M. Charles Revet. Très bien !

M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet. Madame le garde des sceaux, le XXIe siècle commence à peine. (On en convient au banc des commissions.)

M. André Reichardt. C’est vrai !

Mme Catherine Tasca. Il faut de l’ambition !

Mme Nathalie Goulet. Je rejoins ceux de mes collègues qui regrettent que ces deux projets de loi soient examinés en procédure accélérée. En effet, cela laisse peu de temps au Sénat, en particulier à ceux d’entre nous qui n’appartiennent pas à l’honorable et vénérable commission des lois, pour étudier ces textes importants, dont le champ ne couvre pas moins de cinq domaines du droit et de la procédure.

Le projet de loi « Justice du XXIe siècle » crée une procédure nouvelle en matière d’action de groupe, qui n’existait jusqu’à présent que dans les domaines environnemental et sanitaire. Je centrerai mon intervention sur ce point.

Ce texte est novateur au regard de notre système juridique. En effet, vous le savez mieux que moi, notre droit veut que nul ne plaide par procureur. Cela crée tout de même une certaine difficulté au regard de la présente initiative.

Néanmoins, on comprend bien que, dans ce monde de judiciarisation extrême, réparer le préjudice de masse soit une nécessité absolue. Pour y répondre, il faut trouver une solution : l’action de groupe en est une. Il ne s’agit certes pas d’une class action à l’américaine, mais bien d’une action de groupe à la française.

Le texte que vous nous présentez me semble pourtant mal abouti : il présente un grand risque d’instabilité juridique. Certes, il entend permettre la réparation du dommage de masse, mais pas trop vite et, surtout, pas trop directement : il faudra en effet que des associations existant depuis plus de cinq ans puissent porter la procédure.

Le dispositif va trop loin, ou pas assez : il n’est pas en mesure, à mon sens, d’apporter toute la protection que l’on voudrait offrir.

Ainsi, les conditions de publicité de l’action ne sont qu’à peine évoquées ; or c’est le nombre qui fait la force de la class action.

Rien n’est dit quant au rôle des avocats et des conseils : pourront-ils appliquer les dispositions de la loi Hamon sur le démarchage et se transformer en véritables chasseurs de prime, voire en instigateurs de ces procédures ? Une telle dérive, constatée outre-Atlantique, serait tout de même problématique.

Quid de la validité des pactes de quota litis en ce qui concerne les honoraires ? Sur ce point non plus, rien ne figure dans le texte.

Il n’y est par ailleurs fait aucune mention des conflits d’intérêts, et la question des réparations est, elle aussi, traitée de manière elliptique.

L’article 32 du projet de loi donne deux possibilités au débiteur : il peut verser les sommes dues soit sur un compte ouvert auprès de la Caisse des dépôts et consignations, soit sur le compte CARPA de l’avocat d’un demandeur. Or il peut y avoir cent ou cent cinquante demandeurs dans une telle procédure : les possibilités offertes à cet article apparaissent dès lors par trop imprécises. C’est pourquoi je défendrai à ce sujet un amendement tendant à permettre au débiteur de l’obligation de se libérer des sommes mises à sa charge au greffe du tribunal ; les demandeurs pourront ensuite se répartir les sommes.

Le projet de loi offre par ailleurs une voie individuelle au demandeur insatisfait de l’action de groupe ; j’en prends acte. Cela suscite toutefois un problème : l’article 35 prévoit que l’action de groupe entraîne une suspension de prescription pour les actions individuelles, ce qui est tout à fait normal, mais aussi que le délai de prescription « recommence à courir pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois ».

Cela me semble poser un problème de sécurité juridique pour le débiteur de l’obligation. En effet, quand une prescription est suspendue, la loi prévoit d’ordinaire deux possibilités : soit la prescription suspendue reprend conformément à l’obligation à laquelle elle est attachée, c’est-à-dire pour le délai restant à courir, soit, de manière plus innovante, la loi fixe un délai de prescription clair et précis de façon à limiter l’insécurité juridique pour le débiteur. Or le délai mentionné à l’article 35 ne répond pas à ces critères.

