II. RÉFLEXIONS SUR LES PROBLÈMES SPÉCIFIQUES DE LA MUTUALITÉ 45 ET LES PROBLÈMES COMMUNS À L'ENSEMBLE DES SOCIÉTÉS MUTUELLES

A. LA TRÈS PROBABLE TRANSPOSITION DES DIRECTIVES EUROPÉENNES DANS LE CODE DE LA MUTUALITÉ PERMETTRA-T-ELLE LE MAINTIEN D'UNE SPÉCIFICITÉ MUTUALISTE LÉGITIME ?

Lors de la préparation par la Commission des troisièmes directives assurance, à l'initiative de la mutualité en général et de la FNMF en particulier, le gouvernement français a demandé l'intégration des mutuelles dans le champ d'application des directives d'assurance en 1991. La conséquence de ce choix était, à certaines dérogations au statut juridique et fiscal des mutuelles près, l'alignement sur la réglementation du secteur de référence.

Conformément à ce voeu, un peu intempestif apparemment, et à cette demande, les " troisièmes " directives européennes (92/49/CEE du 18 juin 1992 sur l'assurance non-vie ", 92-96/CEE du 10 novembre 1992 sur l'assurance " vie ") ont intégré les mutuelles dans le champ de la réglementation européenne des assurances.

Selon la directive, les gouvernements nationaux devaient transposer en droit interne les dispositions des directives avant le 31 décembre 1993, ce qui a été fait pour les institutions de prévoyance par l'adaptation du code des institutions prévoyance intégré au code de la Sécurité sociale, mais n'a pas été fait pour les mutuelles du code de la mutualité.

Dans sa lettre de mise en demeure au ministre français des Affaires étrangères du 31 janvier 1996, le Commissaire européen Mario Monti écrivait que " la Commission ne dispose pas des éléments d'information lui permettant de conclure que les autorités françaises ont pris les mesures nécessaires transposant les dispositions en question " (des directives européennes) et que " la Commission, conformément à l'article 169 du traité CE, invite le gouvernement français à bien vouloir lui faire connaître ses observations sur le point de vue qu'elle à l'honneur de lui soumettre dans le délai de deux mois à compter de la réception de la présente lettre .... et se réserve d'émettre, s'il y a lieu, l'avis motivé prévu à l'article 169 du traité CE ".

Or, l'article 169 du traité prévoit que " si la Commission estime qu'un Etat membre a manqué à une des obligations qui lui incombait en vertu du présent traité, elle émet un avis motivé à ce sujet, après avoir mis cet Etat en mesure de présenter ses observations.

Si l'Etat en cause ne se conforme pas à cet avis motivé dans le délai déterminé par la Commission, celle-ci peut saisir la Cour de justice ".

Le 5 mars 1997, la Commission adresse un avis motivé au gouvernement français sur l'absence de transposition des directives " assurances " dans le code de la mutualité.

En juin 1997, le Président de la République réaffirme la nécessité de respecter la spécificité de la mutualité en France. Le Gouvernement français transmet le 19 novembre et le 3 décembre 1997 des notes à la Commission rappelant que les spécificités des mutuelles ne sont pas incompatibles avec les objectifs des directives assurances et affirmait sa volonté de réaliser la transposition au cours de l'année 1998, en prenant en compte les spécificités mutualistes.

Dans ses réponses du 28 novembre et du 17 décembre 1997, la Commission émet des réserves sur ces propositions en indiquant que ce projet ne répondait pas aux objectifs poursuivis par principe posé par l'article 8b de la directive 73/235/CEE selon lequel les entreprises sollicitent l'agrément pour une activité relative à l'assurance directe autre que sur la vie doivent limiter " leur objet social à l'activité d'assurance et aux opérations qui en découlent directement, à l'exclusion de toute autre activité commerciale ". Il s'agit du rappel du fameux principe de spécialisation de l'activité d'assurance.

