II. LES EXIGENCES D'UN THÉÂTRE D'OPÉRATION SINGULIER, QUI A SUSCITÉ DE NOMBREUSES ADAPTATIONS DE LA PART DES ARMÉES

A. UN THÉÂTRE D'OPÉRATION GRAND COMME L'EUROPE

Le théâtre d'opération du Sahel a imposé sa configuration à l'opération Barkhane : une surface totale supérieure à celle de l'Europe (7 millions de km2), une élongation immense entre les différentes bases, un climat très chaud et « abrasif » pour les équipements, des événements météorologiques extrêmes. Du fait de ces caractéristiques, l'acheminement de fret et de personnels a constitué un défi de grande ampleur pendant l'opération. Malgré l'utilisation des A400 M et A330 MRTT Phénix, l'affrètement d'avions privés est resté indispensable pour les transports stratégiques depuis la métropole. En revanche, le transport des personnels a pu être assuré quasi exclusivement par des appareils militaires (avions « blancs » de l'Escadron de transport 3/60 Esterel). La logistique sur le terrain s'est alors organisée en « archipel » afin de pouvoir assurer le soutien malgré la dispersion des forces.

B. LES ENSEIGNEMENTS D'UNE OPÉRATION COMPLEXE

1. Un impératif : assurer la mission dans la durée

Selon l'état-major de l'armée de terre, plusieurs impératifs se sont manifestés lors de l'opération :

· la nécessité d'un aguerrissement physique et moral permanent ;

· une capacité d'entretien et de réparation de fortune des matériels ;

· l'intégration au plus bas niveau tactique (compagnie de 150 hommes) des moyens interarmés, comme la capacité de guider les avions et de recueillir du renseignement ;

· d'excellentes performances en matière d'acquisition et de traitement du renseignement : avec beaucoup de capteurs différents, il était nécessaire de produire des synthèses pertinentes et de recouper sans cesse les sources pour rendre les opérations fiables et éviter les dommages collatéraux ;

· le maintien d'une capacité à surprendre l'ennemi, alors même que celui-ci évoluait sur un terrain qu'il maîtrisait parfaitement.

Afin d'entretenir la capacité à répondre à ces divers impératifs, trois enjeux devaient être particulièrement maîtrisés :

-l'enjeu de la régénération des hommes. Après 4 ou 6 mois passés sur ce théâtre d'opérations exigeant, les militaires pouvaient bénéficier, à la suite d'une expérimentation qui avait eu lieu en Afghanistan, d'un sas de quelques jours avant le retour en garnison, avec des séances de relaxation individuelles et collectives et un éventuel repérage de difficultés psychologiques ;

-en ce qui concerne la maintenance du matériel, l'objectif était de préserver les équipements dans la durée, avec trois niveaux d'intervention : le dépannage au contact ; les unités spécialistes de la maintenance en zone sécurisée pour entretenir le niveau de disponibilité des matériels ; enfin la maintenance industrielle en métropole, parfois à l'usine, pour régénérer le matériel. Ainsi, tout au long de l'opération, le dispositif du maintien en condition opérationnelle du matériel terrestre dirigé par la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT), échelonné sur la métropole et le théâtre, a dû concentrer ses efforts sur Barkhane ;

-la nécessité d'une adaptation permanente des matériels, avec les engins les plus modernes et mieux plus protégés : le véhicule blindé de combat d'infanterie (VBCI) de 32 tonnes rétrofité en 2018, puis le véhicule blindé multirôle (VBMR) Griffon, engagé dès que livré en 2021. Les nécessités du théâtre d'opération, en particulier pendant la saison des pluies, ont conduit à la projection des véhicules haute mobilité (VHM) à chenilles. Des innovations sont apparues pendant l'opération : imprimante 3D à Gao, atelier projetable de maintenance pneumatique, équipement de 70 véhicules blindés légers (VBL) par des protections pour mines.

Au total, le départ du Mali implique que 750 matériels majeurs doivent quitter le pays. Sur ces matériels, environ 55% sont déjà rapatriés et rentrés en régénération. La « bosse » de matériel à régénérer s'étalera ainsi jusqu'en 2027.

La problématique des engins explosifs improvisés

La protection des militaires contre les engins explosifs improvisés (IED), responsables de la majorité des pertes humaines lors de l'opération, est rapidement devenue une priorité. Tout au long de Barkhane, le niveau de blindage des véhicules a ainsi été augmenté. Avant l'arrivée des véhicules de l'avant blindé (VAB) ultimas, les véhicules blindés légers (VBL) ont été dotés de kits anti-mines et les porteurs polyvalents logistiques ont été blindés. Parallèlement, des systèmes de brouillage ont été installés et des équipements de lutte anti-drones expérimentés. Aujourd'hui, les armées disposent d'un parc d'environ 400 brouilleurs, dont plus des deux tiers étaient déployés au Mali. Ces systèmes seront progressivement remplacés par le dispositif « Barrage », développé par Thales : une demi-douzaine étaient déployés en bande sahélo-saharienne, essentiellement au sein des troupes du génie, chargées d'ouvrir les itinéraires. Toutefois, les brouilleurs ne sont efficaces que contre les IED déclenchés à distance alors que la majorité sont déclenchés par pression, au passage du véhicule. S'il s'est ainsi avéré impossible d'obtenir un véhicule protégé à 100 %, l'opération a permis de créer un processus d'aller-retour efficace avec les industriels pour améliorer la sécurité des véhicules.


