N° 443

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 22 mars 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur « Transformer les ressources humaines des armées : définir un modèle en cohérence avec nos ambitions stratégiques »,

Par M. Joël GUERRIAU et Mme Marie-Arlette CARLOTTI,

Sénateur et Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon , président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Olivier Cigolotti, André Gattolin, Guillaume Gontard, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Philippe Paul, Cédric Perrin, Rachid Temal , vice-présidents ; Mmes Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, Isabelle Raimond-Pavero, M. Hugues Saury , secrétaires ; MM. François Bonneau, Gilbert Bouchet, Alain Cazabonne, Pierre Charon, Édouard Courtial, Yves Détraigne, Mmes Catherine Dumas, Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Jean-Pierre Grand, Mme Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Ludovic Haye, Alain Houpert, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Jean-Louis Lagourgue, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Panunzi, François Patriat, Gérard Poadja, Stéphane Ravier, Gilbert Roger, Bruno Sido, Jean-Marc Todeschini, Mickaël Vallet, André Vallini, Yannick Vaugrenard .

L'ESSENTIEL

La programmation militaire 2024-2030 est annoncée comme une loi de transformation des armées. À l'issue d'un cycle d'audition avec des responsables des ressources humaines dans les armées, les rapporteurs du programme 212 ont identifié plusieurs points d'attention dont il est indispensable de tenir compte dans la programmation militaire à venir :

- le redressement progressif des effectifs du ministère des armées depuis 2016 n'a pas permis de compenser les déflations brutales engagées depuis la fin des années 1990 ;

- le format en ressources humaines des armées fixé par la prochaine programmation militaire doit être en cohérence avec l'ambition affichée d'être en mesure de répondre à l'hypothèse d'un engagement majeur ;

- le recrutement et la fidélisation des personnels constituent un défi majeur pour les armées en particulier dans les domaines de recrutement prioritaire du renseignement et de la cyberdéfense ;

- le projet de doublement des réserves opérationnelles ne pourra produire ses effets qu'à la condition d'être accompagné des moyens budgétaires nécessaires à sa mise en oeuvre.

- la crédibilité des ambitions inscrites dans la Revue nationale stratégique de novembre 2022 dépend du fait que la trajectoire en ressources humaines de la programmation militaires soit le reflet de nos choix stratégiques sur le modèle et le format de nos armées.

I. LES TRANSFORMATIONS PROFONDES DU MODÈLE DE RESSOURCES HUMAINES DES ARMÉES DEPUIS LA SUSPENSION DE LA CONSCRIPTION EN 1997 SE SONT TRADUITES PAR UNE DÉFLATION DE LEURS EFFECTIFS DE PLUS DE 200 000 POSTES EN VINGT-CINQ ANS

A. LES FORCES ARMÉES DANS LEUR ENSEMBLE ONT CONNU UNE RÉDUCTION SIGNIFICATIVE DE LEURS EFFECTIFS DEPUIS LA PROFESSIONNALISATION ENGAGÉE EN 1997, MALGRÉ LA MISE EN oeUVRE D'UNE TRAJECTOIRE DE REDRESSEMENT PROGRESSIF DU FORMAT DE RESSOURCES HUMAINES DES ARMÉES PAR LA LOI DE PROGRAMMATION MILITAIRE (LPM) 2019-2025

1. La professionnalisation des armées décidée à la fin des années 1990 et les économies budgétaires engagées à la fin des années 2000 ont contribué à une réduction rapide et substantielle du nombre de personnels des armées entre 1997 et 2015

Le format actuel de ressources humaines du ministère des armées, qui atteint 272 571 postes en 2023, résulte des transformations profondes qui se sont produites pendant les deux décennies qui ont suivi le choix fait par le Président de la République 1 ( * ) de suspendre progressivement la conscription à partir de 1997.

Cette transition vers une armée de professionnels, ou professionnalisation, constitue une rupture avec le modèle antérieur fondé sur l'existence d'un service militaire hérité de la période révolutionnaire et progressivement modernisé, notamment par la loi du 21 mars 1905 2 ( * ) .

