M. Bruno Sido. Très bien !

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Parmi eux, 143 font l’objet d’un suivi judiciaire, dont 74 ont été incarcérés après avoir été placés en garde à vue et 13 ont été placés sous contrôle judiciaire.

Par ailleurs, 111 Français de retour de Syrie ou d’Irak sont actuellement surveillés par nos services de renseignement ; 67 d’entre eux ont d’ores et déjà fait l’objet d’entretiens administratifs avec la Direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI.

Au cours de la seule année 2015, nous avons enregistré 329 nouvelles arrivées sur le théâtre des opérations en provenance de notre pays. En un peu plus d’un an, le nombre de personnes ayant manifesté des velléités de départ, mais n’ayant pas encore mis leur projet à exécution est passé de 295 à la fin de l’année 2014 à 755 au début de l’année 2016.

Pour toutes ces raisons, et quelles que soient les précautions que nous prenons, il ne nous est pas permis de nous croire à l’abri, ni de considérer que le « péril imminent » qui a justifié, en novembre dernier, la proclamation de l’état d’urgence a disparu.

C’est pour permettre à notre pays de faire face à une menace exceptionnellement grave que le Gouvernement a décidé de prendre, dans le respect scrupuleux de l’État de droit, des mesures exceptionnelles. Ces mesures sont nécessaires au combat que nous menons contre le terrorisme et elles ont commencé à porter leurs fruits, mais il ne nous est pas permis, je le dis avec gravité, de relâcher notre vigilance, tant le risque auquel notre pays est confronté demeure élevé.

Au milieu des années quatre-vingt, tandis que la France, déjà, était en butte à des attentats islamistes commandités depuis l’étranger, le président François Mitterrand avait défini, d’une formule lapidaire, la doctrine qui devait présider à notre action : « tout faire, sauf céder ».

Tous les gouvernements successifs ont eu à cœur d’adopter cette politique de fermeté face au terrorisme. Je suis convaincu qu’elle doit nous réunir encore aujourd’hui ; c’est pourquoi je vous demande solennellement d’approuver le projet de loi prorogeant de nouveau l’état d’urgence pour trois mois. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe Les Républicains, ainsi que sur certaines travées du RDSE et de l’UDI-UC.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Michel Mercier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, chers collègues, dans la soirée du 13 novembre 2015, des attentats affreux ont été perpétrés sur notre territoire, dans la région parisienne et à Paris, faisant plus de 130 morts et de nombreux blessés, qui ne sont pas encore tous rentrés chez eux.

La France se trouvant dès lors dans une situation de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, pour reprendre la formule de la loi de 1955, dans la nuit, le Président de la République a déclaré l’état d’urgence en conseil des ministres. Quelques jours plus tard, le Parlement a approuvé cette mesure, avant de proroger pour trois mois, jusqu’au 26 février, l’état d’urgence, assorti, M. le ministre l’a rappelé, d’un contrôle parlementaire.

Avant d’exposer la position de la commission des lois à l’égard de cette nouvelle demande de prorogation de l’état d’urgence, je voudrais établir un bilan rapide du travail effectué dans le cadre de ce contrôle parlementaire.

M. le ministre de l’intérieur a largement dressé le bilan des mesures prises depuis le 14 novembre 2015 ; je ne reviendrai pas sur les chiffres qu’il a livrés.

Il convient de remercier tous ceux qui ont assisté aux nombreuses réunions que nous avons tenues dans le cadre du contrôle parlementaire mené, notamment, par la commission des lois. Le Gouvernement s’est pleinement prêté à l’exercice. Nous avons obtenu les renseignements que nous avions demandés, et même ceux que nous n’avions pas demandés ! (Sourires.) De ce point de vue, nous sommes pleinement satisfaits.

Nous connaissons toutefois les limites d’un tel contrôle et nous savons qu’il faut parfois aller au-delà des simples éléments statistiques qui peuvent nous être communiqués. À cet égard, je relèverai qu’il y a eu quelque 350 assignations à résidence et de nombreuses perquisitions administratives. Cela nous amènera à nous interroger sur les modalités de contrôle des unes et des autres.

