M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, il va de soi qu’un large accord se dégage sur les principes qui fondent ce texte. Toutefois – et c’est là tout le problème – le diable se cache souvent dans les détails et les habiletés sémantiques aboutissent à ce que les meilleurs principes soient en quelque sorte dépourvus des effets que l’on veut leur assigner.

Ce texte se caractérise par un certain nombre de trompe-l’œil et de clairs-obscurs. Notre rôle est de les débusquer et de les montrer. Mes chers collègues, soyez convaincus que si nous parvenions à rendre ce texte plus transparent, nous serions très nombreux à avoir le plaisir de le voter.

Le présent projet de loi prévoit de modifier une grande loi de la République, une loi fondatrice, cette loi de 1881 sur la liberté de la presse à laquelle nous ne devons toucher qu’avec vigilance, scrupule et respect tant son rôle et son aura sont grands.

Il y a la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle nous reproche, à nous Français, d’être en retard dans l’application des principes qu’elle a édictés. Et puis, il y a ce que j’appellerai la simplicité, cette beauté dans l’écriture législative : ainsi, la loi de 1881, en son article 1er, dispose : « L’imprimerie et la librairie sont libres. » On aimerait parvenir à une telle clarté dans l’expression. Tout le monde comprend immédiatement de quoi il s’agit.

De même, l'article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme est ainsi rédigé : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. »

Il n’est pas question pour nous de délibérer sur ce sujet sans citer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, notamment ces phrases si belles et si fortes : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement,...

M. Michel Charasse. Sauf s’il y a abus !

M. Jean-Pierre Sueur. …sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi. » Monsieur Charasse, vous savez très bien que les abus sont susceptibles d’être sanctionnés seulement dans les cas prévus par la loi. Je pense que vous serez d’accord avec moi sur ce point, car je connais votre esprit républicain.

Madame la ministre, mes chers collègues, cela ne vous a pas échappé, ce texte se situe dans un contexte qui appelle de notre part une grande vigilance.

On ne peut pas dire que l’indépendance des médias soit aujourd'hui totale. (Exclamation sur les travées de lUMP.)

M. Marcel-Pierre Cléach. Et voilà, c’est parti !

M. Jean-Pierre Sueur. Qui possède les médias dans ce pays sinon le pouvoir politique, le pouvoir financier et le pouvoir économique ?

M. Jean-Pierre Sueur. Cela n’a-t-il pas de conséquences sur la mise en œuvre du pluralisme ?

Les exemples foisonnent : le projet de nomination par le Gouvernement, voire par le Président de la République, du président de France Télévisions ; la suppression de la publicité sur les chaînes publiques, qui aura de lourdes conséquences en termes financier et en matière de programmes, donc sur la capacité à informer et à créer dans les semaines ou les mois à venir ; les critiques adressées à l’Agence France-Presse, coupable de ne pas avoir publié tel ou tel communiqué – mes chers collègues, nous savons tous que les communiqués des différentes formations politiques ne sont pas toujours d’un intérêt considérable – ;…

M. Michel Charasse. Elle est financée par l’argent des contribuables !

M. Alain Gournac. Oui, c’est nous qui la payons !

M. Jean-Pierre Sueur. …la multiplication des perquisitions au Canard enchaîné, à L’Équipe, au Point – Mme Mathon-Poinat a rappelé l’affaire Cofidis – ; la garde à vue du journaliste et écrivain Guillaume Dasquié ; les pratiques que l’on a pu constater à France 3, en particulier dans la région Centre, à France 3 Orléans, où des journalistes ont été sommés de produire les rushes de certains de leurs reportages. Tout cela est, à notre sens, totalement contraire au secret des sources, que cette loi a justement pour objet de garantir.

M. Michel Charasse. Même s’il y a eu crime ?

M. Jean-Pierre Sueur. Il n’y a pas eu crime, en l’espèce, monsieur Charasse ; j’y reviendrai tout à l’heure.

Madame la ministre, j’ai pris connaissance avec la plus grande attention de votre déclaration sur Europe 1 du 10 février 2008, dont les termes ont été rappelés lors du débat à l'Assemblée nationale : « Nous sommes sur la protection des sources s’agissant de la révélation ou de l’origine d’une information, pas de la révélation d’une calomnie, d’une contre-vérité ou d’un mensonge. »

Je sais que, dans les émissions radiodiffusées, on est toujours pris par le feu du dialogue et de l’action. Pour autant, qu’est-ce qu’une contre-vérité ?

