Mme Laurence Cohen. Nous savons pertinemment que la prostitution est un phénomène lié à une vulnérabilité sociale et économique.

Nous connaissons toutes et tous les raisons qui peuvent pousser telle ou telle personne à quitter son pays d’origine et surtout les difficultés qu’elle rencontre et les menaces auxquelles elle est exposée en arrivant dans un nouveau pays : elle constitue une proie idéale. Nous savons les chantages qui sont exercés sur elle lorsqu’elle veut obtenir ou récupérer ses papiers, son passeport, etc.

À cette précarité, à cette subordination économique, s’ajoutent les risques sanitaires qu’encourent les personnes prostituées. C’est une catégorie majoritairement bien plus exposée que le reste de la population aux maladies sexuellement transmissibles ou aux infections sexuellement transmissibles, sans parler des maladies chroniques et autres problèmes de santé souvent liés à des conditions de vie dégradées et à la perte de l’estime de soi. Or on ne le sait que trop bien, le cumul des difficultés est un obstacle à l’accès aux soins. Je vous renvoie, mes chers collègues, au rapport de Michelle Meunier ou au rapport d’information de Chantal Jouanno et Jean-Pierre Godefroy qui sont extrêmement éloquents et préoccupants à cet égard.

Au-delà de ces chiffres qu’il convenait de rappeler, la prostitution est une violence extrême, inhérente au système prostitutionnel, infligée tout aussi bien par les clients que par les proxénètes : violences sous toutes formes, chantages, humiliations, insultes, coups, viols répétés… Les témoignages de personnes prostituées ou qui sont sorties de la prostitution – je pense notamment à Rosen Hicher– sont tout simplement insoutenables.

Comment, à partir de là, continuer à banaliser la prostitution en la considérant comme étant le plus vieux métier du monde ? Je rappellerai l’expression de Brigitte Gonthier-Maurin qui, elle, parlait de « plus vieille violence du monde infligée aux femmes ». Comment accepter cette violence masculine s’exerçant sur des personnes plus vulnérables, au nom d’un rapport sexuel prétendument consenti car tarifé ?

On le voit à travers ces constats, les défis à relever sont importants et la présente proposition de loi vise à s’y attaquer par la mise en place d’une politique fondée sur quatre piliers, qui sont fondamentaux dans la mesure où ils prennent en compte le système prostitutionnel dans son ensemble, dans sa globalité, en intégrant tous les acteurs concernés, personnes prostituées, proxénètes et clients.

Nous le savons tous dans cette enceinte, le débat va tourner essentiellement autour des articles 13, 16 et 17 de la proposition de loi et les dispositions adoptées alors détermineront le vote final de chacun.

À l’instar de la majorité de mes collègues du groupe CRC, j’estime que nous devons réintroduire dans ce texte les articles 16 et 17 ayant pour objet la responsabilisation du client, au risque, sinon, de le vider de sa substance. De même, l’article 13 abrogeant le délit de racolage doit être maintenu en l’état.

Bien évidemment, il est important d’insister sur les moyens qui doivent être accordés pour que cette proposition de loi puisse être suivie d’effets et pour que l’on parvienne à lutter efficacement contre le système prostitutionnel.

Je conclurai mon propos en disant que la prostitution est une défaite non seulement pour les femmes, mais également pour les hommes et le vivre ensemble. Lutter pour son abolition est une question éminemment politique. C’est un combat mixte en faveur du respect et de l’universalité des droits humains qui rassemble de nombreux progressistes et la majorité des associations féministes, notamment celles qui composent le collectif Abolition 2012.

Notre responsabilité de parlementaire est de légiférer en ce sens, pour la majorité des prostituées qui sont contraintes d’exercer cette activité. Mes chers collègues, je vous remercie d’être attentifs à cet aspect de la question au cours de notre débat et de redonner à cette proposition de loi toute la portée qu’elle avait à l’issue des travaux de l’Assemblée nationale. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste. – Mme Chantal Jouanno applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Guillaume Arnell.

M. Guillaume Arnell. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, au timbre de ma voix, vous comprendrez aisément que le sujet de la prostitution, ô combien passionné, est difficile à aborder.

