Mme Michelle Demessine. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je me félicite tout d’abord que ce débat consacré au désarmement, à la non-prolifération nucléaire et à la sécurité de la France se tienne cet après-midi dans notre assemblée.

Il me semble en effet que c’est la première fois, depuis la création de notre force de frappe nucléaire, que se déroule, en séance publique, un débat parlementaire portant sur des questions aussi fondamentales que la doctrine de dissuasion nucléaire et la politique de désarmement de la France. Le contexte international et l’actualité s’y prêtent tout particulièrement, j’y reviendrai dans quelques instants.

Auparavant, il est à mon sens nécessaire, bien que notre débat de cet après-midi concerne le nucléaire et la sécurité de la France, d’élargir quelque peu notre vision des choses. En effet, l’arme nucléaire dans le monde d’aujourd’hui ne joue plus le même rôle « structurant » des relations internationales qu’avant la chute du mur de Berlin. À l’heure actuelle, on ne peut plus parler de désarmement, à la fois nucléaire et conventionnel – sans passer outre la spécificité de l’arme nucléaire, arme « absolue » de destruction massive, n’oublions pas la nécessité d’un désarmement conventionnel, parce que la paix et la sécurité ont besoin d’un véritable effort de démilitarisation –sans évoquer également les logiques de guerre, sans prendre en compte la persistance des conflits dans le monde, en Afghanistan notamment, où la France est directement impliquée, car on ne peut pas fragmenter la paix. Je n’ai pas le temps d’approfondir mon intervention en ce sens, mais je tiens à ce que nous ayons à l’esprit, dans nos réflexions et nos discussions, ce lien fondamental entre désarmement et conflits.

Pour revenir précisément à l’actualité nucléaire, je rappellerai que le projet de désarmement nucléaire relancé par le président des États-Unis dans son discours de Prague en avril 2009, la résolution 1887 (2009) votée à l’unanimité des membres du Conseil de sécurité des Nations unies et la reprise des négociations « post-START » entre les Américains et les Russes ont incontestablement créé un climat plus favorable pour aborder ces questions.

Enfin, avec la récente conférence ministérielle tenue à Paris sur la sécurisation des exportations de technologie nucléaire civile, la prochaine conférence de Washington, en avril, sur la sécurité nucléaire, et surtout, en mai, à New York, la huitième conférence d’examen du traité de non-prolifération nucléaire, l’actualité ne peut qu’inciter les parlementaires que nous sommes à exprimer publiquement leurs réflexions et leurs propositions sur ce grand sujet de société.

Je regrette toutefois que la conférence des présidents n’ait pas saisi cette occasion pour inscrire à l’ordre du jour la proposition de résolution sénatoriale présentée par mon groupe politique et précisément consacrée aux initiatives que pourrait proposer notre pays lors du réexamen du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, ou TNP.

Néanmoins, le rapport excellent et très approfondi déposé au nom de la commission des affaires étrangères par notre collègue Jean-Pierre Chevènement fournit une base d’informations et de propositions qui, bien que nous soyons fortement en désaccord avec certaines d’entre elles, nourrit très utilement le débat de cet après-midi.

Cela étant, bien que le climat soit plus propice à des discussions internationales sur le désarmement nucléaire, les obstacles pour atteindre cet objectif restent nombreux.

En 2005, la précédente conférence d’examen du TNP avait échoué, faute de consensus avec les pays non dotés de l’arme nucléaire sur la façon d’empêcher la prolifération de ce type d’armes. Prenant pour exemple la situation au Moyen-Orient, ils avaient estimé que les exigences en matière de transparence, de contrôle et d’engagement à réduire les arsenaux étaient inégales entre les pays signataires et les non-signataires.

Il faut se rappeler que le TNP, à l’origine, consistait essentiellement en un marché passé entre les pays n’ayant pas encore testé d’engin nucléaire, qui s’engageaient à ne pas en mettre au point, et les pays détenteurs – les États-Unis, l’URSS d’alors, la Chine, la France et le Royaume-Uni – qui, eux, s’engageaient au désarmement nucléaire.