M. Michel Charasse. C’est ce que dit un journaliste et qui n’est pas vrai !

M. Jean-Pierre Sueur. Dans nos débats politiques, il arrive très souvent que les uns considèrent les dires des autres comme des contre-vérités, et inversement.

Les sources des journalistes ne seraient garanties que s’il ne s’agit pas d’une contre-vérité. Qui sera juge de la contre-vérité ou de la vérité ?

M. Michel Charasse. Contrairement à ce que dit la presse, les sénateurs n’ont pas chacun une voiture ! Voilà une contre-vérité !

M. Alain Gournac. Vous vouliez un exemple, en voilà un !

M. Jean-Pierre Sueur. Par ailleurs, il nous faut replacer ce projet de loi dans le contexte des grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Ainsi, l’arrêt Goodwin contre le Royaume-Uni consacre le principe de la protection des sources des journalistes. Dans l’arrêt Ernst et autres contre la Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme juge que des « perquisitions ayant pour objet de découvrir la source d’information des journalistes – même si elles restent sans résultat – constituent un acte encore plus grave qu’une sommation de divulgation de l’identité de la source ». L’arrêt Roemen et Schmit contre le Luxembourg consacre le secret des sources comme l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. Enfin, dans l’arrêt Dupuis et Pontaut contre la France du 7 juin 2007, la Cour européenne des droits de l’homme invite à la plus grande prudence « concernant l’incrimination de recel de violation du secret de l’instruction ».

Il a beaucoup été dit que la législation belge, notamment la loi du 27 avril 2005, atteignait un degré de protection des sources des journalistes digne d’être cité en exemple. Il en est de même pour ce qui est de la définition du journaliste et de ses collaborateurs, des fortes restrictions aux condamnations de journalistes pour recel et, surtout, de la définition de l’exception, sur laquelle je reviendrai dans un instant.

Madame la ministre, mes chers collègues, nous avons travaillé sur ce texte ; nous avons dialogué avec les organisations représentatives des journalistes, avec les syndicats, les associations. Nous en sommes arrivés à la conclusion suivante : pour que nous puissions voter ce texte, il faut qu’il soit amélioré et clarifié sur plusieurs points ; j’en citerai sept, qui sont repris dans les amendements que nous avons déposés.

Premièrement, il convient de revenir sur la référence à « l’intérêt général ». À cet égard, je tiens à saluer l’initiative de François-Noël Buffet, rapporteur : son amendement visant à supprimer cette mention est le bienvenu. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons son adoption.

Nous préférerions toutefois, par souci de clarté et pour éviter toute ambiguïté, la formulation que nous proposons dans l’un de nos amendements, qui est simple et que tout le monde comprend : « Le droit au secret des sources d’information est protégé par la loi. » Je ne vois pas quelles objections vous pourriez soulever ! Mais si des dénégations ou des doutes nous étaient opposés, je souhaiterais savoir sur quel fondement. Nous aurons l’occasion d’en discuter lors de l’examen de cet amendement.

Deuxièmement, nous estimons que la réécriture de l'article 2 de la loi de 1881, issue des travaux de l'Assemblée nationale, ne peut absolument pas être acceptée en l’état. En effet, il est précisé : « Il ne peut être porté atteinte […] au secret des sources » ; l’expression n’est pas très heureuse pour fonder un droit. Puis on indique aussitôt après les conditions dans lesquelles il peut être porté atteinte à ce secret des sources. On aurait pu adopter une autre formulation.