Je n’ignore certes pas que l’article 2238 du code civil prévoit lui aussi un délai de prescription d’une durée ne pouvant être inférieure à six mois. Cet article a toutefois pour objet les transactions, alors que l’article 35 du présent projet de loi a pour objet les actions de groupe. Quitte à innover en la matière, on pourrait très bien fixer un délai quelque peu plus précis, ne serait-ce que pour que le débiteur de l’obligation puisse être sûr des délais pendant lesquels il peut être attaqué au titre d’une action individuelle : je rappelle que les personnes visées par cet article 35 auront d’ores et déjà été parties à l’action de groupe.

Je suis extrêmement favorable à l’action de groupe. J’ai été vice-présidente de deux missions communes d’information, sur le Mediator et les prothèses mammaires PIP. Dans les deux cas, comme on l’a vu, l’action de groupe était vraiment une solution pour les victimes. Pour autant, je suis tout à fait hostile à cette méthode de « saucissonnage » thématique.

En créant un tronc commun, M. le rapporteur a fait œuvre constructive. Néanmoins, diviser les obligations par matière, c’est risquer d’introduire des disparités.

Ce projet de loi manque de cohérence non seulement en son sein, mais aussi par rapport aux deux textes qui l’ont précédé en la matière. Et l’on veut en outre créer une autre action de groupe, cette fois pour lutter contre les discriminations…

Non, l’action de groupe aurait pu à mes yeux faire l’objet à elle seule d’un projet de loi spécifique ; cela nous aurait permis de travailler en amont et de manière plus précise sur ce sujet extrêmement important.

Le dossier Vivendi témoigne par ailleurs du problème que constitue l’action de groupe en matière financière. En effet, comme cette procédure est impossible dans notre pays, des Français ont dû aller se rattacher à une action de groupe aux États-Unis. Désormais, ce ne sera plus le cas : cela montre la nécessité d’une action de groupe, mais construite en conformité avec les principes de notre droit et, surtout, protectrice non seulement des victimes, mais aussi des débiteurs d’obligations, qu’il s’agisse de personnes physiques ou morales. En effet, une action de groupe mal ficelée peut tout de même porter un préjudice extrêmement important à ceux contre lesquels elle est dirigée, notamment les personnes morales, donc les entreprises.

Toutes ces questions seront vraisemblablement débattues lors de la discussion des articles. Je vous proposerai à cette occasion un certain nombre d’amendements ; en fonction du sort qui leur sera réservé, je voterai ou non le projet de loi. En effet, je persiste à croire qu’une disposition aussi importante que l’action de groupe ne peut être traitée en une seule lecture et dans une telle rapidité, sans risque pour la rédaction et la précision du dispositif. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, ainsi que sur certaines travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.

M. Thani Mohamed Soilihi. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous nous apprêtons à examiner successivement le projet de loi organique relatif à l’indépendance et l’impartialité des magistrats et à l’ouverture de la magistrature sur la société ainsi que le projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle, textes pour l’examen desquels la procédure accélérée a été engagée par le Gouvernement.

Ces deux textes s’inscrivent dans le cadre de la réforme de la justice du XXIe siècle, dite « J 21 », dont l’objectif est de doter notre pays d’une justice plus proche, plus efficace et plus protectrice. Ils sont l’aboutissement d’une réflexion sur la modernisation de la justice engagée par vous, madame la garde des sceaux, depuis 2013 et à laquelle ont activement pris part les juridictions et l’ensemble des acteurs du monde judiciaire.

Le premier de ces textes constituera, s’il est adopté, la quatrième réforme du statut de la magistrature depuis l’instauration de la Ve République.

Il est fort regrettable néanmoins que le précédent projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature ait vu son parcours législatif suspendu, après qu’il a été entièrement réécrit lors de son examen ici, au Sénat. Il contenait pourtant initialement des dispositions de nature à renforcer l’indépendance des magistrats du parquet et à mettre la France en conformité avec le droit européen.