Or, le principal obstacle à la non-prolifération provient du sentiment légitime de frustration éprouvé par les pays « émergents » et des pays du Sud « non dotés », qui estiment que les grandes puissances ne tiennent pas leurs engagements en matière de désarmement. Ils s’opposent même au renforcement des instruments de vérification du nucléaire civil par l’extension du protocole additionnel de l’Agence internationale pour l’énergie atomique, l’AIEA, qui prévoit des inspections inopinées et larges dans les pays menant des activités nucléaires.

Cette attitude peut se comprendre : comment demander de nouveaux efforts à des pays qui, comme le Brésil ou l’Afrique du Sud, ont abandonné l’option nucléaire militaire, si les autres États ne font pas également leur partie du chemin ?

La lutte contre la non-prolifération, sur laquelle insistent beaucoup les grandes puissances nucléaires, et la France tout particulièrement, ne peut être crédible et légitime que si elle s’accompagne d’un réel effort de ces puissances pour mettre en œuvre l’article VI du TNP, qui stipule qu’elles s’engagent à « poursuivre de bonne foi des négociations » relatives au désarmement nucléaire.

Le TNP et la résolution 1887 (2009) du Conseil de sécurité de l’ONU affirment le lien indissociable entre le régime de non-prolifération et le mouvement vers le désarmement nucléaire. Malgré les apparences, cette logique n’est pas respectée par les grandes puissances, qui opposent souvent désarmement et lutte contre la prolifération, créant ainsi le principal obstacle au désarmement.

Nous devons par ailleurs être lucides quant à la réalité des propositions américaines de désarmement nucléaire. Pour annoncer la nouvelle politique nucléaire des États-Unis, qui procède de la volonté du président Obama d’œuvrer à la dénucléarisation de la planète, la Maison Blanche a parlé d’une réduction spectaculaire de ses stocks, la chiffrant à plusieurs milliers d’ogives.

Dans le même temps, le Président des États-Unis propose aussi de conserver une force de dissuasion « solide et fiable », ce qui exclut très clairement la possibilité d’une élimination à court et moyen terme. Notons, en outre, que les États-Unis n’ont toujours pas ratifié le traité d’interdiction complète des essais nucléaires.

Il faut surtout relever que, tout en parlant de désarmement, l’administration américaine accroît considérablement le budget consacré à la modernisation de l’arme nucléaire et veut compenser ce recul de l’atome par le développement d’une défense antimissile « nouvelle manière », et de nouvelles armes conventionnelles. Ces armes de forte puissance, non nucléaires, constituées de missiles intercontinentaux dotés de charges explosives conventionnelles, seraient tirées à partir des États-Unis et pourraient frapper n’importe où dans le monde dans un délai d’une heure.

Fondamentalement, la doctrine américaine consiste, certes, à détenir moins d’armes nucléaires – sans d’ailleurs se fixer d’objectif concret d’élimination – mais plus d’armes conventionnelles.

Face aux apparences de la nouvelle doctrine américaine, la France semble très réticente à poursuivre son engagement dans la voie du désarmement. À regarder de près l’attitude des autres membres du « club nucléaire », on s’aperçoit que la posture du Royaume-Uni, qui débat de la modernisation de sa force de frappe, est ambiguë, que la Chine accroît son arsenal, et que la Russie peine à envisager un désarmement nucléaire total qui la désavantagerait lourdement sur le plan conventionnel.

Ainsi, l’argumentation de la France consiste à dire que la réduction des arsenaux français, américains, russes et britanniques n’a jamais entraîné un ralentissement des programmes nucléaires des autres pays, et qu’elle ne reconnaît, en conséquence, aucune vertu pédagogique à ce processus.