Dans un premier temps, le Gouvernement avait fait référence à un « intérêt impérieux » Qu’est-ce qu’un intérêt impérieux ? Tout ne peut-il devenir, au regard de certaines circonstances, un intérêt impérieux ? L'Assemblée nationale a préféré l’expression « impératif prépondérant ». Là encore, de quoi s’agit-il ? De quelque chose plus important qu’autre chose. Finalement, cela ne veut pas dire grand-chose : c’est très général ! Si quelqu’un ici pense que cette formulation est suffisamment précise, je serais très heureux d’entendre son argumentation. Dans le cas contraire, je ne vois pas pourquoi elle serait maintenue.

J’en viens aux réserves émises par Michel Charasse. L’un de nos amendements vise à prévoir une limite au secret des sources, en tenant très précisément compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la législation de plusieurs pays, en particulier celle de la Belgique : « sauf si la révélation des sources est de nature à prévenir la commission d’un crime ou d’un délit constituant une menace grave pour l’intégrité des personnes ». Dans ces cas-là, et dans ces cas-là seulement, il pourra être porté atteinte au secret des sources.

M. Michel Charasse. Dans ces conditions, je suis d’accord !

M. Jean-Pierre Sueur. En effet, et je rejoins Michel Charasse, il serait irresponsable de ne pas prévoir cette exception dans la loi.

À partir du moment où nous fixons de manière très précise les limites au secret des sources – c’est tout l’enjeu de ce débat –, les expressions « intérêt impérieux » ou « impératif prépondérant » n’ont plus lieu d’être. Laissons de côté ces formulations qui sont sources de confusion et qui détournent la loi de son objet.

Troisièmement, nous proposons une définition plus large du journaliste et des personnes protégées au nom de la loi : est visée toute personne qui contribue directement ou indirectement à la collecte, à la rédaction, à la production, au stockage ou à la diffusion de l’information. Nous ne sommes pas d’accord pour que ne soient visés que les collaborateurs réguliers, car il existe des collaborateurs irréguliers : hélas ! chacun n’a pas l’opportunité de travailler autant qu’il le souhaiterait !

Par ailleurs, nous émettons quelques doutes sur l’idée consistant à ne prendre en considération que les journalistes rémunérés, parce qu’il faut avoir à l’esprit qu’il existe une presse militante très abondante. Un certain nombre de sénateurs présents dans cet hémicycle, dont je fais partie, ont produit de nombreux écrits moyennant une rémunération nulle. Ce fait doit également être pris en compte.

Quatrièmement, s’agissant des perquisitions, nous pensons que les lieux concernés doivent être définis avec plus de précision. Monsieur le rapporteur, vous avez évoqué les agences de presse. Or, aujourd'hui, des médias pour lesquels travaillent des journalistes rémunérés sont hébergés sur des sites internet. Il nous semble que l’on ne peut plus faire comme si cela n’existait pas. Par conséquent, nous proposons d’ajouter les opérateurs de communications électroniques, les hébergeurs de contenu et les personnes visées au 2 de l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique.

Cinquièmement, s’agissant des magistrats et de leurs décisions en cas de perquisition, nous ne sommes pas favorables au fait d’édicter un principe interdisant toute perquisition. De la même manière, nous pensons que dès lors que la garde à vue existe, aucun fondement ne justifie qu’une profession, les journalistes en l’espèce, en soit exclue.

Mais s’agissant des perquisitions, madame la ministre, si les dispositions législatives sont claires, je ne vois vraiment pas pourquoi il est indiqué à trois reprises dans le projet de loi que le juge veille à ce que les investigations ne portent pas atteinte de façon disproportionnée à la protection du secret des sources. Car si l’on reconnaît l’existence d’un secret des sources, sauf en cas de crime ou d’atteinte à l’intégrité physique, aucune perquisition ne peut avoir pour effet de le remettre en cause. Si l’on suit ce raisonnement – et je vous invite à le suivre, mes chers collègues –, qui me paraît très clair, il n’y a pas lieu de juger que l’atteinte au secret des sources est ou n’est pas proportionnée : soit elle existe parce qu’il y a une menace de crime ou d’atteinte à l’intégrité d’une personne, soit elle n’existe pas.

