INTERVENTION DE M. VINCENT DUBOIS, SOCIOLOGUE (29 AVRIL 2025)
INTERVENTION DE M. VINCENT DUBOIS, PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE ET SCIENCE POLITIQUE À SCIENCES PO, UNIVERSITÉ DE STRASBOURG, MEMBRE DU LABORATOIRE SAGE (UNITÉ MIXTE DE RECHERCHE 7363) ET MEMBRE SENIOR DE L'INSTITUT UNIVERSITAIRE DE FRANCE433(*) (29 avril 2025)
Mesdames et Messieurs les sénatrices et sénateurs, je vous remercie vivement de cette invitation à participer à vos réflexions sur l'accès aux services publics, et espère que certains résultats de mes travaux pourront contribuer à les nourrir. Avant d'apporter des éléments de réponse au questionnaire qui m'a été proposé comme trame pour cette audition, permettez-moi de préciser rapidement les thématiques de ces travaux, afin de situer la manière dont j'ai pu aborder ces questions.
J'ai tout d'abord conduit une enquête sur l'accueil dans les administrations sociales à partir d'une observation au guichet des Caisses d'allocations familiales (Dubois 2015). Cette enquête a conduit à identifier les enjeux de ces interactions, qui ne sont pas réductibles à de simples routines administratives. S'y joue aussi pour partie l'accès à l'information et aux droits. Outre leur dimension fonctionnelle dans le traitement des dossiers, elles sont marquées par des rapports sociaux qui, selon notamment les caractéristiques respectives des agents d'accueil et des personnes qu'ils reçoivent, vont de la contrainte et de l'expression du mépris social à l'égard des pauvres, à de multiples formes de compassion et de soutien qui n'ont parfois qu'un lointain rapport avec les nécessités du travail de l'administration. L'une des surprises de l'enquête a ainsi été que ces guichets, qu'on voit comme anonymes et froids, sont aussi des lieux d'expression des difficultés personnelles où les visiteurs se rendent pour chercher une écoute, des conseils, et pas seulement pour remplir des formulaires ou obtenir une information. L'enquête étant ancienne (milieu des années 1990), ses résultats ne reflètent pas la situation actuelle, mais permettent d'identifier un certain nombre de questions qui se posent toujours, même si la manière dont elles sont traitées a pu radicalement changer.
Après ce premier travail, j'ai abordé la question sensible du contrôle des bénéficiaires d'aides sociales, et plus précisément des minimas sociaux, dans le cadre notamment des politiques de lutte contre la « fraude sociale » (Dubois 2021). Cette recherche de longue haleine a été complétée par un essai plus modeste réalisé avec des collègues sur le contrôle des chômeurs (Vivès et al. 2023). Ces travaux éclairent les conditions parfois complexes de mobilisation du droit dans des situations à la fois incertaines et tendues où l'écart peut être grand entre leur qualification administrative et la manière dont elles sont vécues par les personnes intéressées. Elles révèlent aussi une tendance marquée dans la période récente à un traitement plus sévère des cas qui peuvent être à la limite du droit. Elles révèlent enfin une tendance à une sévérité plus forte à l'égard des allocataires les plus démunis.
Après ces travaux sur l'administration de la protection sociale et de l'emploi, j'ai engagé une recherche sur le rapport des classes populaires aux institutions '(Dubois 2020 ; 2025). Il s'agit alors de restituer l'expérience que font les membres des classes populaires des différents services publics et assimilés (de l'école à la police en passant par l'aide sociale ou les services de santé) et les effets de ces expériences sur les trajectoires et les représentations sociales. C'est à ce projet que je consacre ma délégation à l'Institut Universitaire de France, sur la base d'une enquête personnelle conduite en France, et de collaborations internationales du réseau LoCI que j'anime (site : lien).
Ces précisions étant faites, je peux reprendre la trame des questions que vous souhaitez voir abordées.
