M. le président. La parole est à Mme Annie David, sur l'article.

Mme Annie David. Nous avons pu lire et entendre les déclarations des responsables de l’UMP et du MEDEF, disqualifiant ce dispositif comme trop coûteux. Cela ne nous étonne guère.

Souvenons-nous qu’en 2010 les mêmes avaient, à l’occasion de leur réforme des retraites, mis en place un dispositif pour les salariés souffrant d’incapacité en raison d’une maladie professionnelle ou d’un accident du travail.

Ce dispositif était complexe, surmédicalisé et ouvert à un nombre particulièrement restreint de salariés puisque, pour en profiter, le salarié devait justifier d’un taux d’incapacité, mesuré par les médecins de l’assurance-maladie, au moins égal à 20 %.

Ces critères particulièrement restrictifs ont joué le rôle indirect qui leur était assigné : rendre le dispositif peu opérant, donc peu coûteux. De fait, 5 366 personnes seulement en ont bénéficié, selon un bilan dressé à la fin du mois de juin, alors que le gouvernement de l’époque annonçait 30 000 bénéficiaires.

Si le dispositif qui nous est soumis ici est plus ambitieux, et répond davantage aux demandes des salariés, il n’est pas exempt de critiques, et certaines sont à nos yeux très importantes.

Ainsi, ce compte personnel de prévention de la pénibilité ne sera mis en œuvre qu’à partir du 1er janvier 2015, et les premiers départs en retraite anticipée en raison de l’exposition des salariés à des facteurs de risques ne seront possibles qu’en 2040.

Se pose donc légitimement la question de ces salariés qui, aujourd’hui, ont déjà été exposés, des années durant, à des facteurs de risques, comme le travail posté ou le travail de nuit. Nous entendons l’argument selon lequel les partenaires sociaux doivent travailler ensemble à l’élaboration de critères permettant de définir les facteurs de risques. Pour autant, certains de ces facteurs sont connus depuis des années et font l’objet d’une littérature scientifique, voire de décisions judiciaires, sur lesquelles il aurait été possible de s’appuyer sans attendre 2015. Pour ces salariés-là, il aurait donc été juste de prévoir un mécanisme réellement rétroactif.

Il en est ainsi du travail de nuit, qui fait l’objet d’une fiche spécifique dans la catégorie « facteurs de risques », disponible sur le site internet du ministère du travail et des solidarités. On peut y lire : « L’existence de situation de travail de nuit, au sens des définitions rappelées ci-dessus, doit conduire à considérer les personnes concernées comme exposées à un facteur de pénibilité ». Cette fiche précise que plusieurs effets ont été identifiés sur la santé des travailleurs, comme des « troubles digestifs » et un « déséquilibre nutritionnel » avec pour effets « d’éventuels problèmes de surpoids » ou encore des « risques cardiovasculaires accrus – surpoids, hypertension artérielle ».

De son côté, l’Institut national de recherche et de sécurité, l’INRS, fait valoir que les horaires atypiques favorisent aussi l’apparition de certaines pathologies, et contribuent à l’usure prématurée des salariés.

Des études révèlent ainsi que, plusieurs années après, l’état de santé des ouvriers ayant travaillé de nuit ou en trois-huit est dégradé par rapport à l’état de santé de ceux qui ont toujours connu des horaires « standard ».

Dans une telle situation, concernant de tels effets, visiblement connus, une action plus rapide et une prise en charge rétroactive nous paraissent techniquement possibles et socialement justes.

Certes, les salariés âgés de 52 ans pourront bénéficier de majorations de trimestres, mais celles-ci ne correspondent pas à la prise en compte qu’attendent ceux qui sont exposés depuis des années à des facteurs de risques ayant, tout au long de leur vie professionnelle, réduit leur espérance de vie.

Au final, le compte personnel de prévention de la pénibilité, s’il constitue une amélioration notable par rapport au dispositif introduit en 2010, ne répond pas aux besoins des salariés ayant déjà été exposés à des facteurs de risques. Ses effets, attendus en 2040, nous semblent trop tardifs, et cela n’est pas acceptable.

M. le président. La parole est à Mme Laurence Cohen, sur l'article.

Mme Laurence Cohen. Les travaux de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, comme d’ailleurs les débats dans l’hémicycle, ont permis au compte personnel de prévention de la pénibilité de progresser vers une meilleure prise en compte des salariés qui ont été exposés à des facteurs de risques.

