PRÉSIDENCE DE Mme Isabelle Debré

vice-présidente

Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Bigot.

M. Jacques Bigot. Monsieur le garde des sceaux, nous devons aborder ce texte avec cette idée essentielle que vous avez rappelée, monsieur le garde des sceaux : la justice a besoin de moyens et de réformes, mais aussi de stabilité et de continuité. En effet, le fonctionnement des institutions de la République ne doit pas être troublé par les changements de majorité.

Dans cette perspective, il convient d’essayer de trouver un consensus et de travailler sereinement sur ce texte, comme cela a d'ailleurs été le cas en première lecture et comme vous le proposez aujourd'hui, monsieur le rapporteur. Or les propos que le président de la commission des lois a tenus lors de son intervention au nom du groupe Les Républicains, oubliant qu’en un autre temps – pas si lointain – la justice a plutôt été maltraitée, ne vont guère dans ce sens !

La réforme de la carte judiciaire décidée en cet autre temps n’a pas apporté de résultats, mais a suscité des dépenses énormes et une désorganisation. Le recrutement des magistrats a été réduit dans une mesure extrêmement importante, les promotions de l’École nationale de la magistrature étant ramenées à quatre-vingts élèves, voire moins. Les effets de ce tarissement des recrutements se font cruellement sentir aujourd'hui dans toutes les juridictions, à l’heure où beaucoup de magistrats font valoir leurs droits à la retraite. Dans ces conditions, nos collègues du groupe Les Républicains n’ont pas de leçons à donner sur le fonctionnement de la justice.

En vue d’élaborer une réforme qui puisse s’inscrire dans la durée, il était nécessaire d’organiser toute une série de travaux préalables, comme l’a fait la précédente garde des sceaux. Je pense notamment aux réflexions conduites par l’Institut des hautes études sur la justice, par les groupes de travail présidés par M. Delmas-Goyon, M. Didier Marshall et M. Jean-Louis Nadal, procureur général honoraire près la Cour de cassation. On peut d'ailleurs constater que toutes les propositions qui ont été faites ne sont pas encore, en l’état, intégrées dans la réforme. Il y a encore des choses à revoir et à faire.

Monsieur le garde des sceaux, dès votre entrée en fonctions, vous vous êtes attaché à obtenir que le budget de la justice soit revu à la hausse, parce que cela est indispensable, comme l’a rappelé M. le rapporteur. J’espère à cet égard que votre prochain déjeuner commun sera fructueux pour le budget de la justice ! (Sourires.)

En matière de réforme, vous avez souhaité faire figurer dans ce texte, pour lequel la procédure accélérée a été engagée, un certain nombre de dispositions de nature à soulager le fonctionnement de la justice.

Votre objectif, monsieur le garde des sceaux, est d’abord de repenser le rôle du juge, en vue de le décharger d’un certain nombre de missions. Le champ de ses tâches s’est considérablement étendu au cours des trente dernières années.

Repenser le rôle du juge implique en fait d’oser, comme l’a fait l’Assemblée nationale, revoir des textes qui ont été voulus par l’ensemble des parlementaires mais qui sont inapplicables. Je pense notamment à la collégialité de l’instruction. Lorsque l’on réalise qu’il n’est pas possible de mettre un dispositif en œuvre, il faut le dire et agir en conséquence !

Repenser le rôle du juge suppose aussi de renvoyer, autant que faire se peut, les parties vers la médiation. On le sait depuis toujours : un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès !

En matière de divorce par consentement mutuel, on ne peut pas ignorer le fait que le rôle du juge est largement minoré. En effet, les parties en présence sont des personnes capables, majeures qui, conseillées par deux avocats, vont convenir des modalités de leur séparation. Si celles-ci sont bien négociées entre elles et si les avocats font correctement leur travail, il n’y a pas de raison que le juge intervienne. D'ailleurs, on constate déjà, dans la pratique, que de plus en plus souvent les juges n’entendent plus séparément les époux, mais les accueillent ensemble dans leur cabinet pour accélérer la procédure et pouvoir consacrer du temps aux divorces contentieux ou aux contentieux de l’après-divorce, qui se développent.

Concernant le recours à des juristes assistants, j’espère que vous allez changer d’avis sur ce sujet, monsieur le rapporteur. Un magistrat doit pouvoir être aidé par des gens bien payés, bien formés : cela fonctionne fort bien dans d’autres pays.