En effet, en raison de ses conditions de nomination et de son lien hiérarchique avec le pouvoir exécutif, le parquet est sans cesse soupçonné de partialité, et la trop grande influence du Gouvernement sur ce parquet a été par le passé cause de bien des dérives, si bien que la Cour européenne des droits de l’homme, dans plusieurs décisions récentes – Medvedyev et autres c. France, Moulin c. France ou encore Vassis et autres c. France –, a rappelé aux autorités françaises que les magistrats du parquet ne présentaient pas les garanties d’indépendance leur permettant d’être considérés comme faisant pleinement partie des autorités judiciaires au sens de l’article 5, paragraphe 3, de la Convention européenne des droits de l’homme.

De récentes affaires ont toutefois démontré que la justice fait honneur à sa mission, y compris lorsque des personnalités politiques sont mises en cause, au nom du principe de l’égalité de tous devant la loi. Plus que d’un manque d’indépendance des magistrats, dénoncé en l’occurrence par ceux-là mêmes qui, dans un passé récent, ont tout fait pour l’entraver, c’est surtout le soupçon de partialité qui s’est répandu dans l’opinion. Nous le savons tous, ce soupçon, qui est directement lié à un statut insuffisamment protecteur, notamment pour les magistrats du parquet, est néfaste pour l’image de la justice française et impose une réforme urgente.

Les éléments d’un accord sont là, et la détermination du Président de la République pour faire aboutir ce projet de réforme est toujours aussi vive. Il l’a d’ailleurs encore rappelé lors de ses vœux pour l’année 2015 aux corps constitués et aux bureaux des assemblées.

C’est la raison pour laquelle nous espérons que le projet de réforme constitutionnelle reprenne prochainement son parcours parlementaire – j’insiste sur ce point – et que soient définitivement inscrits dans le marbre de la Constitution la nomination des membres du parquet après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature et l’alignement du régime disciplinaire.

Dans l’attente d’une convocation du Parlement à Versailles, le projet de loi organique que nous examinons aujourd’hui comporte des avancées indiscutables et répond à un certain nombre d’attentes et de demandes émanant des magistrats eux-mêmes.

Ce texte prévoit notamment que les juges des libertés et de la détention sont nommés par décret, ce qui représente une évolution notable dans la protection statutaire de ces magistrats et répond à une revendication ancienne. Cette disposition a été supprimée par la commission des lois, mais nous en discuterons de nouveau lors de l’examen des articles.

Ce projet de loi consacre également la liberté syndicale des magistrats, n’en déplaise à certains. Il prévoit, pour pallier tout éventuel conflit d’intérêts qui pourrait surgir au sein de la juridiction, que chaque magistrat rejoignant une nouvelle juridiction fait l’objet d’un entretien déontologique. Il s’agit là de faciliter l’intégration des magistrats dans leur nouveau poste en mettant à leur disposition des interlocuteurs dédiés pour les questions de déontologie.

Ce texte ouvre également le recrutement de magistrats afin d’adapter le corps judiciaire aux exigences de notre temps.

En effet, malgré toutes ces critiques et ces attaques incessantes, le métier de magistrat intéresse de plus en plus de jeunes.

Madame le garde des sceaux, vous avez tiré les conséquences des erreurs commises précédemment, quand on pensait qu’il fallait réduire le nombre de magistrats, sans vérifier si l’on avait les moyens de leur confier moins de contentieux. Or le contentieux a considérablement augmenté – avec, par exemple, le contrôle renforcé de la garde à vue, des hospitalisations sous contrainte ou des tutelles –, les périmètres d’action des juges et des procureurs n’ont cessé de s’élargir et de consommer plus d’emploi. Le corps judiciaire a dû également faire face aux départs à la retraite des magistrats recrutés dans les années soixante-dix. Au total, environ 500 postes seraient vacants aujourd’hui !

Le groupe socialiste et républicain présentera plusieurs amendements qui, je l’espère, recueilleront votre assentiment, madame le garde des sceaux, et celui de mes collègues. Sans entrer dans le détail, je vous en expose succinctement les principales composantes.

