M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques.

L'amendement n° 1 rectifié bis est présenté par Mmes Blondin, Meunier et Lepage, M. Courteau, Mmes E. Giraud et Monier, MM. Kaltenbach et Carvounas, Mmes Riocreux, Féret et Yonnet, M. Manable, Mmes Tocqueville, Jourda et Guillemot, MM. Berson, Gorce, Desplan et Roger, Mme D. Michel, MM. Filleul, Madrelle et Lalande, Mme Ghali, M. Durain, Mmes Claireaux, S. Robert et Herviaux, M. Assouline, Mme Conway-Mouret et MM. Vaugrenard, Duran, Cabanel, Labazée, Roux, Marie, Bigot et Frécon.

L'amendement n° 4 est présenté par Mmes Cohen et Gonthier-Maurin, M. Bosino, Mmes David et Demessine, MM. Le Scouarnec et P. Laurent, Mme Didier, MM. Bocquet et Favier et Mme Prunaud.

L'amendement n° 6 est présenté par le Gouvernement.

Ces trois amendements sont ainsi libellés :

Rétablir cet article dans la rédaction suivante :

I. – Au livre VI du code pénal, il est inséré un titre unique ainsi rédigé :

« Titre unique

« Du recours à la prostitution

« Art. 611-1. – Le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe.

« Les personnes physiques coupables de la contravention prévue au présent article encourent également une ou plusieurs des peines complémentaires mentionnées à l’article 131-16 et au second alinéa de l’article 131-17. »

II. – La section 2 bis du chapitre V du titre II du livre II du même code est ainsi modifiée :

1° Après le mot : « prostitution », la fin de l’intitulé est supprimée ;

2° L’article 225-12-1 est ainsi rédigé :

« Art. 225-12-1. – Lorsqu’il est commis en récidive dans les conditions prévues au second alinéa de l’article 132-11, le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de 3 750 € d’amende.

« Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage, des relations de nature sexuelle de la part d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, lorsque cette personne est mineure ou présente une particulière vulnérabilité, apparente ou connue de son auteur, due à une maladie, à une infirmité, à un handicap ou à un état de grossesse. » ;

3° Aux premier et dernier alinéas de l’article 225-12-2, après le mot : « peines », sont insérés les mots : « prévues au second alinéa de l’article 225-12-1 » ;

4° À l’article 225-12-3, la référence : « par les articles 225-12-1 et » est remplacée par les mots : « au second alinéa de l’article 225-12-1 et à l’article ».

III. – À la troisième phrase du sixième alinéa de l’article L. 421-3 du code de l’action sociale et des familles, la référence : « 225-12-1 » est remplacée par les références : « au second alinéa de l’article 225-12-1 et aux articles 225-12-2 ».

La parole est à M. Roland Courteau, pour présenter l’amendement n° 1 rectifié bis.

M. Roland Courteau. Cet amendement tend à rétablir le quatrième pilier de la proposition de loi, lequel prévoit la création d’une infraction de recours à la prostitution d’une personne majeure, punie de la peine d’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe. Il prévoit également la récidive contraventionnelle de ces faits, alors punie d’une amende de 3 750 euros.

Il s’agit, à travers la pénalisation du client, d’accompagner un véritable changement sociétal. Certes, les coupables sont évidemment les proxénètes et les réseaux, mais les clients doivent être aussi conscients de leur responsabilité.

Cette sanction posera un interdit et permettra d’indiquer clairement que l’achat d’un acte sexuel n’est pas une pratique normale ou banale et que tout cela doit cesser. On ne peut dédouaner le client de sa responsabilité, car c’est bien lui qui crée la demande sur ce marché.

En indiquant clairement aux personnes achetant des actes sexuels qu’elles participent à une forme d’exploitation, nous voulons faire reculer cette demande.

Ainsi, l’article 16, que nous souhaitons rétablir, est indispensable à l’équilibre et à la cohérence du texte. Il réaffirme clairement la position abolitionniste de la France en prévoyant concrètement que nul n’est en droit d’exploiter la précarité et la vulnérabilité ni de disposer du corps d’autrui pour lui imposer un acte sexuel par l’argent.

Par ailleurs, la prostitution est un phénomène sexué qui contrevient au principe d’égalité entre les hommes et les femmes. En effet, si 85 % des 20 000 à 40 000 personnes prostituées en France sont des femmes, 99 % des clients sont des hommes.

Ce constat heurte plusieurs principes fondamentaux de notre droit, et au premier chef le préambule de la Convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui.