Au moment où le Président de la République fait le choix de suspendre la conscription, le service militaire n'est plus qu'une des modalités du service national, qui prendre d'autres formes depuis les années 1960 dont notamment celle du service de coopération ou du service civil en entreprise.

Pour autant, les appelés jouent encore en 1996 un rôle structurant dans les forces armées. Ils représentent un effectif de 189 000 personnes soit 40% des personnels militaires du ministère de la défense.

La loi de programmation militaire 1997-2002 3 ( * ) a organisé la transition vers une armée de métier en prévoyant la substitution progressive de professionnels aux appelés. À l'issue de la période de transition, à la fin de l'année 2002, les effectifs des forces armées ont été réduits de 29% soit une suppression de 137 000 postes en seulement cinq ans.

La professionnalisation a eu des conséquences importantes pour chacune des forces armées qui ont connu pendant la même période une restructuration significative : l'armée de terre a dissous 51 régiments et 218 établissements, la Marine nationale a désarmé une vingtaine de navires dont le porte-avion Foch et l'armée de l'air et de l'espace a fermé 10 bases aériennes sur les 42 qui existaient en 1996.

Réalisée dans un temps réduit, la manoeuvre de ressources humaines correspondant à la professionnalisation et les suppressions massives d'emploi afférentes constitue un succès opérationnel à mettre au crédit de l'administration de la défense. Comme le relevait le sénateur François Trucy, ancien rapporteur spécial de la commission des finances sur le budget de la défense, « aucun ministère civil n'a, à ce jour, été en mesure de réussir une telle démarche » 4 ( * ) . Sans remettre en cause la pertinence du choix de la professionnalisation opéré il y a plus de vingt-cinq ans, les rapporteurs insistent sur le fait que les grandes orientations prises en matière de ressources humaines dans les armées doivent s'intégrer dans une stratégie globale en cohérence avec les ambitions stratégiques des forces armées.

Les effectifs du ministère de la défense ont été réduits de 29% en cinq ans entre 1997 et 2002 dans le cadre de la professionnalisation des armées

Dans le courant des années 2000, peu de temps après la mise en oeuvre de la restructuration profonde du modèle de ressources humaines constituée par la professionnalisation des armées, le ministère de la défense a été de nouveau largement réformé dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP), programme transversal de réforme de l'administration mis en oeuvre entre 2007 et 2012.

Les réformes structurelles engagées dans le cadre de la RGPP et du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 se sont à nouveau traduites par d'importantes réductions d'effectifs. Entre 2009 et 2012, le ministère de la défense a ainsi été le ministère a connaître, après le ministère des affaires étrangères, le plus faible taux de remplacement des départs avec une proportion de seulement 13%.

Les forces armées ont connu pendant cette période un rythme soutenu de déflation de leurs effectifs avec une réduction de 7,1 % du nombre de postes entre 2009 et 2012, soit un taux d'effort supérieur à la moyenne de l'administration sur l'ensemble du budget général qui a été de 5,4 %.

Les réductions d'effectifs décidées à la fin des années 2000 et au début des années 2010 ont eu des conséquences importantes pour le modèle de ressources humaines des armées et les responsables des ressources humaines des différentes forces armées auditionnés par les rapporteurs leur ont indiqué que les effets des décisions prises pendant la période de la RGPP continuait de produire des effets déstabilisateurs sur la structure du personnel des armées.

Source : IGA, IGF, IGAS, septembre 2012, Bilan de la RGPP et conditions de réussite d'une nouvelle politique de réforme de l'État.

2. La loi de programmation militaire 2019-2025 a confirmé la dynamique de redressement relatif des effectifs du ministère des armées

L'année 2015 constitue un point d'inflexion déterminant pour l'évolution du format en ressources humaines des armées.

Alors que la loi de programmation militaire 2014-2019 5 ( * ) , dans le sillage des programmations militaires précédentes et du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, prévoyait initialement une déflation 33 675 postes en six ans, les attaques terroristes perpétrées sur le territoire national ont provoqué une réaction qui a modifié cette trajectoire.

