les rencontrer, y compris les indépendantistes, qui ont des revendications aux antipodes de ce que l'État veut entendre aujourd'hui.

La lettre du président de la République est un autre geste important. Il a écrit le mois dernier au président du Gouvernement, Louis Mapou, pour prendre l'engagement de « veiller à la poursuite du dialogue dans le respect de l'héritage de ces trente dernières années ». C'est un point positif, même si l'incertitude demeure sur la place du Premier ministre, qui n'est pas un élément anodin. Édouard Philippe s'était fortement investi sur la question, au point de dire à Jean Castex, au moment de la passation de pouvoirs, qu'on lui parlerait beaucoup à Matignon de la Nouvelle-Calédonie ! Mais ce dernier s'est moins intéressé que son prédécesseur au dossier, même s'il a reçu des délégations, notamment en mai 2021. Que fera l'actuelle Première ministre ? Cela dépendra beaucoup de ce qui lui sera proposé.

La deuxième difficulté sera de bâtir une méthode. Celle qui est connue depuis des années repose sur l'accord de Nouméa, qui présente des qualités et des défauts. En particulier, la composition des délégations, le lieu où se discutaient les sujets, ont dû être adaptés, puisque les signataires de l'accord, pour beaucoup, ne sont plus là, ou que d'autres se faisaient représenter. Au dernier comité des signataires, il y avait 36 personnes autour de la table. On ne discute pas sérieusement quand on est si nombreux... C'est la raison pour laquelle - outre la crise du Covid - le précédent ministre des outre-mer, dont on peut dire qu'il s'est vraiment investi sur ce sujet, a inventé d'autres formats. Je pense par exemple au format « Leprédour », du nom de l'îlot sur lequel il avait pris l'initiative de réunir une petite dizaine de dirigeants loyalistes et indépendantistes, ou au format « Leprédour élargi », qui a d'ailleurs été le cadre dans lequel se sont tenues les discussions à Paris en juin 2021, au lieu du comité des signataires, qui était le cénacle traditionnel de discussion.

Je trouve incroyable que la date du troisième référendum n'ait pas été arrêtée par un comité des signataires, et qu'à aucun moment ce comité ne se soit réuni depuis. On fait mourir par épuisement une structure qui a produit bien des fruits en Nouvelle-Calédonie. Il faudra donc un nouveau cadre, qu'il ne sera pas facile de mettre en place, puisque les indépendantistes nous disent privilégier les relations bilatérales avec l'État, en Nouvelle-Calédonie et non plus à Paris, et que les anti-indépendantistes sont très hostiles aux négociations bilatérales, qui reviendraient à remettre face à face l'État colonial et le peuple colonisé, ce qui n'est plus une situation d'actualité.

Le président de notre association disait le 7 juin au Sénat qu'il pensait que les initiatives devaient partir de la Nouvelle-Calédonie. Peut-être aura-t-il raison. J'ai tendance à penser que cela viendra plutôt de Paris. Ce n'est pas incompatible, nous en sommes la démonstration.

Troisième point à traiter : il faut fixer un horizon. Alors que l'accord en fixait un, l'horizon est désormais incertain parce que les loyalistes considèrent que, après les trois référendums, le futur statut de la Nouvelle-Calédonie est dans le cadre de la République, alors que les indépendantistes ne reconnaissent pas le troisième référendum comme pertinent. Pour ces derniers, l'accord de Nouméa n'est toujours pas appliqué puisque des transferts de compétences restent à effectuer avant 2024, c'est-à-dire avant les prochaines élections provinciales.

Est venue se greffer au débat une nouvelle date proposée par Sébastien Lecornu, pour un référendum de projet, en juin 2023. Mais le président de la commission des lois du Sénat, François-Noël Buffet, a souligné qu'il n'y avait pas de fondement, dans l'accord de Nouméa, pour cette date, ce qui a immédiatement suscité en retour, de la part des loyalistes, une contestation assez vive, l'accusant de porter atteinte au processus - mettons cela sur le compte de l'excitation électorale... Y aura-t-il un référendum en 2023 ? J'en doute, car nous sommes déjà en juin 2022 et rien n'est organisé en ce sens.