Pour autant, ce dispositif, contrairement à ce que son intitulé laisse croire, n’est pas la propriété du salarié. Son utilisation est particulièrement encadrée, quand elle n’est pas, tout bonnement, subordonnée à l’autorisation de l’employeur, c'est-à-dire, dans les faits, à celui qui expose ses salariés à des risques professionnels, comme nous l’évoquions avant la suspension.

Ainsi, vingt des points accumulés par les salariés devront obligatoirement être utilisés par eux dans le cadre d’une formation professionnelle. Les salariés âgés de 52 ans et plus pourront déroger à cette obligation. Tant mieux : à défaut, cette obligation aurait pu avoir pour effet de rendre impossible le départ à la retraite anticipée de certains !

Quant à la possibilité offerte aux salariés de réduire leur temps de travail, elle est subordonnée à l’autorisation de l’employeur. En effet, celui-ci pourra s’opposer à la demande du salarié à la double condition qu’il motive son refus et qu’il puisse démontrer que cette réduction est « impossible compte tenu de l’activité économique de l’entreprise ».

Même si nos collègues députés, notamment le rapporteur de la commission des affaires sociales, ont eu la volonté d’être plus précis et de diminuer le nombre de cas où les employeurs pourront s’opposer à la demande du salarié, cette formulation nous apparaît tout de même relativement floue.

Souvenons-nous que la loi ayant transposé l’accord national interprofessionnel du 11 janvier dernier autorise les employeurs à licencier des salariés pour motif économique dans le cas où l’activité économique de l’entreprise le justifie. Qui plus est, cette décision relèvera exclusivement de l’employeur, et les désaccords entre le salarié et l’employeur faisant suite au refus du second de répondre favorablement à la demande du premier tendant à la réduction de son temps de travail seront tranchés par les conseils de prud’hommes.

Là encore, ce choix nous intrigue au regard de l’ANI, puisque vous avez retiré aux conseils de prud’hommes la capacité qui était la leur de vérifier le bien-fondé du licenciement pour motif économique. Et vous leur confiez aujourd’hui la mission de décider si l’activité économique est compatible ou non avec la demande du salarié ? Tout cela semble manquer de cohérence.

Enfin, la réparation qui sera accordée aux salariés au titre de l’article L. 4162-15 du code du travail introduit par l’article 6 mérite quelques éclaircissements.

Aux termes de cet article, « l’action du salarié en vue de l’attribution de points ne peut intervenir qu’au cours des trois années civiles suivant la fin de l’année au titre de laquelle des points ont été ou auraient dû être portés au compte ». Quelle forme prendra la réparation si la demande du salarié, notamment en matière de réduction du temps de travail, est formulée un an avant qu’il n’ouvre ses droits à la retraite ? Le salarié retraité depuis lors pourra-t-il continuer à agir en justice et aura-t-il droit à une indemnisation ?

Ce sont autant d’interrogations qui, je l’espère, trouveront des réponses au cours du débat.

M. le président. L'amendement n° 266, présenté par MM. Longuet et Cardoux, Mmes Boog, Bruguière, Bouchart, Cayeux, Debré et Deroche, M. Dériot, Mme Giudicelli, MM. Gilles et Husson, Mme Hummel, MM. Fontaine, de Raincourt, Laménie et Milon, Mme Kammermann, M. Pinton, Mme Procaccia, M. Savary et les membres du groupe Union pour un Mouvement Populaire, apparentés et rattachés, est ainsi libellé :

Supprimer cet article.

La parole est à Mme Catherine Deroche.

Mme Catherine Deroche. Pour notre groupe, la mise en place du compte personnel de prévention de la pénibilité soulève plusieurs problèmes.

Tout d’abord, cette mesure pose un problème de financement dans la mesure où le dispositif devrait coûter près de 2,5 milliards d’euros en 2040, pour un rendement bien inférieur des deux nouvelles cotisations employeurs à la même date.

Ce problème se double d’un effet de hausse du coût du travail. En effet, d’ici à 2020, les entreprises auront été mises à contribution à hauteur de 2,2 milliards d’euros au titre de la hausse des cotisations et de 500 millions d’euros minimum au titre de la pénibilité. Mentionnons que ces contributions s’ajoutent aux investissements déjà consentis par les entreprises à la suite de la mise en place du dispositif relatif à la pénibilité de 2010.

