M. Jacques Valade, président de la commission des affaires culturelles. Très bien !

Mme Monique Cerisier-ben Guiga, rapporteur. Dans le cas précis d'Abou Dabi, si le montant extrêmement élevé des sommes en jeu doit susciter une grande vigilance, il faut tout de même mesurer avec réalisme l'intérêt que ces sommes représentent pour nos propres musées.

Au total, ce sont environ 1 milliard d'euros sur trente ans qui seront versés directement au musée du Louvre et aux autres musées participants.

Ces fonds pourraient permettre la création, qui n'a pas encore été possible, d'un grand centre consacré à la conservation, à la restauration et à la recherche pour accueillir les réserves du Louvre et des autres musées de la capitale, en particulier celles du musée d'Orsay, toutes menacées par la crue centennale de la Seine.

Ils pourraient également permettre d'achever le projet Grand Louvre commencé avec l'édification de la pyramide en 1989. Il est en effet actuellement très largement dépassé puisque en vingt ans le nombre annuel de visiteurs a doublé, passant de quelque 4 millions à 8 millions.

Par ailleurs, ces fonds devraient permettre de libérer de nouveaux espaces, comme le pavillon de Flore, pour y accueillir des oeuvres et le public.

Enfin, ils permettraient aux musées participants d'enrichir leurs collections par la restauration ou l'acquisition de nouvelles oeuvres. Sur ce point l'accord pose problème dans la mesure où il pourrait y avoir un conflit d'intérêts entre le musée d'Abou Dabi et les musées français pour l'acquisition de certaines oeuvres.

Bien entendu, ce projet n'a de sens, madame la ministre, que s'il ne se traduit pas par une diminution de la subvention de l'État aux musées nationaux. Votre prédécesseur s'était d'ailleurs engagé à ce que ces ressources nouvelles viennent par surcroît et non en compensation de l'effort budgétaire de l'État. Je souhaite, madame la ministre, que vous nous confirmiez cet engagement.

Qu'on le veuille ou non, il existe aujourd'hui un véritable marché de l'art et de l'influence culturelle, de même qu'il existe un marché des universités.

Le Louvre est en concurrence avec le Metropolitan Museum of Art de New York, le British Museum et les grands musées européens.

Or, face à la mondialisation, notre pays dispose de formidables atouts dans ce domaine grâce à un patrimoine d'une richesse exceptionnelle et à une expertise reconnue.

Dès lors, pourquoi refuser à nos grands musées nationaux, comme le musée du Louvre, le plus grand musée et le musée le plus visité au monde, de mettre à profit cet atout artistique et intellectuel, qui est une arme pour la France dans la dure compétition de la mondialisation - je me place dans la perspective du rapport que M. Védrine vient de rédiger ?

Bien entendu, cela ne doit pas se faire dans n'importe quelles conditions. Il faut se méfier des dérives commerciales, comme dans le cas de la Fondation Guggenheim.

Je souhaite donc que le Gouvernement s'engage à informer régulièrement le Parlement de la mise en oeuvre de ce projet, de l'utilisation des sommes versées par les autorités émiriennes, ainsi que de l'action de l'Agence France Museums créée pour gérer le projet, qu'il s'agisse de ses aspects administratifs, des choix scientifiques et de sa gestion financière.

Je considère en particulier que cette agence devrait rendre chaque année un rapport au Parlement. Pourquoi les commissions de notre assemblée qui sont compétentes sur ces sujets, je pense à la commission des affaires culturelles, à la commission des finances et à la commission des affaires étrangères, ne pourraient-elles pas assurer un suivi régulier de la mise en oeuvre de cet accord, organiser des auditions communes, vérifier que les sommes recueillies servent bien à financer de nouveaux projets et s'assurer que l'État respecte son engagement de ne pas diminuer les subventions qu'il verse aux musées de France ?

Le projet « Louvre Abou Dabi » est novateur et donc risqué. Il met en jeu de sommes importantes sur une très longue durée. Sa mise en oeuvre pose et posera des problèmes déontologiques sur lesquels il faudra exercer une grande vigilance. Un contrôle parlementaire régulier est une des garanties qui doivent être apportées à sa réalisation.

Sous le bénéfice de cette observation, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées vous recommande, mes chers collègues, d'adopter ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste ainsi que sur certaines travées de l'UMP. - Mme Nathalie Goulet applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.

M. Philippe Nachbar, rapporteur pour avis de la commission des affaires culturelles. Monsieur le président, madame la ministre, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, il n'est pas courant que la commission des affaires culturelles demande à se saisir pour avis d'un projet de loi autorisant l'approbation d'un accord international. Cependant, les trois accords passés entre la France et les Émirats Arabes Unis, qui donneront corps au projet de « musée universel d'Abou Dabi », justifient pleinement que notre commission souhaite donner un avis sur ce dossier important en termes diplomatiques, certes, mais également en termes culturels.