Dernier sujet : il faut identifier les points de clivage. Les campagnes électorales pour l'élection présidentielle et les législatives n'auront guère permis d'atténuer les différences. Au contraire, les discours semblent s'être marqués plus fortement. Il y a, d'un côté, le nouveau député de la deuxième circonscription, Nicolas Metzdorf, qui est candidat à la Délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale et qui a un discours extrêmement dur au nom d'une partie des loyalistes, et, de l'autre, la représentante des indépendantistes, dans la première circonscription, celle de Nouméa, dont les propos ne sont pas incroyablement bienveillants...

Quels sont les points à discuter ? J'en vois au moins deux.

D'abord : le corps électoral. Dans la première circonscription de Nouvelle-Calédonie, un candidat s'est présenté au nom de ceux qui sont écartés du corps électoral, se voulant le représentant des quelque 30 000 Calédoniens qui ne peuvent pas voter. Il a obtenu 640 voix, c'est-à-dire 2 % des suffrages... Les indépendantistes disent dans le numéro de juin 2022 de La Voix de Kanaky que le corps électoral ne bougera pas jusqu'à l'indépendance, parce que c'est ainsi qu'a été construit l'accord de Nouméa. C'est aussi ce que dit régulièrement Paul Néaoutyine. Du côté loyaliste, on considère que le dégel du corps électoral est dorénavant un postulat, puisque la Nouvelle-Calédonie ne peut pas être le seul territoire de la République française où le suffrage universel n'est pas la règle absolue.

Deuxième question : l'irréversibilité constitutionnelle de l'organisation politique de la Nouvelle-Calédonie. Les indépendantistes considèrent que l'accord de Nouméa est une voiture qui n'a pas de marche arrière. Pour les loyalistes, l'accord de Nouméa peut être la base d'un autre statut, différent - on voit mal la Nouvelle-Calédonie devenir une collectivité de l'article 73, ni même de l'article 74. J'explique en tout cas à mes étudiants, en première année de droit, que le pouvoir constituant, fût-il dérivé, est inconditionné et absolu. Rien n'est acquis pour l'éternité, et l'irréversibilité n'existe que si le constituant décide en sa faveur.

La clé de tout cela, si tant est qu'elle existe, est dans les mains de l'État, qui est seul en capacité de pousser des initiatives. Ce point de vue subjectif, nécessairement caricatural et manichéen, rassurera tous ceux qui me connaissent !

M. Alain Christnacht, Conseiller d'État, ancien Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie . - Je vais commencer par vous lire la fin d'une fable de La Fontaine, que je crois éclairante, « Le loup et le chien » :

« - Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas

Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?

- Il importe si bien, que de tous vos repas

Je ne veux en aucune sorte,

Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.

Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor . »

Bien sûr, les questions économiques et financières sont d'une grande importance. Mais il ne faut pas oublier que le mouvement indépendantiste et nationaliste est identitaire. Sébastien Lecornu a dit que l'autonomie n'était pas financée, ce qui résume bien la situation financière. Vous n'avez pas prononcé le mot « nickel », cela dit, qui est l'équivalent du « tourisme » pour la Polynésie. Les cours montent, en ce moment, et la latérite, qu'on trouve au sud, est nécessaire à la fabrication de voitures électriques, comme en témoigne l'intérêt que porte Tesla à l'île.

Les accords de Matignon et l'accord de Nouméa ont échoué sur un point : le clivage ethnique n'a pas été dépassé dans les votes. Jean-Marie Tjibaou pensait que, après dix années, avec l'exercice des responsabilités et l'ouverture de la citoyenneté, les indépendantistes, c'est-à-dire la majorité des Kanaks, convaincraient les autres qu'une indépendance multiethnique et partenariale serait une solution durable, propice à la concorde et au développement économique. Jacques Lafleur pensait à l'inverse que l'exercice des responsabilités, le libre débat, le rééquilibrage économique, les 400 cadres, montreraient aux Kanaks qu'il n'y avait pas besoin de l'indépendance pour s'émanciper et que, comme l'avait dit à un moment Michel Rocard, il pouvait y avoir une émancipation dans la République.