Il faut souligner une innovation fondamentale au regard des autres périodes d’état d’urgence qu’a connues notre pays : l’utilisation des technologies de l’internet, qui constitue pour les groupes terroristes un moyen particulièrement efficace de mener leurs actions. Nous avons affaire à des techniciens de l’internet de premier ordre et nous devons prendre en compte cette dimension technologique dans notre combat contre le terrorisme.

Je m’étendrai plus longuement sur le contrôle des actes et des mesures pris dans le cadre de l’état d’urgence, qui représente une question fondamentale. M. le ministre de l’intérieur a beaucoup insisté sur ce point : lorsque la République agit dans le cadre de l’état d’urgence, en recourant à des pouvoirs exorbitants du droit commun, l’État de droit est-il encore respecté ? Si tel n’était pas le cas, nous serions comme les terroristes et nous bafouerions la République. (Murmures sur certaines travées du groupe Les Républicains.) Il faut donc assurer en permanence le respect du droit : je pense que nous sommes tous d’accord sur ce point. (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC. – M. René Vandierendonck applaudit également.) Lorsque l’on veut réformer la Constitution, cela signifie que l’on est attaché à l’État de droit. Sinon, à quoi bon établir une règle suprême ?

Il ressort de l’analyse de la jurisprudence du Conseil d’État à compter du 11 décembre 2015 que la République a agi dans le cadre de l’État de droit, dont elle a respecté les règles fondamentales, auxquelles nous sommes particulièrement attachés.

Je souhaite évoquer cette jurisprudence s’agissant des mesures d’assignation à résidence, qui ont donné lieu au plus grand nombre de recours, ce qui peut s’expliquer. C’est à leur propos que le Conseil d’État a le mieux explicité ses pouvoirs et le niveau de contrôle qu’il souhaitait exercer.

Le Conseil d’État a tout d’abord choisi d’avoir largement recours au Conseil constitutionnel, en utilisant les questions prioritaires de constitutionnalité, mises en place par la révision constitutionnelle de 2008, à trois reprises : sur les assignations à résidence, sur les perquisitions et sur les pouvoirs éventuels dont dispose la juridiction administrative en matière d’injonctions au Président de la République.

S’agissant des assignations à résidence, le Conseil constitutionnel a répondu qu’elles avaient pour objet d’assurer la prévention des atteintes à l’ordre public et que la Constitution n’excluait pas la possibilité, pour le législateur, de prévoir la mise en œuvre d’un régime d’état d’urgence conciliant cet objectif avec le respect des droits et libertés que la République reconnaît à tous ceux qui vivent sur son territoire.

Le Conseil constitutionnel distingue donc mesures privatives de liberté, qui relèvent du juge judiciaire au titre de l’article 66 de la Constitution, et mesures restrictives de liberté, qui sont des mesures de police administrative relevant du seul juge administratif.

L’assignation à résidence est une mesure de police administrative, sauf à dépasser les douze heures de rétention dans le même lieu ou à imposer de se présenter plus de trois fois au commissariat ou à la brigade de gendarmerie. La durée et la composition de la mesure doivent être justifiées et proportionnées au danger.

De ce point de vue, le Conseil d’État s’est livré à un contrôle plein et entier des mesures prises au titre de l’état d’urgence. Ce point est à mon sens très important et témoigne que nous sommes toujours restés dans le cadre de l’État de droit.

J’évoquerai maintenant quelques points particuliers.

S’agissant tout d’abord des notes blanches, qui ont suscité un certain nombre d’articles de presse, le Conseil d’État a admis la possibilité, pour le ministre de l’intérieur, de les utiliser, dès lors qu’elles étaient soumises au débat contradictoire. Cette exigence étant posée, tout mode de preuve peut être discuté.

Ensuite, le Conseil d’État a admis les mesures prises sur le fondement de l’état d’urgence, ainsi que des mesures visant à maintenir l’ordre public, mais ne présentant pas de lien évident avec l’état d’urgence, au motif que la situation ayant mené à la déclaration de ce dernier, à savoir la menace terroriste, était prégnante et avait pour conséquence de modifier toutes les règles relatives au maintien de l’ordre public. Ce point extrêmement important devra être précisé lorsque nous débattrons de la réforme constitutionnelle.

