UN VIRAGE NUMÉRIQUE DU DOSSIER PATIENT EN PHASE DE LANCEMENT : UN ESPACE ENCORE LOINTAIN ?

Quinze ans après le lancement, largement inabouti, du dossier médical personnel (DMP), la loi santé de 2019 a également visé à rénover l'utilisation primaire des données de santé dans le cadre du parcours de soin des patients et dans l'objectif de leur fournir de nouveaux services de santé.

I. APRÈS L'ÉCHEC DES PROJETS SUCCESSIFS DE « DMP », UN CHANGEMENT DE PARADIGME AVEC L'ESPACE NUMÉRIQUE EN SANTÉ

A. LES ÉCHECS RÉPÉTÉS DU DOSSIER MÉDICAL PERSONNEL PUIS PARTAGÉ

1. Les ambitions irréalistes de la loi de 2004

Instauré par la loi de 2004 relative à l'assurance maladie96(*) « afin de favoriser la coordination, la qualité et la continuité des soins, gages d'un bon niveau de santé », le dossier médical personnel (DMP) devait rassembler l'ensemble des données de santé à caractère personnel, recueillies ou produites à l'occasion des activités de prévention, de diagnostic ou de soin pour l'ensemble des bénéficiaires de l'assurance maladie dès le 1er janvier 200797(*) : certificats, analyses de laboratoire, comptes rendus hospitaliers, etc.

Le DMP pouvait être créé par un professionnel de santé, à la condition que son titulaire le lui ait demandé. Ce dernier pouvait, à tout moment, connaître l'historique des actions effectuées et choisir de supprimer des documents ou, même, son DMP.

Particulièrement ambitieux, le projet est rapidement apparu irréaliste : dès 2007, l'Igas, l'IGF et le Conseil général des technologies de l'information (CGTI) dénonçaient, dans un rapport d'audit sévère, « des délais de réalisation toujours plus serrés et impossibles à tenir, comme des objectifs toujours plus larges et ambitieux, [qui] ont fait peser sur les équipes chargées du développement du projet une pression constante et contre-productive, et ont eu pour conséquence une forme de fuite en avant conduisant à négliger certaines étapes fondamentales, à faire de multiples hypothèses, aboutissant à un écart croissant entre les objectifs annoncés et l'avancement réel du projet »98(*).

La Cour des comptes soulignait également, dans son rapport de 2008 sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale, le coût « imprécis » du projet et le « morcellement incontrôlé » des expérimentations auxquelles il conduisait99(*). Elle ajoutait, dans son rapport public annuel de 2009, que le dimensionnement et les moyens du groupement d'intérêt public (GIP) créé pour mettre en place le DMP « n'ont jamais été à la hauteur des ambitions qui lui étaient confiées »100(*).

2. La relance de 2008 : un nouvel échec

· À la suite l'audit de 2007, la ministre de la santé Roselyne Bachelot et le ministre du budget Éric Woerth annoncent que le Gouvernement se « donnera le temps nécessaire » pour conduire le projet et l'établissement d'une nouvelle « feuille de route », devant permettre de relancer le dispositif « de manière pragmatique, en privilégiant les expérimentations de terrain »101(*).

Le Gouvernement confie à l'inspecteur général des affaires sociales Michel Gagneux une mission de relance du dispositif. Le rapport de la mission, constatant que « depuis le printemps 2007, le projet est au ralenti », se prononce pour « une relance rapide » du projet comprenant :

- une phase pilote et expérimentale, jusqu'à la fin 2011 ;

- la finalisation du cadre réglementaire et législatif, comme de l'infrastructure requise pour le déploiement du DMP à une échelle nationale, pour fin 2010, afin d'envisager par la suite un déploiement complet102(*).

Le 23 juin 2008, Roselyne Bachelot annonce en conséquence :

- la fusion du GIP chargé de la mise en place du DMP, au sein d'une nouvelle agence des systèmes d'information de santé partagés (ASIP) ;

- le déploiement d'une première version « socle » du DMP sur tout le territoire, dès 2009 et de services « à forte valeur ajoutée » dans les pilotes régionaux ;

- une nouvelle version du DMP, intégrant de nouveaux services, déployée à partir de 2011 ou 2012 à l'échelle nationale.

