c. Un contexte géopolitique singulier

L'Afrique est depuis toujours le théâtre de rivalités entre grandes puissances. Après la décolonisation, pendant la guerre froide, Américains et soviétiques ont mené des guerres par procuration dans plusieurs pays du continent, contribuant à un accroissement de la taille des armées nationales et à une hausse des dépenses militaires et d'armement.

La lutte contre le terrorisme islamiste - Aqmi, Daesh, Boko Haram - au coeur des jeux de puissances étrangères, est entrée dans une phase nouvelle, dans le contexte de retrait des forces françaises et de redéploiement de Barkhane. Le G5 Sahel et ses États membres font face à une crise multidimensionnelle (sécuritaire, humanitaire, climatique) propice aux ingérences étrangères. Des groupes armés non étatiques planifient des attaques à grande échelle contre des cibles civiles et militaires et étendent leurs zones d'influence respectives pour contrôler les principales voies d'approvisionnement, tout particulièrement dans les zones frontalières entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger.

Les enjeux géopolitiques mondiaux liés par exemple à l'exploitation des ressources naturelles, à la sécurité sanitaire - avec la diplomatie du masque -, à des prétentions territoriales (Taïwan) ou à des conflits armés (Ukraine) sont sans nul doute des faits générateurs d'ingérences étrangères.

L'analyse du vote qui s'est tenu le 2 mars 2022 à l'ONU sur la résolution condamnant la Russie pour l'invasion de l'Ukraine indique que sur les 35 pays qui se sont abstenus (sur 181 votants), 17 sont africains.

Sur un autre sujet, celui de Taïwan, on remarquera que parmi les treize pays au monde qui reconnaissent officiellement Taïwan, un seul est africain : il s'agit de l'Eswatini (anciennement nommé Swaziland). Cette monarchie enclavée, située entre l'Afrique du Sud et le Mozambique, a été frappée en 2021 par des troubles liés à des manifestations qui ont dégénéré dans le sang et plongé le pays dans un climat de quasi guerre civile. Les pays de la SADC, réunis en sommet en janvier 2023 en Namibie ont exprimé leur préoccupation sur

« l'escalade des tensions » en Eswatini dont on ne peut exclure que la Chine ait, d'une façon ou d'une autre, joué un rôle pour déstabiliser ce petit royaume favorable à Taïwan.

2. La mise au jour de véritables stratégies d'ingérence

a. Les signaux faibles prémisses de futures ingérences

À l'aéroport de Johannesburg, des exemplaires du magazine

« ChinAfrica » sont distribués gratuitement aux voyageurs qui arrivent dans le pays. Imaginerait-on un seul instant un magazine intitulé « Françafrique » ? Cela en dit long de l'approche décomplexée qui est celle des deux principales puissances étrangères - La Chine et la Russie - qui investissent le continent africain à travers des leviers d'action susceptibles de participer à la mise en place de possibles ingérences futures.

On constate ces derniers temps une accumulation de signes avant- coureurs d'une préparation des terrains informationnel, politique et économique de la part de la Russie, notamment via des entités parapubliques liées à Evgueni Prigojine, le fondateur du groupe Wagner. En Afrique, les modes opératoires caractéristiques de la Russie sont les suivants :

- La propagande : Bannie en Europe à cause de la guerre en Ukraine, la chaîne de télévision Russia Today, principal rouage de la machine de propagande du discours russe, vient de choisir l'Afrique du Sud pour installer les bureaux de sa plateforme anglophone sur le continent africain.

- Les ventes d'armes : la Russie est le premier vendeur d'armes en Afrique subsaharienne, passant devant la Chine. Cela n'est pas sans lien avec l'implantation des sociétés militaires privées telles Wagner. Entre 2018 et 2022, les ventes d'armes russes y ont représenté 26 % de parts de marché contre 18 % pour la Chine, 8 % pour la France et 5 % pour les États-Unis, selon les chiffres publiés par l'Institut international de recherche sur la paix de Stockhom (Sipri).