Ensuite, cela pose un problème d’application, puisque la création de ce compte risque d’alourdir considérablement les charges administratives des entreprises. Or les TPE et les PME, qui constituent la majeure partie de notre tissu économique, ne disposent pas forcément de la ressource humaine nécessaire pour tenir au jour le jour les fiches d’exposition des salariés. Nous avons bien entendu ces arguments lorsque nous avons reçu les responsables des entreprises, notamment ceux des plus petites d’entre elles.

Enfin, le dispositif risque d’entraîner une multiplication des contentieux. En effet, la loi ne pourra empêcher les différences d’appréciation entre employeurs et salariés quant à la pénibilité des travaux.

Qui plus est, cette loi viendra se greffer sur les dispositifs existants, à savoir la prise en charge de la pénibilité sur la base d’une incapacité constatée, mise en place en 2010, et le dispositif « carrière longue », créé en 2003, qui compense bien souvent la pénibilité du travail subie par les travailleurs entrés très jeunes sur le marché du travail et ayant exercé des métiers dits « physiques ».

Au regard de toutes les difficultés que suscitera le compte personnel de prévention de la pénibilité, nous demandons la suppression de l’article 6.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

Mme Christiane Demontès, rapporteur de la commission des affaires sociales. Vous l’imaginez bien, la commission, qui, je le rappelle, a adopté cet article 6, a émis un avis défavorable sur cet amendement de suppression.

Le compte personnel de prévention de la pénibilité constitue une avancée majeure et il est l’un des piliers de ce projet de loi.

Madame Deroche, je n’ai pas très bien compris votre argumentation.

Il est assez étonnant de vous entendre évoquer le cas de personnes ayant commencé à travailler jeunes, alors même que vous avez reculé l’âge légal de la retraite et que vous souhaitez encore aller plus loin en ce sens. À ce titre, vos propos sont quelque peu contradictoires.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé. Le Gouvernement a bien sûr émis un avis défavorable sur cet amendement de suppression de l’article 6.

Madame la sénatrice, vous ne l’ignorez pas, il s’agit d’un article structurant, essentiel, venant compléter l’article 5, qui a été adopté. Il permet de décliner concrètement la prise en compte de la pénibilité, avec la volonté, au travers d’un dispositif de points, de permettre aux salariés soit de se former, soit de bénéficier d’un temps partiel payé à temps plein, soit de partir à la retraite de manière anticipée.

À cet égard, je veux réagir aux propos de Mme David. Selon elle, les possibilités de bénéficier d’un départ à la retraite anticipé s’inscrivent dans un horizon trop lointain. Je ne comprends pas très bien cette observation, dans la mesure où le dispositif que nous mettons en place produira ses effets à compter du 1er janvier 2015 et permettra des départs anticipés dès la fin de l’année 2016. Ainsi, un salarié polyexposé pourra partir à la retraite jusqu’à deux trimestres avant la date prévue.

Mme Marisol Touraine, ministre. En effet, nous instituons un dispositif transitoire qui permet de doubler les points pendant une période donnée et de bénéficier d’une dérogation à l’obligation faite aux salariés d’utiliser leurs premiers points au titre de la formation, au profit d’un départ anticipé.

De plus, le compte personnel de prévention de la pénibilité sera opérationnel dès le 1er janvier.

Voilà pourquoi je ne comprends pas, madame la sénatrice, les raisons pour lesquelles vous évoquez l’horizon de 2040. Nos estimations portent certes sur le dispositif en année pleine, en rythme de croisière. Mais nous avons précisément souhaité mettre en place, j’y insiste, un système qui produise rapidement des effets, afin que les salariés aujourd'hui en fin de carrière ne se retrouvent pas privés du bénéfice de cette avancée sociale majeure, même s’il est vrai qu’ils en profiteront moins, c’est une évidence, que celui qui partira à la retraite dans dix ans, par exemple.

Mme Annie David. Tant mieux s’il en est ainsi !

M. le président. La parole est à Mme Kalliopi Ango Ela, pour explication de vote.

Mme Kalliopi Ango Ela. L’article 6 constitue la grande avancée de ce projet de loi. Pour la première fois, nous examinons un texte qui apporte de vraies solutions aux problèmes de pénibilité au travail.

En effet, les facteurs de pénibilité, déjà bien identifiés depuis plusieurs années, sont ici pris en compte.

