A. La Mondialisation : l'Impact sur la Croissance

Il semble paradoxal d'imaginer que la mondialisation ait un effet dépressif sur la croissance, car cela va à l'encontre du schéma bien accepté, selon lequel la mondialisation permet de "produire plus avec moins", en améliorant l'efficacité allocative. La mondialisation aide les facteurs de production à trouver leur meilleure utilisation. Si un pays est riche en ressources minières et manque de capitaux pour les exploiter, il semble logique de permettre aux capitaux de venir s'y investir et, en théorie, cela devrait profiter aux deux parties. Cette logique est impeccable, et n'est pas remise en cause ici. Mais on s'arrête bien souvent à ce simple schéma, et on néglige d'autres facteurs qui viennent s'y ajouter, comme les stratégies commerciales des Etats, ou les contraintes macro-économiques imposées par la sphère financière.

Afin d'illustrer mes propos, je vais utiliser la parabole du dilemme du prisonnier. Les deux complices d'un cambriolage sont mis en prison et isolés, avant d'avoir pu se consulter sur leur système de défense. Interrogés, chacun d'eux pourrait nier tout en bloc. Si tous deux se tiennent à cette défense, alors ils ont des chances d'être relâchés faute de preuves. Mais si un des complices parle, le faux témoignage de l'autre peut lui coúter cher. S'ils s'accusent mutuellement, ils gaspillent toute possibilité d'être relâchés faute de preuves. Le manque de communication, et le risque d'être dénoncé tout en niant les faits, aboutira probablement à des aveux ou des accusations mutuelles. Bien que sous-optimale, cette stratégie est la seule façon pour chacun de minimiser ses risques dans un contexte d'incertitude sur le comportement de l'autre.

Il y a beaucoup de variantes de cette anecdote, qui a inspiré tout un courant de la recherche en science sociale, en économie, en mathématiques ou en relations internationales. Une des plus intéressantes consiste à analyser les situations où chaque acteur, à l'intérieur d'un système, prend des décisions en supposant que toutes choses resteront égales par ailleurs, c'est-à-dire que les autres partenaires n'adopteront pas la même stratégie.

Et c'est là que l'on revient à l'économie mondiale.

Dans ce domaine, l'exemple typique est celui de l'ouverture commerciale : si un pays est seul à protéger son marché, tout en profitant de l'ouverture commerciale des autres, il réalisera un gain maximal. Mais si tous les pays l'imitent, le monde deviendra protectionniste, et tous perdront. A long terme, la meilleure solution consiste, pour chacun des partenaires commerciaux, à se garantir mutuellement l'ouverture de leurs marchés.

Ce principe a été très bien compris et très bien appliqué dans les 40 dernières années, et on a assisté à des efforts multilatéraux sans précédent de libéralisation des échanges commerciaux, dans le cadre du GATT, puis de l'OMC.

Mais on n'a pris en compte qu'un seul aspect du dilemme. On peut citer au moins deux autres secteurs où la coopération internationale permettrait de résoudre un dilemme du prisonnier et d'améliorer ainsi les perspectives de croissance et d'emploi.

1 - Les politiques macro-économiques (de gestion de la croissance)

Dans le contexte mondial actuel, notamment de libre circulation des capitaux, et en l'absence de coordination, la seule façon d'obtenir une croissance saine et sans risques est de compter sur les exportations, sur la demande extérieure.

A court terme, c'est la stratégie adoptée par presque tous les pays industrialisés. La reprise de la croissance aux Etats-Unis, par exemple, a été tirée par les bons résultats des entreprises exportatrices, notamment vers les marchés d'Asie. En Europe de l'Ouest continentale, on considère l'augmentation de la demande externe comme la seule voie par laquelle les économies pourront se sortir de leur phase récessive.

A long terme , cette stratégie de promotion des exportations est celle qui est recommandée à tous les pays en développement, et celle qui a été adoptée le plus systématiquement, et avec le plus de succès, en Asie du Sud-Est. Pourtant, on assiste actuellement à une crise grave de ce modèle de croissance et de développement, crise qui est due, d'après de nombreux observateurs, à une faillite de la demande mondiale.