Nous considérons également que nous avons déjà donné l’exemple en renonçant à la composante terrestre des missiles du plateau d’ Albion, en diminuant d’un tiers notre composante aéroportée, en réduisant à trois cents le nombre de nos têtes nucléaires, en démantelant le centre d’essais atomiques du Pacifique ainsi que nos usines de production de matière fissile.

Tout cela est vrai et témoigne d’un réel effort de notre part.

Mais les déclarations du Président de la République donnent l’impression qu’à ses yeux la lutte contre la prolifération est la seule priorité et qu’elle n’est pas compatible avec le désarmement nucléaire.

Précisément, il ne faudrait pas que l’image positive que nous avons acquise auprès de nombreux pays émergents, grâce à notre attitude exemplaire tant dans la ratification des traités que dans des mesures unilatérales de désarmement, soit ternie à l’approche de la conférence d’examen du TNP. En effet, de nombreux pays nous soupçonnent de vouloir préserver à tout prix le siège de membre permanent du Conseil de sécurité que nous devons en grande partie à notre force de dissuasion.

Aujourd’hui, à la veille de la huitième conférence d’examen du TNP, nous sommes à la croisée des chemins. Il est impératif d’éviter un nouvel échec comme il y a cinq ans. Celui-ci enterrerait définitivement le régime de non-prolifération défini par le TNP. Il faut le soutenir sans ambiguïté et le renforcer, car il est le seul à pouvoir garantir en toute sécurité l’accès au nucléaire civil aux États qui renoncent à l’acquisition de l’arme nucléaire. Sinon, ce serait à coup sûr une prolifération débridée, la disparition de ce cadre juridique international sans qu’il soit remplacé, le risque accru de la probabilité d’emploi de l’arme nucléaire et, au total, le retour d’un rapport de force nucléaire dans les relations internationales.

Notre pays peut de nouveau jouer un grand rôle et être un acteur dynamique du désarmement nucléaire multilatéral lors de la conférence de New-York. Pour cela, il doit être porteur de propositions ambitieuses et constructives, car ce sont d’abord les pays « dotés » qui doivent donner l’exemple et montrer concrètement que régime de non-prolifération et mouvement vers le désarmement nucléaire vont de pair.

Il sera crucial de convaincre les pays émergents et « non-dotés » que le TNP, qui promettait le désarmement des uns en échange du renoncement des autres à la bombe, n’est pas un marché de dupes.

Il faudra aussi parvenir à un accord d’ensemble sur le désarmement nucléaire tout en empêchant, comme le visent les États-Unis et la Russie, une compensation en armements conventionnels, chimiques et biologiques.

Il sera pourtant bien difficile de progresser dans cette voie si les cinq puissances nucléaires – mais aussi Israël, l’Inde et le Pakistan – ne sont pas unanimes. Si l’on veut persuader ces trois pays d’adhérer au TNP, il faut concrètement réduire les arsenaux au plus bas niveau.

Or, si l’on doit reconnaître un certain effort américain, même s’il est ambigu, il faut aussi avoir présent à l’esprit que les États-Unis restent, avec la Russie, la principale puissance nucléaire en stocks, très loin devant la France, la Chine ou le Royaume-Uni.

Il est donc déterminant que, comme le propose Jean-Pierre Chevènement dans son rapport, les Américains et les Russes amplifient leur effort de désarmement de manière significative. Il faudrait également, comme le demande notre collègue dans son rapport, obtenir de tous les États qui ne l’ont pas encore fait la ratification du traité d’interdiction des essais nucléaires et entamer des négociations sur la production de matières fissiles à usage militaire.

Quant aux autres propositions que Jean-Pierre Chevènement suggère de présenter lors de la conférence, nous estimons qu’elles accompagnent la position officielle du Gouvernement. En souscrivant à l’idée que la France a eu une position « exemplaire » en matière de réduction de notre arsenal et en invitant le Gouvernement à être très ferme pour préserver l’indépendance que garantit notre force de dissuasion, il exclut toute nouvelle proposition de réduction de notre arsenal nucléaire.