Par cette intervention, je me fais l’écho du groupe du RDSE et, à titre liminaire, je veux saluer le travail effectué par la commission spéciale qui a permis de dégager une solution raisonnable et surtout réaliste, sans dogmatisme, sur une question véritablement sensible, alors que, en l’espèce, aucune solution n’est parfaite.

En 2012, lors de la discussion d’une proposition de loi, le groupe du RDSE s’était déjà prononcé en faveur de l’abolition du délit de racolage passif – un non-sens –, qui repousse la prostitution aux marges de la ville, dans des espaces retranchés, coupés, isolés, livrant ainsi les prostitués à la clandestinité et à tous les dangers.

Outre l’inanité de ce délit, le nombre de personnes mises en cause pour racolage par la police nationale n’a cessé de baisser depuis 2003 – preuve s’il en fallait que la solution juridique n’était pas la bonne – et, dans le même temps, la prostitution n’a ni disparu ni diminué.

En qualifiant la prostituée de délinquante, le délit de racolage passif a eu des effets pervers particulièrement dommageables, se traduisant par l’aggravation de la précarité des personnes prostituées et le renforcement des réseaux mafieux. Douze années après son instauration, son bilan est peu flatteur, à rebours des objectifs initiaux de répression et d’annihilation de la prostitution.

Les personnes prostituées ont quitté les centres-villes pour les zones périurbaines. De ce fait, les risques d’agression ont augmenté, sans baisse corrélée des activités. L’incrimination du racolage passif a placé ces personnes dans une position précaire face aux clients et aux logeurs qui ont pu tirer profit de leur situation. La fragilisation des personnes prostituées a même pu les amener à se placer sous la dépendance de proxénètes pour assurer leur protection.

Se sont ensuivies une dégradation des relations avec les forces de l’ordre ainsi que des difficultés d’accès aux soins, complexifiant la prise en charge sanitaire et la diffusion de messages de prévention.

Parallèlement à ce bilan mitigé, il paraît nécessaire de s’interroger sur les raisons qui poussent certains à défendre la pénalisation des clients. Cette mesure, qui poursuit la même logique inhérente au délit de racolage passif, ne pourra que renforcer encore l’isolement et la vulnérabilité des femmes qui sont victimes de la prostitution. De fait, il s’agit de bien comprendre que l’emploi de dispositions juridiques à caractère répressif – le racolage passif et la pénalisation des clients – ne constitue pas une solution viable aux problèmes que pose la prostitution.

Pour autant, nous ne nions pas la situation désastreuse, à la fois psychologique, sanitaire et sociale, dans laquelle se trouvent ces personnes.

La prostitution est un phénomène complexe et multiforme qui a évolué ces dernières années sous l’influence de la mondialisation, de l’ouverture des frontières et de la dématérialisation des moyens de la prostitution. Ces derniers favorisent, du fait de contingences économiques et sociales défavorables, le développement de réseaux mafieux, dont les gains ont été évalués à plus de 3 milliards d’euros par an.

Cependant, comme l’a souligné la féministe Élisabeth Badinter, interdire par voie législative la prostitution serait « revenir sur un acquis du féminisme qui est la lutte pour la libre disposition de son corps. » En effet, les pouvoirs publics n’ont pas à légiférer sur l’activité sexuelle des citoyens et sur l’aspect moral lié à la commercialisation de ces relations. Ainsi, nous choisissons de ne pas considérer le prostitué ou la prostituée comme une personne irresponsable, au sens juridique du terme.

La pénalisation des clients est une mesure simpliste, et il nous semble que la réflexion devrait davantage porter sur le caractère transnational de la prostitution et les enjeux liés aux inégalités de développement.

La commission spéciale a défendu la bonne position sur le sujet, parvenant ainsi à un texte d’équilibre. Les membres du RDSE s’opposeront donc aux amendements qui visent à rétablir soit la pénalisation du client, soit le délit de racolage passif.

Quant à l’accompagnement sanitaire et social des personnes prostituées, la proposition de loi présente le mérite de poser des questions centrales.

Nous saluons le renforcement des droits de ces personnes par la mise en place d’un parcours de sortie de la prostitution, ainsi que la création d’un fonds dédié. Néanmoins, encore une fois, il faudra veiller à ce que le consentement du prostitué ou de la prostituée, en tant que personne majeure et responsable, soit bien recueilli pour toutes les mesures le concernant.