Repenser le rôle du juge, c’est également soulager la justice du traitement d’un certain nombre de délits routiers qui peuvent même être mieux réprimés par d’autres voies. C’était l’objet de l’article 15 du texte initial, que la précédente garde des sceaux avait retiré sous la pression d’associations, alors que même le Sénat y était plutôt favorable.

Repenser le rôle du juge, c’est enfin lui redonner, tout en le déchargeant de certaines tâches, la place qu’il doit avoir dans la société, notamment pour le traitement de certains contentieux. Ainsi, l’article 8 du projet de loi donne compétence à un juge du tribunal de grande instance pour les affaires de sécurité sociale, le contentieux de l’incapacité et même certains contentieux de l’aide sociale.

Il importe en outre de repenser l’accès à la justice.

Le pari de la mise en place du service d’accueil unifié du justiciable sera extrêmement difficile à gagner : cela suppose que la justice travaille encore davantage sur l’utilisation du numérique pour permettre aux justiciables d’accéder plus facilement à la justice.

L’action de groupe, sujet sur lequel le Sénat me paraît encore un peu frileux, se développe enfin. Grâce à ce gouvernement, l’action de groupe a déjà été prévue en matière de protection des consommateurs : les associations le réclamaient depuis plus de vingt ans. Il est peu à peu apparu que c’est une façon de créer des solidarités entre des personnes ayant subi un même préjudice, par exemple en matière de discrimination au travail, d’environnement, de santé ou, demain, de protection des données à caractère personnel. Dans de tels cas, il est tout de même plus simple qu’un juge unique –ou plusieurs s’il y a collégialité de l’instruction – soit saisi de manquements affectant une multitude de personnes.

Les class actions existent depuis des années aux États-Unis. Elles ont porté leurs fruits. Ici, on est extrêmement prudent, et cela est bien. L’idée est de confier à des associations disposant d’une expérience dans le domaine considéré, à l’objet social reconnu, le soin d’engager les actions de groupe et d’assurer la représentation des individus concernés. C’est une façon nouvelle, moderne et viable d’accéder à la justice.

L’ambition de la réforme devra également trouver sa traduction, monsieur le garde des sceaux, dans le projet de budget que nous examinerons dans quelques semaines. Dans cet esprit, je me félicite par avance, monsieur le président de la commission des lois, de participer à la réflexion que nous mènerons en février prochain sur l’état de la justice. Elle devra avoir pour perspective l’avenir de la justice, et non pas simplement celui de quelques candidats à l’élection présidentielle… (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, d’abord défendu par Christiane Taubira, que je tiens à saluer ici, avait pour ambition de faire en sorte que la justice soit en phase avec les évolutions de la société, qu’elle soit davantage tournée vers le citoyen afin de répondre aux nombreuses attentes de celui-ci et de lui permettre d’être davantage en mesure d’agir pour défendre les droits des personnes et régler les litiges.

Le texte élaboré par notre commission des lois sur certaines questions paraît bien éloigné de cette ambition et, à cet égard, la présence des termes « modernisation » et « XXIe siècle » dans l’intitulé du projet de loi pourrait prêter quelque peu à sourire…

En première lecture, nos collègues députés avaient étoffé le projet de loi, y insérant des dispositions nouvelles, dont l’introduction, pour certaines d’entre elles, revêtait un caractère d’urgence. Toutefois, l’engagement de la procédure accélérée a braqué quelques-uns, empêché une certaine pédagogie sur des sujets souvent mal connus et conduit, finalement, à l’échec de la commission mixte paritaire.

Parmi tous les sujets couverts par ce projet de loi, deux me tiennent particulièrement à cœur. Ils n’en forment en fait qu’un seul, puisqu’il s’agit, à chaque fois, de lutter contre les discriminations qui sclérosent notre société et de permettre à chacun, sur notre territoire, d’être effectivement l’égal des autres.

L’action de groupe constitue, j’en suis convaincue, un outil indispensable en matière de lutte contre les inégalités et les discriminations, qui restent particulièrement sévères dans notre pays, notamment dans le domaine de l’emploi.

