b. Vers une convergence des ingérences

Parce que l'ennemi de mon ennemi est mon ami, il est des stratégies isolées qui peuvent à un moment donné se retrouver pour converger autour d'intérêts communs. Depuis Madagascar, un axe entre la Russie et l'Iran est ainsi en train de se mettre en place pour déstabiliser le pouvoir aux Comores et par là-même porter atteinte aux intérêts français dans la zone.

L'ambassade de Russie à Madagascar aurait ainsi été à l'origine d'une rencontre à Antananarivo entre Hamada Madi Bolero, conseiller diplomatique du Président comorien Azali formé en Russie, et l'ambassadeur d'Iran. Quelques semaines plus tard, le 3 juin 2023, les Comores - qui exercent la présidence tournante de l'Union Africaine - ont officiellement demandé la reprise des relations diplomatiques avec la République islamique d'Iran, rompues en 2016 pour cause d'ingérence de l'Iran dans la politique intérieure de certains États.

La mise en place de cet axe Moscou - Téhéran aux Comores n'est pas sans conséquence sur le renforcement de la présence américaine dans la zone qui n'entend pas laisser le champ libre aux Russes et aux Iraniens. Il serait néanmoins regrettable que la France devienne le parent pauvre d'une compétition entre la Russie et les États-Unis comme au plus fort de la guerre froide.

B. LA CONTESTATION DES INTÉRÊTS FRANÇAIS DANS LA RÉGION PREND DES FORMES MULTIPLES

Les intérêts français en Afrique australe et dans l'océan indien sont multiples et revêtent une dimension stratégique. L'action des services de renseignement français - principalement la DTSI pour les départements d'outre-mer et la DGSE pour l'étranger - consiste à identifier et à neutraliser les actions de déstabilisation qui ciblent notre pays en contestant la présence française, jusqu'à la remise en cause notre souveraineté sur certains territoires de l'océan indien.

1. La contestation de la présence française

La tentation francophobe prend différentes formes : opérations de manipulation de l'information visant à porter atteinte à l'image et à la réputation de la France, procès politiques, actions hostiles aux entreprises françaises et à nos intérêts économiques.

En Afrique du Sud, L'Economic Freedom Fighters (EFF) est un parti politique fondé en 2013 par d'anciens membres dissidents de l'ANC et dont le score progresse à chaque élection. Ce parti soutient officiellement l'invasion de l'Ukraine par la Russie, au titre de l'anti-impérialisme de la Russie contre l'OTAN. Il est clairement un relais des intérêts russes à travers des opérations de déstabilisation visant l'Occident.

L'EFF est ainsi à l'origine d'une manifestation anti-française le 25 mai 2022 devant l'ambassade de France à Pretoria dont l'objet visait à demander tout simplement de départ de la France du continent africain. Des centaines d'affiches anti-françaises d'appel à cette manifestation furent placardées partout dans la ville grâce à un soutien financier et logistique manifeste. *****

Dans un autre registre, au titre des procès intentés à des ressortissants français, le cas de Philippe François, dirigeant d'une société d'investissement à Madagascar, est emblématique. Cet ancien saint-cyrien, colonel de l'armée française jusqu'en 2013, est accusé, avec le franco-malgache Paul Rafanoharana, d'avoir voulu renverser et assassiner l'actuel président de Madagascar, Andry Rajoelina. Dans ce dossier baptisé « Apollo 21 » par les autorités malgaches, 21 personnes ont été poursuivies et jugées pour atteinte à la sûreté de l'État, association de malfaiteurs et complot en vue d'assassiner le président. Selon la procureure générale, ils auraient échafaudé un plan d'élimination et de neutralisation de diverses personnalités malgaches dont le chef de l'État. Le procès s'est tenu fin 2021 et à l'été 2022, la Cour de cassation de Madagascar a confirmé la peine de dix ans de travaux forcés infligée à l'ancien militaire français, décoré de la croix de la Valeur militaire et de la croix de guerre des théâtres d'opérations extérieures et qui a servi 25 ans dans les troupes de marine.

Son incarcération, dans les conditions que l'on imagine, n'a pas été de nature à apaiser les relations franco-malgaches marquées par la revendication historique de Madagascar sur les îles éparses dont Antananarivo exige la restitution depuis 1973. Philippe François a finalement pu être transféré en France le 23 juin 2023.

Cette affaire n'est pas un cas isolé en Afrique et la France est régulièrement accusée, directement ou indirectement, de soutenir des actions de déstabilisation. En Centrafrique, l'attaque au colis piégé perpétrée le

16 décembre 2022 contre Dimitri Sytyi, chef du centre culturel russe à Bangui, a conduit Wagner à qualifier la France « d'État soutien du terrorisme » et à considérer que cet acte criminel visait à nuire aux bonnes relations entre Moscou et Bangui. Toujours en Centrafrique, notre ressortissant Juan Rémy Quignolot, accusé d'espionnage, a passé seize mois en détention préventive à Bangui avant d'être remis en liberté sous contrôle judiciaire en septembre 2022 et assigné à résidence à l'ambassade de France à Bangui. Cet ancien militaire reconverti dans la sécurité et la formation à la lutte contre le braconnage, a finalement pu être rapatrié en France le 21 mai 2023, pour raisons de santé, mais devra retourner à Bangui pour la tenue de son procès.

