M. Jean-Claude Peyronnet. C’est laborieux !

M. Patrick Ollier, ministre. C’est au contraire une démonstration parfaitement solide. Mais je comprends que cela vous gêne ! (Rires sur les travées du groupe socialiste.)

Par ailleurs, dans la mesure où il est possible d’engager des procédures civiles contre les négationnistes, ce qui s’est produit dans le passé, comme le rappelle le rapport de la commission des lois, la loi de 2001 pourrait d’ores et déjà faire l’objet, à l’occasion d’une procédure civile, d’une question prioritaire de constitutionnalité.

J’observe enfin que le texte soumis au Sénat diffère de la proposition de loi initiale, qui était beaucoup plus large. Acceptez donc de reconnaître les progrès accomplis par l’Assemblée nationale, tant en commission qu’en séance publique !

Le texte originel visait en effet non seulement la contestation des génocides, mais également celle des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre. L’Assemblée nationale, en ne retenant que le crime de génocide, qui constitue le plus grave de tous les crimes susceptibles d’être commis, et en exigeant que ce génocide ait été reconnu par la loi française, a considérablement limité le champ de la proposition de loi : comme les lois précédemment évoquées, celle-ci ne porte qu’une atteinte limitée et justifiée à la liberté d’expression, qui est la norme dans une société démocratique.

Je ne saurais taire la satisfaction que j’éprouve, monsieur Sueur, à la lecture de cette phrase qui figure à la page 16 de votre rapport : « À cet égard, la révision constitutionnelle de juillet 2008, en réintroduisant expressément cette possibilité dans un nouvel article 34-1 de la Constitution, permettra à l’avenir au Parlement d’assurer sa fonction tribunicienne, en adoptant une position formalisée sur un sujet qu’il estime essentiel. »

Quelle belle reconnaissance de la révision constitutionnelle de 2008 ! Je tiens à vous remercier, au nom du Gouvernement, de l’hommage ainsi rendu à l’initiative prise par le Président Sarkozy. (Exclamations amusées sur les travées du groupe socialiste.)

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Nous ne sommes pas sectaires !

M. Jean-Claude Gaudin. Ne le remerciez pas, il ne l’a pas votée ! (Sourires sur les travées de l'UMP.)

M. Patrick Ollier, ministre. Il est en effet dommage que vous ne l’ayez pas adoptée...

L’article 34-1, effectivement issu de la réforme de la Constitution de 2008, que votre groupe n’a donc pas votée, monsieur Sueur, permet d’adopter des résolutions en vue d’émettre un avis sur des questions déterminées. Les parlementaires peuvent désormais utilement, s’ils le souhaitent, dans le cadre de leur mission de contrôle et d’information, aborder des sujets ayant trait à l’histoire et à la mémoire. Or, aujourd’hui, j’y insiste, il ne s’agit pas de légiférer en vue de reconnaître ou de nier tel ou tel fait historique !

Monsieur Placé, la présente proposition de loi n’a nullement pour objet de porter une appréciation sur des faits historiques. Il s’agit d’un texte global, qui vise à harmoniser notre droit pénal.

Monsieur Marseille, je vous remercie d’avoir rappelé que l’objectif de ce texte est d’assurer l’égalité des citoyens devant la loi en traitant les victimes de génocide et leurs descendants de la même façon. MM. Gilles et Piras ont également souligné ce point, et je les en remercie.

M. Roland Courteau. C’est de la provocation ! (Sourires.)

M. Patrick Ollier, ministre. J’ai été sensible aux propos de M. Humbert sur le Tibet, mais ils sont hors de la portée de cette proposition de loi.

Mademoiselle Joissains, vous avez combattu cette motion avec talent et efficacité, en usant notamment d’arguments juridiques ; je vous en remercie également.

J’ai tenté, pour ma part, de démontrer que les arguments du président Sueur pouvaient être réfutés. Sans doute fera-t-il de même, tout à l’heure, à propos des miens...

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Je ne dirai plus rien : j’ai assez parlé !

M. Patrick Ollier, ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, pouvez-vous accepter que deux délits de même nature, la négation ou la contestation outrancière d’un génocide reconnu par la loi française, soient traités différemment ? Je suis certain qu’au fond d’eux-mêmes, les législateurs avertis et compétents que vous êtes ne peuvent pas l’accepter ! (Applaudissements sur plusieurs travées de l'UMP.)