Sixièmement…

M. le président. Veuillez conclure, monsieur Sueur !

M. Alain Gournac. Vous parlez depuis dix minutes !

M. Jean-Pierre Sueur. Mon cher collègue, vous savez que, dans sa grande sagesse, le Sénat n’a pas organisé ce débat. D'ailleurs, afin de ne pas allonger inutilement nos propos, nous nous sommes privés d’un rappel au règlement. Nous avons tous appris de manière inopinée l’inscription de ce texte à l’ordre du jour. Ce débat n’ayant pas été organisé, aucune limite de temps de parole n’est prévue. Mais je vous rassure, monsieur le président, je n’en ai plus que pour quelques instants.

Sixièmement, donc, dans le cas où une perquisition a lieu, ceux qui assistent la personne mise en cause peuvent s’opposer à ce que certains documents soient saisis. Un procès-verbal est alors établi. Aux termes du projet de loi, ce procès-verbal n’est pas joint au dossier ; nous ne comprenons pas pourquoi, madame la ministre. Nous demandons donc tout simplement que ce procès-verbal soit joint au dossier.

Le septième et dernier point concerne la garde à vue. À partir du moment où ce que vous dites sur le respect du secret des sources est appliqué, aucune garde à vue ne peut avoir pour effet de permettre à la personne qui y procède de se procurer les sources, d’une façon ou d’une autre, puisque ces dernières sont garanties par le secret.

Il faut inscrire dans la loi que la garde à vue ne peut en aucun cas avoir pour cause ou pour conséquence de rechercher ou de découvrir la source du journaliste, faute de quoi tout ce qui précède est incohérent.

Mes chers collègues, nous vous proposons des mesures claires, de bon sens, qui permettent de garantir ce droit essentiel à la protection des sources des journalistes. Nous plaidons pour la clarté, pour la rigueur, pour la transparence, pour la pleine mise en œuvre de ce droit, protecteur de nos libertés. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à Mme Alima Boumediene-Thiery.

Mme Alima Boumediene-Thiery. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, savez-vous que la Cour européenne des droits de l’homme a pour habitude de qualifier les journalistes de « chiens de garde de la démocratie » ? En réalité, derrière cette expression se trouve le fondement même du principe de la liberté d’expression : le droit de s’exprimer, qui est le corollaire immédiat du droit à l’information.

Sans une protection renforcée de l’activité d’information des journalistes, il n’y a pas de démocratie.

Sans respect scrupuleux de la liberté de la presse, une démocratie est condamnée à n’être qu’un simulacre, une parodie de démocratie, où le « muselage » nourrit et entretient l’arbitraire. C’est d’ailleurs à ce titre que la Cour européenne des droits de l’homme considère la protection des sources journalistiques comme l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse.

Par rapport aux pays voisins, par exemple la Belgique, sur ce point, la France fait preuve d’une timidité manifeste.

Plusieurs fois condamné par la cour susvisée, notre pays a dû adapter graduellement son droit à cette exigence de protection des sources journalistiques. La loi Vauzelle de 1993, qui en a consacré le principe dans notre droit pénal, a constitué sans conteste une étape importante, mais reste tout de même insuffisante.

La consécration du « droit au silence » des journalistes dans le cadre de l’instruction n’est pas suffisante. En effet, il ne sert à rien de poser le principe de la protection des sources journalistiques sans en tirer toutes les conséquences du point de vue de notre procédure pénale.

Protéger les sources d’un journaliste dans le cadre d’une déposition ne sert à rien si, par ailleurs, une simple perquisition permet de confondre son informateur.

Protéger les sources d’un journaliste dans le cadre d’une déposition ne sert à rien si, par ailleurs, il est possible d’intercepter ses correspondances.

Madame la ministre, à une époque où le principe fondamental de la liberté de la presse est battu en brèche par les incursions politiques ou menacé par une politique pénale toujours plus répressive, il devient impérieux que la protection des sources journalistiques soit inscrite au cœur de la loi de 1881, qui, si elle reste l’un des piliers de notre République, a besoin aujourd’hui d’être adaptée aux nouvelles situations.

Je ne reviendrai pas sur les affaires qui ont nourri ces dernières années la presse judiciaire. Cependant, toutes démontrent à quel point le droit existant est incomplet et inefficace.