· Les objectifs de la relance ne seront toutefois pas atteints. Le déploiement sur l'ensemble du territoire n'a, ainsi, eu lieu qu'à la fin de l'année 2010103(*). Surtout, le rythme de création des DMP s'avérera très inférieur aux attentes.

Consacrant en juillet 2012, à la demande de la commission des finances de l'Assemblée nationale, un rapport au DMP104(*), la Cour des comptes constate ainsi qu'au milieu de l'année 2012, 156 000 DMP seulement étaient ouverts, à un rythme quotidien d'un millier de créations de dossiers, majoritairement par des établissements de santé et dans quatre régions.

Le nombre de versements n'apparaît pas davantage satisfaisant : chaque DMP ne contient en moyenne que deux documents et le rythme moyen de versement quotidien s'élève à 2 000 documents seulement105(*).

Elle estime, enfin, le coût total du DMP depuis sa création par la loi de 2004 à 210 millions d'euros, en soulignant toutefois le caractère incomplet des données disponibles pour réaliser cette estimation106(*).

3. Le dossier médical partagé issu de la réforme de 2016

· Le Gouvernement reconnaît à nouveau, en 2014, l'échec du déploiement du DMP.

Il indique que « faute de s'être appuyé sur une stratégie construite autour d'un projet d'organisation des soins, le DMP a connu jusqu'à présent un très faible déploiement » avec « un peu moins de 500 000 DMP » ouverts et « un peu moins de la moitié d'entre eux [témoignant] d'un début d'usage effectif »107(*).

· Afin de recentrer le « DMP en tant qu'outil professionnel », susceptible de contribuer au déploiement d'une « médecine de parcours notamment au profit des patients chroniques »108(*), la loi de modernisation de notre système de santé de 2016109(*) :

- précise les règles applicables aux échanges d'informations entre professionnels de santé, appartenant ou non à une même équipe ;

- confie à la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) la conception, la mise en oeuvre et l'administration d'un dossier médical partagé (DMP), substitué à l'ancien dossier médical personnel, ainsi que d'un système de messagerie sécurisée ;

- précise les obligations applicables aux professionnels de santé en matière d'alimentation du DMP : obligation d'y inscrire les éléments diagnostiques et thérapeutiques nécessaires à la coordination des soins, les éléments relatifs à un séjour hospitalier et, pour le médecin traitant, d'établir une synthèse au moins une fois par an ;

- supprime, enfin, la mention du consentement à la consultation du DMP, mais maintient un droit du patient à masquer des informations aux professionnels, à l'exception de son médecin traitant.

Le principe du consentement exprès du patient à la création d'un DMP est, en revanche, maintenu110(*).


* 96 Article 3 de la loi n° 2004-810 du 13 août 2004 relative à l'assurance maladie.

* 97 Article L. 161-36-1 tel que créé par la loi n° 2004-810 du 13 août 2004 précitée.

* 98 Igas, Le dossier médical partagé, novembre 2007, p. 2.

* 99 Cour des comptes, La sécurité sociale, septembre 2008, pp. 229 et 232.

* 100 Cour des comptes, Rapport public annuel, février 2009, p. 136.

* 101 Le Monde, « Promis pour 2007, le dossier médical personnalisé ne sera pas mis en service avant dix ans », 13 novembre 2007.

* 102 Michel Gagneux, Mission de relance du projet de dossier médical personnel. Recommandations à la ministre de la santé, de la jeunesse, des sports et de la vie associative, avril 2008, pp. 80 à 83.

* 103 Le Monde, « Le dossier médical personnel sera opérationnel en décembre », 22 juillet 2010.

* 104 Cour des comptes, Le coût du dossier médical personnel depuis sa mise en place. Communication à la commission des finances de l'Assemblée nationale, juillet 2012, p. 9.

* 105 Ibid., pp. 15 et 16.

* 106 Ibid., p. 19.

* 107 Étude d'impact jointe au projet de loi de modernisation de notre système de santé, déposé à l'Assemblée nationale le 15 octobre 2014, pp. 97 et 98.

* 108 Ibid., p. 98.

* 109 Article 96 de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.

* 110 Article L. 1111-14 du code de la santé publique tel que modifié par la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 précitée.

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