Pour aller au-delà des préconisations minimales positives que contient ce rapport, le groupe CRC-SPG propose que notre pays prenne des initiatives fortes afin que les États s’engagent à mettre fin à la modernisation de leurs armes et de leurs vecteurs.

La France pourrait de nouveau montrer l’exemple en interrompant le programme de missile stratégique M 51, qui est davantage un héritage de la guerre froide qu’un instrument de défense adapté aux menaces d’aujourd’hui.

Elle pourrait également proposer que, pour tous les pays, les doctrines de la dissuasion soient strictement limitées au « non-emploi » des armes nucléaires, comme l’était celle de la France avant les inflexions de doctrine décidées par les présidents Chirac et Sarkozy dans leurs discours respectifs de l’Île Longue et de Cherbourg. Cela supposerait ainsi que soit bannie toute forme de frappe préventive.

Au total, nous souhaitons donc que, lors de la prochaine conférence d’examen du TNP, notre pays participe plus activement aux efforts de désarmement en proposant d’entrer dans un processus de négociation sur notre armement nucléaire, avec un calendrier contraignant. Ce serait un nouveau signe de bonne volonté qui montrerait aux pays sceptiques que nous n’en restons pas aux annonces de réduction de notre potentiel militaire faites par le Président de la République à Cherbourg en mars 2008.

Telles sont, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les quelques réflexions que notre groupe voulait apporter à ce débat sur le désarmement, la non- prolifération nucléaire et la sécurité de notre pays.

M. le président. La parole est à M. Didier Boulaud.

M. Didier Boulaud. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord me réjouir que les vaguelettes du récent remaniement ministériel – qualifié de lilliputien par Alain Duhamel dans les colonnes du journal Libération, aujourd'hui – n’aient pas encore atteint la rive gauche de la Seine (Sourires.), ce qui aurait à coup sûr compromis ce débat que nous attendons depuis si longtemps. Je remercie le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées d’avoir permis qu’il puisse aujourd'hui se tenir, car notre commission est pleinement dans son rôle en abordant en séance publique le thème, important et complexe, du désarmement.

Le rapport de notre collègue Jean-Pierre Chevènement constitue un excellent socle sur lequel nous pouvons travailler et qui nous permettra d’apporter publiquement et utilement nos réflexions et nos propositions.

J’espère aussi que le Gouvernement aura la sagesse d’écouter et surtout d’entendre la voix du Sénat.

Il serait sage en effet que, dans la perspective de la prochaine conférence quinquennale d’examen du traité de non-prolifération nucléaire, le TNP, le Gouvernement puisse expliquer devant la représentation nationale sa position et les propositions que ses délégués défendront.

Je considère que le désarmement sous toutes ses formes, en particulier le désarmement nucléaire, constitue un axe important, essentiel même, de la diplomatie française et de son rayonnement international.

Le très complet rapport de notre collègue Jean-Pierre Chevènement a aussi la vertu de m’épargner d’avoir à faire de longs développements sur l’état des lieux de la question qui nous occupe aujourd’hui, ainsi que des analyses nécessaires mais chronophages sur le contexte international.

En conséquence, je peux, ici et maintenant, aller à l’essentiel et, dans le peu de temps imparti, me consacrer à évoquer quelques-uns des nombreux points primordiaux de ce dossier.

Mes collègues du groupe socialiste auront à cœur d’aborder d’autres points et de compléter ainsi notre analyse.

D’abord, une évidence : la perspective d’un monde sans armes nucléaires semble être intéressante, souhaitable, au point que, au siècle dernier, en 1968, les pays signataires du TNP s’étaient déjà engagés « à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ».

De l’eau a coulé sous les ponts, des murs sont tombés, nous avons changé de siècle et nous restons toujours sur le même objectif : un désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ; cela peut être rassurant pour certains et très décourageant pour d’autres.

Or cette perspective d’un monde sans armes nucléaires semble toujours remise à plus tard.