Une nouvelle note accompagnée d'un avant-projet partiel de loi de transposition est envoyée par les autorités françaises le 11 février 1998. Elle prévoit d'une part que les activités d'assurance mutualiste peuvent être exécutées sous forme de prestations en espèces et/ou en nature et d'autre part que les activités non assurancielles des mutuelles devront être gérées dans des mutuelles filiales régies par le droit mutualiste 232( * ) .

Après avoir rejeté ces nouvelles propositions, la Commission européenne a finalement décidé le 8 mai 1998 de saisir la Cour de justice des Communautés européennes pour transposition incomplète par le gouvernement français des directives européennes, la mutualité étant le seul secteur concerné par les directives d'assurance qui échappe encore à leur application et la mutualité française étant la seule en Europe à ne pas avoir pris en compte ces directives d'une manière ou d'une autre 233( * ) .

Il paraît donc difficile à ce stade, et en dépit des diverses positions de la mutualité française, d'imaginer que les " mutuelles 45 " puissent échapper aux conséquences d'un processus qu'elles ont elles-mêmes initié, qui devrait entraîner une évolution réglementaire et fiscale souhaitée depuis longtemps par la FFSA, non sans une certaine logique, comme l'alignement fiscal et réglementaire passé des SAM n'allait pas non plus sans une certaine logique. Cette évolution n'empêche d'ailleurs nullement le maintien d'une certaine spécificité réglementaire et fiscale liée soit aux modalités de fonctionnement propre à une société de personnes, soit aux contraintes sociales spécifiques qu'elles peuvent choisir d'assumer en liaison avec leur caractère non lucratif.

La transposition aux MCM des troisièmes directives est d'autant plus probable qu'elles ont elles-mêmes prévu d'exclure du champ de la transposition un certain nombre de mutuelles :

en non vie (dir. 92/49) :

1. les mutuelles dont le statut prévoit la possibilité de procéder à des rappels de cotisations (ou réduction des prestations), ne couvrant pas les risques responsabilité civile, crédit et caution, percevant moins d'1 million d'Ecus (6,5 MF de cotisations annuelles) et dont la moitié au moins des cotisations provient des membres affiliés ;

2. les mutuelles ne versant que des prestations d'assistance en nature et percevant moins de 200 000 Ecus par an (1,3 MF) ;

3. les mutuelles intégralement réassurées auprès d'une entreprise d'assurance de même nature ou pour lesquelles le cessionnaire se substitue à la cédante pour l'exécution des engagements ;
en vie (dir. 92/96) :
1. les mutuelles dont le statut prévoit la possibilité de procéder à des rappels de cotisations (ou réduction des prestations ou de faire appel au concours d'autres personnes ayant souscrit un engagement à cette fin) et ayant perçu moins de 0,5 million d'Ecus (3,2 MF) de cotisations annuelles pendant au moins 3 années consécutives ;

2. les mutuelles ne versant que des allocations pour frais d'obsèques.
En pratique, ces dispositions pourraient permettre d'exclure de très nombreuses petites mutuelles maladie dans la mesure où :
- soit le code de la mutualité serait modifié pour leur permettre de procéder à des rappels de cotisations (dans le sens du code des assurances - art. L. 322-26-1 - qui permet aux sociétés d'assurances mutuelles de recourir à une cotisation " fixe ou variable ") ;

- soit elles se réassureraient intégralement auprès d'une union de mutuelles 234( * ) , selon le schéma de réassurance adopté par GROUPAMA avec sa filiale de réassurance SOREMA, et qui n'a fait l'objet d'aucune contestation, dans la mesure où cette filiale peut se réassurer elle-même auprès de toute société de réassurance.