Dans l’attente de la réforme constitutionnelle, nous défendrons des dispositions destinées à accroître l’indépendance des magistrats du parquet vis-à-vis de l’exécutif.

Nous demanderons le rétablissement de certaines des dispositions contenues initialement dans le texte, qui ont été supprimées par la commission des lois, prévoyant notamment l’autorisation, sous certaines conditions, accordée aux magistrats honoraires d’exercer les fonctions d’assesseur ou de substitut au sein des juridictions judiciaires.

Nous demanderons également la suppression de la notion d’apparence dans la définition des conflits d’intérêts applicable aux magistrats, celle-ci pouvant être sujette à des interprétations très larges.

M. Yves Détraigne, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, pour le projet de loi. Très bien !

M. Thani Mohamed Soilihi. En outre, nous vous soumettrons un amendement visant à promouvoir la mobilité géographique des magistrats exerçant en outre-mer. Aujourd’hui, pour un magistrat exerçant outre-mer, toute possibilité de mobilité géographique, en équivalence ou en avancement, d’une juridiction ultra-marine à une autre est fermée, quand bien même les deux juridictions se situeraient dans deux cours d’appel différentes et seraient éloignées de plusieurs milliers de kilomètres.

Une telle règle ne s’applique pas dans l’Hexagone. Elle est éminemment discriminatoire et a pour conséquence de renforcer la désertification juridictionnelle dans nos territoires éloignés. Il me semble indispensable de permettre à des magistrats aguerris aux problématiques spécifiques ultramarines de poursuivre leur carrière sans ces restrictions, incompréhensibles et contre-productives.

Par ailleurs, pour des raisons pratiques évidentes dues à l’éloignement géographique et au coût du déplacement, un magistrat nommé dans une juridiction d’outre-mer qui effectue son stage sur le territoire métropolitain doit pouvoir être en mesure de prêter serment devant la cour d’appel d’affectation.

Ce texte, qui s’inscrit donc dans la démarche engagée par le Gouvernement depuis trois années maintenant pour garantir l’indépendance et assurer les conditions d’impartialité de notre justice, ne peut que recevoir un accueil favorable. Il vient compléter la loi relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique, qui empêche toute ingérence de l’exécutif dans le déroulement des procédures pénales. Cela ne nous dispensera pas, je le rappelle, d’une réforme du Conseil supérieur de la magistrature.

Je conclurai en faisant état d’un changement majeur avec le précédent quinquennat. Dans une récente émission de télévision, madame la garde des sceaux, vous avez déclaré : « Pas une parole du Président de la République, ni d’aucun membre du Gouvernement, n’a mis en cause, ni en défiance, ni en interrogation, ni en critique, la moindre décision de justice. » Il me semblait important de rappeler vos propos.

La décision de justice n’est pas destinée à faire plaisir aux uns ou aux autres ; elle vise à trancher un litige ou un contentieux que les justiciables intéressés n’ont pas pu faire cesser ou ont provoqué.

Ni la décision de justice ni le magistrat qui l’a rendue n’ont à être contestés, sauf par l’exercice des voies de recours ouvertes à cet effet. Notre devoir de parlementaires, lorsque nous légiférons, est de nous assurer d’une chose, c’est que la justice puisse être rendue en toute indépendance et en toute impartialité.

C’est pourquoi le groupe socialiste et républicain votera le projet de loi organique, qui œuvre dans le sens du renforcement de l’indépendance et de l’impartialité des magistrats ainsi que d’une plus grande ouverture de la magistrature sur la société. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat.

M. Pierre-Yves Collombat. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, nous en conviendrons assez largement, la portée du projet de loi organique reste modeste, plus modeste en tout cas que ne le laisse entendre son titre, même dans la version rectifiée par la commission des lois.

Question indépendance, le changement se limite au juge des libertés et de la détention, dont l’indépendance est confortée. Il est vrai que le rôle du JLD est en effet de plus en plus important. Sur ce sujet, la solution retenue par la commission des lois me paraît la mieux adaptée.

Je passe sous silence la modification de la procédure de nomination des procureurs généraux, dont j’avoue que la portée m’échappe.