La réelle nouveauté tient à la liste des facteurs de pénibilité arrêtée, ainsi qu’à la définition des seuils chiffrés. Bien sûr, la littérature scientifique sur le sujet n’est pas unanime et prouve la difficulté de chiffrer ces seuils. Certes, il est renvoyé à un décret pour la mise en œuvre effective de cette mesure ainsi que pour la définition des facteurs et des seuils, et nous serons particulièrement attentifs.

Toutefois, la concertation avec les spécialistes a, pour une fois, porté ses fruits, et l’apport de nombreux ergonomes et statisticiens, tel Serge Volkoff, doit être salué.

Le Gouvernement a fait le choix de ne pas s’enfermer dans une simple indemnisation de l’invalidité, à l’inverse de la réforme de 2010, ce qui doit être salué.

Le choix de la formation, du temps partiel ou du départ anticipé à la retraite permet de bien couvrir l’ensemble des situations et des choix des salariés. Nous ne sommes pas tout à fait d’accord sur les seuils de points retenus, mais nous aurons l’occasion de revenir ultérieurement sur cette question.

Mais est-ce là tout ce que nous avons à proposer pour lutter contre la pénibilité ?

Bien entendu, je ne remets pas en cause le contenu de cet article, mais je m’interroge sur le projet de société que nous proposons aux travailleurs.

Le véritable objectif de la gauche devrait être non pas uniquement de prendre en compte la pénibilité, mais bel et bien de la supprimer. Il y a là, je le reconnais, une part d’utopie, mais la gauche, c’est aussi l’utopie, l’avancée sociale, le juste combat mené pour les générations futures, et non pas simplement la logique gestionnaire.

Nous devons apporter des solutions concrètes pour améliorer les conditions de travail des ouvriers du bâtiment, des employés des abattoirs et des ouvriers de l’industrie lourde. Nous devons faire en sorte de promouvoir le bien-être au travail, pas seulement en proposant un nombre de points ou un temps partiel, mais en offrant une transition profonde de notre économie vers des métiers plus respectueux de l’individu.

C’est aussi là que la gauche doit se mobiliser comme force de proposition. Soyez sûrs que les Français attendent beaucoup de nous à cet égard.

C’est pour ces raisons que le groupe écologiste votera contre cet amendement de suppression.

M. le président. La parole est à M. Claude Domeizel, pour explication de vote.

M. Claude Domeizel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, cet amendement est consternant ! On peut comprendre qu’un dispositif soit considéré comme imparfait et donc perfectible. Mais il s’agit ici d’une mesure touchant à la protection de la santé des salariés. On ne peut pas la rayer d’un trait de plume, au prétexte qu’elle coûte trop cher !

Les entreprises de notre pays auxquelles on demande de faire cet effort, au demeurant bien modeste, bénéficient de nombreuses dispositions, notamment fiscales, qui contrebalancent plus que largement le coût de ce dispositif. Nous refusons d’imaginer que les investissements en faveur de la sécurité des salariés soient considérés comme une charge par les employeurs, d’abord sur un plan humain, bien évidemment, mais aussi parce que les efforts réalisés en ce sens sont pris en compte dans le calcul des cotisations qu’ils versent à la branche accidents du travail et maladies professionnelles.

Enfin, je le répète, l’objectif est de sortir les salariés de la pénibilité et d’en finir avec non pas la double, mais bien la multiple peine : basse qualification, travaux pénibles, bas salaires, précarité, risques professionnels et espérance de vie limitée.

Le compte de prévention de la pénibilité est un compte personnel, un compte potentiellement mis en place pour chaque homme et pour chaque femme. Il est l’expression de la considération que nous devons à tous ceux qui travaillent dans des conditions difficiles, afin que chacun d’entre eux ait une vie meilleure.

Nous voulons opérer un renversement de perspective fondé sur la justice la plus élémentaire.

Chers collègues de l’UMP, ressaisissez-vous ! Il est légitime de critiquer, de souhaiter des améliorations, de demander la prise en compte de tous les points de vue, mais il n’est pas acceptable de balayer cette avancée d’un revers de la main. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à Mme Laurence Cohen, pour explication de vote.

Mme Laurence Cohen. Le groupe CRC ne votera pas cet amendement de suppression de l’article 6.

