B. QUELLES COMPÉTENCES FRANÇAISES ET EUROPÉENNES ?
Actuellement, la collaboration de l'Europe aux programmes internationaux de vol spatial habité repose sur un système d'échanges en nature : au lieu d'acheter directement des places pour ses astronautes dans des véhicules qu'elle ne sait pas encore concevoir, elle les obtient en échange d'une participation à la construction et à l'exploitation des stations. C'est dans ce cadre qu'un cargo spatial, l'ATV, a été développé pour ravitailler l'ISS et c'est ce même modèle qui est actuellement retenu pour le programme Artemis : l'Europe contribue à la conception du module de service qui permettra au véhicule Orion d'aller autour de la Lune et d'en revenir.
Ce système est jugé positivement par la plupart des intervenants de l'audition publique : il permet de mener des projets industriels de haute technologie, de développer des compétences européennes et de financer des emplois très qualifiés au sein de l'industrie spatiale. Cependant, il est très dépendant des États-Unis et il n'est pas garanti qu'il soit épargné par les bouleversements actuels de la politique spatiale américaine.
Au-delà des relations institutionnelles entre agences spatiales, les entreprises européennes participent aux programmes spatiaux grâce à leurs compétences reconnues internationalement. Ainsi Thales Alenia Space a tiré parti du projet ATV, soutenu par la commande institutionnelle, pour approfondir ses savoir-faire. La société est désormais partie prenante de coopérations industrielles internationales. Par exemple, elle fournit des cargos spatiaux à Northrop Grumman et conçoit des modules de la station Axiom, qui a pour ambition d'être la première station commerciale en orbite terrestre basse au monde. Thales Alenia Space participe aussi à la conception des modules de la Lunar Gateway, le projet de station en orbite lunaire.
Les start-up spatiales européennes ne sont pas en reste et voient leurs compétences scientifiques et industrielles reconnues. Ainsi The Exploration Company, start-up franco-allemande, est la première en Europe à avoir signé un Space Act Agreement avec la NASA, qui l'assiste techniquement dans le développement de sa capsule. Cette dernière est susceptible d'intéresser les Américains dans un contexte d'arrêt de la production des capsules Dragon de SpaceX et des problèmes techniques que connaît le Starliner de Boeing.
C. QUELLE STRATÉGIE ?
Pour définir une stratégie spatiale efficace, il faut s'appuyer sur des bases factuelles solides. Lionel Suchet et Hélène Huby ont rappelé que 70 % du coût de fonctionnement estimé d'une station spatiale résulte du transport du fret et de l'équipage. Disposer d'un cargo spatial performant est donc un levier intéressant pour obtenir une place importante dans un projet de station internationale. C'est dans cette perspective que l'ESA développe actuellement un cargo pour l'orbite terrestre basse, qui devrait assurer une partie de la logistique des dernières années de l'ISS, puis potentiellement être utilisé par les futures stations commerciales en orbite terrestre. Un tel projet permet de soutenir l'industrie européenne tout en gardant une monnaie d'échange pour continuer à envoyer des astronautes dans l'espace. C'est aussi la première brique technologique d'une éventuelle station européenne. Il est donc essentiel que l'Europe développe ses capacités de transport spatial, y compris de fret. Elle en a déjà les compétences techniques grâce au développement de l'ATV.
Si l'Europe veut exercer un leadership dans le vol spatial habité, la question de la destination des vols est essentielle. Tant qu'elle reste un partenaire minoritaire de coopérations internationales, il lui est possible de participer à plusieurs programmes (l'ISS, la Lunar Gateway, etc.) visant des destinations différentes. Mais si elle décide de développer sa propre station spatiale, les participants à l'audition publique estiment qu'il est raisonnable d'avoir pour objectif une station spatiale en orbite terrestre. Il semble plus raisonnable d'acquérir des connaissances dans un contexte simple plutôt que de miser immédiatement sur un projet de station lunaire qui pourrait être excessivement ambitieux.
Même en retenant l'objectif de l'orbite terrestre, l'Europe ne pourrait pas se passer d'une coopération internationale, mais elle pourrait en prendre la tête. Elle possède déjà des compétences lui permettant de fournir des éléments majeurs de la station : elle a d'ores et déjà une expérience dans la conception de cargos et poursuit la conception du successeur de l'ATV pour l'orbite basse ; elle pourrait aussi développer des modules de la station, idéalement au moins un module laboratoire, pour lequel elle a l'expérience du module Colombus de l'ISS et du travail actuel sur la Lunar Gateway. Les États membres de l'ESA lui ont demandé d'étudier la faisabilité d'un tel projet, y compris dans le cadre de coopérations avec les États-Unis ou l'Inde qui pourraient notamment fournir le véhicule pour l'équipage, dont l'Europe ne dispose pas aujourd'hui.
L'Europe pourrait néanmoins décider de relancer le développement de son propre véhicule pour l'équipage. Pour Hélène Huby, dont la start-up développe une capsule ayant cette vocation, les coûts d'un tel programme peuvent être estimés entre un et trois milliards d'euros par an pendant dix ans, dont une partie pourrait être prise en charge par des investisseurs au sein de partenariats public-privé. Elle appelle à se garder de la tentation de relancer un programme de navette spatiale, trop ambitieux et marqué par l'échec du programme européen Hermès. La navette américaine a elle aussi été abandonnée car trop chère et pas suffisamment fiable. Il faut, selon Hélène Huby, « apprendre à marcher avant de vouloir courir ». Cette solution reste néanmoins une des options envisagées par l'ESA, et Thales Alenia Space étudie actuellement le projet de navette spatiale SpaceRider.
Les participants à l'audition ont démenti une idée reçue : un lanceur n'a pas besoin de certification particulière additionnelle pour le vol habité. En effet, si un lanceur comme Ariane 6 démontre sa fiabilité grâce à un nombre suffisant de lancements de satellites réussis, il pourra être adapté relativement facilement au transport d'équipage sans nécessiter une refonte totale de la fusée. C'est ainsi qu'a procédé SpaceX avec le lanceur Falcon 9. Une fiabilité de 98 % pourrait être suffisante, car le reste de la sécurité serait assuré par la capsule spatiale elle-même. Il serait dès lors envisageable d'envoyer des astronautes dans l'espace depuis le Centre spatial guyanais de Kourou, sous réserve de disposer de cette dernière brique technologique qu'est la capsule.