IV. LES TEMPS MODERNES : LE CINÉMA ET LA SALLE FACE AUX BOULEVERSEMENTS TECHNOLOGIQUES

Secteur emblématique des industries culturelles, l'industrie cinématographique est aujourd'hui comme hier confrontée à des évolutions technologiques qui interrogent à chaque fois sa résilience et sa faculté à se réinventer. Pourtant, le cinéma en salle semble avoir su résister à la vague de pessimisme qui s'est abattue sur lui, comme l'a montré la partie I du présent rapport.

L'industrie cinématographique est pourtant amenée à s'adapter à la nouvelle donne issue des habitudes de consommation, comme des nouveaux standards de production.

A. TOUT LE MONDE AIME LA SALLE (DE NOUVEAU)

1. Quel public pour le cinéma en 2023 et au-delà ?
a) Une fréquentation durablement affectée ?

En moyenne entre 2015 et 2019, 67,6 % de la population s'est rendue au cinéma au moins une fois dans l'année, soit plus de 40 millions de personnes. Cela correspond à cinq entrées par personne. Le cinéma est de très loin la première sortie culturelle en France, devant le spectacle et le musée (respectivement 43 % et 44 % de la population en 2018).

32,7 millions d'individus âgés de 3 ans et plus sont allés au moins une fois au cinéma en 2021, soit 51,4 % de la population, contre 43,6 millions en 2019 (68,3 % de la population). Le chiffre de l'année 2021 est tout juste inférieur à la partie de la population qui a utilisé un service de streaming par abonnement au moins une fois dans le mois (53,2 %). En 2021, chaque spectateur s'est ainsi rendu, en moyenne, près de trois fois au cinéma en cours d'année.

Dans le détail, les moins de 25 ans sont ceux qui sont proportionnellement le plus revenus au cinéma avec une progression de 28,7 %, par rapport à 2020. 70,4 % de cette tranche est allée au cinéma en 2021, contre 55 % en 2020, ce chiffre restant toutefois inférieur à celui avant crise (80 %). Cependant, les publics les plus jeunes vont nettement moins souvent au cinéma que précédemment : 1,6 fois dans l'année, contre 5,5 fois avant la pandémie.

À l'opposé, moins d'un tiers des plus de 65 ans était revenu au cinéma en 2021, mais avec une fréquence aussi élevée qu'avant. Ils représentent toujours 40 % des entrées. Les inactifs (dont élèves, étudiants et retraités) concentrent près de 60 % des entrées en 2021. De manière générale, la part des plus âgés a tendance à croitre sur le long terme.

Le cinéma est également un loisir en moyenne plus prisé des catégories socioprofessionnelles supérieures, peut-être en raison du coût d'une entrée. 83,6 % des cadres et 81 % des bac+ 2 sont allés au cinéma dans l'année, contre 55 % des ouvriers et 32,2 % des personnes dépourvues de diplômes.

Pourcentage par catégorie socioprofessionnelle de spectateurs de cinéma

S'il est moins socialement marqué que les autres types de sortie, le cinéma demeure en partie un loisir socialement discriminant.

b) Un excellent maillage du territoire

Il n'est cependant pas territorialement discriminant, puisque la partie de la population qui y va une fois par an est proche quel que soit le lieu de résidence, avec cependant une particularité de la métropole parisienne où la fréquentation est de loin la plus élevée.

Les cinémas à l'épreuve de la sobriété énergétique

Une salle consomme une quantité importante d'électricité, pour le fonctionnement du projecteur, la climatisation ou les affiches lumineuses à l'extérieur. Elle emploie par ailleurs des personnels à des horaires atypiques. Or les revenus des salles ont connu une contraction en 2022 par rapport à 2019, et elles doivent dans le même temps rembourser les prêts garantis par l'État (PGE) consentis par le Gouvernement.

L'énergie représentait avant la crise énergétique entre 5 % et 10 % des charges, et serait désormais comprise entre 20 % et 25 % suivant la renégociation du contrat.

