B. UNE QUESTION EN SUSPENS : CELLE DE LA MASSE DANS LE DOMAINE CONVENTIONNEL

1. Masse et technologie : un équilibre à trouver sous contrainte financière

La question de la masse se pose dans les mêmes termes pour toutes les armées technologiquement avancées : elle se heurte à l'augmentation continue du coût des programmes induite par le progrès des technologies.

Ø D'après une étude de l'IFRI3(*), la progression moyenne du coût des programmes est estimée entre 3 et 5 % au-dessus de l'inflation. La « seizième loi » de Norman Augustine, ancien PDG de Lockheed-Martin, prévoit le quadruplement des coûts des programmes d'armements tous les 15 ans, ce qui implique une contraction inexorable des formats. D'après cette « loi », « si les méthodes du Pentagone et l'évolution des coûts ne changent pas, le budget du Pentagone autour de 2050 servira à acheter un seul avion tactique ».

Ø La question se pose aussi du bon équilibre entre les choix capacitaires fondés sur une analyse de la menacethreat based ») et ceux fondés sur l'examen des capacités existantescapacities based ») dans un contexte de ressources limitées. Les deux perspectives sont complémentaires mais elles doivent intégrer aussi la contrainte financière. Celle-ci peut venir déséquilibrer les choix, conduisant à privilégier la modernisation de l'existant au détriment de l'acquisition de capacités nouvelles destinées à répondre aux menaces émergentes. Ce risque est d'autant plus grand que l'analyse stratégique n'a pas énoncé de priorités bien définies qui viendraient guider les choix capacitaires.

2. De nombreuses incertitudes

Le projet de LPM comporte des « patchs » d'efforts prioritaires : munitions (16 Md€), souveraineté outre-mer (13 Md€), innovation (10 Md€), espace (6 Md€), drones et robots (5 Md€), défense surface-air (5 Md€), renseignement (5 Md€), cyber (4 Md€), forces spéciales (2 Md€).

Il s'agit de regroupements parfois contestables de crédits très divers, susceptibles de porter sur de très gros objets masquant la place réelle des plus petits objets : par exemple, s'agissant des « drones et robots », quelle est la place de l'Eurodrone ? Et celle du système de drones tactiques (Patroller) ? Quel sera, dès lors, l'effort réel dans le domaine des munitions télé-opérées, des véhicules sous-marins autonomes ou encore des robots terrestres, et dans quels délais ? Sera-t-il possible d'aller, à un horizon pas trop lointain, au-delà de capacités échantillonnaires dans tous ces domaines ?

On note que les munitions téléopérées, dont le coût sera probablement marginal à l'échelle du budget total, sont comptées deux fois dans les « patchs » : d'une part, au titre des « drones et robots » et, d'autre part, au titre des « munitions ». Cette méthode des « patchs » créé un effet d'optique favorable. Mais les volumes ne sont pas précisés. Un « socle » de 1800 MTO a été évoqué l'an dernier. Il ne figure pas dans la LPM. Les programmes Colibri et Larinae, qui avaient pourtant bien démarré, risquent déjà de prendre du retard. « Ils ne comprennent pas la phase d'acquisition, donc le passage à l'échelle, des différents matériels », a indiqué le Délégué général de l'armement à la commission4(*).

Les MTO françaises

En 2022, la Direction générale de l'armement (DGA) et l'Agence de l'innovation de défense (AID) ont lancé deux appels à projets pour développer des munitions téléopérées (MTO) françaises, selon une méthode innovante laissant aux industriels un degré accru de liberté quant aux moyens proposés pour réaliser les objectifs qui sont les suivants :

- Larinae porte sur la recherche d'un système bas coût de neutralisation et à « longue élongation », soit au-delà de 50 km à partir de son point de mise en oeuvre ;

- Colibri porte sur la recherche d'un système bas coût de neutralisation de cibles, dans la zone de contact, soit au-delà de 5 km à partir de son point de mise en oeuvre.

Les marchés ont été attribués à des consortiums formés autour des industriels Nexter, MBDA, Delair et EOS Technologie.

S'agissant des petits drones en général, étant donné le rythme de l'innovation, les rapporteurs estiment qu'il faut mettre en place des procédures contractuelles permettant d'être beaucoup plus réactif, par exemple en présélectionnant, ou en labellisant, un certains nombres d'appareils qui pourraient ensuite être acquis rapidement sur catalogue en fonction des besoins.

