Mme la présidente. Veuillez conclure, mon cher collègue.

M. Yves Pozzo di Borgo. J’en termine, madame la présidente.

En revanche, monsieur le ministre, je m’interroge sur la façon dont sont accompagnés les communes, les territoires, qui sont affectés par ce mouvement de réforme, notamment celle de la carte militaire. J’espère que vous pourrez nous rassurer sur ce sujet.

J’espère aussi que vous pourrez nous apporter des éléments d’information sur les modalités précises qui régiront la cession d’emprises militaires avant leur dépollution. Vous l’avez fait en commission. À l’heure du Grenelle de l’environnement, de la prise de conscience écologique, faire reposer sur le secteur privé ce travail de dépollution, même en en assumant les frais, pourrait laisser penser que l’État n’assume pas cette tâche. J’espère que vos explications permettront de lever les derniers doutes.

C’est cette défense que cette future loi de programmation militaire nous permettra de bâtir. Le groupe de l’Union centriste, dans sa majorité, soutiendra évidemment ce texte. (Applaudissements sur les travées de lUnion centriste et sur plusieurs travées de lUMP.)

Mme la présidente. Mes chers collègues, je vous demande de respecter le temps de parole qui vous est imparti afin de ne pas prolonger excessivement nos travaux.

La parole est à Mme Michelle Demessine.

Mme Michelle Demessine. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, en ce lendemain de 14 juillet, notre grande fête nationale républicaine qui commémore la cohésion de la nation et de ses armées, nous abordons enfin l’examen de la future loi de programmation militaire pour les années 2009 à 2014.

Celle-ci a pour objet de fixer les principes de notre politique de défense et de donner à nos armées les moyens nécessaires à l’exercice des missions que leur confie la nation.

Il est toutefois paradoxal d’examiner ce texte aujourd’hui, avec huit mois de retard, alors que la première annuité est déjà largement entamée et que le ministère de l’économie et des finances prépare la deuxième.

M. Hervé Morin, ministre. Nous aussi !

Mme Michelle Demessine. Le Gouvernement nous demande ainsi de débattre de décisions qui sont déjà en application, et la majorité du Sénat, jugeant peut-être que la comédie avait assez duré, nous invite, de son côté, à ne pas débattre du tout en acceptant tel quel le texte issu de l’Assemblée nationale. (M. le ministre s’exclame.)

Cela étant dit, et il fallait le dire, nous critiquons votre projet de loi, car, sur le fond, il vise à mettre en œuvre des conceptions et des décisions avec lesquelles nous sommes en profond désaccord.

M. Hervé Morin, ministre. Le contraire m’aurait étonné !

Mme Michelle Demessine. En premier lieu, ce texte, dans les cinq premiers articles, traduit et adapte sur les plans législatif et budgétaire, comme c’est sa fonction, la nouvelle stratégie de défense et de sécurité nationale définie par le Livre Blanc élaboré l’année dernière. Nous avions eu l’occasion, en d’autres temps, de dire toutes les réserves que nous formulions sur cette nouvelle stratégie.

Nous nous opposons très vivement aux nouveaux concepts qui sous-tendent certaines analyses stratégiques et prospectives du Livre Blanc. En effet, celles-ci traduisent une conception d’un ordre mondial fondé sur la domination et impliquent, de fait, des modifications stratégiques et institutionnelles que nous récusons.

J’évoquerai tout d’abord la pleine réintégration de la France dans le commandement militaire de l’OTAN et le concept de sécurité nationale qui modifient considérablement l’approche de la défense nationale, laquelle faisait jusqu’alors consensus dans le pays.

La décision du Président de la République de réintégrer totalement le commandement militaire de l’OTAN est une réorientation stratégique profondément révélatrice de la vision atlantiste de l’ordre mondial qui s’exprime à travers certaines préconisations du Livre Blanc. C’est un gage, une preuve d’alignement donné aux États-Unis pour nous permettre de normaliser nos relations avec ce pays.

Mais les raisons alors invoquées par le Président de la République me paraissent toujours tout aussi injustifiées.

Cela renforcerait l’influence de la France au sein de l’Alliance atlantique, qui, paraît-il, n’était pas à la hauteur de notre contribution humaine et financière. Cet argument ne tient pas, car tout le monde sait bien que le poids de notre pays dépend beaucoup plus de sa volonté politique, de ses capacités et de son savoir-faire militaire que de son statut dans le commandement militaire intégré. Et ce n’est pas la nomination de deux de nos généraux à la tête de commandements de l’OTAN qui changeront fondamentalement les choses. Ils ne pourront faire autrement que d’appliquer des concepts stratégiques toujours définis à Washington !