Tenons-nous en à cet objectif : assurer la bonne application de la loi.

Aucun des arguments qui ont été présentés à l’appui de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité n’est susceptible de recueillir l’adhésion du Gouvernement. Je vous invite donc, mesdames, messieurs les sénateurs, à la rejeter. (Même mouvement.)

M. le président. La parole est à M. Nicolas Alfonsi, pour explication de vote.

M. Nicolas Alfonsi. Le génocide arménien a-t-il existé ? La réponse est oui !

La discussion de cette proposition de loi doit-elle se poursuivre ? La réponse est non !

Qui peut nier l’existence du drame vécu par un si vieux peuple, puisant ses racines et sa culture dans les tréfonds de l’Histoire et dont les deux tiers de la population ont été anéantis lors du génocide ?

Qui pourrait douter de la volonté d’extermination, d’anéantissement et de déportation de tout un peuple ?

Comment ne pas s’associer aux souffrances encore vivaces des descendants de ceux qui ont échappé aux massacres, surtout lorsqu’on se souvient qu’ils ont tant apporté à la France, non seulement par leur travail, mais encore en la défendant les armes à la main dans des temps difficiles ?

Mes chers collègues, je vous invite à relire la lettre de Manouchian à sa femme avant son exécution…

Mais qui parmi vous a rencontré une seule personne ayant remis en cause publiquement la réalité de ce génocide au point de le pousser à vouloir, en soutenant la proposition de loi, traduire devant les tribunaux ceux qui pourraient en contester l’existence ?

Ce débat ne saurait se poursuivre parce que cette proposition de loi est indubitablement contraire à la Constitution.

Je me contenterai de rappeler les arguments que le rapporteur a présentés.

La proposition de loi méconnaît la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En entraînant le Parlement au-delà de sa compétence législative pour l’ériger en tribunal de l’Histoire mondiale, elle porte atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Elle porte atteinte, en outre, au principe de la liberté de la recherche historique.

Ces principes constituent autant d’obstacles à la proclamation d’une vérité officielle, laquelle serait en l’occurrence inacceptable faute de pouvoir se fonder sur une légitimité analogue à celle tirée du tribunal de Nuremberg.

Imaginons ce qui se produirait demain si, ce débat se poursuivant, la proposition de loi était finalement adoptée. Un vrai problème se poserait puisque les deux principaux groupes politiques du Parlement, pour des raisons fort éloignées de considérations juridiques, s’abstiendraient d’un commun accord de saisir le Conseil constitutionnel. Certes, la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 n’a pas non plus été déférée au Conseil constitutionnel ; mais c’est parce qu’elle était dépourvue de portée normative et recueillait l’approbation de tout le monde. Seule demeurerait donc l’arme de la question prioritaire de constitutionnalité.

À ce propos, je vous rappelle qu’en commission certains collègues ont refusé de soutenir la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité pour des motifs non de fond, mais d’opportunité : ils ont considéré que le dépôt d’une question prioritaire de constitutionnalité par un « négateur » pourrait être l’occasion d’un examen par le Conseil constitutionnel de la loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.

En effet, comme l’a souligné le président Badinter, la présente proposition de loi s’enracine dans la loi du 29 janvier 2001 – ce n’est pas ce qu’a dit M. le ministre, lequel a prétendu qu’elle lui donnerait plus de force juridique.

Au-delà de la satisfaction purement intellectuelle, on mesure les dégâts que provoquerait l’annulation de ces deux lois, la déception, l’humiliation de la communauté arménienne et la satisfaction de la Turquie, dont les efforts pour perpétuer sa vérité officielle sur le génocide se trouveraient ainsi couronnés de succès.

Mais encore faudrait-il qu’une question prioritaire de constitutionnalité soit posée.

Quelle situation connaîtrions-nous si, à défaut de saisine du Conseil constitutionnel, le juge pénal, à son corps défendant, se trouvait appelé à statuer à l’occasion d’une procédure intentée contre une personne ayant minimisé de manière outrancière les événements de 1915 ? Dans cette hypothèse, que certains juristes ont envisagée, le juge pénal devrait exercer son pouvoir de qualification et, peut-être, estimer qu’un fait ne correspond pas à la définition pénale du génocide… Comment pourrait-on laisser aux tribunaux le soin de trancher des questions qui relèvent seulement de la recherche historique ?