Certes, le mécanisme, tel qu’il était prévu dans le texte initial, laissait à désirer et la définition de la discrimination retenue était trop restrictive, mais le texte qui nous est soumis aujourd’hui est tout simplement inacceptable : le champ des discriminations pouvant motiver une action de groupe a été réduit comme peau de chagrin, et seules les associations titulaires d’un agrément national seront admises à agir. Pis, en matière d’emploi, seuls les syndicats pourront mener une action dont l’objet a été restreint à la seule cessation du manquement. Quant aux actions de groupe en matière environnementale ou de santé, elles ont tout simplement été supprimées.

Les droits des personnes transgenres, pour lesquels je milite depuis de nombreuses années, constituent un autre thème abordé par le projet de loi.

Comme je le soulignais dans la proposition de loi visant à protéger l’identité de genre que j’ai déposée au mois de décembre 2013, la situation des personnes « trans » dans notre pays, du point de vue des droits humains, est méconnue et négligée. Pourtant, ces personnes font face à des problèmes graves, souvent spécifiques. Elles sont exposées à de multiples discriminations, à l’intolérance et, souvent, à la violence. Leurs droits fondamentaux sont bafoués, y compris le droit à la vie privée, le droit à l’intégrité physique et à l’accès aux soins.

En tant que législateurs, nous avons le pouvoir, mes chers collègues, de faire un peu évoluer cette situation, que le fait qu’elle ne concerne qu’un petit nombre de personnes ne rend pas moins intolérable.

Malheureusement, les avancées obtenues à l'Assemblée nationale ont été balayées par notre commission des lois, qui a considéré opportun de re-médicaliser la procédure de modification de la mention du sexe, en rendant notamment obligatoire la production de certificats médicaux. Cette disposition constitue un insupportable retour en arrière. En 2010, la France devenait le premier pays au monde à reconnaître que la transsexualité n’est pas une maladie mentale ; or il est envisagé aujourd’hui d’imposer la production de certificats établis par des psychiatres. C’est indigne !

Je terminerai en reprenant à mon compte ces propos tenus en 1981 par Robert Badinter au sujet des lois pénalisant l’homosexualité : « Cette discrimination et cette répression sont incompatibles avec les principes d’un grand pays de liberté comme le nôtre. […] La discrimination, la flétrissure qu’implique à leur égard l’existence d’une infraction particulière d’homosexualité les atteint – nous atteint tous – à travers une loi qui exprime l’idéologie, la pesanteur d’une époque odieuse de notre histoire. » De telles paroles me semblent trouver un écho certain aujourd’hui ! (Applaudissements sur certaines travées du groupe CRC.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Monsieur le garde des sceaux, vous avez évoqué Marc Aurèle, successeur de Trajan, d’Hadrien et d’Antonin le Pieux. Malheureusement, en France, avec les présidents qui se succèdent, nous sommes loin du siècle d’or de Rome… (Sourires.)

Le texte que nous examinons aujourd’hui a considérablement évolué depuis la première mouture déposée sur le bureau du Sénat, le 31 juillet 2015. De nombreux amendements, essentiellement d’origine gouvernementale, d’inspiration tardive et inflationniste, ont introduit plusieurs dispositions majeures lors des débats à l’Assemblée nationale. Ces dispositions n’auraient pas été soumises à l’examen du Sénat si la commission mixte paritaire réunie au mois de juillet 2016 n’avait échoué ! Monsieur le garde des sceaux, le Sénat a été méprisé. Était-ce là un avant-propos du colloque du 6 octobre prochain, organisé par le président de l’Assemblée nationale et intitulé « Refaire la démocratie », au cours duquel je ne doute pas que l’exécutif poursuivra le procès de la démocratie représentative et de la lenteur du Parlement, surtout du Sénat, alors que l’inflation législative et les lois fourre-tout qui se succèdent sont d’abord le fait du Gouvernement ?

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Exactement !

M. Jacques Mézard. Ce projet de loi portait la promesse d’un grand aggiornamento destiné à dessiner les contours de la justice pour le siècle à venir et à renforcer la confiance de nos concitoyens dans leurs juridictions. Sans être dépourvues d’intérêt, les mesures présentées ne sont à nos yeux pas à la hauteur de cette promesse, ni de l’état de paupérisation de l’institution judiciaire. Monsieur le garde des sceaux, on doit vous accorder que, depuis que vous occupez ces fonctions, vous avez porté haut ce constat et consenti des efforts qui doivent être soulignés en vue de la préparation du prochain budget ; nous espérons qu’ils seront couronnés de succès.