Le Président de la République voulait aussi rassurer nos partenaires européens, en affirmant que nous ne voulions pas concurrencer l’OTAN, et, dans le même temps, leur faire partager l’idée de la nécessité de faire progresser l’Europe de la défense. Là encore, rien de probant, si j’en juge par les réactions de nos partenaires et par les maigres résultats des six mois de présidence française.

Aucune avancée décisive de la politique européenne de sécurité et de défense n’a eu lieu sur les questions structurantes que sont la création d’un état-major permanent de conduite et de planification des opérations ou bien celle d’une Agence européenne de l’armement dotée d’une réelle autorité.

La décision du Président de la République, qui n’a pas obtenu de véritables contreparties, est en fait un signal négatif à ceux des pays européens qui se satisfont d’une défense à moindre coût sous le parapluie de l’OTAN et qui ne veulent pas d’une politique autonome de sécurité et de défense pour l’Europe.

Le statut spécifique de la France nous permettait d’afficher une réelle autonomie de décision par rapport aux États-Unis et de prouver notre volonté d’élaborer en Europe une politique commune de sécurité et de défense.

Cette future loi de programmation militaire qui entérine cette réorientation stratégique nous fera perdre ces précieux atouts.

De la même façon, la définition par le Livre Blanc d’un arc de crise allant de l’Atlantique à l’océan Indien, avec la décision qui en découle d’implanter une base à Abou Dhabi, est une autre réorientation stratégique majeure, lourde de conséquences.

C’est la première base française créée à l’étranger depuis la fin de la période coloniale dans les années soixante. Avec cette implantation, la France a franchi un cap stratégique, souscrivant ainsi officiellement au rôle de sous-traitant des États-Unis dans la défense occidentale du golfe Arabo-Persique, au prix, sans nul doute, de la perte de son autonomie de décision !

Il est inacceptable que, dans un pays démocratique comme le nôtre, la décision stratégique d’implanter une nouvelle base à l’étranger n’ait pas fait l’objet d’une consultation et d’un débat devant la représentation nationale.

En outre, les accords de défense signés avec les Émirats, dont les parlementaires connaissent l’existence mais aucunement le contenu, nous feraient courir un risque majeur. Si l’on en croit des informations récemment parues dans la presse, nous risquerions en effet d’être entraînés quasi mécaniquement dans un affrontement nucléaire régional que nous n’aurions pas souhaité.

Pour éviter ces ambiguïtés, il est aussi absolument nécessaire, tout en préservant une confidentialité bien compréhensible, que les commissions parlementaires compétentes soient informées du contenu de tous les accords de défense.

Nous sommes également très réservés par rapport à la cinquième fonction stratégique, qui a trait aux interventions extérieures. Dans le rapport annexé, leur cadre devrait être plus nettement précisé et elles devraient, en tout état de cause, être strictement circonscrites aux seules opérations de stabilisation ou de rétablissement de la paix autorisées par une décision du Conseil de sécurité de l’ONU.

Face à la multiplication de nos interventions à l’étranger, qui, je le souligne, concernent 10 000 à 12 000 militaires envoyés chaque année hors de nos frontières, et dont le coût élevé est en augmentation continue – 852 millions d’euros pour la seule année 2008 ! –, il devient impératif que le Parlement se prononce par un vote sur l’opportunité et la durée de ces missions, et pas seulement sur leur prolongation.

S’agissant de la dissuasion nucléaire, nous avons un désaccord fondamental. Elle est présentée dans le rapport annexé comme la clef de voûte de notre sécurité. Nous pensons, au contraire, qu’elle contribue à la dangerosité du monde et qu’elle favorise la prolifération. Les évolutions successives de notre doctrine y concourent aussi.

La modernisation de notre arsenal nucléaire accapare une part considérable de nos moyens budgétaires au détriment de la qualité de l’équipement des forces et de leur maintien en condition opérationnelle. De la sorte, la sécurité des personnels en mission s’en ressent gravement.

À l’heure où la Russie et les États-Unis s’engagent sur la voie d’une réduction non négligeable du nombre de leurs têtes nucléaires,...

M. Robert Hue. Très bien !

Mme Michelle Demessine. ... la France devrait prendre dans ce domaine des initiatives plus fortes que celles qui ont été annoncées l’an dernier, à Cherbourg, par le Président de la République.