II nous faut donc sortir des déclarations qui font plaisir pour s’atteler à une action concrète capable de faire bouger les lignes.

Il faut chercher à faire avancer le dossier du désarmement nucléaire sur trois plans imbriqués mais différents : d’abord, le TNP, dont les orateurs qui m’ont précédé ont abondamment parlé, ensuite, le traité d’interdiction complète des essais nucléaires, le TICE, et, finalement, le traité d’interdiction de la production de matières fissiles pour des armes nucléaires, le TIPMF. Nous écouterons avec attention les explications du ministre sur l’action de la France dans ces domaines.

Mais, sans tarder, je veux insister sur la proposition d’aller dans un premier temps vers « une zone de basse pression nucléaire », exposée dans le rapport Chevènement, qui me semble une bonne orientation.

Les arsenaux nucléaires des États-Unis et de la Russie sont concernés au premier chef. Leur importance quantitative et qualitative fait qu’ils doivent, eux, bouger les premiers. Mais nous ne devons pas avoir une attitude attentiste. II faut que le Gouvernement se saisisse de cette proposition et qu’il lui donne vie diplomatique.

La France doit chercher des alliés pour faire prospérer cette initiative, et ces alliés, il faut les trouver d’abord en Europe. La France ne doit pas se trouver isolée dans une telle négociation.

Cette négociation, déjà en cours, doit aussi être placée dans le contexte de la nouvelle architecture globale de sécurité en Europe.

Certes, sans le faux pas de notre réintégration pleine et entière dans les comités militaires de l’OTAN, notre pays aurait plus de marges pour convaincre Européens et Russes de la nécessité de créer un vaste espace de sécurité commune.

Ainsi, des thèmes tels que la dissuasion nucléaire et l’éventuelle défense anti-missiles devraient pouvoir être abordés au sein de l’Union européenne d’abord, avec nos voisins ensuite, dont la Russie, afin d’être en mesure de permettre aux Européens de s’approprier leur propre géopolitique et de gérer eux-mêmes les relations avec les voisins.

Or je crains que dorénavant nous ne devions attendre que l’Alliance redessine ses priorités, que l’OTAN définisse ses concepts, avant que nous puissions exprimer, d’une manière autonome, et faire partager, notre conception d’un nouvel équilibre de sécurité sur le continent européen.

Le désarmement nucléaire et conventionnel en fait partie. Nous serons, hélas ! je le crains, à la traîne.

Par ailleurs, il faut expliquer encore et encore que la ratification par les États-Unis du traité d’interdiction complète des essais nucléaires, signé en 1996, est une priorité qui peut aussi avoir valeur d’exemple pour le monde entier, et en tout premier lieu, pour les pays qui, aujourd’hui, résistent encore à cette ratification : la Chine, le Pakistan, l’Inde.

Voilà un bon sujet de discussion pour les prochaines rencontres entre Nicolas Sarkozy et Barack Obama.

La lutte contre la prolifération, contre la dissémination de l’arme nucléaire est un impératif, certes, mais cette lutte s’inscrit dans des contextes de crises régionales qu’il ne faut pas négliger. La prolifération nucléaire épouse étroitement la carte des conflits et des problématiques régionales non résolus. II est impossible de s’attaquer à ce fléau sans chercher la solution aux causes profondes des crises régionales graves. Dois-je les citer ?

Vous savez tous que, pour la sécurité de l’Europe, le Proche-Orient et le Moyen-Orient sont essentiels. Israël, Palestine, Iran : ce sont les acteurs d’une tragédie où se jouent non seulement l’avenir de leurs peuples respectifs mais aussi celui de notre sécurité en Europe et de la paix dans le monde.

Lors d’un récent débat qui s’est tenu ici même le 12 janvier, a déjà été abordé le problème général de la nucléarisation du Moyen-Orient. II y a urgence à trouver une solution politique.

L’affrontement direct ou par pays interposé – l’Afghanistan – entre l’Inde et le Pakistan fait trembler l’Asie et entraîne des courses à l’armement dans toute la région.

