VI - LA LOI FACE AUX PERSPECTIVES OUVERTES PAR LA RECHERCHE

Dans les années à venir, les progrès de la science permettront d'apporter des solutions neuves au problème que pose actuellement la pénurie d'organes. Certaines des techniques qui sont aujourd'hui en cours d'élaboration ne devraient pas mettre en question l'adéquation des règles juridiques à l'évolution des pratiques biomédicales et chirurgicales. Ainsi en va-t-il du développement, encore expérimental, du génie tissulaire qui permettra de reconstituer, à partir de cultures cellulaires, des vaisseaux sanguins, des ligaments, des tissus osseux, voire des organes menacés de destruction .

En revanche, deux voies qui sont aujourd'hui en cours d'exploration méritent sans doute que le législateur leur porte une attention particulière en raison des problèmes qu'elles sont susceptibles de poser, tant sur le plan éthique que sur celui de la sécurité sanitaire :

o la première est celle des xénogreffes , qui ont déjà fait l'objet de dispositions introduites dans la loi du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme ;

o l'autre concerne la création de banques de cellules embryonnaires totipotentes (embryonic stem cells) au sujet desquelles le Comité consultatif national d'éthique a publié un avis (n° 53) en mars 1997, question qui renvoie à celle, plus générale, de la recherche sur l'embryon par ailleurs abordée dans une autre partie du rapport.

1. Les xénogreffes : une perspective encore incertaine dont les risques ne peuvent être évalués avec certitude

Les xénogreffes constituent l'une des solutions possibles à la pénurie relative d'organes. Mais, comme le note le docteur JUVEZ dans un rapport remis au secrétaire d'Etat à la Santé en septembre 1998, elles sont aussi susceptibles de " permettre le développement de nouvelles indications de thérapeutiques substitutives concernant de larges parties de la population (maladies récidivantes, cancers, stade terminal de maladies chroniques, personnes âgées, etc.) " .

1.1. Une réalité expérimentale pour l'instant décevante

Depuis la première xénogreffe de reins pratiquée sans succès à Lyon en 1905, de multiples tentatives encouragées notamment par le développement des immunosuppresseurs ont été tentées au cours de la seconde moitié de ce siècle mais aucune xénotransplantation d'organe n'a à ce jour survécu plus de quelques mois. Outre les receveurs de valves cardiaques, tissus xénogéniques non viables, on ne dénombre dans le monde que 179 personnes encore vivantes, ayant bénéficié d'une greffe de cellules ou de tissus xénogéniques viables .

Le problème essentiel réside dans les phénomènes de rejet suraigu que provoque l'implantation d'un greffon provenant d'une espèce différente.

Compte tenu de ce risque, la recherche s'est orientée vers la modification des caractéristiques du greffon dans l'animal donneur. La production de porcs transgéniques exprimant à la surface de certaines cellules des protéines humaines est en cours de développement. Ils pourraient fournir à l'homme des organes mieux tolérés que les greffons xénogéniques non modifiés. L'expérimentation animale pratiquée sur des primates à partir de greffes de coeur de porc génétiquement modifiés n'a permis jusqu'ici qu'une survie limitée à quelques mois.

1.2. Une communauté scientifique dans l'expectative face aux risques potentiels

Au-delà des risques classiques de transmission d'une maladie infectieuse, comparables à ceux d'une allogreffe, les scientifiques s'interrogent aujourd'hui sur l'éventuel franchissement de la barrière des espèces par un agent d'origine animale jusqu'alors inconnu, lequel pourrait ensuite se répandre par contagion dans l'espèce humaine tout entière. L'immunosuppression faciliterait la dissémination virale et l'adaptation des virus à leur nouvel hôte. L'introduction de gènes humains chez les porcs pourrait, de surcroît, entraîner une préadaptation des virus aux infections humaines.

La parade consistant à élever les animaux en milieu stérile élimine, certes, les risques d'infection par contaminants habituels mais non par des provirus et des rétrovirus intégrés au génome de l'animal et transmis à sa descendance. Pour reprendre la formule du docteur JUVEZ, il s'agit d'un " risque faible quant à sa probabilité mais potentiellement élevé quant à sa gravité " .

En octobre 1997, une équipe londonienne publiait l'identification d'une souche de rétrovirus de type C associés à des cellules rénales de porc et capables d'infecter in vitro des cellules humaines. Ces chercheurs ont, de plus, trouvé deux rétrovirus endogènes, latents chez le porc, dont les provirus sont susceptibles de se réactiver chez l'homme.

Cette publication a entraîné, au Royaume-Uni, l'introduction d'un moratoire d'au moins trois ans et la mise en place de la " Xenotransplantation Interim Regulatory Authority ", chargée de distribuer les autorisations d'études. Aux Etats-Unis, la Food and Drug Administration est temporairement revenue sur sa décision d'autoriser des essais cliniques et une demande de moratoire sur toutes les formes de xénotransplantation a été exprimée par un groupe de praticiens auxquels s'est associé Fritz BACH, chercheur à la Harvard Medical School. En Suède et en Allemagne, les chercheurs se sont imposés un moratoire volontaire. Enfin, le Comité des ministres du Conseil de l'Europe a adopté, le 30 septembre 1997, une recommandation visant la mise en place, dans chacun des Etats membres, d'un mécanisme pour l'enregistrement et la réglementation :

o de la recherche fondamentale et des études cliniques ;

o de la provenance et du traitement des animaux utilisés ;

o des programmes de xénotransplantation ;

o de la surveillance à long terme des receveurs et des animaux-ressources.