I
Votre première interrogation porte sur les évolutions intervenues dans les interactions entre agents et usagers du service public au cours de la période récente, et notamment les effets de la transformation numérique sur les populations les plus éloignées des services publics.
Une première évolution tient sans doute à l'augmentation du niveau de tension lors de ces interactions. La thématique des « incivilités dans les services publics » est apparue dans le courant des années 1990, on observe d'ailleurs aussi une augmentation des récriminations à l'égard de l'inconduite des clients dans le secteur marchand. Ce rappel ne conduit cependant pas à nier qu'il puisse y avoir des problèmes particulièrement marqués, aujourd'hui, dans les services publics. Comment les expliquer ? On entend souvent dire que ce serait là le fruit d'une évolution globale des comportements, liée aux transformations des modèles éducatifs et au déclin corrélatif du respect de l'autorité. Sans remettre en cause que de tels changements aient pu avoir lieu au cours des dernières décennies, il resterait à les établir et à les expliquer plus précisément, au-delà des visions simplistes et caricaturales qui font de Mai-68 l'origine de tous les maux. Pour ma part, j'identifierais plutôt trois facteurs propres à l'action publique, qui pèsent tout particulièrement mais pas exclusivement dans le secteur social.
En premier lieu, l'augmentation des tensions procède de l'augmentation des enjeux qui trouvent à s'exprimer dans le rapport aux services publics. L'installation durable du chômage de masse, l'augmentation de la pauvreté ont rendu plus que jamais crucial l'accès à certains droits, qui se joue pour partie dans le rapport direct aux administrations (notamment en raison de l'individualisation des dispositifs, qui fera l'objet du point suivant). Une chose est d'accéder ou non à une aide lorsqu'elle est un complément de revenu, c'est une tout autre chose lorsque cette aide forme une part déterminante des ressources, sinon l'unique ressource. Cela ne peut pas ne pas avoir d'incidences sur la relation avec les organismes chargés de la verser. Plus généralement, l'intensification de certains enjeux auxquels des services publics sont associés explique aussi la possible augmentation des tensions qui s'y expriment. L'importance croissante accordée au diplôme dans la réussite sociale peut aussi, par exemple, expliquer des exigences parentales à l'égard de l'école qui peuvent parfois s'exprimer de façon agressive, ou perçue comme telle.
Un deuxième facteur tient à l'évolution des politiques publiques dans le sens de l'individualisation, de la personnalisation, ce qu'on observe peu ou prou dans tous les secteurs, du système éducatif au système pénal en passant par la santé ou l'emploi. Cette évolution peut être positive, et il n'y a pas lieu de regretter ce qui serait l'âge d'or de la standardisation. Mais elle conduit à ce que la relation directe avec l'administration devienne un enjeu beaucoup plus fort, car c'est désormais pour partie dans cette relation directe que se décide le traitement individualisé des cas : l'octroi d'une prestation, la validation d'un projet, la signature d'un contrat, parfois le prononcé d'une sanction. Or l'individualisation rend aussi l'application des règles moins claire pour les usagers puisqu'elle est désormais davantage décidée au cas par cas. Cela peut dans une certaine mesure ouvrir une marge de négociation autrefois plus réduite, mais cela fonde aussi un sentiment d'arbitraire, voire d'injustice, comme dans les cas où une personne fait l'objet d'une décision différente d'une autre alors même qu'elle considère leurs deux situations comme identiques. Cette perception n'est pas forcément fondée, mais ce qui importe ici est de noter que, qu'elle le soit ou non, la tendance à l'individualisation contribue à la nourrir, et à alimenter par la même occasion une possible source de tension.
