compte rendu intégral

Présidence de Mme Catherine Tasca

vice-présidente

Secrétaires :

M. Philippe Nachbar,

M. Daniel Raoul.

Mme la présidente. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à neuf heures.)

1

Procès-verbal

Mme la présidente. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

 
Dossier législatif : proposition de loi  tendant à améliorer la justice fiscale, à restreindre le « mitage » de l'impôt sur les sociétés et à favoriser l'investissement
Discussion générale (suite)

Amélioration de la justice fiscale

Rejet d'une proposition de loi

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe socialiste, de la proposition de loi tendant à améliorer la justice fiscale, à restreindre le « mitage » de l’impôt sur les sociétés et à favoriser l’investissement, présentée par M. François Marc et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés (proposition n° 321, rapport n° 428).

Dans la discussion générale, la parole est à M. François Marc, auteur de la proposition de loi.

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi  tendant à améliorer la justice fiscale, à restreindre le « mitage » de l'impôt sur les sociétés et à favoriser l'investissement
Article 1er

M. Jean Desessard. Où est la droite ? Il n’y a personne sur leurs travées !

M. Yvon Collin. Il y a tout de même le rapporteur !

M. François Marc, auteur de la proposition de loi. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers et nombreux collègues (Sourires.), la plupart d’entre vous ont probablement entendu parler du célèbre jeu télévisé Qui veut gagner des millions ?, qui est diffusé sur TFI. En restant sur ce registre qui nous est familier, j’aurais pu intituler ce texte : « Comment ne pas laisser filer 10 milliards d’euros ? ».

Chacun a conscience que notre Trésor public aurait bien besoin de cette somme. Le déficit public – 120 milliards d’euros en 2011 ! – s’est en effet dramatiquement creusé ces dernières années.

J’ai écouté hier avec beaucoup d’attention l’intervention de Mme la ministre Christine Lagarde. Cette dernière, à cette occasion, a évoqué les modalités de redressement de notre pays et a indiqué qu’il fallait plus de croissance. Néanmoins, j’ai été stupéfait de l’entendre nous préciser que cette croissance serait « spontanée », puis de l’entendre nous dire que les recettes apparaîtraient « spontanément ». Cette double spontanéité nous amène à nous interroger sur la détermination réelle du Gouvernement à faire face aux nécessités du redressement.

Je me souviens que, lorsque j’étais étudiant, mes ouvrages d’économie citaient Hayek, Smith et surtout Chuang Tzu, qui, 369 ans avant Jésus Christ, écrivait déjà dans un texte taoïste : « Le bon ordre apparaît spontanément lorsque les choses sont laissées à elles-mêmes ».

En définitive, je me demande si nous ne sommes pas face à un laxisme généralisé. Le sujet qui nous occupe aujourd’hui, à savoir celui des niches fiscales, nous incite à nous poser la question.

La Cour des comptes ne cesse d’ailleurs de nous alerter sur ce point en rappelant que le déficit de la France est pour l’essentiel « structurel » et s’explique, pour au moins 60 milliards d’euros, par les nombreux abattements fiscaux et niches fiscales qui ont été consentis à des particuliers aisés ou à certaines catégories d’entreprises.

Monsieur le ministre, nous subissons depuis 2002 une mauvaise politique fiscale, une mauvaise politique de niches !

Il est clairement établi que, depuis 2002 – et surtout depuis 2007, d’ailleurs –, les lois de finances contribuent à un invraisemblable « mitage » des assiettes fiscales des entreprises, en particulier pour l’impôt sur les sociétés. On compte à ce jour pas moins de 293 dépenses fiscales en faveur des entreprises.