Pour notre part, nous réaffirmons la nécessité de parvenir rapidement à un désarmement nucléaire multilatéral et d’abaisser, sans attendre, le seuil de notre armement au niveau de la stricte suffisance.

M. Robert Hue. Très bien !

M. Hervé Morin, ministre. On y est déjà !

Mme Michelle Demessine. La nouvelle stratégie de la « sécurité nationale » définie par le Livre blanc est également intégrée à l’article 5 de ce projet de loi de programmation, au travers de ce qui pourrait apparaître comme un « cavalier » législatif. Elle opère en effet un amalgame entre les deux notions de défense nationale et de sécurité intérieure en les diluant dans un même concept. C’est là une seconde raison de notre opposition à votre projet de loi.

Cette nouvelle stratégie résulte d’une vision du monde qui mélange toutes les menaces et tous les risques. Elle n’établit pas de hiérarchisation et procède d’une vision de la sécurité et de la défense trop unilatérale, strictement occidentale, qui est conforme à la conception du « choc des civilisations » de l’ancienne administration américaine. Elle s’inspire aussi trop directement de la réflexion en cours au sein de l’OTAN sur ses nouveaux concepts stratégiques. Nous sommes d’ailleurs directement concernés car, je le rappelle, un officier général français vient d’être nommé à la tête du commandement de Norfolk pour travailler à la transformation des concepts de l’OTAN.

Les risques et les menaces ne sont pas hiérarchisés puisqu’ils englobent tout à la fois la prolifération nucléaire, les attentats terroristes, les attaques informatiques, les tensions nées de l’accès aux ressources naturelles, ou bien encore les pandémies ou autres catastrophes naturelles. Les solutions proposées pour les prévenir et y répondre sont essentiellement sécuritaires et militaires, et ne s’attaquent pas aux causes profondes des tensions et des crises.

Mais surtout, avec cette vision des choses, les menaces contre le pays et la population deviennent multiformes et diffuses. Elles peuvent être partout, à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur, dans certains quartiers ou en provenance de certaines catégories de la population. C’est ce risque de dérive, en germe dans votre texte, que nous dénonçons.

La nouvelle stratégie de la sécurité nationale induit aussi un changement profond dans l’organisation des pouvoirs publics en matière de défense et de sécurité, en modifiant l’ordonnance de 1959 et en créant un Conseil de défense et de sécurité nationale ; et cela, au détour d’une loi de programmation militaire, alors que de telles modifications touchant à l’équilibre même de nos institutions auraient, à elles seules, nécessité un débat parlementaire. Nous nous opposons fermement à cette extension du champ de la sécurité et du champ des compétences du Président de la République, qui aboutit à une telle concentration de pouvoirs.

L’extension du secret de la défense nationale à des lieux, et non plus seulement à des documents, entraîne également une modification de nos équilibres institutionnels qui n’a pas sa place dans une loi de programmation militaire. Cette nouvelle disposition semble destinée à protéger surtout des secrets d’État dans des affaires politiquement sensibles, plutôt que des informations concernant la défense nationale.

Cette mesure tire à l’évidence les enseignements d’investigations judiciaires trop poussées, au goût du pouvoir, dans des affaires récentes : les rétro-commissions sur les frégates livrées à Taïwan, les perquisitions au siège de la Direction générale de la sécurité extérieure, la DGSE, dans l’affaire des listings falsifiés de Clearstream, ou bien encore la perquisition à l’Élysée dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat du juge Borrel. De plus, elle va au-delà des recommandations de la Commission consultative du secret de la défense nationale et de l’avis du Conseil d’État du 5 avril 2007, dont l’objectif était essentiellement de sécuriser juridiquement les perquisitions et de mieux définir le secret-défense.

En créant la nouvelle catégorie juridique des « lieux classifiés », monsieur le ministre, non seulement vous étendez sans raison légitime la notion de secret-défense, mais vous restreignez en outre gravement les pouvoirs d’investigation des magistrats en leur interdisant, de fait, de pénétrer dans ces lieux sans l’habilitation du ministre de tutelle. Tout cela se faisant sur fond de suppression prochaine de la fonction de juge d’instruction, on peut légitimement penser que les magistrats, comme les Français, ont quelques raisons d’être inquiets de cette reprise en main des juges par le gouvernement auquel vous appartenez.