Un troisième facteur tient à la difficulté d'accéder aux services publics. Cette difficulté s'est souvent accrue, du fait de la fermeture des guichets physiques, ou de l'organisation de filtres là où l'accès était auparavant direct, comme l'obligation de faire les première démarches en ligne ou de prendre un rendez-vous. La dématérialisation intervient dans ce contexte. C'est un phénomène massif, qui là non plus n'est pas l'apanage des services publics. Les situations peuvent être contrastées, d'une administration à l'autre, tantôt facilitant tantôt complexifiant les démarches. Leurs effets sont quant à eux variés selon les caractéristiques des usagers, les différences sociales étant fortes à cet égard. Il n'y a donc pas lieu de tirer un bilan forcément négatif de la dématérialisation dans l'accès au service public puisque, dans certains cas au moins, elle a pu faciliter les démarches. Cependant cette dématérialisation, lancée au nom de la facilitation de l'accès et de la lutte contre le non recours a dans bien des cas conduit aux conséquences inverses. On connaît l'enquête de l'INSEE de 2021 qui montrait qu'1/3 des français avaient renoncé à effectuer une démarche administrative en raison des difficultés produites par la dématérialisation. Le Défenseur des Droits a plusieurs fois alerté sur ce problème ' (« Dématérialisation et inégalités d'accès aux services publics » 2019; « Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? » 2022), de même que l'étude du conseil d'État sur le dernier kilomètre de l'action publique '(Conseil d'État 2023). Ce sont donc des difficultés avérées, et bien identifiées par les pouvoirs publics.
Ces difficultés peuvent être éprouvées par tout un chacun, mais avec une intensité différente selon les types d'usagers. On a souvent tendance à mettre en avant un facteur générationnel, qui conduirait les personnes n'ayant pas été précocement socialisées aux usages de l'internet à avoir des difficultés là où les générations ultérieures n'en ont pas, ou en ont moins. L`âge et la génération sont assurément des facteurs qui comptent, mais cette explication ne doit pas masquer le fait que des personnes jeunes puissent également éprouver d'importantes difficultés, ce qui rend sceptique quant à la thèse optimiste d'une résorption à venir de l'« illectronisme » dans les démarches administratives dès que l'ensemble de la population sera composé de personnes ayant utilisé l'internet depuis leur plus jeune âge. Au facteur générationnel et d'âge il faut en effet ajouter les caractéristiques sociales des usagers : à la fois leurs compétences techniques, linguistiques, administratives, et la complexité de leur situation ou sa plus ou moins grande concordance avec les catégories bureaucratiques.
Ce que révèle à ce propos mon enquête en cours sur le rapport des classes populaires aux institutions c'est que si les compétences proprement techniques de maniement d'un ordinateur sont indéniablement un facteur déterminant, elles ne sont pas le seul ni même toujours le principal facteur qui expliquerait l'aisance ou non dans les démarches administratives dématérialisées. Pour le dire simplement : savoir manier un ordinateur ne prémunit pas des difficultés dans ces démarches, et des personnes qui utilisent smartphones ou ordinateur sans problème peuvent être totalement démunies lorsqu'il s'agit de démarches administratives en ligne. Le résultat de l'enquête conduit ainsi à considérer que les difficultés en la matière proviennent, au-delà du manque de compétence technique des usagers, du fait que la dématérialisation renforce les difficultés préexistantes dans le rapport à l'administration. Un premier facteur de ces difficultés est le langage, et le maniement d'une langue bureaucratique qui est souvent différente du langage ordinaire : deux personnes qui vivent ensemble ne comprendront pas nécessairement que leur situation doit être administrativement qualifiée de « vie maritale », par exemple. Les agents des services publics remplissent alors une fonction de traduction, et facilitent le passage de la langue ordinaire à la langue administrative, et inversement. Quand une personne se retrouve seule face à son ordinateur, cette fonction de traduction et d'explication fait défaut. Au-delà du vocabulaire, la même remarque s'applique aux critères et circuits administratifs, qui peuvent paraître aux usagers et usagères d'autant plus opaques qu'ils et elles y sont confrontés sans explication. Une autre difficulté structurelle du rapport à l'administration tient à la nécessité de « rentrer