C'est d'ailleurs l'orientation des solutions proposées par le rapport Bacquet, qui voyait mal, dès 1994, comment il était possible d'éviter une transposition extensive des directives européennes, laquelle n'empêchait toutefois pas un certain nombre d'aménagements. Mal reçu par le monde mutualiste à l'origine, ce rapport, extrêmement rigoureux et soucieux de préserver les activités de la mutualité, paraît aujourd'hui rétrospectivement recueillir l'assentiment de la plupart des acteurs de la mutualité.

Ce scénario pourrait éventuellement s'appliquer à une grande partie du monde de la mutualité.

Au demeurant, le monde de la mutualité est assez réceptif à un certain nombre d'arguments de la Commission comme :

- la filialisation pure et simple sous une forme juridique de droit commun ou mutualiste des activités commerciales exercées sous une forme mutualiste (tourisme, loisirs) l'activité sociale découlant directement de l'activité d'assurance pouvant être filialisée dans des mutuelles " soeurs " ;

- la remise en cause des relations anormales entre les administrations et leurs mutuelles et la prise en charge par celles-ci de la totalité de leurs coûts de fonctionnement (ce qui n'est pas à l'heure actuelle le cas, malgré l'autonomie juridique de ces mutuelles par rapport à l'administration) ;

- l'adoption d'une réglementation prudentielle commune, une réserve étant faite sur le niveau de fonds de garantie minimum à exiger des mutuelles eu égard au statut de société de personnes des mutuelles ;

- la limitation aux adhérents et à leur famille des services et des prestations offerts par les MCM, à l'exception des contraintes d'accueil hospitalier édictées par l'administration sociale ;



et, dans une moindre mesure comme :

- la liberté de transfert des portefeuilles, dès lors qu'étant volontaire, son bénéficiaire peut être décidé en assemblée générale (ce qui serait cohérent avec l'article L. 324-1-1 du code des assurances issu de la loi du 4 janvier 1994 qui permet aux MCM de recevoir des portefeuilles transférés par des assureurs non mutualistes) et à la condition que le prix du transfert soit gardé dans la mutuelle au niveau des réserves impartageables ;

- une certaine banalisation fiscale, pourvu qu'une décision soit prise permettant à la mutualité de savoir précisément ce qu'il en est et à quelle échéance et que soient prises en compte les contraintes particulières qu'elle assumerait effectivement le cas échéant comme le refus de sélection;

- la fin de l'obligation de réassurance dans le réseau mutualiste (obligation très mal ressentie à l'heure actuelle par un certain nombre de mutuelles à la base) à partir du moment où cette liberté ne concernerait que l'organe de réassurance interne au réseau mutualiste 235( * ) . Il n'est toutefois pas inimaginable que certaines fédérations mutualistes accordent la liberté de réassurance interne aux mutuelles qu'elles fédèrent.
D'autres réquisits comme la mise en cause de l'unité juridique des mutuelles et de leurs réalisations sociales (maisons de retraite, de convalescence, centres de soins, etc.) à des fins de spécialisation et de cantonnement prudentiel de l'activité assurancielle 236( * ) sont en revanche ressentis comme des remises en cause de la vocation même des mutuelles qui, selon le code de la mutualité sont " des groupements à but non lucratif ", se proposant " de mener, dans l'intérêt des membres ou de leur famille, une action de prévoyance, de solidarité et d'entraide " (alors même qu'il serait peut-être plus rigoureux de se concentrer sur l'autonomie juridique des caisses autonomes porteuses de risques lourds dans une certaine opacité pour l'adhérent assuré).

Or, cette action de prévoyance, de solidarité et d'entraide passe par la mutualisation des diverses activités, la possibilité de subventions croisées, dans le cadre d'un équilibre global, entre les activités génératrices d'excédents et les réalisations d'entraide et de solidarité génératrices susceptibles de générer des déficits plus ou moins durables comme justement l'assurance complémentaire santé.