S’agissant du seul impôt sur les sociétés, l’impact cumulé des niches et des régimes de faveur, selon le Conseil des prélèvements obligatoires, le CPO, a conduit les entreprises à soustraire 70 milliards d’euros en 2010 aux contributions de l’impôt sur les sociétés « légalement » exigibles en France. On notera que le même manque à gagner fiscal n’était que de 18,5 milliards d’euros en 2005. C’est dire à quel point la dérive est aujourd’hui avérée. Elle est d’ailleurs totalement insoutenable pour nos finances publiques.

Mais elle est tout aussi insoutenable par l’injustice fiscale qu’elle génère entre les entreprises françaises. Les PME se voient ainsi appliquer un taux réel d’impôt sur les sociétés beaucoup plus élevé que les très grandes entreprises. J’y reviendrai.

La logique républicaine voudrait que chaque entreprise contribue à la hauteur de ses moyens. Mais cette logique est, hélas ! aujourd’hui totalement bafouée.

L’expertise progressivement mise en œuvre en matière d’optimisation fiscale permet aux grands groupes financiers de tirer le meilleur parti des multiples opportunités offertes par les 293 niches fiscales exploitables.

Moins d’impôt sur les bénéfices, c’est plus de dividendes pour l’enrichissement des actionnaires ! Le capitalisme financier sort ainsi grandement gagnant du processus redistributif à la française favorisé depuis 2007.

Devant le constat accablant régulièrement formulé sur ce point par la Cour des comptes, le Gouvernement manifeste aujourd’hui son « émoi ». Mme Lagarde a ainsi déclaré voilà quelques semaines : « L’assiette de l’impôt sur les sociétés est rongée par les niches fiscales ». M. Baroin a même parlé il y a quelques jours de « l’impôt de chagrin ».

Pour sa part, M. Estrosi, ancien ministre chargé de l’industrie entre 2009 et 2010, a découvert tout à coup que le dispositif qu’il avait contribué à mettre en place est assassin pour les PME. Maintenant qu’il est redevenu député, il a déposé une proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête en vue de trouver les explications de cette situation d’injustice fiscale.

Si, de tous les bords politiques, on semble convenir que la situation devient inacceptable, il importe à nos yeux que le Parlement donne au plus vite l’impulsion souhaitable afin de corriger l’impact du système excessivement prédateur des niches fiscales. Tel est l’objet de la présente proposition de loi.

Afin de tendre vers l’objectif visé, cette proposition de loi a pour objet de limiter le « mitage » de l’assiette de l’impôt sur les sociétés, d’améliorer la justice fiscale entre les entreprises de différentes tailles et de favoriser le réinvestissement des profits au sein des entreprises.

Le texte proposé comporte trois articles concourant à ces objectifs.

L’article 1er vise à reprendre les préconisations du CPO et à supprimer le régime du bénéfice mondial consolidé. Ce système ne profite aujourd’hui qu’à cinq groupes français, pour un coût de l’ordre de 450 millions d’euros.

L’article 2 tend à introduire un taux « plancher » d’impôt sur les sociétés réellement acquitté en direction des sociétés de grande taille, qui profitent aujourd’hui d’un cumul considérable de cadeaux fiscaux.

L’article 3 vise à instaurer une modulation du taux de l’impôt sur les sociétés en fonction du taux de réinvestissement et de distribution de dividendes.

À travers ces trois dispositions, somme toute très simples, cette proposition de loi répond à un besoin. Elle se fonde sur une exigence de plus grande justice fiscale et fait suite, comme on l’a vu, à un diagnostic assez largement partagé, quelle que soit notre appartenance politique.

Pourtant, certains nous disent qu’il est urgent d’attendre avant d’agir. Je voudrais répondre dès à présent aux objections, que l’on entend ici ou là, mises en avant pour s’opposer à l’adoption de cette proposition de loi.

Les trois premières objections portent sur des considérations de forme ou un calendrier inapproprié.

J’évoquerai en premier lieu le projet d’une future loi constitutionnelle qui réserverait la matière fiscale aux seules lois de finances. Au regard de cet argument, la présente proposition de loi serait dès lors hors-jeu, si je puis employer ce terme footballistique en cette période où de grands matchs se déroulent. (Sourires.)