dans des cases » comme on le dit ordinairement c'est-à-dire de définir une situation ou une demande qui peut être complexe, intermédiaire, non prévue par l'administration, dans des catégories administratives forcément simplificatrices car elles ne peuvent jamais prévoir tous les cas de figure possibles. Face à un agent, on peut toujours s'expliquer ; il ou elle se fera alors de nouveau traducteur, de la situation réelle à la catégorie bureaucratique. Dans un courrier ou sur un formulaire papier, les usagers et usagères peuvent avoir la possibilité de s'expliquer, d'ajouter un document, une annotation marginale. Face à un menu déroulant qui, au mieux, comprend une rubrique « autres cas », il en va tout autrement. L'usager ou l'usagère qui ne « rentre pas » dans les items préétablis peut se retrouver sans solution, contraint ou contrainte à devoir essayer de joindre un agent au téléphone ou de le rencontrer directement, ce qui s'avère souvent très difficile pour ne pas dire impossible tant le tout en ligne a progressé. En fin de compte, la dématérialisation conduit pour une part à ce que les usagers et usagères ne puissent plus se faire expliquer ce qu'ils et elles ne comprennent pas, ni ne puissent expliquer ce qui ne correspond pas aux catégories administratives. Ne pas comprendre et ne pas pouvoir se faire comprendre : c'est là, aussi, une source de tensions qui génère la dégradation des relations avec les services publics.
C'est dans toutes ces difficultés que se trouvent les sources de la déshumanisation et du sentiment d'abandon nourris par la dématérialisation. Comme je l'évoquais en commençant, mon enquête au milieu des années 1990 montrait que le guichet pouvait être un lieu de socialisation. De socialisation administrative, au sens de l'apprentissage des règles bureaucratiques, y compris dans ce qu'elles peuvent avoir de contraignant. De socialisation au sens ordinaire également, d'un lieu où l'on parle, où l'on vient se rassurer à propos d'un courrier non compris ou d'un versement non effectué, où l'on vient aussi pour demander des conseils. Cette fonction sociale de la relation administrative disparaît avec la numérisation. Combiné aux difficultés précédemment évoquées dans la mise en correspondance des demandes et des réponses apportées (le menu déroulant dans lequel aucun item ne convient), ce déclin de l'accompagnement par l'administration, tout particulièrement pour les catégories populaires qui en ont le plus besoin, nourrit le sentiment d'un État distant, désincarné, et ajoute au sentiment d'abandon si fréquent dans les zones rurales ou certains quartiers périphériques où se sont enchaînées la fermeture des services publics dont la présence sur le territoire marquait symboliquement la considération à l'égard des populations locales en même temps qu'elle leur en facilitait concrètement l'accès.
La dématérialisation des services publics n'est, comme on l'a vu, pas réductible à des considérations techniques et organisationnelles ; elle est aussi une question sociale en termes de différenciation sociale de l'accès aux services publics, et de manière plus diffuse, une question politique, qui renvoie au rapport entre les citoyennes et citoyens et l'État et à la confiance qu'ils et elles lui accordent.
II
Y a-t-il des secteurs de l'action publique qui posent plus de difficultés en termes de simplicité des démarches administratives ?
Avant de comparer entre eux les différents secteurs, il faut prendre en compte les différences sociales dans le rapport à chaque administration. À propos des impôts, par exemple, Alexis Spire montre contre toute attente que les membres des classes supérieures ont une expérience et une représentation beaucoup plus positive de l'administration fiscale que les membres des classes populaires. Pourtant les premiers contribuent (pour l'IRPP) davantage, et les seconds ont a priori plus intérêt à la redistribution. C'est que dans les classes supérieures prévaut le sentiment de pouvoir maîtriser les règles, les négocier, quand pour les classes populaires domine un sentiment d'arbitraire et d'injustice (Spire 2018). Dans le cas particulier du rapport aux impôts des travailleurs transfrontaliers, la thèse de Marie Quarrey montre une situation hybride : à la fois un enjeu fort et une complexité plus grande et le sentiment d'être « les vaches à lait du système », et en même temps une forme de domestication de l'impôt grâce à des collectifs de contribuables et à la connaissance parfois personnelle des agents de l'administration fiscale locale ''''(Quarrey 2022).