La dimension culturelle de ces accords n'est, en effet, pas contestable, comme en témoigne le rôle déterminant qu'ont joué dans les négociations le précédent ministre de la culture, M. Renaud Donnedieu de Vabres, la directrice des musées de France, le président de l'établissement public du Grand Louvre, ainsi que plusieurs responsables de grands musées français.

Ce projet, d'une ampleur exceptionnelle, illustre de manière exemplaire à la fois l'ouverture au monde que nous voulons donner à notre politique culturelle et notre souci de perfectionner en permanence, en le soutenant et en le finançant de manière substantielle, l'ensemble du système français qui permet aux visiteurs de découvrir l'art à travers nos grands musées.

Notre commission, Mme  Cerisier-ben Guiga a évoqué ce point et je l'en remercie, avait dès le début de l'année 2007 demandé à entendre les responsables sur ce projet, notamment la directrice des musées de France et le président du Grand Louvre. Nous avions consacré une séance de nos travaux à discuter de ce sujet, sans rien dissimuler ni des controverses qu'il avait entraînées ni de l'intérêt qu'il paraissait présenter.

Par conséquent, dans le rapport pour avis que je présente au nom de la commission des affaires culturelles j'évoquerai tout d'abord les inquiétudes qui s'étaient fait jour afin d'apporter les réponses qui me paraissent les plus adaptées et j'examinerai ensuite les retombées de ce projet à la fois pour le rayonnement culturel de la France et pour la politique des musées, qui est une priorité.

Une première inquiétude, exprimée par certains, tenait au nombre d'oeuvres d'art qui seraient prêtées au musée d'Abou Dabi, au risque de priver les musées français d'une partie de leur attractivité tant pour le public français que pour les visiteurs étrangers.

Les chiffres que vous avez cités, madame la rapporteur, montrent clairement que ces craintes étaient tout à fait excessives.

En effet, la France s'engage à présenter dans les dix années suivant l'ouverture du musée des oeuvres dont le nombre diminuera au fur et à mesure que se constitueront les collections permanentes du nouveau musée.

Il convient de dire avec force qu'il s'agit de la constitution d'un nouveau musée. La France prêtera simplement des oeuvres pendant une durée limitée à dix années jusqu'à ce que les collections soient complètes.

Après ce délai, le musée universel d'Abou Dabi sera un très grand musée que nous auront porté sur les fonts baptismaux, mais auquel nous n'aurons plus, en dehors du cadre d'expositions temporaires, à prêter d'oeuvres.

Nous nous engageons à prêter 300 oeuvres au cours des trois premières années, 250 au cours des trois années suivantes et 200 pendant les quatre dernières années où s'appliqueront les conventions internationales. La durée de chaque prêt sera comprise entre six mois et deux ans. À partir de la onzième année, la totalité des collections propres du musée aura été acquise.

C'est la partie française, il convient de le préciser, qui choisira les oeuvres qu'elle entend prêter. Une commission scientifique sera chargée de cette sélection, qui fera elle-même l'objet d'une convention particulière.

Les mêmes règles s'appliqueront aux quatre expositions temporaires que la France s'engage à organiser chaque année pendant les quinze ans suivant l'ouverture du musée, et qui dureront chacune entre deux mois et quatre mois.

En outre, comme vous l'avez souligné, madame la rapporteur, ce n'est pas le Louvre seul qui prêtera ses oeuvres au musée d'Abou Dabi mais l'ensemble des musées associés au sein de l'Agence France Museums parmi lesquels le musée d'Orsay, le musée du Quai Branly, le musée Rodin, le musée de Versailles, le domaine national de Chambord et le musée Guimet.

On estime que les musées français prêtent actuellement chaque année à l'étranger entre 8 000 et 10 000 oeuvres, dont 1 500 environ proviennent du Louvre, ce qui permet de relativiser le nombre des oeuvres prêtées à Abou Dabi.

Une deuxième critique adressée à ce projet porte sur la sécurité des oeuvres prêtées, et elle manifeste, me semble-t-il, un certain ethnocentrisme français : l'État d'Abou Dabi possède tous les dispositifs nécessaires pour assurer aux oeuvres une complète sécurité. D'ailleurs, peut-être est-il mieux équipé que certaines des grandes institutions anciennes auxquelles nous prêtons des oeuvres et qui, certes, possèdent le charme et le prestige de l'ancienneté, mais dont les dispositifs de sécurité ne sont pas ceux dont disposera le nouveau musée d'Abou Dabi !