Certes, nous avons posé un certain nombre de questions dans nos interventions sur l’article, mais chacun d’entre nous a reconnu, madame la ministre, que vous traitiez le problème de la pénibilité comme cela s’impose à nous. Même si certaines des solutions que vous apportez peuvent nous apparaître incomplètes et perfectibles, elles constituent néanmoins une ouverture importante et sont un point d’appui pour l’ensemble des salariés.

Depuis lundi dernier, nos prises de position sont diverses, mais je constate que nous avons tout de même aussi entendu dans cet hémicycle la voix des salariés et des retraités en difficulté. À mon avis, on peut améliorer cet article, mais on ne saurait le rayer d’un trait de plume.

C’est pourquoi nous votons contre l’amendement de suppression.

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Vanlerenberghe, pour explication de vote.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe. Nous l’avons déjà indiqué, nous sommes tout à fait favorables à la reconnaissance et à la prise en compte de la pénibilité à effet différé.

Comme je l’ai signalé dans la discussion générale, l’article 6 du projet de loi présente à la fois des aspects positifs et des lacunes, la première d’entre elles tenant au fait qu’il ne concerne que les salariés du secteur privé.

Sans doute, des régimes spéciaux permettent de tenir compte de la pénibilité ; mais je considère que ce système doit être réformé – à terme, bien sûr, car il ne s’agit pas d’agir brutalement.

Dans le cadre de la réforme systémique que nous appelons de nos vœux, la pénibilité serait prise en compte, mais dans une approche universelle. De fait, il existe aussi des métiers pénibles dans la fonction publique et dans les collectivités territoriales, en plus des métiers auxquels correspondent les régimes spéciaux.

Je vois une deuxième lacune, un deuxième handicap, dans le compte personnel de prévention de la pénibilité lui-même.

En effet, la reconstitution de périodes d’exposition aux risques peut être très compliquée, dans la mesure où les carrières ne sont pas linéaires et où certains salariés changent d’entreprise. On m’objectera que le compte personnel permettra un suivi ; encore faut-il qu’il soit bien tenu.

En outre, comme certains responsables auditionnés l’ont souligné, il est parfois très compliqué d’évaluer la pénibilité : dans le bâtiment, par exemple, un salarié peut travailler pendant une heure avec un marteau-piqueur et, le reste du temps, monter un mur de briques, tâche qui n’est pas du tout considérée comme pénible.

Vous constatez, mes chers collègues, que le problème est plus complexe qu’il n’y paraît ; je n’ai pas l’impression que l’on en ait pris la pleine mesure.

La troisième lacune découle de ce qui précède et tient à la cotisation due par les employeurs. La cotisation de base, fixée à 0,2 % de la masse salariale, sera la même pour toutes les entreprises ; des cotisations additionnelles dépendront du niveau d’exposition des salariés. Les modalités de ce système ne sont pas précisées : je crains fort qu’elles ne soient arrêtées par décret, dans l’obscurité des cabinets, alors qu’un débat serait nécessaire avec les spécialistes – nous en avons auditionné certains –, les hommes de l’art et les représentants des salariés, sans oublier les chefs d’entreprise, qui sont parfaitement au fait des situations.

Cet article présente un dernier défaut, qui est grave : on a voulu mélanger la prévention et la réparation. Je voudrais bien que l’on m’explique comment tel tourneur-fraiseur de telle petite entreprise, qui est totalement spécialisé dans la mécanique, pourra être reconverti dans un autre métier, alors qu’il ne sait faire qu’une chose et qu’il l’a fait très bien, et qu’il est bien payé pour cela. À quoi sert dans ce cas le présent dispositif ? Non, ce qu’il faut, c’est permettre une réparation !

Je pense donc que, dans sa rédaction actuelle, l’article 6 est entaché d’erreurs conceptuelles. (Mme la rapporteur proteste.) Croyez-moi, madame la rapporteur : j’ai une expérience de plusieurs dizaines d’années dans ces entreprises et je parle de ce que je sais. Or je n’ai pas le sentiment que tous nos collègues aient bien pris conscience des réalités concrètes qui se cachent derrière les mots.

Dans ces conditions, nous réservons notre vote sur l’amendement n° 266, tout en étant favorables à l’idée.

Mme Catherine Génisson. Que voulez-vous dire ?

M. le président. La parole est à Mme Annie David, pour explication de vote.

Mme Annie David. Comme Mme Cohen l’a indiqué, nous ne voterons pas l’amendement n° 266, car nous jugeons l’article 6 positif, même si des questions se posent à son sujet.