Ainsi, il est inacceptable qu’un juge demande à un directeur de rédaction l’organigramme complet de la société avec les numéros de téléphones portables de tous ses collaborateurs.

Il est tout aussi intolérable que la justice contourne le principe du droit du journaliste au silence en exerçant, dans le cadre d’une garde à vue, des pressions psychologiques sur lui durant trente-six heures, jusqu’à ce qu’il craque et qu’il soit acculé à dénoncer un collègue. Cela est très mal vécu par la profession !

Pour toutes ces raisons, madame la ministre, nous aurions souhaité voter ce texte permettant de donner plus de protection aux journalistes. En effet, au-delà de la consécration du principe de la protection des sources, il offre un dispositif permettant de mieux prendre en compte cette garantie tout au long de la chaîne pénale.

La plupart des amendements proposés par M. le rapporteur et adoptés par la commission des lois sont de nature à donner une nécessaire garantie. Ainsi, ils tendent à apporter des précisions importantes concernant la définition du champ de la protection des sources. Leurs auteurs rappellent, avec raison, que ce sont non pas les journalistes qui sont protégés, mais leurs sources. Il ne s’agit pas de créer un droit d’exception pour les journalistes : l’objectif est simplement de leur garantir une protection circonstanciée et large du secret de leurs sources dans l’exercice de leur mission d’information.

Ainsi modifié, le projet de loi tend à établir un délicat équilibre, celui d’une protection des sources journalistiques effective, étroitement contrôlée par le juge, et fournissant aux journalistes la sérénité nécessaire à l’exercice de leur mission fondamentale.

Dans l’intérêt de la profession, nous avions vraiment envie d’adopter ce texte, madame la ministre, mais nous ne pouvons pas le voter en l’état. Qu’il soit bon ne suffit pas : il faut aller plus loin ! En effet, nous considérons que, sur plusieurs points, le projet de loi qui nous est présenté peut être amélioré et peut être plus audacieux afin de favoriser ce droit d’expression incontournable pour un droit à l’information.

Premièrement, nous aurions souhaité que la notion de source soit définie avec plus de précision. Ce terme, qui apparaît pourtant plus de six fois dans l’article 1er, n’est à aucun moment défini.

Mes chers collègues, sans vouloir dresser une liste exhaustive, nous aurions pu prendre exemple sur nos voisins. Il n’est pas dit que le juge belge, qui statue sur le fondement d’une définition large de la source en droit belge, sera demain moins protecteur des sources journalistiques que le juge français qui n’en dispose pas. Parfois, la souplesse dans le droit produit des effets contraires à ceux qui sont attendus.

La construction prétorienne d’une définition des sources journalistiques peut être accélérée aujourd’hui pour favoriser le plus rapidement possible un cadre lisible d’action pour les journalistes.

En effet, définir les sources, c’est également rendre cette loi prévisible. Ce texte a même vocation à intégrer la charte déontologique des journalistes dans l’exercice de leur mission. Il faut comprendre que les journalistes, en sachant ce qui ne relève pas de la source journalistique, sauront au moins clairement ce qui ne ressort pas du champ de la protection.

Pour cette raison essentielle, je crois qu’une telle définition, aussi générale soit-elle, doit trouver sa place dans ce texte. Nous vous proposerons donc des amendements à cet égard.

Deuxièmement, nous regrettons que ne soit pas non plus définie l’atteinte directe aux sources. Là encore, l’absence de définition est supposée permettre d’englober des situations variées ou peut-être encore inconnues à ce jour.

Mais alors, pourquoi définir une atteinte indirecte ? Pourquoi laisser le juge déterminer une atteinte directe lorsqu’on lui soumet un critère précis et restrictif pour définir l’atteinte indirecte au secret des sources ? Le texte gagnerait en lisibilité et en efficacité. Nul besoin, là encore, d’attendre une construction jurisprudentielle pour obtenir une réponse précise et prévisible.

Troisièmement, un autre point mériterait, me semble-t-il, d’être discuté : la définition du journaliste.

Madame la ministre, dès lors que l’on ne souhaite pas reprendre la définition stricte du journaliste donnée par le code du travail, il faut en tirer toutes les conséquences : la nature économique de l’activité de journaliste ne doit pas demeurer avec autant de rigueur et ne peut pas être le seul critère retenu pour définir le journalisme, car cela ne correspond pas à la réalité.