Monsieur le garde des sceaux, la politique de la rustine permet certes de parcourir quelques kilomètres de plus, mais très peu lorsque les rustines sont si nombreuses qu’elles recouvrent leur support, sans toutefois éviter les fuites… (Sourires.)

Au-delà du principe incantatoire de l’accessibilité de la justice et de la création d’un service d’accueil unique des justiciables qui figurent en frontispice du texte, aucune vision de la justice ne se dégage clairement. Les principales propositions semblent inspirées par l’objectif essentiel de désengorger les tribunaux : c’est ce que l’on appelle la déjudiciarisation. Il en est ainsi de la création d’amendes forfaitaires en matière d’infractions routières – il y aura beaucoup à dire là-dessus au cours du débat –, du divorce par consentement mutuel devant le notaire – ce n’est pas une innovation, puisque Portalis l’avait institué dans le premier code civil, selon des méthodes et une procédure plus rapides que celles que prévoit le projet de loi –, de l’abandon de la collégialité de l’instruction ou encore de l’extension du champ de la médiation rémunérée en matière administrative.

La justice du XXIe siècle sera-t-elle une justice sans juges ? Pourquoi d’ailleurs ne pas faire rendre directement des décisions par des logiciels ?

Les partisans de cette réforme rappellent qu’il s’agit de recentrer les juridictions sur leur « cœur de métier ». Il est vrai que nos tribunaux font face à des défis inédits en raison de la conjugaison de deux phénomènes : la judiciarisation croissante de notre société et la sous-dotation chronique du ministère de la justice dont les gouvernements successifs se partagent la responsabilité – à ce propos, je rejoins les observations de Jacques Bigot sur la réforme de la carte judiciaire. L’ordre administratif paraît mieux loti de ce point de vue.

Selon cette conception, il y aurait des contentieux nobles, dignes de l’intérêt du juge, et des contentieux ingrats, qui pourraient facilement être délégués à des tiers contre rémunération. Or la première mission du juge, c’est pourtant d’entendre le justiciable.

Notre groupe refuse cette approche strictement managériale de la justice, où l’impératif de « déstocker » les requêtes entre en concurrence avec celui de bien juger.

Selon nous, les modes alternatifs de règlement de différends s’inspirant de pratiques anglo-saxonnes n’ont vocation ni à s’étendre à toutes les matières ni à résorber les contentieux de masse. Nous nous félicitons ainsi des améliorations déjà obtenues au Sénat en commission, visant à limiter les possibilités de divorce devant le notaire aux couples sans enfants mineurs et à supprimer l’expérimentation de médiations préalables obligatoires.

Par ailleurs, le projet de loi passe sous silence des sujets essentiels. Comme l’écrivait Anatole France, « sans les gendarmes, le juge ne serait qu’un pauvre rêveur »… Comment réformer la justice sans débattre de l’exécution des décisions de justice et de l’application des peines ? Aujourd’hui, la question de l’exécution des peines est devenue fondamentale.

Quant à la réforme de la collégialité de l’instruction, qui se heurte elle aussi au manque de moyens – vous n’en êtes pas responsable, monsieur le garde des sceaux –, elle a été sauvée in extremis par notre rapporteur, mais non sans paradoxe. On en vient ainsi à proposer que la collégialité des juges de l’instruction, réponse à l’affaire d’Outreau, ne s’applique qu’à des juridictions spécialisées ; elle ne pourra par conséquent pas permettre de prévenir d’autres affaires d’Outreau !

Monsieur le garde des sceaux, nous connaissons les difficultés auxquelles vous êtes confronté, mais si c’est cela la justice du XXIe siècle, nous sommes mal partis ! Il nous faut un vrai texte d’ensemble sur une justice moderne, innovante, conforme aux évolutions de la société, et non des rapetassages au gré des difficultés du quotidien. (Applaudissements sur les travées du RDSE et sur quelques travées de l'UDI-UC.)

Mme la présidente. La parole est à M. François Zocchetto.

M. François Zocchetto. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, « modernisation de la justice du XXIsiècle » : voilà un intitulé lourd à porter ! Il faut dire que lors de la présentation de la première mouture de ce texte, il y a maintenant un an, les excès de langage étaient habituels. Mais, depuis, les choses ont changé et nombre d’entre nous conviennent qu’il aurait été sage et raisonnable de donner au projet de loi un titre plus proche de la réalité : l’actuel ne pourra susciter que déceptions et incompréhensions.