Jacques Lafleur a eu l'intuition en 1991 que, en 1998, les mentalités n'auraient pas changé, et il a proposé que l'on cherche un nouvel accord, ce qui, l'effet de surprise passé, a été admis par le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) et par l'État. Le nouveau pacte devait être cinquantenaire, il a finalement duré vingt ans. De même, chacun pensait que vingt années suffiraient à convaincre...

Or nous retrouvons dans les élections des pourcentages qui, malgré la restriction du corps électoral pour l'autodétermination, ne sont pas très éloignés de la répartition de la population au recensement de 2019, soit : 41 % de Kanaks, 24 % d'Européens, 8 % de Wallisiens et de Futuniens, c'est-à-dire 20 000 personnes, c'est-à-dire deux fois plus que dans les îles elles-mêmes, et le reste pour les autres communautés et les non-déclarés. On voit que près de 90 % des Kanaks votent pour l'indépendance, même s'ils ont souvent une conception de celle-ci très différente d'un vote à l'autre, et qu'au moins 95 % des non-Kanaks votent contre l'indépendance.

De ce point de vue, aucun des deux accords n'a fait bouger les lignes. Il s'agit d'un pays biethnique, ou biculturel, avec deux populations pour une même terre, pourtant vaste. Évidemment, après les accords, après leur application, après trente ans de paix, nous ne sommes pas dans un conflit où chacun espérerait que l'autre parte. Les Kanaks eux-mêmes n'espèrent pas que les Européens partent, et reconnaissent que ceux-ci sont utiles à l'économie et à l'équilibre de la société. Mais comment faire pour concilier tout de même des identités, des aspirations, des modes de vie, des rêves, des espoirs qui sont assez différents ?

L'accord de Nouméa est le fils des accords de Matignon, en particulier sur la question du corps électoral, ce qui est très souvent oublié. Les accords de Matignon prévoient que « les électeurs et les électrices de Nouvelle-Calédonie qui seront appelés à se prononcer sur le projet de loi référendaire, ainsi que leurs descendants accédant à la majorité, constituent les populations intéressées à l'avenir du territoire » et qu'ils « seront donc seuls à participer jusqu'en 1998 aux scrutins qui détermineront cet avenir : scrutins pour les élections aux conseils de province et scrutins d'autodétermination ».

Ce sont donc les accords de Matignon qui ont posé le principe d'une restriction du corps électoral pour les élections locales, qui est le principal problème juridique. Pour les scrutins d'autodétermination, il existe des principes démocratiques, mais pas de normes constitutionnelles ou conventionnelles imposant le principe d'un corps électoral restreint. Une révision de la Constitution a été envisagée un moment, mais finalement refusée par le président Mitterrand. Cette disposition n'a donc pas été appliquée et, quand la proposition de révision est revenue au moment de la négociation de l'accord de Nouméa, il n'y a eu aucune difficulté, Jacques Lafleur ayant rappelé qu'elle avait été acceptée pour les accords de Matignon.

Outre le corps électoral, il y a la question de la citoyenneté avec préférence locale, construite par les accords de Nouméa, et qui évoque d'autres orientations politiques en métropole... Dans une île très pourvue, où les Calédoniens européens comme mélanésiens ont de plus en plus de diplômes, avec la concurrence de Métropolitains fraîchement arrivés, ce n'est pas si mal accepté.

Est-il concevable que, dans un territoire de la République, on organise durablement une restriction du corps électoral pour les élections locales ? Au plan conventionnel, il y a des précédents. Dans l'arrêt Polacco et Garofalo c. Italie , la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) avait jugé qu'une condition restrictive de résidence de quatre ans ininterrompus pour voter au conseil régional de la région italienne autonome du Trentin-Haut-Adige poursuivait le but légitime de protection des minorités linguistiques, en l'occurrence germanophones, et pouvait être considérée comme proportionnée à ce but.