Aujourd’hui, des journalistes exercent une mission d’information du public sans considérer qu’il s’agit de leur profession ou sans participer à titre régulier ou rémunéré à une rédaction.

La définition du journaliste qui est donnée par ce texte, allant un peu plus loin que celle du code du travail, s’arrête malheureusement en cours de chemin.

Quid des journalistes militants, des radios libres ou des revues associatives existant grâce au travail des bénévoles ?

Quid des stagiaires, qui aujourd’hui exécutent des missions aussi importantes qu’un journaliste ayant sa carte de presse ?

Quid de ces jeunes journalistes en formation, plein de zèle et de bonne volonté, parfois téméraires, mais toujours soucieux d’apporter une contribution constructive à la mission d’information du public ?

Nous pensons qu’il ne faut pas les oublier, pas plus qu’il ne faut oublier ceux qui collaborent de manière irrégulière à une rédaction, en qualité d’experts, par exemple.

Ainsi, un juriste qui collabore à titre exceptionnel avec une rédaction pourrait-il être protégé lorsque, commentant une affaire judiciaire, il serait amené à révéler une information intéressant la justice ? Malheureusement, il n’en serait rien ! Pourtant, ce juriste agit dans le même dessein qu’un journaliste professionnel, et souvent avec la même rigueur. Pourquoi ne serait-il pas protégé ?

Aussi, mes chers collègues, nous vous soumettrons plusieurs amendements tendant à mieux appréhender ces situations que le texte exclut a priori.

Ma conclusion portera sur un dernier point du projet de loi, et pas le moindre, à savoir la protection du secret des sources dans le cadre de la garde à vue.

Nous accueillons avec satisfaction l’intégration, dans le texte, de l’interdiction des interceptions des correspondances des journalistes. Toutefois, il n’est pas tolérable de laisser, dans le cadre de la procédure pénale, des zones de non-droit où la protection des sources ne serait pas garantie.

Cela dit, nous nous devons d’étendre encore cette protection, dans des situations en principe encadrées par le droit. Je prendrai pour exemple la situation d’un journaliste placé en garde à vue. Certes, celui-ci bénéficie du « droit de se taire », comme du reste tout citoyen. Mais quel outil permet de le protéger, spécifiquement, contre la révélation de ses sources ?

L’objet de ce projet de loi est de protéger les sources des journalistes, sauf, comme l’affirme la Cour européenne des droits de l’homme, en cas d’« impératif prépondérant d’intérêt public ». Pourquoi ne pas étendre cette protection sous condition à la garde à vue ? Pourquoi, comme pour les correspondances, les informations recueillies dans le cadre d’une garde à vue, en violation du principe posé par ce projet de loi, ne pourraient-elles pas être écartées, à peine de nullité ?

Nous resterons attentifs à la manière dont vous accueillerez ces amendements. De cet accueil dépendra notre adhésion à un texte qui, en l’état, je vous l’avoue, reste encore loin de nos espérances. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Michel Charasse.

M. Éric Doligé. Ainsi, on va y voir plus clair !

M. Michel Charasse. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, ce débat n’étant pas organisé, comme l’a souligné Jean-Pierre Sueur, j’en ai donc profité pour m’inscrire à la fin de la discussion générale, ce qui m’évitera d’avoir à intervenir sur les articles et nous permettra ainsi de gagner du temps. Je m’efforcerai d’être extrêmement bref.

Mes chers collègues, pour ma part, je n’aime pas beaucoup délibérer sous la contrainte. Or c’est bien ce que nous sommes en train de faire pour mettre le droit pénal français en conformité avec les règles définies par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg.

Je rappelle d'ailleurs que nous n’avons ratifié cette convention européenne que parce qu’elle n’est pas contraire à notre Constitution, et en particulier aux textes les plus sacrés qui constituent le fondement de la République française.