Pourtant, ce texte était attendu, il est nécessaire. Chacun reconnaît que la justice en France ne fonctionne pas bien : elle est engorgée, les délais sont anormalement longs, les décisions sont souvent imprévisibles, voire contradictoires. Tout cela a inévitablement entraîné, au fil du temps, une perte de confiance de nos concitoyens dans l’autorité judiciaire. Et que dire de la grande question de l’exécution des peines, qui n’est pas abordée dans ce texte ?

Dans ce contexte où chacun fait plutôt preuve de bonne foi depuis quelques mois, pourquoi avoir voulu court-circuiter le Sénat et organiser l’examen de ce texte de façon incohérente ? En effet, alors que l’Assemblée nationale a attendu six mois après la première lecture au Sénat pour se saisir de ce projet de loi, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée et fait voter par les députés des dispositions de première importance, que nous n’aurons donc pas eu la possibilité d’examiner. Pourquoi une telle attitude ? Monsieur le garde des sceaux, nous avons été meurtris et choqués que le Sénat, pourtant très volontariste sur ces sujets et bien préparé au débat par de nombreux rapports de la commission des lois ou de commissions d’enquête, soit exclu du jeu !

Il aurait été de bonne méthode de tenir compte de ses travaux, comme vous l’avez fait, plus tôt cette année, en matière de procédure pénale, en reprenant les principales dispositions – pas toutes, malheureusement – de la proposition de loi d’origine sénatoriale que nous avions votée au mois de décembre 2015. À l’inverse, comment comprendre que l’on veuille, au travers du présent texte, supprimer purement et simplement la collégialité de l’instruction, sans avancer d’argument crédible ? L’affaire d’Outreau n’est pas si loin ! Le rapporteur, tout en tenant compte des contraintes budgétaires et de la difficulté de créer des postes, propose de maintenir la possibilité de la collégialité de l’instruction dans certains cas : cette suggestion mérite d’être retenue.

Que penser aussi de l’attitude consistant à vouloir imposer abruptement le divorce sans juge, alors que ce sujet est de première importance et concerne une bonne partie de nos concitoyens ? Un vrai débat doit s’engager sur ce thème. Il est possible d’alléger la procédure tout en garantissant le respect des droits élémentaires de chacun des conjoints et des enfants mineurs ; c’est ce que propose la commission des lois du Sénat.

Que dire encore de la brutalité avec laquelle on voudrait imposer la procédure de changement de la mention du sexe dans l’état civil ? C’est là aussi un sujet important, et ce n’est pas parce qu’il ne concerne que peu de personnes que le législateur ne doit pas s’y intéresser. Un simple dispositif déclaratif entraînera à mon avis plus de problèmes qu’il ne permettra d’en régler.

Comment comprendre que l’on veuille supprimer les tribunaux correctionnels des mineurs, quelques années après leur création ? Personne ne pourra nier que les délits commis par des mineurs âgés de seize à dix-huit ans en situation de récidive peuvent mériter de faire l’objet d’un examen par une juridiction spécialisée, plutôt que d’être renvoyés devant le juge des enfants.

Enfin, la mutualisation des effectifs de greffes proposée par la commission des lois du Sénat est une mesure de bon sens, dont on ne comprend pas qu’elle soit écartée par l’Assemblée nationale et le Gouvernement.

En conclusion, monsieur le garde des sceaux, sur les sujets que je viens d’évoquer, tout n’est pas encore définitivement perdu, mais il vous appartient d’encourager l’Assemblée nationale, dont vous présidiez voilà quelques mois encore la commission des lois, de reprendre les propositions du Sénat sur la collégialité de l’instruction, le divorce sans juge ou le changement d’état civil pour les personnes transsexuelles. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et sur certaines travées du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à M. Alain Richard.

M. Alain Richard. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, lors d’un colloque qui s’est tenu ici même voilà quelques mois, sur l’initiative de la Cour de cassation, fut posée la question suivante : la justice est-elle un service public ? Il me revenait d’y répondre ; comme on s’en doute, il ne me fut guère difficile de le faire par l’affirmative.