Au sein d'un même secteur, comme le social, les démarches peuvent très fortement varier d'un type de prestation à l'autre. Un ménage qui perçoit seulement des allocations familiales n'a quasiment aucune démarche à faire, alors qu'un ou une allocataire du RSA doit accomplir des démarches complexes, déclarer ses ressources quatre fois par an, justifier sa situation auprès de la CAF, du conseil départemental, et maintenant de France Travail, et se soumettre à des contrôles.
Pour comparer le niveau de difficulté administrative et ses incidences sur les usagers, il faut donc prendre en compte non seulement le secteur mais quatre variables principales : a) l'inégale capacité des usagers à accomplir les démarches ; b) la complexité de leur situation ; c) l'enjeu que représente pour eux ces démarches et d) la complexité des procédures et critères mis en oeuvre. Ces quatre variables se combinent au niveau le plus élevé dans les administrations sociales et d'emploi, mais aussi dans l'administration de l'immigration et de l'asile, et c'est pour cela que les démarches administratives peuvent y être particulièrement problématiques. On peut aussi trouver une conjonction comparable dans d'autres domaines, comme l'ont par exemple montré les travaux de Blandine Mesnel sur les agriculteurs face aux démarches pour obtenir les aides de la Politique Agricole Commune '''''''''''(Mesnel 2017).
III
Existe-t-il des modèles d'organisation à l'étranger susceptible d'inspirer les pratiques françaises ?
Je dirais simplement que si l'on souhaite s'inspirer de modèles étrangers, il faut le faire en prenant en compte tous les aspects, et pas de façon ponctuelle, en faisant ce qu'on appelle du cherry picking, c'est-à-dire en sélectionnant les seuls éléments qui viennent justifier une opinion préétablie. Par exemple, quand on prône un accompagnement renforcé des chômeurs, en se référant au cas du Danemark, il ne faut pas oublier que dans ce pays, un conseiller pour l'emploi n'a la charge que d'un nombre très réduit de demandeurs d'emploi, quand son homologue français en a parfois plusieurs centaines dans son « portefeuille ». Le sens même de l'accompagnement s'en trouve changé, et avec lui la nature de la relation entre chômeurs et administration.
Au-delà de cette précaution méthodologique, je crains donc de ne pas pouvoir répondre à cette question, car pour aller au-delà de quelques exemples de « bonnes pratiques » décontextualisés, il faudrait une étude comparative complète, particulièrement complexe à mener puisqu'elle impliquerait de revenir à la fois sur les structures socio-économiques nationales, les rôles respectifs de l'État et du marché, de l'État central et des collectivités territoriales, des pouvoirs publics et des organisations sans but lucratif, mais aussi sur les modèles organisationnels et les « cultures du service public » propres aux différents pays. Ce serait assurément passionnant mais dépasse de loin le cadre de cette audition, et mes propres compétences.
IV
Quelles sont les disparités territoriales observées dans l'accès aux services publics et leur évolution récente, en tenant compte des spécificités des territoires urbains, périurbains, ruraux et ultramarins ?
La direction interministérielle de la transformation publique a lancé il y a quelques mois une cartographie des services publics mais c'est un travail en cours, de sorte qu'il n'y a pas à ma connaissance de données permettant de répondre de façon systématique à cette question. Je crains donc de ne pas vous apprendre grand-chose en disant que la fermeture de services publics en milieu rural, dans une moindre mesure en milieu périurbain ces dernières années est de nature à renforcer ces inégalités territoriales, ou à tout le moins la perception qu'on les populations vivant dans ces zones d'être les laissés pour compte de la modernisation de l'action publique. Ces inégalités et ce sentiment peuvent cependant être pour partie atténués par le dispositif des Maisons France Services, au moins pour les zones rurales. Mais, comme le montre Antonin Besch dans sa thèse, leur implantation, bien que présentée comme une répartition rationnelle répondant à la raréfaction des services publics, procède surtout des rapports établis localement entre les acteurs concernés (préfecture, collectivités, institutions partenaires du dispositif) '(Besch et Devez 2024).