Dans un premier temps, l'actualisation législative 6 ( * ) de la programmation militaire en juillet 2015 a réduit l'objectif de réduction des effectifs pour le porter à 14 925 effectifs en moins sur la même période, soit une « moindre déflation » de 18 750 postes.

Dans un second temps, après de nouvelles attaques terroristes sur le territoire national intervenues en novembre 2015, le Président de la République a annoncé dans son discours devant le Congrès du 16 novembre 2015 une nouvelle rectification de la trajectoire en déclarant qu'aucune diminution d'effectifs ne se produirait dans la défense jusqu'en 2019, mettant fin à plusieurs décennies de déflation des effectifs du ministère de la défense. Cette trajectoire de redressement progressif a été poursuivie jusqu'à la fin de la période de la programmation militaire, avec un schéma d'emploi de 5 646 créations de postes dans le périmètre du ministère de la défense entre 2015 et 2019, soit une augmentation de 2 % des effectifs.

Adoptée en juillet 2018, la programmation militaire actuelle 7 ( * ) qui couvre la période 2019-2025 se situe dans la continuité de cette dynamique de redressement progressif du format de ressources humaines des armées en prévoyant la création de 6 000 équivalents temps plein (ETP) en sept ans. Entre 2019 et 2023, les effectifs du ministère des armées ont été augmentés de 3 575 équivalents temps plein travaillé (ETPT), en cohérence avec la trajectoire affichée dans la programmation pluriannuelle.

En 2021, vingt-cinq ans après la décision d'engager la professionnalisation des forces armées, le ministère des armées a atteint un effectif de 271 268 postes (ETPT), soit une réduction globale de 208 144 postes depuis 1996, dont 70 804 après l'achèvement de la professionnalisation en 2002. À titre de comparaison, les plus de 200 000 postes supprimés représentent plus du double des effectifs du ministère de la justice et plus de vingt fois les effectifs du ministère de la culture en 2023 8 ( * ) .

Source : commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées d'après documentation budgétaire

3. La dégradation récente du contexte sécuritaire renforce la nécessité de mettre en cohérence le format de ressources humaines des armées avec nos ambitions stratégiques

La période récente a été marquée par le retour dans notre voisinage immédiat de la guerre de haute intensité 9 ( * ) , qui se caractérise par son caractère symétrique, et que l'armée de terre définit comme un « affrontement soutenu entre masses de manoeuvre agressives se contestant jusque dans la profondeur et dans différents milieux l'ensemble des champs de conflictualité (physique et immatériel) et dont l'objectif est de vaincre la puissance de l'adversaire » 10 ( * ) . La guerre de haute intensité se traduit notamment par des pertes humaines conséquentes de part et d'autre du champ de bataille, ce qui renforce le caractère stratégique de l'effectif des forces armées en présence et de leur profondeur.

Dès l'automne 2020, la guerre du Haut-Karabagh qui a opposé, dans notre voisinage, l'Arménie et l'Azerbaïdjan entre le 27 septembre et le 9 novembre 2020 a fait entre 6 000 et 10 000 morts en moins de deux mois 11 ( * ) .

La guerre russo-ukrainienne déclenchée par l'agression russe le 24 février 2022 se caractérise également par d'importantes pertes humaines dans chacune des armées belligérantes. Après un an de conflit, le nombre de victimes (morts et blessés), difficile à établir, est estimé à environ 100 000 dans chacune des deux armées 12 ( * ) .

pertes humaines dans l'armée arménienne en deux mois de conflit au Haut-Karabagh (2020)

victimes estimées dans l'armée ukrainienne en un an de conflit (février 2022-février 2023)

Ces bilans humains d'une particulière importance en dépit de la durée réduite des conflits contrastent avec le modèle de guerre asymétrique dont les forces armées françaises ont fait l'expérience dans la période récente notamment dans le cadre des opérations extérieures (OPEX) en matière de lutte contre le terrorisme.