Dans ces conditions, on ne peut que rappeler la conclusion à laquelle est parvenue, en 2008, la commission Accoyer : il vaut mieux, dans un domaine aussi sensible, s’exprimer par la voie de résolutions que par des propositions de loi.

Si un recours prospérait et que nous étions ramenés à la case départ, le vote d’une résolution, aujourd’hui inutile – celui de la loi du 29 janvier 2001 y supplée –, retrouverait sa raison d’être.

La proposition de loi est inutile parce que les moyens juridiques de poursuivre le négationnisme existent. De surcroît, si celle-ci était adoptée, la France donnerait aux magistrats le pouvoir de se substituer aux historiens – un pouvoir qu’aucun pays n’a jugé utile de leur reconnaître.

Pour toutes ces raisons, le groupe RDSE votera la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe écologiste, ainsi que sur plusieurs travées du groupe socialiste et du groupe CRC. – M. Christian Poncelet et Mme Nathalie Goulet applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Kaltenbach, pour explication de vote.

M. Philippe Kaltenbach. Je veux répondre aux arguments avancés par la commission des lois.

Il est reproché à la proposition de loi de porter atteinte à la séparation des pouvoirs en substituant le législateur au juge.

J’entends naturellement cet argument : la séparation des pouvoirs est un principe essentiel dans notre démocratie. D’ailleurs, au cours des dix dernières années, aucun groupe n’a été plus résolu que le groupe socialiste à protéger le pouvoir judiciaire contre les ingérences des autres pouvoirs, notamment celles du pouvoir exécutif.

Toutefois, en l’espèce, cette objection doit être réfutée.

Tout d’abord, prétendre que la réalité du génocide arménien n’aurait pas été reconnue par un juge, c’est ignorer l’Histoire : comme cela a été rappelé à plusieurs reprises, les cours martiales de Constantinople ont rendu, en 1919 et 1920, des verdicts condamnant ses principaux responsables.

Les objections portant sur le fond de la proposition de loi ne sont pas plus convaincantes.

M. Philippe Kaltenbach. La loi du 29 janvier 2001 ne qualifie pas les événements de 1915 : elle les « reconnaît » comme constitutifs d’un génocide. Rapportée au texte de la proposition de loi, cette reconnaissance ne produit qu’un seul effet : celui de rendre applicable la nouvelle incrimination, sans priver le juge de sa compétence de qualifier juridiquement les massacres de 1915.

Que la reconnaissance de faits comme constitutifs d’un génocide produise cet effet limité est confirmé par le libellé même de la proposition de loi : seules sont visées la contestation ou la minimisation outrancière de « l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide défini à l’article 211-1 du code pénal ».

Il appartiendra bien au juge de qualifier les faits soumis à son examen. Aussi n’y a-t-il aucune atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.

II n’y en a pas davantage au principe constitutionnel de la légalité des délits puisque l’incrimination de contestation ou de minimisation outrancière repose sur la définition pénale du génocide, laquelle est précise et parfaitement fidèle aux définitions internationales de ce crime.

La commission des lois fait encore grief à la proposition de loi de porter atteinte à la liberté d’expression et à la liberté de la recherche. Cependant, telle qu’elle est rédigée, la proposition de loi laisse au juge la faculté d’apprécier ce qui est « outrancier » ou raisonnable. Ainsi, les travaux scientifiques sont mis à l’abri de toute poursuite.

De manière plus technique, M. le rapporteur souligne le risque de voir la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 déclarée inconstitutionnelle. Cet argument ne nous semble pas fondé.

Pour ce qui est du grief tiré de la prétendue violation de la séparation des pouvoirs, j’y ai déjà répondu.

Quant à l’objection fondée sur l’absence de valeur normative de la loi du 29 janvier 2001, elle doit justement être levée par l’adoption de la présente proposition de loi. En effet, la loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 rendra applicable la nouvelle incrimination. Il est paradoxal de s’opposer à une proposition de loi qui fait disparaître un motif d’inconstitutionnalité d’une loi en vigueur !