Il n'a donc pas été surprenant que la même cour accepte une durée plus longue pour la Nouvelle-Calédonie en faisant référence à l'histoire troublée et au caractère temporaire - sans parler de la spécificité des identités de la Nouvelle-Calédonie, qui est au moins aussi forte que celle de la minorité germanophone. Il ne serait donc pas inconcevable, au regard de la convention, de conserver une restriction du corps électoral, sans doute glissante et limitée.

Je suis convaincu qu'il n'y a pas d'irréversibilité ni de supra-constitutionnalité. Même l'irréversibilité du partage des compétences, c'est la Constitution qui l'a permise, et qui peut la reprendre. Politiquement, dans la recherche de l'accord, on va pointer tous les reculs.

L'accord de Nouméa a prévu trois référendums et non quatre. Pour le référendum de projet évoqué, il faut donc trouver un autre fondement. La révision constitutionnelle de 2003 a créé plusieurs possibilités. Pour consulter la population de Corse, on a créé l'article 72-1, par exemple - mais la Nouvelle-Calédonie n'est pas une collectivité territoriale. Il y a aussi l'article 72-4, l'article 73, qui prévoit le consentement des populations lorsqu'on crée une collectivité se substituant à un département... Bref, on a vraiment tout prévu, dans la Constitution, pour les outre-mer ou pour les collectivités territoriales en général.

Le deuxième alinéa du préambule de la Constitution dispose qu'en vertu du principe de la libre détermination des peuples, « la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles, fondées sur l'idéal commun ». Le Conseil constitutionnel a indiqué, dans sa décision n° 2000-428 DC du 4 mai 2000, que, pour la mise en oeuvre de ces dispositions, les autorités compétentes sont, dans le cadre de la Constitution, habilitées à consulter les populations d'outre-mer intéressées non seulement sur leur volonté de se maintenir au sein de la République française, mais également sur l'évolution statutaire de la collectivité. Peut-on s'y référer ? Sans doute, même si des dispositions spécifiques ont été prises depuis, précisant que la Nouvelle-Calédonie relevait du titre XIII.

En tout cas, il faudra trouver une base constitutionnelle à cette consultation, même si une loi simple peut suffire, sur le fondement de la jurisprudence mentionnée ci-dessus. Il paraît en effet inconcevable politiquement que cette consultation sur un référendum de projet concerne le corps électoral dans son ensemble. C'est une raison de réviser la Constitution.

Une autre est apportée par la question de savoir comment mettre fin à l'accord de Nouméa. Cet accord est mortel, mais la date de sa mort n'est pas précisée ! Le principe de caducité qui a été appliqué à des dispositions beaucoup plus anciennes et devenues sans intérêt ne s'applique pas. Le plus propre juridiquement serait une révision constitutionnelle abrogeant le titre XIII et le remplaçant par un autre titre, qui pourrait prévoir un corps électoral restreint pour ces consultations, comme l'a fait la révision constitutionnelle de 1999, afin de permettre la consultation des populations locales sur le corps électoral prévu par l'accord de Matignon.

L'accord de Nouméa a des défauts, mais il est entré dans les moeurs. Nul ne remet en question les lois du pays. Quand je suis arrivé au Conseil d'État, j'ai été étiqueté comme le créateur des lois du pays, ce qui n'a pas contribué à ma popularité dans l'institution... Mais en Nouvelle-Calédonie, cet étrange objet juridique fonctionne. Le préambule a vieilli, mais il faut sans doute rappeler les grands principes. Le Gouvernement proportionnel et collégial est important, malgré ses défauts. Sa création a été décidée par référence au cas de l'Irlande du Nord : l'accord du Vendredi saint a prévu des dispositions analogues.

Trouver un consensus sera difficile. Il y aura des préalables. Pour les campagnes électorales, classiquement, chacun monte aux extrêmes. Le sympathique jeune député qui propose le service militaire obligatoire et quasiment punitif pour ceux qui ne réussissent pas leur scolarité, ou le retour des terres de la réforme foncière à leur ancien propriétaire si elles ne sont pas cultivées, illustre bien ce risque.