Dès lors, une réflexion essentielle est en cours pour mener une politique de sobriété énergétique. La Fédération nationale des cinémas français a publié en septembre une charte de tous les cinémas pour une réduction immédiate de la consommation d'énergie26(*). Parmi les propositions avancées figure le remplacement des projecteurs au xénon par des projecteurs laser, qui consomment deux fois moins d'électricité, mais équipent moins de 10 % du parc total.

La progression du parc d'écrans de cinéma n'est pas linéaire au cours de la période 2012-2021. Le nombre d'ouvertures d'écrans a connu un net essor en 2013, 2015, 2019 et 2021 avec environ 200 ouvertures ces années-là. En moyenne, 156 écrans ont été ouverts chaque année entre 2012 et 2021 et 83 ont fermé. Sur les dix dernières années, le parc s'est ainsi enrichi de 73 écrans chaque année en moyenne.

Si le nombre d'établissements actifs est relativement stable entre 2012 et 2021, les évolutions ne sont pas homogènes selon les types de cinémas. Les établissements de 4 ou 5 écrans (-7,1 %) et les mono-écrans (-6,5 %) subissent un recul plus important que la moyenne. À partir de 6 écrans, le nombre d'établissements progresse significativement sur la période : + 20,7 % pour les cinémas de 6 ou 7 écrans et + 32,6 % pour les multiplexes. La tendance lourde est donc aux salles les plus importantes.

En 2021, 1 671 communes sont équipées d'au moins une salle de cinéma en activité. Les communes équipées regroupent 48,4 % de la population française. Toutes les communes de 100 000 habitants et plus abritent au moins un établissement cinématographique actif en 2020, ainsi que la quasi-totalité des communes de 50 000 à 100 000 habitants. L'équipement cinématographique se réduit avec la taille de la commune.

Plus de la moitié des cinémas sont cependant situés dans des villes de moins de 20 000 habitants.

La numérisation des salles

Le CNC a mené entre 2010 et 2013 un très ambitieux programme de « numérisation » des salles.

Entre sa création en septembre 2010 et après son ouverture successive aux salles dites « peu actives » en juin 2012, puis aux circuits itinérants en octobre 2012, l'aide à la numérisation des salles a contribué, avec le soutien des collectivités territoriales, au financement de l'équipement numérique de plus de 1 280 écrans représentant 950 établissements.

Conçu en complément de la loi du 30 septembre 2010 relative à l'équipement numérique des établissements de spectacles cinématographiques, ce dispositif, destiné au financement de l'installation initiale des équipements de projection numérique, a permis d'équiper la quasi-totalité du parc national.

c) Des cinémas itinérants au coeur des territoires

Les circuits de cinéma itinérant ont émergé il y a une quarantaine d'années.

En 2019, 109 circuits itinérants ont sillonné la France métropolitaine et les Outre-mer pour apporter les films au public dans les communes qui n'ont pas de cinémas, essentiellement dans les zones de revitalisation rurale (ZRR). Les circuits opèrent selon des formes très variées, de projecteurs déplacés de lieux en lieux à des camions27(*) capables de se transformer en salle.

Il n'existe pas de définition juridique des circuits de cinéma itinérant. Pourtant, pour être reconnu comme tel, le CNC exige un minimum de deux points de diffusion. Le circuit est identifié comme une salle de cinéma fixe par l'obtention d'un numéro d'autorisation délivré par le CNC. Le circuit doit ainsi établir un point géographique référent. Le financement est essentiellement assuré par les départements, les communes mettant à disposition les locaux. L'activité y demeure cependant structurellement déficitaire, en raison du faible prix des places et des coûts logistiques.

Les cinémas itinérants fonctionnent généralement avec des relais locaux, associations, comités des fêtes ou collectifs informels. Les programmations sont souvent pensées avec des films de l'actualité grand public, des programmes classés Art et Essai ou encore des longs métrages ayant marqué l'histoire du cinéma.

