N° 668

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 1er juin 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation sénatoriale à la prospective (1) sur l'exploitation des ressources spatiales,

Par Mmes Christine LAVARDE et Vanina PAOLI-GAGIN,

Sénateurs

(1) Cette délégation est composée de : M. Mathieu Darnaud, président ; MM. Julien Bargeton, Arnaud de Belenet, Mmes Catherine Conconne, Cécile Cukierman, M. Ronan Dantec, Mme Véronique Guillotin, M. Jean-Raymond Hugonet,
Mmes Christine Lavarde, Catherine Morin-Desailly, Vanina Paoli-Gagin, MM. René-Paul Savary, Rachid Temal, vice-présidents ; Mme Céline Boulay Espéronnier, MM. Jean-Jacques Michau, Cédric Perrin, secrétaires ; M. Jean-Claude Anglars, Mme Catherine Belrhiti, MM. Éric Bocquet, François Bonneau, Yves Bouloux, Patrick Chaize, Patrick Chauvet, Philippe Dominati, Bernard Fialaire, Daniel Gueret, Mme Laurence Harribey, MM. Olivier Henno, Olivier Jacquin, Roger Karoutchi, Jean-Jacques Lozach, Alain Richard, Stéphane Sautarel, Jean Sol, Jean-Pierre Sueur, Mme Sylvie Vermeillet.

L'EXPLOITATION DES RESSOURCES SPATIALES

L'exploitation des ressources spatiales n'a, aujourd'hui, plus rien du scénario de science-fiction. Certes, la capture d'astéroïdes métalliques et l'agriculture martienne ne sont pas pour tout de suite, mais le retour sur la Lune, lui, est prévu pour 2030 - autrement dit pour demain. Or aucune présence durable n'est possible sans utiliser les ressources locales, principalement l'eau glacée des cratères et le régolithe qui couvre la surface lunaire, pour produire de l'oxygène pour l'équipage, du carburant pour le vol retour ou des matériaux pour la construction.

Les enjeux ne sont pas seulement technologiques, ils sont aussi géopolitiques et économiques. La course aux ressources spatiales est au coeur de la rivalité stratégique entre la Chine et les États-Unis, et pour les entreprises, elle ouvre de nouvelles opportunités dont se saisissent des industriels et des start-up bien au-delà du secteur spatial traditionnel.

Mieux encore : la France et l'Europe, qui peinent à exister dans cette nouvelle course à l'espace, pourraient bien disposer là d'une précieuse carte à jouer. C'est en tout cas ce que propose le rapport : faire des ressources spatiales un levier d'autonomie stratégique et de souveraineté économique - mais cela n'ira pas sans avoir levé au préalable un certain nombre de tabous.

I. I. LES RESSOURCES SPATIALES : UN THÈME DE SCIENCE-FICTION DEVENU IMPÉRATIF TECHNIQUE

Évoquer le sujet de l'exploitation des ressources spatiales au-delà d'un cercle de spécialistes, et a fortiori dans le débat public, c'est d'emblée se heurter à la difficulté de faire comprendre qu'il ne s'agit pas, ou plus, de science-fiction.

Certes, le sujet est longtemps resté l'apanage de la littérature et du cinéma d'anticipation, et même s'il n'a rien d'irréaliste à long terme, le moins qu'on puisse dire est que les premiers projets concrets n'ont pas apporté la preuve de leur viabilité (I-A).

Tout a changé avec le lancement du programme Artemis et l'objectif d'établir une présence durable sur la Lune à horizon 2030, l'utilisation des ressources in situ (ISRU) devenant soudain un élément indispensable et un besoin à court terme. Les nouvelles perspectives ainsi ouvertes dépassent toutefois le seul retour sur la Lune, et concernent à la fois l'exploration lointaine et l'économie orbitale en développement (I-B).

Pour mieux saisir ces nouvelles perspectives, il est aujourd'hui utile d'avoir une approche systématique des différentes ressources, applications et technologies en jeu (I-C).