Le Gouvernement peut initier le processus. Les discussions démarreront, et il faudra les conduire. La perspective de 2023 est certainement irréaliste. Même si l'accord a prévu une durée de mandat, on pourrait concevoir de décaler les élections provinciales, comme on a repoussé certaines élections nationales pour d'autres raisons. Il serait dommage, si les discussions s'engagent et progressent, de devoir les interrompre parce qu'il faut déterminer le corps électoral pour ces élections.

Mme Victoire Jasmin . - Le président de la délégation Stéphane Artano participe à nos travaux en visioconférence, tout comme notre ancien président Michel Magras, qui a fait un travail remarquable sur la différenciation. Je salue la présence à nos côtés de Georges Patient et Philippe Folliot. Participent aussi par visioconférence à la réunion Micheline Jacques, sénatrice de Saint-Barthélemy, Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, et Téva Rohfritsch, sénateur de la Polynésie française.

M. Philippe Folliot . - Merci pour la qualité de vos propos. Vous n'avez pas parlé de la nature et des enjeux des influences extérieures. Dans le Pacifique, la compétition géostratégique est particulièrement forte, notamment entre la Chine et les États-Unis. A-t-elle des répercussions sur nos territoires ? Peut-elle faciliter la recherche d'une issue à la situation que vous avez décrite ? De plus en plus de micro-États du Pacifique passent sous influence de l'un ou l'autre des protagonistes, et l'alliance dite « Aukus » ( Australia, United Kingdom, United States ) souligne l'originalité du positionnement français : avec la Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna, la Polynésie, Clipperton, nous sommes la seule puissance européenne présente dans le Pacifique.

M. Alain Christnacht . - Certes, la Nouvelle-Calédonie nous donne une position stratégique et des atouts économiques majeurs dans le Pacifique. Lorsque j'ai été en poste dans ce territoire pour la première fois, en 1980, l'État proscrivait tout contact des élus locaux avec les pays voisins. Les menaces, alors, étaient la Libye, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Tout a changé avec les accords de Matignon et l'insertion régionale. La Nouvelle-Calédonie, qui siégeait à la commission du Pacifique Sud (CPS) devenue Communauté du Pacifique depuis longtemps, est entrée dans le Forum du Pacifique d'abord comme observateur, puis comme membre. L'Australie est devenue favorable à l'action stabilisatrice de la France, avec des hauts et des bas. Quant à la Nouvelle-Zélande, même avec ses gouvernements travaillistes, elle est devenue moins défavorable également, et elle a accompagné l'application des accords.

Sur le plan économique, ce sont les pays du Pacifique qui détiennent les atouts. Les touristes viennent principalement du Japon, et l'on vend beaucoup de matières premières, transformées ou non, à la Chine, au Japon et à d'autres pays du Pacifique. L'avancée de la Chine dans la région, notamment pour obtenir des votes sur Taïwan à l'Organisation des Nations unies (ONU), est regardée avec inquiétude par l'Australie et la Nouvelle-Zélande, ce qui les rapproche encore plus de la France. Dans certains projets indépendantistes, notamment celui de l'indépendance partenariale, il était clairement question que la défense et les affaires étrangères restent de la compétence de la France. On a bien le sentiment, sur place, d'être une terre convoitée. Mais cet argument ne suffit pas pour rester « collée » à la République française dans le statut actuel...

M. Jean-Jacques Urvoas . - La dernière fois que les Calédoniens sont venus à Paris à l'invitation du Gouvernement, l'une des rencontres qui ont été jugées les plus utiles par les participants était celle qui avait été organisée, à l'initiative du Gouvernement, avec le chef d'État-Major des armées (CEMA), notamment sur les aspects géopolitiques. L'État a été extrêmement vigilant sur l'organisation des référendums, justement en raison de la crainte de l'influence étrangère sur le résultat. Le dernier référendum calédonien a d'ailleurs servi de test sur la manière dont nous pouvions sécuriser le vote des Français de l'étranger pour le scrutin présidentiel.

Mme Léa Havard . - Le thème de l'influence extérieure a été utilisé dans la campagne du troisième référendum, alors qu'il l'avait peu été pour le premier. Il l'a surtout été par les partis loyalistes, qui brandissaient l'exemple du Vanuatu passé sous influence chinoise pour montrer les risques de l'indépendance. Son impact a sans doute été assez faible.