Enfin, on nous objecte que la proposition de loi procéderait à une transposition imparfaite de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. En effet !

M. Philippe Kaltenbach. Celle-ci impose aux États membres de prendre les mesures nécessaires pour rendre punissables, en particulier, « l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre ».

Cet argument repose sur une erreur d’analyse, la décision-cadre n’ayant ni pour objet ni pour effet de limiter la compétence pénale des États membres. En effet, dans le cadre du troisième pilier, l’Union européenne exerce seulement une compétence partagée avec les États membres. Par conséquent, le Parlement français n’est pas privé de sa compétence.

Cette décision-cadre poursuit uniquement l’objectif d’une harmonisation minimale permettant le rapprochement progressif des droits internes et une reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires rendues dans le domaine de la lutte contre le racisme et la xénophobie.

Ainsi, à l’occasion de la transposition à laquelle elle procède, la proposition de loi ne porte atteinte à aucune obligation constitutionnelle.

C’est pourquoi, mes chers collègues, au nom de la majorité des membres du groupe socialiste – puisque son vote ne sera pas unanime –, je vous demande de bien vouloir rejeter la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.

M. le président. La parole est à M. Jean-Vincent Placé, pour explication de vote.

M. Jean-Vincent Placé. « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Cette belle formule est de Montesquieu, qui est à l’origine de la théorie de la séparation des pouvoirs.

Bien que ses intentions soient louables, la proposition de loi introduit une dangereuse confusion des genres.

Le Parlement ne peut légiférer sur tout ; il ne doit se substituer ni au juge ni à l’historien.

L’article XVI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 consacre la séparation des pouvoirs en disposant que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». La séparation des pouvoirs apparaît ainsi comme le corollaire indispensable de la protection des droits naturels de l’homme.

Or, en se prononçant sur les sanctions punissant la négation d’un crime qui n’a pas été défini juridiquement, le Parlement outrepasse ses compétences, laisse place à l’arbitraire et porte atteinte à la liberté d’expression, ainsi qu’à la liberté de la recherche.

Nous l’avons rappelé, en mai 2011, les membres de la commission des lois, au premier rang desquels Jean-Jacques Hyest, expliquaient déjà pourquoi la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien était entachée d’inconstitutionnalité.

Selon les écologistes, les motifs d’inconstitutionnalité sont réels.

Sans répéter l’ensemble des arguments que Jean-Pierre Sueur a très bien exposés, je veux souligner que la proposition de loi introduit à l’évidence une confusion entre la fonction législative et la fonction judiciaire. Or il est essentiel que le pouvoir de légiférer et celui de juger soient séparés. Les Parlement et le tribunal sont deux instances distinctes et doivent le rester !

De plus, la proposition de loi contrevient au principe de la légalité des délits et des peines. En effet, le Conseil constitutionnel a jugé que la Constitution impose au législateur « d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques » afin de prémunir les sujets de droit contre le risque d’arbitraire, « sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n’a été confiée par la Constitution qu’à la loi ».

En l’espèce, sur quelle base s’appuiera-t-on pour constater l’infraction pénale ?

Ce manque de précision laisse la porte ouverte à toutes les dérives et porte directement atteinte aux droits inaliénables de l’homme, notamment à la liberté d’expression.

D’ailleurs, combattre les idées des révisionnistes sur la place publique en démontrant la faiblesse de leur argumentation est plus efficace qu’imposer une vérité unique au risque d’apporter de l’eau au moulin conspirationniste. C’est toute la force de la démocratie !

À mes yeux, la proposition de loi porte également atteinte au principe de la liberté de la recherche en prévoyant des sanctions pénales contre ceux qui auront « contesté ou minimisé de façon outrancière » l’existence de génocides reconnus par la loi française. Va-t-on condamner les chercheurs qui, sur le fondement de leurs travaux, émettraient des hypothèses quant au nombre des victimes ? Comment être sûr que cela n’arrivera pas ? Et sur quoi s’appuyer pour dire où se situe la vérité ? La validité scientifique d’une recherche ne peut pas être appréciée par le législateur.

Comme le disait Pierre Vidal-Naquet, « dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique ».