Vue d'artiste de capture par câble (space tether) d'un astéroïde. Source : NASA, 1984

A. LE POIDS DE L'HÉRITAGE : ENTRE DYSTOPIE LITTÉRAIRE ET SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE

1. Miner l'espace : un bon filon... pour Hollywood
a) Un motif ancien et récurrent des oeuvres de fiction

L'idée pour l'humanité d'exploiter les ressources naturelles d'autres corps célestes est ancienne, mais elle est longtemps restée cantonnée au domaine de la science-fiction, si ce n'est du fantastique.

La littérature regorge de tels exemples, parmi lesquels on peut citer le roman Edison's Conquest of Mars (1898) de Garrett Serviss, première apparition du minage d'astéroïdes - en l'occurrence un astéroïde composé d'or et exploité par les Martiens - ou encore la nouvelle The Asteroid of Gold (1932) où Clifford Simak propose une transposition de la ruée vers l'or du Klondike des années 1890.

 
 
 

Trois exemples : A Second chance at Eden de Peter Hamilton (1998), Mystery of the Third Mine (1953) de Robert Lowndes et Salvage in Space de Jack Williamson (1933).

Dans la bande dessinée, on pense immédiatement aux Aventures de Tintin d'Hergé, non pas tant aux albums Objectif Lune (1953) et On a marché sur la Lune (1954), où il est davantage question de fusées que de ressources, mais à L'Étoile mystérieuse (1942), où un banquier cupide cherche à s'emparer du métal inconnu (le « calystène ») d'un aérolithe tombé dans l'océan Arctique, qui finalement coule - non sans que Tintin ait pu en prélever un échantillon aux seules fins de la recherche scientifique.

Le thème est également très présent au cinéma : dans Alien (1979), de Ridley Scott, le vaisseau sur lequel est embarqué l'équipage du lieutenant Helen Ripley, le Nostromo, transporte du minerai pour le compte d'une compagnie que l'on devine peu soucieuse du droit du travail interstellaire dès lors que sa précieuse cargaison est en jeu.

Dans la série télévisée The Expanse (2015-2022) de Mark Fergus et Hawk Ostby, adaptée des romans de James Corey, l'accès aux ressources d'un Système solaire colonisé par l'humanité constitue l'enjeu principal de la lutte entre la Terre, Mars et l'Alliance des Planètes extérieures, en particulier l'eau et les matériaux extraits de la ceinture d'astéroïdes.

Le thème des ressources spatiales dans la fiction ne se limite pas à l'extraction minière : on peut citer le recyclage de carcasses de vaisseaux spatiaux (Isaac Asimov, The Martian Way, 1952) ou des composés complexes comme la « Protomolécule », un agent infectieux extraterrestre figuré dans The Expanse, ou l'« Épice » qui, dans le roman Dune (1965) de Frank Herbert, confère immortalité et aptitudes mentales supérieures.

b) Le grand méchant mineur de l'espace

Le plus souvent, toutefois, l'analogie avec l'industrie extractive est présente, et ce n'est pas un hasard : bien avant de devenir un objet d'étude scientifique ou un défi technique, l'exploitation des ressources spatiales a fourni à la fiction un excellent archétype, tenant dans l'espace le « mauvais rôle » dévolu à l'industrie minière sur Terre.

On y retrouve les mêmes grands thèmes : la cupidité et la course au profit, l'accaparement des richesses, l'oppression des peuples, la violence et la guerre, etc. C'est typiquement le cas de Dune, où l'exploitation de l'Épice se fait par la spoliation des habitants originels de la planète Arakis, et au seul profit d'une oligarchie lointaine incarnée par la Guilde du commerce. Beaucoup d'oeuvres se lisent d'ailleurs comme une critique du capitalisme, de la colonisation ou encore de la technologie.