D'après une étude28(*) menée par le CNC et l'Association nationale des cinémas itinérants (ANCI) en 2020 , le public des cinémas itinérants est un public plutôt fidèle, qui reste très attaché à un point de projection dont il apprécie la proximité et la convivialité, mais demeure majoritairement âgé avec 71,6 % de plus de 50 ans, soit plus du double de la proportion nationale des publics de cinéma, avec une forte proportion de retraités.

Les circuits de cinéma itinérants, trop peu connus, contribuent pour une part essentielle à la diffusion des oeuvres au niveau local et à la satisfaction d'un public qui, pour plusieurs raisons, ne peut ou ne souhaite se déplacer vers les salles « fixes » les plus proches. Son fonctionnement repose sur le travail de bénévoles passionnés, qui doivent être salués pour leur engagement fort en faveur du cinéma, dont ils constituent l'ultime maillon de proximité.

2. Grand écran et petites lucarnes
a) Le film et l'écran

La crise pandémique a provoqué dans le milieu du cinéma une véritable crise existentielle sur l'avenir même du 7ème art. Ce débat est en réalité plus ancien, et a eu lieu dans la plupart des pays de cinéma, mais il était passé plus inaperçu en France en raison des excellents chiffres de fréquentation des cinémas, qui ont enchainé les très bonnes années jusqu'en 2019.

Tout au long du XXème siècle, le cinéma a connu un chemin tortueux, passant du statut d'unique source d'images mobiles disponibles à celui « d'écran parmi les autres ». L'essor de la télévision, et plus encore la multiplication des chaines au tournant des années 80, l'ont très sérieusement fragilisé, au point de presque disparaitre dans certains pays au profit de la production audiovisuelle. Entre la fin de la seconde guerre mondiale et maintenant, le cinéma a ainsi perdu plus de la moitié de son public dans notre pays. Pourtant, comme on a pu le voir, certains pays, au premier rang la France, ont mené une politique publique ambitieuse et volontariste qui a permis de préserver le cinéma.

Le paradoxe est donc que dans un monde où jamais la demande n'a été si forte pour les créations, où l'image est omniprésente, le plus illustre de ses représentants est réduit à une position « défensive ». La question n'est donc pas celle du goût des spectateurs pour l'oeuvre audiovisuelle ou cinématographique, au contraire, mais plutôt celle de son mode d'exposition, via la salle ou directement sur les écrans de télévision ou d'ordinateur. Or l'oeuvre ne peut pas être séparée du média pour lequel elle est conçue. Un film « de cinéma » ne ressemble pas à un film « pour la télévision », quelle que soit la qualité de ce dernier.

b) Le cinéma à la télévision

La télévision a toujours été un vecteur de connaissance et de diffusion des oeuvres cinématographiques. Plus facile d'accès et présente dans l'immense majorité des foyers, la télévision offre un accès aisé aux films, qui a longtemps constitué le grand moment des soirées en famille.

Il n'y a cependant plus comme il y a vingt ans une seule télévision, mais une pluralité d'écrans et de vecteurs de diffusion des films. Or ces diffuseurs reposent sur des schémas économiques différents au regard du cinéma :

- le cinéma représente 3,3 % du temps d'antenne des chaînes généralistes, mais 22,8 % des premières parties. 2 400 films sont ainsi diffusés chaque année. Les chaînes privées généralistes diffusent très majoritairement (61,5 %) les gros succès, qui ont fait plus d'un million de films en salle. L'offre pourrait augmenter avec la fin des « jours interdits », qui constitue incontestablement une nouvelle positive. Selon les informations recueillies par la mission d'information, les chaînes ne commencent en général à rembourser leur investissement qu'après la première diffusion, qui est encore déficitaire, peut-être en raison de l'exposition continue de l'oeuvre avant sa diffusion sur une chaîne généraliste qui lui fait perdre largement son côté « exclusif » ;

- le cinéma représente plus de 80 % du chiffre d'affaires de la vidéo à l'acte en ligne et plus de 70 % de la vente physique, en très nette décroissance. Les films dits de patrimoine sont pour leur part beaucoup plus représentés dans les ventes physiques qu'en ligne ;

- le cinéma ne représente qu'environ 20 % de la consommation sur les plateformes par abonnement, très largement dominées par les séries. Ces plateformes disposent cependant d'un catalogue extrêmement vaste avec 9 600 références en tout et près de 2 800 pour Netflix ou Prime.