Certes, l’ouverture de la magistrature sur la société a été un peu agrandie, mais surtout sur le monde des juristes, qu’il s’agisse de l’accès sur diplôme à l’École nationale de la magistrature ou des stages des auditeurs de justice.

Quant aux dispositions censées mieux assurer l’impartialité des magistrats, ce sont plus des concessions – alambiquées, d’ailleurs – aux dérives du temps qu’un progrès significatif dans un domaine difficile tenant au cœur de la fonction. J’y reviendrai.

Disons que le texte se résume à « diverses dispositions destinées à améliorer le fonctionnement du service de la justice et le déroulement de la carrière des magistrats ».

Je rappellerai brièvement ses principales dispositions : réduction des exigences statutaires de mobilité des magistrats, assouplissement de l’obligation de résidence, simplification et plus grande transparence des procédures de nomination et des promotions, adaptation des règles applicables aux retours de détachement et de congé parental.

Pour pallier le manque de personnel, les stagiaires de l’ENM sont autorisés à accomplir des actes de nature juridictionnelle. Par ailleurs, le détachement judiciaire des militaires est favorisé.

La durée d’exercice professionnel requise pour que les membres ou anciens membres des professions libérales juridiques et judiciaires soient recrutés en qualité de magistrat à titre temporaire est réduite à cinq années, le mandat des magistrats à titre temporaire et des juges de proximité allongé, le recours aux magistrats honoraires favorisé.

À voir d’ailleurs la place déjà occupée par ces magistrats honoraires dans les hautes autorités indépendantes et désormais dans les juridictions, on se prend à se demander s’il ne faudrait pas reculer l’âge de la retraite !

Le seul point qui, à mes yeux, fasse à mon sens véritablement débat, c’est la manière d’aborder la difficile question de l’impartialité des magistrats.

Je le répète, les obligations nouvelles qui leur seront imposées sont plus une concession à l’air du temps qu’un utile progrès.

Je m’explique.

N’ayant pas voté la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique,...

M. Jacques Mézard. Et vous avez eu raison !

M. Pierre-Yves Collombat. ... texte de circonstance destiné à détourner les regards fixés sur l’Élysée, je n’ai pas plus d’appétence pour la direction de conscience et la confession des magistrats que pour celles des autres acteurs de la vie publique.

M. Jacques Mézard. Très bien !

M. Pierre-Yves Collombat. Cela étant posé, une fois votée, la loi s’impose à toutes les autorités publiques et l’on ne voit pas pourquoi les magistrats, dont les décisions ont des conséquences autrement plus redoutables que les votes des parlementaires – lesquels sont, eux, je le rappelle, sans pouvoir de décision ! (Sourires) –, bénéficieraient de ce régime particulier de la demi-transparence de l’« entre soi ».

Si les déclarations d’intérêts et de patrimoine adressées à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, instance par ailleurs présidée par le plus haut magistrat honoraire du pays, sont indispensables au rétablissement de la confiance des Français dans leurs responsables politiques, pourquoi en irait-il différemment de la justice ? Selon le site du ministère, à peine 55 % des Français font confiance à la justice, et je passe sur d’autres sondages, beaucoup moins élogieux encore...

La commission des lois a fait deux pas dans cette direction : elle a modifié certaines dispositions concernant les déclarations de patrimoine et le nombre des magistrats assujettis. Par souci de crédibilité, nous pensons que, dans ces deux domaines, il faut aller plus loin. Observons d’ailleurs que les hauts magistrats concernés par le texte ne jugent pratiquement jamais et qu’ils n’ont donc pas l’occasion de se trouver en situation délicate !

Selon l’étude d’impact, « la fonction juridictionnelle du magistrat de l’ordre judiciaire repose par essence sur les notions d’impartialité objective et subjective. Du fait de son statut, le juge n’a pas à justifier de son impartialité, laquelle résulte des garanties apportées à l’exercice de sa mission, et des modalités procédurales qui permettent aux parties de la contester ».