Nous proposons également, au travers d’un amendement, d’intégrer dans l’instance départementale les professionnels de santé. Ces derniers, experts, représenteraient une plus-value pour tout ce qui concerne le sujet préoccupant de la santé des personnes prostituées.

L’abolition de la prostitution, si elle doit avoir lieu, ne passera que par la prévention des comportements en cause. L’éducation et la sensibilisation, notamment auprès du jeune public, peuvent permettre la prévention de telles pratiques.

Familièrement qualifiée de « plus vieux métier du monde », la prostitution est aussi, nous en sommes conscients, la plus vieille violence du monde, comme le notent dans leur rapport mes collègues, pour celles et ceux qui y sont contraints par des contingences sociales, économiques ou psychologiques.

Pour toutes ces raisons, la majorité des membres du groupe du RDSE défendra et approuvera le texte issu des travaux de la commission spéciale du Sénat.

M. le président. La parole est à Mme Annick Billon.

Mme Annick Billon. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, l’objet principal de la présente proposition de loi est, selon ses auteurs, de « faire prendre conscience que la prostitution est […] une violence à l’égard de personnes démunies et une exploitation des plus faibles par des proxénètes, qu’ils agissent de manière individuelle ou dans des réseaux réalisant des profits très élevés, la traite se cumulant souvent avec d’autres trafics. »

Ce texte apporte un certain nombre d’avancées sensibles en améliorant la situation des personnes prostituées et en sensibilisant le public aux réalités de la prostitution. Il comporte des dispositions protectrices à l’égard des « victimes » de la prostitution. Nous nous félicitons à cet égard de l’introduction d’un parcours de sortie de la prostitution.

Ces « victimes », ainsi qualifiées par le texte, sont en effet avant tout victimes du chômage et de la misère sociale en France ou ailleurs. Sortir de la prostitution nécessite de véritables perspectives d’avenir. Aider ces hommes et ces femmes à construire un projet d’insertion sociale et professionnelle, les accompagner dans leur parcours : là me semble la seule solution réaliste et efficace.

Le soutien à ce public très fragilisé se traduira notamment par l’institution, dans chaque département, d’une instance spécifique nouvellement créée pour coordonner et organiser l’action en faveur des victimes.

D’autres mesures sont à l’étude, comme le bénéfice possible d’autorisations provisoires de séjour ou la mise en place d’un fonds particulier à destination de la prévention de la prostitution et de l’accompagnement social et professionnel des personnes prostituées.

La sensibilisation des plus jeunes aux réalités de la prostitution est également un enjeu sociétal.

Au-delà des batailles de chiffres que ses proportions suscitent, force est de reconnaître que la prostitution estudiantine est en constante évolution. Le développement croissant des sites spécialisés témoigne de la réalité de cette nouvelle prostitution, qu’elle soit occasionnelle ou régulière.

Renseigner, informer nos jeunes sur tous les sujets et problématiques qu’impliquent les pratiques prostitutionnelles – je songe aux violences sexuelles, aux viols, au rapport au corps et à ses représentations, aux relations entre hommes et femmes – et les prévenir sont autant d’enjeux pour leur construction et leur éducation.

En outre, deux dispositions du présent texte ont cristallisé un certain nombre de tensions. Je reviens maintenant sur l’une et l’autre.

Premièrement, l’article 13 de cette proposition de loi, inchangé par la commission spéciale, abroge l’article 225-10-1 du code pénal. Introduite dans notre législation en 2003, cette disposition institue un délit de racolage passif.

Sur quels motifs se fonderait une telle suppression ?

Selon ses partisans, ce délit équivaudrait à une double peine. Dirigé à l’encontre des personnes prostituées, il pénaliserait des individus déjà très fragilisés, eux-mêmes victimes de la prostitution. Cette affirmation n’est pas totalement fausse.

Toutefois, abroger cette disposition, c’est oublier qu’elle est l’une des rares armes dont disposent les élus sur leur territoire. En effet, elle permet de justifier l’arrêt de toute sollicitation ou incitation à des relations sexuelles sur la voie publique qui – vous l’admettrez, je l’espère, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues – peuvent rapidement constituer un trouble à l’ordre public.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'État. C’est vrai !