Mme Victoire Jasmin . - Quelles pourraient être les conséquences systémiques des différents éléments que vous avez évoqués ? Je pense notamment au départ massif des jeunes, à l'absence de développement et à l'irréversibilité probable.

M. Jean-Jacques Urvoas . - Clemenceau disait qu'on reconnaissait Jaurès au fait que ses discours étaient toujours au futur, ce qui diminue le risque de se tromper... Je ne vais pas prendre le risque de répondre précisément à votre question ! J'ai évoqué ces éléments économiques et démographiques parce que je ne crois pas qu'ils soient bien connus, y compris dans l'île, où l'on ne sait pas que la population part, ce qui obère la capacité à croire en un destin commun.

En fait, les partenaires de l'accord sont toujours très mobilisés sur l'ingénierie institutionnelle. Pourtant, le chantier des politiques publiques est au moins aussi déterminant pour bâtir un destin commun. Il faut s'attaquer à la question des inégalités à l'intérieur de l'archipel, à celle de l'accès à la connaissance, à la valorisation des diplômes... Ces problématiques sont communes aux trois provinces. Or, à mon sens, nous avons fait moins de progrès en quarante ans sur les politiques publiques que dans la dimension politique et institutionnelle. Nous devrions laisser un peu de côté le droit, qui a démontré l'une de ses grandes qualités, la malléabilité. Quand on y réfléchit, il a permis de faire émerger des éléments inimaginables : que l'on ait dissocié la citoyenneté et la nationalité est en soi une création juridique tout à fait spectaculaire, et qui a été pour beaucoup dans la pacification des rapports. Quand j'étais parlementaire et que j'allais en Nouvelle-Calédonie, les organisations syndicales, patronales, religieuses, ne me parlaient pas de la problématique institutionnelle, qu'ils voyaient comme une affaire d'élus. Ce qui les préoccupait, c'était la vie chère, l'accès aux soins, les problèmes de logement... L'avenir institutionnel ne se fera pas sans la population, mais celle-ci n'adhérera pas qu'à des enjeux institutionnels.

M. Alain Christnacht . - Il n'existe aucune analyse sur le caractère structurel et durable de la baisse de la population depuis 2019. Il s'agit surtout de départs d'Européens, qu'on peut autant lier à l'évolution de la situation économique qu'aux incertitudes institutionnelles. Vous avez raison de souligner l'importance des questions économiques et sociales, mais cela rejoint un problème institutionnel fondamental : ces politiques relèvent de la compétence locale !

M. Georges Patient . - Est-ce que l'identité kanak est un frein ou un moteur dans le processus de décolonisation ?

Mme Léa Havard . - Elle est le point central de la revendication indépendantiste. Le vote est essentiellement identitaire, même si les questions économiques et sociales sont évidemment importantes. En Nouvelle-Calédonie, il est possible de faire des statistiques ethniques. Différentes études ont montré ce caractère identitaire du vote.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - L'accord de Nouméa et son application comportent des parts d'ombres et de lumières, quelques échecs et beaucoup de succès. L'échec principal, c'est l'absence de construction d'un destin commun, et la constitution d'un clivage ethnique, référendum après référendum, comme l'a bien montré Sylvain Brouard notamment. Dans un pays qui, comme le nôtre, prône l'universalisme républicain et l'égalité, c'est effrayant. Le cas de l'Irlande a été évoqué : nous pourrions en arriver à une forme de partition. Il y a aussi des succès formidables, et notamment la révélation d'une capacité à exercer les compétences, et la construction d'une citoyenneté autonome, qui pourrait perdurer.