Concernant les perquisitions administratives, elles ont été nombreuses, mais n’ont donné lieu qu’à très peu de contentieux. En effet, par définition, elles ont déjà pris fin au moment où elles pourraient être contestées. Elles donneront peut-être lieu, ultérieurement, à un contentieux de la responsabilité. Nous aurons à débattre, le moment venu, de la façon dont peut être engagée la responsabilité de l’État ; ce sera peut-être en dehors du régime de la faute lourde, qui est celui aujourd’hui reconnu et qui empêche pratiquement toute intervention du juge.

J’en viens à la question de savoir s’il faut ou non proroger l’état d’urgence.

À deux reprises, le Conseil d’État s’est prononcé sur la notion de « péril imminent », estimant qu’un tel péril était toujours présent. Dès lors qu’il y a péril imminent, cela justifie suffisamment la prorogation de l’état d’urgence. C’est la position que la commission des lois proposera au Sénat de retenir.

Mais la question est aussi de savoir comment sortir de l’état d’urgence. Dès lors que le péril est permanent, on ne peut y répondre uniquement par des mesures exceptionnelles fondées sur l’état d’urgence.

Vient un moment où il faut renforcer les procédures de droit commun, pour permettre au juge judiciaire de retrouver tout son rôle. Il est essentiel de préparer dès maintenant les conditions du retour au droit commun, aux procédures habituelles, faute de quoi nous en serons toujours au même point dans trois ou six mois. Or nous ne pouvons pas vivre de façon définitive sous l’empire de l’état d’urgence.

M. Bruno Sido. C’est vrai !

M. Michel Mercier, rapporteur. Monsieur le ministre, le Conseil d'État, dans son avis, ouvre un certain nombre de pistes pour la sortie de l’état d’urgence. Aurai-je la fatuité de dire que le Sénat a déjà en partie répondu à cette problématique en votant, la semaine dernière, la proposition de loi tendant à renforcer l’efficacité de la lutte antiterroriste présentée par nos collègues les présidents Bas, Retailleau et Zocchetto et votre serviteur ?

M. Bruno Sido. Excellente loi !

M. Michel Mercier, rapporteur. Le Conseil d'État nous dit que, en matière de lutte antiterroriste, tous les moyens légaux employés en dehors des périodes d’état d’urgence doivent être mis à contribution.

Tout d’abord, il faut renforcer l’efficacité des enquêtes et des investigations, qui doivent être menées sous le contrôle de l’autorité judiciaire. Cela correspond au premier chapitre de la proposition de loi que nous avons votée la semaine dernière. Il faut aussi assurer les garanties dont bénéficient les justiciables et la surveillance des personnes revenant de zones contrôlées par des groupes terroristes. Nous avons également adopté des dispositions en ce sens.

Sur ce sujet, le Gouvernement a déposé un texte dont notre assemblée débattra dans quelques semaines. Nous l’avons précédé ; j’espère qu’il saura tenir compte du travail accompli par le Sénat.

Mes chers collègues, au bénéfice de ces observations, la commission des lois vous propose de voter l’article unique du présent projet de loi, en n’en modifiant que la forme, afin que le Parlement puisse se prononcer sur la prorogation de l’état d’urgence, autoriser expressément les perquisitions administratives et, enfin, donner au Président de la République la possibilité de mettre fin, le cas échéant, à l’état d’urgence avant le 30 mai 2016. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, du groupe Les Républicains et du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi.

Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la France vit depuis plus de deux mois et demi sous un régime d’état d’urgence. La mise en œuvre – justifiée – de celui-ci dès le 13 novembre 2015, pour rétablir la sécurité et répondre à la terrible angoisse de nos concitoyens, suscite aujourd’hui, que vous le vouliez ou non, monsieur le ministre, des interrogations, une inquiétude croissante et l’hostilité d’associations et de personnalités diverses.

Depuis le 16 novembre, le Parlement est accaparé par cette question de l’état d’urgence et par la regrettable, très regrettable initiative relative à la déchéance de la nationalité.