Mme Annick Billon. Ainsi, l’amendement déposé par M. le président de la commission spéciale tendant à supprimer l’article 13 emporte notre adhésion. Quoique conscients des imperfections de ce système, nous souhaitons, en la matière, le maintien du droit actuellement en vigueur.

Deuxièmement, l’article 16 du présent texte, adopté par l’Assemblée nationale puis supprimé par la commission spéciale du Sénat, a fait couler beaucoup d’encre. Quel était son contenu ?

Cet article modifiait l’actuel article 225-12-1 du code pénal qui pénalise les clients de pratiques prostitutionnelles avec des mineurs, par son premier alinéa, ou avec des personnes présentant une particulière vulnérabilité telle qu’une infirmité ou une déficience psychique, par son second alinéa. Il étendait la pénalisation des clients aux pratiques prostitutionnelles avec toute prostituée, l’extension du champ ainsi voulue permettant d’« assécher » l’offre. Craignant, au-delà de la contravention instituée, l’opprobre populaire, les clients cesseraient de se livrer à cette pratique et le monde s’en porterait beaucoup mieux.

Mes chers collègues, vous l’aurez compris, cette démarche m’inspire un certain nombre de réserves.

Certes, la rédaction retenue peut permettre d’appliquer le dispositif en question à des infractions commises sur internet. Mais il faut bien admettre que ces dispositions ont été conçues plus spécifiquement en vue d’une répression physique. Aussi, elles me semblent assez anachroniques : désormais, la grande majorité des « contrats de prostitution » sont conclus en ligne, via des sites spécialisés.

En outre, ce texte serait difficilement applicable sans une augmentation substantielle des effectifs chargés de la poursuite de ces infractions. Je doute que de tels moyens puissent être déployés pour une simple contravention. Dès lors, pour quelques clients sanctionnés, combien compterait-on d’impunis ? Je n’en dirai pas autant des réseaux mafieux qui sévissent sur notre territoire et qu’il faut combattre sans merci.

Cette proposition de loi assure des avancées notables en matière de lutte contre le système prostitutionnel, notamment en créant un parcours de sortie de la prostitution ou en instituant des mesures protectrices à l’égard de ces victimes et des dispositifs tendant à sensibiliser le jeune public aux réalités de la prostitution.

Toute initiative visant à améliorer la situation des personnes prostituées et la lutte contre le système prostitutionnel doit être soutenue.

La mesure que je viens d’évoquer se veut avant tout symbolique et dissuasive, je le comprends, mais je crains qu’elle ne soit inefficace. En conséquence, j’ai tendance à soutenir la suppression de l’article 16 et de son pendant, l’article 17, par la commission spéciale.

Cela étant, je le rappelle, je suis viscéralement hostile à la prostitution sous toutes ses formes. Je souhaite voir intensifier la lutte contre les réseaux de prostitution, les réseaux mafieux. Je souhaite également que les sanctions les plus sévères soient prises à l’encontre de ces groupes qui foulent au pied la dignité d’êtres humains qu’ils rabaissent au rang de marchandises.

Vous le savez, face à des sujets sociétaux comme celui-ci, même chez les centristes, l’unanimité est rarement atteinte, chacun votant selon ses convictions personnelles, lesquelles sont inflexibles à toute contradiction. La majorité du groupe UDI-UC votera cependant pour les progrès traduits par ce texte. (M. le président de la commission spéciale et Mme Joëlle Garriaud-Maylam applaudissent.)

M. le président. La parole est à Mme Maryvonne Blondin.

Mme Maryvonne Blondin. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la force de la présente proposition de loi réside dans sa cohérence globale, qui inclut les réseaux de proxénètes, les personnes prostituées et les clients. En effet, priver le système d’un de ces acteurs, c’est le faire s’effondrer dans son ensemble. On ne peut prétendre lutter efficacement contre la traite des êtres humains sans mettre en œuvre des mesures visant à décourager la demande d’achats sexuels.

Comment feindre plus longtemps d’ignorer que c’est l’argent des clients qui alimente les réseaux criminels, que ces derniers se livrent à l’exploitation sexuelle ou au terrorisme ? Le constat est clair, et Mme la secrétaire d’État l’a rappelé : avec 97 % de prostituées d’origine étrangère, le mythe de la prostitution d’antan, fantasmée, a assez duré. (Mme la rapporteur acquiesce.)