Le VAB Ultima (photo ministère des armées)

2. Un dispositif aérien renouvelé
a) Une organisation qui a fait ses preuves

En matière aérienne, la coordination entre le Poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT) de N'Djamena et le Joint Force Air Component Command-Commandement de la composante air de la force interarmées de l'Afrique Centrale et de l'Ouest (JFACC-AFCO) de Lyon-Verdun a montré son efficacité. Le JFACC-AFCO a été intégré au sein du Centre Air de planification et de conduite des opérations (CAPCO), qui est désormais l'outil de Command and Control pour toutes les opérations majeures de l'armée de l'air et de l'espace. Il a notamment été utilisé pour le commandement de la composante aérienne de la force de réaction rapide de l'OTAN par la France pour l'année 2022. Parallèlement, le système des bases aériennes projetées de N'Djamena et Niamey a constitué la « pointe de l'épée » du dispositif aérien en BSS et a permis de tisser des liens étroits avec les partenaires tchadien et nigérien qui perdurent actuellement, les deux pays souhaitant monter en puissance dans ce domaine et bénéficiant des formations de l'AAE (combinaison les différents vecteurs, formation des guetteurs aériens tactiques avancés (GATA), etc).

b) L'apport essentiel des drones MALE

D'un point de vue opérationnel, le principal Retex pour l'armée de l'air découle de l'utilisation intensive du drone Reaper armé, qui a été de toutes les missions : reconnaissance, préparation des frappes des chasseurs, repérage des poses d'IED, neutralisations, etc. Les équipages ont désormais acquis une expérience précieuse dans tous ces domaines.

3. Le renseignement au coeur des missions

Ainsi que l'a souligné le général Cyril Carcy, Directeur adjoint de la DRM, lors de son audition, l'apport essentiel des renseignements lors de l'opération s'est construit bien en amont, depuis des années voire des décennies, en coopération avec la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). C'est cette profondeur historique qui a permis aux armées de disposer d'une connaissance fine du terrain et des groupes terroristes présents et qui a conduit les partenaires de la France, au premier rang desquels les États-Unis, à reconnaître son expertise unique dans ce domaine et à coopérer en toute confiance avec elle. La DRM a contribué à l'élaboration des options stratégiques pour le CEMA, à la planification et à la conduite des opérations au niveau stratégique ainsi qu'à l'orientation de la manoeuvre au niveau tactique, essentiellement depuis le territoire national, au travers du plateau « Sahel ». Ce dernier était composé d'équipes de la DRM placées au sein du centre de planification et de conduite des opérations.

Les moyens de renseignement mis en oeuvre sur le théâtre sahélien, placés pour l'essentiel sous le commandement du COMANFOR, étaient les suivants :

-le renseignement d'origine image (ROIM) issu des drones (Harfang puis Reaper), des chasseurs, les avions légers de surveillance et de reconnaissance (ALSR), d'autres vecteurs aériens ponctuels tels que le C160G ou l'Atlantique 2, ainsi que les moyens d'observation spatiales. Le commandement des États-Unis pour l'Afrique (AFRICOM) a apporté une aide essentielle dans le domaine ROIM. La fluidité de cette coopération trouvait notamment son origine dans les travaux du « comité Lafayette », cadre d'échange bilatéral de renseignement mis en place après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et à Saint-Denis ;

-le renseignement d'origine électromagnétique (ROEM), issu principalement de capteurs tactiques mis en oeuvre par les unités de renseignement des armées (FIR - Fonction Interarmées du Renseignement) ;

-le renseignement d'origine humaine (ROHUM), élaboré principalement par le groupe de recherche multicapteurs (GRM). Ce GRM, composé de personnels issus d'unités de la FIR, traite des sources localisées au Sahel et réalise des opérations d'investigation numérique ;

-le renseignement d'origine biométrique.

De nombreux enseignements ont été tirés tout au long de cette opération, améliorant non seulement l'efficacité de Barkhane, mais permettant aussi des progrès dans la haute intensité :

· l'emploi systématique de drones de surveillance en appui aux opérations ;

· la capacité de à produire un renseignement à partir d'une manoeuvre multi-capteurs. Épisodiquement mise en oeuvre au début de l'opération, cette pratique est désormais totalement maitrisée ;

· la création d'un plateau Afrique en 2016 au sein de la DRM a participé à un rapprochement de la recherche et de l'exploitation, permettant une production de renseignements plus fine et plus rapide, en multi-capteurs ;

· les besoins de capitalisation et d'exploitation ont contribué au développement d'un outil numérique agrégeant de nombreuses bases de données ;

· la crédibilité acquise par la DRM auprès du partenaire américain est un facteur clé dans nos relations pour acquérir une confiance réciproque, notamment pour les échanges concernant le théâtre européen ; les échanges avec nos partenaires relevant d'une logique de troc ;

· la prise de conscience de l'importance du champ des perceptions et du champ informationnel.

4. Une aide considérable des alliés de la France

En particulier, l'appui américain a été majeur au cours de l'opération : 54 % des heures de vol ont été permises par le ravitaillement américain, soit 40 % du carburant, 12 % du transport de personnes, 11 % du transport de fret, voire 30 % au moment des relèves. En outre, les Américains ont mis à la disposition de l'armée française un canal satellitaire et contribué à 43 % du renseignement et de la surveillance aérienne en 2019. Les alliés européens ont également fourni plusieurs matériels, notamment des hélicoptères (Royaume-Uni, Danemark) et quatre avions de transport tactique (Allemagne et Espagne).

Il faut enfin également l'aide des alliés de la France au sein de la force Takuba, qui a constitué une réussite indéniable avant que le retrait du Mali ne mette prématurément fin à l'expérience.