Mme Éliane Assassi. Congrès de Versailles, première prorogation de l’état d’urgence, propositions de loi d’initiative sénatoriale tendant à renforcer l’efficacité de la lutte antiterroriste ou relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs,…

M. François Grosdidier. Excellents textes !

Mme Éliane Assassi. … projet de loi portant réforme du code de procédure pénale, projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation : ce second projet de loi prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence s’inscrit dans ce maelström législatif, couronné par le débat constitutionnel qui se déroule en ce moment même à l’Assemblée nationale.

Monsieur le ministre, vous connaissez la principale critique adressée à votre dispositif : son inefficacité dans la lutte contre le djihadisme de Daech. Si quelque 3 300 perquisitions administratives ont été effectuées, seulement quatre enquêtes ont été ouvertes pour des faits de terrorisme, et une seule personne a été mise en examen à ce jour…

Le temps me manque pour détailler les effets désastreux de ces perquisitions hors droit (M. Bruno Sido s’exclame.), de ces assignations à résidence parfois si excessives que les avant-projets de loi d’application de la révision constitutionnelle envisagent même de les assouplir quelque peu. Le Gouvernement serait-il bipolaire ? (Exclamations amusées sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Catherine Troendlé. Peut-être schizophrène !

Mme Éliane Assassi. La prorogation de l’état d’urgence stricto sensu est aujourd’hui proposée, alors que, dans le même temps, les excès sont en partie reconnus au travers des avant-projets de loi précités. Peut-être ces derniers n’ont-ils pour objectif que d’amadouer une gauche récalcitrante ?

Puisque, selon votre propre aveu, monsieur le ministre, le dispositif de l’assignation à résidence ne respecte pas les libertés publiques, il faut modifier ce projet de loi. C’est ce que nous proposerons au Sénat de faire par voie d’amendements.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, je répète, mot pour mot, ma question du 20 novembre dernier : des mesures très larges doivent certes être prises pour faire face à la situation, mais ne peuvent-elles pas l’être dans le cadre du droit commun, avec un contrôle de l’autorité judiciaire ? Pouvons-nous accepter de maintenir une situation qui brise l’équilibre des pouvoirs, avec, d’une part, un pouvoir exécutif surpuissant, et, d’autre part, des pouvoirs législatif et judiciaire rabaissés ?

L’état d’urgence est un état d’exception. Il entraîne une mise en cause significative des droits des citoyens, ce qui suscite interrogations et critiques, y compris au-delà de nos frontières. Monsieur le ministre, est-il acceptable que notre pays soit pointé du doigt par une association aussi reconnue et rigoureuse qu’Amnesty International ? (MM. Roger Karoutchi et Bruno Sido s’exclament.)

Comme je ne cesse de le répéter depuis le Congrès de Versailles, la dérive sécuritaire en cours, les propos martiaux, la remise en cause des libertés publiques constituent autant de victoires pour Daech.

Oui, ces intégristes assassins « nous tendent un piège politique », pour reprendre la formule de l’ancien garde des sceaux Robert Badinter, qui souligne par ailleurs que « ce n’est pas par les lois d’exception et des juridictions d’exception qu’on défend la liberté contre l’ennemi ».

Des forces comme Daech se nourrissent de la violence, du sang et du malheur. Oubliez-vous que ce sont les dizaines de milliers de bombes déversées sur l’Irak qui ont donné naissance à ces combattants qui mêlent fanatisme et soif de vengeance contre la destruction insensée de leur pays, de leur peuple ?

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Ce n’est pas une excuse !

Mme Éliane Assassi. Face à ce phénomène, l’arme absolue, c’est la liberté, la démocratie, la paix.

Oui, il faut assurer la sécurité de notre peuple. Pour cela, il faut donner des moyens humains et matériels suffisants à nos forces armées et à notre police, réorganiser nos services de renseignement, qui eux aussi ont été victimes de l’austérité.

Cette politique de sécurité doit s’inscrire dans un vaste effort de reconstruction de notre société dévastée par des décennies de crise.

Le Premier ministre m’a choquée quand il nous a affirmé qu’« expliquer c’est déjà vouloir un peu excuser ».

M. Bruno Sido. Ce n’est pas faux !

Mme Éliane Assassi. Comme si ceux qui s’efforcent d’expliquer pouvaient éprouver de la bienveillance à l’égard des terroristes !