Le thème de la destruction de la nature et de l'environnement est par conséquent lui aussi très présent. L'un des exemples les plus éloquents est le film Avatar (2009) de James Cameron : sur la planète Pandora, ce n'est pas seulement un peuple autochtone et pacifique (les Na'vis) qui est attaqué militairement par des humains assoiffés de ressources énergétiques, mais aussi son environnement avec lequel il vit en symbiose - un environnement forcément intact et luxuriant, incarné par un arbre géant.

Par l'imaginaire négatif qu'il associe à l'extraction minière, le genre du space opera apparaît en fait comme symétrique de celui de la fantasy : dans Le Seigneur des anneaux (1954-1955) de J. R. R. Tolkien, les mines souterraines, la métallurgie et l'industrie sont en toute subtilité associées... au Mal lui-même. Du reste, même dans le « futur », nul besoin d'aller dans l'espace pour trouver le même motif dystopique : ainsi, dans les films Soleil vert (1973) de Richard Fleischer ou Matrix (1999) des Wachowski, ce sont les humains eux-mêmes qui constituent la « ressource », dans un cas sous forme de poudre alimentaire pour nourrir le reste de l'humanité sur une planète exsangue, dans l'autre comme source d'énergie dans un monde dominé par des robots.

Certes, il arrive également que l'exploitation des ressources spatiales soit présentée de façon moins négative dans la fiction, mais son rôle est alors souvent limité à celui d'un décor, prétexte narratif ou contexte technologique davantage que message moral ou politique1(*).

Comme on le verra (cf. Partie III), l'imaginaire négatif généralement associé à l'industrie extractive dans la fiction n'est pas étranger aux difficultés qu'éprouvent aujourd'hui les décideurs politiques à assumer clairement une stratégie en matière d'exploitation des ressources spatiales, quand bien même cet imaginaire fantasmé n'aurait rien à voir avec la réalité et tout à voir avec des préjugés moraux, des malentendus scientifiques et des transpositions politiques hasardeuses.

2. La douloureuse épreuve du réel
a) Travaux de prospective et space advocacy

Le thème des ressources spatiales, pourtant, n'est pas l'apanage des auteurs de fiction : c'est aussi l'objet de nombreux travaux de prospective, c'est-à-dire d'études, ouvrages et autres rapports qui, sans pour autant prétendre au réalisme à court terme, élaborent des propositions techniques et suivent une démarche scientifique - une rigueur qui exclut, par exemple, de s'arranger avec les lois de la physique. Du reste, ces travaux sont souvent menés par des experts, chercheurs ou ingénieurs, et bénéficient pour certains d'un véritable soutien institutionnel, par exemple dans le cadre du NASA Institute for Advanced Concepts (NIAC), un programme de l'agence spatiale américaine qui permet de financer des recherches sur les technologies de rupture2(*), dont certaines concernent l'exploitation des ressources.

À l'inverse des oeuvres de fiction, ces travaux offrent généralement une vision positive et optimiste de l'exploitation des ressources spatiales, présentée comme une solution technique à un problème bien terrestre - la pollution, l'épuisement des ressources, la surpopulation, etc. - ou comme un élément-clé en vue de la conquête spatiale et de la colonisation du Système solaire par l'humanité.

Ce dernier aspect se rattache à la tradition de la space advocacy, très présente aux États-Unis où elle fait écho au mythe de la « Nouvelle frontière », et qui consiste à promouvoir le développement des activités humaines dans l'espace, notamment par et pour l'exploitation de ses ressources.

Parmi ses représentants les plus célèbres, on peut citer le physicien Gerard K. O'Neill, professeur à l'université de Princeton, fondateur du Space Studies Institute et auteur d'un ouvrage à l'influence majeure, The High Frontier : Human Colonies in Space (1976). On lui doit notamment le concept du « cylindre d'O'Neill », qu'on voit dans le film Interstellar (2014) de Christopher Nolan, qu'il proposait de construire à partir de matériaux extraits de la Lune et des astéroïdes, ainsi que plusieurs autres concepts liés à la fabrication spatiale et à l'établissement de colonies.

