Mme Catherine Morin-Desailly. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, les très prochaines élections européennes auraient dû être un instant privilégié de vie démocratique pour l’ensemble des citoyens de l’Union. Or, à quelques jours de ce qui devrait être une respiration démocratique majeure pour les centaines de millions d’Européens, nous sommes contraints de tirer la sonnette d’alarme.

Le taux d’abstention devrait atteindre des sommets. Les formations les plus hostiles à la construction européenne obtiendraient des résultats bien supérieurs à leur réel écho public. Le soir du 25 mai, nous allons peut-être voir plus d’une centaine de députés antieuropéens prendre place au Parlement de Strasbourg.

Ces prochaines élections risquent d’être la manifestation la plus aboutie du malaise qui gangrène les institutions européennes.

L’Union telle que nous la connaissons est la fille de notre histoire continentale. Les drames du siècle dernier ont fait prendre conscience à nos aînés de l’urgence et de l’évidence qu’il y avait à nous unir.

L’Europe a d’abord été l’Europe de la paix. Elle a également été – on a vite fait de l’oublier – l’Europe de la prospérité, de l’innovation et de la jeunesse, notamment grâce à la CECA, à Euratom, à Airbus, à l’euro, à Erasmus.

L’Europe, enfin, c’est celle de la justice. Jamais, dans l’histoire, nous n’avons pu voir un aussi grand ensemble de peuplement humain vivre sous l’empire d’un régime aussi élaboré de protection des droits de l’homme.

Quoi qu’on en dise, depuis soixante ans, l’Europe a toujours agi comme force de progrès et de liberté.

Et pourtant, l’Europe n’a plus rien d’une évidence pour les générations actuelles. Le temps a passé, et nos yeux ne sont plus suffisamment aguerris pour mesurer tout ce qu’elle nous a offert et nous offre encore aujourd’hui.

L’Europe apparaît à nos concitoyens désormais plus comme une source de contraintes que comme un atout. La crise a joué un rôle majeur, il faut en convenir, dans ce divorce consommé entre un nombre toujours plus grand de nos concitoyens et les institutions de l’Union.

L’euro est devenu le bouc émissaire de notre incapacité à sortir de la crise, alors qu’il nous a protégés pendant plus d’une décennie des aléas du monde extérieur. Selon la formule de notre collègue Jean Arthuis, la monnaie unique nous a permis de « jouer les prolongations », elle nous a dispensés de nous réformer dans le cadre de nos politiques nationales, alors que le monde a considérablement changé depuis le traité de Maastricht. C’est aussi dans ce retard pris sur la marche du monde que résident aujourd’hui nos difficultés.

Certes, cela a été rappelé, l’Union cumule plusieurs lacunes et dysfonctionnements qui l’empêchent de relever les défis auxquelles elle est confrontée. Pour autant, est-ce une raison pour tout abandonner au milieu du chemin ? Donnons-nous au contraire les moyens d’un second élan !

Le monde actuel est désormais dominé par des masses humaines, politiques et commerciales de dimension continentale. La Chine, les États-Unis et la Russie régentent la marche des affaires internationales. Face à de tels blocs, l’Europe que nous appelons de nos vœux n’a jamais été autant empreinte de faiblesse. Les crises syrienne et ukrainienne font la démonstration de notre impuissance structurelle face à la politique d’une Russie sûre d’elle-même et dominatrice.

Le constat est le même en matière de technologie et d’innovation. Alors que nous disposons de talents, nos politiques nous empêchent d’être concurrentiels face aux géants américains ou asiatiques de l’internet.

Le nouveau continent du numérique – je remercie le président de la commission de l’avoir rappelé – a déjà été conquis, et c’est maintenant l’Europe qui est en passe de devenir une colonie du monde numérique, pour reprendre l’intitulé de mon précédent rapport sur le sujet.