Comme vous l'avez rappelé, madame la rapporteur, la maîtrise d'oeuvre du bâtiment sera confiée à Jean Nouvel, un architecte français, et la France sera associée à toutes les étapes de la conception et de la réalisation du musée. Je crois donc qu'il ne faut nourrir aucune inquiétude sur la sécurité des oeuvres qui seront prêtées.

De plus, en cas de menace sur la conservation et la sécurité des oeuvres, l'accord prévoit une série de mesures conservatoires, qui peuvent aller jusqu'au rapatriement immédiat des oeuvres et à la suspension ou à la résiliation du partenariat.

Une troisième critique portait sur l'abandon du principe de gratuité des prêts.

Or il faut noter que cet accord ne porte pas seulement sur le prêt d'oeuvres, car, si tel était le cas, il ne serait pas nécessaire que trois conventions internationales lient notre pays aux Émirats Arabes Unis et que deux commissions du Sénat soient appelées à donner leur avis ! Il s'agit d'un accord global, qui a pour objet non seulement le prêt d'oeuvres, mais aussi l'aide à la conception et à la réalisation du musée, la formation de l'ensemble de son personnel - l'équipe de direction comme les agents de surveillance - et l'acquisition des oeuvres destinées à la collection permanente du musée d'Abou Dabi.

Mes chers collègues, nous sommes donc saisis d'un vaste partenariat de coopération culturelle internationale, et nullement d'un simple accord relatif au prêt d'oeuvres, dérogeant à la règle de la gratuité qui est d'usage en la matière.

J'ajoute, car des critiques ont été formulées sur ce point, que le nom « Louvre », utilisé dans l'appellation du nouveau musée, dit « Louvre Abou Dabi », ne fera pas l'objet d'une utilisation mercantile,...

M. Philippe Nachbar, rapporteur pour avis. ...de même que n'auront pas lieu les dérapages que certains ont imaginés, en évoquant notamment les produits dérivés. En effet, l'encadrement juridique du nom « Louvre » sera très strict, avec des sanctions pouvant aller jusqu'à la résiliation de l'accord.

Le musée d'Abou Dabi portera le nom de « Louvre », et voilà tout. En contrepartie de cette seule appellation, la France recevra quelque 400 millions d'euros, ce qui montre d'ailleurs le prestige dont nos institutions culturelles jouissent dans l'émirat, comme dans d'autres États.

Ces critiques réfutées, il faut insister, me semble-t-il, sur l'occasion qu'offre ce projet, à la fois pour le rayonnement culturel de notre pays et pour la politique que nous mènerons afin d'accueillir au mieux les visiteurs du Grand Louvre.

Tout d'abord, ce sont les autorités des Émirats Arabes Unis qui sont venues, voilà deux ans, me semble-t-il, solliciter l'appui du musée du Louvre pour la conception de leur musée, ce qui prouve le prestige dont jouissent nos établissements à l'étranger, à commencer bien entendu par le Louvre, qui constitue, comme vous l'avez rappelé, madame la rapporteur, le premier musée au monde par le nombre de visiteurs.

Or le Louvre mène déjà une politique internationale très active. Il offre son expertise, participe à des fouilles archéologiques, contribue par des prêts d'oeuvres à des expositions. À titre d'exemple, en 2005, le Louvre a organisé au Japon une grande exposition consacrée à la peinture française du XIXe siècle, qui a attiré plus d'un million de visiteurs.

En outre, comme vous l'avez souligné à juste titre, madame la rapporteur, le partenariat conclu entre le Louvre et le High Museum d'Atlanta constituait une préfiguration de l'accord que nous examinons aujourd'hui.

Précisons aussi que la France n'est pas le seul pays à engager de tels accords de coopération. La Grande-Bretagne, qui possède elle aussi des musées de renom international, a conclu des accords similaires avec de nombreux États. Par exemple, le British Museum a noué un partenariat avec le musée d'art islamique du Qatar, un État voisin des Émirats Arabes Unis.

Au prestige de la coopération culturelle s'ajoutent les retombées financières tout à fait considérables de cet accord pour la France et les musées français. Mes chers collègues, ce point est fondamental pour le rapporteur du budget de la culture que je suis et que je serai de nouveau dans quelques semaines, quand nous examinerons le budget de ce ministère dans le cadre du projet de loi de finances pour 2008.

Notre pays recevra un milliard d'euros sur trente ans, dont 165 millions d'euros en contrepartie des prestations de service de l'Agence France Museums, 195 millions d'euros au titre des expositions et 190 millions d'euros pour les prêts d'oeuvres, ce qui permettra de moderniser les conditions de fonctionnement du Grand Louvre.