Robert Zubrin, fondateur de la Mars Society et inspirateur du projet Mars Direct de la NASA, en est un autre exemple (cf. infra).

Dans la période plus récente, des entrepreneurs comme Jeff Bezos ou Elon Musk se réclament également de la space advocacy - avec des moyens financiers sans commune mesure et des technologies nouvelles.

Il reste que, pour l'instant, les promesses d'une économie florissante fondée sur l'exploitation des richesses extraterrestres ne sont pas réalisées, et les différents projets présentés, pour stimulants qu'ils soient, n'ont jamais quitté la sphère abstraite des concepts futuristes, bien loin des capacités techniques, des moyens financiers et des priorités politiques des gouvernements.

Ces dernières années, toutefois, plusieurs projets concrets ont vu le jour en matière d'exploitation minière des astéroïdes et, dans une moindre mesure, d'hélium-3 lunaire.

b) Le minage d'astéroïdes : beaucoup d'or et peu de dollars

En dépit d'évidentes difficultés liées aux distances à parcourir, aux technologies à maîtriser et à l'incertitude des connaissances, l'exploitation minière des astéroïdes est depuis longtemps envisagée comme une réponse possible à la raréfaction des ressources terrestres, si ce n'est comme l'avenir même de la conquête spatiale.

Trop peu massifs pour avoir subi un processus de différenciation planétaire, les astéroïdes et autres planétoïdes du Système solaire conservent en effet à leur surface les matériaux présents à leur formation3(*), y compris les éléments métalliques susceptibles de servir à des applications de fabrication spatiale. Les cibles les plus évidentes sont les astéroïdes géocroiseurs (NEO, pour Near-Earth Objects), dont l'orbite autour du Soleil croise celle de la Terre à une distance relativement faible, et les rend donc potentiellement plus accessibles4(*). Environ 30 000 astéroïdes géocroiseurs ont été identifiés à ce jour5(*).

Parmi les ouvrages proposant leur exploitation, on peut citer Mining the Sky: Untold Riches from the Asteroids, Comets and Planets, publié en 1997 par le chimiste et professeur de planétologie John S. Lewis.

Soutenant que « l'épuisement des ressources n'est pas un fait, mais une illusion produite par notre ignorance », Lewis propose différents scénarios précis visant à répondre aux besoins sur Terre comme dans l'espace, et évalue chacun d'eux sous l'angle de ses bénéfices pour l'humanité, de sa faisabilité physique et de sa viabilité économique.

À l'appui de son propos, il cite le cas de l'astéroïde 3554 Amun, qui bien qu'étant le plus petit des astéroïdes métalliques alors connus contiendrait à lui seul l'équivalent de 20 000 milliards de dollars6(*) de fer, nickel, cobalt et autres métaux précieux.

 

Dans la période récente, l'exemple le plus cité est celui de l'astéroïde Psyché, le plus massif des astéroïdes métalliques connus, qui serait composé pour moitié de fer, de nickel, d'or et d'autres métaux précieux7(*) -représentant l'équivalent de 700 trillions de dollars, ou encore 93 milliards de dollars par personne, soit suffisamment pour subvenir aux besoins de l'humanité tout entière pendant des millions d'années.

 

Signe de l'intérêt porté au sujet, la sonde Psyché, financée par la NASA dans le cadre du programme d'exploration Discovery, devrait être lancée cette année pour étudier la composition de l'astéroïde et tenter de mieux comprendre les conditions de sa formation. La sonde devrait se placer en orbite en 2026.

Vue d'artiste de Psyché. Source : NASA.

Plusieurs missions de retours d'échantillons ont même été menées ces dernières années, comme les missions Hayabusa et Hayabusa2 de l'agence spatiale japonaise (JAXA) et OSIRIS-Rex de la NASA, et d'autres sont prévues, y compris par la Chine avec Tianwen-2, dont le lancement vers l'astéroïde Kamo'oalewa est prévu en 2024, et un projet sur Cérès. Les missions de retour d'échantillons, sur des astéroïdes comme sur la Lune ou sur Mars (cf. infra), constituent l'un des enjeux majeurs de la compétition entre grandes puissances spatiales.