Nous devons donc nous battre pour convaincre de l’évidence qu’il existe une communauté de destin entre les peuples européens, mais aussi pour en avoir la maîtrise. Seuls, nous sommes condamnés à la marginalisation. Évoquant la seule question démographique, Pierre Bernard-Reymond l’a rappelé, dans ce siècle qui est le nôtre, nous sommes plus que jamais condamnés à l’unité.

Comment restaurer le consensus européen, garantir la paix, ramener la prospérité et faire enfin accoucher l’Europe de son véritable potentiel ? Nous avons évidemment besoin de plus d’Europe, mais pas n’importe laquelle !

Pour les sénateurs du groupe de l’UDI-UC, il n’y a pas deux manières de penser l’Europe, deux visions distinctes. Nous sommes clairs sur l’essentiel. C’est le manque d’harmonisation entre les pays européens, l’absence de politique ambitieuse pour protéger et promouvoir nos intérêts communs économiques, sociaux et culturels qui sont les sources de nos difficultés.

Il faut donc une harmonisation pour établir une nouvelle unité qui permettra de nouveaux partenariats conditionnant une partie de l’avenir de l’Union. Je pense bien évidemment à l’Afrique : les sénateurs de notre groupe ne cessent d’appeler à la relance des relations européennes avec les pays africains à travers un partenariat rénové. Car une chose est sûre : forte de son potentiel, géant de demain, l’Afrique ne nous attendra pas ; d’autres s’en occuperont…

Nous appelons ainsi à un approfondissement désormais nécessaire pour plus d’emploi, plus de protection, plus de démocratie.

Le chantier le plus urgent pour l’l’Europe est de combler le fossé démocratique qui l’éloigne depuis trop longtemps de ses citoyens.

Nous avons besoin d’institutions responsables et incarnées devant les citoyens, de politiques européennes évaluées, portées à la connaissance de tous et susceptibles d’être sanctionnées dans les urnes.

La démocratie doit être l’aiguillon de la construction européenne de demain. Sans une architecture institutionnelle robuste, solide et démocratique, l’Europe telle que nous la connaissons finira par s’écrouler sous son propre poids.

Par ailleurs, l’euro doit être achevé et marcher sur ses deux jambes. Nous avons donc besoin d’un gouvernement économique intégré qui manie à la fois la politique budgétaire et fiscale, en lien avec la BCE. Ce gouvernement doit être responsable devant les citoyens de l’Union.

C’est pourquoi le Parlement européen doit devenir une véritable chambre forte de toutes les compétences dévolues à une grande assemblée parlementaire.

L’Assemblée interparlementaire instituée à l’article 13 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, le TSCG, peut constituer l’embryon d’une seconde chambre, qui représenterait aussi les citoyens à travers le prisme des États, dans le cadre strict de la zone euro.

Cet édifice serait le noyau du nouveau fédéralisme européen que les sénateurs centristes appellent de leurs vœux. Ce serait là le préalable à tout renforcement de la PAC, à toute politique environnementale ambitieuse, à notre politique de défense, à la prise en compte des enjeux de l’Europe maritime, à la gestion des flux migratoires.

En tout état de cause, cette refonte démocratique de nos institutions est la condition nécessaire à la réussite des politiques publiques européennes. Et cela est particulièrement vrai pour l’ensemble des secteurs stratégiques qui concernent les politiques à venir.

À ce titre, le travail mené par notre mission commune d’information sur le nouveau rôle et la nouvelle stratégie de l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’internet est sur le point de corroborer ce diagnostic général. Je parle, bien sûr, sous le contrôle de nos collègues Jean Bizet et André Gattolin.

Après avoir auditionné plus de cinquante acteurs de l’internet mondial et européen, que ce soit à Bruxelles, en Allemagne ou aux États-Unis, il nous apparaît que l’Europe bénéficie en la matière d’une opportunité historique. Depuis l’affaire Snowden, la gouvernance de l’internet souffre de la perte du magistère moral exercé naguère par les États-Unis. La tentation est grande désormais, pour les nations de l’internet démocratique, de se replier sur elles-mêmes.

