B. ...MAIS QUI TRADUIT DES ASPIRATIONS DE FOND POUR DAVANTAGE DE MOBILITÉ, DE FLEXIBILITÉ ET DE SENS AU TRAVAIL

Si la « Grande démission » semble donc relever du mythe, entreprises comme chercheurs entendus par la délégation aux Entreprises confirment leur perception d'une évolution de fond de la relation des Français au travail. En période de chômage réduit, les préoccupations relatives à l'emploi semblent avoir recédé au profit d'interrogations sur le travail même, son organisation, sa forme et son sens. Comme l'a souligné M. Dupas-Amory, chercheur associé au Centre d'études et de recherches sociologiques (CERS) et chargé d'enseignement à l'ESCP Business School, entendu par la Délégation, « le sujet n'est pas une explosion inédite et subie des démissions. C'est l'augmentation chronique du taux de démissions : c'est elle qui pose l'énigme du consentement au travail »26(*).

Il est indéniable qu'il existe en effet une aspiration à une plus grande mobilité au cours des carrières. La plupart des jeunes personnes interrogées n'envisagent plus désormais d'occuper le même poste ou d'exercer au sein de la même durant toute une vie et considèrent les transitions professionnelles, voire les alternances entre période d'emploi et période de chômage, comme des étapes usuelles d'une vie professionnelle.

L'envie d'évolution professionnelle est forte, 57 % des salariés envisageant une évolution dans les deux ans à venir27(*). Une majorité d'entre eux (56 %) souhaitent toutefois évoluer au sein du même secteur d'activité, dénotant de l'absence de rejet du métier, mais plutôt d'une forme de « concurrence » entre postes ou entreprises équivalents pour attirer les talents.

LES MOTIVATIONS DE L'ÉVOLUTION PROFESSIONNELLE
(réponses à la question : « Quel type d'évolution professionnelle souhaitez-vous ?)

Source : Baromètre territorial IFOP, Réseau EVA, août 2021

Les personnes entendues par la délégation témoignent aussi d'une plus grande quête de sens dans l'activité professionnelle, en particulier pour les jeunes entrants sur le marché du travail. La désaffection pour certains métiers perçus comme « ingrats » ou comme des « bullshit jobs »28(*) contraste avec l'intérêt pour les sujets liés à l'impact sociétal et environnemental des entreprises.

Les travaux de Coralie Pérez, économiste, ingénieur de recherche au Centre d'économie de la Sorbonne, entendue par la délégation, qui a étudié le lien entre le « sens » perçu du travail par le salarié et différents paramètres comme la souffrance psychique au travail, la probabilité de démission ou encore la motivation au travail, témoignent de ce phénomène. En 2016, 27 % des salariés estimaient ainsi n'avoir que rarement ou jamais l'impression de faire quelque chose d'utile aux autres29(*). La « perte de sens » serait liée à un risque de démission supérieur de 30 %, et pèserait autant dans la volonté de quitter son emploi que la pénibilité ou l'intensité du travail.30(*) Les débats sur les métiers « essentiels » durant la pandémie de Covid-19 ont certainement exacerbé ces réflexions individuelles et collectives sur l'utilité et le sens du travail.

Ces évolutions ne constituent toutefois, pour l'instant, pas une révolution. Entre 75 et 80 % des actifs occupés en France se déclarent satisfaits ou plutôt satisfaits de leur travail, ce pourcentage étant très stable dans le temps31(*). Il n'y a donc pas de remise en cause massive du travail par les salariés et indépendants français.

Nuançant l'impact de la « quête de sens », une récente étude de l'Institut Montaigne32(*) conclut à un poids toujours prépondérant des facteurs traditionnels de satisfaction au travail, c'est-à-dire ceux ayant trait à l'organisation du travail ou à ses conditions matérielles d'exercice (rémunération, pénibilité, modes de management), dans les choix d'emploi des Français. Selon M. Dupas-Amory, entendu par la délégation33(*), de fait, les secteurs dans lesquels les taux de démission sont les plus importants incluent l'enseignement, l'action sociale, et surtout l'hébergement et la restauration, « secteurs où les conditions de travail sont exigeantes, les niveaux de rémunération relativement faibles et la relation d'emploi est peu qualitative »34(*). Ces analyses appellent donc à ne pas sous-estimer le rôle des facteurs organisationnels et matériels dans la capacité d'une entreprise à attirer et à fidéliser ses salariés, même lorsque celle-ci offre un emploi « ayant du sens » et des perspectives d'évolution professionnelle intéressantes.


* 26 Propos du 2 mars 2023 lors de l'audition plénière conjointe par la délégation.

* 27 Baromètre territorial IFOP/Réseau EVA sur l'évolution professionnelle, 2021.

* 28 Notion popularisée par l'anthropologue David Graeber.

* 29 Coralie Pérez, propos du 26 janvier 2023 lors de l'audition plénière conjointe par la délégation. À noter que la perte de sens semble particulièrement répandue dans les métiers de la banque de l'assurance, de la manutention, de gardiennage et de sécurité ou encore de l'hôtellerie-restauration, en lien avec la faible capacité perçue de développement professionnel.

* 30 Ibid.

* 31 Enquête de l'Institut Montaigne, « Les Français au travail : dépasser les idées reçues », février 2023.

* 32 Ibid.

* 33 Propos du 2 mars 2023 lors de l'audition plénière conjointe par la délégation.

* 34 Une exception notable est la possibilité de recourir au télétravail, fortement corrélé à la satisfaction au travail et qui entraîne une forme de clivage entre métiers « télétravaillables », souvent de cadres, et métiers « non télétravaillables », non-cadres.

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