Pour répondre à cet argument, je ferai appel à un adage connu de tous : « Qui veut noyer son chien l’accuse d’avoir la rage ». On sait très bien que si l’on veut retirer toute responsabilité et tout rôle d’initiative au Parlement, il suffit d’utiliser systématiquement ce type d’argument.

Je vous rappelle, mes chers collègues, que, lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2011, le Sénat, en trois semaines de débats, n’a été en mesure de modifier l’affectation que de 350 millions d’euros. Quand on sait que le budget de l’État portait sur 350 milliards d’euros, on voit à quel point les marges de manœuvre du Parlement sont quasi inexistantes en la matière. Si, en plus, on empêche ce dernier d’œuvrer en dehors des lois de finances, on aboutit, comme on le voit très bien aujourd’hui, à une stérilisation totale de l’action législative en matière financière !

Un second argument d’opportunité pourrait nous être opposé. Il s’agirait de considérer que la question d’établissement d’un taux plancher de l’impôt sur les sociétés ne se posera pas dès lors que les niches auront été toilettées ou supprimées.

En fait, on évoque aujourd’hui un délai d’au moins deux à trois ans avant d’aboutir à un toilettage de ces niches fiscales. Faut-il encore attendre tout ce temps ou peut-être encore davantage avant de remédier à l’inégalité fiscale ? Nous ne le pensons pas ! Toutes ces formulations savantes qui consistent à dire « il faudrait que », « peut-être serait-il mieux d’attendre » ne nous paraissent pas les plus appropriées face à la situation d’urgence que nous avons décelée.

De la même façon – c’est le troisième argument de forme de nos contradicteurs –, il paraîtrait opportun d’attendre les retours d’information concernant le projet européen relatif à l’assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés, l’ACCIS.

En réalité, il se dit que l’ACCIS ne serait rien d’autre que la mise sur pied d’une sorte de guichet unique dans le but de simplifier les démarches administratives des sociétés assujetties à l’impôt sur les sociétés en Europe. La Commission européenne a d’ailleurs précisé que « les États membres conserveraient intégralement leur droit souverain en matière de fixation du taux de l’impôt sur les sociétés » et que, au surplus, l’ACCIS « sera facultative ».

Il est donc difficile, là aussi, d’accepter l’idée que cet argument puisse retarder l’action législative immédiate que nous proposons.

Après ces trois arguments de forme, j’en viens à présent au principal argument de fond, qui est, quant à lui, de nature idéologique. On nous dit en effet que l’introduction par l’article 2 d’un « impôt réel minimum » sur les bénéfices pénaliserait les entreprises françaises et jouerait en faveur des délocalisations de sièges sociaux.

On a souvent entendu l’argument réducteur cher aux libéraux selon lequel le taux de fiscalité d’un pays serait le déterminant absolu de son attractivité économique.

À vrai dire, cette idée reçue ne correspond pas à la réalité des critères de choix des investisseurs internationaux révélée par le baromètre Ernst & Young et par l’ensemble des études, ces investisseurs mettant systématiquement en avant, plus que la fiscalité, le niveau d’infrastructure, la qualité des services publics ou la qualification de la main-d’œuvre.

Le quotidien La Tribune titrait d’ailleurs récemment, à l’issue d’une enquête auprès des entreprises : « Les entreprises de croissance ont besoin de plus d’État ». Or, mes chers collègues, il ne peut y avoir plus d’État si chacun n’apporte pas sa contribution à hauteur des impôts exigibles – je pense en particulier à l’impôt sur les sociétés.

On voit donc clairement que cette proposition de loi fait resurgir le débat sur le bien-fondé de l’interventionnisme public. L’objection majeure opposée à notre proposition de loi est bien de nature idéologique.