Ces enveloppes financières seront redistribuées par l'Agence France Museums entre les différents établissements qui auront prêté des oeuvres. Le Louvre ne sera donc pas seul à bénéficier de cette manne, même si, je le rappelle, il percevra directement 400 millions d'euros pour l'usage de son nom ainsi que 25 millions d'euros destinés à la restauration du pavillon de Flore, au titre du mécénat.

Ces fonds serviront bien sûr à rénover nos musées, qui en ont besoin : le Grand Louvre est certes un établissement magnifique, mais certaines de ses salles n'accueillent pas le public comme il conviendrait et ne sont pas aussi bien adaptées que nous le souhaiterions à la conservation des oeuvres.

Ils permettront également l'enrichissement des collections, mais surtout leur restauration, d'autant qu'ils seront exonérés de tout prélèvement fiscal - ce point est essentiel -, comme l'État français s'y engage dans l'un des trois accords internationaux que nous examinons aujourd'hui.

Enfin, ces financements aideront à la fois à accélérer l'achèvement du Grand Louvre, dont certaines salles, je le répète, n'accueillent pas le public faute de pouvoir le faire dans de bonnes conditions, et à réaliser le projet Pyramide, qui doit permettre au Louvre de faire face au succès qu'a entraîné, depuis 1989, son extension.

Ils devraient contribuer également à créer en banlieue parisienne un centre commun de réserves pour le Louvre et le musée d'Orsay, entre autres musées, pour faire face à une éventuelle crue de la Seine mais aussi pour participer à la conservation des oeuvres, à leur restauration, à la recherche et à la formation des futurs restaurateurs.

Voilà cinq ans, le Sénat a mis en place une mission d'information sur la gestion des collections des musées, que je présidais et dont Philippe Richert était le rapporteur. Or nous avions constaté que les oeuvres n'étaient pas conservées de façon satisfaisante et que la recherche en la matière était insuffisante. À l'évidence, les sommes qui seront versées en contrepartie de ces accords internationaux permettront d'améliorer la situation.

En dernier lieu, l'accord international confirme la vocation universelle du musée qui sera créé à Abou Dabi et qui réalisera en quelque sorte le rêve d'André Malraux, dont je garde en mémoire les propos sur l'universalité des musées et des oeuvres. Il renfermera des oeuvres de toutes les périodes et de tous les pays, et c'est la France, à travers l'Agence France Museums et ses grands musées, qui aura en grande partie contribué à le mettre en place !

Enfin, je le répète, les Émirats Arabes Unis en général et Abou Dabi en particulier ont décidé de faire de la culture, de l'ouverture au monde et du dialogue entre les civilisations une priorité. Les Émirats comptent deux alliances françaises, quatre établissements d'enseignement français ainsi que, depuis maintenant près de deux ans, une antenne de la Sorbonne.

Mes chers collègues, nous souhaitons tous que se développe le dialogue entre l'Orient et l'Occident, et le musée d'Abou Dabi constitue à cet égard un projet exemplaire. Par là même, il jouera un rôle important en matière de relations internationales et répondra au souci que nous partageons tous de voir cette région du globe s'apaiser.

C'est pourquoi la commission des affaires culturelles recommande au Sénat d'adopter les conventions internationales qui lui sont aujourd'hui soumises. (Applaudissements sur les travées de l'UMP ainsi que sur certaines travées de l'UC-UDF et du RDSE.)

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.

Mme Catherine Morin-Desailly. Monsieur le président, madame la ministre, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, l'autorisation d'approbation des accords conclus entre la France et les Émirats Arabes Unis relatifs au musée universel d'Abou Dabi aujourd'hui demandée au Sénat fait écho à l'intense polémique qui a agité le milieu culturel au début de l'année.

Si la commission des affaires culturelles a elle-même procédé à des auditions pour entendre les opinions divergentes et connaître les tenants et les aboutissants de cette négociation, ainsi que le contenu des accords - je tiens d'ailleurs à saluer l'initiative de son président, M. Jacques Valade -, je trouve regrettable que nous débattions du projet de musée Louvre Abou Dabi une fois les accords conclus.

En effet, la polémique aurait pu être largement atténuée, me semble-t-il, si le ministère de la culture de l'époque avait pris le temps d'informer de ce projet, avant la conclusion des accords, la représentation nationale et l'ensemble des acteurs culturels, notamment les conservateurs de musée.

Le ministère aurait pu saisir cette occasion pour engager une véritable concertation et évoquer la politique des musées, les projets de coopération internationale, la question des financements et les conditions de circulation des oeuvres.