Ce n’est pas un hasard si trois États qui n’ont jamais adhéré au TNP – l’Inde, Israël et le Pakistan – se sont dotés de l’arme nucléaire, ce qui fragilise le régime international de non-prolifération et constitue un formidable exemple négatif susceptible de faire ici ou là des émules.

Sans solution politique crédible aux crises régionales, il n’y aura pas d’avancée en matière de désarmement. Nous devons continuer à proposer à nos concitoyens une information sincère sur toutes les questions nucléaires, civiles et militaires ; en effet, le système français de dissuasion militaire et les programmes nucléaires civils ne sont pas une donnée immarcescible.

Sans le soutien conscient de la population et sans une bonne connaissance de nos concitoyens sur ces sujets, le système actuel peut être fragilisé, voire mis en échec par des campagnes pleines de bonnes intentions mais qui ne seront pas exemptes d’arrière-pensées.

En effet, monsieur le ministre, force est de reconnaître que de graves menaces, qui doivent être mises en lumière, pèsent sur notre propre force de dissuasion. Il en est ainsi depuis bien longtemps dans notre pays, depuis l’origine, allais-je dire. Ne nous bouchons pas trop les yeux !

Le danger le plus immédiat pour la force de frappe nucléaire française, à ce jour, c’est d’abord votre politique budgétaire et l’état calamiteux des finances publiques du pays, notamment depuis l’arrivée de la droite au pouvoir, en 2002.

Les réductions budgétaires que votre propre politique vous conduit inéluctablement à imposer auront de graves conséquences sur notre défense. Les adversaires de toujours ou les plus réticents sont aux aguets.

Prenez garde, car je crains que ce ne soient pas les considérations d’ordre stratégique qui priment mais la simple urgence budgétaire dans laquelle vous vous précipitez, et la France du même coup !

Quant au Président Obama, s’il a affirmé fortement son ambition d’un monde sans armes nucléaires, on ne peut que constater qu’il rencontre, dans son propre pays, de fortes résistances à la ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires, le TICE.

En matière de désarmement, le pragmatisme doit aussi primer sur la rhétorique !

La France se devrait d’être une force de proposition au cours de la prochaine conférence d’examen du TNP. Elle devrait œuvrer à l’adoption d’une position européenne commune, ambitieuse et équilibrée. Où en sont, à cet égard, les États membres de l’Union européenne ?

Pour terminer mon propos, monsieur le ministre, je voudrais vous poser trois questions précises.

Le nouveau concept stratégique de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord est actuellement en préparation. La position de la France au sein de l’Alliance a changé par la seule volonté du Président Sarkozy et il est fort probable que notre dissuasion nucléaire soit dorénavant mise dans le panier de la discussion de ce concept stratégique.

À ce sujet, quelle est la position défendue par la France au sein de l’OTAN ? Le Gouvernement soutiendra-t-il les initiatives qui germent déjà, ici ou là, sur une Europe sans armes nucléaires ? Peut-on envisager d’alléger, puis de faire disparaître la dissuasion nucléaire au profit d’une promesse de protection du territoire européen par un système de défense antimissile balistique ?

Monsieur le ministre, je ne peux évidemment pas vous obliger à suivre la feuille de route tracée par notre collègue Jean-Pierre Chevènement dans son rapport, qui, je le confirme, est fermement soutenu par la commission des affaires étrangères. Toutefois, je vous incite à lui offrir une attention soutenue... Elle pourrait s’avérer très utile face aux échéances à venir ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Michel Baylet.

M. Jean-Michel Baylet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mon cher ami Jean-Pierre Chevènement, mes chers collègues, dans son célèbre discours de Prague, le président Barack Obama avait affirmé engager sa politique étrangère sur le chemin de « la paix et la sécurité dans un monde sans armes nucléaires ».