On ne peut qu'être sensible à un tel argument, invoqué par des représentants de structures à but non lucratif dont les diverses activités, qui sont aujourd'hui suivies de manière bien individualisée sur le plan de la gestion, n'ont pas vocation à être toutes des centres de profit, si l'on reste dans un contexte mutualiste. L'argument serait d'ailleurs encore plus pur, s'il était techniquement possible de sortir le cas échéant du statut mutualiste et qu'ainsi le maintien dans le statut mutualiste soit bien l'expression d'un choix constamment réaffirmé par les sociétaires (on y reviendra plus loin).

L'argument est d'autant plus recevable dans un contexte où la population vieillit, la précarisation du salariat s'accroît, la place de la protection sociale sous forme de contrats de groupe liés à l'emploi est fiscalement favorisée (alors que la couverture sociale exercée par les mutuelles est majoritairement individuelle, y compris pour les populations fragilisées dont les mutuelles cherchent à maintenir la prise en charge) et dans un contexte où l'action sociale directe de l'Etat étant souvent tenue en échec compte tenu de sa rigidité, l'on songe à accroître le rôle de service public de la mutualité en faveur de l'exclusion.

Par ailleurs, la séparation juridique des réalisations sociales et des mutuelles dont l'activité essentielle consiste à faire des remboursements complémentaires en espèces irait à contresens de l'évolution du marché de l'assurance qui tend à réserver une part plus grande aux prestations en nature de type assistance 237( * ) , conformément aux souhaits profonds des assurés, qui préfèrent, en cas de difficulté, être pris en charge et assisté dans leurs besoins réels, plutôt que de percevoir une somme d'argent une fois pour toutes et sans appui ni conseil pratiques. Il y aurait donc quelque paradoxe à contraindre la mutualité à abandonner maintenant un type de prestations, relevant de la branche assistance de l'assurance (au sens de la directive européenne de 1984) par lequel elle semble avoir largement anticipé les évolutions du marché de l'assurance qui répond maintenant à ce type de besoins latents depuis longtemps pris en charge par le monde mutualiste.

Dans la mesure où la filialisation juridique n'est pas une condition de la transparence comme le soulignait le rapport CGP sur le système bancaire français à propos de la création de la filiale de la Caisse des dépôts et consignations " CDC Marché " et que la volonté de transparence, qui exprime aussi le souci de spécialisation juridique, peut être satisfaite par d'autres moyens, il n'est pas nécessaire d'envisager ce type de séparation, dont les conséquences seraient vraisemblablement socialement lourdes.

On peut imaginer une évolution de la gestion des réalisations sociales selon des modalités de type " caisse autonome ", en prévoyant une autonomie financière et comptable poussée et bien encadrée. Par ailleurs, il est possible de prévoir réglementairement que les transferts d'excédents d'une activité à l'autre doivent être explicitement présentés, justifiés et approuvés lors de l'assemblée générale annuelle. Il pourrait aussi être prévu qu'ils fassent l'objet d'un contrôle informel et a posteriori par l'autorité de tutelle.

Il paraît cependant difficile en l'état actuel du dossier européen que la Cour de Justice européenne fasse droit à un tel raisonnement comme le faisait bien ressentir Alain Bacquet dans son rapport.

L'adoption d'une telle position risquerait d'ailleurs de faire naître des distorsions de concurrence à l'égard des institutions de prévoyance qui pratiquent aussi l'assurance complémentaire santé et qui mettent également en oeuvre au profit de leurs membres participants une action sociale. Or la loi n° 94-678 du 8 août 1994 qui modifie le code de la Sécurité sociale et transpose les libertés d'assurance pour les institutions de prévoyance précise que, lorsque cette action sociale " se réalise par l'exploitation de réalisations sociales collectives, elle doit être gérée par une ou plusieurs personnes morales distinctes ".

Toutefois l'évolution des esprits, parmi ceux qui acceptent l'hypothèse de transposition, fait qu'il ne paraît pas impossible d'accéder à cette exigence européenne (comme évoqué plus haut) en créant des mutuelles soeurs.