Bref, en posant les règles relatives à l’interdiction de l’achat d’actes sexuels, cet amendement tend à agir, pour la première fois, sur la demande en considérant qu’elle est responsable du développement de la prostitution et des réseaux d’exploitation sexuelle.

Il s’agit, selon nous, d’une avancée significative. En portant un grand coup au fléau que constitue la prostitution, cette violence extrême faite aux femmes, nous progressons en outre sur une problématique chère à nos yeux, l’égalité entre les femmes et les hommes. (Mme la rapporteur applaudit.)

M. le président. La parole est à Mme Laurence Cohen, pour présenter l'amendement n° 4.

Mme Laurence Cohen. Notre amendement vient d’être brillamment défendu par Roland Courteau.

J’ai déjà expliqué lors de la discussion générale les raisons pour lesquelles il faut rétablir l’article 16 tel que l’Assemblée nationale le défend depuis le début.

J’ajouterai simplement, même si cela a déjà été dit, que je n’arrive pas à comprendre comment on peut justifier de laisser les choses en l’état, de ne pas pénaliser et de ne pas responsabiliser le client. Ce faisant, nous laissons perdurer le système criminel qu’est le système prostitutionnel.

Alors que l’on dénombre trois protagonistes – les prostituées, les proxénètes et les clients –, il ne faudrait pas toucher aux clients afin de ne pas déclencher des choses négatives. De tels arguments traduisent une méconnaissance de la réalité du système prostitutionnel, que le Mouvement du Nid appelle d’ailleurs « système prostitueur ». L’adjectif me paraît bien trouvé.

Le rôle du Sénat est de légiférer afin d’essayer de faire avancer les choses, d’améliorer la situation des personnes prostituées, et non de rester dans un état d’inertie. C’est pourquoi je défends de nouveau cet amendement.

M. le président. La parole est à Mme la ministre, pour présenter l'amendement n° 6.

Mme Laurence Rossignol, ministre. J’ajouterai d’autres arguments à ceux, excellents, que viennent d’avancer Roland Courteau et Laurence Cohen sur les amendements identiques à celui du Gouvernement, si tant est que je puisse être mieux entendue que les fois précédentes.

M. Jean-Claude Requier. Vous êtes écoutée en tout cas !

Mme Laurence Rossignol, ministre. Merci !

Ma première remarque me permettra de répondre également à quelques interventions de la discussion générale.

Je suis perplexe lorsque j’entends ceux qui ont voté, ou dont la formation politique a voté et porté il y a une dizaine d’années le délit de racolage s’émouvoir aujourd'hui de la pénalisation du client au motif qu’elle risquerait d’accroître l’isolement des personnes prostituées. Il y a là une contradiction assez grande. Le délit de racolage a fortement isolé les personnes prostituées.

Je ferai ensuite deux remarques d’un autre ordre.

La première concerne l’hypocrisie de notre société…

Mme Catherine Troendlé. Ça, c’est vrai !

Mme Laurence Rossignol, ministre. … d’un certain point de vue et la difficulté d’éduquer nos enfants en leur inculquant des principes moraux clairs qui trouvent leur traduction, et c’est bien normal, dans le code pénal.

Quand on élève des enfants, on leur apprend qu’on ne vole pas les bonbons à la boulangerie, même s’ils font très envie, parce qu’on ne vole pas et que, s’ils volent une fois adultes, ils seront sanctionnés, conformément aux dispositions du code pénal.

On leur apprend qu’on ne règle pas ses problèmes avec des coups de poing dans la cour de récréation, qu’on s’explique autrement, et que s’ils font usage de la violence à l’âge adulte, ils seront sanctionnés, conformément aux dispositions du code pénal.

Mais que leur dit-on concernant l’achat de services sexuels ? Que les parents sont contre ?

Mme Esther Benbassa. On n’en parle pas, hélas !

Mme Laurence Rossignol, ministre. Justement ! Il serait bien qu’on leur en parle !

Mme Esther Benbassa. Je suis tout à fait d’accord !

Mme Laurence Rossignol, ministre. Que dit-on aux enfants ? On leur dit que notre société est neutre s’agissant de l’achat de services sexuels, que lorsqu’ils seront grands, ils pourront, s’ils le souhaitent, acheter ou louer le corps des femmes. Or lequel d’entre nous souhaite cette sexualité pour ses enfants, en particulier pour ses garçons ? Je rappelle en effet que 99 % des clients de la prostitution sont des garçons.