Dans un tel contexte, l’Europe a l’occasion de s’affirmer comme le tiers de confiance en mesure d’infléchir la gouvernance de l’internet dans un sens conforme à nos valeurs de respect de la vie privée et de garantie de la liberté de chacun.

L’Europe en a l’occasion, mais en a-t-elle les moyens ? Nos institutions nous permettent-elles de prendre des décisions fermes et rapides ? Sont-elles en mesure de densifier le tissu industriel de l’internet européen ? En l’état actuel des choses, je ne le crois pas. C’est bien dommage, car cet enjeu concerne déjà tous les secteurs de l’activité humaine et, personnellement, tous les citoyens de l’Union. Notre mission commune d’information fera des propositions en ce sens dans les semaines à venir.

Afin de joindre le geste à la parole, et en vue de combler le fossé démocratique qui, je le disais, éloigne le citoyen de l’Union, je ne formulerai qu’un vœu : nous avons des citoyens prêts au débat et disposons des moyens techniques pour mener une vaste concertation continentale ; pourquoi donc ne pas faire de la France le fer de lance de la grande consultation européenne sur l’Europe souhaitée par nos concitoyens ? Cela nous donnerait enfin la pleine mesure de ce à quoi l’Europe des cinquante prochaines années devrait ressembler.

Mme la présidente. Il vous faut conclure, ma chère collègue.

Mme Catherine Morin-Desailly. En 1916, Guillaume Apollinaire, poète français d’origine polono-italienne, écrivait : « Il est grand temps de rallumer les étoiles ». Aujourd’hui, nous sommes à nouveau, nous, engagés européens, dans la situation de devoir nous mobiliser pour dire quelle Europe nous voulons, afin de rallumer les étoiles européennes. À cet égard, je remercie le président de notre commission des affaires européennes, Simon Sutour, d’avoir pris l’initiative de ce débat. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, du RDSE, du groupe écologiste, du groupe socialiste et de l'UMP.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Michelle Demessine.

Mme Michelle Demessine. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, à quelques jours de l’élection des représentants au Parlement européen, ce débat me semble plus qu’essentiel.

Bien que nous constations depuis quelque temps un regain d’intérêt pour ces questions, dans l’ensemble, les enjeux de ce scrutin sont passés sous silence. Malheureusement, une grande majorité des Français se désintéressent totalement de cette élection, et la plupart de ceux qui y participeront s’interrogent sur la portée même de leur vote.

Pourtant, le 25 mai prochain, tous les citoyens européens ont le pouvoir de donner le sens qu’ils veulent à l’Europe, de choisir quel développement est le plus approprié pour l’intérêt des peuples. Ensuite, tout dépend de l’ambition que l’on porte s’agissant des véritables perspectives pour l’Europe.

L’Europe ne pourra dépasser les obstacles actuels sans une adhésion des peuples à un projet ambitieux. Elle ne pourra poursuivre sa construction si elle ne prend pas acte du besoin grandissant de démocratie et de transparence de nos sociétés.

L’enjeu majeur des années à venir est donc bien de remettre le citoyen au centre des préoccupations européennes.

Les politiques menées par l’Union européenne, ces dernières décennies, sont pourtant loin de favoriser le développement de coopérations utiles entre les vingt-huit pays qui composent l’Union. C’est au contraire, et de plus en plus, la mise en concurrence des peuples et des territoires qui est organisée.

Petit à petit, on le voit, ce phénomène est en train de tuer l’Europe, car cette concurrence exacerbée met les peuples sous tension et suscite toutes sortes de sentiments des plus nauséabonds.

L’idée originelle de la création de l’Union européenne était pourtant la création d’une zone de paix. Il s’agissait, certes, de favoriser les échanges marchands et le développement économique, mais la nécessité d’établir une paix durable était aussi un élément fondamental. Or nous constatons une nouvelle fois aujourd’hui, après la guerre des Balkans, que cette paix n’est pas forcément acquise et qu’elle est même en danger aux portes de l’Union.

Nous ne pouvons ignorer la crise dramatique que traverse l’Ukraine. Cette situation doit nous inquiéter et nous faire réagir. Face à ce drame, l’Union européenne devrait soutenir bien davantage l’organisation d’élections dans un climat apaisé.