La mission de la justice est fondamentalement de fournir des réponses légales à des situations de désaccord ou d’incertitude juridique. Il s’agit donc d’une prestation de service public, certes régalienne, mais qui mérite la recherche de l’efficacité, de la meilleure adaptation pour répondre à une demande sociale en croissance.

Parmi les points abordés par cette réforme et sur lesquels nous faisons un progrès, après une longue concertation, il y a ce que le jargon appelle les « modes alternatifs de règlement des litiges » – à ce stade, environ 95 % des justiciables potentiels ne savent déjà plus de quoi l’on parle –, c’est-à-dire les méthodes permettant de régler équitablement – j’insiste sur ce terme – des litiges en évitant la surcharge des tribunaux. Dans ce texte figure ainsi toute une série de dispositions permettant soit d’alléger la charge des juridictions, soit de recourir à une instance différente, tout en visant à l’équité.

Je reviens d’un mot sur la suppression de la collégialité de l’instruction. C’est la fin d’une réforme virtuelle, qui n’a jamais été appliquée. Son principe avait été voté, voilà neuf ans et demi, pour des motifs de principe tout à fait respectables, mais elle ne répondait pas aux critères élémentaires d’une réforme programmée, évaluée. Est donc arrivé ce qui devait arriver : sa mise en œuvre a été reportée d’année en année et elle n’a finalement jamais été appliquée.

Je souhaite toutefois exprimer un doute sur la position retenue par le rapporteur et la majorité de la commission, qui est de maintenir la possibilité du recours à la collégialité pour des cas spécifiques, alors que, si l’on adopte leur perspective, c’est le niveau de gravité et de complexité de l’instruction, et non sa spécialité, qui devrait justifier ces sélectifs de collégialité. Par ailleurs, monsieur le rapporteur, je veux insister tout particulièrement sur le fait qu’il serait véritablement inopportun d’inscrire dans la loi que le recours à la collégialité de l’instruction pourrait être décidé par l’une des parties : avec un tel mécanisme, l’on choisirait son juge pour des raisons d’opportunité et de tactique judiciaire ! Il vaut donc mieux, à mon sens, s’en tenir à une suppression complète de la collégialité de l’instruction, dont la mise en œuvre aurait eu, en outre, des effets négatifs en termes d’alourdissement de la charge de travail des magistrats et de concentration géographique.

Nous approuvons l’instauration d’une conciliation préalable pour de nombreux litiges, de portée modeste mais sensibles pour les personnes concernées, relevant du tribunal d’instance. Le dispositif proposé est raisonnable : si le juge se rend compte que la conciliation préalable entraîne une perte de temps, il y mettra fin.

Nous avons également bien fait de développer, avec la ratification d’une ordonnance allant dans ce sens, la médiation en matière administrative. J’engage le Gouvernement à lancer rapidement l’expérimentation de la médiation d’office qu’il a prévue avant engagement de certains recours administratifs. En particulier, compte tenu de la complexité des affaires qui en relèvent, le domaine du contractuel administratif devrait à mon avis être concerné.

S’agissant de la décision – assumée, malgré certaines critiques d’ordre « affectif » que l’on peut entendre – de forfaitiser la sanction pécuniaire pour conduite sans permis ou sans assurance, l’opposition qui s’est exprimée au Sénat lors de la précédente lecture, en présence de Mme Taubira, reposait sur des arguments à mon sens non fondés : certes, il peut paraître plus dissuasif, pour la personne ayant commis le délit, de comparaître devant le tribunal, mais, du fait que la mise à l’audience est souvent très tardive et la sanction pécuniaire très faible, cet effet dissuasif se trouve annulé. Nous voyons bien ce qu’il en est dans nos départements… La sanction contraventionnelle par le tribunal de police sera, elle, efficace.

Ces réformes, certes morcelées, forment néanmoins un ensemble qui rend la justice plus efficiente. Elles sont le résultat d’une volonté de modernisation partagée par toutes les parties et permettent de faire évoluer positivement ce service public. Monsieur le garde des sceaux, il reste à approfondir la détection, dans nos procédures, de toutes les situations qui permettent des actions volontairement dilatoires. Il se produit fréquemment que l’une des parties ait intérêt à « jouer la montre », ou plutôt, en l’occurrence, le calendrier. Il nous faut travailler sur ce point pour que la justice soit pleinement reconnue. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)