Toujours à propos de l'implantation territoriale, je voudrais pointer les limites d'une analyse qui se limiterait à mesurer la distance ou le temps de trajet entre les usagers et les services. Certes c'est une donnée incontournable, mais la réalité des conditions d'accès ne s'y limite pas. En effet, ce qui est objectivement proche peut être subjectivement perçu comme distant. Clara Deville l'a bien montré dans son livre L'État social à distance à propos de l'accès au RSA en milieu rural (Deville 2023). De même, les cartographies mentales des habitants de certains quartiers périphériques ou zones rurales font qu'il peut leur paraître très compliqué de se rendre régulièrement dans une administration située en centre-ville ou dans la ville la plus proche quand bien même la distance objective serait somme toute réduite. Certes, tout le monde ne peut pas tout avoir en bas de chez soi, mais il me semble que les modes de vie des populations visées doivent aussi être pris en compte dans la réflexion sur l'implantation des services publics.
Trois remarques complémentaires à ce propos. D'abord, la numérisation ne réduit pas la fracture territoriale entre zones urbaines et rurales, puisque les populations rurales ont elles-mêmes moins recours aux démarches en ligne et, selon le Baromètre du numérique du Credoc, les écarts en la matière se creusent plus qu'ils ne s'estompent. Ensuite, il faut dire de nouveau que ces questions ne sont pas seulement d'ordre pratique, et qu'en plus de déterminer les conditions d'accès aux droits et aux services, elles revêtent une dimension symbolique et politique forte, la disparition ou au moins l'éloignement physique des services publics marquant une plus grande distance des citoyens à l'État et au système politique. C'est quelque chose qui revient avec insistance dans les entretiens que j'ai pu conduire. Cela dit, et c'est la troisième remarque, tout ne se limite pas à ce qu'on appelle la fracture territoriale, qui remplacerait ce qu'on a un temps appelé la fracture sociale. Car la distanciation, physique et politique joue à plein pour les classes populaires des territoires dits périphériques, beaucoup moins pour les catégories supérieures, plus connectées, plus mobiles.
V
Comment qualifiez-vous l'articulation existante entre le traitement standardisé des demandes par l'administration et la nécessité d'un accompagnement personnalisé des usagers ?
Il me semble tout d'abord qu'il faut se garder d'une opposition caricaturale entre une standardisation forcément toujours négative et une personnalisation qui représenterait forcément un progrès. La standardisation laisse échapper la complexité des situations mais elle garantit aussi un traitement égalitaire, les mêmes règles s'appliquant (théoriquement) de la même manière à toutes et tous. La personnalisation permet un meilleur ajustement aux situations, mais elle ouvre davantage à l'interprétation, et potentiellement à ce qui peut être perçu comme une forme d'arbitraire.