Aujourd'hui, il nous est demandé d'approuver ces accords a posteriori, d'où un sentiment quelque peu étrange parmi les membres de la commission, car le projet du musée universel à Abou Dabi se trouve déjà engagé.

Au demeurant, ce projet mérite toute notre attention. Comme d'autres, il marque un changement d'échelle dans la politique de coopération internationale des musées. En effet, il ne s'agit pas seulement d'expositions majeures organisées à l'étranger, comme le font couramment les grands musées ; il s'agit d'un projet de coopération globale conçu au niveau international.

Ce qui change, c'est bien sûr l'échelle des opérations, mais aussi la durée des coopérations et l'ampleur politique, économique et culturelle des accords. Or, je le répète, dans ce contexte de mondialisation des musées, où les modes d'accessibilité des oeuvres évoluent, c'est l'absence de débat et de réflexion sur cette mutation qui a conduit à la polémique et fait naître les inquiétudes légitimes des acteurs du monde de l'art quant au devenir des chefs-d'oeuvre de notre patrimoine national.

Ce genre d'opérations pose la question des conditions nécessaires à un travail de coopération culturelle et scientifique de qualité. C'est en ce sens, me semble-t-il, qu'il faut comprendre l'opposition d'une partie des conservateurs de musées à ce projet. Leur réaction traduit d'ailleurs la haute conscience qu'ils ont de leurs missions de conservation, d'étude et de mise en valeur des oeuvres, auxquelles nous ne pouvons que rendre hommage.

Cela dit, comme le note notre collègue Philippe Nachbar dans son rapport, les accords relatifs à Abou Dabi, lorsqu'on les examine, apportent des garanties juridiques fortes, s'agissant du projet culturel et scientifique du musée, de la conservation des collections, de la qualité et de la sécurité des oeuvres ou encore de l'utilisation du nom « Louvre », toutes questions qui ont été au coeur de la polémique.

Comme l'a souligné Philippe Nachbar, les accords se révèlent intéressants également pour le musée du Louvre, puisqu'ils donnent lieu à des contreparties financières d'un montant sans précédent, ce qui est loin d'être négligeable si l'on pense aux projets que le musée du Louvre pourra engager ou poursuivre avec ces financements.

Toutefois, encore faut-il, et cela constitue un motif d'inquiétude, que ces sommes aient vocation non pas à se substituer aux financements de l'État, mais à compléter les efforts que celui-ci consent. II faudra veiller à ce que le Louvre, à côté de l'agence créée à cet effet, soit doté des moyens humains suffisants pour remplir ces nouvelles missions.

En outre, la coopération avec le musée d'Abou Dabi est susceptible d'apporter une contribution significative au financement de l'ensemble des musées français qui accepteraient de s'engager dans le projet, et pas seulement aux grandes institutions parisiennes, via l'Agence internationale des musées de France ; reste que les collectivités locales, qui assurent souvent la tutelle de ces établissements, n'ont pas été réellement informées de ce projet.

On peut regretter d'ailleurs qu'au sein de l'agence aucune place ne soit faite aux musées régionaux ou à un représentant de ces établissements, qui n'ont pas été associés à ces accords et qui ne sont pas non plus impliqués dans le fonctionnement et les décisions de l'agence, alors même que celle-ci pourra leur demander de prêter leurs collections.

Nous ne pouvons contester l'intérêt de ce projet pour le rayonnement culturel de la France. Cet accord constitue d'ailleurs également une reconnaissance internationale du savoir-faire et des collections de notre pays. Il est tout à fait légitime de répondre à une demande d'expertise et d'ingénierie culturelles pour la conception globale d'un musée, et ce genre d'action est même à encourager.

Restent toutefois quelques questions. La première porte sur la localisation choisie pour le musée universel. La décision d'implanter le Louvre sur une « île des Musées », créée pour l'occasion à Abou Dabi, pose problème.

En effet, le site de l'île du Bonheur d'Abou Dabi semble dédié au tourisme culturel haut de gamme, puisque quatre musées, vingt-neuf hôtels, un parc d'attraction, trois marinas et deux terrains de golf y seront implantés, ce qui pose la question des publics susceptibles de profiter de ces oeuvres.

Est-ce que seuls les riches touristes fréquentant ces lieux de loisirs auront accès à ces collections et pourront en profiter ? Quid des populations locales ?

Madame la secrétaire d'État, je note que vous avez évoqué ce problème dans votre propos introductif, puisque vous avez souligné que le projet était destiné à un public international et régional. Toutefois, nous souhaiterions avoir quelques précisions sur ce point.