M. Olivier Gohin, professeur de droit public à l'université Paris - Panthéon-Assas . - À propos de l'ethnicité, le ver est dans le fruit de l'accord de Nouméa , puisque la construction du suffrage restreint était basée sur des considérations ethniques et a introduit le communautarisme dans le droit public français - il n'y a pas de quoi s'en réjouir ! Je suis étonné par le discours ambiant en faveur de cet accord. J'ai entendu les termes de « décolonisation », « pouvoir législatif », « peuple »... Il y a là matière à discussion. La survie de l'accord de Nouméa est possible par le biais de l'indispensable révision constitutionnelle à venir , qui devra tenir compte des référendums en faveur du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la République. Il faudra donc rétablir le suffrage universel : comment rester dans la République sans cette condition républicaine de la citoyenneté ? On parle de « référendum de projet », comme on avait inventé le « référendum-couperet », en 1998.  Mais, ces qualificatifs sont dépourvus de base constitutionnelle. Même l'expression de « peuples et territoires d'outre-mer » n'était guère pas applicable à Mayotte en 2000, sur le fondement de l'alinéa 2 du Préambule de la Constitution de 1958...

À mon sens, la révision constitutionnelle devra donc bien comprendre le rétablissement du suffrage universel, parce que c'est la volonté des populations de la Nouvelle-Calédonie que de rester dans l'ensemble français, et qu'on n'est pas dans la France à n'importe quelles conditions. Et il faudra sans doute revoir le statut, ou au moins certains de ses éléments. Les lois du pays peuvent demeurer si ce sont formellement des actes administratifs comme les lois du pays polynésiennes, et pourvu qu'on ne les assimile pas à une législation nationale, ce qui aboutirait à une fédéralisation de la France.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Vous avez bien décrit la possibilité de définir un corps électoral restreint, quoique pas autant que pour les élections locales - problématique bien connue de la Polynésie, tout comme celle de l'emploi local. Une autre question est de savoir qui vote au référendum de projet. Suffrage universel ? Monsieur Christnacht vous affirmez que les indépendantistes n'accepteront jamais qu'on ne restreigne pas le corps électoral d'une manière ou d'une autre. Pour un référendum de projet, intervenant à la suite d'une discussion conduisant à une forme de consensus, qu'est-ce qui interdirait alors de consulter tous les citoyens inscrits en Nouvelle-Calédonie ? Pourquoi restreindre le corps électoral ? Pour des élections locales, j'en perçois bien la nécessité. Mais pour un projet commun ? Par hypothèse, logiquement, si toutes les parties parvenaient à s'entendre sur un projet commun, il ne devrait pas y avoir d'obstacle dirimant à ce que l'ensemble des électeurs soient interrogés à l'occasion d'un référendum qui serait en quelque sorte un « référendum de validation », non ?

M. Alain Christnacht . - Je m'étais placé dans l'hypothèse que vous avez évoquée : quelles sont les chances qu'il y ait un consensus pour aboutir ? On peut très bien, sinon, prendre acte du fait que les indépendantistes sont minoritaires et mettre en place un statut, quitte à en assumer ensuite les conséquences ; celles-ci ne seront pas les mêmes que dans les années 1980, mais risquent d'être une sortie des institutions et un refus de participer à la vie civique.

Pour l'autodétermination, qui est un choix crucial, nous avons la notion de population intéressée. Quelqu'un qui est arrivé pour un court séjour, par exemple dans la fonction publique de l'État, et qui va repartir, doit-il être considéré comme intéressé à définir le statut de la Nouvelle-Calédonie pour les prochaines décennies ? Non, à l'évidence. Certes, l'accord de Matignon a été approuvé par la population générale française. Mais c'était justement pour supprimer la tentation de revenir dessus trop rapidement. Beaucoup d'autonomistes non indépendantistes pensent que seules les personnes qui ont des intérêts matériels et moraux durables en Nouvelle-Calédonie doivent participer au vote sur un statut durable.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - L'argument me paraît imparable pour les élections provinciales, mais pas nécessairement pour une consultation d'autodétermination.

M. Thani Mohamed Soilihi . - La Délégation sénatoriale aux outre-mer avait fait une étude sur le foncier, pour laquelle elle s'était déplacée en Nouvelle-Calédonie. On nous avait indiqué que la question de la redistribution des terres avait un impact certain sur le processus. Pourtant, vous n'en avez pas parlé. Pourquoi ?