Ensuite, l'équilibre entre standardisation et personnalisation relève de choix en matière de contenu et d'orientation des politiques publiques. Concernant la protection sociale, par exemple, on assiste depuis la fin des années 1980 au développement de mesures ciblées, avec des critères d'éligibilité complexes pour permettre l'ajustement, aux côtés d'une protection sociale classique à vocation universelle, héritée du modèle de la Sécurité sociale d'après-guerre. On peut voir dans ce changement une réponse à de nouveaux besoins sociaux qui n'étaient pas ou seulement mal satisfaits par le système antérieur, ce qui a justifié la création du RMI devenu RSA. Mais dans le même temps, cela a contribué à la dualisation du système, reprenant la vieille distinction entre l'assurance pour les personnes socialement intégrées et l'assistance pour les pauvres. Cela a aussi clivé le rapport des individus à l'État social : des citoyens faisant valoir leurs droits d'un côté, des « assistés » demandant l'aumône de l'autre, pour reprendre l'expression de Yasmine Siblot (Siblot 2006). Or celle-ci montre que le rapport aux administrations plus généralement est beaucoup plus positif quand il s'agit de dispositifs à vocation générale, pour l'ensemble de la population, que lorsqu'il s'agit de dispositifs socialement ciblés, toujours susceptibles d'une forme de stigmatisation. Et là encore ce n'est pas sans incidence politique, comme l'a montré Joe Soss dans le cas des États-Unis, qui révèle que les personnes qui ont affaire à des programmes sociaux aux critères clairs et identiques pour tout le monde ont une participation électorale beaucoup plus fortes que celles qui sont dans des programmes de workfare, dont la mise en oeuvre est décidée au cas par cas (Soss 1999). Plus de personnalisation c'est aussi davantage de critères, parfois difficiles à apprécier, davantage de contrôles, davantage de travail pour les agents également.
Cela dit sans me faire le défenseur d'une standardisation systématique dont j'ai dit les limites, mais pour se garder à l'inverse d'une vision peut-être parfois un peu trop enchantée de la personnalisation.
En espérant que ces quelques réflexions, inévitablement partielles, puissent vous être utiles, je vous remercie pour votre attention.
Références
Besch, Antonin, et Chloé Devez. 2024. « France services : le « retour du service public au coeur des territoires », entre standardisation et adaptation localisée ». Mouvements n° 118 (3) : 120-29. https://doi.org/10.3917/mouv.118.0120.
Conseil d'État. 2023. L'usager du premier au dernier kilomètre de l'action publique : un enjeu d'efficacité et une exigence démocratique. Étude annuelle / Conseil d'État 2023. Paris : La Documentation française.
« Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? » 2022. Paris : Défenseur des droits.
« Dématérialisation et inégalités d'accès aux services publics ». 2019. Paris : Défenseur des droits.
Deville, Clara. 2023. L'Etat social à distance : dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales. Vulaines-sur-Seine : Ed. du Croquant.
Dubois, Vincent. 2015. La vie au guichet. Administrer la misère. Paris : Éditions Points.
2020. « Lower Classes and Public Institutions : A research program ». ResearchGate. 1 mai 2020. https://doi.org/10.13140/RG.2.2.13235.04648.
2021. Contrôler les assistés. Genèses et usages d'un mot d'ordre. Paris : Raisons d'agir.
2025. « Le rapport des classes populaires aux institutions : essai de construction d'objet ». Sociologies pratiques, no 51.
Mesnel, Blandine. 2017. « Les agriculteurs face à la paperasse. Policy feedbacks et bureaucratisation de la politique agricole commune ». Gouvernement et action publique VOL. 6 (1) : 33-60. https://doi.org/10.3917/gap.171.0033.
Quarrey, Marie. 2022. « De l'État de proximité à la distance d'État. Effets socio-spatiaux de l'accès à un formulaire fiscal ». Savoir/Agir N° 59-60 (1) : 153-59. https://doi.org/10.3917/sava.059.0154.
Siblot, Yasmine. 2006. Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires. Sociétés en mouvement. Paris : Presses de la fondation nationale des sciences politiques.
Soss, Joe. 1999. « Lessons of Welfare: Policy Design, Political Learning, and Political Action ». The American Political Science Review 93 (2) : 363-80. https://doi.org/10.2307/2585401.
Spire, Alexis. 2018. Résistances à l'impôt, attachement à l'État. Enquête sur les contribuables français. Paris : Éditions du Seuil.
Vivès, Claire, Luc Sigalo Santos, Jean-Marie Pillon, Vincent Dubois, et Hadrien Clouet. 2023. Chômeurs vos papiers ! contrôler les chômeurs pour réduire le chômage ? Paris : Raisons d'agir éditions.
* 433 Texte communiqué par l'auteur, entendu par la rapporteure le 29 avril 2025.