Le cinéma est donc un actif qui n'est pas mis en valeur de la même manière selon le support. Cela reflète l'évolution de son exploitation. Alors que l'oeuvre paraissait au cinéma, puis pouvait être inaccessible pendant des années en attendant une sortie en vidéo, puis la diffusion sur une grande chaine, le principe est maintenant celui de la disponibilité continue, à quelques exceptions près. Il est donc moins possible pour les chaînes généralistes, qui arrivent « en bout » de chronologie, de créer l'événement autour de la diffusion d'un grand succès dans une case privilégiée, alors que l'oeuvre a déjà été disponible au cinéma, en vidéo à l'acte, en location, sur Canal Plus, sur les plateformes par abonnement, etc...

Or les plateformes représentent la fraction la plus dynamique du marché de l'audiovisuel.

c) L'explosion des plateformes

Les plateformes de streaming proposent une offre presque infinie d'oeuvres cinématographiques et audiovisuelles, pour des tarifs mensuels à peine supérieurs au prix d'une place. Dès lors, le choix d'aller au cinéma peut légitimement se poser, alors qu'il suffit de rester chez soi.

Le développement des services de streaming a été rendu possible au début des années 2010 par l'amélioration des réseaux internet, qui ont permis la diffusion en direct avec une bonne qualité.

Cette explosion s'est cependant réalisée au profit d'un modèle bien particulier, celui de l'abonnement, par opposition aux modèles de paiement à l'acte, sous forme de location ou d'achat oeuvre par oeuvre.

Évolution depuis 2010 de la vidéo à la demande

Devenu dominant, le modèle des services de streaming par abonnement a naturellement attiré de nouveaux investisseurs, ce qui a entrainé une concurrence accrue.

En 2022, 53,2 % des Français ont ainsi utilisé au moins une plateforme de streaming, contre 44,2 en décembre 2019. Netflix a ainsi connu un développement exceptionnel en très peu de temps, dépassant le service de Canal Plus en 2015 et le service de VOD d'Orange en 2016, établissant au passage la suprématie du modèle par abonnement. Les trois premières places sont aujourd'hui occupées en France par trois services américains : Netflix, Amazon Prime et Disney +, Canal Séries et Arte résistant encore à ce « raz-de-marée ».

Part des utilisateurs ayant consommé de la VOD payante selon la plateforme

( %)

La part des jeunes diminue cependant assez rapidement, avec une baisse de 13,9 points entre janvier 2020 et septembre 2022, que compense presque exactement la hausse chez les 25-34 ans. Les dernières tendances sont à une déformation de la typologie des utilisateurs en faveur des plus de 35 ans, qui se sont massivement appropriés ces outils. Alors qu'ils représentaient 44,8 % du public au début de l'année 2020, ils sont dorénavant 54,5 % de l'audience pour cette catégorie de services.

d) Le film et l'écran

La mission d'information a entendu Mme Joëlle Farchy, professeure à l'Université Paris I et spécialiste de l'économie et des industries culturelles. Elle a publié en 2022 un ouvrage remarqué « Le Cinéma n'est plus ce qu'il était » qui propose une réflexion stimulante sur la déconnexion croissante entre la salle et le film.

Ainsi, il n'est plus possible d'opposer une production cinématographique qui disposerait du monopole de la qualité, du spectacle et de l'audace créatrice, à des oeuvres audiovisuelles réputées de moindre intérêt. Le développement et les moyens sans cesse croissants mis dans le développement des séries ont montré que les meilleures d'entre elles étaient au niveau d'un film de cinéma, voire pouvaient le surpasser. Par-delà, les talents trouvent aujourd'hui pour s'exprimer un nouveau terrain de jeu avec les réseaux sociaux.