Certes, le libre arbitre est à prendre en compte dans une large mesure, mais les racines du fléau de la radicalisation ne se trouvent pas uniquement dans les parcours personnels. Pour mieux lutter et combattre, monsieur le ministre, il est nécessaire de comprendre l’ensemble du phénomène en cherchant toutes les explications.

Oui, le fanatisme religieux se nourrit de terribles fractures, là où la République faillit, là où « liberté, égalité, fraternité » ne restent que des mots vains.

M. Roger Karoutchi. Il n’y a pas que ça !

Mme Éliane Assassi. Combien de jeunes tomberont encore dans le fanatisme si des actions d’envergure ne sont pas menées sans attendre, en urgence, en grande urgence ?

Dans son avis sur le projet de loi dont nous débattons, le Conseil d’État a lui-même signalé que l’état d’urgence doit demeurer temporaire. Cependant, le « péril imminent » qui justifie l’état d’urgence demeurera, selon les propos tenus par le Premier ministre lui-même à la BBC, jusqu’à l’éradication de Daech. Ce péril imminent devient donc un péril permanent…

En conséquence, l’orientation préconisée par le Conseil d'État lui-même est de faire entrer dans le droit commun l’état d’urgence, ce qui sera d’ailleurs l’objet du prochain projet de loi tendant à réformer le code de procédure pénale.

Monsieur le ministre, il faut dire la vérité : l’état d’urgence va devenir permanent et la justice soumise, dans bien des circonstances, à la puissance administrative et à la puissance policière.

Pour conclure, l’état d’urgence dépasse à mon sens largement le champ de la réaction à la menace terroriste. Avec l’état d’urgence, le pouvoir exécutif s’affirme, le Parlement et la justice s’inclinent.

Nous sommes en guerre, martelez-vous ! Mais quels sont donc vos projets de paix, monsieur le ministre ? Comment allez-vous apaiser notre pays, redonner l’espoir ? Comment allez-vous participer à l’essor de la fraternité, en France et dans le monde ?

Nous sommes de plus en plus nombreux à être las des propos guerriers et des coups de menton. Nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir comprendre, à attendre des actes et un discours de justice, de progrès, de réconciliation, des actes et un discours républicain, pour tout dire des actes et un discours de gauche ! (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)

On l’aura compris, le groupe CRC votera contre ce projet de loi tendant à proroger l’état d’urgence. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Alain Richard.

M. Alain Richard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat est un moment de rencontre entre le Gouvernement et le Parlement, dans une exigence de responsabilité collective face à un péril.

La loi de 1955 relative à l’état d’urgence confère en effet au Parlement la responsabilité, en exerçant son pouvoir d’appréciation, d’autoriser ou non le Gouvernement à appliquer l’état d’urgence ou à le proroger.

Le régime de l’état d’urgence prévoit une extension des pouvoirs d’intervention et des pouvoirs d’enquête des pouvoirs publics, afin d’assurer la sécurité de la République. Comme le ministre l’a dit à juste titre, il s’agit d’une forme d’état particulier, liée à des situations d’urgence, qui remonte loin dans la tradition républicaine. Depuis qu’elle existe, notamment dans ses premières années où elle était contestée de l’intérieur comme de l’extérieur, la République a toujours voulu se donner les moyens de la défense de la démocratie, des libertés et de l’intégrité territoriale du pays. C’est donc bien une tradition républicaine que nous poursuivons.

Il n’y a plus de débat, me semble-t-il, sur la justification de l’état d’urgence pour la période qui vient de se terminer. Nous avons approuvé, aussi bien à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, l’engagement de l’état d’urgence à la quasi-unanimité, et nous n’entendons personne regretter ce vote positif. Il faut en tirer quelques conclusions.

Cette justification est-elle maintenue pour la période de trois mois à venir, pour laquelle le Gouvernement sollicite la prorogation de l’état d’urgence ?

Je ne m’étendrai pas longuement sur l’importance du danger auquel nous sommes confrontés. La source principale de ce danger est une entreprise politique internationale djihadiste, visant à établir une autre forme de société, une autre norme de vie, qui a pris pour cible notre pays, entre autres, et qui dispose de nombreux moyens de transmission de son message et d’impulsion de sa volonté meurtrière envers notre société.