Face à cette situation dramatique, les pays réglementaristes ont longtemps prétendu que la réglementation était le moyen le plus efficace de lutter contre la traite et les réseaux criminels. Or c’est précisément le contraire qui a lieu : ces pays deviennent les destinations privilégiées des réseaux mafieux. En bonne logique commerciale, les trafiquants conduisent leurs victimes là où la demande est forte et surtout légale !

Selon la police néerlandaise, entre 50 % et 90 % des personnes prostituées agissent sous la contrainte d’un réseau de proxénétisme. Par ailleurs, nous nous en souvenons tous, lors de la Coupe du monde de football de 2006, les femmes originaires des pays de l’Est arrivaient en Allemagne par bus entiers ! (Mme Marie-Pierre Monier opine.)

Aujourd’hui, ces mêmes pays réglementaristes s’interrogent et envisagent de faire machine arrière. À l’inverse, d’autres États ont décidé de sanctionner l’achat d’actes sexuels. Je songe à l’exemple tout récent du Canada.

Les écoutes téléphoniques auxquelles la police suédoise a procédé à l’égard des réseaux internationaux le prouvent sans ambiguïté : ces réseaux se détournent de la Suède car l’investissement y est moins rentable que dans d’autres pays et ils n’ont pas la possibilité de s’organiser librement.

Le Conseil de l’Europe, dont je suis membre, a adopté, au mois d’avril 2014, une résolution appelant les États à « envisager la criminalisation de l’achat de services sexuels, fondée sur le modèle suédois, en tant qu’outil le plus efficace pour prévenir et lutter contre la traite des êtres humains ». Il est donc temps que notre pays prenne ses responsabilités et adresse aux réseaux un message de fermeté : non, la France n’est pas un pays d’accueil pour la traite des êtres humains !

Mme Michelle Meunier, rapporteur. Très bien !

Mme Maryvonne Blondin. À cet égard, il est impératif de rétablir les articles 16 et 17 de cette proposition de loi. Non seulement ces derniers sont un outil indispensable dans la lutte contre la traite, mais ils ont une portée symbolique et pédagogique pour les jeunes en ce qu’ils fixent clairement l’interdit dans la loi.

Mes chers collègues, il est temps de changer, dans les faits, notre regard, et de responsabiliser la société tout entière à la réalité du système prostitutionnel. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Godefroy.

M. Jean-Pierre Godefroy. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, cinq minutes pour résumer deux ans et demi de travail, c’est très court !

Longtemps, appliqué au problème de la prostitution, le terme « abolitionnisme » a visé la suppression de toute forme de réglementation. Je songe notamment au combat mené en Angleterre par Josephine Butler dans les années 1870. Je pense bien entendu à la loi de 1946, qui a érigé le racolage en délit lors de la fermeture des maisons closes.

Par extension, ce que l’on appelle « abolitionnisme » est devenu le combat contre la prostitution, pour la disparition de celle-ci.

Je suis convaincu que la prostitution contrainte est une barbarie, un esclavagisme. En ce sens, oui, je suis abolitionniste.

Toutefois, par ce que je considère comme une confusion, la pensée abolitionniste est, désormais, souvent associée à la défense d’une politique pénale qui sanctionne le client. Or je ne crois pas que la pénalisation de ce dernier soit un choix pertinent, suffisant et efficace.

Nos débats vont se concentrer sur la pénalisation du client, car cette mesure cristallise certains désaccords.

Je le dis et je le répète : si je m’oppose à la pénalisation des clients des personnes prostituées, c’est pour ces dernières et pour elles seules. C’est parce que, au terme de deux ans et demi de travaux consacrés à ce sujet, je suis convaincu qu’en pénalisant les clients l’on pénaliserait avant tout les personnes prostituées, que celles-ci seraient les premières à subir directement les conséquences d’une telle mesure. Je suis persuadé qu’une telle disposition serait subie aussi et avant tout par elles, que l’on cherche précisément à protéger à travers cette proposition de loi.

Ma conviction est intacte et, avec détermination, je persiste à m’opposer à cette mesure.

