M. le président. La parole est à M. Luc Carvounas, pour explication de vote.

M. Luc Carvounas. J’ai écouté avec attention les arguments défendus par notre collègue Jean-Michel Baylet voilà quelques instants. Je vais tenter de répondre très brièvement à chacun d’entre eux : non, cette proposition de loi n’est pas une loi mémorielle ; non, avec ce texte, le législateur n’intervient aucunement dans le champ de l’histoire ; enfin, il faut minimiser les risques d’inconstitutionnalité de ce texte.

Je ne crois pas, pour reprendre les propos de Serge Klarsfeld, que nous écrivions avec ce texte le « verdict de l’histoire ». Comment peut-on croire que l’intention du législateur est ici de poser une vérité historique officielle ? Si certains, en dehors de cette enceinte, nous prêtent cette intention, c’est qu’ils doutent encore du caractère génocidaire, pourtant incontestable, de l’extermination des Arméniens par l’Empire ottoman en 1915.

Yves Ternon a écrit qu’il n’y avait pas l’ombre d’un doute sur le caractère génocidaire de ces événements. Il n’y a donc pas de controverse historique scientifique possible. En revanche, il subsiste des polémiques nauséabondes à caractère négationniste.

Nous ne sommes pas face à une loi mémorielle visant à établir une vérité historique. Cette proposition de loi condamne les négationnistes du génocide arménien, comme la loi française condamne désormais les négationnistes de la Shoah.

Nous récusons donc l’argument d’une intrusion du législateur dans le champ de l’histoire. Il est au contraire dans son rôle lorsqu’il légifère dans le but de veiller au respect d’une loi, en l’espèce celle de 2001.

Cette proposition de loi, si elle est adoptée, n’empêchera pas les historiens, je l’ai dit tout à l’heure, de poursuivre librement leurs recherches. En revanche, elle permettra de démasquer les faussaires de l’histoire et de les marginaliser.

Concrètement, l’expérience de l’application de la loi Gayssot visant à pénaliser le négationnisme de la Shoah a montré qu’aucun chercheur sérieux n’avait vu sa liberté de recherche entravée par une condamnation pénale.

J’ajoute que l’intention du législateur n’est nullement de porter atteinte à la liberté d’expression. Chacun sait qu’elle a des limites légales. Dans le cas présent, nous veillons bien à prévenir toute incitation à la haine induite inévitablement par les discours négationnistes.

Enfin, je souhaite apporter un éclairage sur les craintes exprimées par certains, craintes que comprend le groupe socialiste, sur la conformité de cette proposition de loi à la Constitution.

Comme le rappelle le professeur Coussirat-Coustère, « une infraction de génocide peut être poursuivie devant le juge pénal national avant même que les faits ne soient qualifiés de génocide par une juridiction internationale ». En effet, la compétence des juridictions pénales internationales est subsidiaire. Il en résulte que la France a compétence pour incriminer les faits en rapport avec un génocide avant même qu’ils ne soient internationalement reconnus par une juridiction pénale. Nous respectons donc, en l’espèce, le domaine de la loi.

De plus, cette proposition de loi modifie la loi de 1881 sur la liberté de la presse et non celle de 2001. L’appréciation laissée au juge sur l’élément intentionnel du négateur écarte le risque de condamnation automatique de l’auteur de la contestation. La proposition de loi est donc conforme au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines.

Concernant le risque de voir la loi soumise au Conseil constitutionnel à la suite du dépôt d’une question prioritaire de constitutionnalité – en admettant qu’elle passe le filtre de la Cour de cassation –, je crois bon de rappeler que le Conseil reconnaît au législateur une marge d’appréciation quant au besoin de protéger soit l’ordre public, soit les droits d’autrui, soit des valeurs. Nous sommes bien dans ce cadre puisque le négationnisme porte atteinte à ces trois éléments.

Enfin, au regard de nos engagements internationaux et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la contestation d’un crime international n’est pas protégée par la liberté d’expression.

Quant à la recherche scientifique, elle ne constitue un abus punissable que lorsqu’elle est effectuée à l’aide de méthodes intentionnellement viciées – donc vicieuses –, méthodes qu’utilisent les faussaires négationnistes.