Le ministère de la culture, quant à lui, insiste sur le sérieux du projet de « district culturel d'envergure mondiale » prévu sur l'île de Saadiyat, qui fera de cette dernière un lieu de rencontres et d'échanges entre les civilisations, la Sorbonne ayant déjà ouvert une antenne à Abou Dabi.

Néanmoins, les accords ne nous disent rien de la politique des publics qui sera menée, alors que le rôle des musées, je le rappelle, est selon nous de faire accéder aux oeuvres de l'esprit le plus grand nombre de citoyens.

Si le dialogue entre les cultures constitue l'une des raisons d'être du musée universel d'Abou Dabi, l'accord aurait pu prévoir la mise en oeuvre d'une politique d'éducation des publics, sous la conduite de l'Agence France Museums, en s'appuyant sur l'expérience accumulée par les musées français en ce domaine.

Nous devons également nous assurer que nos musées, qui font beaucoup pour le rayonnement culturel de notre pays - le Louvre attire chaque année plus de sept millions de visiteurs -, ne se voient dépossédés des oeuvres majeures de leurs collections parce que celles-ci auraient été prêtées et délocalisées pour plusieurs mois au musée universel d'Abou Dabi. On sait que plusieurs chefs-d'oeuvre déposés au High Museum of art d'Atlanta sont restés absents des collections françaises pendant de longs mois.

Le public français se sentirait lésé, tout comme les touristes étrangers, qui s'attendent, en venant visiter le Louvre, à admirer la Joconde, le Radeau de la Méduse ou la Vénus de Milo. Quelle serait leur déception s'ils ne trouvaient pas au musée d'Orsay le Déjeuner sur l'herbe de Manet ou encore la Chambre de Van Gogh à Arles ! Le Louvre et les autres grands musées français perdraient leur réputation et un nombre considérable de visiteurs. Or ce sont trois cents oeuvres émanant des collections publiques françaises - dont une « part raisonnable » est issue de celles du Louvre - qui seront prêtées au cours des trois premières années par les musées français.

À la lecture de ces conditions, nous avons besoin d'avoir des garanties quant à la présence des oeuvres qui font l'originalité, la notoriété et la cohérence des collections des grands musées français.

D'ailleurs, face aux inquiétudes exprimées par certains de nos collègues de la commission des affaires culturelles au mois de janvier dernier et parce que les échanges internationaux d'oeuvres d'art entre les grands musées se multiplieront dans les années à venir, la commission avait évoqué la nécessité de créer une charte déontologique sur les pratiques admises en matière de gestion et d'entretien des collections, en s'inspirant des principes posés par l'UNESCO et le Conseil international des musées, l'ICOM.

Madame la ministre, je souhaiterais savoir si cette charte de bonne conduite a été élaborée ou si elle est en cours de rédaction. En fixant des règles claires, nous rassurerons l'ensemble des acteurs intéressés à la politique des musées. En outre, cette initiative permettrait à la France d'anticiper un phénomène qui, à n'en pas douter, s'amplifiera.

Le monde évolue, les échanges se développent. Il ne s'agit aucunement de se replier sur soi. À n'en pas douter, les partenariats avec les institutions étrangères doivent se diversifier et les coopérations se renforcer. Ce n'est pas moi qui vous dirais le contraire, madame la ministre, et Mme la directrice des musées de France le sait, puisque la ville de Rouen est très active au sein du réseau des musées franco-américains, FRAME. Elle inaugurera d'ailleurs dans deux jours une magnifique exposition intitulée la mythologie de l'Ouest dans l'art américain, 1830-1940, et soutenue par le ministère de la culture, que les villes de Rennes et de Marseille accueilleront ensuite. Mais il faut que ce développement international soit maîtrisé et reste respectueux de l'esprit des Lumières qui a influencé la vocation de nos musées.

Madame la ministre, vous héritez d'un dossier sensible mais passionnant. Nous savons que votre parcours personnel et professionnel vous rend particulièrement attentive à ces enjeux. Je ne doute pas que vous saurez répondre à nos interrogations et rassurer les professionnels des musées, en apportant les garanties culturelles et scientifiques nécessaires à ce projet.

Le groupe de l'Union centriste-UDF souhaite l'adoption de ce projet de loi, parce qu'il confirme l'ouverture de notre politique culturelle sur le monde. (Applaudissements sur les travées de l'UC-UDF et de l'UMP.)

M. le président. La parole est à Mme Catherine Tasca.

Mme Catherine Tasca. Monsieur le président, madame la ministre, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la commission des affaires culturelles a eu raison de demander à se saisir pour avis de ce projet de loi, car, à l'évidence, même si l'on n'en sous-estime pas la portée diplomatique, cet accord international a surtout une portée considérable sur l'évolution de notre politique culturelle, tant il innove dans la marche de nos musées nationaux et dans leurs pratiques scientifiques et culturelles.