Il ne faut toutefois pas confondre exploration et exploitation. Ces missions, comme du reste toutes celles envoyées à ce jour dans le Système solaire, sont des missions à vocation scientifique, et même si elles peuvent s'interpréter comme une forme de « prospection », elles sont très loin de démontrer la faisabilité d'une exploitation commerciale - rappelons à cet égard que l'ensemble des échantillons d'astéroïdes rapportés sur Terre à ce jour représente moins de sept grammes8(*), pour un coût cumulé de plus de deux milliards de dollars. À l'inverse, à supposer qu'il soit un jour possible de rapprocher de la Terre un astéroïde riche en métal précieux, le prix de celui-ci chuterait drastiquement. En d'autres termes, le minage d'astéroïdes pose à la fois un problème de faisabilité technique et de viabilité économique.

Cela n'a pas empêché plusieurs projets concrets de voir le jour depuis les années 2010, portés par des acteurs privés issus du New Space et visant une rentabilité économique.

Fondée en 2012, la société Planetary Resources, qui comptait parmi ses investisseurs et dirigeants Larry Page et Eric Schmidt (Google) ou encore le réalisateur James Cameron, projetait d'extraire l'eau d'un astéroïde afin de produire de l'hydrogène et de l'eau par électrolyse (cf. infra), afin d'alimenter un dépôt de carburant en orbite terrestre, à horizon 2020. La société Deep Space Industries (DSI), fondée en 2013, espérait quant à elle être en mesure d'extraire de l'eau et des métaux sur un astéroïde avant 2023.

L'un des concepts proposés par la société Deep Space Industries

Aucune de ces initiatives n'a toutefois abouti, et les entreprises ont fait faillite9(*), faute d'avoir pu démontrer aux investisseurs la viabilité de leur modèle économique. À ce jour, le minage d'astéroïdes se réduit donc à une bulle spéculative favorisée par le contexte porteur de l'émergence du New Space et la disponibilité du capital.

c) L'hélium-3 lunaire, un scénario de science-fusion

L'autre grande « promesse » souvent évoquée ces dernières années concerne l'utilisation de l'helium-3 lunaire pour la fusion nucléaire.

Cet isotope léger et stable (non-radioactif) de l'hélium pourrait en effet constituer un carburant idéal pour les centrales nucléaires à fusion contrôlée, car il permet de produire une quantité considérable d'énergie sans aucun déchet toxique ni sous-produit radioactif, sa fusion produisant seulement de l'hélium-4 et de l'hydrogène.

Repoussé par son champ magnétique, l'hélium-3 est rare sur Terre10(*), mais il est présent à la surface de la Lune, où les vents solaires le déposent en continu et où il se mélange au régolithe. D'après les données de la sonde orbitale chinoise Chang'e-1, les dépôts lunaires d'hélium-3 atteindraient quelque 100 000 tonnes, contre seulement 500 kg à la surface de la Terre, à une profondeur moyenne de 5 à 6 mètres et à des concentrations plus élevées dans les régions équatoriales. Or on estime que 200 tonnes d'hélium-4 suffiraient à satisfaire les besoins énergétiques de l'Europe et des États-Unis pendant une année complète : les réserves lunaires suffiraient donc à satisfaire les besoins de l'humanité en énergie propre pendant des siècles, voire des millénaires.

Concentration en hélium-3 (3He) du régolithe lunaire,
en parties par milliards de masse (estimation).

Source : Fa W. et Jin Y-Q, Icarus vol. 190, 2007.