Lors de son audition devant la commission de la culture le 15 mars 202329(*), Jérôme Seydoux, co-président de Pathé, a confirmé cette analyse :

« Le cinéma bon marché, c'est la télévision.

« C'est notre concurrent principal, et si nous cherchons à concurrencer la télévision en matière de prix, nous avons perdu. La télévision est gratuite ou, dans le cas des plateformes, peu chère - 10 à 12 euros par mois pour toute une famille. On ne peut concurrencer la télévision. Les gens vont au cinéma parce que c'est une sortie, parce qu'ils vont passer un bon moment, et ce qu'ils veulent, c'est qu'on leur offre du confort et de bons films.

« Autrefois, le cinéma était sans concurrent. Aujourd'hui, il a non seulement la concurrence de la télévision et des plateformes, mais aussi celle du téléphone portable, des réseaux sociaux, etc. Les jeunes ne regardent pas la télévision, ils vont éventuellement au cinéma, et ils sont sur les réseaux sociaux avec leur téléphone portable ou leur ordinateur. »

Pour autant, comme l'écrivait Roland Barthes : « Je ne puis jamais, parlant cinéma, m'empêcher de penser salle, plus que film » Il existerait un lien ancien et profond entre le lieu et l'oeuvre, encore récemment exposé par trois films de trois réalisateurs oscarisés sortis début 2023 : The Fabelmans de Steven Spielberg, Babylon de Damien Chazelle et Empire of Light de Sam Mendes. Ils évoquent chacun avec une forme de nostalgie et une vision du cinéma mythifiée, empreinte de romantisme, l'expérience de la salle et de la création des oeuvres.

3. La revanche de la salle
a) Terreur sur la ville

La période pandémique a servi de test « grandeur nature » pour mesurer la force d'attraction de la salle par rapport aux écrans des plateformes.

Le cinéma a en effet été confronté à une grave incertitude sur les débouchés - et donc les revenus - des productions achevées, ou en passe de l'être, mais pas encore sorties en salle au moment de l'annonce du confinement au printemps 2020. La période pandémique a été particulièrement favorable aux services de streaming. Elle a donc mis fortement en tension le lien entre le film et la salle, au point que des studios réputés ont fait le choix de franchir le cap de la diffusion exclusive ou simultanée.

L'annonce par la société Disney à la fin de cette année de la diffusion, moyennant un paiement complémentaire, de son film Mulan a alors pu être perçu comme une manière non pas de contourner la salle au profit des plateformes, mais surtout de diffuser une oeuvre alors qu'aucune date de sortie n'était alors prévisible compte tenu de la situation pandémique aux États-Unis.

À l'été 2021, la même société Disney a choisi dans un contexte pourtant plus favorable de sortir simultanément en salle et sur sa plateforme, toujours moyennant une contribution supplémentaire, son film Black Widow, avec l'actrice Scarlett Johansson.

Quelques semaines plus tard, l'annonce par la société Warner de la sortie simultanée du film de Denis Villeneuve Dune, d'après l'oeuvre de Frank Herbert, en salle et sur la plateforme HBO Max, un choix publiquement critiqué par le réalisateur, a confirmé une tendance qui pouvait s'avérer mortelle, celle d'une concurrence frontale et organisée par les studios entre les salles et les plateformes.

b) L'indispensable salle

Pourtant, cette tendance a semblé s'inverser. En témoigne le remplacement le 20 novembre 2022 de Bob Chapek, PDG de Disney par son prédécesseur Bob Iger, qui a pu être interprété comme la fin, au moins la modulation, d'une politique favorisant le « tout streaming » au détriment de la salle. La situation serait aujourd'hui presque revenue à la normale, au moins pour un temps, avec beaucoup moins d'annonces menaçantes pour l'exploitation cinématographique, et au contraire des sorties prévues dans le monde de nature à susciter l'optimisme.