Levons ici quelques faux procès. Bien sûr, les échanges internationaux des musées sont nécessaires et fructueux sur le plan scientifique et culturel. On ne peut que se réjouir qu'ils sortent des frontières classiques du monde occidental. Les Émirats Arabes Unis et le public potentiel d'Abou Dabi méritent notre coopération tout autant que New York, Berlin, Londres ou Madrid. On ne saurait ignorer les enjeux de notre présence culturelle dans cette région du monde.

De même, nous savons bien que l'argent public se fait rare - et il le sera de plus en plus du fait de la politique économique et budgétaire de ce gouvernement. Nous en sommes conscients : le principe des prêts gratuits a connu depuis longtemps des accommodements par nécessité et bien des expositions bénéficient du mécénat privé.

Pourtant, avec ce projet de musée universel d'Abou Dabi, l'exception devient la règle et le concours financier le moteur, le donneur d'ordre. Ce n'est donc pas une simple évolution, un petit changement. Cette affaire nous oblige à ouvrir un véritable débat sur le sens et l'avenir des politiques culturelles publiques, notamment muséales.

Je vais droit au but. Personnellement, je m'abstiendrai sur ce projet de loi autorisant l'approbation d'accords entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement des Émirats Arabes Unis relatifs au musée universel d'Abou Dabi. En effet, je veux exprimer trois réserves majeures sur la manière dont ce projet a été conduit.

Premièrement, il a été élaboré dans des conditions de non transparence - presque de secret - très contestables, qui devaient inévitablement faire polémique - ça n'a pas manqué ! -, créer le soupçon et susciter la crainte d'une marchandisation des collections nationales.

Deuxièmement, le sens de l'opération reste peu clair, et l'habillage séduisant du « dialogue des civilisations » est un alibi qui ne peut faire illusion : la vraie nature de cette opération est d'abord financière.

Troisièmement, cet accord hors du commun opère de fait, par le changement d'échelle et la durée du projet, un tournant préoccupant de notre politique muséale.

Je ne m'attarde pas sur la première réserve que je viens d'émettre, qui porte sur la manière dont a été menée la négociation, dans une parfaite opacité et avec une rarissime vélocité. Au lieu d'associer les acteurs compétents, y compris le Parlement, on a réussi à éveiller tous les soupçons et à susciter toutes les résistances.

En revanche, et c'est ma deuxième réserve, j'insiste sur la véritable nature de cette opération. On ne peut qu'applaudir à la vaste ambition du futur musée universel d'Abou Dabi, « cornaqué » par nos spécialistes français : confrontation et dialogue des cultures à travers les temps et les continents. Il nous faut souhaiter son succès. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit pour la France d'un vaste projet financier, avec des partenaires qui en ont les moyens. Tel qu'il est présenté, le projet devrait être lucratif, donc bénéfique pour les musées de France, dont les besoins sont vastes, si l'État respecte son engagement de leur en reverser tous les gains sans amputer d'autant son propre financement. C'est donc une affaire qu'il faut suivre.

Évidemment, cela n'a d'intérêt que pour les grands musées, dont les activités sont rentabilisables grâce à leur excellence et à leur notoriété. C'est le cas du Louvre de façon exemplaire, au point que l'on peut entendre parler de la marque ou de la griffe « Louvre ». On est en plein business et en pleine exploitation médiatique, ce qui a permis à un ardent défenseur du projet de déclarer : « Soyons clairs : la société du spectacle et l'ordre marchand dirigent le monde dans lequel nous évoluons depuis des décennies. [...] Si nous refusons cette réalité, d'autres s'empresseront alors d'augmenter leur assise culturelle et scientifique dans le monde à notre place... » Voilà un argument typique de la compétition internationale commerciale ! Nous sommes bien loin du « dialogue des cultures ». Le rôle de l'argent privé ou étranger dans les politiques publiques est un sujet sérieux. On ne peut le laisser sans bornes. Il faut trouver la juste mesure entre une pruderie dont l'État n'a plus les moyens et une dépendance incompatible avec l'intérêt général.

J'en viens à ma troisième critique, la plus fondamentale à mes yeux. Avec l'accord d'Abou Dabi, il y a bien plus qu'un changement d'échelle : il s'agit d'un changement de nature de notre politique d'échanges culturels internationaux et, par conséquent, d'un tournant dont je ne pense pas qu'il soit favorable à nos musées.