Face aux arguments du « laisser-faire » et de la primauté donnée au capitalisme financier, l’intérêt général gagne à mon avis à voir l’arbitrage public prendre sa part aux décisions de réallocation des résultats financiers produits par l’activité économique du pays.

J’observe d’ailleurs avec intérêt que le Président de la République vient, par une déclaration récente, de reconnaître le bien-fondé de cette thèse économique interventionniste après avoir pourtant, toutes ces années passées, méthodiquement appliqué son credo libéral.

Les décisions politiques prises depuis 2007 ont été très lourdes de conséquences : les moins-values de recettes fiscales de l’impôt sur les sociétés sont passées, selon le Conseil des prélèvements obligatoires, de 18,5 milliards d’euros en 2005 à 70 milliards d’euros en 2010 ! On peut dès lors considérer que, dans sa politique fiscale, la droite au pouvoir en France a fait usage d’une marge de manœuvre budgétaire de 50 milliards d’euros pour créer et embellir les niches. C’est considérable !

La politique fiscale qui a été pratiquée s’est révélée dispendieuse à l’excès, mais elle a au surplus généré une énorme injustice à l’égard des petites et moyennes entreprises. Les PME françaises ont incontestablement été les parents pauvres, voire les victimes de cette politique fiscale outrancièrement favorable aux sociétés de grande taille.

Doit-on rappeler que les sociétés du CAC 40 sont taxées en moyenne à 8 % sur leurs profits contre 22 % pour les PME, qui ne maîtrisent pas forcément toutes les subtilités du code des impôts ?

Le manque à gagner de rentrées fiscales prive l’État de moyens considérables qui seraient bien utiles pour favoriser une meilleure compétitivité des entreprises et des PME en particulier.

Les entreprises du CAC 40 affichent une santé financière insolente…

M. François Marc, auteur de la proposition de loi. … mais elles n’en font guère profiter la France. Elles ont même supprimé 44 000 emplois entre 2005 et 2009 dans l’Hexagone, soit une baisse de 2,5 % sur cinq ans. Dans le même temps, et malgré la crise de 2009, l’ensemble du secteur privé, composé principalement de PME, a créé 200 000 emplois. Pourquoi donc continuer à punir les PME ? Telle est la bonne question aujourd'hui. Rien n’explique en effet le traitement différé et pénalisant dont elles font l’objet en matière d’imposition sur les bénéfices. L’adoption de la présente proposition de loi donnerait par conséquent un signal important à nos concitoyens, au tissu économique et aux PME.

J’aborderai enfin brièvement l’article 3.

Il a été dit que notre texte traduit une méfiance excessive à l’égard de la pratique des dividendes. Faut-il rappeler que les sociétés du CAC 40 ont distribué 40 milliards d’euros au titre de l’année 2010 ? Les fonds ainsi distribués aux actionnaires font-ils l’objet d’un investissement productif intelligent et participent-ils à la dynamisation de l’économie française ? Rien n’est moins sûr ! On observe la fuite de ces capitaux vers des fonds jouant un rôle dans le capitalisme financier international mais pas forcément dans la création d’emplois en France.

En campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy disait, lors d’un discours à Charleville-Mézières, le 18 décembre 2006, vouloir que « les entreprises qui investissent et qui créent des emplois payent moins d’impôts sur les bénéfices que celles qui désinvestissent et qui délocalisent ». C’est l’objet de l’article 3 de la proposition de loi. Il nous semble aujourd'hui plus que jamais nécessaire d’instaurer une différentiation de taux de fiscalité afin que les profits soient réinvestis dans notre pays et y créent des emplois.

Au regard de tous ces enjeux, monsieur le ministre, mes chers collègues, il semble nécessaire de remettre la fiscalité à l’endroit, c’est-à-dire au service de la localisation de l’activité économique sur le territoire et de la création d’emplois. Les PME n’ont pas à être davantage imposées que les grands groupes qui s’adonnent avec délectation, et à notre sens avec démesure, aux pratiques de l’optimisation fiscale.