Comment expliquer ce revirement, à tout le moins, cette suspension d'un mouvement de « ringardisation » de la salle qui paraissait inéluctable à certains ?

La sortie d'un film en salle présente des caractéristiques qui rendent cette sortie utile, voire indispensable.

(1) La valeur de la salle

Tout d'abord, elle représente une valeur économique non négligeable en elle-même.

Recettes de la salle en France depuis 2000

En milliers d'euros

Ainsi, en France, les entrées en salle ont représenté près de 1,5 milliard d'euros en 2019. Dans le monde, cette même année, les recettes totales se sont établies à environ 42,3 milliards de dollars, bien supérieur au chiffre de 2022 de 26 milliards de dollars.

La sortie d'un film en salle, si elle est coûteuse en elle-même, avec des frais d'édition et de promotion qui peuvent aller jusqu'à 15 % du prix du film, constitue une source de revenus extrêmement substantielle pour les producteurs ou les studios. Il est donc difficilement concevable pour eux de se passer de cette ressource. Ainsi, six films, tous américains, ont rapporté plus de deux milliards de dollars de recette au niveau mondial.

Les six films à plus de deux milliards de dollars de recettes

Film

Sortie

Recettes monde

Avatar

2009

2,9 milliards de dollars

Avengers : Endgame

2019

2,8 milliards de dollars

Avatar 2 : la vie de l'eau

2022

2,3 milliards de dollars

Titanic

1997

2,2 milliards de dollars

Star Wars Episode VII

2015

2,1 milliards de dollars

Avengers : Infinity Wars

2018

2 milliards de dollars

On peut constater que quatre de ces productions sont sorties dans les sept dernières années. Par ailleurs, à l'exception de Titanic, toutes ces oeuvres sont des épisodes de franchises (Avatar, Marvel et Star Wars).

(2) La valeur donnée par la salle

Ensuite, le passage par la salle de cinéma, plus encore, le succès, démultiplie la valeur du film pour la suite de son exploitation. Ainsi, les diffuseurs entendus par la mission ont tous relevé que les succès en salle donnaient des succès lors de la diffusion, à quelques exceptions près.

Dès lors, réserver le film à une diffusion directement sur plateforme fait perdre de la valeur à un actif pour les dix années de son exploitation sur tous les formats. Tel semble être la nouvelle position des studios, qui n'ont pas connu le succès en diffusant en simultanée ou en léger décalage les oeuvres en ligne et en salle.

Dans ce contexte se pose cependant la question de la durée d'exclusivité de la salle de cinéma. En France, la chronologie des médias la fixe à trois ou quatre mois, et un délai d'au moins 15 mois pour les plateformes par abonnement. Cette plage temporelle est réputée permettre de maximiser la fenêtre de la salle. La sortie du film sur grand écran constitue un événement et la durée de vie du film en salle est l'opportunité pour le producteur et le distributeur de faire connaitre l'oeuvre partout en France, avec des actions de plus en plus éditorialisées. Pour autant, les autres pays ne partagent pas cette vision. Aux États-Unis, la durée d'exclusivité est traditionnellement limitée à 45 jours. Les plateformes par abonnement, qui ont dû intégrer en France la double contrainte de la chronologie des médias et des obligations d'investissement, doivent donc contribuer à des productions destinées à la salle, et qui ne pourront intégrer leur catalogue que plusieurs mois plus tard. Elles estiment que la valeur donnée à leur catalogue par le passage en salle ne suffit pas à justifier l'impossibilité pour elles d'en disposer librement. Plusieurs personnes entendues par la mission ont cependant noté que les oeuvres jusqu'à présent produites par les plateformes n'étaient pas en mesure de connaitre de grands succès en salle, ce qui pourrait changer à l'avenir.