Ce projet de loi de programmation militaire n’est pas simplement la traduction des grandes orientations du Livre blanc. Il contient aussi des mesures qui ont pour but de nous permettre de disposer d’un outil militaire plus efficace, car modernisé et plus mobile.

Je le répète, nous ne remettons pas en cause, exception faite de la place trop importante accordée à l’armement nucléaire, la nécessité des programmes d’équipement de nos forces qui sont proposés. Mais nous critiquons la façon dont cette loi sera financée, car cela se fera au prix d’un plan de suppression d’emplois sans précédent.

Vous voulez en effet réaliser des économies de fonctionnement provenant pour l’essentiel d’une diminution drastique des effectifs pour financer les nouveaux programmes. C’est justement là que le bât blesse ; c’est la raison pour laquelle nous nous opposons à ce que la plus grande part de ce financement repose sur le plus grand plan social du pays et sur des recettes exceptionnelles provenant de cessions immobilières et de ventes de fréquences.

Vous prévoyez ainsi, pour reprendre le terme technique, une « déflation » d’effectifs de 7 000 postes par an, principalement dans le soutien, l’administration et les personnels civils, à laquelle s’ajoutera la perte de 16 000 emplois liés à l’externalisation de certains services.

Outre la dévitalisation des territoires et la perte de savoir-faire que représenteront ces suppressions d’emplois, il me semble que ces objectifs à atteindre sont irréalistes en cette période de crise et qu’ils procèdent d’une stricte application mécanique des principes de la révision générale des politiques publiques, la RGPP.

Les recettes dites exceptionnelles qui permettront également de financer votre réforme et l’équipement de nos forces sont incertaines et le montant que vous nous annoncez est surévalué. Comment pouvez-vous réellement escompter la rentrée de 1 milliard d’euros provenant de la vente de certains actifs immobiliers parisiens, quand on connaît les évolutions actuelles du marché ?

Dans le même ordre d’idées, il n’apparaît pas que les opérateurs de télécommunications se précipitent pour acheter à hauteur de 600 millions d’euros les fréquences hertziennes cédées par nos armées.

Le dernier aspect de cette loi de programmation, qui nous heurte tout particulièrement, a trait au processus de privatisation qu’elle enclenche pour deux de nos industries stratégiques du secteur de la défense.

Ainsi, l’article 10 de votre projet de loi veut faire entrer DCNS, fleuron national de la construction navale, dans le droit commun des privatisations. Cela préfigure, à mon sens, le démantèlement d’une entreprise intégrée en permettant la création de filiales dans lesquelles l’État serait minoritaire et en autorisant le détachement d’ouvriers de l’État et de fonctionnaires mis à disposition. L’état actuel de la législation n’empêche pourtant pas DCNS de se développer à l’international.

Mme la présidente. Veuillez conclure, ma chère collègue !

Mme Michelle Demessine. J’en ai presque fini, madame la présidente.

Avec ces filialisations autorisant DCNS à céder des branches de son activité à des sociétés extérieures au groupe, je ne vois pas où se situe la préservation de nos bases industrielles et technologiques de défense, dont vous aimez à vous réclamer, monsieur le ministre.

La privatisation de la Société nationale des poudres et explosifs, la SNPE, serait peut-être encore plus risquée s’agissant d’une entreprise qui fabrique notamment des carburants utilisés pour les missiles balistiques de notre force nucléaire ou pour les lanceurs spatiaux civils.

Il n’est tout simplement pas envisageable, même en introduisant la garantie juridique de « l’action spécifique », qu’un secteur industriel aussi sensible dépende pour une large part d’intérêts privés.

Les articles du texte permettant ces privatisations sont aussi révélateurs de la politique industrielle sans fil conducteur clair que vous menez en matière de défense au plan européen. Sous le prétexte de développer nos industries nationales de défense, vous voulez en fait participer à tout prix au Monopoly européen dans ce secteur en privilégiant les prises de participation, les acquisitions et les alliances capitalistiques. Nous pensons au contraire que le Gouvernement devrait se donner les moyens de garder la maîtrise de la puissance publique dans ce domaine. Nous devrions engager, avec nos partenaires européens, des projets communs fondés sur des coopérations et des partenariats permettant à chacun de conserver ses atouts nationaux.

Pour conclure, monsieur le ministre, cette loi de programmation militaire, qui prétend adapter nos armées aux réalités d’aujourd’hui, le fait en fonction de conceptions stratégiques que nous ne partageons pas, et en utilisant des moyens auxquels nous sommes opposés. En conséquence, le groupe CRC-SPG votera contre votre projet de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG et sur plusieurs travées du groupe socialiste.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Chevènement.