Le système des niches fiscales, excessivement saboteur, doit être plafonné sans plus attendre. La proposition de loi que nous soumettons au Sénat s’inscrit dans cette exigence. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – M. Yvon Collin applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Dominati, rapporteur de la commission des finances. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je me réjouis particulièrement de rapporter, au nom de la commission des finances, une proposition de loi de nos collègues du groupe socialiste qui va permettre de débattre de la stratégie de notre pays en matière d’impôt sur les sociétés.

Nous sommes en effet quelque peu focalisés sur l’imposition du patrimoine, qui constituera le cœur du prochain projet de loi de finances rectificative au mois de juin prochain. Or, dans un contexte de mondialisation des activités et des implantations, notre fiscalité des entreprises est soumise à des défis qui concernent peut-être moins directement les citoyens, mais qui sont déterminants pour la création de richesses sur notre territoire. À cet égard, je remercie nos collègues de nous donner une telle opportunité d’échanges et de réflexion.

Mme Nicole Bricq. C’est déjà ça !

M. Philippe Dominati, rapporteur. Dans ce texte, nos collègues se fixent trois objectifs : limiter le « mitage » de l’assiette, rétablir la justice fiscale et favoriser le réinvestissement des profits au sein de l’entreprise. Ils formulent pour cela trois propositions…

M. Bernard Frimat. … excellentes !

M. Philippe Dominati, rapporteur. … à savoir supprimer le régime du bénéfice mondial consolidé, créer une sorte d’« impôt minimum » correspondant à un taux effectif d’imposition de 16,66 % et moduler le taux de l’impôt sur les sociétés, entre 30 % et 36,66 %, en fonction du niveau des bénéfices mis en réserve ou distribués.

Je ne crois pas que ces mesures constituent une solution adaptée ; elles traduisent cependant un constat : pour tenter de compenser un taux nominal de l’impôt sur les sociétés peu compétitif, nous avons cumulé des dispositifs qui ont progressivement opacifié cet impôt.

La complexité et l’instabilité de l’assiette ont un coût en termes d’attractivité, mais elles peuvent aussi être exploitées par les grandes entreprises. Si l’on en croit les auteurs de la proposition de loi, on aboutirait à une forme de dégressivité pour le moins paradoxale, au détriment des PME.

M. Bernard Frimat. C’est vrai !

M. Philippe Dominati, rapporteur. Il ne s’agit pas d’adopter une vision caricaturale qui érigerait les PME en seules victimes de la « mondialisation fiscale ». Nos collègues soulèvent néanmoins un vrai problème qui appelle désormais un renouvellement de notre stratégie fiscale.

Nous le savons, le taux nominal de l’impôt sur les sociétés en France – il s’élève à 34,43 % si l’on inclut la contribution sociale – est l’un des plus élevés au monde. C’est une réalité en termes de compétitivité. Depuis une quinzaine d’années, la concurrence fiscale s’est intensifiée en Europe. Elle a d’abord été initiée par les nouveaux États membres et par les États structurellement ouverts comme l’Irlande.

Mais, depuis 2008, la donne a changé puisque deux de nos principaux partenaires européens, l’Allemagne et le Royaume-Uni, ont rejoint le mouvement. Le gouvernement de David Cameron a ainsi récemment décidé de faire passer le taux nominal de l’impôt sur les sociétés de 28 % à 23 % d’ici à 2015.

On pourrait penser que notre pays, grâce à des mesures favorables d’assiette, est en réalité beaucoup mieux positionné que ne le traduit un taux nominal simpliste. Or l’analyse des taux effectifs ou implicites d’imposition, malgré leurs difficultés méthodologiques, aboutit à des résultats assez ambigus.