La question que nous devons nous poser est la suivante : ces groupes djihadistes – l’État islamique n’est pas la seule organisation décidée à frapper notre pays – ont-ils au même degré qu’il y a trois mois la capacité de déclencher des actes meurtriers dans notre pays ? Nous sommes très nombreux à considérer, après avoir écouté tous les arguments, que la réponse à cette question est indiscutablement positive.

L’état d’urgence habilite les pouvoirs publics à employer un éventail plus large de pouvoirs de l’État de droit qu’en situation ordinaire. Permettez-moi néanmoins d’insister sur le fait que, dans tous les actes qui ont été effectivement pris par les représentants du Gouvernement en application de l’état d’urgence durant ces trois mois, la volonté a toujours été d’associer l’autorité judiciaire, à travers la participation des représentants du ministère public.

Nous pouvons donc avoir la certitude que l’intention du Gouvernement, comme ses actes l’ont montré, n’est pas de dissocier l’intervention d’urgence de celle de l’autorité judiciaire. J’ajoute que la justice administrative a exercé un contrôle très attentif sur les décisions prises. Ce point a fait l’objet de nombreuses discussions au sein du comité de suivi.

Je ferai simplement observer, à cet égard, que, même s’agissant des assignations à résidence, plus des deux tiers de ces décisions n’ont pas été contestées devant la justice. Cela signifie que les personnes qui en ont fait l’objet savaient qu’il n’y avait guère de motifs de les voir remises en cause. Et lorsqu’elles ont été contestées, les cas dans lesquels elles ont été déclarées non fondées représentent moins de 5 % de l’ensemble des décisions de contrainte qui avaient été adoptées.

Comme le disait le ministre à l’instant, cela démontre à la fois que la justice est attentive et intervient très rapidement à travers les procédures d’urgence et que le Gouvernement est vigilant quant au bien-fondé des actes pris dans le cadre de l’état d’urgence. Nous sommes, me semble-t-il, nombreux à considérer que le Gouvernement, en particulier le ministre de l’intérieur, a fait face à la situation avec beaucoup de fermeté et une forte volonté de respecter le droit.

De notre côté, je crois que nous n’avons pas à rougir du travail parlementaire accompli pour assurer un contrôle vigilant sur la conduite de l’état d’urgence.

Nous en sommes convaincus, la situation continue de requérir des moyens spécifiques d’enquête et de contrôle des personnes et des organisations qui présentent un risque particulier. C’est ce qui fonde l’objet même de cette demande de prorogation de l’état d’urgence pour les trois mois à venir.

À partir du constat que le danger s’établit durablement à un niveau élevé, le débat porte aussi sur la création de moyens supplémentaires de vigilance et de préservation de la sécurité. Ce sera l’objet du projet de loi visant à renforcer l’efficacité de la justice pénale. Comme le rappelait M. Mercier, nous avons déjà débattu de ce sujet la semaine dernière, à l’occasion de l’examen d’une proposition de loi déposée par les groupes de l’opposition. Nous avons alors bien vu que, comme cela avait déjà été le cas pour la loi antiterroriste de 2014 et pour la loi sur le renseignement, nous étions en mesure de dégager des solutions partagées au terme d’un dialogue républicain.

Cela étant dit, pour aujourd'hui, et peut-être aussi pour demain – qui peut savoir quels faits interviendront, quels risques se réaliseront d’ici à la fin du mois de mai ? –, la prudence s’impose.

Notre mandat, mes chers collègues, est, en tout moment, de servir la République. Quand la République fait face au danger, cela nous dicte des devoirs. Je suis assuré que nous saurons y faire face. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur certaines travées du RDSE, de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui, près de trois mois après les sanglants attentats de Paris et de Saint-Denis, pour décider ou non de la prorogation de l’état d’urgence pour trois mois supplémentaires.

Dans l’exposé des motifs, pour nous convaincre de la nécessité de cette prorogation, le Gouvernement aligne pêle-mêle les actes terroristes déjoués en France et ceux aboutis à l’étranger.

Il évoque également « un bilan opérationnel conséquent au-delà des seuls constats chiffrés ». Une telle formule me paraît relever au mieux d’une forme de surréalisme, au pire d’un étonnant jésuitisme gouvernemental. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe socialiste et républicain.)