Tout ceci participe d'une propagande anti-française qui cible également nos intérêts économiques. Dans la nuit du 6 mars 2023, des engins incendiaires ont été utilisés pour mettre le feu à la brasserie Motte Cordonnier Afrique (Mocaf). Présente en Centrafrique depuis 1953 et acquise en 1993 par Castel, cette filiale est l'un des plus gros producteurs et employeurs du pays. Mais Wagner a ouvert fin 2021 sa propre brasserie à Bangui pour concurrencer les Français, avec le lancement d'une nouvelle boisson, l'Africa ti l'or, sur le marché centrafricain. *****

Cet incendie criminel de la brasserie Mocaf qui est intervenu quelques jours à peine après la rencontre entre les présidents Macron et Touadéra, est aussi une illustration emblématique de la guerre d'influence qui se joue en Centrafrique où la Russie voit d'un très mauvais oeil un possible rapprochement entre Bangui et Paris. Dans le cadre de l'opération Sangaris, la France avait déployé entre 2013 et 2016 jusqu'à plus de 1 500 soldats en Centrafrique avant que les troupes françaises ne se retirent dans un contexte d'une présence grandissante du groupe paramilitaire Wagner dans le pays qui avait conduit le Président Macron à dénoncer au printemps 2021 ces « mercenaires prédateurs russes au sommet de l'État avec un président Touadéra qui est aujourd'hui l'otage du groupe Wagner ».

2. La contestation de la souveraineté française

Après les États-Unis, la France dispose de la deuxième zone économique exclusive (ZEE) la plus importante au monde, d'une superficie supérieure à dix millions de km². Notre présence dans l'océan indien constitue 93 % de la ZEE de la France. Si les îles de la Réunion et de Mayotte sont les plus connues, certains territoires, habités ou non, font l'objet de contentieux anciens entre la France et plusieurs États que sont notamment Maurice (Tromelin) et Madagascar (îles Éparses). La situation à Mayotte est également un sujet de tension majeur entre la France et les Comores comme l'a illustré l'opération Wuambushu lancée en mai 2023. Ces contentieux et ces tensions

sont régulièrement instrumentalisés par des puissances étrangères qui les utilisent pour nuire à nos intérêts fondamentaux.

Hormis les scientifiques et militaires, les îles Éparses dont la plupart sont situées dans le canal du Mozambique, demeurent inhabitées la majeure partie du temps. Depuis 1973, la souveraineté française sur les îles Éparses est principalement assurée par la présence militaire des forces armées dans la zone sud de l'océan Indien (FAZSOI) ; en 2005, elles sont passées sous l'autorité des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF).

Une résolution - non contraignante - des Nations Unies de 1979 invite la France à restituer les îles Éparses à Madagascar ou, a minima, à entamer des négociations. En 2019, le Président Emmanuel Macron s'est dit ouvert au dialogue et disposé à trouver une solution commune. Une commission mixte sur les îles Éparses fut alors mise en place et s'est réunie une première fois en novembre 2019 avec l'ambition d'aboutir à cette solution commune, idéalement pour du 60e anniversaire de l'indépendance de Madagascar, le 26 juin 2020. Mais la crise du Covid a contrarié ce calendrier. Une nouvelle réunion de la commission mixte fixée en septembre 2022 a dû être annulée au dernier moment en raison du limogeage du ministère malgache des affaires étrangères à la suite du vote aux Nations Unies de la résolution condamnant l'invasion russe en Ukraine. Faute de convocation de la commission mixte, les discussions sont à ce jour au point mort et certaines puissances étrangères comme la Russie, ne manquent pas une occasion de rappeler leur soutien à la revendication de Madagascar sur les îles Éparses.

L'ambassade de Russie à Madagascar mène une offensive diplomatique. Dans un message adressé aux participants à l'Assemblée générale de l'association des Amis de Russie à Madagascar, l'ambassadeur de la Fédération de Russie, Andrey Andreev, a réitéré le soutien de la Russie face à la volonté légitime de la République de Madagascar de se voir restituer les îles Éparses sous sa souveraineté.

Aux Comores aussi, la Russie n'hésite pas à jouer des tensions liées à la situation à Mayotte, allant même jusqu'à se prononcer en faveur d'une

« Mayotte comorienne ». Recevant à Moscou en novembre 2018 le ministre comorien des affaires étrangères, Serguei Lavrov a affirmé que « Malgré de nombreuses résolutions adoptées par l'Assemblée Générale de l'ONU sur cette question, la France continue à détenir Mayotte d'une façon illégitime ».