En conclusion, monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, vous l’aurez compris, même si le groupe socialiste n’est pas unanime en l’occurrence,…

M. Luc Carvounas. … nous voterons, pour notre part, contre cette motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur quelques travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Vincent Placé, pour explication de vote.

M. Jean-Vincent Placé. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’ai déjà évoqué tout à l’heure le rapport d’information que Bernard Accoyer a rédigé en 2008. Certes, on peut ergoter, mais force est de reconnaître que cette proposition de loi est mémorielle, n’en déplaise à ceux qui disent le contraire.

Nous pensons qu’il faut proscrire ce type de lois de façon générale, même si elles visent un objectif tout à fait louable, car on ne peut pas légiférer sur tout. Du reste, comme cela a été dit à de nombreuses reprises, en particulier par le président Bel, il faut se prémunir contre l’inflation législative.

Quelle légitimité le législateur français a-t-il pour se prononcer sur un crime du siècle dernier, qui n’a été jugé par aucun tribunal et qui n’a pas été commis en France ou par des ressortissants Français ?

Pourquoi ne pas légiférer aussi sur les génocides commis au Kosovo, au Rwanda, au Cambodge, sur ceux dont ont été victimes les Indiens d’Amérique, les Tziganes ou encore les musulmans au temps des Croisades ? Les souffrances des victimes, celles de leurs peuples et celles de leurs descendants sont-elles moins dignes d’être reconnues ?

Je le dis clairement, les lois mémorielles ouvrent malheureusement la porte à toutes les revendications communautaires et à tous les anachronismes.

Les parlementaires disposent de bien d’autres outils pour affirmer leur soutien à la cause arménienne et à celles de toutes les autres victimes. Comme l’a souligné M. Accoyer dans son rapport, « le vote des résolutions prévues par l’article 34-1 de la Constitution devrait donner au Parlement un meilleur outil d’expression sur l’histoire lorsqu’il souhaite reconnaître des événements significatifs pour l’affirmation des valeurs de la citoyenneté républicaine ».

Ainsi, le Parlement européen a adopté le 15 novembre 2000 une résolution dont le paragraphe 10 invitait « le Gouvernement turc et la Grande Assemblée nationale turque à accroître leur soutien à la minorité arménienne – qui représente une part importante de la société turque –, notamment par la reconnaissance publique du génocide que cette minorité a subi avant l’établissement d’un État moderne en Turquie ».

Par ailleurs, l’arsenal législatif permet déjà de réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe. Comme le soulignait Robert Badinter en mai 2011, il existe des moyens légaux de punir la contestation de la réalité du génocide arménien. Il évoquait la possibilité de faire condamner un révisionniste pour manquement aux devoirs d’historien en se fondant sur son absence de bonne foi quant à l’étude approfondie des sources ou la confrontation des documents.

Nous pourrions développer bien d’autres arguments, mais, vous l’avez compris, nous estimons que cette proposition de loi n’a pas lieu d’être. En conséquence, nous voterons la motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et sur plusieurs travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour explication de vote.

M. Jacques Mézard. Bien sûr, les membres du RDSE voteront la question préalable.

M. Roger Karoutchi. Avec seulement certains de vos amis socialistes !

M. Jacques Mézard. Mais je n’ignore pas, monsieur Karoutchi, que, dans leur majorité, le groupe socialiste tout comme le groupe UMP ne la voteront pas.

M. Roger Karoutchi. C’est vrai !

M. Jacques Mézard. Pourquoi donc, si vous êtes convaincus du bien-fondé de cette proposition de loi, n’avez-vous rien fait depuis le 29 janvier 2001 ? Pourquoi, au cours des onze années écoulées, n’avez-vous pas inscrit un tel texte à l’ordre du jour du Parlement ? (M. Roger Karoutchi s’exclame.)

M. Jean-Louis Carrère. Parce que Sarkozy n’était pas candidat !

M. Jacques Mézard. Monsieur Karoutchi, puisque vous avez déclaré à la tribune que vous n’aviez pas pour habitude d’interrompre les autres, je vous saurais gré de mettre ce principe en application à mon bénéfice… (Sourires.)

Alors que vous n’avez rien fait en onze ans, vous êtes soudainement pris d’une frénésie législative, qui ne s’explique, nous le savons tous, que par la proximité de certaines échéances électorales. (MM. Jean-Louis Carrère, Philippe Madrelle et Jean-Claude Peyronnet applaudissent.) Et le reste est littérature, monsieur le ministre !

Comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, si le Gouvernement s’abrite derrière une proposition de loi, c’est parce qu’il n’a pas le courage politique de porter un projet de loi. Voilà la vérité !

M. Jacques Mézard. Ce n’est pas l’adoption de cette proposition de loi qui facilitera les relations de notre pays avec la République de Turquie. Et elle ne vous absoudra de rien !

Le représentant du groupe socialiste a parlé d’« historiens sérieux ». Cela signifie-t-il que, lorsqu’on n’est pas de votre avis, on n’est pas sérieux ? C’est extrêmement inquiétant pour l’avenir, quel que soit le côté de l’hémicycle où siège celui qui tient de tels propos.

M. Luc Carvounas. C’est léger comme argument !

M. Jacques Mézard. Non, même si cela vous gêne, c’est la réalité !

Durant des heures, vous nous avez donné des leçons de démocratie, de repentance,…

M. Francis Delattre. De résilience !

M. Jacques Mézard. … j’en passe et des meilleures.

Nous avons le droit de nous exprimer sans que vous nous interrompiez tout le temps. Respectez notre liberté de nous exprimer, même si ce que nous avons à dire ne vous fait pas plaisir.

Je maintiens ce que j’ai dit tout à l’heure. Nous avons rappelé que, juridiquement, cette proposition de loi, qui est la conséquence, nous dites-vous, de celle qui a été adoptée en 2001, ne pouvait concerner que le génocide arménien de 1915.

Ce drame historique n’a donné lieu à aucune reconnaissance par une convention internationale ou par des décisions de justice ayant autorité de la chose jugée.

Il est un autre point à propos duquel on ne nous a fourni aucune explication convaincante.

Si cette loi était promulguée, elle donnerait au Parlement une compétence nouvelle, que n’ont prévue ni l’article 34 ni aucune autre des dispositions de la Constitution. Dans l’avenir, le législateur pourrait établir par la loi une sorte de vérité officielle en reconnaissant l’existence d’un génocide, avec pour conséquence automatique d’étendre le champ de l’interdit ici envisagé.

Cette proposition de loi est dangereuse au regard de notre Constitution et des principes généraux du droit, quoi que vous en disiez, monsieur le ministre. Elle est, en outre, profondément inopportune. Comme le rappelait le doyen Gélard au moment de défendre une question préalable, le 8 décembre dernier, il existe des questions préalables positives et négatives, mais aussi des questions préalables « pour inopportunité ». Or la présente proposition de loi est profondément inopportune. Le groupe RDSE continuera à l’affirmer de manière vigoureuse et unanime parce qu’il sait que voter ce texte serait une faute. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe écologiste, ainsi que sur plusieurs travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. Jean-Michel Baylet. Excellente intervention !

M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, pour explication de vote.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Je m’exprime, une nouvelle fois, au nom de la majorité du groupe CRC puisque nous ne sommes pas tous d’accord entre nous à propos de cette proposition de loi et, donc, de cette motion.

Notre vote n’est évidemment pas déterminé par les circonstances entourant la discussion de ce texte voulu par le Gouvernement, qui a cru bon, en période électorale, de demander au Parlement de se prononcer sur ce sujet, alors qu’il n’avait pas jugé opportun de le faire précédemment. Il n’est pas non plus déterminé par la découverte supposée de raisons juridiques nous conduisant à voter ce texte.

Comme je l’ai dit précédemment, la critique qui motive la question préalable s’appliquerait davantage à la loi de 2001.

Pour les mêmes raisons qui m’ont poussée à m’opposer à la première motion, je voterai contre la motion tendant à opposer la question préalable.

M. le président. Je mets aux voix la motion n° 2 rectifié tendant à opposer la question préalable et dont l'adoption entraînerait le rejet de la proposition de loi.

J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe UMP.

Je rappelle que la commission est favorable à l’adoption de cette motion et que le Gouvernement en souhaite le rejet.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

(Le scrutin a lieu.)

M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.