Le peuple ukrainien doit pouvoir décider s’il souhaite, ou non, préserver l’unité d’un territoire et l’intégrité de ses frontières. C’est l’une des ambitions que doit justement soutenir une Union européenne porteuse de paix. On constate, au contraire, l’incapacité chronique de l’Union à jouer un rôle positif dans les conflits du monde, et particulièrement ceux des pays voisins.

De plus, si nous voulons que l’Europe prenne un nouveau tournant, qu’elle se développe sur les bases d’une véritable coopération entre les nations dans l’intérêt des peuples d’Europe et du monde entier, il est nécessaire d’informer les citoyens des véritables enjeux.

Prenons l’exemple du projet d’accord transatlantique, négocié en secret et dont la très grande majorité des Français ignorent même l’existence, la portée et les enjeux : il s’agit de la copie conforme du projet d’accord multilatéral sur l’investissement négocié dans le plus grand secret entre 1995 et 1997, et rejeté in extremis grâce à la percée des informations sous l’action de la société civile et à la pression populaire qui s’est ensuivie.

Ce projet d’accord transatlantique est une véritable menace pour les droits sociaux, l’emploi, l’environnement, l’agriculture, les droits civiques, la vie privée, la santé, la régulation financière, la démocratie, les services publics... Mais qui le sait ?

Nous ne pouvons laisser perdurer ces négociations dans la plus grande opacité. Or, honnêtement, en l’occurrence, nous ne pouvons compter sur le Gouvernement, puisque le Président de la République, en personne, a déclaré souhaiter que l’on accélère les négociations « pour éviter les contestations » !

À ce sujet, je dois avouer que le comportement des députés socialistes lors de l’examen en commission de la proposition de résolution européenne, déposée par les députés du Front de gauche, tendant à demander l’arrêt des négociations sur le projet d’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique, n’est pas pour nous rassurer sur leur volonté d’instaurer une plus grande transparence devant de tels enjeux. Ils ont en effet vidé ce texte de sa substance, validant ainsi la poursuite des négociations sur un grand marché transatlantique,...

Mme Nicole Bricq. Ils ont eu raison !

Mme Michelle Demessine. ... alors même que des alertes avaient été lancées, en provenance de milieux très divers, sur le danger et les effets néfastes pour notre économie d’un tel chambardement économique mondial.

Autre élément indispensable pour une construction européenne cohérente : le Parlement européen. Bien que ses compétences aient été renforcées, il ne paraît pas avoir les moyens ou la volonté d’infléchir les décisions d’un Conseil et d’une Commission tout-puissants. Jamais le fossé entre les institutions européennes et les citoyens n’a été aussi grand : il est même devenu un gouffre !

Aujourd’hui, malgré ces dernières évolutions, l’équilibre entre les différents pouvoirs au sein de l’Union européenne est loin d’être atteint.

C’est pourquoi la position et le rôle du Parlement européen constituent un axe essentiel pour la construction de l’Europe : il est nécessaire de donner au Parlement européen les moyens de décider réellement des politiques conduites au sein de l’Union européenne.

Une autre question sur laquelle l’Europe ne pourra faire l’impasse est celle de la relance d’une politique industrielle cohérente.

Dans l’actualité, la proposition de rachat d’une partie de l’activité d’Alstom par General Electric, l’offre du groupe pharmaceutique américain Pfizer sur AstraZeneca en Grande-Bretagne, ou encore la façon dont la Commission européenne mène son enquête, en Allemagne, sur la fusion de deux opérateurs téléphoniques, suscitent nombre d’interrogations...

Même le lobby des très grandes entreprises européennes reproche à la Commission européenne de ne pas suffisamment protéger les intérêts stratégiques de l’Union, de ne pas être assez analytique sur les besoins d’investissement à long terme et de ne pas préserver les capacités de recherche.

Ces dernières années, les critiques à l’encontre de Bruxelles et de sa politique de concurrence se sont amplifiées. La Commission européenne ne peut pas continuer sur cette voie !