Nous espérons pour eux une sexualité égalitaire avec la personne avec laquelle ils feront des moments de leur vie, respectueuse de la sexualité et du désir de l’autre.

J’en viens à ma seconde remarque. Nous avons mis, nous les femmes, des siècles à faire admettre que nous avions une sexualité, fondée elle aussi sur le désir et sur le plaisir. La sexualité et le désir des femmes ont été niés pendant des siècles. On considérait en effet que les femmes n’étaient que les objets du désir des hommes. On n’admet que depuis peu le désir, ou l’absence de désir, le plaisir, ou l’absence de plaisir, des femmes. Cela ne fait pas longtemps que l’on admet que la sexualité des femmes implique aussi les hommes.

Or en refusant, comme vous le proposez, de pénaliser l’achat de services sexuels en considérant que la sexualité des femmes peut être utilisée en l’absence de leur désir, nous faisons un bond en arrière et nous revenons à cette période, qui date d’une cinquantaine d’années, où l’on considérait que les femmes n’avaient pas de désir. C’est pour moi une terrible régression compte tenu des combats qui ont été menés depuis quelques dizaines d’années.

Enfin, Laurence Cohen l’a fort bien expliqué, il y a à l’égard de l’efficacité de la loi sur la pénalisation du client une exigence d’efficacité que nous n’avons à l’égard d’aucun autre texte, y compris ceux qui ont été votés depuis des années et dont nous savons, pour certains d’entre eux, qu’ils ne sont pas efficaces et sur lesquels pour autant je ne vois pas émaner de proposition de loi visant à supprimer des infractions qui sont pourtant transgressées régulièrement. Dans une société démocratique, il existe toujours de la transgression ; cela fait partie des règles d’une société humaine. Pour notre part, nous édictons des lois, nous disons la morale, le droit, et ensuite nous admettons et pénalisons les transgressions. C’est ce que nous vous proposons avec cet amendement. (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe socialiste et républicain et sur les travées du groupe CRC. – Mme la rapporteur applaudit également.)

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur les amendements identiques nos 1 rectifié bis, 4 et 6 ?

Mme Michelle Meunier, rapporteur. La commission spéciale a émis un avis défavorable.

M. le président. La parole est à M. Joël Guerriau, pour explication de vote.

M. Joël Guerriau. Nous traitons d’un sujet extrêmement complexe. Vous avez parlé de transgression, madame la ministre, et je crains que la loi ne crée la transgression. Tous, nous voulons lutter contre la plus abominable des choses qui est d’abuser d’une autre personne et finalement d’exploiter un être humain ; c’est louable. Quelles sont les bonnes solutions ?

Si la pénalisation est une bonne solution, il faut effectivement la soutenir, mais si elle conduit à une transgression soumettant à des dangers supplémentaires les personnes en situation de prostitution, je pense que c’est une mauvaise chose.

Dans un premier temps, j’étais pour la pénalisation, considérant que c’était le moyen de lutter contre une situation dont on ne peut qu’être honteux. Lorsque vous croisez sur les trottoirs, par un froid abominable, des personnes qui se livrent à cette activité, vous ne pouvez pas rester insensible ; vous avez vraiment envie que cela cesse.

Il existe peut-être des solutions, mais, en tout état de cause, je ne suis pas sûr que la pénalisation soit la bonne. Dans les pays qui ont pris cette initiative, que ce soit en Norvège, en Écosse ou au Canada, on a constaté des travers, c'est-à-dire des transgressions de cette loi ayant pour conséquence de victimiser davantage les personnes en situation de prostitution.

Comment ferez-vous, je le répète, pour contrôler les réseaux internet, pour faire en sorte que les choses ne se fassent pas dans la clandestinité ? C’est la question de la clandestinité qui nous inquiète. En Corée du Sud, par exemple, la pénalisation a provoqué une augmentation des infections dues au VIH. Les associations nous mettent en garde. Si vous pénalisez, nous disent-elles, on ne pourra plus repérer les prostituées ni leur venir en aide. Comment les instances départementales pourront-elles repérer les personnes qui se prostituent ? Elles ne pourront plus agir. Dans ces conditions, comment pourrons-nous être efficaces ?

Ne va-t-on pas favoriser, finalement, dans la clandestinité, la mise en danger et la violence à l’égard des femmes qui ne pourront plus être repérées ? Les clients ne seront plus enclins à témoigner puisqu’ils seront eux-mêmes coupables.