M. Jean-Pierre Chevènement. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, alors que le projet de loi de programmation militaire a été déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 29 octobre 2008, il est regrettable que sa discussion devant le Sénat intervienne aussi tard et dans la précipitation. Entre-temps, la crise économique a d’ailleurs bouleversé les perspectives économiques et financières. On ne peut qu’être inquiet de la nécessité inscrite dans le texte de la programmation de la subordination de son exécution à la maîtrise des finances publiques.

M. Didier Boulaud. Très bien !

M. Jean-Pierre Chevènement. Le Parlement ne trouve pas son compte dans ce simulacre de débat. Une session extraordinaire, au cœur de l’été, conduit le Gouvernement à demander au Sénat de voter conforme un texte amendé à la va-vite par l’Assemblée nationale. Il serait navrant que le fait majoritaire, instrumentalisé d’en haut, ressuscite le vote bloqué !

Ainsi, le Sénat est réduit à jouer le rôle d’une simple chambre d’enregistrement, non seulement sur le texte, mais aussi sur le rapport annexé qui reprend, comme vous l’avez dit, monsieur le ministre, les orientations du Livre blanc publié en juin 2008, votre « feuille de route », selon vos propres termes. Nous allons donc nous prononcer non seulement sur votre projet de loi de programmation, mais aussi sur le Livre blanc de 2008 et sur le tournant politique qu’il imprime à la politique de défense.

Cette absence de débat sur le fond nuit au consensus souhaitable sur la défense nationale. Je le regrette d’autant plus que je pense y avoir apporté ma pierre dans les années soixante-dix en ralliant la gauche à la dissuasion nucléaire, au nom de l’indépendance nationale. L’attitude du Président de la République et du Gouvernement à l’égard du Sénat me choque, car le consensus national sur la défense a été jusqu’à présent un atout précieux pour la crédibilité de celle-ci.

M. Didier Boulaud. Très bien !

M. Robert Hue. Absolument !

M. Jean-Pierre Chevènement. Vous gâchez cet atout bien à la légère, tant par votre refus du débat que par le contenu de votre politique, en rupture avec le souci de l’indépendance nationale.

M. Didier Boulaud. Tout à fait !

M. Jean-Pierre Chevènement. Certes, ce projet de loi de programmation a quelques avantages.

Tout d’abord, pour autant que les crédits prévus soient effectivement inscrits dans les lois de finances, il donne à nos armées la visibilité nécessaire et leur permet de combler une partie de leurs nombreux retards en matière d’équipement. J’observe cependant qu’il faut se projeter à l’horizon 2020, et même au-delà, c’est-à-dire bien après qu’une autre loi de programmation militaire sera intervenue, pour pouvoir disposer, en nombre, de tous les matériels nécessaires.

Aujourd’hui, nos soldats, au professionnalisme desquels je veux rendre hommage, accomplissent leurs missions avec des matériels souvent à bout de souffle.

J’ajoute à cette préoccupation une seconde ayant trait au renouvellement des effectifs. Une déflation annuelle de 7 800 postes est censée gager l’investissement. Mais comment seront opérées les reconversions, notamment dans une fonction publique où un fonctionnaire sur deux partant à la retraite ne sera pas remplacé ?

M. Jean-Pierre Chevènement. Et surtout, comment éviter le vieillissement de la pyramide des âges de nos militaires ?

Le projet de loi met l’accent, à juste titre selon moi, sur la fonction « connaissance et anticipation », ce qui renforcera notre autonomie de décision.

Enfin, la programmation pérennise la dissuasion. C’est, à mes yeux, son principal mérite.

Certes, à Prague, le président Obama a ouvert des perspectives nouvelles à la réduction des armements nucléaires.

Dois-je rappeler cependant que si l’on ajoute aux têtes nucléaires opérationnellement déployées par les États-Unis et la Russie – au nombre aujourd’hui de 1 700 à 2 200, demain de 1 500 à 1 650, selon les accords qui se dessinent – les stocks de têtes stratégiques et, plus encore, les armes nucléaires tactiques, les deux pays disposent encore d’environ 10 000 têtes chacun ?

Le président Obama, dans son discours de Prague, déclarait n’être pas sûr de voir « de son vivant » le désarmement nucléaire.

D’autres pays – Chine, Inde, Pakistan – continuent à développer leur arsenal. D’autres encore se sont dotés ou veulent se doter de l’arme nucléaire.