À l'approche du déclenchement de l'opération Wuambushu, la France a été la cible d'une campagne anti-française sur les réseaux sociaux qui a coïncidé avec la visite de l'ambassadeur russe à Moroni. Un « influenceur » comorien, au pseudo de « Nono » a fait son apparition, postant des messages

anti-français. Dans le même temps, des drapeaux russes étaient brandis dans des manifestations anti-françaises à Moroni. *****

À LA RÉUNION, L'ACTION DE L'ANTENNE DE LA SÉCURITÉ INTÉRIEURE POUR PRÉVENIR ET ENTRAVER LES INGÉRENCES ÉTRANGÈRES

À Saint-Denis de la Réunion, *****

C. ORIENTER NOTRE OUTIL DE RENSEIGNEMENT DANS UNE STRATÉGIE DE RIPOSTE AUX INGÉRENCES ÉTRANGÈRES HOSTILES

Face aux ingérences étrangères qui visent les intérêts français, nos services de renseignement agissent, seuls ou en lien avec d'autres acteurs, de multiples façons pour prévenir, détecter, suivre et entraver.

Il s'agit d'une part d'ouvrir tous nos capteurs de renseignement pour identifier et exploiter les faiblesses de nos adversaires et d'autre part, la nature ayant horreur du vide, d'occuper le terrain quand il n'est pas trop tard, là où c'est encore possible.

1. Renseigner pour mieux exploiter les faiblesses de nos adversaires

Face à l'offensive de puissances étrangères - essentiellement la Russie et la Chine - pour affaiblir notre présence et nuire à nos intérêts, le renseignement peut et doit davantage être mis à profit pour capter des informations sur les faiblesses de nos adversaires, à charge ensuite d'en assurer la meilleure exploitation possible.

Car derrière les apparences, la Russie et la Chine sont loin d'être en terrain conquis dans les pays qu'ils investissent. Les vulnérabilités de nos adversaires sont les suivantes :

- Tout en accusant l'occident de néocolonialisme, la Russie et la Chine se comportent en réalité comme des prédateurs, pillant les ressources naturelles des pays qu'ils exploitent, peu scrupuleux avec le respect de l'environnement exerçant leur mainmise sur la souveraineté même de ces États. C'est en particulier le cas des chinois qui ont réalisé de grands projets d'infrastructures moyennant des prêts remboursés en or, en pétrole ou en gaz. En République Démocratique du Congo, un rapport de l'Inspection générale des finances a dénoncé les déséquilibres du méga contrat minier signé en 2008 avec des partenaires chinois, lesquels ont très largement sous-évalué le montant qu'ils devaient reverser au gouvernement congolais. La mine a été mise à l'arrêt pendant un an, le temps de renégocier ledit contrat. Les entreprises chinoises auraient en effet engrangé dix milliards de dollars alors que leurs

investissements dans les infrastructures sont évalués à 833 millions de dollars depuis 2008.

- Ces puissances étrangères ne contribuent en rien à dynamiser l'économie des pays concernés ; au contraire, la violence à l'égard des populations locales est de mise, assortie de racisme et qui s'accompagne d'un sentiment d'abandon des populations locales.

- Wagner subit des échecs, notamment au Mozambique, où la milice paramilitaire a dû reculer au bout de deux mois face au groupe armé État islamique (EI). Plus grave encore, le désordre, l'insécurité et la crise servent Wagner qui n'a pas intérêt à régler les conflits au risque de réduire à néant son utilité présumée.

Au final, il y a un front réputationnel à ouvrir et à nourrir sur le fondement de renseignements précis à collecter sur les vulnérabilités russes et chinoises et l'image négative qu'ont ces pays auprès des populations locales. L'enjeu n'est pas seulement de détecter les faiblesses et de fournir du renseignement, mais bien d'exploiter ce renseignement de façon appropriée et réactive. Cela suppose d'intégrer le renseignement dans un cercle vertueux de la riposte qui s'appuie aussi sur les médias et les réseaux sociaux. (Recommandation n° 18)

Il est frappant d'observer, dans une époque où les rapports de force et les conflits sont désormais hybrides, à quelle vitesse les renseignements sont rendus publics. Les Américains eux-mêmes n'hésitent pas à déclassifier des renseignements : ils l'ont fait sur le Covid comme sur la guerre en Ukraine. Le renseignement devient une arme à part entière pour exploiter au mieux les failles de ceux que l'on combat.

2. Occuper le terrain

Parce que la nature a horreur du vide, il est nécessaire de mieux valoriser et d'amplifier l'action de la France dans les pays où nous sommes présents, au même titre qu'il importe de communiquer davantage sur les faiblesses de nos adversaires.

En d'autres termes, il s'agit de rendre la marche plus haute pour ceux qui voudraient nuire à nos intérêts. Nous disposons d'atouts solides et nous pouvons nous appuyer sur notre soft power à travers un réseau d'établissements scolaires et d'alliances françaises d'une densité remarquable. L'action de la France s'agissant de l'aide au développement est également à mettre à notre crédit : à Madagascar, par exemple, les engagements de l'Agence française de développement (AFD) représentent à eux seuls près de 400 millions d'euros.

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