Cette mesure, animée à l’origine par une volonté et une attention louables, aboutit au résultat inverse de celui qui est recherché. Je suis inquiet, car je ne suis pas vraiment convaincu de l’efficacité d’une telle mesure.

M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Boulard, pour explication de vote.

M. Jean-Claude Boulard. Madame la ministre, depuis le début de ce débat, je me borne à soulever un certain nombre de problèmes juridiques sur lesquels je n’ai pas obtenu de réponse quant à la pénalisation du client par la voie contraventionnelle.

La première question porte sur l’article 34 de la Constitution, qui réserve à la loi la définition des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables et renvoie au pouvoir réglementaire la création de contraventions. Nous ne pouvons pas, par la voie législative, intervenir dans le domaine réglementaire. Je n’ai jamais obtenu de réponse sur ce point.

La deuxième question a pour objet la liaison opérée par notre droit pénal entre la sanction et l’interdiction. Je ne connais pas de sanction pour l’usage d’une activité qui n’est pas interdite, quoi que l’on puisse penser, au plan moral, de cette dernière. Ne substituons pas l’ordre moral à l’ordre juridique. Je ne comprends toujours pas comment on peut sanctionner l’usage d’une activité qui n’est pas interdite.

M. Antoine Lefèvre. Eh oui ! C’est tout le débat !

M. Jean-Claude Boulard. Personne n’a apporté de réponse à cette question, qui soulève un risque de contrôle constitutionnel et d’inconstitutionnalité de la pénalisation du client.

Troisième question, j’observe que la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme, par des arrêts très nombreux, ont rappelé – on peut être pour ou contre – que le principe de libre disposition de son corps - non pas de vente - fait partie du droit européen.

Ces trois questions méritent d’être examinées, y compris après le vote qui va intervenir. J’avais proposé une solution de compromis consistant à sanctionner l’usage d’un service contraint, en application de l’ensemble des dispositions de répression des services contraints, et de ne pas sanctionner l’usage d’un service libre. En tout cas, pour l’instant, rien en droit ne permet de sanctionner pénalement l’usage d’une activité non interdite.

J’ai beaucoup entendu parler d’abolitionnisme. Il faut que les abolitionnistes aillent jusqu’au bout, ce qui implique l’interdiction. (Mme Françoise Gatel opine.)

Mme Laurence Rossignol, ministre. Cela s’appelle le prohibitionnisme…

M. Jean-Claude Boulard. Il règne une sorte d’hypocrisie.

Ce qui est interdit est sanctionné ;…

M. Jean-Claude Boulard. … ce qui n’est pas interdit n’est pas sanctionnable. C’est un principe fondamental de notre droit. Je souhaiterais que l’on poursuive quelque peu le débat juridique. Je n’ai pas parlé du fond du sujet, mais, depuis le début de ce débat, je ne parviens pas à engager un dialogue.

Nous sommes dans un État de droit, et cela vaut tout de même la peine de donner des réponses aux trois questions que j’ai soulevées.

M. Antoine Lefèvre. Très juste !

M. Jean-Claude Boulard. En l’état, je ne voterai pas ces amendements identiques.

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Godefroy, pour explication de vote.

M. Jean-Pierre Godefroy. L’issue de ce texte ne faisant aucun doute, je manifesterai une dernière fois mon opposition aux articles 16 et 17.

Comme la Commission nationale consultative des droits de l’homme, comme le Défenseur des droits, comme Amnesty International, je ne suis pas convaincu du bien-fondé de cette mesure ni de son efficacité. Je ne suis pas parvenu à cette conviction tout seul : c’est en tant que président, pendant un long temps, de la commission spéciale et après des centaines d’heures d’auditions des personnes concernées – personnes prostituées, services de police, magistrats, associations sur le terrain – que je me suis fait cette opinion. Tous ces acteurs directement concernés n’ont pas été suffisamment entendus, et je le regrette.

La pénalisation des clients des prostituées constituera sans aucun doute un gros risque pour celles-ci, cela a été dit, en provoquant leur isolement. Elles n’auront plus de contacts avec les associations, encore moins avec les services de police. Le contact avec les services de police était très important dans le délit de racolage, je tiens à le rappeler.

Aussi, l’idée selon laquelle nous pourrions tarir la demande par la pénalisation des clients procède d’un raisonnement qui me semble bien aléatoire.

L’application de la disposition laisse d'ailleurs des questions sans réponse : pourquoi élargir une disposition déjà prévue pour les mineurs et si peu appliquée aujourd'hui ? Comment la relation sexuelle tarifée sera-t-elle caractérisée puisque ni le client ni la personne prostituée n’auront intérêt à le reconnaître ? Que fera-t-on pour les autres formes de prostitution non visibles ?