Le Conseil des prélèvements obligatoires, qui se fonde sur le taux implicite, estime que la France était plus concurrentielle au niveau européen, du moins jusqu’en 2005. Toutefois, dans son rapport de février dernier sur les prélèvements fiscaux et sociaux en France et en Allemagne, la Cour des comptes dresse un constat nettement plus défavorable sur le taux effectif.

Il reste qu’en multipliant les dépenses fiscales notre pays a privilégié la réduction de l’assiette à celle du taux nominal de l’impôt sur les sociétés. Le CPO a ainsi recensé, pour 2010, 293 dépenses fiscales bénéficiant aux entreprises, sur un total de 506 dépenses, pour un coût total évalué à 35,3 milliards d’euros.

Les niches sont devenues une stratégie fiscale dégradée, par défaut, et nous sommes coresponsables de ce « mitage » de l’assiette. Le résultat, c’est que la fiscalité est devenue incompréhensible et donc affaire de spécialistes.

Ce foisonnement de dépenses fiscales conforte en effet la perception d’une grande complexité et imprévisibilité de notre droit fiscal des entreprises, soulignée dans de nombreuses études. Il encourage également le recours à l’ingénierie fiscale en vue d’exploiter toutes les facultés de minoration de l’impôt. Or ce sont évidemment les grands groupes qui disposent, en interne ou en recourant à des cabinets de conseils, des facultés les plus étendues d’optimisation des subtilités de l’assiette.

Dès lors, le CPO a pu conclure à une dégressivité de l’impôt sur les sociétés : le taux implicite s’élèverait ainsi à seulement 8 % pour les sociétés relevant de l’indice du CAC 40, contre 20 %, par exemple, pour les PME comptant de 50 à 249 salariés. Nos collègues s’appuient en particulier sur ce calcul pour proposer la mise en place d’un impôt effectif minimum de 16,7 % du bénéfice imposable.

Ces données nécessitent cependant une confirmation. La méthodologie du Conseil des prélèvements obligatoires n’est pas exempte de failles, car elle est fondée sur des chiffres de 2006. Elle se réfère aussi à un taux implicite de nature macro-économique, qui comporte des biais et est beaucoup moins précis que le taux effectif moyen. Je souhaiterais donc, monsieur le ministre, que vous puissiez nous confirmer que vos services travaillent actuellement sur des données objectives et récentes, qui permettront de corroborer ce constat.

La justice fiscale est un concept aux acceptions variées, mais un impôt sur les sociétés dégressif heurte nos conceptions de l’impôt et de l’équité. Certains de nos collègues députés de la majorité ont d’ailleurs manifesté une préoccupation analogue dans une proposition de résolution.

En première analyse, on peut effectivement être surpris ou choqué par le faible montant d’impôt acquitté en France par certains grands groupes. Il est cependant nécessaire d’aller plus loin et de considérer la situation globale de chaque entreprise. Un faible niveau d’impôt en France peut ainsi être lié aux caractéristiques structurelles du secteur, à un degré élevé d’internationalisation ou à des dispositifs non contestables dans leur principe, tels que des reports de déficits antérieurs ou le régime mère-fille.

En présence d’un groupe international qui ne réalise pas de profits en France, il faut s’interroger sur les raisons qui conduisent à cette situation. S’agit-il plutôt d’activités structurellement déficitaires dans la chaîne de valeur de l’entreprise, de montages permettant de localiser des profits dans des territoires fiscalement moins-disants, de la conséquence d’une trop grande pression fiscale dans notre pays ?

Qu’on le déplore ou non, l’internationalisation des activités entraîne celle des bénéfices ; une comparaison des niveaux d’imposition se produit alors au détriment de la France.

Le recours aux niches fiscales pour orienter les comportements économiques apparaît souvent comme une solution de facilité. Il donne l’illusion de maîtriser des leviers ciblés, mais c’est au prix d’une absence de contrôle des finances publiques. Il laisse une impression de trajectoire budgétaire erratique, sans stratégie définie à l’avance.