Il est indéniable que l’Europe, si elle veut exister et jouer un rôle sur le plan international, doit impérativement favoriser une politique industrielle ambitieuse et menée de façon concertée avec l’ensemble des pays.

Or il suffit d’examiner la situation de la Société nationale Corse Méditerranée, la SNCM, pour voir que la vision de la « concurrence libre et non faussée » ne peut que couler l’industrie européenne.

L’Union européenne a en effet condamné la compagnie maritime à rembourser 440 millions d’euros de subventions perçues. Ainsi, on expose la SNCM à une épée de Damoclès, alors même que son plan industriel est cohérent et a de fortes incidences directes et indirectes sur l’emploi, notamment dans les chantiers navals.

Tout cela s’inscrit dans la logique de libéralisation des transports suivie par la Commission européenne, une logique qui vise, in fine, à abaisser les règles du droit social. Nous ne pouvons pas approuver une telle vision de l’Europe !

Selon nous, les salariés doivent pouvoir s’impliquer pleinement dans les choix stratégiques de développement de leurs entreprises. Des propositions sont formulées qui peuvent leur en donner la possibilité. En particulier, il serait possible de donner aux salariés, dans le cadre des comités d’entreprise européens, des droits sur les choix stratégiques – investissements, localisation, montant des dividendes -, ou encore d’interdire l’action des fonds financiers prédateurs et spéculatifs.

Les perspectives de la construction européenne sont un sujet si vaste qu’il y aurait encore de nombreux aspects à aborder. Cependant, pour conclure et respecter le temps de parole qui m’a été attribué, je parlerai des citoyens. En effet, il me semble indispensable, pour qu’ils se sentent réellement impliqués dans le processus de construction européenne, que la consultation des peuples sur les traités essentiels soit rendue systématique.

Les sénateurs du groupe CRC pensent également qu’il est urgent d’avancer en matière d’harmonisation fiscale et sociale.

Mes chers collègues, il est nécessaire de construire une autre Europe, qui entende les peuples et agisse pour le progrès humain ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

(M. Charles Guené remplace Mme Christiane Demontès au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. Charles Guené

vice-président

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Chevènement.

M. Jean-Pierre Chevènement. Monsieur le président, mes chers collègues, permettez-moi, alors que, monsieur le secrétaire d’État, vous venez de prendre vos fonctions, ce dont nous nous réjouissons, d’effectuer un bref rappel.

Quand le Gouvernement, le 19 octobre 2012, a demandé au Parlement de ratifier le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire, dit « traité TSCG », il nous a incités à le « contextualiser », à considérer ce qu’il y avait autour et ce qui viendrait ensuite. Souvenez-vous, mes chers collègues, de ce dont on nous parlait alors : l’annexe sur la croissance et la taxe sur les transactions financières, sans oublier la régulation bancaire.

Défendant une motion, que j’avais déposée avec mon collègue Pierre-Yves Collombat, tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité au projet de loi autorisant la ratification du traité TSCG, je soulignais que ce traité posait le principe d’un retour à l’équilibre budgétaire sous le contrôle de la Commission européenne et selon un calendrier fixé par elle, qu’il était facile de prévoir, ajoutant que le traité « nous [entraînerait] dans une spirale récessionniste dont nous ne [sortirions] que par une crise politique et sociale de grande ampleur ».

Je n’ai pas l’habitude de me citer, mais, cette fois, je ne puis résister ; car enfin, monsieur le ministre, je tenais ces propos il y a moins de deux ans, et nous y sommes ! La mise en œuvre de plans d’austérité budgétaire simultanés dans la plupart des pays d’Europe a plongé ceux-ci dans une stagnation économique de longue durée.

C’est ainsi que, au premier trimestre de cette année, la croissance, nulle en France, a été négative en Italie et à Chypre ; elle s’est établie à -1,1 % en Grèce, à -0,7 % au Portugal, à -1,4 % aux Pays-Bas et à -0,4 % en Finlande. Seule l’Allemagne, avec une croissance de 0,8 %, a permis à la zone euro d’afficher une croissance globale de 0,2 %.