Le cas est frappant dans le secteur des microprocesseurs, qui a été touché par une chute des prix de 80 % l'année dernière. D'où pour la Corée du Sud, par exemple, un déficit budgétaire qui a doublé en 1996, un ralentissement de la croissance, et une augmentation du ch™mage. De nombreux secteurs industriels sont ainsi en état de surproduction : cette année, l'industrie chimique a vu des baisses de prix atteignant les 36 %. Le secteur de l'automobile et celui des pneumatiques est aussi en état de crise. Le plus surprenant est que cette surproduction ne touche pas uniquement les secteurs traditionnellement en crise, comme la production charbonnière, l'industrie textile ou les chantiers navals, mais des industries de pointe, celles, justement, qui devaient prendre le relais des secteurs en déclin - pas seulement les simples microprocesseurs assemblés en Thaïlande, mais les mémoires DRAM de haute technologie fabriquées à Singapour.

Je remarque que M. DIDIER, ce matin, a évoqué ce problème de la chute des prix industriels.

Dans son rapport annuel de 1996, l'OMC constate que le ralentissement du taux de croissance du commerce mondial est dú à un affaiblissement de la demande dans les pays occidentaux. On note des observations similaires dans les Rapports 1995 et 1996 de la Banque Internationale des Règlements, et dans les Rapports sur le Commerce et le Développement de la CNUCED.

Le fait pour tous les pays de compter exclusivement sur les marchés extérieurs, et de ralentir leurs économies par souci d'équilibre macro-économique et de stabilité monétaire et financière aboutit à un immobilisme, à une insuffisance chronique de la demande. Ce qui est rationnel pour un seul pays cesse de l'être si tous adoptent la même stratégie. On peut aussi appeler cela l'effet de composition.

On peut noter également que le ralentissement volontaire, délibéré des économies par souci de stabilité macro-économique (ainsi que la nécessité de ne compter que sur les exportations pour relancer la croissance), est dú dans une large mesure à l'extrême mobilité internationale des capitaux.

Bien súr, cela a des effets sur l'emploi, qui s'est détérioré constamment, en qualité ou en quantité, depuis les années 1970.

Dans les pays de l'OCDE, si l'on compare les deux périodes, 1960-1973 et 1988-94, on constate que les taux moyens de ch™mage ont augmenté de 1,2 % aux Etats-Unis, de 1,8 % au Canada, ont doublé en Italie et au Japon, ont été multipliés par quatre au Royaume-Uni, par cinq en France, et par 8,5 en Allemagne (UN/DESIPA, 1995). D'après l'OCDE, si l'on prend en compte le mi-temps involontaire et les travailleurs découragés, il faut doubler ces chiffres du ch™mage.

Dans certains pays, ces chiffres sont relativement stables, mais c'est la qualité des emplois qui a souffert. Aux Etats-Unis, outre les problèmes de stabilité qui seront évoqués plus bas, on remarque une baisse des salaires réels des catégories les moins bien payées depuis les années 1970 - baisse allant de 0,3 a 1 % par an. Une étude réalisée à New York, ainsi que les chiffres nationaux, montrent une augmentation, en proportion, des emplois n'offrant pas de sécurité sociale (assurance médicale). Le problème de l'emploi a donc un versant qualitatif.

Dans les pays en développement, on observe partout des signes de détérioration, sauf dans de rares cas comme la Chine : d'après le BIT, le nombre d'emplois rémunérés a diminué de 0,1 % par an en Amérique Latine entre 1980 et 1998. Une étude du PNUD sur la Zambie a montré une chute du salaire moyen réel de 38 % entre 1983 et 1991.

Il semblerait donc que la solution, encore une fois, consiste dans le fait, pour tous les pays, de se garantir mutuellement un taux de croissance minimal de leur demande interne, de la même façon qu'est garantie l'ouverture commerciale des marchés. Ce point a été bien compris, et a été reflété, quoique parfois de manière allusive, dans les déclarations finales des sommets du G-7 de Lyon et de Lille. Il figure aussi dans le Rapport du BIT pour le sommet de Lille. Mais il faut à présent mettre en pratique ces bonnes résolutions.

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