(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)

M. le président. Voici le résultat du scrutin n° 90 :

Nombre de votants 261
Nombre de suffrages exprimés 252
Majorité absolue des suffrages exprimés 127
Pour l’adoption 81
Contre 171

Le Sénat n'a pas adopté. (Applaudissements sur quelques travées de l'UMP.)

Demande de renvoi à la commission

Question préalable
Dossier législatif : proposition de loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi
Article 1er

M. le président. Je suis saisi, par M. Mézard et les membres du groupe du Rassemblement Démocratique et Social européen, d'une motion n°3 rectifié.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 5, du Règlement, le Sénat décide qu’il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale, la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi (n° 229, 2011-2012).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8 du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

Aucune explication de vote n’est admise.

La parole est à Anne-Marie Escoffier, pour la motion.

Mme Anne-Marie Escoffier. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, « faire prévaloir la raison » et le « dialogue » : voilà ce à quoi le Président de la République française a engagé le Premier ministre turc s’agissant de l’attitude à avoir à propos du débat sur la proposition de loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi.

S’agit-il vraiment, ici, de faire preuve de raison et de dialogue devant un texte dont on nous assure qu’il « ne vise nullement un peuple ou un État en particulier » ?

Ne joue-t-on pas avec le feu, dans le contexte d’une Europe malade et qui se cherche, en demandant à la Turquie « de bien prendre la mesure des intérêts communs qui unissent nos deux pays et nos deux peuples » ?

Était-il opportun d’ouvrir ce débat, et de l’ouvrir maintenant ? Conscience ou inconscience ?

J’ai lu, comme vous tous, mes chers collègues, les interventions de personnalités dont nul ne peut mettre en doute la rigueur : Robert Badinter, Luc Ferry, par exemple. L’un et l’autre condamnent sans appel la tentative d’intrusion de la morale dans la loi que l’on peut déceler dans cette proposition de loi. Chacun s’accorde à reconnaître que ce n’est pas à la loi de figer la vérité historique ou scientifique. Ce n’est pas à elle, non plus, de se substituer à la morale ou à l’intelligence dans le débat public.

Alors, que vient faire le dialogue ? À quoi servirait de vouloir faire dialoguer deux pays « comme il sied entre deux pays alliés et amis » sur un sujet qui ne relève ni de la conversation de salon ni du débat politique ?

Serait-il seulement le moyen de se donner bonne conscience en condamnant haut et fort des événements quand on se livre insidieusement à des actes que l’on se refuse à qualifier pour ce qu’ils sont, en envoyant impunément chaque jour ailleurs que chez nous ces « sans-droits », « la lie de la terre », comme les appelle Hannah Arendt, ces oubliés de l’Histoire, de notre histoire d’aujourd'hui, qui ne sont plus rien, « désirés par personne, surplus inutile, fardeau encombrant » dont chacun cherche à se débarrasser.

Et que vient faire ici la raison ? De quelle raison s’agit-il ?

De la « raison bon sens » qui voudrait qu’on apaise le feu d’une déchirure que l’on n’en finit pas de ranimer, de cet acharnement à mettre en faillite et à piétiner les droits de l’homme auxquels, orgueilleusement, on se réfère pourtant sans cesse ?

De la raison raisonnante qui condamne avec vigueur cette société décriée par Joseph Conrad, sans foi ni loi, fondée sur l’accumulation du pouvoir et de l’argent, régie par le rapport de forces, « joyeuse ronde de la mort et du négoce » ?

À moins qu’il ne s’agisse de la raison ordonnatrice qui fait jaillir l’action salvatrice des ténèbres dans lesquelles elle était engluée, soumise à ces idéologies qui « prétendent connaître les mystères de processus historique tout entier, les secrets du passé, les dédales du présent, les incertitudes de l’avenir » ?

Non, décidément, je ne m’en remettrai aujourd'hui ni au dialogue proposé ni à la raison. Je rejoindrai la toute bonne philosophie, l’amie de la sagesse, celle qui, depuis la nuit des temps, cherche à penser le monde, celle qui cherche à le penser sans cynisme politique, qui permet de ne pas s’aveugler et de poser les vraies questions, en termes non de morale mais d’approche de la vérité ; car la vérité n’est pas une, chacun le sait, et reste inatteignable pour les hommes que nous sommes.

Et la sagesse, aujourd'hui, me commande de ne pas commettre la faute lourde qui consisterait à voter cette proposition de loi.