À l’approche de l’ouverture de la prochaine conférence d’examen du TNP, on peut se demander si toutes les conditions seront réunies pour exaucer un vœu que l’humanité entière doit souhaiter.

Au regard des crises récentes de prolifération nucléaire, en Corée du Nord et en Iran, il est clair que la diplomatie internationale devra encore beaucoup manœuvrer avant d’atteindre cet idéal.

Toutefois, depuis sa conception en juin 1968, le TNP a incontestablement permis de nombreux progrès dans la voie du désarmement. Malgré la persistance de points de blocage, que nous connaissons, les avancées positives observées au cours de ces dernières décennies invitent à poursuivre l’approfondissement de ce traité.

Tout d’abord, reconnaissons que les États-Unis et la Russie ont accompli de notables efforts pour diminuer leur arsenal nucléaire. Le traité START I de réduction des armes stratégiques, qui me rappelle, monsieur le ministre, mon passage au Quai d’Orsay – nous sommes bien dans la continuité ! –, suivi du traité de réduction des arsenaux nucléaires stratégiques, le SORT, tous deux signés entre les États-Unis et l’Union Soviétique, ont mis un coup d’arrêt à la course effrénée aux armements à laquelle les deux pays s’étaient livrés durant la guerre froide.

L’escalade avait généré jusqu’à 60 000 têtes nucléaires au total, au moment des tensions les plus fortes. Aujourd’hui, on comptabiliserait 22 400 têtes pour les deux pays. C’est bien mieux, mais cette décrue ne doit pas faire oublier que Russes et Américains concentrent, à eux seuls, 96 % du stock mondial d’armes nucléaires.

Parmi les pays dotés qui se sont également engagés en faveur du désarmement, je crois qu’on peut, sans chauvinisme aucun, citer la France, dont l’attitude a été particulièrement exemplaire en ce domaine. Nous pouvons nous en réjouir sur toutes les travées de cette assemblée.

En procédant, dans la plus grande transparence, à une réduction de 50 % de ses armes nucléaires depuis la fin de la guerre froide et en renonçant aux essais nucléaires dès 1996, notre pays a su réviser sa doctrine stratégique en faveur du principe de stricte suffisance. Cette position permet à la France d’être perçue comme disposant d’une force « respectable », tout en étant relativement protégée dans les débats relatifs au désarmement.

Tous ces engagements concrets ont permis de légitimer le TNP, qui, à ce jour, est tout de même signé par 189 États sur 192.

J’ajouterai que le traité a aussi acquis une certaine solidité juridique en s’enrichissant à trois reprises. Sa prorogation en 1995 pour une durée infinie, la signature du traité d’interdiction complète des essais nucléaires en 1996 et l’adoption, en 1997, d’un protocole additionnel de garanties dit « 93+2 » ont renforcé l’édifice international de lutte contre la prolifération nucléaire.

Dans son excellent rapport d’information, fait au nom de notre commission des affaires étrangères, dont je salue le président, notre collègue Jean-Pierre Chevènement a bien démontré les vertus que pouvait avoir le TNP en le qualifiant « d’instrument irremplaçable pour la sécurité internationale ».  Avec justesse et pertinence, il en a aussi pointé toutes les limites.

D’une part, les deux grandes puissances doivent franchir un nouveau palier. Aux États-Unis, la ratification du TICE peine à se réaliser : cela risque évidemment de peser lors des discussions qui s’ouvriront en mai prochain à New York.

D’autre part, l’objectif de réduction du nombre de têtes nucléaires affiché par la Russie et les États-Unis, visant à inscrire ce nombre dans une fourchette comprise entre 1 500 et 1 675 têtes, n’est toujours pas atteint, comme en témoignent les chiffres que je citais à l’instant.

On en connaît les raisons : le projet américain de défense antimissile en Europe engendre de fortes crispations à Moscou et dans la zone qu’on appelait autrefois les pays de l’Est. Il est certain que la volonté affichée par le président américain de réduire les armes nucléaires s’accorde mal avec le projet de développement d’une défense antimissile.