Reste que, pour l’ensemble de l’année, la croissance prévue est seulement de 1 %, inférieure de deux fois et demie à sept fois à celle que l’on prévoit pour les autres régions du monde. Telle est la réalité de l’Europe dont nous parlons !

Mme Morin-Desailly, avant de quitter l’hémicycle, a cité Apollinaire, qui voulait « rallumer les étoiles » ; du reste, cette inspiration est présente dans le rapport de M. Pierre Bernard-Reymond. Pour ma part, je voudrais réhabiliter un pharmacien lorrain, le docteur Coué, qui fut très en vogue dans les années vingt parce qu’il guérissait les gens en leur faisant répéter tous les jours : « Demain sera meilleur qu’aujourd’hui ! » (Sourires.) Mes chers collègues, n’est-ce pas le leitmotiv de toutes les interventions que nous venons d’entendre, à l’exception de celle de Mme Demessine ?

Demain sera meilleur qu’aujourd’hui…Vraiment ? Mes chers collègues, nous voyons que la croissance est en berne, que le PIB de la zone euro n’a pas retrouvé, en 2013, le niveau qu’il avait atteint en 2008, cinq ans plus tôt, et qu’en France ce niveau a à peine été rattrapé. D’où un déclassement que l’opinion commence à percevoir.

De surcroît, la chute de l’investissement est générale en Europe. Quant au chômage, il atteint des niveaux sans précédent dans les pays de l’Europe du Sud ; je pense en particulier à la Grèce et à l’Espagne, où il est de 26 %, au Portugal, où il est de 18 %, ainsi qu’à l’Italie et à la France, où il est respectivement de 13 % et de 11 %. Sans compter que la déflation menace, avec une hausse des prix de 0,7 %, ce qui renchérit le crédit et plombe à la fois la consommation et l’investissement.

La seule donnée positive, signalée par M. Bizet, est l’excédent de la balance commerciale de la zone euro. Mais, vous savez très bien, mes chers collègues, qu’il tient essentiellement, et presque uniquement, à l’excédent commercial allemand.

M. Jean Bizet. C’est exact !

M. Jean-Pierre Chevènement. La réalité, pour la France, c’est un déficit de plus de 60 milliards d’euros !

En vérité, l’Allemagne bénéficie du cours de l’euro, du fait de la spécialisation de son économie dans le haut de gamme. À l’inverse, la parité de l’euro pénalise les autres pays, notamment la France : moins bien placés dans la division internationale du travail, ils ne peuvent s’ajuster qu’en comprimant leurs salaires et leurs investissements, sauf à accepter un déficit commercial très élevé – trois points de PIB dans notre cas.

Cet écart de compétitivité structurel au sein de la zone euro révèle – je le répète pour la énième fois – le défaut de conception de la monnaie unique, qui date de 1992 et même d’un peu avant : cette monnaie unique, à l’évidence, est inadaptée à une zone économique hétérogène. La seule issue économique à long terme est la « mezzogiornisation », c’est-à-dire la régression, de l’ensemble des pays de l’Europe du Sud.

Le seul moyen d’éviter cette issue serait de transformer l’euro pour que, de monnaie unique, il devienne une monnaie commune comportant des subdivisions nationales. En somme, il s’agirait de rétablir le système qui fut en vigueur entre 1999 et 2002, lorsque n’existait qu’une monnaie bancaire, ou scripturale, à cette différence près, toutefois, que des ajustements périodiques seraient possibles, sur le fondement de critères objectifs comme la productivité ou le déficit de la balance commerciale.

De cette façon, on ferait l’économie de dévaluations internes si douloureuses qu’elles ne manqueront pas de se traduire, dimanche prochain, dans le résultat des élections européennes. En effet, on peut prévoir, sans risque de se tromper, que l’abstention sera massive : elle sera la réponse, une nouvelle fois apportée, au déni de démocratie qu’a constitué le traité de Lisbonne, signé en décembre 2007 après que les Français, le 29 mai 2005, eurent rejeté massivement, à près de 55 %, le projet de Constitution européenne.