Pour autant, il s’agit non pas de supprimer aveuglément toutes les niches au nom de la vertu fiscale – certaines, en effet, confèrent à la France un véritable avantage comparatif –, mais de privilégier une assiette large et un taux raisonnable.

Mme Nicole Bricq. Ce n’est pas le cas !

M. Philippe Dominati, rapporteur. Ce serait une stratégie à revoir. Pour cela, il est indispensable d’établir clairement, en début de législature, une stratégie fiscale pluriannuelle lisible et prévisible pour les investisseurs.

Il est également nécessaire d’évaluer périodiquement le coût budgétaire et l’impact socio-économique des dépenses fiscales bénéficiant aux entreprises, puis de les confronter aux marges de manœuvre budgétaires et à la stratégie annoncée.

La commission des finances privilégie depuis longtemps cette approche, consacrée dans la loi de programmation des finances publiques pour 2011-2014.

D’ici au 30 juin prochain, le Gouvernement remettra au Parlement une évaluation de l’efficacité et du coût de toutes les dépenses fiscales et sociales en vigueur depuis le 1er janvier 2009 – ce fut l’objet d’une réunion de notre commission, hier matin, sous l’autorité de son président.

Le débat sur la fiscalité des entreprises s’est récemment déplacé vers la politique de dividendes des grands groupes ; celle-ci motive l’article 3 de la proposition de loi dont nous débattons.

Les distributions réalisées par les sociétés du CAC 40 sont régulièrement remises en cause, étant perçues comme trop généreuses. Avec plus de 40 milliards d’euros distribués cette année, le débat a repris de l’ampleur.

Pour ma part, je crois important de ne pas contester le principe même du dividende et d’atténuer la perception d’un « privilège actionnarial ».

La distribution des dividendes participe de la libre gestion de l’entreprise. Elle doit constituer la juste rémunération du risque pris par l’actionnaire.

Mme Nicole Bricq. Quel risque prend-il ?

M. Philippe Dominati, rapporteur. Elle doit aussi permettre d’attirer de nouveaux investisseurs ou de fidéliser l’actionnariat en période de chute et de volatilité des cours de bourse.

Si l’on examine le ratio de distribution des sociétés du CAC 40, plutôt que le montant global des dividendes, on constate que, cette année, en France, en s’établissant à 46,7%, il ne se situe pas à un niveau atypique.

Tout est question d’équilibre, de juste mesure entre la rémunération légitime des actionnaires, le financement de l’investissement et l’intéressement des salariés.

Même si nous ne sommes pas totalement maîtres du jeu, car la concurrence internationale est vive, il est vrai que le traitement réservé aux actionnaires peut paraître déconnecté de la réalité économique et sociale, lorsque les entreprises en cause recourent à une politique salariale rigoureuse ou malthusienne. Or les salariés sont, au moins autant que les actionnaires, responsables de la bonne santé financière des entreprises : ils doivent donc naturellement en recueillir les fruits.

Tel est d’ailleurs le sens de l’intervention du président de la République, qui a demandé que soit mis en place un mécanisme permettant de lier l’augmentation des dividendes à une revalorisation des rémunérations. Ce débat, vous le savez, s’ouvrira dans notre hémicycle avant le début de l’été prochain.

Nous sommes tous mobilisés pour accentuer la progression du pouvoir d’achat des salariés de notre pays.

Il n’est d’ailleurs pas établi que cette dernière piste soit la plus efficace. Une indexation automatique entre la progression des dividendes et celle des salaires pourrait en effet entraîner une diminution de l’investissement et de la productivité, et surtout rendre plus difficile, pour les entreprises concernées, le fait de lever des capitaux sur les marchés pour financer leur croissance. Nous aurons l’occasion d’en débattre.

De même, il est difficile d’établir un lien entre la progression des dividendes et le volume des effectifs employés sur notre territoire.