Ce point d’achoppement soulève d’ailleurs la question centrale de l’article VI du TNP, qui pose le principe d’un désarmement général et complet. Il ne faudrait pas aboutir à une nouvelle situation déséquilibrée avec, d’un côté, ceux qui jouent le jeu du désarmement général et, de l’autre, ceux qui donnent des gages dans le domaine du nucléaire, tout en renforçant fortement leur arsenal conventionnel et balistique.

Par un effet pervers, s’il s’agit de substituer à la dissuasion nucléaire une défense conventionnelle sophistiquée basée dans l’espace, le monopole de la sécurité tombera très vite entre les mains des États qui maîtrisent la technologie et, surtout, peuvent la supporter financièrement. Compte tenu de ces contraintes, beaucoup de pays souhaiteront se réfugier sous un parapluie, ce qui engendrera une perte d’autonomie de leur défense.

Au regard du caractère aléatoire et aliénant de cette protection, je ne crois pas que notre pays aurait intérêt à délaisser sa politique de dissuasion. C’est pourquoi, comme le souligne Jean-Pierre Chevènement dans son rapport, la conférence d’examen du TNP ne devra pas ignorer les questions relatives à la prolifération balistique.

En attendant, le traité START I est expiré depuis le 5 décembre 2009. Si l’on peut vivre sans, il est toutefois certain qu’en ne donnant pas l’exemple, les deux grandes puissances affaiblissent le TNP et privent le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies d’arguments lors de la gestion de crises difficiles, comme celles de la Corée du Nord et, surtout, de l’Iran.

Le représentant égyptien à l’ONU s’est récemment engouffré dans cette brèche en dénonçant les puissances nucléaires qui ne tiennent pas leurs engagements.

Certains pays estiment effectivement qu’il y a deux poids et deux mesures dans la gestion des crises de prolifération et il faut bien reconnaître qu’ils n’ont pas tout à fait tort ! Même si l’arme nucléaire n’est pas faite pour être employée – souhaitons-le en tout cas –, la nature de certains régimes pousse la communauté internationale à réagir à certaines situations plus qu’à d’autres. Celle-ci laisse ainsi de côté la prolifération chinoise, mais ne laisse pas passer, d’ailleurs à juste titre, le risque iranien.

Dans ce contexte, quelle posture la France doit-elle adopter ?

Compte tenu de l’exemplarité dont notre pays a fait preuve au cours de ces dernières décennies, il ne semble pas opportun qu’il s’engage au-delà de l’état actuel de son désarmement, au risque de ne plus pouvoir garantir sa sécurité avec une certaine indépendance.

Dotée de 300 têtes nucléaires, y compris les stocks de maintenance, la France ne doit souffrir d’aucune gêne en comparaison de l’arsenal détenu par les Russes et les Américains.

Forte de son attitude, elle a un rôle politique à jouer. Elle doit encourager en priorité la réduction des arsenaux russes et américains, la normalisation des relations avec l’Iran, la reprise des pourparlers avec la Corée du Nord.

Mes chers collègues, un monde sans armes suppose un monde en paix.

Le TNP est un bel outil qui a fait progresser le désarmement, mais la non-prolifération passe aussi par la résolution des grands conflits régionaux. Ce sont eux qui déclenchent la prolifération !

Comme le disait Raymond Aron, « l’univers diplomatique est comme une caisse de résonance : les bruits des hommes et des choses sont amplifiés et répercutés à l’infini. L’ébranlement subi en un point de la planète se communique, de proche en proche, jusqu’à l’autre bout ». Garantir un monde sans guerre implique une approche globale, qui ne néglige pas pour autant une écoute particulière de chacun des conflits de la planète. (Applaudissements sur les travées du RDSE et de lUnion centriste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et de l’UMP.)

(Mme Catherine Tasca remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE Mme Catherine Tasca

vice-présidente

Mme la présidente. La parole est à M. Xavier Pintat.