Au demeurant, cette solution politique du problème posé par l’euro est une idée qui commence déjà à faire son chemin en Allemagne. En effet, mes chers collègues, attendez-vous à ce que, de l’autre côté du Rhin, les candidats qui considèrent que l’Allemagne ne peut pas assurer à long terme la survie de la zone euro réalisent des scores – comment dire ? – intéressants. Je pense, pour ma part, que cette vue est juste.

Monsieur le secrétaire d’État, nous sommes aujourd’hui dans un cercle vicieux. La stagnation économique pèse sur les rentrées fiscales, empêche la réduction des déficits et fait s’envoler la dette, d’autant plus que le PIB diminue, et même s’effondre dans des pays comme l’Espagne et la Grèce.

Ainsi, l’endettement de l’Espagne s’élève à 94 %, celui de l’Italie à 133 %, celui de l’Irlande à 126 %, celui du Portugal à 131 % et celui de la Grèce à 170 % – encore ces chiffres datent-ils de juin 2013. C’est au point que, pour la Grèce, mais aussi pour l’Irlande et peut-être pour Chypre, une restructuration de la dette est inévitable.

Alors on est tout ébaubi sous prétexte que les pays fortement endettés de la zone euro peuvent désormais se refinancer à long terme à des taux moins élevés, de l’ordre de 3 ou 4 % par an. C’est oublier que la Banque centrale européenne a ouvert aux banques italiennes et espagnoles, notamment, des prêts colossaux, dits « LTRO », qui leur permettent des placements très avantageux dans la dette souveraine de leurs pays. Cette injection de liquidités n’est du reste pas suffisante pour ranimer le crédit aux entreprises et sortir la zone euro du marasme.

Notre gouvernement, avec raison, demande à la Banque centrale européenne d’agir pour faire baisser le cours de l’euro. Mais, surévalué pour l’économie française, celui-ci ne l’est pas pour l’Allemagne, qui a beau jeu d’invoquer, à l’appui d’une interprétation à mon avis excessivement stricte du traité de Maastricht, l’article 88 de sa Loi fondamentale. Cet article, en prohibant tout prêt de la banque centrale à l’État, empêche ce que les Anglo-Saxons appellent le quantitative easing.

Ce que font les États-Unis, la Grande-Bretagne et le Japon, nous ne pouvons pas nous le permettre depuis que nous avons signé le traité de Maastricht. De fait, les pratiques que la Loi fondamentale allemande prohibe nous sont par là même interdites, d’autant que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe veille au respect de la règle. Qui, en 1992, en avait avisé les citoyens français, et les autres européens ?

Une patiente recherche diligentée par la Fondation Res Publica, a fait apparaître que le premier président de la BCE, M. Duisenberg, avait retenu la possibilité, évoquée par les ministres des finances, réunis en décembre 1997, de « formuler des orientations générales en matière de change », uniquement « dans des circonstances exceptionnelles, par exemple lorsque le taux de change de l’euro subit des divergences manifestes et persistantes ».

Monsieur le secrétaire d’État, je tiens ce texte à votre disposition et je vous pose la question : n’est-ce pas le cas aujourd’hui ? Les circonstances ne sont-elles pas « exceptionnelles », alors que le cours de l’euro est supérieur de 15 à 20 % à son cours de lancement ? Il faudrait proposer d’introduire des montants compensatoires monétaires, au-delà de certains déséquilibres externes : trois années d’excédent au-delà de 6 %, comme l’Union européenne elle-même le prévoit, ou quatre points de PIB d’excédent et deux points de déficit, comme les États-Unis l’ont proposé au G20 de Séoul.