Pour toutes ces raisons, les écologistes pensent que la proposition de loi est inconstitutionnelle et qu’elle porte gravement atteinte aux principes fondamentaux de notre démocratie. En conséquence, ils voteront la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.

M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, pour explication de vote.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Je m’exprime ici en mon nom propre et au nom de la majorité des membres de mon groupe, certains de mes collègues ayant une position différente.

En novembre 2000, le Sénat a voté une proposition de loi constituée de cette seule phrase : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. »

L’émotion était palpable dans l’hémicycle ; ce jour-là, les sénateurs ont eu l’impression de s’affranchir de la raison d’État – je crois qu’on peut dire les choses ainsi – en rendant sa dignité au peuple arménien. En effet, nier le génocide dont il a été victime revient à nier l’existence même de ce peuple puisque c’est pour ce qu’il était qu’on a voulu l’exterminer.

En tout cas, après quelques péripéties – qu’il faut se rappeler, même si le vote final fut unanime –, cette phrase est devenue une loi de la République : la loi du 29 janvier 2001.

En reconnaissant l’existence de ce génocide, le premier du XXe siècle, la République française a donc symboliquement rendu au peuple arménien la part de lui-même qu’il avait perdue plus de quatre-vingts ans auparavant.

S’agissant des historiens, je dois le dire, je partage le point de vue exprimé par M. Karoutchi dans une brillante intervention, dont je regrette seulement qu’il ne l’ait pas prononcée il y a neuf mois !

M. Roger Karoutchi. Il y a neuf mois, je n’étais pas sénateur ! (Rires sur les travées de l'UMP.)

M. Jean-Louis Carrère. Si ce n’est toi, c’est donc ton frère !

M. Jean-Michel Baylet. Vous étiez au Gouvernement ; c’est pire ! (Rires.)

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. C’est bien commode pour vous !

M. Roger Karoutchi. J’étais ambassadeur, à l’époque !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. C’est vrai ! Mais d’autres ont depuis changé d’avis, qui n’ont pas ce genre d’excuses !

En tout état de cause, et plus sérieusement, je partage ce qu’a dit M. Karoutchi : ce sont toujours les États qui, sur la base des travaux des historiens, portent une reconnaissance officielle de tel ou tel événement historique. Comment, en effet, les historiens, même unanimes, pourraient-ils prendre des décisions ayant des effets juridiques dans les États ? Si les travaux des historiens ont, me semble-t-il, largement prouvé qu’il y a eu un génocide perpétré en 1915 par la Turquie à l’encontre des Arméniens, les États sont les seuls à pouvoir, sur cette base, acter l’existence dudit génocide.

Les arguments développés par M. le rapporteur lorsqu’il a défendu la motion d’irrecevabilité ne manquent pas d’une certaine pertinence, au moins sur deux points.

Premièrement, la loi doit-elle être le véhicule de la reconnaissance des génocides par les États ? Pas forcément ! D'ailleurs, lorsque Jacques Chirac, alors Président de la République, a reconnu le rôle de la France dans l’Holocauste, il ne l’a pas fait par la loi : il l’a fait en tant que personne représentant l’État !

Deuxièmement, est-il possible de prendre des dispositions ayant une portée pénale alors que, contrairement à la Shoah, le génocide arménien n’a, hélas ! – c’est un fait – pas été reconnu au niveau international par une cour ou par une autre instance ?

Néanmoins, ces arguments peuvent tout aussi bien être réfutés dans la mesure où ils s’appliquent plus particulièrement à la loi de 2001. Bien évidemment, le législateur peut s’interroger indéfiniment sur ce qu’il vote, mais on ne peut taxer de contraire à la Constitution le fait qu’il tire aujourd'hui des effets d’une loi qu’il a précédemment adoptée !

En ce qui me concerne, et comme la majorité des membres de mon groupe, je voterai contre l’exception d’irrecevabilité. Ce qui l’emporte dans cette position, c’est la reconnaissance que nous devons à nos concitoyens d’origine arménienne, dont beaucoup se sont engagés dans la Résistance, ce que certains, comme le communiste Missak Manouchian, ont payé de leur vie. D'ailleurs, Manouchian et ses amis, ainsi que tous les Arméniens qui ont été contraints de se réfugier en France et qui y ont été accueillis, ont contribué à ce qu’est notre pays : cela, nous le leur devons.