Par ailleurs, pour rebondir sur les propos de mon collègue Boulard, comment peut-on concilier juridiquement le fait d’autoriser la prostitution, puisqu’elle n’est pas interdite,…

M. Antoine Lefèvre. Effectivement !

M. Jean-Pierre Godefroy. … d’autoriser le racolage, c’est-à-dire l’offre et la publicité de la prostitution en supprimant l’article 13, ce qui est inédit dans notre droit, et pénaliser le client qui répondra à une offre licite ? Voilà, mes chers collègues, un bon sujet de question prioritaire de constitutionnalité !

Mme Michelle Meunier, rapporteur. Il faut le faire !

M. Jean-Pierre Godefroy. Les amendements de rétablissement de l’article 16 font de la récidive un délit. Or le code pénal prévoit que le complice d’un délit peut être puni comme son auteur. Les personnes prostituées pourront être poursuivies pour complicité de délit et encourir les mêmes peines que les clients. N’y a-t-il pas là une inconséquence, voire une hypocrisie ?

Enfin, cette disposition entre en contradiction directe avec le droit européen. La Cour européenne des droits de l’homme juge sur le fondement du droit à disposer de son corps et sur la notion d’autonomie personnelle que les relations sexuelles entre adultes consentants sont libres et échappent à l’ingérence des pouvoirs publics du moment qu’aucune contrainte n’est exercée.

Soyez assurés, mes chers collègues, que mon opposition à cette mesure n’a jamais eu d’autre objet que la prise en compte des contradictions qu’elle porte sur le plan juridique et des risques qu’elle fait courir à l’application efficace de l’ensemble du texte, auquel j’apporte un soutien total.

M. le président. La parole est à M. Jacques Bigot, pour explication de vote.

M. Jacques Bigot. Je me réjouis finalement d’intervenir après mes deux collègues, membres du même groupe. Nous sommes tous d’accord sur le bien-fondé de tout système de lutte contre l’esclavagisme et la manière dont la prostitution est organisée. Nous sommes tous conscients des difficultés. Nous devons tous être conscients de l’humilité que requièrent nos travaux. Ce n’est pas toujours la loi qui règle tout. En l’occurrence, peut-elle le faire ?

On peut inventer tous les arguments juridiques pour soutenir que cette contraventionnalisation n’est pas la bonne. On peut aussi, d’un autre côté, constater que c’est un moyen d’endiguer un système prostitutionnel, un système d’esclavagisme scandaleux. (Mme Maryvonne Blondin opine.)

M. Roland Courteau. Très bien !

M. Jacques Bigot. On peut se poser la même question à propos de la consommation de stupéfiants. Certains vous diront que l’usage du cannabis n’est pas si grave que cela. Il a d'ailleurs été autorisé dans certains pays européens. (M. Jean-Pierre Godefroy s’exclame.) Nous considérons qu’il faut poursuivre l’usage, parce que c’est aussi une façon de l’endiguer - on n’a d'ailleurs pas toujours réussi. Voilà la réalité !

Face à cela, je pense qu’il faut effectivement tenter, par cette contraventionnalisation, d’expliquer aux clients du système prostitutionnel ce qu’ils génèrent.

Mme Laurence Cohen. Très bien !

M. Jacques Bigot. Cela sera-t-il efficace ? Nous n’en savons rien, mais refuser, au nom du droit, au nom d’arguments juridiques, de le tenter me paraît aller à l’encontre de ce que nous souhaitons tous.

M. Antoine Lefèvre. Nous sommes là pour faire du droit !

M. Jacques Bigot. Voulons-nous que l’on dise demain que le Sénat préfère soutenir la prostitution ? (Exclamations sur plusieurs travées.)

M. Jacques Bigot. Le débat est là, mes chers collègues, il faut oser le dire, même si je vous provoque. (Mêmes mouvements.)

M. le président. Mes chers collègues, respectez l’orateur !

M. Jacques Bigot. Et je le dis d’autant plus volontiers, mes collègues le savent, que je n’étais pas convaincu au départ…

Je pense qu’il faut tenter la chose, et c'est la raison pour laquelle, depuis un certain temps, je soutiens ces amendements. C’est peut-être une façon de parvenir à endiguer ce mal qui prolifère dans nos villes ! (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain et sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à Mme Brigitte Gonthier-Maurin, pour explication de vote.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin. Nous retrouvons les débats passionnés que nous avons eus pendant de longs mois de débat. Il est important que nous puissions confronter nos points de vue. Personnellement, j’apporte un soutien sans faille à ces amendements visant à rétablir l’article 16 et la pénalisation du client.