- La formation des forces de sécurité à travers la conclusion d'accords de coopération militaire. Moscou cherche à nouer des partenariats sécuritaires avec le plus de pays possibles en Afrique. L'accord signé en 2022 avec Madagascar porte notamment sur la formation des officiers malgaches, le transfert d'expertise ou encore le renouvellement des armes. En avril 2023, un accord de défense a été signé entre la Russie et le Cameroun, signe supplémentaire de la perte d'influence de la France en Afrique francophone. En mai 2023, le chef de l'armée sud-africaine a rencontré son homologue russe à Moscou quelques jours à peine après que les États-Unis ont accusé l'Afrique du Sud d'avoir livré clandestinement des armes à la Russie (1). La réunion entre les commandants militaires russe et sud-africain a débouché sur des accords concernant le développement de la coopération entre les forces terrestres des

(1) En janvier 2023, un navire marchand russe, le Lady R, dont le propriétaire aurait transporté des armes pour le Kremlin a éteint son transpondeur avant d'accoster subrepticement à la plus grande base navale d'Afrique du Sud, où il a livré et chargé des cargaisons non identifiées.

deux pays. Déjà en février 2023, des manoeuvres navales entre l'Afrique du Sud, la Russie et la Chine s'étaient déroulées au large des côtes sud-africaines, en pleine commémoration du premier anniversaire du déclenchement de la guerre en Ukraine.

- L'investissement dans le secteur minier, notamment par l'intermédiaire de sociétés militaires privées qui assurent la sécurisation des sites. Wagner a ainsi investi 65 millions d'euros dans une mine de chrome à Madagascar, à travers la société Ferrum Mining mais l'exploitation de la mine est à l'arrêt depuis 2019 en raison de divergences entre les actionnaires.

S'agissant de la Chine, les modes opératoires sont différents et relèvent davantage du champ économique, des outils de soft power et aussi, de plus en plus, des instruments de coopération militaire. On peut ainsi évoquer :

- L'investissement dans les infrastructures (BTP, routes, ports, chemins de fer, énergie), véritable signature de la présence chinoise qui déploie en Afrique sa stratégie des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative). À Madagascar, les opérateurs chinois sont ainsi présents dans quatre secteurs extractifs clés pour l'économie malgache : pêche, bois, mine et hydrocarbures. La Chine déploie également un projet majeur d'investissement de construction d'un port en eaux profondes à Narindra, sur la côte ouest de Madagascar et qui n'est pas neutre d'un point de vue stratégique, compte tenu de son possible usage militaire.

- La présence dans le secteur bancaire est une orientation stratégique des autorités chinoises. La banque industrielle et commerciale de Chine (ICBC) détient ainsi 20 % de Standard Bank, la plus importante banque sud-africaine, présente dans une vingtaine de pays africains.

- Le soft power, à travers les Instituts Confucius, au nombre de 61 dans 41 pays africains ainsi que sur l'île de la Réunion. Les autorités chinoises sont en alerte permanente sur toute activité susceptible de nuire à ses intérêts. Un membre de l'Ambassade de Chine en Afrique du Sud a ainsi ouvertement reproché à une université de Pretoria d'avoir laissé un de ses chercheurs donner une conférence sur les relations entre la Chine et Taïwan dans les locaux du Bureau de Représentation de Taïwan.

- La multiplication des accords de coopération militaire conclus par la Chine avec différents pays africains. Les Chinois expriment également leur volonté de participer à des opérations de maintien de la paix sous mandat de l'ONU sur le continent africain.

Derrière ces actions à visage découvert, on observe également des stratégies plus dissimulées susceptibles de nourrir de possibles ingérences.

C'est ainsi que l'action des services de renseignement a permis de caractériser le recrutement par l'Afrique du Sud d'ancien pilotes occidentaux disposants de savoir-faire de l'OTAN qui ensuite, formaient à leur tour des pilotes chinois ; ces formations à rebonds auraient ainsi permis à la Chine d'accéder à des savoir- faire protégés. Pour former les pilotes de son armée de l'Air, la Chine recrute en effet d'anciens pilotes de chasse Français, Britanniques, Américains et Allemands *****.

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