Parmi ces textes figurent – plusieurs orateurs l’ont rappelé, notamment M. Sueur et M. le rapporteur – la liberté de la presse, garantie largement par l’article 11 de la Déclaration de 1789 à la condition – le terme est employé expressément par nos glorieux prédécesseurs d’août 1789 – que ses « abus » puissent être sanctionnés.

M. Jean-Pierre Sueur. Dans les cas déterminés par la loi !

M. Michel Charasse. Or on constate que la jurisprudence de la Cour de Strasbourg est de plus en plus réticente à réprimer les « abus », tandis que, parallèlement, la presse actuelle ressemble de moins en moins à celle de 1789, puisque l’objectif de diffuser la pensée se trouve peu à peu remplacé par celui, purement commercial, qui porte la marque de ces grands groupes de presse d’aujourd'hui évoqués tout à l'heure par M. Sueur.

Entre nous, mes chers collègues, il ne faut pas fournir un très gros effort intellectuel pour donner une large diffusion aux extraits les plus croustillants d’un document volé dans le cabinet d’un juge d’instruction, quand on n’en a pas tout simplement hérité directement par une bienveillance coupable ! Et je ne parle même pas de l’interprétation de plus en plus restrictive de la loi de 1881 par nos tribunaux nationaux, manipulés par la presse, qui rend la répression des « abus » quasiment impossible.

J’en viens au texte, à propos duquel je voudrais soulever deux ou trois points.

Tout d'abord, mes chers collègues, nous posons un principe, celui de la protection des sources, dont l’exception sera l’atteinte à cette protection. À l’évidence, l’interprétation juridique de cette disposition sera forcément restrictive dès lors qu’il s'agit d’un principe et de ses exceptions.

D’où la très large marge d’appréciation qui sera laissée au juge, sous le contrôle naturellement de la Cour de cassation, mais à partir d’une définition très générale, qui sera toujours interprétée strictement, et parfois d'ailleurs dans une ambiance difficile de polémique et de pression médiatique.

Mes chers collègues, dans ce débat, nos travaux préparatoires ont une importance particulière, car on doit savoir précisément à l’issue de cette discussion ce que recouvre exactement la notion d’ « impératif prépondérant d’intérêt public » ; je rejoins largement sur ce point M Sueur et ses amis, qui ont posé les bonnes questions. Puisque la majorité refuse d’amender ce texte pour le rendre plus précis, nous devons au moins faire en sorte que les travaux préparatoires affirment clairement ce qu’a voulu faire et dire le législateur, étant entendu qu’une énumération des exceptions à la protection du secret des sources serait dangereuse, car elle risquerait d’être trop générale et incomplète.

Mes chers collègues, je pose simplement des questions, auxquelles j’espère obtenir des réponses à un moment ou à un autre du débat.

Les intérêts fondamentaux de la nation, au sens du code pénal, sont-ils un « impératif prépondérant d’intérêt public » ? Qu’en est-il de la sécurité intérieure et extérieure, de l’ordre public et de la défense nationale, des grands trafics internationaux, comme la drogue, les armes, le blanchiment d’argent et, d’une façon plus générale, de tout ce qui est lié au respect et à l’application des traités auxquels la France est partie ?

Peut-on considérer comme un « impératif prépondérant d’intérêt public » le fait, pour un particulier, de demander la levée du secret des sources afin d’éviter d’ « écoper » de trente ans de réclusion en cour d’assises ? Cette restriction est-elle indispensable pour assurer la liberté des citoyens dans le cas, qu’aurait pu évoquer notre collègue Jean-Pierre Sueur, où quelqu'un affirmerait : « si ce journaliste parle, on aura la vérité et on verra que je suis innocent ! »

Je citerai également, pour mémoire, le cas des menaces pesant sur la vie d’une ou de plusieurs personnes, qu’envisageait Jean-Pierre Sueur tout à l'heure.

Je viens de faire une énumération, et elle n’est pas complète, mais j’ai cité ces domaines pour que l’on ne se retrouve pas demain dans une situation où le droit de la presse pèserait plus lourd que les intérêts de la nation. Après tout, selon la jurisprudence ancienne, il est plus dangereux de commettre un délit financier, jamais prescrit, qu’un crime de sang prescrit en dix ans.