M. le président. Je vous prie de conclure, mon cher collègue.

M. Jean-Pierre Chevènement. Sans doute faudrait-il tester la possibilité de réunir une majorité au conseil des gouverneurs de la BCE, éventuellement sans l’Allemagne, pour introduire des mesures correctrices à l’intérieur de l’Union européenne en matière de taux d’intérêt ou de taux de change. Si une telle perspective se révélait définitivement impossible, il faudrait mettre à l’étude un nouveau traité introduisant la monnaie commune, après une plage de transition à laquelle, au demeurant, l’instabilité non corrigée du système financier international peut rapidement nous conduire.

Monsieur le secrétaire d’État, il faut cesser de se raconter des histoires sur une crise de l’euro enfin surmontée, l’union bancaire ou encore la taxe sur les transactions financières internationales. En vérité, cette taxe aura une base si étroite qu’elle ne rapportera que 5 milliards d’euros par an : c’est une réforme cosmétique ! Pour l’union bancaire, c’est le modèle chypriote qui a été proposé par M. Dijsselbloem et, semble-t-il, entériné : en cas de faillite bancaire, les créanciers et les déposants seront mis à contribution au-delà du montant garanti de 100 000 euros, et ce au mépris des engagements qui ont été pris. Le meilleur moyen de déclencher des réactions systémiques en cas de crise, M. Dijsselbloem l’a trouvé !

M. le président. Il vous faut conclure maintenant, monsieur Chevènement.

M. Jean-Pierre Chevènement. Vous le savez, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, une crise n’est malheureusement pas à exclure, pour de très nombreuses raisons sur lesquelles je ne m’étends pas. Notre monde est dangereux ; gardons-nous de l’aborder avec des idées trop simples. Donnons sa place à la raison, en particulier dans la crise ukrainienne, qui requiert une solution politique dégagée des préjugés russophobes. Donnons aussi sa place à la créativité, en particulier en matière de politique monétaire.

Un nouveau mandat va être donné à la Commission européenne. C’est la dernière occasion de préparer une issue concertée : monsieur le secrétaire d’État, saisissons-la ! (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe CRC. – M. Jean Bizet applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Richard Yung.

M. Richard Yung. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je centrerai mon propos sur l’avenir de l’Union monétaire.

Comme notre rapporteur, M. Pierre Bernard-Reymond, et contrairement à M. Chevènement, je pense que la zone euro est le cadre adapté pour affirmer une véritable ambition européenne.

La monnaie unique constitue, avec la paix, le symbole le plus fort du projet européen. C’est donc logiquement autour d’elle que se développe aujourd'hui un ensemble plus intégré, plus solidaire et plus démocratique.

Je voudrais souligner deux ou trois points qui me semblent être parmi les plus importants.

Contrairement à toutes les annonces pessimistes et euro-hostiles que l’on a pu entendre à l’époque, la crise a permis à la zone euro de franchir une étape décisive en matière d’intégration. Les institutions ont mené à bien des réformes qui étaient inimaginables il y a encore quelques années. Contrairement aux attentes de certains, la zone euro n’a pas implosé.

Une plus grande différenciation institutionnelle s’est opérée à l’intérieur de la zone euro. L’Eurogroupe a été constitué et une base juridique a été mise en place, permettant l’adoption d’instruments juridiques pour les pays de la zone euro. Autre innovation institutionnelle importante, le sommet de la zone euro a été instauré. Son existence a été consacrée par le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’union économique et monétaire. Ce nouveau cadre institutionnel a permis l’émergence d’un « embryon » de gouvernance économique européenne.

La période de crise que nous venons de traverser a également été l’occasion d’avancées majeures en matière de prévention et de gestion des crises. M. Chevènement considère que l’union bancaire est peu de chose : pour ma part, j’estime qu’il s’agit d’un progrès formidable. Nous avons un régulateur unique, la Banque centrale européenne, ainsi qu’un mécanisme de jugement des crises bancaires, et nous mettons en place un système destiné à faire face aux défaillances bancaires, grâce auquel le contribuable ne sera plus amené à payer pour les faillites de banques dans la zone euro. C’est à mes yeux une avancée décisive !

M. Jean-Pierre Chevènement. Les moyens sont dérisoires !