C’est un axe fondamental des quatre piliers portés pour la première fois par la loi. C’est à partir de cette logique des quatre piliers que nous pourrons avancer dans le respect de la position abolitionniste de la France, qui n’est pas une prohibition (Mme la ministre opine.),…

Mme Michelle Meunier, rapporteur. C’est exact !

Mme Brigitte Gonthier-Maurin. … l’abolition étant précisément l’engagement d’un processus visant d’un même mouvement à progresser vers une véritable possibilité d’émancipation par rapport à la prostitution.

Que recherche-t-on avec cette loi ? On veut exposer une valeur de la société, faire reconnaître que la prostitution est l’une des plus vieilles violences faites aux femmes. Pour y parvenir, il faut montrer en quoi se mêle intimement un triptyque d’acteurs : les réseaux, les personnes prostituées, mais aussi celles et ceux – ultra-majoritairement des hommes – qui consomment des actes tarifés.

Il faut se méfier de l’argument du libre usage de son corps.

La commission spéciale, dont je suis membre, et, auparavant, la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes ont travaillé sur ce sujet.

Même lorsque la personne prostituée se dit consentante, les derniers travaux scientifiques montrent que la perte de l’estime de soi est toujours, à des degrés différents, le prix à payer.

À travers la pénalisation, on veut montrer que le client ne peut pas s’exonérer de la situation de violence faite à ces femmes.

En adoptant le rétablissement de cet article, mes chers collègues, nous permettrions à la société d’identifier cette violence et de la combattre. (Mmes Laurence Cohen, Éliane Giraud et Marie-Pierre Monier ainsi que M. Christian Manable applaudissent.)

M. le président. La parole est à Mme Catherine Troendlé, pour explication de vote.

Mme Catherine Troendlé. Madame la ministre, vous nous avez dit que nous devions adopter ces amendements au nom du droit. M. Bigot est allé plus loin, en estimant que nous devions être courageux, voter ces amendements et faire fi du droit.

Pour les législateurs que nous sommes, le droit me semble fondamental. Nous devons respecter le droit et faire du droit. C’est pourquoi je suis convaincue par la ligne défendue par M. Boulard, que je félicite pour son intervention.

Il nous faut réaffirmer haut et fort l’impossibilité de pénaliser l’usage d’une activité libre ! (M. Jean-Pierre Godefroy opine.) Le risque constitutionnel est majeur. Je ne vais pas reprendre les excellents arguments de M. Boulard, qui a bien montré comment, in fine, notre système pénal établissait un lien entre sanction et interdiction. Nous ne pouvons pas faire fi de ces principes, monsieur Bigot.

Vous nous avez parlé d’hypocrisie, madame la ministre. Mais la plus grande hypocrisie, c’est finalement d’admettre que la prostitution peut exister et qu’il suffit de pénaliser le client qui y a recours.

Mme Michelle Meunier, rapporteur. Ce n’est pas le sens du texte !

Mme Catherine Troendlé. Le vrai courage politique consisterait à éradiquer la prostitution, à l’interdire formellement ! (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

Mme Laurence Rossignol, ministre. Et à criminaliser les personnes prostituées !

M. le président. La parole est à M. Gérard Roche, pour explication de vote.

M. Gérard Roche. Après ces longs débats, je voudrais tenter une synthèse, en distinguant les aspects moraux, sociaux, juridiques et la lecture politique que l’on pourra faire de ce texte.

Sur le plan moral, on ne peut que se féliciter de la position de tous ceux qui ont porté l’idée de lutter contre la prostitution en pénalisant la clientèle. La méthode était peut-être discutable, mais ils ont défendu ce projet avec cœur, et c’est émouvant.

Toutefois, il faut aussi prendre en compte le côté social. La pénalisation va confiner la prostitution dans le milieu du luxe, où elle ne sera pas atteinte, et dans les lieux cachés, où la misère sera encore plus grande.

L’aspect juridique a été fort bien abordé par M. Boulard, et je n’ai rien à ajouter à ses propos.

La sagesse pour moi consistera sans doute à m’abstenir sur ce texte. Ce n’est pas par manque de courage, mais je sais aussi que l’on fera une lecture politique de notre vote, et j’ai peur que l’on ne dise que le Sénat a simplement libéralisé la prostitution.