Je veux, pour terminer, formuler quelques observations plus techniques sur les dispositions que nous proposent nos collègues du groupe socialiste. Je crois que, si l’on peut être sensible aux finalités poursuivies, les moyens envisagés soulèvent des difficultés, et pourraient même se révéler contre-productifs.

Le premier article vise à supprimer le régime du bénéfice mondial consolidé, qui a été créé en 1965 et n’a jamais été remis en cause, malgré plusieurs alternances politiques. Il bénéficie aujourd’hui seulement à cinq groupes, dont deux du CAC 40. Si ce régime peut aujourd’hui sembler moins justifié, compte tenu de son objet initial qui consistait à accompagner le développement international de certaines entreprises, il demeure très encadré, et son coût budgétaire, de près de 400 millions d’euros en 2010, diminue tendanciellement.

C’est ainsi qu’il est accordé sur agrément, en fonction d’engagements précis pris par la société éligible ; compte tenu du caractère intangible de son périmètre pour la durée de cet agrément, il n’est pas favorable en toutes circonstances.

Selon ce que j’ai dit tout à l’heure, la suppression de ce régime ne pourrait être envisagée sans que nous dispositions au préalable d’une évaluation objective, non pas seulement de sa portée budgétaire, mais aussi de son intérêt socio-économique.

L’article 2 vise à introduire une sorte d’ « impôt réel minimum » sur les bénéfices. Cette solution présente des inconvénients économiques et peut faire l’objet de réserves méthodologiques.

À supposer que les calculs du Conseil des prélèvements obligatoires soient confirmés, ce dispositif conduirait l’impôt effectif des plus grandes sociétés à connaître plus qu’un doublement, en passant de 8 % à 16,66 %. Dans la conjoncture de reprise que nous connaissons, un tel relèvement serait à mes yeux préjudiciable du point de vue de la compétitivité et de la crédibilité aux yeux des investisseurs en capital et en dette.

Ce dispositif impose de plus une vision uniforme et réductrice de la situation fiscale des grandes entreprises. La mise en place d’un impôt minimum conduirait à remettre en cause une partie des avantages fiscaux dont certaines d’entre elles ont pu légitimement bénéficier. De surcroît, sa formulation le rend inopérant et source d’ambiguïtés.

Enfin, l’article 3 reprend une proposition récurrente : celle d’un taux d’impôt sur les sociétés différencié selon le niveau du bénéfice mis en réserve ou distribué. Ce dispositif semble séduisant, mais se heurte à de nombreux obstacles de fond et de forme.

Tout d’abord, il traduit une méfiance que l’on peut juger excessive à l’égard de la pratique des dividendes.

Il suppose également un suivi complexe, sur plusieurs années, des affectations comptables du bénéfice. Cette complexité contribue à expliquer l’échec, entre 1988 et 1992, puis de 1997 à 2000, des deux précédentes tentatives visant à pérenniser en France des dispositifs similaires ; le second dispositif a d’ailleurs été supprimé par un gouvernement soutenu par l’actuelle opposition parlementaire.

Les États de l’Union européenne, en particulier l’Allemagne en 2000, ont écarté ce dispositif. Seule l’Estonie applique un système analogue, sous la forme d’une « taxe de distribution » dont le taux s’élève à 21 %. S’agissant de l’Allemagne, je rappelle que le double taux poursuivait un objectif contraire à celui de la présente proposition de loi, puisqu’il était destiné à encourager la distribution de dividendes.

Les modalités proposées apparaissent en outre bien en deçà des objectifs affichés, puisque le taux d’impôt sur les sociétés de 36,66 % s’appliquerait seulement au-delà d’un seuil de distribution de 60 %, rarement atteint dans les faits par les grandes entreprises.

Enfin, pour des raisons de doctrine, la commission ne peut pas approuver ces propos dans la mesure où les dispositions fiscales relèvent désormais exclusivement du domaine réservé des lois de finances.