(3) La salle et la création

Enfin, le cinéma en salle demeure le lieu le plus propice à la création, ce point de vue étant singulièrement partagé par les réalisateurs et les acteurs les plus reconnus. La plupart, dans un mouvement très large, ont ainsi exprimé leur préoccupation de voir leurs oeuvres littéralement « détournées » vers les plateformes, alors qu'elles sont prévues pour la salle. Dans un registre très médiatique, Tom Cruise a ainsi fait état de sa volonté « farouche » de protéger la salle de cinéma, rejoint par de très nombreux réalisateurs.

La salle demeure en effet dans l'imaginaire le lieu naturel où doit se dérouler l'expérience cinématographique, par opposition à la version « dégradée » que serait le petit écran.

La conjugaison de ces éléments semble donc être pour la salle une forme d'assurance, qui se maintient après la crise pandémique.

4. Des salles qui évoluent
a) Pourquoi aller au cinéma ?

Si les raisons d'aller au cinéma sont multiples et propres à chacun, on peut ainsi en isoler trois.

Tout d'abord, le cinéma est une expérience sociale, au même titre que le théâtre ou le concert de musique. Il propose à des personnes qui ne se connaissent pas de partager volontairement dans le même espace-temps la vision d'une oeuvre. Cette dimension sociale est associée à l'idée de « sortie », qui rend le cinéma si populaire auprès des jeunes publics, que ce soit dans le cadre de sorties familiales ou entre amis.

Ensuite, le cinéma offre des conditions de visionnage du film sans commune mesure avec un écran de télévision ou d'ordinateur. Les salles ont ainsi consenti ces dernières années de lourds investissements pour préserver leur avantage par rapport aux systèmes de « cinéma à domicile ». Profiter d'un vrai film de cinéma nécessite cependant toujours un grand écran et un son de qualité. Si tous les films de cinéma sont conçus pour être vécus en salle, certains mettent en avant leur caractère spectaculaire, comme Top Gun, Astérix ou Avatar, qui donnent leur pleine mesure sur un grand écran. Par ailleurs, les salles proposent pour la plupart l'achat de friandises et boissons, qui représentent entre 15 % et 20 % de leurs revenus, et sont partie intégrante d'une « sortie cinéma »30(*).

Enfin, le cinéma est aussi le lieu de découverte des oeuvres par excellence. Le propre d'une séance de cinéma est qu'elle exclut normalement toute autre forme de distraction, comme le smartphone. Dès lors, le spectateur n'a d'autre choix que de quitter la salle ou de se plonger pendant la durée de la séance dans la vision proposée par le film.

« L'expérience de la salle » conserve donc de nombreux atouts, que les salles de cinéma ont été amenées à développer et conforter.

b) Des stratégies diversifiées

Face au développement des plateformes de streaming, et à des premiers chiffres de fréquentation inquiétants, notamment pour les catégories de la population des plus âgés (voir supra), la question s'est posée de la stratégie que devait mettre en place les salles de cinéma pour (re)conquérir le public.

Une étude du CNC, rendue publique à l'occasion du Festival de Cannes en mai 2022, a ainsi essayé de répondre à la question « Pourquoi les Français vont-ils moins souvent au cinéma ? ». Les cinq réponses les plus souvent apportées ont été les suivantes :

Dans le cadre de cette réflexion, la commission de la culture le 15 mars 2023 a entendu Jérôme Seydoux, coprésident du groupe Pathé, et Ardavan Safaee, président de Pathé Films, qui ont pu faire partager leur analyse de la situation du cinéma après la pandémie.

Les grands réseaux de cinéma en France

Sept entreprises exploitent 2 651 écrans, soit 42,8 % de l'ensemble des écrans actifs. Ils concentrent 57,6 % des entrées en 2021.

Fréquentation des principaux exploitants de salles

(en millions de spectateurs)

L'audition a permis de conforter le sens des propos déjà tenus devant la mission. Ainsi, Jérôme Seydoux a indiqué :

« Nous sortons donc d'une période difficile qui entraîne des modifications. Quelles sont-elles ? Le public a pris l'habitude de regarder des films à travers les plateformes ou la télévision traditionnelle. Le choix est énorme, la qualité excellente et les prix sont bas au regard de ce que l'on paye mensuellement. Nous avons donc à faire face à une évolution de notre environnement. Voir un film avec d'autres gens, voir un spectacle différent de ce qu'on peut voir chez soi va perdurer, mais cela ne perdurera que si nous proposons une offre qui soit bonne. » Il met donc l'accent sur l'attractivité des films en salle.