Ne nous laissons pas éblouir par ce milliard d'euros annoncé. Il nous faut absolument nous interroger sur les termes de la contribution française à la réalisation du musée universel d'Abou Dabi et sur le prix à payer - sans jeu de mots - par nos musées, leurs publics, leurs conservateurs et leurs chercheurs. Le marché est peut-être financièrement équitable, mais est-il culturellement juste ? Je ne le crois pas.

Le ministère de la culture, par l'intermédiaire de son précédent ministre, et le président-directeur du musée du Louvre ont préempté pour une très longue durée, jusqu'à trente ans, les moyens des principaux musées : on ne voit pas très bien alors comment les responsables de ces établissements en garderont la maîtrise culturelle et scientifique. Pourquoi ne pas avoir étudié un engagement de moins longue durée ?

En vertu de l'échéancier de l'accord, ce sont des oeuvres majeures qui sortiront pour des durées bien plus importantes que dans la pratique des prêts temporaires. De ce fait, elles ne pourront être ni exposées, ni prêtées aux musées en région, ni échangées avec d'autres partenaires à l'étranger. Mais c'est aussi la compétence des spécialistes français engagés dans l'opération qui sera durablement soustraite à leurs équipes d'origine.

Je relève d'ailleurs une contradiction dans la politique de l'État.

D'une part, depuis quelques années, on prône à tout va l'autonomisation des musées, qui sont transformés en établissements publics et se considèrent de plus en plus comme des entreprises autonomes et leurs présidents comme des P-DG du privé. Est-ce bien là le service public ? Parallèlement, on n'a pas cessé de rogner le rôle de la Réunion des musées nationaux, la RMN, qui fut le pivot de la mutualisation et de la cohérence du réseau.

D'autre part, dans le même temps, on lance cette opération d'Abou Dabi en y impliquant avec le Louvre les principaux musées nationaux, de la façon la plus autoritaire, la plus directive, la moins concertée. Et on invente une structure ad hoc dont, à dire le vrai, on sait peu de choses, l'agence internationale des musées de France appelée Agence France Museums, qui associe douze établissements appelés à apporter leur concours - il faudrait dire à louer leurs oeuvres et leurs services - au futur musée universel. C'est donc le meilleur des richesses et des compétences en la matière qui est ainsi mobilisé. On souhaiterait que ce souci de synergie et de convergence inspire la politique hexagonale des musées. Ma foi, si l'expérience d'Abou Dabi peut susciter de l'émulation, on s'en félicitera.

Cette nouvelle agence a un pilote, le Louvre, qui détient plus d'un tiers des actions, et onze petits soldats, détenant chacun vingt actions symboliques, sommés de suivre le mouvement. Dans le choix de la forme juridique d'une société par actions simplifiée, on reconnaît bien ce mirage permanent du privé et l'obsession d'échapper aux règles du service public.

Cela soulève bien des questions. Quel sera le statut des fonctionnaires des musées lorsqu'ils apporteront leur concours ? Quel sera le mode de leur rémunération ? Quelle sera leur responsabilité dans la définition des orientations du futur musée ? Tout cela semble s'installer dans un flou qu'auraient pu lever les promoteurs du projet s'ils en avaient pris le temps.

On ne peut que sourire lorsque ceux-ci affirment sans rire que « pour éviter tout risque de conflit d'intérêts, les conservateurs français fixeront les orientations et la politique d'achat du futur musée, mais ne participeront pas à la politique d'acquisition des oeuvres ». La frontière est bien mince, et l'étroitesse du marché de l'art, lorsqu'il s'agit d'oeuvres majeures du patrimoine mondial, rend cette distinction bien fragile.

Les opérateurs sauront-ils donc préserver l'intérêt de nos propres musées et continuer d'en enrichir les collections ? Comment admettre que, pour avoir posé ces questions, deux des plus éminents spécialistes des musées, Mme Françoise Cachin et M. Michel Laclotte, aient été brutalement « congédiés » par le précédent ministre de la culture, votre prédécesseur, madame la ministre ? Cela prouve qu'il était vraiment à court d'arguments !

Je comprends tout à fait la demande des Émirats Arabes Unis, qui cherchent à acquérir le meilleur appui pour leur projet. Mais j'ai le sentiment que le ministère de la culture et le Louvre sont allés au-delà de ce qu'exigeait une juste coopération. Dans un pays champion de « l'exception culturelle », il y a là une concession à l'air du temps, celui de l'argent roi. Pour ma part, je ne peux y souscrire et je rappelle que je m'abstiendrai, comme le feront d'ailleurs certains de mes collègues, notamment Louis Mermaz, qui m'a demandé de le préciser. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)