Madame la ministre, j’entends bien qu’un dispositif permettra aux salariés âgés de 52 ans de partir en retraite de manière anticipée. Reste qu’une frange de salariés, parmi ceux qui ont des métiers pénibles, ne pourra pas bénéficier de ce départ anticipé. Nous ne voterons pas la suppression de l’article…

M. Michel Le Scouarnec. Il faut l’améliorer !

Mme Annie David. … mais nous voyons bien que, si certains salariés, grâce à cet article, peuvent partir en retraite plus tôt - c’est très bien, et du reste c’est l’un des objets du projet de loi - comprenez, madame la ministre, que d’autres ne pourront pas bénéficier de cette mesure. Je trouve dommage que ces femmes et ces hommes soient laissés de côté, alors qu’ils pouvaient espérer partir plus tôt, ayant, pendant des années, exécuté des tâches dont la pénibilité n’était pas reconnue jusqu’à présent, mais qui le sera désormais, après l’adoption de ce texte.

Alors, oui, madame la ministre, l’alinéa 23 de l’article 6 prévoit des dispositions particulières en faveur des salariés âgés de 52 ans et plus, mais certains salariés, tout en pouvant partir en retraite un peu plus tôt, ne bénéficieront pas complètement de cette mesure ; nous tenions simplement à formuler cette réserve.

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 266.

(L'amendement n'est pas adopté.)

M. le président. L'amendement n° 289, présenté par MM. Milon, Longuet et Cardoux, Mmes Boog, Bruguière, Bouchart, Cayeux, Debré et Deroche, M. Dériot, Mme Giudicelli, MM. Gilles et Husson, Mme Hummel, MM. Fontaine, de Raincourt et Laménie, Mme Kammermann, M. Pinton, Mme Procaccia, M. Savary et les membres du groupe Union pour un Mouvement Populaire, apparentés et rattachés, est ainsi libellé :

Alinéa 6

Après la seconde occurrence du mot :

privé

insérer les mots :

à l’exception des salariés des établissements de santé

La parole est à Mme Catherine Deroche.

Mme Catherine Deroche. Cet amendement vise à exclure du dispositif prévu à l’article 6 les salariés des établissements de santé.

En dépit d’un contexte budgétaire difficile, les gestionnaires des établissements de santé ont contribué à la maîtrise des dépenses de santé, comme le souligne le rapport de l’IGAS et de l’IGF comportant des propositions pour la maîtrise de l’ONDAM sur la période 2013-2017.

À notre sens, l’application aux établissements de santé du compte personnel de prévention de la pénibilité conduirait inévitablement à une augmentation de l’ONDAM, liée à la nécessité de compenser le déficit d’exploitation provoqué par la hausse mécanique du coût du travail.

Par ailleurs, l’organisation des établissements est soumise à des dispositions législatives et réglementaires qui régissent les missions du service public de la santé, fixant notamment les principes de continuité et de permanence des soins.

En imposant à tous les secteurs d’activité, sans distinction, sans tenir compte des contraintes, l’obligation de mettre en œuvre le compte personnel de prévention de la pénibilité, le projet de loi ne tient pas compte des spécificités de fonctionnement qu’implique l’intérêt général pour les employeurs dans le secteur de la santé.

J’ajoute que certaines composantes de la pénibilité au travail, comme le travail de nuit, ont déjà fait l’objet de négociations de branche, voire d’entreprise, conduisant à la mise en place de mécanismes de compensation, en termes financiers ou de temps.

Dès lors, l’article 6 remet en cause l’équilibre des dispositifs de prévention nés du dialogue social entre les acteurs, qui sont les plus à même d’appréhender leurs risques professionnels.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

Mme Christiane Demontès, rapporteur. Madame Deroche, vous proposez d’exclure les salariés des établissements privés de santé du champ d’application du compte personnel de prévention de la pénibilité.

Pour notre part, nous jugeons essentiel le principe d’universalité du compte prévu par le projet de loi, et nous considérons qu’il n’y a aucune raison objective d’introduire une distinction au sein des salariés du secteur privé : si ceux qui travaillent dans les établissements de santé étaient exclus du dispositif, au nom de quoi pourrions-nous refuser que d’autres le soient aussi ?

En outre, la création de ce compte ne remet absolument pas en cause les éventuels mécanismes conventionnels déjà mis en place.

Pour toutes ces raisons, la commission est défavorable à l’amendement n° 289.