Je crains que la pénalisation des clients n’ait pour effet de dégrader la situation sanitaire et sociale déjà préoccupante des personnes prostituées, obligées de se retrancher dans des lieux isolés, étant ainsi moins accessibles aux représentants des associations de prévention et d’accompagnement qui viennent à leur rencontre. À mon sens, cette mesure aurait les mêmes conséquences que la disposition relative au racolage passif.

Au demeurant, la pénalisation du client n’aurait éventuellement d’effet que sur ce qui se voit, c’est-à-dire, notamment, sur la prostitution de rue. A contrario, elle serait inopérante pour la prostitution sur internet, qui se révèle aujourd’hui en plein essor. Elle ne permettrait pas de lutter contre les réseaux. Elle n’aiderait pas à remonter les filières.

L’article 16 de la proposition de loi initiale, que certains amendements tendent à rétablir, me fait l’effet d’une position de principe dont la seule vocation serait de transcrire une éthique, une morale. Pourquoi pas ? Je pourrais suivre ce raisonnement si je n’étais pas convaincu que son application mettrait les personnes prostituées en danger, qu’elle aurait l’effet inverse de celui que nous visons et qu’elle n’inverserait le mécanisme de la culpabilité que dans la lettre du droit.

Oui, je reste circonspect face au volet pénal du présent texte. Les auteurs de ce dernier ont voulu prendre exemple sur le modèle suédois, qui – nous y reviendrons sans doute lors de l’examen des articles – n’est pourtant pas si exemplaire qu’on le prétend parfois. Ce système est loin de faire l’unanimité !

En dépit d’une promesse de campagne, le Danemark a finalement renoncé à introduire dans sa législation une disposition similaire, en raison des conséquences qui auraient pu en résulter pour les personnes prostituées et du fait du degré d’incertitude particulièrement élevé que présenterait une telle mesure en matière de lutte contre les réseaux.

En 2012, le Parlement écossais a également rejeté un texte de loi interdisant tout achat de prestation sexuelle.

Par ailleurs, l’applicabilité d’une telle mesure pose problème : comment la relation sexuelle tarifée serait-elle matériellement caractérisée, sachant que ni le client ni la personne prostituée n’auront intérêt à reconnaître que celle-ci a eu lieu ?

M. Jacques Gautier. Exactement !

M. Jean-Pierre Godefroy. Les moyens humains et financiers qui seraient nécessaires pour l’application de cette nouvelle contravention ne pourraient-ils pas être plus utilement employés, au service de la lutte contre le proxénétisme et les réseaux internationaux ?

À cela s’ajoute un problème de cohérence. Les auteurs du présent texte ont voulu renverser le mécanisme actuel en supprimant toute pénalisation du racolage et en sanctionnant le client. Mais comment pourrait-on concilier juridiquement le fait que la prostitution soit autorisée en France, puisqu’elle n’est pas interdite, la suppression du délit de racolage et la pénalisation du client ?

Nous aboutirions à cette situation : la prostitution serait autorisée ; sa promotion serait permise par le texte que nous voterions ; en revanche, il serait interdit aux clients de se livrer à de telles relations tarifées… Il me semble que, en agissant ainsi, nous irions au-devant de graves difficultés. En outre, le manque de clarté, de lisibilité et d’intelligibilité de la loi qui en découlerait conduirait à s’interroger sur sa constitutionnalité.

De telles dispositions pourraient également être contradictoires à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui, reconnaissant le droit de disposer de son corps, juge que les relations sexuelles entre adultes sont libres et échappent à l’ingérence des pouvoirs publics, dès lors qu’aucune contrainte n’est exercée.

Souhaitons-nous réellement prendre ces risques vis-à-vis de la Constitution comme du droit européen ? Voter une loi d’affichage, inapplicable, juridiquement fragile, inopérante au regard des objectifs assignés apparaîtrait comme la pire des solutions. Un sujet aussi grave que celui-ci, dont dépendent la vie et la santé des personnes en cause, exige de notre part réalisme et pragmatisme

C’est la raison pour laquelle je ne suis pas favorable au rétablissement de l’article 16, même si, vous l’aurez compris, je suis tout à fait en accord avec tout ce qui touche au volet social.