Un peu de cohérence ! Si le juge n’a pas « à justifier de son impartialité », entretiens et déclarations d’intérêts et de patrimoine sont inutiles. En revanche, si ceux-ci sont jugés nécessaires, ils ne peuvent rester dans l’entre soi institutionnel, sous peine de nourrir le soupçon.

Je l’ai dit, le texte dont nous débattons aujourd'hui a une portée modeste. Venant de ma part, ce n’est pas un reproche. Faciliter les déroulements de carrière et améliorer concrètement le fonctionnement de la justice, même modestement, cela mérite considération, plus en tout cas, je le pense, que les habituels textes « ambitieux », dont l’ambition traduit surtout la vanité et la méconnaissance de la réalité de leurs auteurs.

Le groupe du RDSE aborde donc l’examen de ce texte avec un préjugé favorable. Nous espérons que nos débats et les éclaircissements qui nous seront apportés, ainsi que, éventuellement, le sort qui sera réservé à nos amendements, nous permettront de passer d’un préjugé favorable à un vote.

M. Pierre-Yves Collombat. Tel est en tout cas l’état d’esprit de notre groupe, comme l’a indiqué notre président, Jacques Mézard. (Applaudissements sur les travées du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe écologiste et du groupe socialiste et républicain.)

Mme Catherine Tasca. Très bonne nouvelle !

M. le président. La parole est à Mme Pascale Gruny.

Mme Pascale Gruny. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, l’actualité ne cesse de nous montrer combien il devient urgent de réformer en profondeur notre modèle judiciaire. N’ayons pas peur des mots : nos institutions sont en souffrance et l’autorité de l’État est largement remise en cause dans un contexte de défiance.

Ce texte n’a d’ambitieux que son intitulé, qui évoque la justice du XXIsiècle. Loin de répondre à des attentes pourtant essentielles, il suscite un grand nombre d’interrogations, en raison tant de son contenu que de son caractère précipité.

Oui, ce texte est précipité, car il intervient un an seulement après la loi Hamon de 2014, laquelle prévoyait un bilan d’évaluation des actions de groupe en matière de consommation et de concurrence trente mois après leur introduction, soit à la fin de 2016. Cette évaluation devait permettre – faut-il le rappeler ? – d’envisager les évolutions possibles du champ d’application au-delà des seuls domaines de la consommation et de la concurrence.

Loin de respecter ce calendrier, que votre gouvernement avait pourtant lui-même fixé, vous modifiez une nouvelle fois les règles du jeu. Comment pourrions-nous rester muets face à cette nouvelle volte-face ? La loi a instauré un calendrier, il doit être respecté. Il y va de l’attractivité de notre système judiciaire ! Il y va également de l’efficience des orientations prises et de la confiance accordée aux engagements des pouvoirs publics.

Oui, madame la ministre, les orientations prises dans ce texte ne sont pas les bonnes dans le contexte actuel de morosité économique. En sacralisant l’action de groupe, en la banalisant et en la vidant finalement de tout son sens, vous mettez en grand danger l’activité des entreprises. Bien évidemment, il ne s’agit pas de remettre en cause le rôle de l’État, qui doit prendre toute sa place lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts des consommateurs face à des pratiques commerciales parfois abusives. Là n’est pas la question. Le problème, madame la ministre, réside dans les difficultés que provoquera ce texte dans le quotidien des acteurs économiques concernés.

J’attire donc toute votre attention sur ce sujet extrêmement important : les entrepreneurs avaient-ils vraiment besoin qu’on leur complique davantage l’existence ? Faut-il vous rappeler, madame la ministre, combien l’éventail des normes pèse sur leurs activités ?

Non, le message envoyé au monde de l’entreprise n’est pas le bon. L’image et la réputation d’une entreprise sont essentielles à sa bonne santé économique. Une entreprise prospère par sa production, quelle qu’elle soit, et cette production est liée avant tout à la confiance des consommateurs.