C’est ce qui avait inspiré Guy Ducoloné, premier parlementaire – et c’était un parlementaire communiste – à avoir déposé à l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à reconnaître le génocide arménien et à donner à cette reconnaissance une certaine effectivité. D’autres parlementaires communistes, comme Hélène Luc ou Guy Fischer, se sont ensuite engagés dans une semblable démarche. C’est cette inspiration que la majorité de mon groupe veut continuer à faire entendre et c’est pourquoi, en 2005, nous avions déposé une proposition de loi identique à celle dont nous discutons aujourd'hui : nous considérons, nous aussi, que ce que nous votons doit emporter certaines conséquences.

Jusqu’à présent, la France a reconnu la Shoah et le génocide arménien…

M. le président. Veuillez conclure, ma chère collègue !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. … et j’espère qu’elle reconnaîtra d’autres génocides qui ont, hélas, été perpétrés.

Le vote de cette proposition de loi ne remet nullement en cause le fait que des évolutions doivent avoir lieu en Turquie. Notre vote ne changera évidemment rien au fait que la Turquie n’a pas reconnu une partie de son histoire – comme nous n’avons nous-mêmes pas reconnu une partie de la nôtre. À cet égard, la France pourrait contribuer à ce que les choses avancent entre la Turquie et l’Arménie,…

M. le président. Concluez !

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. … ce à quoi sont d'ailleurs prêts beaucoup de progressistes turcs. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe CRC. – Mme Catherine Tasca applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Pignard, pour explication de vote.

M. Jean-Jacques Pignard. Sur cette motion, le groupe de l’Union centriste et républicaine est très partagé puisqu’une majorité de ses membres ne prendra pas part au vote ou s’abstiendra. Parmi les autres, treize voteront pour la motion – c’est en leur nom que je m’exprimerai ici –, tandis que deux se prononceront contre.

Entendons-nous bien : dans cet hémicycle, personne ne peut être insensible à la tragédie du peuple arménien, au génocide qui eu lieu il y a près de cent ans. Il ne s’agit pas d’opposer ceux qui auraient de la compassion et ceux qui n’en auraient pas, ceux qui auraient du cœur et ceux qui en seraient dépourvus : le problème est d’une autre nature.

Cette proposition de loi est, à mon sens, inopportune, et cela au moins pour trois raisons.

Premièrement, ce n’est pas au Parlement de dire l’Histoire : d’éminents historiens universitaires l’ont rappelé avec force, et le modeste agrégé d’histoire que je suis ne peut que mettre ses pas dans les leurs. L’histoire officielle me révulse, qu’elle soit écrite en France, en Turquie ou en Arménie. Monsieur le ministre, je sais bien que c’est hors sujet que de dire cela…

M. Jean-Louis Carrère. Non, ce n’est pas hors sujet !

M. Jean-Jacques Pignard. … mais je tenais à le dire quand même.

Deuxièmement, on n’impose pas la repentance. Quand, en France, on a cherché à l’imposer, cela a donné lieu à des guerres de religion. Ce n’est pas la République ! La repentance provient d’un cheminement personnel, qui peut être long. Il peut même être trop long, comme c’est le cas pour le gouvernement turc, qui, nous le savons tous, s’était engagé à créer une commission. Mais ce n’est pas au Parlement français d’imposer la repentance à un gouvernement étranger.

Troisièmement – et cet argument n’a guère été évoqué aujourd'hui –, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi dans ce pays des centaines de milliers de citoyens franco-turcs, notamment des jeunes qui sont nés chez nous et qui se sentent stigmatisés par le débat de ce soir (M. Roger Karoutchi s’exclame.) parce qu’ils ont le sentiment, à tort ou à raison, que l’on voudrait rendre les jeunes Franco-Turcs de 2012 comptables des crimes commis par les Jeunes-Turcs ottomans de 1915. (M. Roger Karoutchi proteste.)

Peut-être n’êtes-vous pas d’accord…

M. Jean-Louis Carrère. Nous, nous sommes d’accord ! Tant pis si M. Karoutchi ne l’est pas !