 

Figurant parmi les avocats les plus enthousiastes de cette cause, le géologue et astronaute Harrison Schmitt, dernier homme à poser le pied sur la Lune avec la mission Apollo 17, devenu par la suite sénateur, y a consacré un ouvrage entier en 2006, intitulé Return to the Moon : Exploration, Enterprise, and Energy in the Human Settlement of Space. D'après lui, le coût d'exploitation d'une tonne d'hélium-3 lunaire serait d'environ 1,5 milliard de dollars, contre 10 milliards de dollars pour la même quantité d'énergie en équivalent pétrole11(*), ce qui justifierait amplement le projet sur le plan économique.

Il existe toutefois deux bonnes raisons de ne pas partager cet optimisme.

D'une part, si la Lune offre davantage d'hélium-3 que la Terre, celui-ci est en réalité présent à des concentrations extrêmement faibles, de l'ordre de 4 parties par milliard12(*), et nécessiterait donc l'extraction et le traitement de quantités considérables de régolithe, sans compter la difficulté posée par son inégale répartition.

D'autre part, l'intérêt de l'hélium-3 est conditionné à la maîtrise de la fusion nucléaire, qui n'est pas attendue avant plusieurs décennies, voire pas avant la fin du siècle pour son utilisation à grande échelle, alors même que le projet ITER13(*), dont c'est l'objectif, constitue le plus grand programme scientifique mondial depuis Apollo. Dans ces conditions, l'intérêt à investir des sommes considérables dans son extraction sur la Lune pour un usage très hypothétique sur Terre apparaît peu évident.

3. Des perspectives qui demeurent crédibles à long terme

Si aucun projet concret n'a à ce jour abouti, il serait imprudent d'en conclure que l'exploitation des ressources spatiales est destinée à demeurer un thème de science-fiction. Bien au contraire, et en dépit des premiers échecs, elle demeure une perspective tout à fait réaliste à long terme, pour deux raisons : d'une part, elle est techniquement possible, d'autre part, elle pourrait devenir économiquement rationnelle.

S'agissant de la faisabilité technique, il est important de comprendre qu'il n'existe aucune limitation théorique ou obstacle de principe : pour immenses qu'ils soient, les défis à relever consistent pour l'essentiel à transposer des technologies déjà utilisées sur Terre au milieu spatial, où s'appliquent les mêmes lois physiques et où se déroulent les mêmes réactions chimiques. À cet égard, l'exploitation des ressources spatiales n'a strictement rien à voir avec des hypothèses fantaisistes comme le voyage interstellaire ou encore la colonisation d'exoplanètes - pour ne citer que quelques « classiques » de la science-fiction qui impliquent soit de violer les lois fondamentales de la physique (pour voyager plus vite que la lumière, se téléporter, etc.), soit de se placer dans un horizon temporel qui n'est ni celui d'une vie humaine, ni même sans doute celui de l'humanité, voire de la vie tout court. La ceinture d'astéroïdes, en comparaison, est à portée de main.

Deuxièmement, la limitation des ressources terrestres pourrait faire des ressources spatiales une alternative attractive, voire une solution incontournable. S'il existe une véritable limite à long terme, celle-ci ne concerne pas les ressources spatiales et les défis techniques à relever pour y accéder, mais bien les ressources terrestres. Or, de ce point de vue, les choses pourraient s'accélérer. Certes, les besoins de l'humanité en fer, cuivre ou aluminium, bien qu'à l'origine de tensions croissantes, ne devraient pas suffire à justifier les investissements considérables qu'impliquerait une production extraterrestre à grande échelle, toujours plus coûteuse - du moins dans un futur prévisible - qu'une amélioration des techniques d'extraction et de recyclage sur Terre.

Tel n'est pas le cas, en revanche, des métaux précieux entrant dans la composition des composants électroniques, en particulier les métaux du groupe du platine14(*) (iridium, osmium, palladium, platine, rhénium, rhodium, ruthénium). Compte tenu de leur disponibilité extrêmement limitée sur Terre et de l'augmentation des tensions internationales liées aux difficultés d'approvisionnement, l'exploitation minière des astéroïdes pourrait constituer une alternative économiquement viable à moyen terme.