Celle-ci, adoptée par l’Assemblée nationale le 22 décembre dernier, remet en cause le subtil équilibre qui a permis, jusqu’aujourd’hui, à la recherche historique d’avancer sans outrager et de progresser dans les voies de la vérité par la confrontation rigoureuse de ses sources.

Qu’en sera-t-il demain si le Parlement s’entête à vouloir répondre à toutes les exigences mémorielles ?

En l’occurrence, le terme « minimisé », introduit à l’article 1er, inquiète les historiens, qui doivent manier des chiffres et, souvent, donner des fourchettes, car ils ne disposent pas toujours des sources conduisant à la certitude.

La négation ne doit faire l’objet, en droit, d’aucune indulgence. Le négationnisme est une insulte à la mémoire, tout le monde en convient. Mais sa déclinaison juridique, c’est-à-dire la contestation, la banalisation grossière et aujourd’hui la « minimisation », crée une marge d’appréciation du juge potentiellement handicapante pour la recherche historique et contraire au principe fondamental de notre procédure pénale que constitue la stricte interprétation des lois pénales.

C’est pourquoi, mes chers collègues, le groupe RDSE, favorable au développement d’une histoire la plus éclairée possible, souhaite le renvoi à la commission de la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe écologiste, ainsi que sur plusieurs travées du groupe socialiste et du groupe CRC. – Mme Nathalie Goulet applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Yannick Vaugrenard, contre la motion.

M. Yannick Vaugrenard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais en préambule me réjouir du climat de respect réciproque qui caractérise nos échanges depuis le début de nos travaux.

Si nos débats se déroulent dans un tel climat, c’est parce qu’aucune voix ne s’est élevée pour contester la réalité du génocide arménien. La grandeur de la démocratie est de pouvoir débattre et décider en dehors de toute contrainte, d’où qu’elle vienne.

Compte tenu du calendrier pré-présidentiel, la motion tendant au renvoi à la commission a pour objectif réel d’empêcher l’adoption de la proposition de loi. J’y suis donc hostile puisque, à mon sens, cette loi est absolument nécessaire.

Toutefois, avant d’exposer ma position sur le fond, j’aimerais dire quelques mots du contexte dans lequel nos travaux s’inscrivent. Certains l’ont d’ailleurs évoqué.

Premièrement, nous sommes en période électorale. C’est seulement à la veille d’un scrutin présidentiel que nous sommes saisis d’un texte pourtant promis voilà maintenant près de cinq ans ! Si certains ont voulu exploiter cette question à des fins électoralistes, ce n’est pas à leur honneur.

Mais cela ne doit pas nous interdire de discuter sur le fond. Le sujet est suffisamment important, suffisamment ancré dans la mémoire collective pour que nous en débattions. Quelles que soient les éventuelles arrière-pensées de certains, nous ne devons pas renoncer à exprimer nos convictions sur ce sujet !

Deuxièmement, au vu du contexte géopolitique, ceux qui s’opposent à cette proposition de loi s’alarment de ses possibles conséquences économiques et commerciales. Sur ce sujet comme sur d’autres, on nous dit que ce n’est pas le « bon moment ». D’ailleurs, ce n’est jamais le « bon moment »…

Mes chers collègues, l’honneur et le respect dû aux morts pèsent plus lourd que des préoccupations court-termistes, aussi importantes soient-elles !

Erik Orsenna nous rappelait fort justement que la mémoire était « la santé du monde ». Eh bien, cela implique que nous laissions de côté les contingences géopolitiques, économiques ou commerciales du moment.

MM. Luc Carvounas et Bernard Piras. Très bien !

M. Yannick Vaugrenard. Je voudrais répondre à certaines des interrogations ou inquiétudes possibles de nos concitoyens. D’ailleurs, j’ai moi-même pu les partager avant de me forger ma propre opinion, en assistant à un certain nombre d’auditions et en consultant des constitutionnalistes bien plus compétents que moi.

Ce n’est pas, nous dit-on, aux parlementaires d’écrire l’histoire. Bien sûr ! Qui a prétendu le contraire ? Simplement, aujourd'hui, l’histoire est écrite. Les historiens sont d'accord entre eux, de manière quasi unanime ! L’affaire est entendue. L’ONU, l’Union européenne et plus de trente pays se sont prononcés.