Dans cette optique, le co-président de Pathé a développé sa vision d'un cinéma tiré par l'offre, synthétisée par le président de Pathé cinéma Ardavan Safaee : « Nous nous sommes donc dits : « Faisons moins de films, mais faisons-les mieux » [...] Il nous faut aussi monter en gamme en matière de films. »

Cela induit de la part de Pathé une stratégie de « premiumisation » de son parc. L'exemple de certaines salles du groupe avec des billets qui peuvent dépasser les 20 euros a été très régulièrement évoqué devant la commission. Interrogé à ce propos par le rapporteur pour avis des crédits du cinéma, également co-rapporteur de la mission, Jérôme Seydoux a indiqué : « Je vais répondre de manière très simple : ce qui fonctionne le mieux chez Pathé aujourd'hui, ce sont les salles premium. Aujourd'hui, quand vous allez au cinéma, vous réservez votre place. Quand un film est très demandé, les places qui partent en premier sont les places les plus chères. »

Dès lors, le groupe Pathé a choisi d'être à l'initiative de films « grand public », à grand spectacle et à budget élevé, qui justifieraient aux yeux des spectateurs le prix élevé des billets dans des salles « premium » par ailleurs reconfigurées pour offrir des conditions de visionnage et de confort excellentes.

Plusieurs personnes entendues n'ont d'ailleurs pas établi de lien direct entre le prix du billet et la fréquentation, y compris en s'appuyant sur des expériences « grandeur nature ». Le cinéma, même dans les salles premium, demeure la sortie culturelle la moins onéreuse par rapport à un concert31(*) ou à une pièce de théâtre. Le choix suit donc plus largement une logique d'opportunité et d'envie, qui renvoie à l'habitude prise d'aller ou non au cinéma.

La stratégie de Pathé, fondée en partie sur la montée en gamme des salles et la diffusion de films « grand spectacle », n'est pas la seule en mesure de satisfaire les spectateurs. Le groupe UGC, à l'origine en 2000 de la carte « illimitée », insiste plus sur la diversité de la programmation, avec comme tête d'affiche le cinéma UGC des Halles, le plus grand cinéma d'Europe avec 27 salles et en 2022 le plus fréquenté du monde avec 2,2 millions de billets vendus par an. Il est également le plus grand cinéma classé « Art et Essai », avec une très grande diversité d'oeuvres proposées aux spectateurs. Enfin, de nombreuses salles mènent avec les distributeurs des politiques « événementielles » actives, en accueillant des artistes ou l'équipe du film.

Il est en tout cas intéressant et encourageant de constater, comme a pu le faire la mission, que les salles de cinéma sont dans une démarche active de modernisation et de réflexion sur leur attractivité, quitte à explorer différentes voies.


* 26 https://www.fncf.org/updir/3/Charte_sobriete_energetique.pdf

* 27 https://positivr.fr/camion-salle-cinema-cinemobile-val-de-loire/

* 28 https://www.cnc.fr/documents/36995/1118512/CNC+Etudes+circuit+itine%3Frant.pdf/52d81e2a-7ceb-28ad-faf7-cc0249f2a389?t=1601650716965

* 29 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230313/cult.html

* 30 Avec notamment le « pop corn », star incontestée des salles. Introduit à l'origine en raison de son faible coût aux États-Unis durant les années 30, il représente aujourd'hui 85 % des revenus des salles dans ce pays.

* 31 Le PRODISS estime le prix moyen d'un billet de concert à 35 euros en 2017 : https://www.prodiss.org/fr/actualites/2020/01/les-nouveaux-chiffres-de-la-diffusion-des-spectacles

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