M. Alain Christnacht . - Dès avant les accords de Matignon, la question foncière a été cruciale. Le gouvernement de Raymond Barre, Paul Dijoud étant ministre des outre-mer, a enclenché la réforme foncière et soutenu le réveil de la culture mélanésienne, comme on disait alors. Tout recul symbolique serait lourd, mais nous devons évidemment continuer à travailler à la mise en valeur de ces terres. On a admis que, pour la population kanak, les terres n'avaient pas qu'une valeur économique.

M. Jean-Jacques Urvoas . - Quand j'y suis allé comme ministre, ces questions ne m'ont pas été posées par mes interlocuteurs : il n'y avait pas de demande particulière d'évolution du statut. Dans la campagne qui vient de se terminer, cela n'a pas non plus été un sujet.

M. Jean-François Merle, conseiller d'État . - Je voudrais rappeler, au lendemain de l'inauguration à Nouméa d'une statue qui illustre la poignée de main entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, que le compromis historique des accords de Matignon repose sur un double pilier.

On oublie régulièrement l'un de ces piliers. On parle d'un corps électoral restreint mais, en 1988, la concession majeure qui a été faite par le FLNKS aux non-indépendantistes, c'est l'élargissement du corps électoral concerné par la question de l'autodétermination à toute la population présente en Nouvelle-Calédonie à l'époque de la signature des accords. Pourtant, la position du FLNKS avait jusque-là été de limiter ce corps électoral au peuple kanak et à ceux qui avaient été appelés « les victimes de l'histoire » - une catégorie difficilement identifiable sur le plan juridique.

La reconnaissance de la double légitimité de toutes les populations présentes est l'un des piliers de ce qui a ramené la paix civile en 1988. Que se passerait-il si l'on voulait remettre en cause cette partie de l'accord ? La contrepartie de cet élargissement du corps électoral par rapport aux souhaits des indépendantistes est une restriction par rapport à ceux des non-indépendantistes. Il y a un point d'équilibre ; celui-ci peut-il être remis en cause sans dommage pour la paix publique ?

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Pour savoir qui va voter lors de la consultation pour un référendum de projet, il faudra regarder comment se passera la discussion. Si celle-ci débouche sur une solution heureuse et consensuelle, la question de la restriction du corps électoral s'appréciera forcément de manière différente.

M. Olivier Gohin . - J'ai eu à m'occuper de la préparation de la réforme constitutionnelle à l'Élysée, en 2000-2002. La question du foncier est venue dans l'article 74 avec la révision constitutionnelle : c'était, à l'époque, une concession faite à Gaston Flosse après la tentative de révision concernant la seule Polynésie française, interrompue en janvier 2000 cat il n'entendait pas perdre ce qu'il avait déjà obtenu. Si la Nouvelle-Calédonie en venait à être régie par l'article 74, cet élément pourrait ressurgir dans le cadre d'un statut d'autonomie.

J'entends parler de référendum de projet. Mais, une révision constitutionnelle doit être faite dans les conditions fixées par la Constitution. Où est-il dit que l'on doive consulter une population locale lorsque l'on exerce le pouvoir constitutionnel ? Nulle part ! Je ne vois donc pas pourquoi s'imposerait une consultation spécifique des populations de la Nouvelle-Calédonie sur une révision constitutionnelle, d'ailleurs au suffrage universel, même si celle-ci les intéressent. Cette collectivité territoriale est représentée au Sénat et les sénateurs de la Nouvelle-Calédonie participeront à cette réforme en tant que représentants de la Nation.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Vous êtes un pur ! Mais Jean-Jacques Urvoas a bien montré qu'on pouvait difficilement se départir du contexte et de l'histoire.

M. Alain Christnacht . - Il y a au moins un point sur lequel il serait dangereux de ne plus avoir de fondement constitutionnel sur la Nouvelle-Calédonie, c'est la question du peuple kanak. Selon la Constitution, il n'y a que le peuple français... Sans notion d'un peuple kanak, ce n'est même pas la peine de commencer la discussion !

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Nous n'avons pas épuisé le sujet - ce n'était pas le but. Nous attendons avec impatience le rapport des sénateurs de la commission des lois.

M. Jean-Jacques Urvoas . - Bon courage au prochain ministre des outre-mer !

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