À ces deux raisons fondamentales (faisabilité technique et rationalité économique), on pourrait ajouter une troisième, plus immédiate : la relance des programmes d'exploration spatiale, avec la Lune pour premier objectif.


* 1 Cette remarque générale vaut particulièrement pour les livres et les films grand public. Il existe en réalité de nombreuses oeuvres de science-fiction et d'anticipation fondées sur une vision optimiste de l'exploitation des ressources, qu'on peut alors rapprocher des travaux de prospective évoqués ensuite - du reste, il s'agit souvent de romans relevant de la « hard science », un sous-genre de la science-fiction à forte plausibilité technique et scientifique, ou dont les auteurs sont eux-mêmes chercheurs ou ingénieurs. L'oeuvre de Gerard K. O'Neill en est un bon exemple.

* 2 Lancé en 1998, le NIAC sélectionne chaque année une dizaine de projets portant sur des concepts révolutionnaires ou des technologies disruptives en matière d'exploration spatiale ou d'aéronautique. Si certains projets célèbres, comme l'ascenseur spatial, la voile solaire ou la propulsion par laser, sont encore loin d'offrir des perspectives concrètes, d'autres ont d'ores et déjà trouvé des applications dans les missions actuelles.

* 3 C'est aussi ce qui fait leur grand intérêt scientifique.

* 4 Mais aussi plus dangereux, quoique le risque de collision avec la Terre soit extrêmement limité. Ces objets sont en tout cas surveillés et leur trajectoire est connue très longtemps à l'avance.

* 5 Ainsi qu'une centaine de comètes, ce qui justifie le terme plus général de « Near-Earth Object ».

* 6 Au cours de l'époque. Ces estimations ne sont naturellement pas à prendre au pied de la lettre.

* 7 Découvert en 1852 et mesurant près de 200 km de diamètre, l'astéroïde (16) Psyché est l'un des astéroïdes les plus massifs de la ceinture principale du Système solaire. Les hypothèses concernant son origine et sa composition ont beaucoup varié, l'étude la plus récente estimant que le métal représente entre 30 % et 60 % de sa masse totale. Source : L. T. Elkins-Tanton, E. Asphaug, J. F. Bell III, H. Bercovici et B. Bills, « Observations, Meteorites, and Models: A Preflight Assessment of the Composition and Formation of (16) Psyche », JGR Planets, vol. 125, no 3,ý mars 2020, article no e2019JE006296 (DOI 10.1029/2019JE006296).

* 8 Auxquels devraient s'ajouter les 60 grammes collectés par OSIRIS-Rex.

* 9 Planetary Resources n'a jamais obtenu les 50 millions de dollars initialement promis par les investisseurs, et réorienté ses activités après son rachat en 2018 par une entreprise spécialiste de la blockchain. Deep Space Industries a été rachetée en 2019 par une entreprise spécialisée dans les systèmes de vol orbital.

* 10 On estime sa concentration dans l'atmosphère terrestre à 1,38 partie par millions (ppm). Il est davantage présent dans le manteau terrestre, à une concentration estimée entre 200 et 300 ppm.

* 11 Pour un baril à 100 dollars.

* 12 Plus précisément, la concentration du régolithe en hélium-3 est estimée à 0,0042 parties par millions (ou 0,007 g par m3), soit beaucoup moins que l'isotope hélium-4 (14 ppm, ou 23 g par m3) ou que les principaux volatiles déposés par les vents solaires. Source : ISRU Gap Report (cf. infra).

* 13 ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) est un projet de réacteur de recherche civil à fusion nucléaire situé à Cadarache (France). Lancé en 2007, il associe 35 pays, dont les États-Unis, la Russie et la Chine. La production du premier plasma n'est pas attendue avant 2030. D'autres projets, fondés sur des technologies différentes, sont également en cours.

* 14 Et dans une moindre mesure le lithium, l'or, l'argent ou encore les terres rares.

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