J’aurais souhaité, comme Chantal Jouanno l’a indiqué tout à l'heure, que nous réfléchissions plus en profondeur. Au lieu de supprimer l’article 251-10-1 du code pénal, il aurait été préférable de le réécrire. Si le client doit être pénalisé, il faut prévoir une condition de contrainte. Nous pourrions ainsi nous assurer de la conformité du texte avec le droit européen et nous donner les moyens de lutter contre les réseaux tout en permettant aux personnes qui le souhaitent d’exercer librement cette activité.

Nous écrivons la loi certes pour la majorité, mais il est de notre devoir de préserver dans le même temps les droits des minorités ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Kaltenbach.

M. Philippe Kaltenbach. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, nous sommes appelés à débattre d’un texte important, visant à lutter contre le système prostitutionnel en France.

Je suis heureux de constater qu’un large consensus se dégage autour d’une action contre la prostitution qui soit efficace et qui permette de lutter contre les réseaux mafieux et les violences que subissent les personnes prostituées. Ce consensus concerne notamment le volet social du présent texte comme l’interdiction de l’utilisation d’internet.

À ce stade de la réflexion, le débat se focalise encore sur deux points : la question de la pénalisation du client et celle du délit de racolage, qui a resurgi à l’occasion d’une récente réunion de la commission spéciale.

Pour ma part, je suis complètement abolitionniste. Je ne crois pas à la fable de la prostitution libre et consentie. Songez que, de l’adhésion franche jusqu’à la résignation, le spectre du consentement est très large. À cet égard, 90 % des prostituées sont d’origine étrangère et sont liées à des réseaux de traite des êtres humains. Même si, parmi les 10 % restant, quelques personnes déclarent être libres et consentantes, nous constatons bien que ce consentement recouvre des situations très différentes.

Je ne crois pas non plus à la possibilité d’une prostitution sans risques. Les pays réglementaristes qui imaginent une prostitution contrôlée vont d’échec en échec. L’Allemagne en offre un exemple : les prostituées y sont dix fois plus nombreuses qu’en France, et les maladies, les violences, les difficultés y sont tout aussi présentes.

Enfin, je ne crois pas que la prostitution soit un métier comme un autre.

Sur ces points-là, nous devons renforcer clairement la tradition abolitionniste de la France. Je ne souhaite pas que mon enfant se prostitue ni qu’il aille voir une prostituée.

Cela étant, je remercie le Gouvernement d’avoir pris conscience de l’enjeu que représente aujourd’hui cette question en France. Il fallait agir. Nous constations, en effet, que les dispositifs législatifs, comme les systèmes visant à aider et à accompagner les prostituées, étaient complètement insuffisants et laissaient de côté trop de personnes démunies et en difficulté.

Certains députés ont pris l’initiative de cette proposition de loi, qui est en discussion maintenant depuis longtemps. Le débat a été large, à la fois au Parlement et dans la société. Aujourd’hui, la solution proposée, qui consiste à faire entrer le client dans le jeu, si je puis dire, et à le considérer comme un acteur susceptible d’être sanctionné s’il achète un acte sexuel, doit être regardée comme efficace. Elle l’est parce qu’elle envoie un message clair. Il faut être cohérent : on ne peut pas affirmer que la prostitution est la source de tous les maux, sans ajouter qu’il est illégal d’acheter un acte sexuel. Cela constitue en outre un outil efficace pour lutter contre les réseaux en tarissant leurs recettes financières, qui s’élèvent à 3 milliards d’euros chaque année. C’est en faisant en sorte qu’il y ait moins de clients, et donc en attaquant de front les réseaux, que l’on favorisera la diminution de la prostitution.

M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue !

M. Philippe Kaltenbach. Monsieur Vial, Nicolas Sarkozy avait introduit le délit de racolage en 2003 en le présentant comme la solution pour lutter contre la prostitution. Dix ans plus tard, nous avons constaté l’échec complet de cette mesure. Il n’est pas sérieux de proposer aujourd’hui de mener la lutte contre la prostitution avec une recette qui a déjà démontré son inefficacité absolue.

Choisissons l’efficacité : sanctionnons le client plutôt que de revenir à une idée qui a déjà montré ses limites. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à Mme Claudine Lepage.