Dans le domaine de la défense surface-air, la lutte anti-drones (LAD) est également l'objet d'incertitudes. Des démonstrateurs ont été engagés pour tester les différents modes d'action envisageables. Le projet de LPM prévoit l'équipement de 12 véhicules Serval avec des systèmes de LAD en 2030 - horizon lointain - ainsi que 9 systèmes Parade supplémentaires (cible à 15) et 17 systèmes de LAD navale (cible à 20). La proximité des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) a imposé une accélération dans ce domaine. À ce sujet, le délégué général pour l'armement a indiqué à la commission : « Parade est le système principal du ministère des armées pour détecter et neutraliser les drones. Le système a été développé en douze mois et il est en phase d'opération et de vérification. Nous avons un retard de trois mois lié à des difficultés d'approvisionnement et de qualification industrielle de sous-systèmes, mais je suis confiant dans la tenue du calendrier ».

La guerre en Ukraine illustre l'importance des feux dans la profondeur dans une guerre de haute intensité. La LPM programme, à ce titre, l'acquisition de 13 lanceurs pour assurer le remplacement des LRU (lance-roquettes unitaire) d'ici à 2030 (et 26 à l'horizon 2035). Les rapporteurs sont favorables à une solution souveraine, qui puisse être développée rapidement étant donné l'insuffisance du parc actuel (11 unités). Dans ce cadre, une réflexion sur un éventuel allongement de portée, c'est-à-dire la capacité à lancer plusieurs types de munitions, serait bienvenue.

Une attention particulière devra être portée au bon déroulement des programmes d'infrastructures du P146. Cet aspect, peu développé par le projet de LPM, est pourtant nécessaire à la cohérence d'ensemble.

Enfin, si le projet de LPM prévoit une augmentation significative de l'enveloppe des programmes à effet majeurs (PEM), de 59 milliards d'euros dans l'actuelle programmation, à 100 milliards d'euros (+70 %), les autres opérations d'armement (AOA) n'augmenteront que beaucoup plus modestement, de l'ordre de 18 % (passant de 11 milliards d'euros à 13 milliards d'euros). Les AOA sont moins visibles que les PEM, mais elles sont essentielles à la cohérence des forces dans l'exercice de leurs missions. Elles constitueront un point d'attention sur la durée de la prochaine programmation.

3. Des paris pour l'avenir

Le tableau capacitaire proposé dans la LPM 2024-2030 fait apparaître un recul - et même la disparition de la notion d'« Ambition 2030 », qui n'est plus désignée ainsi. Plusieurs programmes voient leurs cibles reportées à 2035, ce qui est un pari pour l'avenir, dans la mesure où il est très difficile d'anticiper l'évolution du contexte stratégique à cet horizon.

Ø C'est le cas, notablement, pour le programme Scorpion : la cible Griffon baisse de 30 %, de même que les cibles Jaguar et Serval. L'Assemblée nationale a toutefois revu plusieurs cibles à la hausse : la baisse n'est plus que de 21 % pour le Griffon et le Jaguar ; elle est inchangée pour le Serval. Des incertitudes sur les délais de livraison du véhicule Jaguar ont été exprimées par le ministre des armées. Or ces livraisons viennent compenser le don de véhicules AMX10-RC à l'Ukraine. Quant à la cible des chars Leclerc rénovés, elle passe de 200 à 160, ce qui est peu si l'on considère que la Russie a déjà perdu environ 2000 chars dans la guerre en Ukraine. Quelles sont les hypothèses d'emploi des 200 chars français qui vont constituer une capacité marginale en Europe en l'absence de « club Leclerc » ? Par ailleurs, la LPM n'évoque pas la transition entre le char Leclerc et le programme franco-allemand de système principal de combat terrestre (MGCS), qui peine lui-aussi à démarrer.

Ø Le programme Rafale est aussi en recul (de 185 à 137 Rafale « air » en 2030) : Or il est établi5(*) que 225 appareils au moins seraient probablement nécessaires pour la seule armée de l'air, pour pouvoir assurer sereinement ses multiples missions : dissuasion, protection de l'espace aérien national, projection de forces. 24 appareils sont prélevés au bénéfice de la Grèce et de la Croatie, conduisant à un plancher alors que les livraisons reprennent tout juste depuis la fin 2022.

Ø Dans le domaine aérien, le recul de la cible des A400M (de 50 à 35) implique un pari à l'export. Celui-ci devient en effet plus que jamais indispensable à la viabilité économique et industrielle du programme et à la préparation des futures capacités européennes de transport tactique (FMTC). Le projet de LPM table sur 11 livraisons à l'étranger d'A400M.