Par conséquent, si ce n’est effectivement pas aux parlementaires d’écrire l’histoire, il leur appartient bien, une fois l’histoire écrite, d’en tirer les conséquences législatives, le cas échéant sur le plan pénal.

De la même manière, il n’est pas non plus possible de refaire l’histoire du droit.

Lorsque des massacres ont été perpétrés contre les Arméniens, aucune convention internationale ne traitait du génocide, mais ce caractère criminel a été reconnu par les tribunaux ottomans eux-mêmes, dans les jugements prononcés par une cour martiale en 1919. Or le traité de Lausanne de 1923, toujours en vigueur en France comme en Turquie, contient une clause d’amnistie qui n’aurait aucun sens si les massacres de 1915 n’avaient pas été considérés comme des crimes internationaux.

Certains affirment également qu’une telle loi pourrait pénaliser le travail des historiens. Je pense exactement le contraire. Ceux qui empêchent les historiens de faire leur travail, de mener leurs recherches, ce sont les négationnistes. Je pense donc que cette loi a plutôt tendance à protéger les historiens.

Par ailleurs, et cela a été souligné cet après-midi, aucun historien ne s’est plaint d’avoir été empêché par la loi Gayssot de continuer à mener des recherches. Pourtant, à l’origine, des craintes avaient été exprimées en ce sens.

On nous dit aussi que la liberté d’expression pourrait être remise en cause. Je n’en crois rien. La recherche fait évidemment partie de la liberté d’expression. Mais contester des vérités historiquement établies, au même titre que faire l’apologie de crimes contre l’humanité, c’est abuser de la liberté d’expression.

M. Jean-Michel Baylet. Il n’y a pas d’« abus de liberté d’expression » !

M. Yannick Vaugrenard. D’ailleurs, les deux actes ont été condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme.

Fallait-il une loi ? Je pense que oui, car la vérité n’est pas toujours assez forte pour terrasser le mensonge. Le négationnisme, à l’instar du racisme, ne peut et ne doit pas être considéré comme une opinion. Ce sont l’un et l’autre des délits, condamnables par les lois de notre République !

Alors, oui, une loi est nécessaire pour tous les génocides !

Contrairement à ce qu’on entend parfois, ce n’est pas une loi contre la Turquie ! Cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant.

À mon sens, un jour viendra où le peuple turc comprendra qu’il est bon pour lui-même de reconnaître son histoire, tout en sachant qu’il n’est évidemment pas responsable des fautes du passé.

Certes, comparaison n’est pas raison, mais je tiens à rappeler qu’un Président de la République d’une famille politique autre que la mienne, dans son discours du Vélodrome d’Hiver, a reconnu officiellement la responsabilité de la police française, donc de l’État, dans des rafles odieuses. Faisant cela, a-t-il affaibli la France ?

M. Yannick Vaugrenard. Je ne le pense pas. Au contraire, je crois qu’il l’a grandie.

Un jour viendra, j’en suis convaincu, où le peuple turc lui-même sera plus fort d’une telle reconnaissance historique. Et, à ce moment-là, oui, la Turquie pourra entrer dans l’Union européenne ! Car l’Union européenne a autant besoin de la Turquie que la Turquie a besoin de l’Union européenne.

M. Yannick Vaugrenard. Je le répète, la demande de renvoi en commission ne se justifie pas. Le débat a été large, il a eu lieu, et il peut évidemment continuer.

Pour terminer, j’évoquerai un souvenir d’enfance. Lorsque mes parents m’ont emmené voir Oradour-sur-Glane, j’ai compris que l’humain était capable d’atrocités. Il est, certes, capable du meilleur, mais il est aussi capable du pire.

Permettez-moi de citer cette phrase de Vercors, qui est inscrite à l’entrée du village d’Oradour-sur-Glane : « L’humanité n’est pas un état à subir. C’est une dignité à conquérir. »

Eh bien, par cette loi, il faut rendre la dignité à ceux qui ont subi des génocides ! J’ai le sentiment que, en leur rendant cette dignité, et en condamnant ceux qui la leur refusent, nous ferons progresser, à notre niveau, avec l’humilité qui convient, la dignité de l’humanité ! (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et de l'UMP.)