En tout état de cause, toute comparaison avec les conflits susmentionnés ne saurait faire l'économie de la situation particulière de la France dont les intérêts vitaux sont placés sous la protection de notre posture permanente de dissuasion. Nonobstant, la Revue nationale stratégique présentée par le Président de la République en novembre 2022 consacre dans son objectif stratégique n°10 le fait que les armées « sont préparées à un engagement majeur et prêtes à s'engager dans un affrontement de haute intensité » 13 ( * ) .

Cet objectif ambitieux, qui est du reste une nécessité pour que notre dissuasion nucléaire ne devienne pas « notre nouvelle ligne Maginot » 14 ( * ) selon l'expression utilisée dans un récent rapport de nos collègues Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini, emporte des conséquences importantes en matière de ressources humaines.

Par conséquent, les rapporteurs insistent sur la nécessité que la future loi de programmation militaire indique clairement quelles sont les ambitions stratégiques de la France et surtout qu'elle fixe un format de ressources humaines des armées en cohérence avec ces ambitions.

À cet égard, si la Revue stratégique nationale de novembre 2022 a permis à la France d'afficher publiquement les objectifs stratégiques qu'elle se fixe pour les années à venir, un exercice plus vaste, et associant un plus grand nombre de parties prenantes, sur le modèle des précédents « livres blancs » régulièrement élaborés préalablement à l'adoption d'une loi de programmation militaire, aurait été utile pour garantir l'inscription de la trajectoire en ressources humaines des armées dans une stratégie globale et pluriannuelle construite à partir de nos objectifs opérationnels.

Dans un environnement stratégique dégradé, les rapporteurs soulignent le fait qu'il est impératif que les besoins opérationnels déterminent les moyens budgétaires mis à disposition des armées au risque d'un affaiblissement de la cohérence et de la crédibilité du format en ressources humaines de nos forces armées.


* 1 Conseil de défense du 23 février 1996

* 2 v. L. du 21 mars 1905 modifiant la loi du 15 juillet 1889 sur le recrutement de l'armée et réduisant à deux ans la durée du service dans l'armée active

* 3 v. L. n°96-589 du 2 juillet 1996 relative à la programmation militaire pour les années 1997 à 2002

* 4 cf. Sénat, 22 novembre 2001, n°87 (2001-2002), commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation, rapport sur le projet de loi de finances pour 2002, annexe n°43, « Défense », au rapport de M. François Trucy

* 5 v. L. n°2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale

* 6 v. L. n°2015-917 du 28 juillet 2015 actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense

* 7 v. L. n°2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense

* 8 La loi de finances pour 2023 fixe des plafonds d'autorisation d'emplois respectivement de 92 753 ETPT et 9 111 ETPT pour les ministères de la justice et de la culture.

* 9 Pour une discussion critique de cette expression, cf. J.B. Jeangène Vilmer, « La haute intensité : limites du concept et implications pour la France », Le Rubicon, 30 juin 2022

* 10 Cf. Brennus 4.0, Lettre d'information du centre de doctrine et d'enseignement du commandement de l'armée de terre, n°8, août 2020

* 11 Cf. Sénat, 7 juillet 2021, n°754 (2020-2021), commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, rapport d'information Haut-Karabagh : dix enseignements d'un conflit qui nous concerne, au rapport de M. Olivier Cigolotti et Mme Marie-Arlette Carlotti, p. 66

* 12 Cf. Sénat, 8 février 2023, n°334 (2022-2023), commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, rapport d'information Ukraine : un an de guerre. Quels enseignements pour la France ?, au rapport de MM. Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini, p. 36

* 13 Cf. Revue nationale stratégique, novembre 2022, § 192

* 14 Cf. Sénat, 8 février 2023, n°334 (2022-2023), commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, rapport d'information Ukraine : un an de guerre. Quels enseignements pour la France ?, au rapport de MM. Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini, p. 19

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