Il est donc tout à fait légitime, à mes yeux, que la France se donne les moyens de pérenniser sa dissuasion, calibrée à un format de stricte suffisance, sachant que les armes nucléaires vieillissent et qu’au-delà de vingt ans leur fiabilité n’est plus garantie.

J’approuve donc certains aspects du présent projet de loi, mais ces points positifs ne peuvent occulter une inspiration d’ensemble qui rompt avec l’indépendance de notre posture de défense.

L’analyse de la menace reprise du Livre blanc par le projet de loi relatif à la programmation militaire à travers un concept valise, celui de mondialisation, est censée justifier la réintégration du dispositif militaire de l’OTAN, sans qu’une défense européenne autonome ait pu prendre corps, en contrepartie.

À lire le Livre blanc, qui n’a pas de valeur législative mais qui inspire le présent projet de loi, tout procède de ce concept fourre-tout qu’est la mondialisation.

Or, monsieur le ministre, la mondialisation ne procède pas seulement de facteurs techniques, comme la diffusion rapide de l’information via internet. Elle découle de l’emprise croissante du capital financier sur l’économie mondiale qui bouleverse la géographie des puissances, alors que des pays anciennement industrialisés, en particulier la France, voient se déliter leur tissu industriel. De plus, nous assistons à la montée de la Chine mais aussi de l’Inde, au retour de la Russie, à des tensions croissantes sur les approvisionnements de matières premières, notamment les hydrocarbures, à des concurrences avivées et au creusement d’inégalités toujours plus grandes entre les couches sociales bénéficiaires de la mondialisation et la masse des laissés pour compte. Il en résulte des replis identitaires, ethniques ou religieux, qui nourrissent des conflits ou des guerres asymétriques, rendus plus dangereux par la prolifération d’armes de destruction massive.

Cette globalisation financière est aujourd’hui en crise. Nous aurions aimé, monsieur le ministre, que vous nous dessiniez une sortie de crise préservant les intérêts de la France, sans nous mettre à la remorque d’intérêts plus puissants, mais affirmant, au contraire, notre mobilité et notre indépendance. Ce n’est pas le choix fait par les auteurs du Livre blanc.

Le Livre blanc fait du multilatéralisme, et non de l’indépendance nationale, le « principe fondateur » – page 113 –, face à ce qu’il appelle « l’incertitude stratégique ».

Certes, le Président de la République, dans la préface au Livre blanc, mentionne l’indépendance, mais en second lieu, après « les défis que nous confèrent nos obligations internationales ». Mais quelles sont-elles ? Nous assistons à l’extension du champ et des missions de l’OTAN, fait préoccupant ; nous soutenons, par principe, l’élargissement du nombre de membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, mais sans prendre garde à sa gouvernabilité. Or vous savez bien qu’au-delà de vingt membres, et, à plus forte raison, de vingt-cinq, la situation n’est plus tenable.

La réintégration complète de l’organisation militaire de l’OTAN est la décision emblématique de notre nouvelle posture de défense.

Il est inquiétant que l’Alliance se voit reconnaître, selon le Livre blanc, la mission de gérer des crises ou de stabiliser des zones de conflit sans limitation géographique, au motif du « déplacement des intérêts stratégiques communs vers des zones de crise sensibles, en particulier le Moyen-Orient et l’Asie ».

Cette « communauté d’intérêts » mériterait d’être démontrée. La France et les États-Unis n’ont pas toujours mené la même politique dans le Golfe. L’Asie centrale n’a jamais été, pour la France, une zone d’intérêt prioritaire. Inversement, les États-Unis ont toujours eu un intérêt dans le contrôle du golfe Arabo-Persique, de la zone de la Caspienne, également riche en hydrocarbures, et de l’Asie centrale, au cœur du Heartland. Ces régions font partie de leur stratégie.

Tel n’est pas notre intérêt national. L’OTAN n’a pas à devenir une « ONU bis ».

Certes, l’ambition européenne est mise en avant, mais je n’observe pas qu’à la réintégration de l’OTAN par la France ait correspondu, en contrepartie, un pas en avant réellement significatif vers une défense européenne autonome. L’état-major européen, situé à Mons, ne dispose en fait que des moyens très faibles que veut bien lui accorder l’OTAN. Ses effectifs le rendent incapable d’organiser une opération propre d’intensité un peu forte. Nos amis britanniques veillent d’ailleurs à empêcher toute montée en puissance significative.