Même si nous n’avons qu’un faible recul sur le dispositif, nous connaissons les effets de la médiatisation des litiges, car les exemples se multiplient. Une étude australienne de 2015 a ainsi montré que moins de la moitié des 29 actions de groupe annoncées dans les médias entre 2011 et 2013 avaient été effectivement introduites en avril 2015.

En France, sous la pression des médias, le bailleur social Paris Habitat a annoncé, et pas plus tard que le 19 mai 2015, la conclusion d’une transaction mettant un terme à l’action de groupe menée par le SLC-CSF. (M. Jean-Pierre Sueur s’exclame.) Paris Habitat aurait-il transigé aussi rapidement si l’annonce de l’action de groupe n’avait pas fait l’objet d’une médiatisation massive portant atteinte à son image de bailleur social ? Permettez-moi de penser que non.

Ces exemples nous montrent combien l’action de groupe peut se révéler dangereuse : tout d’abord parce qu’elle ne favorise pas la solution amiable ; ensuite parce que ses répercussions sont fortes sur l’entreprise, notamment en matière de recherche ; enfin parce qu’elle s’appuie sur son environnement médiatique pour exister. Or, en la matière, la loi de la République ne saurait être soumise à l’opinion.

Madame la ministre, vous dites que l’action de groupe est un moyen de défense des intérêts des partenaires économiques. Je vous réponds que le débat ne se pose pas lorsqu’il s’agit de dénoncer des pratiques abusives. Mais, si ce principe même n’est pas remis en cause, mesurez-vous les conséquences désastreuses d’une action de groupe sur l’activité des entreprises ?

Comment ferez-vous, madame la ministre, pour faire respecter le cadre juridique des actions de groupe lorsque celles-ci se multiplieront ?

Quelle réponse la justice apportera-t-elle aux entrepreneurs qui verront leur image écornée par la médiatisation d’une action de groupe ?

Toutes ces questions, je le pense très sincèrement, méritent des réponses claires de la part du législateur.

En banalisant l’action de groupe, madame la ministre, vous exposez le monde de l’entreprise dans son ensemble à des dérives périlleuses que nous ne pouvons pas accepter. Ces dérives, concrètes et avérées, posent tout d’abord la question de la dégradation de l’activité d’une entreprise. Elles interrogent ensuite sur les collectifs ayant la qualité pour agir.

Dans le projet de socle commun, vous ouvrez l’action de groupe aux associations agréées et aux associations régulièrement déclarées depuis au moins cinq ans. Au regard du nombre très important d’associations et des risques de multiplications des contentieux, la création de ce socle commun est incontestablement porteuse de dérives. Voilà pourquoi la loi doit imposer un cadre clair et bien défini.

Or, sur ce point, le compte n’y est pas. Les interrogations soulevées démontrent à elles seules que l’idée même d’un socle commun ne se justifie pas. Face à cette pratique périlleuse, la conciliation et la médiation doivent devenir les deux modes privilégiés de règlement des différends. Plus efficaces et plus rapides, ces deux solutions ont également le mérite de ne pas tomber dans l’écueil de la surenchère.

Ce constat vaut pour toutes les négociations, l’actualité récente nous l’a démontré une nouvelle fois. Les plus grandes avancées s’obtiennent non par la force et l’opposition, mais grâce à l’écoute et au dialogue. Les entreprises ont bien compris ce message, la satisfaction des partenaires a toujours été au cœur de leurs préoccupations. Malheureusement, le projet de loi semble totalement l’occulter.

Comment pourrait-il en être autrement ? S’il n’y a pas d’emploi sans entreprise, il n’y a pas non plus d’entreprise sans clients. C’est une condition primordiale de succès et de survie dans une économie de marché. Voilà pourquoi la vision que vous défendez, madame la ministre, ne saurait correspondre à ce qu’est la réalité sur le terrain.

Faire croire, comme le laisse entendre ce texte, que les entrepreneurs de manière générale adopteraient un comportement discriminant relève de la caricature. Les stigmatiser pour des faits minoritaires est insupportable. Comme dans tous les secteurs d’activité, les dérapages existent, nul ne le conteste, mais, pour quelques mauvais exemples, combien d’entreprises ont un comportement irréprochable ?