Le marché des xénogreffes est porteur, même s'il ne concerne qu'un nombre relativement faible de malades dans le monde. Les évaluations vont de 1,4 à 6 milliards de dollars d'ici à 2010 et la plupart des laboratoires s'appuient sur de puissantes firmes (Nextran et Alexian aux Etats-Unis ; Imutran au Royaume-Uni, racheté par Novartis qui s'apprête à investir plus d'un milliard de dollars dans ce domaine).

1.3. La nécessité d'un encadrement législatif

" En cas de succès de la technique, l'actuel système centralisé de collecte, d'allocation et de distribution des organes humains qui existe dans la plupart des pays développés serait remplacé par un système commercial, basé sur les forces du marché, qu'il conviendrait évidemment d'encadrer par la loi. "

En France où, malgré ses antécédents historiques, la recherche sur les xénogreffes est restée relativement modeste, sans engagements financiers spécifiques, un comité pour les xénotransplantations a été créé à l'EFG et une intercommission de l'INSERM chargée de réfléchir sur les risques a préconisé un certain nombre d'axes de recherches, notamment sur le risque infectieux.

Surtout, des dispositions ont été introduites récemment dans la loi du 1er juillet 1998 sur la sécurité sanitaire. Aux termes du nouvel article L 209-18.3 du Code de la santé publique :

o les recherches cliniques portant sur l'utilisation thérapeutique des organes, tissus ou cellules d'origine animale sont soumises à autorisation du ministre chargé de la Santé après avis de l'Agence française de sécurité sanitaire et de l'EFG ;

o des règles de bonne pratique doivent être préparées par l'Agence, après avis de l'EFG. Elles concernent les activités de prélèvement, conservation, transformation, transport et utilisation de ces produits, l'élevage des animaux, les conditions sanitaires auxquelles ils devront répondre et les règles d'identification permettant d'assurer la traçabilité des produits obtenus.

Ainsi la France est-elle pour l'heure le seul des pays où se poursuivent des recherches à avoir posé, sous l'angle de la sécurité sanitaire, les bases d'une réglementation. Il conviendra d'examiner, au moment de la révision de la loi de 1994, si d'autres dispositions d'ordre juridique ou éthique s'avèrent nécessaires. Cependant, comme en bien d'autres matières touchant à la bioéthique, l'efficacité des normes internes restera limitée si une coopération internationale concernant les protocoles d'essai clinique et de surveillance épidémiologique ne s'instaure pas très rapidement.

2. La constitution de banques de cellules souches : une potentialité thérapeutique considérable dont le développement renvoie au problème de la recherche sur l'embryon

Début novembre 1998, l'hebdomadaire " Science " de Washington annonçait que les docteurs James THOMSON et Jeffrey JONES, de l'Université du Wisconsin, avaient réussi à cultiver cinq lignées de cellules souches humaines à partir d'embryons " frais " ou congelés fournis par le département de procréation médicalement assistée de l'université. Grâce à un traitement approprié, les chercheurs ont amené les cellules ES (embryonic stem), indifférenciées au départ, à se transformer en cellules cartilagineuses, osseuses, musculaires, nerveuses et intestinales. Parallèlement, John GEARHART, de l'Université Johns Hopkins à Baltimore, est parvenu au même résultat en développant une méthode légèrement différente qui fait appel à des foetus avortés de 5 à 9 semaines. La recherche sur l'embryon étant interdite aux Etats-Unis à tout chercheur percevant des fonds fédéraux, ces études ont pu être menées à bien dans un environnement universitaire grâce à la firme californienne Geron Menlo Park, qui vient de déposer un brevet mondial pour ces deux techniques.

Les possibilités thérapeutiques ainsi ouvertes -et les enjeux économiques qui y sont associés- sont considérables. Ronald Mc KAY, chef du laboratoire au National Institute of Neurological Disorders and Stroke (institut américain spécialisé dans la recherche sur les troubles neurologiques), estime qu'à long terme, la culture des cellules ES devrait avoir des répercussions décisives sur la biologie des greffes. A l'en croire, la transplantation n'en serait qu'au stade " chasseur-cueilleur ". La phase de " sédentarisation agricole " consistera à créer des banques de cellules bien caractérisées, soumises à des contrôles de qualité très stricts. D'après les premières données de l'expérimentation animale, les cellules ES pourraient être manipulées de façon à être acceptées par le système immunitaire et à générer des tissus tolérés par tous les receveurs.

Alors que ces recherches étaient encore cantonnées au domaine de l'expérimentation animale, le Comité consultatif national d'éthique a rendu le 11 mars 1997 un avis (n° 53) " sur la constitution de collections de cellules embryonnaires humaines et leur utilisation à des fins thérapeutiques et scientifiques " . Rappelant que la loi interdit " l'établissement de lignées de cellules ES à partir de blastocystes humains obtenus par fécondation in vitro et cultivés ex vivo " , il ajoute que " compte tenu des importantes perspectives dans les recherches thérapeutiques, des dispositions nouvelles prises dans le cadre de la révision de la loi devraient permettre de modifier cette interdiction " .

On n'analysera pas ici plus en détail les conditions dont le CCNE assortit cette éventuelle libéralisation, cette question étant par ailleurs abordée dans la partie du rapport consacrée à l'assistance médicale à la procréation. Bornons-nous à constater qu'il s'agit là d'un des points centraux sur lesquels le législateur devra exercer sa réflexion.

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