Ø La marine n'est pas épargnée :

o La LPM n'assure pas le remplacement des Rafale marine. Le parc est maintenu à 41. Or, pour aligner 24 Rafale marine sur le porte-avions, tout en répondant aux exigences de formation et d'entraînement, un renouvellement partiel n'aurait pas été superflu. Le vieillissement du parc pourrait avoir un impact sur le format de la capacité dans la mesure où une partie des appareils seront immobilisés pour des rétrofits.

o Si la cible de 15 frégates de premier rang est inchangée, deux frégates de défense et d'intervention (FDI) sont décalées, dans l'espoir d'un export. C'est là aussi un pari et un risque sur le financement de la LPM. Si l'export espéré n'a pas lieu, les frégates devront en effet être rachetées sur l'enveloppe de la programmation.

o Le programme de système de lutte antimines futur (SLAM-F) sert lui aussi de variable d'ajustement. Les capacités destinées à remplacer les chasseurs de mine d'ancienne génération à l'horizon 2030 sont reportées à 2035. Entre temps, la technologie continue d'évoluer. Or il convient de rappeler que c'est une capacité qui accompagne la dissuasion, et que les cibles ne sont pas excessives puisque la LPM prévoit 6 bâtiments de guerre des mines en 2035 : c'est autant que la Belgique et les Pays-Bas, pour un espace maritime beaucoup plus vaste... et nous n'en aurons que 3 en 2030.

Ø Certains programmes ne figurent pas dans la LPM :

o Le véhicule blindé d'aide à l'engagement (VBAE), qui doit succéder au véhicule blindé léger (VBL), ou encore l'engin du génie de combat (EGC). Ces programmes se poursuivent, mais sans cibles inscrites en LPM, il sera difficile d'en contrôler le bon déroulement.

o Le remplacement des poids lourds de l'armée de terre n'est pas non plus évoqué. La précédente LPM mentionnait pourtant un successeur pour les véhicules 4-6 tonnes. La question de la logistique est fondamentale, comme le montre le « retex » de la guerre en Ukraine. C'est aussi une question de cohérence.

o Le passage à un nouveau standard de l'hélicoptère de combat Tigre (mk3), en coopération avec l'Espagne, est passé sous silence : il est fait état de 67 hélicoptères, mais combien seront rénovés ? Quelles seront les caractéristiques du nouveau standard, dit « mk2+ », car il a semble-t-il été revu à la baisse par rapport au « mk3 » ? Quelles sont les conséquences de cette révision du standard sur le programme de missile haut de trame (MHT : 8 km), supposé équiper le Tigre mk3 ? Quel est l'état de la réflexion sur l'avenir de l'hélicoptère de combat, très avancée aux États-Unis ?

Évolution de la « masse » dans les armées françaises6(*)

* Après une diminution importante de la masse, post-guerre froide, les grands formats se stabilisent. Le projet de LPM programme, pour 2035 : 200 chars de combat, 225 avions de combat, 15 frégates de premier rang (+3 porte-hélicoptères amphibie et un porte-avions).

En conclusion, malgré les montants financiers importants programmés, le projet de LPM laisse de nombreuses questions importantes en suspens. « Le retour d'expérience de la guerre en Ukraine n'est qu'un élément de la réflexion parmi d'autres », avons-nous entendu à de multiples reprises au cours de nos auditions : certes, mais cet argument ne doit pas servir à minimiser les enjeux stratégiques et capacitaires, alors que le continent européen connaît un tournant géopolitique.

Alors que la France renouvelle et modernise ses capacités, sans modifier fondamentalement ses formats, certains de nos partenaires européens ont engagé un effort de réarmement conventionnel beaucoup plus conséquent, avec l'aide de fournisseurs américains ou de pays particulièrement réactifs et compétitifs tels que la Corée du sud. Le risque est d'aboutir, dans ce contexte, à une certaine marginalisation de la France sur les plans diplomatique et économique. Sur un an, la France se place au huitième rang des pays donateurs d'aide militaire à l'Ukraine, après les Pays-Bas, le Canada et l'Italie7(*). Qu'il s'agisse du canon CAESAR, du LRU, ou des systèmes de défense sol-air, on voit bien que notre aide à l'Ukraine trouve vite ses limites dans la faiblesse de nos propres stocks. Les délais de recomplètement sont, en outre, allongés pour des raisons tant juridiques (délais procéduraux) que financières (contraintes budgétaires).

Par ailleurs, la Méditerranée et l'Indopacifique, dont la France est riveraine, sont des sources de tensions croissantes. Ces régions pourraient revenir rapidement au-devant de la scène internationale, sans que la situation en Ukraine et à l'est de l'Europe ne soit pour autant stabilisée.


* 3 Raphaël Briant, Jean-Baptiste Florant et Michel Pesqueur, « La masse dans les armées françaises : un défi pour la haute intensité », Focus stratégique, n°105, Ifri, juin 2021.

* 4 Audition du 17 mai 2023.

* 5 Assemblée nationale, commission de la défense nationale et des forces armées, audition du 20 juillet 2022.

* 6Source des données : LPM et Raphaël Briant, Jean-Baptiste Florant et Michel Pesqueur, « La masse dans les armées françaises : un défi pour la haute intensité », Focus stratégique, n° 105, Ifri, juin 2021.

* 7 D'après le Kiel institute for the world economy (février 2023).

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